LA GRANDE-GRÈCE

PAYSAGES ET HISTOIRE

LITTORAL DE LA MER IONIENNE. — TOME DEUXIÈME.

 

CHAPITRE XIII. — CATANZARO.

 

 

I

Catanzaro n'est pas une localité antique. Sur quelque point qu'on y fouille le sol, on ne rencontre ni un fragment de maçonnerie remontant aux siècles de l'antiquité, ni une brique romaine, ni un tesson de poterie, ni une médaille. Pourtant il y avait jadis un fragment d'inscription latine à la cathédrale ; c'était la fin de l'épitaphe d'un tombeau élevé par un père et une mère à leur fils. Mais il est plus que probable que ce fragment isolé avait été apporté comme pierre de construction de La Roccelletta ou de quelque autre localité du voisinage. Il ne suffit pas à désigner Catanzaro comme un centre de population dans les temps anciens.

Quant à l'inscription grecque conservée au Municipe, elle vient de bien plus loin. C'est une stèle de marbre pentélique, présentant à son sommet un fronton dans lequel sont sculptées deux couronnes ; au-dessous, le texte épigraphique, dans lequel on remarque l'emploi des formes lunaires pour le Σ et l'Ε (indice certain d'époque), contient la mention de couronnes décernées à quatre de leurs camarades par un groupe d'éphèbes, dont les noms suivent et dont deux avaient remporté le prix à la lampas, c'est-à-dire à la course aux flambeaux ; les noms de l'archonte éponyme, du cosmète des éphèbes et du pédotribe alors en fonction, sont enregistrés pour indiquer la date. Au bas de la stèle, un petit bas-relief de travail grossier représente deux éphèbes nus, tenant le flambeau des courses avec la large bobèche qui l'entourait au tiers de sa hauteur et préservait la main de la chute de la résine brûlante. Entre les Mains de l'un, la torche est encore allumée, entre les mains de, l'autre elle est éteinte et brûlée jusqu'à la hauteur de la bobèche. On ne sait rien de l'origine de ce marbre, si ce n'est qu'en 1784 on l'a tiré des démolitions du Palazzo dei Nobili dans la ville, renversé par le tremblement de terre de 1783. C'est donc tout à fait à tort que Vargas-Marcuccia l'a publié comme exhumé à Squillace. Mais ce n'est pas moins à tort que certains y ont vu une preuve de l'existence d'une ville grecque à Catanzaro. Le plus rapide examen du monument, pour quiconque a l'expérience pratique de l'archéologie, montre qu'il n'appartient pas au pays et est incontestablement athénien. Avant tout le marbre dont il est fait est attique, et sur ce point il n'est pas possible de se méprendre. D'ailleurs, si l'inscription était d'origine calabraise, elle ne pourrait être que de Reggio ; car Rhégium seul, dans ces contrées, était resté au temps de l'Empire (époque du monument) une ville grecque gardant son archonte éponyme et ses prytanes ; toutes les autres étaient entièrement latinisées et devenues dés colonies ou des municipes. Mais rien n'indique qu'on y eût naturalisé, comme à Néapolis de Campanie, l'usage, essentiellement athénien, de la course aux flambeaux. Rien ne permet non plus de soupçonner que Rhêgion, à aucune époque, ait admis l'institution de l'éphébie, calquée sur le modèle de celle d'Athènes. Enfin, outre la nature de son marbre, l'inscription conservée au Municipe de Catanzaro rentre par son contexte dans la série des inscriptions éphébiques athéniennes ; elle en offre les formules consacrées. Bœckh l'avait déjà reconnu, et la chose est devenue encore plus certaine depuis que les inscriptions relatives à l'éphébie attique se sont multipliées et ont été mieux connues. M. Albert Dumont est même parvenu à déterminer, dans la chronologie officielle d'Athènes, la place des magistrats mentionnés dans l'inscription de Catanzaro : Loucios, archonte éponyme, Antiochos, cosmète, et Zéthos, pédotribe. Ils ont exercé leurs fonctions vers la 207e Olympiade, 49 de l'ère chrétienne. L'emploi du prénom latin de Lucius comme nom se suffisant à lui seul, sans être suivi d'un nomen gentilicium et d'un cognomen, est un fait proprement attique, dont nous avons d'autres exemples à Athènes aux environs du début de notre ère. Ainsi un Leucios (autre variante grecque du même nom latin) est connu par une inscription éphébique comme ayant été archonte éponyme en 59 av. J. C., et quelques années auparavant il avait signé, comme magistrat monétaire, un des derniers tétradrachmes d'argent d'Athènes sur lesquels on lise deux noms de fonctionnaires écrits tout au long.

L'inscription précieusement conservée au Municipe de Catanzaro comme un monument des origines de la ville, n'a donc rien à faire avec son histoire. C'est un marbre étranger, apporté d'Athènes, on ne sait ni par qui ni à quelle date.

Si l'absence de tout vestige antique montre que l'emplacement de Catanzaro était inhabité du temps des Grecs et des Romains, et fréquenté seulement par les pâtres de la montagne, en revanche, il n'est pas possible d'y creuser la terre sans rencontrer des monnaies des empereurs byzantins, surtout de ceux qui ont régné du milieu du Xe au milieu du XIe siècle, et d'autres débris de la même époque, entre autres des bulles ou sceaux de plomb de fonctionnaires de l'administration impériale grecque. Le nom originaire de la ville, tel que nous le lisons dans les diplômes grecs de la période normande, Catasaron, appartient d'ailleurs formellement à l'hellénisme byzantin. C'est ce nom qui est devenu le Catazarum ou Catanzarium des chartes latines et le Catanzaro moderne. On en a même fait dans le bas moyen âge Catacium, forme aussi maladroitement fabriquée que possible à l'imitation de Scylacium.

Il n'y a donc aucune raison de révoquer en doute, malgré les détails, les uns puérils, les autres manifestement fabuleux dont elle est accompagnée, la tradition constante de la ville et de son église, affirmant qu'elle fut bâtie sous l'empereur Nicéphore Phocas, à la même époque que l'on releva Tarente[1]. Nicéphore Phocas donna, en effet, de grands soins à l'administration de l'Italie byzantine, et nous avons déjà vu qu'il y avait envoyé en mission extraordinaire un des principaux personnages de sa cour, le magistros Nicéphore, chargé d'y réparer les plaies et d'y relever les ruines laissées par plus d'un siècle d'incessantes dévastations de la part des Arabes. D'après la tradition des chroniques locales de Catanzaro, l'officier impérial préposé à la construction de la ville s'appelait Fragitios ou Flagitios. Il y rassembla les populations des localités du voisinage, détruites par les musulmans, en y joignant de nouveaux colons grecs, amenés du Péloponnèse. La situation était admirablement choisie pour une place forte qui commandât tout le pays environnant et offrit un asile aux habitants des campagnes en cas d'une nouvelle incursion maritime. Dès sa fondation même on en fit une ville considérable, la seconde de la Calabre, et on y établit le siège d'un évêque, dépendant du métropolitain de Reggio. Étienne, archevêque de cette dernière ville, vint y ordonner l'évêque nouvellement institué et consacrer la cathédrale, dédiée à l'Archange St Michel. Tout ceci se trouve exposé avec de grands détails, mais sans indication de preuves à l'appui, par Vincenzo de Amato, gentilhomme de la ville, qui fit paraître en 1670 des Memorie storiche dell' illustrissima, famosissima e fedelissima città di Catanzaro, livre intéressant et plein de renseignements curieux, bien que manquant d'une critique suffisante. On ne doit en faire usage qu'avec certaine précaution. Cependant il y a un indice de l'authenticité des souvenirs qui rapportent la fondation de Catanzaro au règne de Nicéphore Phocas, dans le fait de l'existence, tout à côté de cette ville, de la forteresse importante de Rocca Niceforo — en latin Rocca Nicephori, dans les documents grecs Rôka Nikîphorou —, bâtie pour en défendre les approches et dont la localité actuelle de Rocca-Falluca occupe peut-être l'emplacement. Cette forteresse, sûrement nommée d'après Nicéphore Phocas, joue un certain rôle dans les guerres de l'époque normande. En i421, nous voyons Roger, roi de Sicile, la prendre sur Guillaume, duc de Pouille, son neveu. Dans tous les cas, il n'y a pas à tenir compte du dire de la fausse Chronique de Taverna qui fait fonder Catanzaro seulement sous Constantin Monomaque, par le stratigos Flagitios. Au milieu du XIe siècle, il n'y avait plus de stratigos de Calabre, mais un Catapan de l'Italie byzantine, ayant sous ses ordres, à la tête des différentes provinces, des spatharo-candidats. Ceci est une pure fable, inventée pour servir la vanité locale de Taverna en rajeunissant Catanzaro. Quant à la date de 783 que les diptyques de l'église de Catanzaro assignent à Léon, son premier évêque, et qui ferait remonter l'existence de la ville et de son siège épiscopal bien avant Nicéphore Phocas, elle est aussi sans valeur, car aucun document ne l'appuie et depuis ce Léon jusqu'au XIIe siècle la série des évêques de Catanzaro est absolument inconnue, sans que rien permette d'évaluer l'étendue de la lacune qu'elle présente alors. Il y a même des critiques qui pensent, avec M. Marincola-Pistoja, que l'évêché de Catanzaro n'a été établi dans la réalité que vers 1107, sous les Normands.

En 1055, Robert Guiscard prit Catanzaro. Comme il y attachait une haute importance au point de vue stratégique, il y fit construire, en 1060, un gros château-fort, qui, avec quelques remaniements, s'est conservé jusqu'à nos jours et a été rasé, il y a quelques années à peine, pour faciliter l'accès de la ville et lui permettre de se développer librement du seul côté où elle ne soit pas bordée de précipices à pic. Le désir d'obtenir ce résultat était fort légitime de la part de la municipalité ; il y avait même nécessité impérieuse de faire quelque chose dans ce sens. Mais était-il indispensable de sacrifier pour un édifice historique au premier chef ? Sa disparition est d'autant plus regrettable que c'était le seul monument qui restât à Catanzaro pour rappeler son passé du moyen âge. J 'ai peur qu'il ne soit entré dans l'empressement qu'on a mis à le détruire une fois l'unité nationale et la liberté politique conquises, autre chose qu'un intérêt d'édilité, un sentiment inintelligent de passion politique, une rancune révolutionnaire contre la bastille qui avait tenu sous ses verroux bien des patriotes, et dont le despotisme policier de l'ancien gouvernement se servait pour étouffer toute velléité de libéralisme dans la ville.

L'année 1077, Robert Guiscard, obligé de lever le siège de Santa-Severina[2], dont son neveu Abagilard ou Abaillard, fils du comte Humfroi et déjà seigneur de Taverna[3], s'était emparé et avait fait le centre de sa rébellion, donna le château fort de Catanzaro à tenir au Normand Hugon Faloch, en lui confiant la seigneurie de la ville et le titre de comte. Cinquante-cinq ans auparavant, on trouve déjà un Hugon Faloch parmi les aventuriers normands qui guerroyèrent dans la Pouille à l'appel de Melo. Il est probable que celui à qui Robert Guiscard remit l'une des places entre la surveillance desquelles il voulait enfermer la révolte d'Abagilard pour l'empêcher de s'étendre, devait être son petit-fils. C'est de lui ou plutôt de son fils, mentionné par Geoffroi Malaterra comme ayant succédé à la seigneurie de son père, quand Robert Guiscard était encore vivant, que l'ancienne Rocca Niceforo reçut le nom de Rocca Falluca. Une autre branche de la famille des Faloch ou Falluca, descendue de Herbert, frère de Hugon, posséda jusqu'à la fin du XIIIe siècle les baronnies de Simmeri, Zagarisi et Barbaro, qui passèrent ensuite par héritage à la maison d'Aquino. Mais celle qui avait eu le comté de Catanzaro s'éteignit à la seconde génération, comme nous le raconterons un peu plus loin.

L'évêché de Catanzaro passa, dit-on, du rite grec au rite latin en 1107, sous le pape Pascal II, lorsqu'y avait été appelé le Jean avec qui commence la série continue des évêques, telle qu'on la connait. Peut-être même ce Jean fut-il le premier évêque et le siège ne fut-il créé que vers 4107, pour un prélat latin. En tous cas il faut ranger au nombre des fables la prétendue visite du pape Calliste II à Catanzaro en 1121-1122, qui ne peut en aucune façon trouver place dans l'histoire de son pontificat. A la fin du XVe siècle, l'évêque Stefano Goffredo fit graver sur marbre et placer dans le chœur de sa cathédrale la copie d'une soi-disant bulle de Calliste II, datée de Catanzaro le 28 décembre 1121, conférant les plus magnifiques privilèges à cette église. Mais c'est un faux grossier, qui ne résiste pas à un examen intrinsèque et extrinsèque : les formules de la chancellerie pontificale à cette époque n'y sont aucunement observées et on y voit intervenir, comme témoins de l'acte, des personnages qui étaient morts à la date énoncée. Cette bulle a été forgée, à l'époque même où on l'a gravée, pour l'opposer à la bulle, non moins fausse, du même pape que contenait la chronique supposée de Taverna. Le faussaire de Taverna avait inventé un acte par lequel Calliste II en réunissant les deux évêchés de Taverna et de Catanzaro, transférait dans cette dernière ville le siège de la première, dont la succession seule était maintenue. L'évêché de Catanzaro répondit en produisant un autre acte, plus authentique suivant lui, mais en réalité non moins supposé, où le même fait était présenté autrement ; où c'était l'évêché de Taverna qui était formellement supprimé (il n'avait jamais existé !) et réuni à celui de Catanzaro. Cette manière de se battre à coups de faux diplômes était très habituelle au moyen âge ; on espérait toujours qu'on ne regarderait pas de trop près à l'authenticité des actes ainsi produits.

