LES PREMIÈRES CIVILISATIONS

TOME PREMIER. — ARCHÉOLOGIE PRÉHISTORIQUE. – ÉGYPTE

II. — ÉGYPTE

 

L'ANTIQUITÉ ÉGYPTIENNE A L'EXPOSITION UNIVERSELLE DE 1867.

 

 

L'antiquité tient une grande place à l'Exposition universelle. Soit dans les salles de l'Histoire du travail, soit dans les baraques du parc, elle est largement représentée. L'étude de celles de ses œuvres qui s'y trouvent ne pouvait être négligée par la Gazette des Beaux-Arts[1], surtout celle des antiquités égyptiennes, qui font si brillante figure au Champ-de-Mars, grâce à la générosité scientifique avec laquelle le vice-roi a consenti à laisser venir à Paris pour cette occasion les plus rares morceaux du musée de Boulaq, lesquels sont exposés dans un temple élevé, sous la direction de M. Mariette, d'après les principes de l'architecture pharaonique.

Il m'a paru qu'il ne fallait pas ici me borner à un coup d'œil sommaire sur les monuments que M. Mariette a transportés à Paris. On n'a pas jusqu'à présent encore parlé de l'Égypte aux lecteurs de ce recueil, et pourtant c'est un sujet bien digne de toute leur attention. L'exhibition des monuments du musée de Boulaq dans le parc du Champ-de-Mars est une occasion toute naturelle, ou si l'on veut un prétexte suffisant, pour entretenir nos lecteurs des antiquités égyptiennes, pour leur résumer les prodigieuses découvertes de la science moderne sur ce qu'a été la vieille Égypte, sa civilisation, son histoire, ses phases diverses d'éclat et de décadence. Cette idée a été, du reste, aussi celle de M. Mariette, qui fait vendre, en guise de catalogue, à la porte de son exposition, un excellent précis de l'histoire d'Égypte, auquel nous ferons de nombreux emprunts[2]. Mais notre objet ici n'est pas le même que le sien ; nous n'avons pas la prétention de donner un résumé suffisant au point de vue historique du passé si prodigieusement reculé de la terre des pharaons. En commençant par esquisser quelques-uns des traits les plus saillants des grandes époques de ses annales, c'est exclusivement dans leurs rapports avec l'histoire de l'art que nous les considérerons.

Il y a cinquante ans, tout était ténèbres et mystère en ce qui regardait l'Égypte. Aujourd'hui l'on connaît dans tous les détails de sa vie et de son organisation la terre des pharaons, même aux époques les plus prodigieusement reculées de son existence, bien mieux et plus complètement que l'Athènes de Périclès, la Rome d'Auguste, ou même la Florence du XVe siècle. Cette révélation subite et sans réserve d'un monde tout entier, oublié depuis vingt siècles, est la merveille des sciences historiques et de la critique de notre siècle. Elle n'a de comparable que la reconstitution par le génie de Cuvier des espèces éteintes qui peuplaient le globe au temps des périodes géologiques antédiluviennes.

Malheureusement la connaissance n'en est pas assez généralement répandue dans le public ; elle n'est guère encore sortie du cercle des savants de profession. Les gens du monde et les artistes n'en savent rien pour la plupart. S'il est pourtant un pays où l'ignorance en pareille matière ne devrait pas être permise, c'est sans contredit notre France. C'est un Français dont la main hardie et féconde, en pénétrant le mystère des hiéroglyphes, a déchiré le voile qui cachait l'antique Égypte. La découverte de Champollion fait partie du patrimoine de nos gloires nationales. Et encore aujourd'hui, malgré les efforts de l'Allemagne et de l'Angleterre pour nous ravir cette primauté, c'est la France qui  tient le premier rang dans la carrière de l'égyptologie, grâce aux travaux de M. le vicomte de Rongé et aux belles explorations de M. Mariette.

 

I

La population de l'Égypte appartenait à la race de Cham, comme celle de la Phénicie, et était venue de l'Asie s'établir dans la vallée du Nil, par la route du désert de la Syrie. C'est là un fait désormais acquis d'une manière certaine à la science, et qui confirme pleinement les données de Moïse. Quant à l'opinion, généralement admise autrefois, que le peuple égyptien appartenait à une race africaine dont le premier centre de civilisation aurait été à Méroé et qui aurait graduellement descendu les bords du Nil jusqu'à la mer, elle ne saurait plus se soutenir aujourd'hui, excepté en la réduisant à ces termes que la race civilisée qui vint d'Asie dans la vallée du Nil y dut trouver une population africaine antérieure encore dans un état tout à fait barbare, à laquelle elle se superposa, mais dont le sang se mêla dans une certaine proportion à celui des nouveaux venus. Nous savons, en effet, par les monuments, que le plus ancien centre de civilisation en Égypte a été dans la région autour de Memphis, dans l'Égypte inférieure et moyenne, avant même la fondation de Thèbes, et nous pouvons suivre la marche graduelle de la culture, remontant le Nil dans la direction de l'Éthiopie, en sens exactement inverse à celui que l'on avait d'abord supposé.

Les souvenirs des premiers temps du séjour des fils de Misraïm sur la terre où ils avaient fixé leur demeure sont entièrement perdus dans la nuit des traditions mythiques. C'est l'époque que Manéthon remplit par les dynasties fabuleuses des dieux, des héros et des mânes, que les inscriptions hiéroglyphiques, à plusieurs reprises, appellent le temps des Hor-schesou, c'est-à-dire des serviteurs d'Horus, le dieu national par excellence et le pasteur spécial du peuple égyptien. Arrivèrent-ils avec une civilisation déjà complète, développée pendant leur séjour en Asie et étroitement apparentée à celle des premiers Kouschites de Babylone, ou bien, ayant opéré leur migration dans un état encore peu avancé, se développèrent-ils par leurs propres efforts, indépendamment de toutes les autres nations ? On peut invoquer des arguments spécieux en faveur des deux opinions. Aussi sont-ce là des questions auxquelles la science ne pourra probablement jamais fournir de réponse positive, et sur lesquelles on sera toujours réduit aux conjectures.

Il est du moins certain que, sans recourir même aux légendes de l'épopée mythologique, comme celles qui sont tracées sur les murailles du temple d'Edfou[3], et qui peuvent contenir quelques souvenirs altérés d'ancienne histoire, de vieux conflits de races principalement, l'opinion générale des Égyptiens était que leur civilisation s'était complètement formée pendant la période des Hor-schesou. On attribuait à ces ancêtres légendaires la fondation des principales villes et l'établissement de plusieurs des sanctuaires religieux les plus importants. On prétendait que certains écrits religieux remontaient jusqu'à eux. Les inscriptions du temple de Dendérah parlent d'un plan du temple primitif, tracé sur peau de gazelle au temps des Hor-schesou, qui aurait été retrouvé bien des siècles plus tard. Et ce qui donne une valeur sérieuse à toutes les mentions de documents du même âge que l'on rencontre dans les textes égyptiens des temps pleinement historiques, c'est que ces documents sont toujours indiqués comme tracés sur des peaux et non sur le papyrus ; il y a là une particularité qui s'éloigne des usages des temps postérieurs.

Il subsisté, d'ailleurs, en Égypte, au moins un monument antérieur à la première dynastie, un monument remontant à ces âges où la civilisation des bords du Nil essayait ses premières forces et commençait à vivre. C'est le temple situé à côté du grand Sphinx et déblayé il y a une vingtaine d'années par M. Mariette aux frais du duc de Luynes. Construit en blocs énormes de granit de Syène et d'albâtre oriental, soutenu par des piliers carrés monolithes, ce temple est prodigieux, même à côté des Pyramides. Il n'offre ni une moulure, ni un ornement, ni un hiéroglyphe ; c'est la transition entre les monuments mégalithiques et l'architecture proprement dite. Dans une inscription conservée au musée de Boulaq, le roi Chéops en parle comme d'un édifice dont l'origine se perdait dans la nuit des temps, qui avait été trouvé fortuitement, sous son règne, enfoui par le sable du désert, sous lequel il était oublié depuis de longues générations. De semblables indications d'antiquité sont de nature à épouvanter l'imagination. L'Égypte, et à plus forte raison le reste du monde, ne possède pas un seul monument construit de la main des hommes, et vraiment digne de ce nom, qui puisse y être comparé comme antiquité.

Mais le Sphinx lui-même n'est peut-être pas beaucoup moins ancien. D'après l'inscription à laquelle je viens de faire allusion, il serait antérieur de plusieurs siècles aux grandes Pyramides, dont il semble le gardien mystérieux, et du temps de Chéops il aurait eu déjà besoin de réparations. On sait que c'est un rocher naturel, que l'on a taillé plus ou moins grossièrement en forme de lion, et auquel on a ajouté une tête humaine, construite par assises de pierres énormes. Le Sphinx de Gizeh était l'image du dieu Harmachou, le soleil couché, le soleil infernal qui luit dans la demeure des morts.

Un fait qui paraît bien positif, c'est que la population de l'Égypte se composa d'abord de tribus distinctes, quoique de même origine, qui avaient des existences séparées. Le chapitre X de la Genèse, dont le témoignage n'est pas démenti par les monuments indigènes, en nomme quatre, représentées chacune par un fils de Misraïm. L'histoire de l'Égypte ne commence en réalité qu'au moment où ces diverses populations sont réunies en un seul tout sous le même sceptre, où un pouvoir héréditaire, purement politique et marqué d'une forte empreinte militaire, fonde la monarchie en se substituant à l'autorité théocratique, par laquelle avaient été gouvernées jusque-là les tribus divisées.

L'auteur de cette révolution était originaire de la ville de Thinis (en égyptien Téni), plus tard réunie à Abydos, dans l'Égypte moyenne. Il s'appelait Ménès. Ce fut lui qui fonda la ville de Memphis, où il établit sa capitale, après avoir changé le cours du Nil au moyen de la colossale digue de Qoschéisch, qui subsiste encore aujourd'hui et règle toujours le régime des eaux de la contrée. Son nom a été mentionné par tous les auteurs classiques qui ont parlé de l'Égypte, et le témoignage de ces auteurs est confirmé par les fragments du canon royal en écriture hiératique conservé à Turin, par les listes de rois primitifs découvertes par M. Mariette à Abydos et à Saqqarah, comme par d'autres textes des époques postérieures, où Ménès figure toujours en tant que fondateur de l'empire. Du reste, aucun monument n'est parvenu jusqu'à nous, contemporain de ce prince, dont les descendants formèrent la première dynastie et régnèrent pendant 253 ans. Mais on attribuait au premier successeur de Ménès, nommé Téta (l'Athothis de Manéthon), la construction d'un palais à Memphis et la composition de livres de chirurgie.

La IIe dynastie régna 302 ans ; elle était, elle aussi, originaire de Thinis et sans doute apparentée à la première, dont on ne l'a pas toujours distinguée. Un témoignage formel de Manéthon nous apprend que la grande pyramide à degrés que l'on voit encore à Saqqarah, et que tout indique comme plus ancienne que celles de Gizeh, fut bâtie .par le second roi de cette dynastie, nommé Kékéou, le Céchoüs de Manéthon, celui même par qui fut établi, dit-on, le culte des animaux sacrés, entre autres celui du bœuf Apis, considéré comme une manifestation vivante du dieu Phthah et adoré à Memphis. Il parait l'avoir bâtie pour la sépulture des Apis morts, car la bannière royale du taureau divin est répétée à plusieurs reprises sur la porte basse et étroite, au linteau de calcaire blanc chargé d'hiéroglyphes, aux jambages décorés, d'après un système d'ornementation sans autres exemples, par une alternance de pierres calcaires de petit appareil et de cubes de terre émaillée verte, qui donnait entrée dans les souterrains de cette pyramide. Elle a été enlevée par M. Lepsius, et se trouve maintenant à Berlin.