Catanzaro sous les Normands était, du reste, une ville de haute importance, où la population latine devint très vite assez importante pour que les Grecs, qui en avaient formé les premiers habitants, se fussent concentrés dans un quartier spécial. Il y avait aussi lin quartier des Juifs et un quartier des Amalfitains, qui y étaient établis pour commercer. On comptait, dit-on, dans la ville dix-huit églises paroissiales, chiffre énorme pour ce que devait être la population, mais qui s'explique comme un héritage du tempe où, le rite grec y régnait exclusivement. En effet ce rite n'admet pas que l'on puisse dire plus d'une seule messe par jour, dans la même église, ce qui oblige à les multiplier singulièrement dans tous les centres de population.

Vincenzo de Amato prétend qu'avant 1085, Robert, comte de Loritello, fils de Geoffroi, le troisième des enfants mâles de Tancrède de Hauteville, reçut de son oncle Robert Guiscard le comté de Catanzaro, en même temps qu'on lui fit épouser une fille naturelle de son autre oncle, le comte Roger. Veuve de Robert, celle-ci, après avoir été tutrice de son fils, héritier de la seigneurie, aurait gardé le titre honorifique de comtesse de Catanzaro, épousé en secondes noces Hugon de Molise, puis, veuve une seconde fois et presque centenaire, aurait encore promis sa main à un jeune noble, nommé Matteo Bonello, pour l'engager dans la conjuration ourdie contre Majone de Bari, le favori du roi Guillaume le Mauvais. Pendant ce temps la seigneurie de Catanzaro serait demeurée dans la famille des comtes de Loritello sous Robert H, fils de Robert Ier, Geoffroi, qui se trouverait mentionné comme possesseur de la ville en 1131, puis une suite d'autres générations jusqu'à Nicolas, qui en aurait hérité en 1254, et à Guillaume, un des fidèles les plus inébranlables de Manfred, sur qui Charles d'Anjou aurait confisqué le comté pour le donner à son partisan Pietro Ruffo.

Dans une suite de fort intéressants articles, publiés en 1874 au journal Il Calabro, qui s'imprime à Catanzaro, M. Marincola-Pistoja n'a rien laissé subsister de ce roman, fondé sur des documents faux et sur les plus bizarres confusions de personnes. La fille du grand comte Roger, soi-disant mariée à Robert de Loritello et qui aurait eu une longévité amoureuse bien plus extraordinaire que celle de Ninon de Lenclos, n'a jamais existé. La véritable comtesse de Catanzaro, dans la première moitié du XIIe siècle, fut Clémence, fille naturelle du roi Roger de Sicile, qui n'eut jamais que deux maris, le baron normand Hugon, comte de la Marche de Molise, puis Matteo Bonello, et mourut sans enfants. Aucun acte authentique ne donne à aucun membre de la maison de Loritello le titre de comte de Catanzaro. La charte de 1131, dans laquelle un Geoffroi de Loritello prendrait cette qualité en faisant une donation importante à l'église de Catanzaro, est un diplôme falsifié ; on voit qu'ils pullulent dans l'histoire de la Calabre au moyen âge. En réalité, lorsqu'en 1086, dans la querelle entre les fils de Robert Guiscard, Miher, fils de Hugon Faloch et seigneur de Catanzaro se fut déclaré pour Bohémond contre le duc Roger et eut profité des circonstances pour s'emparer de la ville de Maïda, le comte Roger de Sicile et Robert de Loritello le dépouillèrent de ses seigneuries et le forcèrent à se faire moine. Mais ce ne fut évidemment pas Robert qui garda Catanzaro, ce fut le grand-comte de Sicile, puisque nous en voyons ensuite la seigneurie donnée à sa petite-fille naturelle, Clémence. Après celle-ci, nous ignorons quels furent les seigneurs de Catanzaro sous les derniers Normands et empereurs de la maison de Souabe. On sait seulement qu'à côté de la seigneurie féodale du comté, il y avait dès lors dans la ville un justicier royal, dont l'autorité, sous Frédéric H, s'étendait sur toute la Terra Jordan, c'est-à-dire sur les deux provinces actuelles de la Calabre Ultérieure. Enfin Pietro Ruffo était déjà comte de Catanzaro sous le règne de Manfred, dont il fut un des ennemis les plus acharnés.

Ce Pietro Ruffo, comte de Catanzaro, devint, du reste, le bras du parti angevin dans les Calabres ; les Regestæ du règne de Charles d'Anjou mentionnent à plusieurs reprises les services qu'il rendit en réprimant avec vigueur les tentatives du parti aragonais, entre autres en 1282, qu'il empêcha le mouvement des Vêpres Siciliennes de s'étendre à la Calabre. Il reçut de Charles Ier, en 1384, la châtellenie de Crotone, et de Charles II, en 1291, la provision pour l'entretien de 30 chevaliers à son service, sous les ordres de Philippe de Monfort, comte de Squillace et de Montescagioso (ou de Montcayeux comme on disait en français), chambellan royal et capitaine-général de Calabre ; et cette mention des registres royaux, répétée encore en 1292, prouve (remarquons en passant ce détail relatif à l'histoire d'une illustre maison française) que Moréri s'est trompé en faisant mourir Philippe de Monfort, avant 1274.

J'ai déjà parlé plus haut, à propos de Crotone, de la révolte dé Catanzaro en 1289 contre Charles II d'Anjou, en faveur de Jayme d'Aragon, roi de Sicile, du siège de la ville par. Robert d'Artois et de la tentative que fit Roger de Loria pour le débloquer. Le célèbre amiral de Sicile ayant été battu près de Cutrô par le comte d'Artois, la ville finit par être obligée de se rendre, après avoir résisté quelque temps. J'ai aussi raconté comment une des causes de la rupture entre Roger de Loria et le roi Frédéric d'Aragon, dans leur expédition de Calabre en 1296, où ils entrèrent pour un moment à Catanzaro, après la prise de Squillace, fut l'irritation de l'amiral par suite du ravage fait sur les terres de son parent Pietro Ruffo, qu'il eut voulu voir ménager.

Le comté de Catanzaro resta paisiblement aux mains de la famille de ce dernier jusqu'aux guerres civiles de la fin du XIVe siècle. A cette époque, Niccolo Ruffo, fidèle aux traditions angevines de ses ancêtres, prit vivement parti pour Louis II contre Ladislas. Il suivit son roi vaincu en Provence, et ses domaines furent confisqués par le vainqueur. Ladislas affranchit en 1406 ; la ville de Catanzaro de toute juridiction féodale, et lui accorda les privilèges de ville du domaine royal, concession qui fut confirmée par la reine Jeanne II en 1447, à la suite de sa réconciliation avec son second mari, le roi Jacques de Bourbon. La ville avait eu beaucoup à souffrir dans les années précédentes de la guerre entre les barons du parti de la reine et les Français amenés par le roi. Elle souffrit encore des combats qu'amena dans la province la rupture de avec Alphonse d'Aragon, qu'elle avait reconnu pour son héritier et fait duc de Calabre. Aussi, quand Niccolo Ruffo revint en 1424 avec Louis II d'Anjou ; appelé par Jeanne, il put sans lutte rentrer en possession de ses anciens seigneurs. Les habitants de Catanzaro n'étaient pas en mesure de soutenir un siège pour défendre leur récente liberté ; ils se bornèrent à protester et à conserver le diplôme, désormais violé, qui leur avait accordé le domaine royal, dans un coffre enveloppé de crêpe, en signe de deuil.

De Niccolo Ruffo le comté de Catanzaro, nous l'avons raconté, passa à son gendre, Antonio Centiglia, comme le marquisat de Crotone. Quand le roi René d'Anjou, que soutenait celui-ci, eut été chassé de Naples et quand son-vainqueur, le roi Alfonse d'Aragon, vint en personne dans la Calabre, en 1444, pour en finir avec la résistance du marquis de Crotone, c'est dans le château de Catanzaro que s'enferma ce rude batailleur. Il y soutint un siège prolongé, mais finit par se rendre au roi, qui confisqua ses domaines en l'envoyant lui-même dans les prisons de Naples. Alfonse restitua alors à la ville de Catanzaro les privilèges de liberté que Ladislas lui avait donnés et que Niccolo Ruffo avait violemment supprimés ; c'est ce qu'il fit par un diplôme de 1446. Quand Ferdinand Ier, en 1462, fit sortir de prison le marquis de Crotone et lui rendit ses anciens' domaines, encore agrandis, la restitution du comté de Catanzaro fut faite de manière à ne pas comprendre la Vile même et à ne pas porter atteinte à ses privilèges ; et pour le bien préciser, Ferdinand lui renouvela solennellement, en 1466, la concession du domaine royal. En 1495, Charles VIII, pendant son séjour à Naples, prononça entre les prétentions rivales d'Antonio Ruffo et de Guillaume de Poitiers, seigneur de Clérieu, à l'héritage d'Antonio Centiglia, mort en prison, tous ses domaines de nouveau confisqués. Il donna Catanzaro à Antonio Ruffo, avec le titre de duc, en même temps qu'il décernait le marquisat de Crotone à Guillaume de Poitiers. Mais, comme nous l'avons dit, la chute de l'éphémère domination du roi de France empêcha cette décision d'être suivie d'effet. Aussi, Ferdinand II, aussitôt restauré, et peu après Frédéric, promulguèrent de nouveaux actes pour maintenir et étendre les droits et privilèges déjà accordés antérieurement à Catanzaro.

Pourtant au mépris de ces actes solennels, Charles-Quint, dans un pressant besoin d'argent, vendit la seigneurie de Catanzaro pour 15.000 ducats à Tiberio Caraffa, duc de Nocera. Mais les habitants de la ville reçurent à coups de canon le vice-roi Don Ramon de Cardona lorsqu'il se présenta, en compagnie du nouveau seigneur, pour l'installer. Des pourparlers s'engagèrent, et les gens de Catanzaro exhibèrent devant le vice-roi les anciens diplômes, royaux, qui déclaraient irrévocables les privilèges accordés à la ville, et autorisaient celle-ci à résister par la force des armes, si jamais ils étaient enfreints. On les admit donc à envoyer des députés défendre, leurs droits devant le roi d'Espagne, et Charles-Quint, reconnaissant la légitimité de ces droits, annula, par un acte du 25 avril 1521, la vente qu'il avait faite de la seigneurie. Mais le piquant, c'est qu'entre-temps il l'avait vendue une seconde fois à Carlos de La Roya, son écuyer, qui s'était hâté de la revendre au comte de Soriano. Au moment donc où ils se croyaient hors d'affaire, les gens de Catanzaro virent surgir celui-ci, muni d'un nouveau diplôme royal. Cette fois il fallut financer, et la ville dut racheter ses privilèges au prix de 15.000 ducats pour l'exemption de la juridiction féodale, et de 15.000 autres pour les droits fiscaux qui avaient été vendus par le roi avec la seigneurie.

Ce tour de bâton, qui n'avait pas été autre chose qu'un moyen de les rançonner, donnait aux habitants de Catanzaro un juste grief contre Charles-Quint. Ils n'en montrèrent pas moins le plus noble dévouement à la monarchie espagnole quelques années après, lors de l'expédition d'Odet de Foix, seigneur de Lautrec. En 1528, quatre ans après Pavie, et l'année après le sac de Rome par les impériaux, Lautrec, à la tête d'une armée française de 35.000 hommes, après avoir traverser toute la haute Italie, avec l'appui des différents États de la péninsule qui étaient entrés dans la ligue formée à Cognac, en 1526, entre le roi de France, le pape, les Vénitiens et Florence, pénétra des le royaume de Naples par les Abruzzes. Il était appuyé par le double mouvement de la flotte vénitienne, opérant dans l'Adriatique, et de la flotte franco-génoise, commandée par Filippine Déria et opérant dans la mer Tyrrhénienne. Aquila puise sans grande difficulté, toutes les villes de l'Abruzze ouvrirent leurs portes aux Français. La noblesse se montrait partout disposée en leur faveur ; les Espagnols étaient isolés dans le pays. C'était le cas de marcher directement sur Naples, dégarnie de troupes, et rien n'eût été plus facile que s'en rendre maitre. Mais Lautrec, qui fit faute sur faute dans cette campagne décisive et la conduisit en fin de compte à un désastre où lui-même périt misérablement, Lautrec préféra s'en aller lever les péages des grands troupeaux de la Capitanate et perdit ainsi un temps précieux. Le prince d'Orange, campé à Troja, n'avait à lui opposer que les restes de l'armée qui, pendant huit mois, avait accablé Rome de calamités effroyables. Dans le désordre et la licence où elle était tombée après la mort du connétable de Bourbon, elle avait littéralement fondu. De 40.000 combattues qui s'étaient présentés devant Rome, cette armée était réduite à 1.500 chevaux, et 1.000 fantassins, ramassis de toutes nations, Espagnols, lansquenets, allemands, Italiens pillards, attirés dans ses rangs par l'appât du butin. Lautrec ayant enlevé d'assaut Melfi, les villes de la Pouille se donnèrent à lui ou aux Vénitiens, à l'exception de Manfredonia, qui repoussa les coureurs français. Dans cette situation, les généraux de l'empereur et roi décidèrent d'abandonner tout le royaume à lui-même et de se retirer dans les deux seules places de Naples et de Gaëte, où l'on ferait une résistance énergique. C'est alors que Lautrec se résolut à marcher sur Naples, mais trop tard, car elle était déjà mise en état de défense. Capoue, Nola, Acerra et Aversa lui ouvrirent leurs portes sans combat, et dans les derniers jours d'avril il établit son camp devant Naples.