Nous possédons aussi quelques monuments de sculpture qui datent de la deuxième dynastie ; d'abord le tombeau d'un haut fonctionnaire appelé Thoth-Hotep, que les fouilles de M. Mariette ont découvert dans la nécropole de Saqqarah, dans laquelle se déposaient les morts de la grande cité de Memphis ; puis trois salues debout, en pierre calcaire, représentant un autre fonctionnaire du nom de Sepa et deux de ses fils, statues dont s'enorgueillit le musée du Louvre. Elles y sont exposées au-sommet de l'escalier qui conduit aux salles égyptiennes du premier étage. En les étudiant, on y remarque une rudesse et une indécision de style qui montrent que sous la Ile dynastie l'art égyptien cherchait -encore sa voie et n'était qu'imparfaitement constitué.

Après l'extinction de cette famille, une dynastie originaire de Memphis saisit le pouvoir. Elle compte les premiers conquérants que nous connaissions comme sortis de la terre des pharaons ; sur les rochers du Sinaï l'on a trouvé un bas-relief qui représente le roi Snéfrou, avant-dernier prince de la lue dynastie, domptant les tribus nomades de l'Arabie-Pétrée. Le tombeau d'un des grands officiers de ce roi, nommé Amten, a été découvert à Saqqarah et transporté au musée de Berlin. L'art est plus avancé que dans les œuvres de la ne dynastie, mais cependant il n'a pas encore atteint sa perfection. Les représentations de cette tombe nous font pénétrer dans la vie intime de l'époque où elle fut construite. Elles nous montrent la civilisation égyptienne aussi complètement organisée qu'elle l'était au moment des Perses ou de celle des Macédoniens, avec une physionomie complètement individuelle et toutes les marques d'une longue existence antérieure. Les habitants de la vallée du Nil ont déjà domestiqué toutes les espèces d'animaux utiles à l'homme et même certains mammifères que nous ne connaissons plus qu'à l'état sauvage. Le bœuf, le chien, les palmipèdes leur fournissent le service depuis longtemps, et les soins des éleveurs ont su produire de nombreuses variétés de chacune de ces espèces. La langue égyptienne est complètement formée avec ses caractères propres et séparée des autres idiomes congénères. L'écriture hiéroglyphique se montre à nous dans les monuments des premières dynasties, avec toute la complication qu'elle a conservée jusqu'au dernier jour de son existence ; et une telle complication suppose, avant d'arriver au temps où le phonétisme, c'est-à-dire la peinture des sons, vint s'y joindre aux éléments symbolique et figuratif, deux états successifs, qui, pour se former et se modifier, ont dû réclamer de longs siècles, un premier état purement figuratif et un second état où le symbolisme a étendu et complété ce que l'on pouvait exprimer avec la méthode figurative. Combien de générations et de siècles déjà écoulés faut-il donc supposer avant la date où ont été exécutés des monuments d'une antiquité déjà si surprenante !

Avec la IVe dynastie, memphite comme la IIIe, l'histoire s'éclaircit, et les monuments se multiplient. C'est l'âge de la construction des trois plus grandes pyramides, celles de Gizeh, élevées par les trois rois Khoufou (Chéops), Schafra (Chéphren) et Menkéra (Mycérinus). Chéops fut un roi guerrier ; les bas-reliefs du Sinaï célèbrent ses victoires sur les Bédouins qui harcelaient les colonies d'ouvriers égyptiens établies dans cette contrée pour l'exploitation des mines de cuivre. Mais c'est à sa pyramide qu'il doit d'avoir vu son nom traverser les siècles, assuré de l'immortalité tant qu'il y aura des hommes. Cent mille ouvriers qui se relayaient tous les trois mois furent, dit-on, employés pendant trente ans à construire ce gigantesque monument, dont son orgueil lui avait fait concevoir le plan pour abriter sa dépouille, et qui est demeuré la plus prodigieuse des œuvres humaines, au moins par sa masse. Les travaux étaient d'autant plus difficiles que, les Égyptiens n'ayant à leur disposition que des câbles et des rouleaux, et ne connaissant pas les machines, on devait traîner à force de bras les pierres sur des levées en plan incliné, pour les conduire à la hauteur où l'on voulait les monter. Celle qui servait à mener des carrières de Tourah, sur l'autre rive du Nil, au sommet du plateau des pyramides, les blocs gigantesques du revêtement extérieur, subsiste encore de nos jours ; elle avait été conservée comme formant à elle seule un monument digne de l'admiration des générations futures. Les fosses où l'on brassait le mortier sont aussi demeurées béantes et étonnent par leurs proportions. Les efforts ne durent pas être beaucoup moins grands pour élever les pyramides de Schafra et de Menkéra.

La science de construction que révèlent les pyramides est immense, et n'a jamais été surpassée. Avec tous les progrès des sciences, ce serait, même de nos jours, un problème bien difficile à résoudre que d'arriver, comme les architectes égyptiens de la IVe dynastie, à construire, dans une masse telle que celle des pyramides, des chambres et des couloirs intérieurs qui, malgré les millions de kilogrammes qui pèsent sur eux, conservent, au bout de soixante siècles, toute leur régularité première et n'ont fléchi sur aucun point.

L'époque de la IVe dynastie marque le point culminant de l'histoire primitive de l'Égypte. La splendeur et la richesse intérieure du pays paraissent avoir été immenses sous ces princes, et sont suffisamment 'attestées par leurs prodigieuses constructions. Les limites de la monarchie allaient jusqu'aux cataractes ; la capitale était à Memphis, et le centre de la vie de l'empire demeurait dans ses environs.