En passant à Acerra, il avait détaché de son armée le Romain Simone Tebaldi, avec 150 chevau-légers français et 500 Corses, déserteurs de l'armée impériale, en le chargeant de prendre possession des Calabres, tandis que les Vénitiens assiégeaient les places de la Terre d'Otrante, Polignano, Brindisi, Lecce et Otrante, qui devaient d'après les conventions avec le roi de France, être données à la République, ainsi que Trani et Monopoli. Toute la noblesse féodale de Calabre se souleva contre l'Espagne à l'approche de Tebaldi et accourut se ranger sous ses drapeaux. Mais l'empressement avec lequel cette noblesse annonçait que le triomphe des Français lui servirait à rétablir dans sa rigueur le régime féodal, que Ferdinand le Catholique s'était étudié à restreindre et à battre en brèche, produisit mouvement en sens contraire dans les villes qui avaient obtenu les privilèges du domaine royal. Elles ne voulaient à aucun prix retomber sous le joug des seigneurs, et elles s'armèrent en toute hâte contre le parti qu'embrassaient les barons. Aussi Tarente et Crotone, bien que livrées à elles-mêmes, se fermèrent devant Tebaldi et repoussèrent les détachements qui vinrent les sommer. Mais, elles ne furent pas sérieusement attaquées ; c'est Catanzaro qui eut à supporter tout l'effort de la lutte, car la prise de cette capitale de la province devint le principal objectif du lieutenant de Lautrec. Avec son  petit corps de troupes régulières et les barons calabrais, il vint y mettre le siège au commencement de mai. La ville n'avait pas un soldat espagnol de garnison ; ses habitants armés la défendaient seuls. Mais ils étaient décidés à résister jusqu'au bout, et ils soutinrent sans faiblir quatre mois de blocus et d'attaques continuelles. Le siège se prolongea en effet jusqu'à la fin d'août. La nouvelle de la mort de Lautrec et de la destruction de son armée amena alors la dispersion des troupes assiégeantes. La plupart des barons calabrais se hâtèrent de rentrer dans leurs seigneuries, espérant désarmer par une prompte soumission les châtiments qu'ils voyaient suspendus sur leurs têtes. Il n'y eut qu'un petit nombre des plus obstinés qui, avec Tebaldi et sa poignée de Français, prolongèrent quelques mois encore dans les montagnes une guerre de châteaux et de bicoques, à laquelle le prince d'Orange mit fin par une impitoyable répression.

Ce siège de Catanzaro réclame une place dans l'histoire numismatique de l'Italie. Car ce fut un des rares sièges qui donnèrent naissance à la création d'une monnaie obsidionale, conventionnelle et temporaire, pour la circulation intérieure de la ville assiégée, qui manquait d'argent. Les pièces de nécessité, émises dans cette occasion, sont des jetons de cuivre grossièrement frappés, qui circulaient pour la valeur fiduciaire d'un carlin d'argent, remboursable à la levée du siège par les caisses publiques et municipales. On en tonnait deux variétés. Sur l'une, les deux faces sont occupées simplement par des légendes en lignes transversales : d'un côté, CarolusVImperator (en trois lignes), de l'autre, ObessoCathanzario1528 (en quatre lignes). La seconde, un peu plus soignée d'exécution, porte sur une de ses faces l'aigle impériale à mi-corps, traversée par la légende Carolus imp. (en une seule ligne), et sur l'autre l'inscription Obesso Cathanzario 1528, disposée comme à la précédente variété. C'est la moins rare des deux.

Charles-Quint, touché de la conduite dévouée des habitants de Catanzaro, récompensa la ville par des distinctions qui ne lui coûtaient rien ; toujours besogneux d'argent malgré la possession des trésors du Mexique et du Pérou, il n'aimait pas à débourser, surtout quand il s'agissait du Napolitain. Il n'indemnisa donc pas les habitants de Catanzaro des sacrifices que leur belle résistance leur avait imposés ; mais par un diplôme en date de Bruxelles, 17 octobre 1581, il décerna à la ville les titres de Città magnifica e fedelissima. En 1536, il changea son blason et lui donna pour armoiries l'aigle impériale, avec la devise Sanguinis effusione. Ce qui fut pour elle un avantage plus réel, c'est qu'il la dispensa du fardeau des logements militaires.

A partir de ce moment, l'histoire de Catanzaro est purement municipale et n'offre plus d'intérêt, excepté dans la succession des effroyables calamités que pendant deux siècles la nature déchaina coup sur coup sur cette malheureuse ville, comme si une puissance mystérieuse et ennemie avait cherché à anéantir. Cette série de malheurs commença par la grande peste de 1562, qui emporta le tiers des habitants de Catanzaro. En 1570, ce fut une affreuse famine où le prix du grain monta jusqu'à 4 ducats le boisseau, famine qui fit de nombreuses victimes, les corsaires barbaresques empêchant l'arrivée des blés de l'extérieur par mer, et l'absence de routes ne permettant d'en apporter qu'en petite quantité, à dos de bêtes de somme, avec le plus long et le plus pénible trajet.

Au XVIIe siècle, le réveil de l'activité volcanique du Vésuve et de l'Etna, quelque temps endormie, ouvrit pour la Calabre une période de désastreuses convulsions du sol, qui malheureusement n'est pas encore close. Catanzaro eut beaucoup à souffrir de ces secousses de l'écorce terrestre, qui semblent avoir été presque inconnues du pays dans les derniers siècles du moyen âge et à l'époque de la Renaissance. Le tremblement de terre de 1626 y renversa la plupart des églises et bon nombre de maisons, en faisant périr plusieurs centaines d'habitants. En 1638, nouveau tremblement de terre, moins violent et moins désastreux, mais qui cause encore plus d'une ruine. En 1655, la grande peste de Naples se propage en Calabre et décime la population de Catanzaro. En 1659 et 1693, encore des tremblements de terre qui font de grands ravages. Le dernier, accompagnant une éruption de l'Etna, détruisit 40 villes de fond en comble et fit périr 100.000 personnes en Sicile et en Calabre. Catanzaro, dans la zone où il s'étendit, fut une des villes qui souffrirent le moins, ce qui n'empêcha pas qu'on n'y comptât des ruines nombreuses et des victimes.

Après 1693, les forces souterraines semblent dormir pendant 90 ans. Mais elles révèlent tout à coup leur action d'une manière plus terrible que jamais par le fameux tremblement de terre de 1783, qui coûta, en Calabre et dans les alentours de Messine, la vie à 80.000 individus. D'après une relation de l'évêque Salvatore Spinelli, conservée dans les archives épiscopales, la première secousse fut ressentie à Catanzaro le 5 février 1783, à 1 heure après midi (49 heures ½ à l'italienne), tandis qu'elle était éprouvée à Reggio vers midi. Deux autres moins violentes la suivirent, à 3 heures 30 du soir le même jour et à 1 heure du matin dans la nuit du 5 au 6. Ce premier tremblement de terre fut peu de chose par rapport aux épouvantables effets des mêmes secousses dans les provinces de Reggio et de Messine, où, sur 375 centres habités, villes ou villages, 320 furent entièrement détruits en deux minutes. Sur le versant du massif de l'Aspromonte qui regarde la mer Tyrrhénienne, dans un espace de dix lieues de long sur six de large, il n'était pas resté un seul édifice entier, il n'y avait pas eu un arpent de terre qui n'eût changé de forme ou de position. A Catanzaro il y eut seulement ruine d'un grand nombre de maisons, les moins solidement bâties de la ville : mais aucun édifice important ne fut de cette fois sérieusement ébranlé. On ne compta que des blessés, et point de morts dans la population, qui s'enfuit épouvantée de la ville et alla camper en rase campagne. Cependant les petites secousses qui avaient continué pendant quelques jours encore s'étaient arrêtées ; l'inquiétude se dissipait et l'on se réjouissait d'avoir échappé à de plus grands désastres. Les habitants, toujours campés dehors, commençaient à penser à rentrer dans leurs maisons, et déjà même quelques-uns, plus hardi, y étaient retournés, quand tout à coup, le 28 mars, on entendit un bruit souterrain, pareil à un violent coup de tonnerre. Presque en même temps le sol se mit à osciller d'une manière aussi horrible qu'il l'avait fait dans la province de Reggio le 5 février. La secousse dura plusieurs minutes, en présentant les mouvements les plus compliqués. Le sol s'agitait dans tous les sens ; il ondulait comme les vagues, à tel point que plusieurs personnes, en rase campagne, éprouvèrent sous l'effet de ces secousses le mal de mer parfaitement caractérisé. Le géologue français Dolomieu, qui accourut en Calabre à la première nouvelle de ces phénomènes et fit à leur sujet une célèbre enquête, sir William Hamilton, ambassadeur d'Angleterre, venu de Naples, après la secousse du 5 février, et qui fut témoin de celle du 28 mars, attestent tous les deux que dans ces mouvements ondulatoires horizontaux, la cime des arbres venait toucher la terre. En même temps il se produisait de violents mouvements verticaux, des projections de bas en haut, et la combinaison des deux ébranlements contraires, horizontal et vertical, donnait naissance aux plus étranges tournoiements du sol. Le centre d'action de ce second tremblement de terre, du 28 mars, s'était déplacé par rapport à celui du tremblement de terre dus. février ; il était plus au nord, vers la jonction du massif de la Sila à l'Apennin.

Catanzaro fut entièrement .renversé par la secousse. Il n'y resta pas une maison habitable, pas un édifice qu'on ne dût reprendre par ses fondements ; des moins maltraités le squelette demeurait debout, mais toutes les voûtes en étaient effondrées. La cathédrale en particulier fut comme broyée sous son propre poids par l'effet des mouvements compliqués du sol. Elle avait été reconstruite une centaine d'années auparavant, ayant beaucoup souffert du tremblement de terre de 1626 et ayant été ensuite incendiée en 1660. Sa ruine en 1783 ne fut donc pas une perte pour l'art et l'archéologie. Au milieu de cette destruction absolue, Catanzaro fut pourtant le point de la Calabre où la secousse du 28 mars 1783 fit peut-être le moins de victimes ; on n'y compta que dix morts, parce qu'elle était encore presque déserte, et la population se félicita de la prudence qui lui avait fait prolonger son campement dans la campagne. Tous les bourgs voisins furent renversés comme la ville.

Les secousses, toujours de moins en moins violentes, se répétèrent à intervalles rapprochés pendant tout le reste de l'année 1783 ; on en ressentit même plusieurs dans les mois de février et de mars 1784. Puis tout se calma, la sécurité revint, et l'on se mit avec activité â relever les ruines du tremblement de terre, en s'étudiant à donner aux constructions nouvelles une plus grande force de résistance, en prévision du renouvellement d'une semblable crise.

Seize ans après, dans les premiers jours de mars 1799, Catanzaro vit entrer dans ses murs les bandes féroces du cardinal Ruffo. Comme la ville ne leur avait pas opposé de résistance, on ne vit pas s'y renouveler les hideuses scènes de Crotone. Pourtant l'armée de la Sainte-Foi trouva encore moyen d'y marquer son passage d'une trace sanglante, en fusillant ceux des habitants, nobles ou bourgeois, qui furent signalés à ses vengeances comme libéraux et républicains.

Elle n'eut pas à souffrir sensiblement dans les guerres de Calabre au temps de Napoléon. Comme toutes les villes importantes et éclairées, elle était en grande majorité sympathique au gouvernement intelligent et progressif de Murat, qui faisait succéder les principes de la Révolution française à ceux de l'ancien régime, et qui contribua d'ailleurs puissamment au développement de la prospérité de la ville et du pays, en les dotant pour la première fois de bonnes routes.

Dans les trente dernières années, Catanzaro a éprouvé encore deux fois de violents tremblements de terre, le 13 février 1854 et le 4 octobre 1870. Cependant ils n'y ont pas eu la même intensité qu'à Cosenza et n'y ont pas produit les mêmes ravages. Tout s'est réduit à des maisons ébranlées, qu'il a fallu reconstruire, et à des édifices plus ou moins profondément lézardés. Quant au tremblement de terre du 16 décembre 1857, qui dévasta la Basilicate d'une si épouvantable manière et y écrasa plus de 32.000 morts sous les ruines des villes et des villages, il ne fut que peu sensible dans la Calabre. En dehors de sa zone de principal ébranlement, que détermine une ligne directe menée du Vulture au Stromboli, sa propagation extérieure fut plutôt à l'ouest, dans la direction d'Eboli et de Salerne.

Actuellement Catanzaro, chef-lieu de la province de Calabre Ultérieure Seconde, comme sous les précédents gouvernements, est une ville vivante et florissante de 25.000 habitants, la plus grande des Calabres, qui possède un préfet, un évêque, un général de division et une cour d'appel. Elle a quelque industrie, et surtout elle est le centre d'un commerce agricole assez étendu pour avoir motivé l'établissement d'une succursale de la Banque de Naples, encore en possession de son privilège dans l'ancien royaume napolitain.

 

II

La ville est bâtie à l'extrémité d'un des contreforts du Versant méridional du massif de la Sila, à égale distance entre les vallées de l'Alli et du Corace, sur le sommet d'un rocher en forme de promontoire, bordé de précipices sûr toutes ses faces, excepté au nord-ouest, où un isthme étroit, sorte d'arête entre deux abîmes, le rattache aux hauteurs qui, dominent la ville de ce côté, s'élèvent graduellement par étages jusqu'aux plus hautes montagnes. C'est de cet isthme, seul point accessible à une attaque de vive forée ; que le château de Robert Guiscard défendait le passage. La vallée profonde que nous avons remontée en venant de la Marina vient d'un peu au nord de la ville, contourne son flanc ouest et se prolonge en ligne droite jusqu'à hier devant son escarpement méridional. Un autre ravin, plus étroit et aussi profond, longe du côté de l'est le rocher qui porte la ville. C'est seulement au sud-est que la coupure est moins profonde ; une sorte de col, encore notablement plus bas que la ville qui le surplombe, en relie par là le site aux collines qui forment la rive gauche de la vallée débouchant à la mer.