Les monuments de la IVe dynastie, qui régna 284 ans, et ceux de la Ve, aussi memphite, qui occupa le trône pendant 258 ans au milieu d'une civilisation non moins florissante, sont très-multipliés. Autour de Memphis, particulièrement à Gizeh et à Saqqarah, la pioche des fouilleurs a rendu à la lumière les hypogées d'un grand nombre de personnages qui tenaient les premiers rangs à la cour des rois de ces deux dynasties. Les plus beaux comme art sont sans contredit ces tombeaux de Ti et de Phtah-Hotep, dont M. Mariette a fait reproduire les peintures dans la salle intérieure du temple qui renferme, au Champ-de-Mars, les plus remarquables morceaux de son musée de Boulaq, apportés en originaux à Paris pour le temps de l'Exposition.

Grâce aux inscriptions de ces hypogées, la science moderne peut reconstituer l'almanach royal de l'Égypte sous Chéops, Chéphren ou Mycérinus. A ces époques si vieilles, la société égyptienne se montre constituée sur un pied tout aristocratique. Il semble que Ménès, en établissant la royauté, ait été le chef d'une révolution pareille à celles qui, à plusieurs reprises dans l'Inde antique, soumirent les Brahmanes à la suprématie absolue des Kchatryas ou guerriers. Dans les monuments des dynasties primitives de l'Égypte, nous voyons le pouvoir concentré dans les mains d'une caste militaire peu nombreuse, d'une aristocratie qui, par certains côtés, a l'air composée de conquérants, et à laquelle le peuple est docilement soumis. Les familles en sont toutes apparentées plus ou moins étroitement à la race royale, grâce aux nombreux enfants qui naissaient dans le harem des souverains. Véritables grands feudataires, les membres de cette aristocratie occupent héréditairement toutes les fonctions élevées de l'ordre militaire et de l'ordre politique, et se transmettent de père en fils le gouvernement des provinces. Ils se sont même, comme toutes les vieilles aristocraties du paganisme, emparés du sacerdoce, dont ils font un monopole entre leurs mains.

Ce sont constamment des scènes de la vie domestique et agricole qui sont représentées sur les parois des tombeaux memphites de la IVe et de la Ve dynastie. A l'aide de ces représentations, nous pénétrons dans tous les secrets de l'existence de féodalité patriarcale que menaient les grands de l'Égypte il y a soixante siècles. Nous visitons les fermes vastes et florissantes éparses dans leurs domaines ; nous connaissons leurs bergeries où les têtes de bétail se comptent par milliers, leurs parcs où des antilopes, des cigognes, des oies de toute sorte d'espèces sont gardées en domesticité. Nous les voyons eux-mêmes dans leurs élégantes demeures, entourés du respect et de l'obéissance de leurs vassaux, j'allais dire de leurs serfs, et les détails que l'on peut glaner dans certains textes sur la condition des paysans autoriseraient cette expression. Nous connaissons les fleurs qu'ils cultivent dans leurs parterres, les troupes de chant et de ballet qu'ils entretiennent dans leurs maisons pour leur divertissement. Les détails les plus minutieux de leur sport nous sont révélés par leurs tombeaux. Ils se montrent à nous passionnés amateurs de chasse et de pêche, deux exercices dont ils trouvaient autant d'occasions qu'ils pouvaient désirer sur les nombreux canaux dont le pays était sillonné dans tous les sens. C'est encore pour le compte des hauts personnages de l'aristocratie que de grandes barques aux voiles carrées, fréquemment figurées dans les hypogées, flottaient sur le Nil, instruments d'un commerce dont tout révèle l'extrême activité.

L'art, dans ces monuments de la pie et de la Ve dynastie, atteint le plus remarquable degré de perfection. Il est tout entier vers le réalisme ; il s'efforce avant tout de rendre la vérité de la nature, sans chercher aucunement à l'idéaliser. Le type des hommes y a quelque chose de plus trapu et de plus rude que dans les œuvres des écoles postérieures ; les proportions relatives des diverses parties du corps y sont moins exactement observées, les saillies musculaires des bras et des jambes rendues avec trop d'exagération. Mais il y a également dans les bas-reliefs des tombes memphites primitives une élégance de composition, une naïveté et une vérité de mouvement, une vie dans toutes les figures, que les lois hiératiques et immuables du canon des proportions firent disparaître plus tard, tandis que sur d'autres points l'art se perfectionnait. Dans ce premier développement, complètement libre, de l'art égyptien, quelque imparfait qu'il fût, il y avait les germes de plus encore que l'Égypte n'a donné dans ses plus brillantes époques. Il y avait la vie, que les entraves sacerdotales éto.uffèrent plus tard. Si les artistes pharaoniques en avaient gardé le secret, alors qu'ils acquirent ces incomparables qualités d'harmonie des proportions et de majesté qu'ils possédèrent à un plus haut degré que personne autre dans le monde, ils auraient été aussi loin que les Grecs ; mille ans avant eux, ils auraient atteint la perfection absolue de l'art. Mais une partie de leurs qualités natives furent éteintes dès le berceau, et ils demeurèrent incomplets, laissant à d'autres la gloire d'atteindre ce point, qui ne sera jamais dépassé.

Un tombeau inachevé du temps de la IVe dynastie, que M. Lepsius a fait transporter au musée de Berlin, nous initie aux secrets les plus intimes de la manière de procéder des artistes égyptiens de ces âges si antiques. Chez aucun autre peuple le système de la division du travail n'a été appliqué de la même manière aux productions des arts. Sur la paroi que l'on voulait décorer, afin d'obtenir des proportions aussi justes que possible, on commençait par tracer légèrement au crayon des lignes régulières, se coupant à angle droit et formant des carrés d'égale dimension. Dans ces carrés, l'artiste qui dirigeait le travail marquait les points où devaient passer les traits principaux des figures. Un de ses aides ou de ses élèves dessinait alors la composition au crayon rouge, et, après ce premier travail, une main plus sûre et plus habile rectifiait le trait et l'arrêtait définitivement au pinceau. C'est seulement alors que commençait l'œuvre des sculpteurs, qui entaillaient la pierre en suivant les contours du dessin tracé sur la muraille, et modelaient en relief dans le creux les figures indiquées d'abord au simple trait.

Dans l'ornementation des portes des hypogées de la IVe dynastie et des sarcophages que l'on y rencontre quelquefois, on remarque un style d'architecture tout particulier et différent de celui qu'offriront les monuments d'époques moins reculées, style qui parait caractéristique de l'âge des pyramides. Dans ce système d'architecture, toute la décoration consiste dans l'agencement de bandes horizontales et verticales étroites à surface convexe. C'est l'imitation de bâtiments construits en bois légers, comme ceux du sycomore et du palmier, les deux arbres principaux de l'Égypte, dont on n'aurait pas même équarri les troncs pour les employer. De même, le plus souvent, dans ces tombeaux, la chambre sépulcrale est couverte par des poutres de pierre arrondie de manière à reproduire l'aspect de troncs de palmiers. Ainsi, les Égyptiens n'avaient pas commencé, comme on l'a cru si longtemps, par mener la vie de troglodytes. Leurs plus anciens édifices ont été des constructions de bois élevées dans le milieu de la vallée du Nil ; et, dans les premiers hypogées qu'ils ont creusés aux flancs de la chaîne Arabique et de la chaîne Libyque, ils ont copié le style et la disposition de ces constructions légères, dont le type est toujours demeuré celui de leurs habitations.

Mais nous n'avons pas seulement des monuments de ces âges auxquels on croirait volontiers que l'humanité tout entière aurait dû être encore dans un état de complète barbarie. Sous le climat miraculeusement conservateur de l'Égypte, de fragiles feuillets de papyrus ont traversé plus de cinquante siècles et sont parvenus intacts jusqu'à nous. Le cabinet des médailles de la Bibliothèque nationale possède un livre daté de la fin de la Ve dynastie, non pas pour la composition, qui est peut-être encore antérieure, mais pour la transcription. Quel peuple pourrait prétendre à cette antiquité littéraire ? La Bible elle-même est toute récente à côté d'un pareil livre. C'est une sorte de code de civilité puérile et honnête, un traité de- morale toute positive et pratique, apprenant la manière de se guider dans le monde, qui ne s'élève pas jusqu'à une sphère plus haute que les livres de Confucius. On parle beaucoup aujourd'hui de morale indépendante. Nous engageons les adeptes de ce beau système à méditer le vieux livre égyptien. Ce sont juste les préceptes qu'il leur faut. Ils n'y trouveront aucune trace de cette doctrine chrétienne du renoncement et du sacrifice qui leur paraît si déplorable, mais seulement des règles pour respecter l'ordre établi de police sociale et pour faire rapidement son chemin dans le monde, sans gêner aucune de ses passions, ou, comme disent les partisans du système, aucun des instincts de la nature. La base première de la morale et du bon ordre, pour le prince Phtah-Hotep, est l'obéissance filiale, étendue aux rapports avec le gouvernement, qu'il considère comme investi d'une véritable autorité paternelle. La récompense de la sagesse est placée ici-bas ; c'est une longue vie et la faveur du prince. Le fils docile sera heureux par suite de son obéissance ; il vieillira, il parviendra à la faveur. L'auteur se cite lui-même en exemple : Je suis devenu ainsi un ancien de la terre ; j'ai parcouru cent dix ans de vie avec la faveur du roi et l'approbation des anciens, en remplissant mon devoir envers le roi dans le lieu de sa faveur.

Avec la VIe dynastie se termine la période historique à laquelle on a donné le nom d'ancien empire. Sous les cinq premières familles royales, la paix intérieure du pays semble avoir été complète ; les grands feudataires demeuraient disciplinés ; le pays avait supporté sans révolte l'oppression et le travail auxquels l'avait condamné l'orgueil des constructeurs des pyramides. Sous la vie dynastie, nous voyons apparaître les premiers troubles civils. Le commencement de la domination des princes de cette famille paraît avoir été paisible. Un d'entre eux, Apappus ou Phiops (Pépi-Mérira), présente le phénomène, unique dans l'histoire, d'un règne séculaire, règne qui ne fut pas sans gloire, car on en a des monuments qui relatent des victoires sur les nègres du haut Nil et sur les tribus nomades qui infestaient la frontière de l'Égypte, du côté de l'Asie. Mais c'est sous ce règne si long qu'un usurpateur, nommé Achthoès, lève à Héracléopolis, dans l'Égypte moyenne, l'étendard de la révolte, et, séparant plusieurs provinces de la monarchie, se crée un État particulier. En vain, après la mort de Phiops, la reine Nitocris, la belle aux joues roses, dont Manéthon et Hérodote vantent la sagesse comme la beauté, essaie de lutter contre l'esprit de révolution qui gagne jusqu'à la capitale. Elle périt à la tâche, et l'Égypte demeure pour près de trois siècles scindée en deux royaumes, dont l'un comprenait le Delta et l'autre le cours supérieur du Nil. La IXe et la Xe dynastie de Manéthon règnent sur le Delta, et la vine et la me sur la haute Égypte.