Une semblable situation est créée par la nature pour fournir dé, toutes parts des perspectives singulièrement pittoresques et variées. Sous ce rapport, Catanzaro est véritablement merveilleux et mériterait à lui seul le voyage de Calabre pour les amateurs de paysage. Quiconque va à Messine ne devrait pas manquer de franchir le détroit et de pousser jusque-là. C'est une excursion qui ne demandé que deux journées, aller, séjour et retour, et dont la dépense ne s'élève pas à plus d'une cinquantaine de francs. Rien que de la ville seule, sans même sortir de son enceinte, on a des vues entièrement différentes et également belles ; soit que, de la sorte de boulevard en terrasse qui domine les lacets de la montée venant de la Marina, on regarde la mer au bout de la coupure ouverte devant soi et pour ainsi dire à ses pieds ; soit que, du jardin public récemment créé, qui rassemble en pleine terre une quantité de plantes qui sous nos climats ne viennent que dans les serres, le regard, plonge dans le, ravin de l'est et le suive s'enfonçant dans, la montagne, entre deux pentes presque à pic, qui ne laissent entre leur pied que juste le passage du torrent, et que, couvrent d'épais fourrés d'arbousiers, de chênes-verts et de lentisques, aussi serrés que des maquis de Corse. Quand j'ai visité pour la première fois ce jardin public, une compagnie de soldats s'exerçait au tir à la cible dans le fond du ravin, dans un endroit où on ne pouvait pas la voir, mais le bruit des coups de feu s'enflait et se prolongeait en se répercutant dans les échos des gorges de la montagne, et grenait une intensité qui accompagnait très bien l'aspect de cette sauvage et grandiose nature. Ce bruit était mieux en harmonie avec elle que les airs de danse que la musique militaire exécute chaque soir dans le jardin, sous un kiosque autour duquel les dames de la société catanzaraise étalent leurs robes de soie aux couleurs violentes et criardes, d'une coupe étrangement provinciale et qui étonne en remettant sous les yeux les formes de la mode d'il y a quelques années. Autre est encore la vue des maisons et des jardins littéralement suspendus au-dessus du précipice, du côté ouest de la ville ; on y contemple, au delà d'une première croupe, allongée, dont on est séparé par la vallée, creusée, si perpendiculairement au-dessous de soi qu'on éprouvé, une sorte de vertige à en regarder le fond, la grande arête de l'Apennin, qui se dresse sourcilleuse dans le ciel pour s'abaisser vers la direction du midi. De toutes, ces perspectives, dont chacune a sa poésie, tour à tour plus âpre ou plus adoucie, mais toujours empreinte d'une majesté saisissante, celle que je préfère est celle qui se découvre subitement devant les yeux lorsqu'on débouche des rues tortueuses de la ville sur l'esplanade où s'élevait le vieux château, maintenant démoli. Il y a quelque chose qui parle avec une étrange puissance à l'imagination dans le contraste entre la grandeur sauvage, et je dirais volontiers tragique, des précipices qui s'ouvrent de chaque côté de l'isthme qui relie la ville aux hauteurs voisines, précipices où descendent en corniche les deux routes qui mènent d'une part à Tiriolo et de l'autre à Crotone, entre la grandeur sauvage de ces précipices, et la gaieté d'aspect des maisons blanches, groupées ou éparses au milieu de bouquets de grands arbres et de vergers, sur les premières pentes qui s'élèvent au delà de l'isthme, tandis que la note sévère reparait dominante avec les grandes Montagnes, les crêtes grisâtres et les sombres forêts de sapin du monte Calistro, qui dans le lointain forment le fond du tableau. Nulle part mieux qu'en cet endroit on n'a l'impression de ce qui se mêle de grâce souriante à l'accent imposant et presque farouche de ces paysages des montagnes calabraises. Il y a de la parenté entre le sentiment qu'éveille un tel spectacle de nature et celui qu'on éprouve en lisant le vieil Homère, lorsqu'au milieu des sombres tableaux des combats de l'Iliade le poète introduit le petit Astyanax, mêlant ses larmes et ses éclats de joie enfantine à l'aspect de son père équipé pour le combat, et dépeint l'ineffable sourire de tendresse paternelle qui illumine à cette vue le mâle visage du héros, assombri par la pensée de la ruine prochaine de sa patrie.

Après les destructions que nous avons racontées, produites parles convulsions du sol, ce ne sont pas des édifices intéressants par leur style et par leur ancienneté que l'on peut s'attendre à trouver à Catanzaro. La noblesse assez nombreuse qui l'habite, a quelques beaux palais ; certains édifices publics ont un développement considérable. Mais tout cela, comme aussi les églises, date de la fin du XVIIIe siècle. A peine rencontre-t-on çà et là une façade, un morceau de date plus ancienne, mais le tout sans intérêt. La ville est bâtie sur un sol inégal, avec de fortes différences de niveau entre ses diverses parties ; aussi les rues y sont tortueuses, dans bien des endroits en escaliers, et la plupart ne sont point praticables aux voitures, sauf l'artère principale, qui traverse la ville d'outre en outre en serpentant. Le défaut d'espace, sur ce sommet de rocher partout resserré par des précipices, a obligé à maintenir les rues étroites et les maisons plus hautes qu'il ne conviendrait avec la fréquence des tremblements de terre. Malgré les dangers que ceci peut entraîner dans les conditions particulières d'instabilité des cités calabraises, Catanzaro n'a pas pu adopter le système des larges rues offrant dans leur milieu, en cas de nouveau tremblement de terre, un espace sûr, à l'abri de l'écroulement des maisons, qui a présidé au plan de reconstruction de Foggia, après sa ruine en 1731, et de Reggio, après 1783. C'est que ces deux villes pouvaient s'étendre librement en plaine, autant que le réclamait l'adoption d'un tel système, tandis qu'à Catanzaro la chose était impossible.

Ce qu'on trouve à Catanzaro et ce qui mérite d'y appeler les touristes, en dehors de la merveilleuse beauté du site et de la facilité que sa situation présente pour des excursions pittoresques dans les montagnes d'alentour, c'est le spectacle des mœurs calabraises qui conservent encore dans la ville elle-même et dans ses environs toute leur saveur originale et leur caractère franchement accusé. Il faut un certain courage de curiosité et un ardent amour de couleur locale pour aller chercher ces mœurs dans les bourgades et les villages des montagnes, et même dans certains chefs-lieux de sous-préfectures, aux prix des gites les plus infâmes et au risque d'être exposé à souffrir de la faim, pour peu que l'on soit dégoûté sur le chapitre de la nourriture. A Catanzaro, l'on n'a rien de semblable à craindre. On est dans une grande ville où l'on trouve toutes les ressources de la civilisation : deux hôtels très passables, quoique peut-être un peu moins propres que l'auberge de Crotone ; un bon restaurant, où l'on a seulement l'étrange habitude de servir le beurre frais (beurre de brebis, par parenthèse) dans des vieilles croûtes de fromage (et de caccio cavallo !) artistement creusées pour y servir de coquilles ; des cafés où le chocolat est une indéfinissable mixture, imprégnée de toute sorte de parfums pharmaceutiques, mais où le café est excellent et les gibus valent celles de Naples. L'amour-propre local des Catanzarais prétend même qu'elles leur sont supérieures. Les ressources d'alimentation y sont variées et de bonne qualité ; on y trouve à la fois le poisson de mer, monte tout frais de la Marina, et les truites des ruisseaux de la montagne, la sauvagine des forêts de la Sila, et un mouton dont la viande, parfumée de toutes les herbes odorantes, des croupes rocheuses où paissent les troupeaux, est à faire pâmer d'aise les gastronomes. Cela repose de la vaceina immangeable, des poulets étiques et durs dont ou est obligé de se contenter dans le reste du pays. Arrosez le repas feula vieux vin de San-Blase ou de Cire, touristes qui irez passer quelques journées à Catanzaro, peut-être sur la foi. de ce livre, et vous reconnaîtrez que c'est une ville où l'on peut bien vivre. Mais méfiez-vous de ces vins chauds et généreux ; ils sont traîtres et capiteux en diable. Le tout, du reste ; est à des prix d'une modération digne du bon vieux temps.

Le niveau de l'uniformité du costume, qui chaque jour tend à rendre toute notre vieille Europe plus universellement monotone dans l'aspect de sa population, ne s'est pas encore étendu jusqu'ici. La noblesse et la bourgeoisie ont seules adopté la disgracieuse redingote dont la civilisation du XIe siècle a eu le mauvais goût de faire sa livrée. Le clergé garde, comme d'ailleurs dans la plus grande portion de l'Italie, la culotte, l'habit à la française et le chapeau tricorne du siècle dernier. Quant au bas peuple de la ville même, et surtout aux paysans, ils ont eu jusqu'ici le bon esprit de rester fidèles au vieux costume calabrais, si original et si pittoresque, qui prêterait tant à la peinture et que l'on a si étrangement gâté, en voulant l'embellir, chez les Fra Diavolo d'opéra comique.

Le vêtement des femmes est le plus remarquable. Sur la tête une espèce de grand mouchoir blanc qui fait par en haut un carré et dont les pans retombent assez bas sur les épaules. Un corsage de drap rouge, brodé de bleu et de noir, très décolleté et sans manches, s'arrêtant au-dessous de lac gorge, et d'où sort la chemise de grosse toile blanche, à manches larges et longues, avec un fichu blanc croisé sur la poitrine. Une robe bleue relevée devant et attachée derrière, de manière à ne faire qu'un pan étroit, à peu près comme une queue d'abbé, et à laisser voir un morceau d'étoffe rouge simplement roulé autour du corps sur la chemise, qui dépasse par-dessous cette espèce de jupon. Le tout très sanglé et très court. Les pieds sont nus ; mais les jambes sont couvertes de grandes guêtres bleues, qui font le plus singulier effet au-dessus de ces pieds nus. Dans ce costume, les femmes semblent vêtues pouls la marche. Celles qui sont bien faites ont un galbe dégagé, très séduisant.

Le costume des hommes est de couleur sombre, le plus souvent noir : veste à revers, gilet à deux rangs de boutons d'argent, culotte courte, fendue au-dessus du genou, grandes guêtres, espèces d'espadrilles bises assez laides, et le fameux chapeau, moins haut dans la réalité qu'on ne le fait au théâtre. Ce chapeau se pose à plat sur la tête, penché crânement vers la gauche, où ses rubans pendants tombent sur l'épaule. Le cône en est trop petit pour former calotte k la tête, C'est ainsi que, dans un certain nombre de terres-cuites grecques, un chapeau de même forme, sauf les rubans, et de même dimension, est posé sur la tête des femmes, par-dessus leur voile. Il faut un cordon passé sous le menton pour retenir ce chapeau. Un ample et long manteau noir pend derrière les épaules et sert à se draper.

Nous avons la bonne fortune de nous trouver à Catanzaro un jour de marché. L'aspect des rues, remplies de paysans et de paysannes en costume, est plein de couleur locale. Beaucoup des hommes ont, même pour venir en ville, le fusil en bandoulière ; beaucoup s'appuient sur de grands bâtons blancs. Les femmes, marchant d'un pas délibéré et rythmé, apportent sur leur tête les denrées qu'elles viennent vendre.

Nous remarquons la variété des fruits mis en vente sur le marché ; elle me rappelle le bazar de Beyrouth. La différence des altitudes de la montagne à des distances rapprochées, rassemble ici les fruits de climats divers, que l'on s'étonne de voir en même temps. La figue de Barbarie, qui pousse sur les nopals, les citrons, les premières oranges de l'espèce sempre-dolce, qui se mange encore verte, les grenades, les caroubes ligneuses, les figues blanches et violettes, les amandes fraîches, des alberges jaunes et dures comme des cailloux, les arbouses, les azerolles, les sorbes, les baies jaunes et acides de l'alkékenge, y sont côte à côte avec des pommes dignes de la Normandie. Les pommes de Gimignano, dans le haut de la vallée du Corace, sont en réputation dans toute la Calabre. Je ne parle pas des melons et des pastèques ; ils abondent ici comme à Naples. Enfin les châtaignes et les noix, caractéristiques de l'avant-dernière zone d'altitude des montagnes, figurent à côté des amandes des pins pignons de la zone inférieure. Quant aux raisins, ce sont de vraies grappes de la Terre-Promise, énormes et serrées, les unes dorées, d'autres roses, d'autres enfin d'un violet noir.

Des femmes de bûcherons et de charbonniers, à l'air sauvage, au regard sombre et effaré, comme celui des animaux habitués à vivre dans les bois loin de l'homme, colportent les champignons qu'elles ont recueillis au pied des sapins. C'est l'agaricus deliciosus, si prisé des Romains et si souvent représenté à Pompéi dans les cadres de nature morte, au milieu des trophées de cuisine, le champignon que Pline signale comme le plus sûr de tous, le seul qui ne pût pas se confondre avec des espèces vénéneuses. Le rouge intense qui colore son chapeau légèrement déprimé, la teinte rosée de sa chair et de ses feuillets Inférieure, le font appeler ici rosito della Sila. C'est un plus joli nom que celui de vache rouge qu'on lui donne dans les parties de la France où on le rencontre. A d'autres saisons, les mêmes femmes descendent en ville apporter, non plus des champignons, mais les fraises et les framboises de leurs hautes forêts.

C'est chez moi une habitude que d'aller, quand je suis en voyage, flâner dans le marché aux herbes et dans le marché aux poissons des villes où je passe. C'est un spectacle qui m'amuse toujours et où je n'ai jamais manqué d'apprendre quelque chose sur la nature du pays et les usages de la vie des habitants. A Catanzaro, je retrouve avec quelque satisfaction, à côté des zucchetti dont on fait une si grande consommation dans toute l'Italie, et des piments rouges et verts, les gombots ou bamiehs, mes vieilles connaissances de Grèce et de Syrie. Comme à Naples et en Égypte, les courges sont longues, en forme de massue, avec une écorce d'un vert foncé qui recouvre une chair compacte et au tissu serré, d'un rouge orange. Mais ce qui abonde surtout,. ce sont les tomates, amoncelées en énormes pyramides. Il y en a de deux espèces : l'une est celle que nous avons dans notre pays ; l'autre, plus petite et sans lobes, est exactement de la forme et de la grosseur d'un petit œuf de poule.

Nous sommes, en effet, à la saison où, dans chaque maison calabraise, on confectionne la conserve de tomates pour l'usage du reste de l'année. C'est une occasion solennelle dans la vie populaire de ces contrées, une sorte de fête, un prétexte à réunions et à veillées, comme l'est dans mon pays de Bugey le moment où l'on naille, c'est-à-dire où l'on casse et épluche les noix avant de les porter au moulin à huile, et dans d'autres parties de la France celui où l'on teille le chanvre ou le lin. Les voisins et surtout les voisines se rassemblent successivement les uns chez les autres pour la conserva di pomi d'oro, opération qui se termine par un grand repas ; et les langues d'aller pendant qu'on écrase et qu'on fait cuire les tomates. C'est là que pour plusieurs mois s'établit et se commente la chronique scandaleuse de la localité ; c'est là que répètent de génération en génération ces vielles chansons rustiques et ces contes populaires que recueillent aujourd'hui si avidement les amateurs érudits du folk-lore. C'est précisément pendant que je voyageais en Calabre, les journaux que je rencontrais à chaque station étaient remplis des débats du procès criminel de l'assassinat du capitaine Fadda, cause célèbre dont le drame final s'était dénoué à Rome, mais dont les préliminaires avaient eu la Calabre pour théâtre. Et la plupart des dépositions des témoins appelée devant la Cour d'assises de Rome des Calabrie lontane, ainsi que disaient les journalistes roumains qui en parlaient comme d'un pays situé à l'autre bout du monde, roulaient exclusivement sur les médisances échangées dans telle ou telle maison, et en particulier chef un certain chanoine, à la conserva di pomi d'oro.

 

III

Un des traits caractéristiques, et sans contredit le plus aimable ; du peuple calabrais est son esprit d'hospitalité. Ce n'est pas une hospitalité écossaise que l'on devrait dire, sur la foi des opéras comiques, mais une hospitalité calabraise. Elle dépasse tout ce que j'ai vu ailleurs, même en Orient, et Catanzaro est un des lieux où elle fleurit le plus complètement. Non seulement le voyageur y trouve l'accueil le plus gracieux et le plus empressé de la part de tous les membres de la société catanzaraise auxquels, il est recommandé, avec qui il entre en relations ; non seulement chacun s'empresse de lui rendre toutes choses plus faciles, le séjour de la ville plus agréable et se met en quatre pour le servir. Mais cette bienveillance active à l'égard des étrangers, cette philoxenia, comme disaient les Grecs, finit par se traduire en actes tellement en dehors de nos habitudes qu'ils ne laissent pas que d'embarrasser singulièrement. Vous êtes au café ; au moment où vous appelez le garçon pour régler, un monsieur que vous n'avez jamais vu, à qui vous n'avez pas adressé la parole et qui s'est tenu discrètement à une autre table, se contentant de vous observer, s'approche chapeau bas avec la plus grande politesse et vous demande la faveur d'être admis à payer vos consommations, car c'est ainsi que l'on doit en user avec les étrangers de distinction, qui honorent le pays de leur présence. La formule espagnole de politesse qui consiste à vous dire, si vous admirez quelque objet : Il est à vous ; cette formule se traduit ici en réalité ; et il faut peser soigneusement ses paroles admiratives, car on vous obligerait bel et bien à emporter l'objet que vous avez vanté, sous peine de blesser cruellement celui qui s'empresse de vous l'offrir et que vous priverez peut-être ainsi d'une chose à laquelle il tenait. Désireux de rendre à l'un des plus honorables habitants de la ville les politesses et les prévenances dont il nous avait comblé pendant notre séjour, nous l'invitons à venir diner avec nous au restaurant. Je commande le meilleur repas que la maison puisse fournir, vins fins, plats recherchés ; il faut que le diner soit digne de la façon dont on nous a traité. Nous en faisons les honneurs à notre hôte, qui accepte sans mot dire le rôle d'invité. Nous faisons même, la mode du pays, des politesses à d'autres personnes qui dînent à d'autres tables dans la salle de la trattoria, en leur envoyant des plats doux et des vins. Mais quand après le repas j'appelle le cameriere dans un coin pour lui demander l'addition, quelle n'est pas ma stupéfaction 'à l'entendre me répondre : Tout est payé par M. X. Il avait trouvé moyen de dire en entrant un mot au maître du restaurant, sans que nous nous en fussions aperçus, et tandis que nous nous imaginions lui offrir à dîner, c'était lui qui nous régalait. Je ne crois pas que le raffinement de la courtoisie castillane ait jamais pu surpasser ce trait de la politesse hospitalière de la Calabre.

M. l'avocat Bona et M. le docteur Coppoletti se font nos ciceroni dans leur ville natale avec une bonne grâce et une complaisance infatigable, dont je suis heureux de trouver l'occasion de leur adresser ici un remerciement public. Ils nous promènent partout, nous font tout voir ; grâce à eux, nous connaîtrons Catanzaro comme si nous l'avions longtemps habité. Nous allons visiter les ateliers des canuts qui tissent ici le velours et de ces étoffes de soie à l'antique, épaisses et pesantes, où la matière n'est pas épargnée. Ces étoffes solides, que l'on peut se transe mettre de père en fils sans craindre de les user avant un long temps, les unes à larges rayures de diverses couleurs, les autres à grandes fleurs brochées du même ton que le fond qui les porte, rappellent les vieilles soieries de Venise et de la Lombardie, aujourd'hui si recherchées des amateurs. Les marchands de bric-à-brac n'ont pas d'ailleurs épuisé ce pays, et en fouillant un peu les boutiques des revendeurs de Catanzaro il serait facile de faire des trouvailles en fait de vieux meubles espagnols burgautés et d'étoffes anciennes. En même temps que des soieries d'ameublement, on fait à Catanzaro des mouchoirs de soie aux couleurs vives, opposées avec un sentiment d'harmonie un peu sauvage, dont le cachet est franchement original et ne rappelle ni la nature des combinaisons de tons habituelles aux Orientaux, ni celles que recherchent les Écossais. Elles sont moins symphoniques que chez les premiers, moins acides, si l'on peut ainsi s'exprimer, que chez les seconds.

Nous parcourons aussi les églises. Tenues me un grand luxe, elles sont une des curiosités de Catanzaro, bien que toutes modernes. C'est le dernier mot du matérialisme bizarre de cette dévotion toute païenne du midi de l'Italie, qui nous étonne et nous scandalise presque, nous autres gens du Nord, même après l'invasion des pratiques puériles que la mode ultramontaine tend malheureusement à substituer à la vieille piété française, si solide dans sa simplicité extérieure, si intelligente et si rationnelle. Après ce qu'on voit ici dans ce genre, il ne reste plus qu'à tirer l'échelle.

A l'Immacolata, quatre tableaux placés sous verre retracent avec un réalisme naïf, dans des compositions où des centaines de petits personnages sont modelés en cire colorée, l'Adoration des bergers et celle des Mages à la crèche de Bethléem, le Crucifiement et la Déposition de croix. A la cathédrale, un seul pan de mur demeuré debout lors du tremblement de terre de 1783 a été précieusement conservé dans la reconstruction. Une Madone était grossièrement peinte sur ce mur t sa préservation a été jugée miraculeuse et elle est devenue l'objet d'une dévotion inouïe de la part du peuple de la ville et des environs. On pense que celle qui a su si bien se sauvegarder elle-même doit être une protectrice toute-puissante. Il y a toujours devant elle des paysans en prière, des cierges et des lampes qui brillent incessamment La masse des ex-votos suspendus à la muraille tout autour de cette image, atteste la foi sincère avec laquelle elle est vénérée et invoquée, la confiance que l'on met dans son intercession miraculeuse. C'est avec intention que je me sers de ces expressions, impropres au point de vue théologique, mais qui seules correspondent à la façon dont ici la dévotion ignorante du peuple arrive à une véritable idolâtrie, en donnant à l'image elle-même une sorte de personnalité vivante. Les ex-votos sont du même genre que ceux que nous avons déjà signalés à Tarente : des membres modelés en cire de grandeur naturelle et de petits tableaux représentant, dans leurs barbouillages enfantins, le miracle en reconnaissance duquel ils ont été dédiés. On y voit aussi des armes que des brigands, touchés de la grâce et renonçant à leur vie criminelle, sont venus déposer aux pieds de la Vierge, en faisant vœu de n'en plus porter. Beaucoup des tableaux votifs retracent, du reste, des scènes de brigandage, des aventures où l'auteur du vœu e échappé par la protection de la Madone aux plus féroces malandrins de la Sila. On pourrait presque faire une histoire du brigandage dans la contrée pendant les cinquante dernières années par les inscriptions, aussi naïves que les peintures elles-mêmes, qui accompagnent les tableaux. Actuellement, à Catanzaro, les crimes et le châtiment des plus fameux brigands des Calabres s'exhibent sur les tréteaux de baraques foraines, comme des souvenirs à demi fabuleux. Mais il y a douze ans on courait des risques sérieux en s'éloignant sans escorte à quelques kilomètres de la ville. Il est à remarquer, du reste, que ce fléau du brigandage a toujours été propre à la Basilicate et à la Calabre Citérieure. Même dans ses crises les plus aiguës, il allait en diminuant d'intensité à mesure qu'on s'éloignait de la première de ces contrées. Fréquentes dans la province de Cosenza, les bandes devenaient plus rares en descendant vers le sud ; leur apparition était déjà exceptionnelle dans la partie méridionale de la province de Catanzaro, quand on sortait des contreforts de la Sila. Quant à la province de Reggio, elle passait pour être d'une grande sûreté, pour n'avoir pas connu depuis longtemps les exploits des coureurs de grands chemins. Serait-ce parce que les habitants de cette province n'ont plus la fière énergie des montagnards de la Sila ? Je note encore, à titre de curiosité, plusieurs des petits tableaux votifs, où des Garibaldiens se sont fait peindre en chemise rouge, arrachés à la mort par la protection de la Madone, après être tombés entre les mains de détachements des troupes royales.

Ces ex-votos singuliers se retrouvent dans presque toutes les églises auprès des images de tel ou tel saint, qui y est l'objet d'un culte suivi. On en voit par exemple, presque autant qu'à la Vierge de la cathédrale, autour de la statue d'une certaine sainte Liberata, dont une relique a été apportée d'Espagne ii y a peu, d'années et qui déjà compte une nombreuse clientèle. Celle-ci se compose de femmes, et parmi les offrandes qui lui ont été dédiées il y a beaucoup de bijoux. Puis ce sont toujours ces membres de cire, où l'on place avec la plus naïve impudeur en permanence sous les yeux du saint la partie du corps dont on lui a demandé la guérison. Passe encore lorsqu'il s'agit seulement de têtes, de bras ; de jambes ou même de rachis plus ou moins tordus, le tout de grandeur de nature ; cela n'est que bizarre. Mais que dire de ces exhibitions de poitrines de femmes avec les seins coloriés au naturel, de ventres et de cuisses ? On s'arrête pourtant la grâce à Dieu, et l'on recule devant la représentation. des parties encore plus intimes que les anciens ne se faisaient pas scrupule d'étaler en représentations votives, sous les yeux des divinités à qui on en avait demandé la cure. Je m'informe de ce qu'on fait au bout de quelque temps de ces ex-votos de cire, que l'on suspend chaque année en si grand nombre que les églises en seraient bientôt encombrées. On me dit qu'on les recueille et qu'on les fond pour en faire des cierges, que l'on brûle ensuite devant l'image du saint. Chez les anciens, où les mêmes ex-votos se faisaient en terre cuite, on les déposait de temps à autre dans des fosses auprès des temples. C'est ainsi qu'on en a trouvé dans certains endroits, par exemple à côté du sanctuaire de Jovia Damusa à Capoue, des dépôts où ces images de membres du corps humain, de grandeur naturelle, se comptaient par milliers.

Dans toutes les églises de Catanzaro — conformément, du reste, à un usage général dans toutes les provinces du midi du Napolitain — ce ne sont que statues de saints, aux chairs coloriées comme des figures de Mme Tussaud, affublées de la façon la plus singulière de bijoux et de vêtements d'étoffes somptueuses. La Vierge triomphante est en robe de bal do satin blanc et bleu, décolletée, coiffée en cheveux et couverte de pierreries fausses, en diadème, en collier, en broche, en pendants d'oreille, en bracelets.

La Vierge de douleurs est vêtue de moire antique noire, les cheveux épars sur les épaules, tenant à la main un mouchoir garni de dentelles, qu'elle porte à ses yeux avec l'attitude d'une primadonna d'Opéra qui chante une romance de désespoir. En tournant un pilier d'une église, je me trouve brusquement face à face avec un saint Alphonse de Liguori de grandeur naturelle, en soutane violette, effrayant de réalité, avec un air béatement cafard qui en fait la plus irrespectueuse des caricatures. Ailleurs c'est Notre-Dame de la Salette (elle est très populaire dans l'ancien royaume de Naples) avec son bonnet monté de lingerie et devant elle les deux petits bergers, Maximin avec un sarreau de toile bleue, et Mélanie en cornette, le tout d'après quelque image française. On nous dit que ce sont des particuliers qui généralement donnent ces statues avec leurs habillements plus ou moins luxueux, et qui chaque année en font faire la fête à leurs frais, assurant la perpétuité de cette fête par des fondations pieuses.

Mais c'est l'église de San Domenico qui, telle que nous la voyons, surpasse tout. On vient d'y, faire, deux jours auparavant, la fête du Rosaire, et en outre de ses saints habillés, elle garde encore la décoration dont on a cru l'embellir intérieurement pour cette occasion solennelle.

Ce ne sont que colonnes torses et découpures de papier doré, draperies de gaze verte, blanche et rouge, aux couleurs nationales. Jamais, je crois, l'imagination d'un sacristain de campagne en délire, en se livrant à des rêves fantastiques, n'a pu concevoir rien de plus grotesquement laid, ni de plus prétentieusement vulgaire.

Il y a, du reste, dans cette église de San Domenico, un fort beau tableau, le seul de cette valeur qui existe dans toute la Calabre. C'est une peinture vénitienne sur panneau, représentant saint Dominique qui reçoit le Rosaire des mains de la Vierge et de l'enfant Jésus. On le prétend un Titien ; je crois cette attribution erronée. Pour moi c'est un Palma Vecchio, mais de la plus excellente qualité, d'une couleur chaudement transparente et comme dorée. La tête du saint, en particulier, est admirable de type et d'expression. On éprouve une véritable satisfaction à se retrouver en face d'un tableau de maitre ; c'est une jouissance trop rare dans l'ancienne Apulie et dans la Grande-Grèce. Quand on arrive à Catanzaro, l'on n'a plus vu rien de semblable depuis longtemps, depuis les deux toiles du Tintoret et de Paul Véronèse de la cathédrale de Bari, et le Saint Sébastien de Palma Vecchio que renferme la cathédrale de Monopoli. Peut-être l'œil, bien des jours sevré de bonne peinture, est-il plus disposé à l'admiration qu'il ne faudrait devant ce tableau de l'église de San Domenico. Je ne sais quelle impression il produirait à Venise, mais à Catanzaro il fait l'effet d'un chef-d'œuvre.