L'art primitif avait atteint son apogée sous la VIe dynastie. C'est dans les tombes exécutées alors que l'on trouve ces belles statues élancées, au visage rond, à la bouche souriante, au nez fin, aux épaules larges, aux jambes musculeuses, dont M. Mariette a réuni dans son exposition les plus remarquables spécimens. Mais à dater du moment où l'usurpation d'Achthoès ouvre l'ère des troubles civils, une éclipse subite et jusqu'à présent inexplicable se produit dans la civilisation égyptienne. Pendant trois siècles, nous ne possédons plus aucun monument. L'Égypte semble avoir disparu du rang des nations, et quand ce long sommeil e termine, la civilisation paraît recommencer à nouveau sa carrière, presque sans tradition du passé. M. Mariette, pour expliquer cette interruption subite de la culture égyptienne, ne serait pas éloigné de croire à quelque invasion de barbares dont l'histoire n'aurait pas conservé le souvenir. C'est possible ; mais rien ne prouve un semblable fait. La décadence absolue qui se manifeste alors est seule positive, et la première civilisation de l'Égypte finit avec la vie dynastie pour renaître plus tard.

Le spectacle qu'offre l'Égypte sous l'ancien empire, dit avec pleine raison M. Mariette dans son excellent abrégé de l'histoire de ce pays, est bien digne de fixer l'attention. Quand le reste de la terre est encore plongé dans les ténèbres de la barbarie, quand les nations les plus illustres qui joueront plus tard un rôle si considérable dans les affaires du monde sont encore à l'état sauvage, les rives du Nil nous apparaissent comme nourrissant un peuple sage et policé, et une monarchie puissante, appuyée par une formidable organisation de fonctionnaires et d'employés, règle déjà les destinées de la nation. Dès que nous l'apercevons à l'origine des temps, la civilisation égyptienne se montre ainsi à nous toute formée, et les siècles à venir, si nombreux qu'ils soient, ne lui apprendront presque plus rien. Au contraire, dans une certaine mesure, l'Égypte perdra ; car, à aucune, époque, elle ne bâtira des monuments comme les pyramides.

Les prêtres égyptiens avaient donc bien le droit de dire à Solon, quand il visitait leurs sanctuaires : Grecs, vous n'êtes que des enfants.

 

II

Thèbes n'existait pas encore au temps de l'éclat de l'ancien empire. La ville sainte d'Ammon paraît avoir été fondée, ou du moins avoir commencé à devenir une cité de premier ordre, pendant la période d'anarchie et d'obscurité qui succéda, comme nous venons de le dire, à la vie dynastie. Elle fut le berceau de la renaissance qui produisit la nouvelle floraison de la monarchie et de la civilisation égyptiennes que l'on a pris l'habitude de désigner sous le nom de moyen empire, et qui est en effet comme le moyen âge de la vieille Égypte, un moyen âge antérieur à toute autre histoire.

C'est de Thèbes que sortirent les six rois de la XIe dynastie, appelés alternativement Entef et Mentouhotep, qui luttèrent énergiquement contre les séparatistes du Delta, peut-être contre des conquérants étrangers, et finirent par reconquérir toute l'Égypte. Ici nous citerons encore une fois les judicieuses observations de M. Mariette : Quand, avec la XIe dynastie, on voit l'Égypte se réveiller de son long sommeil, les anciennes traditions sont oubliées. Les noms propres usités dans les anciennes familles, les titres donnés aux fonctionnaires, l'écriture elle-même, et jusqu'à la religion, tout en elle semble nouveau. Thinis, Éléphantine, Memphis, ne sont plus les capitales choisies : c'est Thèbes qui, pour la première fois, devient le siège de la puissance souveraine. L'Égypte est en outre dépossédée d'une partie notable de soli territoire, et l'autorité de ses rois légitimes ne s'étend plus au-delà d'un canton limité de la Thébaïde. L'étude des monuments confirme ces vues générales. Ils sont rudes, primitifs, quelquefois grossiers, et, à les voir, on croirait que l'Égypte, sous la XIe dynastie, recommence cette période d'enfance qu'elle avait déjà traversée sous la IIIe.

Une dynastie, probablement apparentée à la famille de ces premiers rois thébains, et originaire de la même ville, leur succède. C'est elle que Manéthon désigne comme la XIIe. Tous les rois de cette dynastie s'appellent Osortasen et Amenemhé. Elle règne pendant 213 ans. Son époque est une époque de prospérité, de paix intérieure et de grandeur au dehors. Les rois de la XIIe dynastie reprennent l'Arabie-Pétrée, perdue pour les Égyptiens pendant le temps des discordes civiles, étendent la suprématie de l'influence égyptienne sur le midi de la Palestine, et soumettent définitivement à l'autorité des pharaons la Nubie, ainsi qu'une partie de l'Éthiopie. Le plus grand d'entre eux, comme guerrier et comme législateur, celui du moins qui laisse dans la postérité les plus vivants souvenirs, est Osortasen III. Des travaux aussi prodigieux que ceux de la IVe dynastie, mais, au moins en partie, plus utiles ; le labyrinthe et le lac Mœris, s'exécutent et perpétueront jusqu'aux siècles les plus reculés la gloire des souverains de cette époque.

Nous venons de parler du lac Mœris ; c'était, de l'aveu de tous les anciens qui l'ont vu, l'une des merveilles de l'Égypte. M. Mariette explique fort bien, en peu de mots, en quoi consistait ce travail, qui prouve à quelle hauteur avait atteint la science des ingénieurs en Égypte au XXXe siècle avant notre ère — loin d'être exagérée, cette indication d'époque est plutôt au-dessous qu'au-dessus de la vérité —, et dont un de nos compatriotes, M. Linant, a reconnu le premier les vestiges. On sait ce qu'est le Nil pour l'Égypte. Si son débordement périodique est insuffisant, une partie du sol n'est pas inondée, et par conséquent reste inculte ; si le fleuve, au contraire, sort avec trop de violence de son lit, il emporte les digues, submerge les villages et bouleverse les terrains qu'il devrait féconder. L'Égypte oscille ainsi perpétuellement entre deux fléaux également redoutables. Frappé de ces inconvénients, un roi de la XIIe dynastie, Amenemhé III, conçut et exécuta un projet gigantesque. Il existe à l'ouest de l'Égypte une oasis de terres cultivables, le Fayoum, perdue au milieu du désert et rattachée par une sorte d'isthme à la contrée qu'arrose le Nil. Au centre de cette oasis s'étend un large plateau dont le niveau général est celui des plaines de l'Égypte ; à l'ouest, au contraire, une dépression considérable de terrain produit une vallée qu'un lac naturel de plus de dix lieues de longueur, le Birket-Qéroun, emplit de ses eaux. C'est au centre du plateau qu'Amenemhé III entreprit de creuser, sur une surface de dix millions de mètres carrés, un autre lac artificiel. La crue du Nil était-elle insuffisante, l'eau était amenée dans le lac et comme emmagasinée pour servir à l'arrosement, non seulement du Fayoum, mais de toute la rive gauche du Nil jusqu'à la mer. Une trop forte inondation menaçait-elle les digues, les vastes réservoirs du lac artificiel restaient ouverts, et quand le lac à son tour débordait, le trop plein des eaux était rejeté par une écluse dans le Birket-Qéroun.