Il y a aussi — mais ceci n'est pas du même ordre — dans les églises de Catanzaro plusieurs tableaux du Calabrese. En effet, Mattia Preti, que l'on désigne d'ordinaire par ce surnom, était natif de la petite ville voisine de Taverna. Sa vie est un véritable roman de cape et d'épée, comme celle de tous les artistes napolitains du même temps. Né en 1613, à dix-sept ans il se rend à Rome pour étudier la peinture sous la direction de son frère Gregorio, qui y fai sait partie de l'Académie de Saint-Luc. Il travaille dans l'atelier du Guide qui n'a eu sur lui aucune influence ; cette peinture gracieuse, molle et systématiquement lumineuse, n'allait pas à sa nature, bien plus portée à comprendre la violence de clair-obscur du. Caravage et du Guerchin. L'arrivée à Rome du chef-d'œuvre de ce dernier, du célèbre tableau de Sainte Pétronille, décide la voie dans laquelle Preti s'engagera, celle qui correspond à son instinct naturel. Il part pour Cento et s'y met à l'école sous le Guerchin, dont il devient le disciple favori. Après de premiers et brillants succès, dans lesquels son maitre l'aide et l'applaudit, il voyage dans les principaux pays de l'Europe pour y étudier les peintures des maîtres étrangers et celles des grands Italiens qui s'y trouvaient déjà dispersées. A 32 ans, il revient à Rome, et les tableaux qu'il y produit sont d'abord pris pour des ouvrages du Guerchin. Les protecteurs qu'il s'est acquis lui procurent son admission dans l'ordre de Malte, circonstance qui lui permet d'échapper aux poursuites pour un duel où il a tué son adversaire, en se réfugiant à Malte. Il y acquiert la bienveillance du grand-maître Paul Lascaris Castelard, en exécutant son portrait et un tableau de la Décollation de St Jean-Baptiste, qu'il lui offre. Mais bientôt une nouvelle querellé, 'avec un autre chevalier, dans laquelle il laisse son adversaire pour mort, l'oblige à quitter Malte. Arrivant à Livourne, il se joint à la suite du nonce du pape qui se rendait en Espagne, l'accompagne pendant tout son séjour et revient à Rome avec lui, après la mort d'Urbain VIII. Il y trouve Lanfranco et Pietro de Cortone en possession de la faveur publique. Mécontent de ne pas y recevoir de commandes qu'il trouve dignes de lui, il s'en va à Bologne et à Cento, où il revoit le Guerchin, son maître. Il travaille ensuite quelque temps à Modène et à Florence. Sur la nouvelle de la mort de Lanfranco, Mattia Preti court à Rome pour solliciter de lui succéder dans la décoration de l'église de Sant' Andrea della Valle. Il est préféré à ses concurrents ; mais un de ses rivaux éconduits ayant critiqué ses peintures, il se bat avec lui et le blesse grièvement. Le voilà forcé de fuir encore une fois ; c'est à Naples qu'il se sauve, et il y tombe au milieu de la peste terrible de 1655. Défense sévère était portée de franchir le cordon sanitaire qui entourait la ville. Un poste lui barre le passage ; il tue un soldat, en désarme un autre, mais est saisi et mené en prison, Le vice-roi, qui l'apprend, le fait venir et lui impose pour toute punition de peindre au-dessus des huit portes de la ville les saints protecteurs de Naples. Mais son caractère inconstant se lasse vite de ce séjour. Là encore il trouve qu'on ne le traite pas suivant son mérite, et l'irritation que lui cause une querelle avec des moines, pour qui il exécutait dei tableaux, le décide à s'en aller encore. Il retourne, à Malte et y passe treize ans, occupé des peintures de la cathédrale, dont l'Ordre fut si satisfait qu'il lui donna la riche commanderie de Syracuse, avec une magnifique pension. Le Calabrese revient ensuite à Naples, où il séjourne quelques années, puis fixe une dernière fois son séjour à Malte. C'est là qu'il meurt en 1699, à 86 ans, de la gangrène qui se met dans une coupure que son barbier lui a faite en le rasant.

Le Calabrese était par excellence un fà presto, comme disent les Italiens, un peintre d'improvisation et de système, qui se préoccupait fort peu de revenir chercher de nouvelles inspirations et des enseignements dans la nature, et mettait son plus grand mérite à fare alla prima, à peindre sans études et sans esquisses, du premier coup et d'inspiration, en couvrant de peinture la plus grande surface dans le moins de temps possible. Aussi, la longueur de sa vie se joignant à cette manière de travailler, le nombre est presque incroyable des vastes fresques et des grandes compositions à l'huile qu'il a exécutées ; on en rencontre dans presque toutes les villes d'Italie. Et les tableaux de lui que l'on voit à Catanzaro ne sont ni des pires ni des meilleurs. Le maitre calabrais a dans ses œuvres tout le mauvais goût de son époque, la prédilection pour les attitudes forcées, pour les draperies d'un mouvement exagéré, la recherche du faux style héroïque. Par là il procède directement de Lanfranco, qui a eu sur lui une influence très considérable, bien qu'il n'ait pas été son élève. Mais il fait preuve, au milieu de ces défauts, d'une grande science de dessin. Plein de vigueur et d'énergie, il manque absolument de grâce et de délicatesse, et tombe souvent dans la pesanteur. Son coloris n'a rien d'aimable, mais il possède une grande puissance de clair-obscur, et en ceci c'est bien un disciple du Guerchin, qui procède comme lui par vigoureux empâtements. Mais ce qui, sous ce rapport, le laisse bien au-dessous de son maitre, c'est la tonalité grise et terne des parties éclairées, qu'il oppose à ses ombres poussées au noir. Aussi sa peinture a un aspect triste, qui s'accorde bien, du reste, avec son goût pour les sujets lugubres ; car ce qu'il a peint de préférence, ce sont des pénitents, des scènes effrayantes de peste, des épisodes de martyre où l'artiste semble prendre plaisir à s'appesantir sur les détails les plus répugnants. C'est là, du reste, il faut le remarquer, le goût dominant de l'école napolitaine ; c'est la voie où l'ont fait entrer, à la frontière du XVIe et du XVIIe siècle, Michel-Ange de Caravage, qui vint se fixer à Naples, Caracciolo et Ribera.

En dehors de l'influence de ces maîtres, une tendance naturelle du caractère calabrais devait développer chez Mattia Preti la prédilection pour les sujets lugubres et l'accent particulièrement sombre qu'il y joignait encore. Un goût singulier de réalisme dans l'horrible se révèle dans la décoration des églises de la Calabre. A côté des étranges saints habillés dont je parlais tout à l'heure, ce ne sont que Christs effrayants, aux plaies béantes, aux linges ensanglantés. Le dernier mot en ce genre est un calvaire aux statues peintes et de grandeur naturelle, qui se voit dans l'église des Capucins, en dehors de la ville. La figure du Christ, descendu de sa croix, est un cadavre de supplicié, dont rien n'ennoblit la laideur naturaliste. On ne saurait rien imaginer de plus hideux ni de plus répugnant. Les trous sanguinolents des clous et du coup de lance sont cernés de meurtrissures violettes ; et l'auteur de cette représentation ne s'est pas contenté des cinq plaies consacrées. L'épaule de son Christ, déchirée par le poids de la croix, montre l'os à un au milieu de ses chairs écrasées ; le corps entier est couvert d'ecchymoses et d'escarres produites par la flagellation ; enfin la putréfaction commence à verdir le ventre de l'Homme-Dieu. Jamais la Sombre dévotion des Espagnols n'a pu aller plus loin dans sa recherche de l'horrible, pour éveiller une impression religieuse.

Dans l'introduction de semblables représentations dans les églises il faut évidemment faire une part à l'influence espagnole. Les deux siècles de domination de la Maison d'Autriche-Espagne ont marqué leur empreinte d'une manière ineffaçable dans le royaume de Naples. Mais ici le terrain était particulièrement disposé à recevoir la semence des usages et des goûts venus d'Espagne, il y a une parenté étroite entre le caractère calabrais et le caractère espagnol. C'est seulement en Espagne que l'on pourrait retrouver une foule aussi grave et aussi silencieuse que celle des paysans que nous avons vu remplir les rues de Catanzaro le jour du marché. Taciturnes comme des Espagnols, sombres comme eux, les hommes du peuple de la Calabre ont la même sobriété de gestes, la même attitude fière et dédaigneuse. A les voir immobiles, enveloppés dans leurs grands manteaux, donnant une tournure de noblesse à des guenilles, on pourrait croire qu'eux aussi, comme les Castillans, se prétendent tous hidalgos. Ils ont un profond mépris pour les allures bruyantes et l'exubérance de démonstrations extérieures des Napolitains. C'est à leurs yeux une marque de défaut d'énergie. Cane cchi abbaja assai muzzita pocu chien qui aboie beaucoup mord peu, dit un de leurs proverbes favoris.

 

IV

Un petit musée provincial d'antiquités a été inauguré en 1879 à Catanzaro. Il est dirigé par Marincola Pistoja, bon numismatiste et érudit de mérite, dont j'ai eu déjà l'occasion de citer plusieurs fois les travaux avec estime dans le cours de ce livre. La création du musée est due à l'intelligente initiative du préfet actuel, M. Collucci. Cet administrateur distingué, que les vicissitudes de la politique ont fait reléguer, en Calabre par un ministère, auquel il n'est que, médiocrement sympathique, est en même temps grand amateur d'antiquités et véritable connaisseur. Partout où il a résidé, comme préfet, il a marqué son passage par des services rendus à la science. Sa plus belle œuvre, sous ce rapport, est la création du musée de Capoue, à laquelle il a pris une part prépondérante, et, qui, dès le début, grâce aux acquisitions capitales qui en ont formé le noyau, s'est placé au premier rang entre les musées archéologiques locaux de l'Italie.

Le nouveau musée de Catanzaro est bien loin d'en approcher comme importance. Ce n'est encore qu'un embryon, qui ne pourra se développer qu'en y mettant de la suite et de la persévérance. Mais l'intention est bonne et mérite d'être encouragée. On a pu y mettre à l'abri de la destruction quelques monuments épigraphiques importants, qu'il eût été déplorable de voir périr. Et dès à présent, dans les vitrines des trois salles auxquelles se réduit encore le musée, à côté d'objets insignifiants, on observe un certain nombre de pièces d'un réel intérêt. C'est en toute sincérité que je félicite de cette création le président du Conseil provincial, qui a désiré connaître mon avis sur le musée, en vue, je crois, de l'allocation qu'on va avoir à lui consacrer au budget de la province.

Ce qui est jusqu'ici le plus riche, c'est la collection numismatique, surtout dans les deux séries que fournissent principalement les trouvailles du pays, celles des autonomes helléniques des villes de la Grande-Grèce, et celle des empereurs byzantins jusqu'au XIe siècle. Dans l'une et dans l'autre, il y a déjà un bon fond, qui en donne le cadre d'une manière suffisamment complète, et j'y remarque même un certain nombre de médailles rares, dont la valeur est considérable sur les marchés de Paris et de Londres. A ce cabinet numismatique est jointe une petite collection de bulles de plomb byzantines et de tessères de même métal, grecques et romaines, qui mériterait d'être étudiée et publiée pièce à pièce. Les découvertes qui se font en Calabre ont été jusqu'ici négligées par les rares savants qui s'occupent des bulles byzantines ; et pourtant ce pays est l'un de ceux où l'on en trouve le plus habituellement, et toutes de date ancienne, puisque la domination des empereurs grecs y a cessé quatre siècles avant la chute de Constantinople. Parmi les tessères grecques, j'en remarque une, de très petite dimension, sans légende, où est représentée sur une face une cigale, et sur l'autre une fourmi. Ces types sont manifestement empruntés à la fable de la collection ésopique dont s'est emparé notre La Fontaine.

Voici un petit noyau de collection préhistorique. En Calabre, comme partout ailleurs, on découvre assez fréquemment des armes de pierre, reliques des premiers habitants encore sauvages qui errèrent dans les forêts de la contrée avant l'apparition des tribus plus civilisées. Les superstitions qui s'attachaient déjà à ces objets dans l'antiquité historique, sont encore vivantes chez les paysans calabrais. Pour eux les haches polies sont des pierres de foudre. On raconte que lorsque le tonnerre tombe il apporte avec lui un trait de pierre de cette forme, qui s'enfonce en terre de la profondeur de douze palmes. Chaque année la pierre remonte d'un palme, de telle façon qu'au bout de douze ans elle reparaît à la surface du sol, où on la recueille. La possession d'une de ces haches de pierre met à l'abri des atteintes de la foudre la maison où on la conserva ; c'est un talisman infaillible. Quant aux pointes de flèches en silex ou en obsidienne, que les anciens appelaient glossopetræ, on les qualifie ici, comme dans l'Abruzze et la Pouille, de lingue di San Paolo, évidemment en souvenir de la vipère qui piqua l'apôtre sans le faire mourir et à cause de la ressemblance qu'on leur trouve avec une langue de serpent. Quand on en rencontre une, il faut s'agenouiller sur la terre et la relever avec sa langue. Si on y parvient adroitement, on est en possession d'une amulette qu'il est bon de porter sur soi, car il préserve de toute sorte d'accidents, mais surtout des effets venimeux de la morsure des serpents.

Parmi les terres-cuites, je note une jolie figurine d'Athée debout auprès d'un autel, coiffée d'un casque à triple aigrette et portant un bouclier rond. Elle provient de Locres. Jusqu'à présent il n'y a pas un seul vase peint qui mérite l'attention ; mais j'observe avec intérêt quelques échantillons de petite dimension, les premiers que j'aie eu l'occasion de voir, qui représentent la céramique de terre noire primitive des populations œnotriennes, en dehors de l'influence des colonies grecques. Je reviendrai plus loin, du reste, au chapitre de Gerace, sur ces poteries et leur parenté avec les terres noires étrusques et latiales. Enfin le musée renferme quelques balles de fronde en plomb avec des inscriptions. Malheureusement la plupart ont été achetées à Ascoli — la principale source des monuments de ce genre, vrais et faux — et dans plusieurs je reconnais, à ne pas pouvoir s'y méprendre, la main du-falsificateur qui, pendant plusieurs années, a travaillé si activement dans cette ville, fabriquant des glandulœ missiles apocryphes à l'imitation des vraies, et dont je viens d'aller étudier les productions à Ascoli même, pour me faire une opinion personnelle sur une question qui a soulevé les polémiques les plus violentes dans la science. En revanche, j'en remarque une, parfaitement authentique, qui a été découverte dans les environs de Catanzaro et porte d'un côté un foudre ailé en relief, et de l'autre les mots abrégés SALus, HILaritus, Santé, joie. Les inscriptions placées sur ces projectiles sont plus d'une fois satiriques ou injurieuses à l'égard des ennemis contre lesquels elles étaient destinées à être lancées. A la plaisanterie féroce de la balle de plomb du musée de Catanzaro l'on peut comparer celle qui est écrite en grec sur un monument analogue, découvert à Argos et publié par L. Ross : Trôgalion, (c'est un) bonbon !

Catanzaro a toujours été un centre intellectuel. Amato, dans ses Memorie storiche, et Zavarroni, dans sa Bibliotheca calabra (Naples, 1755), fournissent des renseignements biographiques et bibliographiques sur un certain nombre de lettrés catanzarais et sur leurs ouvrages. Un des plus considérables est Giovanni Giacomo Pavisio, qui, dans le commencement du XVIe siècle, tint avec éclat la chaire de philosophie à l'université de Padoue et écrivit des commentaires sur la Métaphysique d'Aristote et son traité De l'âme. J'ai déjà signalé les aptitudes philosophiques des gens de ces contrées. Vers le même temps, la philosophie était enseignée à Salerne par Tiberio Rosello, natif de Gimigliano, disciple du célèbre Agostino Nifo, que Barrio revendique aussi pour la Calabre, mais à tort, puisqu'il était en réalité de Sessa, dans la Terre de Labour. Rosello, après la mort de son maitre, passa pour le premier philosophe du royaume de Naples. Mais c'est surtout comme magicien qu'il fut fameux. Le P. Maralloti raconte sérieusement qu'il vint en une nuit de Padoue à Gimigliano, et une autre fois fut transporté en six heures de Gimigliano à Salerne, double fait prouvé par les attestations les plus positives. Le diable, auquel il avait vendu son âme comme tout bon sorcier, lui avait annoncé qu'il serait tué par un chien enragé, qu'il aurait nourri. Il se gardait donc bien soigneusement d'avoir des chiens dans sa maison, et il avait même acheté deux esclaves uniquement chargés d'éloigner de lui tous les animaux de cette espèce. Mais il avait mal compris la prophétie. Étant parti pour l'Afrique, où il allait on ne sait quoi faire, c'est par un de ses deux esclaves qu'il fut assassiné en arrivant.

Au XIIe siècle il y eut à Catanzaro deux Académies rivales, désignées, suivant l'usage italien d'alors, par des noms bizarres, l'une des Aggirati et l'autre des Agitati. Actuellement cette ville a une Académie des Sciences et Lettres, fondée depuis peu d'années. Les premiers volumes de ses mémoires empruntent une valeur sérieuse aux travaux de M. Luigi Grimaldi sur les vicissitudes de la population de la Calabre depuis l'antiquité jusqu'à nos jours et surtout à celui de M. Morincola-Pistoja sur la topographie et l'histoire de quelques-unes des villes antiques du Bruttium. Il y a donc ici un vrai mouvement d'études d'histoire et d'archéologie, digne d'inspirer intérêt et sympathie. Certes il nous serait facile, à nous autres qui travaillons avec toutes les ressources des grands centres scientifiques de l'Occident, là où le matériel et l'enseignement de l'érudition sont admirablement organisés, de relever dans les dissertations des savants actuels de la Calabre bien des imperfections, bien des erreurs et des lacunes, et surtout une connaissance trop imparfaite des livres modernes, de l'état actuel de la science. Mais il serait injuste de relever avec trop de sévérité et de pédanterie ces manquements, comme les Allemands sont toujours disposés à le faire.. Il. faut tenir compte des conditions déplorables dans lesquelles ces érudits réellement méritants sont condamnés à travailler, de l'absence de ressources littéraires suffisantes à leur portée. Nous déplorons souvent, et avec raison, le manque de bibliothèques tenues au courant du mouvement scientifique européen dans nos villes de province, l'impossibilité dans laquelle se trouvent les travailleurs qui résident de consulter les ouvrages les plus indispensables. C'est bien autre chose encore en Calabre. Par exemple, pas plus à Catanzaro qu'ailleurs, il ne s'y trouve un seul exemplaire des Inscriptiones Regni Neapolitani latinæ de M. Mommsen, ce livre qui doit être la première base de toute étude sur les antiquités de ces provinces, qu'il faut avoir constamment ouvert devant les yeux quand on s'en occupe et qui a rendu l'immense service de débarrasser l'épigraphie antique du Napolitain des montagnes de falsifications qu'une mauvaise foi intéressée y avait accumulées. A trouver moyen de produire dans une telle pénurie des ressources les plus absolument nécessaires, des travaux qui ont encore une véritable valeur, où les Français et les Allemands peuvent trouver à s'instruire malgré tout de qui forcément y manque, il y a du mérite, et pour ma part, j'aime à y rendre justice. Il me plaît d'y signaler ce qui est bon plutôt que de m'appesantir sur les défauts. Ceux-ci sont généralement le résultat inévitable des circonstances où sont placées les travailleurs, tandis-oie les qualités qui contrebalancent ces défauts leur sont personnelles. Quel est celui de nous qui pourrait se tenir pour assuré de faire mieux dans les mêmes conditions ?

 

V

Nous allons à pied visiter -un jardin renommé du voisinage de la ville, qu'on appelle Il Paradiso. On prend pour y aller la route de Tiriolo. A la sortie de la ville, à l'endroit où commence la descente de cette route, à gauche de l'isthme qui relie la roche de Catanzaro aux hauteurs voisines, un groupe de platanes séculaires, au tronc marbré, offrirait aux paysagistes de magnifiques modèles pour des études d'arbres. Sous leur ombrage, des femmes du peuple en costume sont en train de faire la lessive en plein air. Nous remarquons, comme un trait de mœurs, la méthode ingénieusement sauvage dont elles ont disposé leur linge pour qu'il forme à lui-même le cuvier dans lequel on verse la lessive bouillante. Je n'ai vu nulle part ailleurs procéder ainsi. La route descend graduellement, en longue corniche, sur le flanc du précipice jusqu'à ce qu'elle atteigne le fond de la vallée du torrent qui débouche à la Marina. De l'autre côté, elle remonte de même, de telle façon qu'elle atteint juste en face de la sortie de Catanzaro le sommet de la croupe qui sépare cette vallée de celle du Corace. Pour aller à Tiriolo, il faut redescendre jusqu'à la traversée du Corace, puis remonter par d'interminables lacets jusqu'à la ville. A vol d'oiseau, il n'y a guères plus de 8 kilomètres de Catanzaro à Tiriolo ; mais le développement de la route en compte 18, et l'on ne met pas moins de 5 heures à les franchir en voiture. Quand on veut se rendre au Paradiso, l'on quitte la grande route sur la droite auprès du torrent, et l'on remonte encore la vallée pendant une centaine de mètres. On arrive ainsi à un vaste clos d'orangers et d'autres arbres fruitiers, parfaitement-arrosé, d'une végétation miraculeuse, encaissé de tous les côtés par des rochers à pic, brûlés par le soleil et couverts de cactus, d'agaves et d'aloès. Le lieu est bien nommé, c'est un vrai paradis de fraîcheur et de riante verdure, une solitude délicieuse où l'on se croit isolé du reste du monde.

Tandis que nous remontons la côte pour rentrer en

un frère quêteur capucin vient nous offrir 'de grossières images de dévotion, tirées sur de vieux bois qui datent de deux siècles. Au tournant d'un des lacets de la route, nous entendons une voix claire qui chante sur un rythme traînant et étrange, où se mêlent les accents de la mélancolie et dé l'ironie, et auquel le nasillement dont rte se départent jamais en chantant les gens de l'Italie méridionale, non plus que les Orientaux, ajoute un mordant de plus.

C'est un gamin d'une douzaine d'années, tout noir, tout ébouriffé, tout déguenillé, à l'air sauvage, qui s'en va nu-pieds et se distrait de sa route par une chanson. La voici :

Orvi mbiati cchi non biditi

Li beddi donni e no li disiati ;

Surdi mbiati cchi non sentiti

Li paroli d'amure ntossioati ;

Muti mbiati vui cchi non potiti

Parrare ccu li donni tentu amati ;

Morti mbiati vui cchi nterra siti,

Non vi turmenta nuddu e riposati.

Aveugles, vous êtes heureux de ne pas voir les belles femmes et de ne pas les désirer. Sourds, vous êtes heureux de ne pas entendre les paroles empoisonnées d'amour. Muets vous êtes heureux de ne pas pouvoir parler avec les femmes tant aimées. Morts, vous êtes heureux d'être en terre ; rien ne vous tourmente plus et vous avez le repos.

Nous arrêtons l'enfant.

Sais-tu beaucoup de chansons comme cela ?

Oui, et de plus belles encore.

Veux-tu nous en dire ; nous te paierons pour chacune.

Il fait des difficultés d'abord, mais cède bientôt à l'appât de quelques petites pièces d'argent français, rareté merveilleuse qu'il n'a, je crois, jamais encore vue de sa vie. Nous lui faisons ainsi chanter encore quelques octaves en dialecte calabrais, que je note au fur et à mesure sur mon carnet. En voici quelques-unes, qui donneront une idée de la poésie populaire de ces contrées et de la note amoureuse qui les inspire généralement[4].

De l'ura cchi mirai lu vostru aspettu

Stu core cchiù eu mia non voze stare,

La porta s'apariu de chistu pettu

Ed a lu vostru vinne a riposare.

Ma comu fazzu senza core mpettu,

Senza core non pozzu cchiù campare ;

Mentre ch'aju d'amare a meu dispettu,

Trovati modu commu aju a fare.

Depuis que j'ai vu votre aspect, ce cœur que voici n'a plus voulu rester avec moi ; la porte de ma poitrine s'est ouverte devant lui et il s'en est allé reposer sur la vôtre. Mais comment faire sans plus de cœur dans la poitrine ? sans cœur je ne puis plus aller. Quoique j'en aie d'aimer malgré moi, trouvez moyen de ce que j'ai à faire.

Donna, si trizzi d'oru ncannolati,

E sa facciuzza bedda cchi teniti,

Meriterrianu d'essere adurnati

De petri prezziusi e calamiti.

La sira, doppu cchi vui vi curcati,

La luna fa la ninna e vui dormiti ;

E la mattina, quandu vi levati,

Li raggi de lu sule tratteniti.

Madame, les tresses d'or cannelées et le beau visage que vous avez mériteraient d'être ornés de pierres précieuses et d'aimants. Le soir, quand vous vous couchez, la lune vous berce et vous dormez ; et le matin, quand vous vous levez, c'est vous qui entretenez les rayons du soleil.

Ni nde facisti, donna bgrata, assai,

Ma ntempu voze Diu ma mi nd'addugnu.

Tu ti cridivi ca ligatu m'ai

E mi tenivi strettu, intru nu pugnu :

Ma lu velu de l'occhi mi squarsini

E de tia tuttu liberaty sugnu.

Si comu pacciu na vota t'amai,

Mo mancu na penseri chiù ti dugnu.

Femme ingrate, tu m'en as trop fait, mais Dieu a voulu que je ne m'y livre qu'un temps. Tu croyais m'avoir lié et me tenir serré dans ton poing. Mais j'ai déchiré le voile de mes yeux, et de toi je suis maintenant entièrement délivré. De même qu'une fois je t'ai aimé comme un fou, maintenant je ne te donne plus une seule pensée.

Voici maintenant les plaintes d'une amante délaissée :

Ngratu, ti vosi bene e t'adurai,

E cchiù de l'occhi mei caru ti tinni.

Cchi non fici ppe tia, cchi non oprai ?

Quale gustu ceroasti e non t'ottinni ?

Quanta peni ppe tia non supportai ?

Quale turmentu fu cchi non sustinni ?

E me, ppe premiu de tutti sti guai,

Atru ti gode, ed eu panels divinni.

Ingrat, je t'ai aimé, je t'ai adoré, je t'ai eu pour plus cher que mes propres yeux. Que n'ai-je pas fait, que, n'ai-je pas accompli pour toi ? Quelle volupté as-tu cherchée, que je ne t'ai pas procurée ? Combien de peines n'ai-je pas supportées pour toi ? Quel tourment y a-t-il eu que je n'ai pas soutenu ? Et maintenant, pâtir prix de toutes ces souffrances ; c'est une autre qui joint de toi, et moi je suis devenue folle.

En rentrant en ville, je m'arrête devant la boutique d'un orfèvre à regarder son travail. Le procédé tout particulier qu'il emploie, hors d'usage dans nos pays, est celui qu'on appelle ici lavoro a sfoglia ; il m'intéresse vivement comme une tradition de l'antiquité. Ce genre de travail sert à produire ces bijoux légers et peu coûteux, composés de minces feuilles d'or estampées, dont se parent les contadine. On en trouve fréquemment d'analogues dans les tombeaux de l'époque hellénique, et les archéologues les ont trouvés si fragiles qu'ils ont généralement pensé qu'on les fabriquait exprès pour l'usage funéraire, et non pour etre portés dans la vie.