Le temps de la XIIe dynastie est sans contredit une des plus splendides époques de l'histoire égyptienne ; elle marque peut-être l'apogée le plus complet, et le plus florissant épanouissement de la civilisation pharaonique. L'invasion des Pasteurs, survenue quelque temps après, et dont la' rage paraît s'être exercée sur tout ce qui rappelait le souvenir des princes, de cette dynastie, n'en a laissé subsister aucun grand monument. Des constructions officielles des Osortasen et des Amenemhé, il ne reste plus que les deux obélisques d'Héliopolis et du Fayoum, et quelques beaux colosses exhumés dans les fouilles de M. Mariette à Tanis et à Abydos. En revanche, nous avons de magnifiques spécimens de l'état de l'art à cette époque dans une foule de stèles funéraires privées qui remplissent les musées, et dans les célèbres tombeaux de Béni-Hassan, dont les façades offrent ces colonnes protodoriques, si connues des architectes. On peut juger par ces tombeaux que l'architecture de la XIIe dynastie n'avait plus aucun rapport avec celle des âges primitifs. C'est un art tout nouveau, dont les règles seront reprises lorsque, après une seconde éclipse, la culture égyptienne renaîtra encore une fois à l'aurore de la période historique que l'on appelle le nouvel empire. Un des points où se marque le changement des habitudes architectoniques, point dont la vérification est facile dans tous les musées, est la forme des stèles funéraires. Sous l'ancien empire, elles étaient carrées, et le plus souvent imitaient la façade d'un édifice construit en bois non équarris ; à dater de la XIe, et surtout de la XIIe dynastie, ce sont des bas-reliefs généralement arrondis par le sommet.

Ce que nous connaissons le mieux dans l'art de la XIIe dynastie est la sculpture ; elle se montre, dans les œuvres de cette époque, parvenue, à l'abri de la paix publique, à un degré de progrès et de perfection que les plus beaux travaux de la XVIIIe et de la XIXe dynastie ont pu à peine surpasser. La qualité prédominante dans la sculpture de cet âge est la finesse, l'élégance et l'harmonie des proportions. La réalité et la vie de l'école primitive ne se retrouvent déjà plus ; l'art n'a plus la même liberté ; il est déjà soumis aux entraves des règles sacerdotales. Le canon hiératique des proportions est fixé tel qu'il sera repris après l'expulsion des Pasteurs ; il ne reste plus de vestiges de l'art primitif que dans l'énergie et la hardiesse avec laquelle sont encore rendus les muscles des bras et des jambes. Les matières les plus dures et les plus réfractaires sont travaillées avec une délicatesse et un fini d'exécution qui, même dans les œuvres colossales, atteint celui du camée. Mais si la sculpture de la XIIe dynastie est beaucoup plus fine que celle des monuments les plus parfaits de la XVIIIe, elle n'égale pas la grandeur monumentale des productions de cette dernière époque.

Les hypogées si curieux de Béni-Hassan, dont nous venons de parler, sont ceux de grands personnages, investis des plus hautes fonctions de l'État et gouverneurs de provinces, qui menaient la même existence que les grands seigneurs de l'ancien empire, et probablement encore constituaient une aristocratie héréditaire. Un d'entre eux, nommé Améni, prend la parole dans une longue inscription et raconte sa vie. Comme général, il a fait une campagne dans le Soudan, et il a été chargé de protéger les caravanes qui apportaient à Coptos au travers du désert l'or des mines du Djebel-Atoky. Comme gouverneur de province, il résume ainsi son administration : Toutes les terres étaient labourées et ensemencées du nord au sud. Des remercîments me furent adressés de la part de la maison du roi pour le tribut amené en gros bétail. Rien ne fut volé dans mes ateliers. Jamais petit enfant ne fut affligé, jamais veuve ne fut maltraitée par moi. Jamais je n'ai troublé de pêcheur ni entravé de pasteur. Jamais disette n'eut lieu de mon temps, et je ne laissai jamais d'affamé dans les années de mauvaise récolte. J'ai donné également à la veuve et à la femme mariée, et je n'ai pas préféré le grand au petit dans tous les jugements que j'ai rendus.

Presque aussitôt après la XIIe dynastie recommencent les divisions intestines. La XIIIe dynastie, de soixante rois thébains s'appelant presque tous Sévekhotep et Néferhotep, et ne différant que par leurs prénoms, débute par posséder toute l'Égypte. Elle en étend même les frontières, car on a trouvé des colosses de princes de cette dynastie à la fois dans les ruines de Tanis, à l'extrémité nord-est de l'Égypte, et dans l'île d'Argo, près de Dongolah. Une inscription de ce temps, gravée sur un rocher à El-Hammamat, station de la route qui conduit au port de Qosséir, sur la mer Rouge, parle d'un grand commerce de pierres précieuses qui se faisait alors avec l'Arabie méridionale, et montre l'influence égyptienne régnant sans partage sur cette dernière contrée. Mais au bout d'un certain temps, la mie dynastie voit s'élever contre elle dans la basse Égypte une famille originaire de Xoïs, que Manéthon compte comme la XIVe race.