Voici comment procède l'orfèvre. Il a devant lui une plaque de pierre au grain serré, habituellement d'ardoise (lavagna), dans laquelle il a gravé en creux le plus finement qu'il a pu la forme de l'objet qu'il doit exécuter, comme elle serait dans une des moitiés d'un moule de deux pièces juxtaposées où il voudrait jeter le bijou en fonte. Il place alors sur cette plaque de pierre une feuille ou plutôt une lame mince d'or ou d'argent, à laquelle il superpose une lame de plomb, double d'épaisseur. Ceci fait, il frappe vigoureusement avec un marteau de bois, de manière à faire pénétrer la double lame de métal, souple et ductile, dans le creux où elle s'estampe. Ceci fait, il n'a plus qu'à séparer la feuille d'or du plomb qui la doublait, et après avoir produit deux exemplaires du même estampage, il obtient son bijou complet en deux pièces, qu'il ne lui reste qu'à souder par les bords en remplissant leur creux d'une pâte qui donne quelque consistance à la pellicule métallique et l'empêche de s'écraser au premier contact.

En Égypte, en Assyrie, parmi les débris de la Mycènes achéenne des Pélopides, et aussi dans les ruines des villes helléniques et gréco-romaines, comme tout récemment à Ruvo, l'on a fréquemment découvert des plaques de pierre schisteuse, exactement pareilles à celles dont se servent les orfèvres du Napolitain pour travailler a sfoglia et présentant de même des formes de bijoux en creux. On les a souvent considérées comme ayant dû servir de moules pour la fonte, bien que leur matière y fût peu apte et que surtout on n'y trouvât pas les canaux indispensables par où le métal en fusion aurait pu pénétrer dans le creux, entre les deux pièces semblables qu'il eût fallu joindre pour former un moule. Le procédé qui s'est maintenu par tradition dans le midi de l'Italie, et que j'ai vu mettre en œuvre sous mes yeux à Catanzaro, en explique seul la véritable destination.

 

VI

M. l'avocat Bona nous conduit en voiture au Campo-Santo, situé sur une hauteur qui domine la ville de quelque distance du côté du nord. Depuis que le gouvernement italien, par une très sage mesure d'hygiène que l'Italie a été l'une des dernières en Europe à mettre en pratique, a interdit la sépulture dans les églises, toutes les villes italiennes se sont étudiées à se créer des cimetières monumentaux. Ç'a été depuis un certain nombre d'années leur principal luxe. Le mode de sépulture adopté de préférence dans ce pays, prête à faire des cimetières des monuments. Au lieu de déposer les corps dans la terre, comme on le fait chez nous, on établit d'immenses cloîtres, entourés de portiques, dont la muraille massive est percée de nombreux loculi superposés, à la façon de ceux des Catacombes. C'est là que l'on place les morts, absolument comme dans des tiroirs de commode, fermant leur niche avec une dalle qui porte l'épitaphe. Un jardin occupe le centre du cloître, d'autres le plus souvent l'environnent, et c'est là qu'au milieu des arbustes et des fleurs ceux qui, ne se contentant pas des places ordinaires du cimetière, acquièrent un terrain pour se faire un caveau de famille, établissent leurs monuments funéraires. Partout on a choisi la situation la plus pittoresque pour y établir le Campo-Santo et les terrasses de ses jardins. C'est incontestablement dans la conception de ces cimetières monumentaux que l'architecture italienne moderne s'est montrée le plus originale et le mieux inspirée. C'est quelque chose de vraiment propre à l'Italie, et il en est, comme celui de Messine, qui sont des créations tout à fait grandioses. Aussi chaque ville est-elle fière outre mesure de son Campo-Santo ; c'est là que tout d'abord on propose à l'étranger de le mener. Comme les cimetières turcs, le cimetière dans une ville d'Italie est un des lieux de promenade favoris des habitants. Tout est cherché, d'ailleurs, pour y éviter les impressions tristes et éloigner les idées de deuil ; on s'étudie à donner au champ des morts un aspect joyeux. C'est surtout une profusion de fleurs, et le gardien qui vous y guide, tout en marchant, en cueille un bouquet, qu'il offre galamment aux dames à la sortie ; c'est sa façon de demander la mancia.

Le Campo-Santo de Catanzaro est dans des proportions assez modestes, si on le compare à ceux de villes de la même population dans le nord de l'Italie et dans la Toscane, à ceux, par exemple, de Vicence et de Sienne. Mais c'est un des plus admirablement placés de toute la péninsule, et je ne connais guère que celui de Messine, avec son merveilleux panorama du détroit et du massif calabrais de l'Aspromonte, qui puisse rivaliser avec lui sous ce rapport. Son enceinte, accompagnée de quelques chapelles de familles éparses à l'entour, a été établie sur un petit plateau rocheux qui présente d'un côté une pente rapide, descendant par étages vers la ville, de l'autre des escarpements abrupts et profonds, qui le séparent des hautes montagnes par lesquelles il est dominé au nord. La vue qu'on a de là est très étendue et incomparablement belle. C'est celle que je conseille au voyageur de réserver pour la dernière, afin de couronner sa visite à Catanzaro par une impression solennelle et vraiment ineffaçable de cette nature grandiose. Que l'on se tourne vers l'ouest ou vers l'est, on a devant ses yeux cinq ou six plans successifs de montagnes, qui, séparés par des vallées, courent parallèlement vers la mer, où ils se terminent brusquement. L'aspect varié de leurs croupes offre les plus heureux contrastes ; les unes sont entièrement boisées, et commencent à se teindre des tons roux et jaunissants de l'automne, auxquels se mêle la verdure noire et perpétuelle des yeuses et la chevelure d'un vert mat des pins ; sur d'autres les bruyères en fleurs étendent un manteau violet ; d'autres enfin sont absolument dénudées et n'offrent aux regards que des roches d'un brun doré qui semblent grillées et comme calcinées, ou des landes de pierres grisâtres que des buissons clairsemés de chênes kermès persillent d'une verdure maigre et rabougrie, de véritables guarrigues pareilles à celles de la Provence. Le même contraste de grands bois, de bruyères et de parties dénudées, diversifie à l'infini l'aspect du massif gigantesque des hautes montagnes, sillonnées de profondes coupures, de gorges sauvages et désolées, et garnies tout en haut de grandes forêts de sapins que surmontent encore des crêtes nues. C'est là ce qui ferme l'horizon du côté du septentrion, tandis que dans la direction opposée, par delà les ondulations violentes du terrain, la ville et la vallée qui s'ouvre devant elle, l'œil suit la courbure des côtes du golfe de Squillace et se repose sur le miroir étincelant de la mer, s'étendant à perte de vue. Autour de nous les fleurs du renouveau automnal couvrent le sol. Ce sont des parterres de seilles dans les endroits découverts, des tapis de cyclamens roses sur les revers des fossés ; les colchiques violettes diaprent les fonds herbus, les gentianes bleues et jaunes le gazon ras qui revêt l'esplanade de rochers autour du cimetière. La brise nous apporte des bouffées parfumées de lavande et de thym, et par moments l'odeur résineuse des lentisques et des pins. Des essaims d'abeilles voltigent en bourdonnant autour des buissons. Les alouettes et les chardonnerets s'élèvent dans les airs en chantant joyeusement, tandis que les tourterelles, dans le creux des rochers, prolongent leurs roucoulements, si doux et si tristes en même temps. Du fond des ravins monte vers nous le bruit des clochettes des troupeaux et les bêlements par lesquels les agneaux et leurs mères s'appellent et se répondent. Des chèvres noires s'accrochent aux escarpements des précipices, grimpant et broutant là où aucun autre animal ne pourrait les suivre. Des bergers passent auprès de nous avec leurs grands chiens blancs, occupés à rassembler leur troupeau avant la nuit. Leur tournure est superbe et remplirait de joie le cœur d'un peintre. L'un d'eux tient dans ses bras deux petits agneaux qui viennent de naître, un autre porte sur ses épaules une brebis fatiguée, exactement de la même manière que le Bon Pasteur des peintures des Catacombes. Sur les sentiers lointains, des femmes s'en vont, portant des fardeaux sur leurs têtes avec l'harmonieuse attitude et la fière allure de canéphores antiques. C'est un de ces tableaux qui se gravent à jamais dans la mémoire, et l'heure où nous le contemplons, cette heure où l'approche du soir fait descendre les grandes ombres des montagnes, ajoute encore à son inoubliable majesté.

On nous montre un tombeau de famille qu'un particulier a fait faire récemment et qui, au-dessus de la chapelle, offre une loggia ouverte sur la vue de la mer, afin que les morts puissent la nuit, quand aucun témoin indiscret ne les regarde, venir y prendre le frais et contempler encore cette idéale perspective aux rayons de la lune. C'est bien une idée calabraise. Il y a ici, chez ceux qui sont/ en état de réfléchir aux solennelles questions des destinées de la vie future, une tendance tout à fait à part à un mysticisme bizarre et mal défini, qui chez les uns s'allie aux croyances chrétiennes, chez les autres, après la ruine de ces croyances, tourne à un panthéisme naturellement imprégné de poésie et à des idées de métempsychose qui semblent un legs de l'école de Pythagore, ayant traversé les siècles. J'ai connu un honorable habitant de Catanzaro qui ne veut plus s'éloigner de cette ville depuis qu'il y a perdu une femme adorée. Il veut être sûr d'être déposé à côté d'elle dans la tombe où repose déjà sa dépouille et sur laquelle il entretient soigneusement un parterre. Il compte, en effet, me disait-il lui-même, renaître ainsi avec elle dans une même fleur avant de se fondre définitivement dans le grand Tout.

Nous rentrons en ville et M. l'avocat Bona nous emmène à sa maison pour voir de là le coucher du soleil. On y est, en effet, aux premières loges pour ce spectacle. Cette modeste maison, toute remplie de fleurs et d'oiseaux, est comme suspendue au-dessus de la falaise à pic qui surplombe la vallée à l'ouest de la ville. Je m'y crois un moment revenu dans un des couvents des Météores de Thessalie. Sur quelques ressauts de rocher, formant d'étroites terrasses, le propriétaire a établi un petit jardin d'où l'on a la plus vaste et la plus éblouissante vue de montagnes, un vrai jardin de poète. Nous y admirons un coucher de soleil d'Orient, de ceux que définit si bien le langage populaire des Hellènes modernes quand il emploie la locution le soleil règne, ό ήλιος βασιλεύει, pour dire qu'il se couche. Son disque, dont les regards peuvent à peine supporter l'éclat, semble reposer sur la cime de la grande chaîne de l'Apennin, qu'enveloppe un nuage d'or. La première ligne de sommets, plus bas, devant nous, se teint d'un bleu profond, et la vallée béante en précipice à nos pieds est noyée dans l'ombre transparente du soir. Sur la gauche, la mer, qu'on distingue à l'extrême horizon, a l'aspect d'une nappe de plomb fondu. Les derniers rayons du soleil, pareils à des flèches de feu, viennent frapper les objets qui nous entourent, revêtant d'un reflet rose les rochers et les murailles blanchies à la chaux des maisons. Mais le soleil a achevé de disparaitre derrière l'Apennin. La coloration de la longue crête des montagnes change ; elle est d'abord d'un violet pareil à celui de la pourpre tyrienne, qui passe ensuite à l'indigo, tandis qu'au-dessus tout l'occident du ciel est d'un jaune orangé d'une intensité singulière. En bas l'ombre devient plus opaque ; c'est déjà la nuit qui règne dans la vallée. Il y a là une de ces oppositions tranchées de couleurs qui sont fréquentes dans les mille jeux de lumière de la nature des contrées méridionales, mais qu'aucun peintre n'oserait transporter sur la toile, car on crierait aussitôt à l'invraisemblance. Peu à peu la teinte du ciel s'atténue et prend, à l'endroit même où le soleil s'est couché, la pâleur du crépuscule ; les montagnes s'obscurcissent ; la nuit envahit tout le paysage et les premières étoiles commencent à scintiller encore faiblement au-dessus de nos têtes. Un silence profond est répandu partout ; la nature entière semble s'endormir. Puis, au milieu de ce silence, les cloches de la ville se mettant à tinter, en sonnant l'Angelus du soir.

Era già l'ora che volge 'l disio

A' naviganti, e 'ntenerisce il cuore

Lo di c'han detto a'dolci amici addio :

E che lo nuovo peregrin d'amore

Punge, se ode squilla di lontano,

Che paja'l giorno pianger che si muore.

 

 

 



[1] Je ne tiens aucun compte de certains faits allégués par plusieurs historiens calabrais modernes : une prise de Catanzaro par les Sarrasins en 906 ; sa reprise par les chrétiens insurgés de Calabre en 921 ; la rescousse des musulmans conduits par Olcbec ou Usbec (!), chef de leur établissement de Squillace, qui auraient reconquis la ville en 922 ; l'élection d'un certain Michel (!) comme saclabius (!!) ou chef des Sarrasins de Calabre, dont cette ville aurait été le théâtre en 924 ; enfin sa délivrance définitive des musulmans, en 934, à la suite d'un soulèvement des Calabrais chrétiens. Tous ces faits, qui portent en eux-mêmes la marque évidente de leur non-authenticité, découlent exclusivement de la fausse Chronique de Calabre, forgée par Pratilli, et des interpolations éhontées du même à la Chronique de la Cava. Ce sont des inventions misérables, qui ne doivent pas usurper dans l'histoire une place qu'elles ne méritent pas.

[2] C'est à tort que Giannone place le siège de la rébellion d'Abagilard à Sanseverino, près de Salerne, au lieu de le mettre à Santa-Severina de Calabre.

[3] Le vieux château de Taverna garda jusqu'au XVIe siècle le nom de Castel Bajulardo, qui conservait, sous une forme légèrement altérée, le souvenir d'Abagilard.

[4] J'ai trouvé depuis ces chansons recueillies, avec d'autres, par M. Marincola-Pistoja, dans le journal Il Calabro de 1874.