C'est alors qu'une catastrophe terrible, la plus grande et la plus durable qu'enregistrent les annales égyptiennes, vint une seconde fois interrompre la marche de la civilisation sur les bords du Nil, et rayer pendant quelque temps l'Égypte du rang des nations.

Profitant de l'antagonisme entre la maison royale de Thèbes et celle de Xoïs, ainsi que de l'anarchie qui nécessairement en résultait, les tribus nomades de l'Arabie et de la Syrie, au premier rang desquelles étaient les Khétas des monuments pharaoniques, les Héthéens de la Bible, qu'Abraham trouvait peu après établis dans la terre de Chanaan et auxquels il achetait le lieu de sépulture de sa femme Sarah, mêlées à d'autres peuplades plus lointaines accourues au pillage, et poussées sans doute par les invasions élamites des rois comme le Chodornakhounta et le Chodormabog des textes cunéiformes, et le Chodorlagamar de la Bible, qui dévastaient au même moment le bassin du Tigre et l'Euphrate, envahissent l'Égypte et la soumettent à leur autorité. C'est là ce qu'on appelle l'invasion des Pasteurs, qui termine l'ère du moyen empire. Comme les Tartares dans la Chine, les Pasteurs en Égypte, après un premier moment de rage dévastatrice, se laissent conquérir par la civilisation supérieure de leurs vaincus, et se constituent en dynastie régulière, en adoptant les mœurs égyptiennes. Bientôt, du reste, dans la haute Égypte, où la race était demeurée plus pure, l'élément national se révolte contre le joug étranger, et le pays se trouve de nouveau divisé en deux royaumes, l'un du Sud, purement égyptien, gouverné successivement par les XVe et XVIe dynasties thébaines ; l'autre du Nord, occupé par les Pasteurs, et dont la capitale est à Avaris, le principal sanctuaire à Tanis, deux villes voisines, dans la riche plaine dont l'invasion des eaux de la mer a fait au moyen âge le lac Menzaleh. C'est sous l'un des derniers de ces Pasteurs, nommé Apépi, que Joseph devint ministre, et que la famille de Jacob se fixa sur les bords du Nil. C'était sous un autre roi de la même dynastie qu'Abraham était déjà venu en Égypte, et avait eu avec le pharaon d'origine étrangère les démêlés que raconte le livre de la Genèse.

Le moment où la civilisation égyptienne, d'abord comme anéantie par l'invasion, reprit ainsi le dessus, dans la haute Égypte, sous une forme complètement nationale, dans le Delta, en se mettant au service des dominateurs d'origine barbare, est représenté dans les monuments par un certain nombre de débris importants. La renaissance qui se manifeste à Thèbes, remarque M. Mariette, sur la haute expérience duquel nous aimons toujours à nous appuyer, offre des analogies singulières avec celle qu'on constate au commencement de la XIe dynastie. Les mêmes vases, les mêmes armes, les mêmes meubles se retrouvent dans les tombes. Le type des sarcophages redevient ce qu'il était sous la me dynastie, type tout particulier qui ne se retrouve absolument qu'à ces deux époques. Par allusion à la déesse Iris, qui protège le cadavre de son frère Osiris, auquel le mort est assimilé, en étendant sur lui ses bras armés d'ailes, les cercueils sont couverts d'un système d'ailes peintes en couleurs variées et éclatantes. En, outre, les individus, au moment de la nouvelle renaissance thébaine d'où finit par sortir la délivrance nationale, s'appellent, comme sous la me dynastie, Entef, Améni, Ahmès, Aah-hotep, si bien qu'aujourd'hui l'œil le plus exercé a peine à distinguer entre eux des monuments que plusieurs siècles et une longue invasion séparent.

La découverte des monuments des rois de la dernière dynastie des Pasteurs, de celle que Manéthon enregistre comme la XVIIe, est l'un des plus beaux résultats des fouilles de M. Mariette, le plus important de tous peut-être au point de vue de l'histoire. On ne saurait trop regretter que le savant explorateur des ruines de l'Égypte, en même temps qu'il apportait à l'Exposition universelle les plus belles œuvres de l'art primitif que possède son musée de Boulaq, n'y ait pas joint quelques morceaux de cet âge si curieux, qui n'est représenté dans aucune collection de l'Europe.

C'est à Tanis, dans la partie même du pays où ils avaient fixé la capitale de leur monarchie, dans la ville qui était devenue leur principal centre religieux, et qu'ils avaient dû s'étudier à embellir plus que toutes les autres, c'est à Tanis, dis-je, qu'ont été retrouvés ce que l'on connaît jusqu'à présent de monuments des rois Pasteurs. L'art en est plus beau, le travail plus fin et plus parfait que dans les monuments des dynasties contemporaines de la Thébaïde. Et, en effet, à ce moment l'État que gouvernaient les rois de la race des envahisseurs devait être plus riche et plus paisible que les quelques provinces du Sud qui luttaient péniblement pour secouer leur joug.

Nous y voyons que les Pasteurs avaient fini par devenir de véritables pharaons, qui prenaient les mêmes titres que ceux des anciennes dynasties. Ils avaient embrassé la religion de l'Égypte, faisant entrer de force dans le panthéon leur dieu national Set ou Soutekh, qui finit par y rester définitivement, mais en perdant le premier rang qu'ils lui avaient donné. Leurs mœurs et celles de leurs sujets étaient celles des Égyptiens, mêlées à quelques usages particuliers, en petit nombre, qu'ils avaient apportés de l'Asie.

On n'a, du reste, de l'âge des Pasteurs, que des œuvres de sculpture et pas un seul monument d'architecture. Les morceaux capitaux en sont, d'abord un groupe en granit de la plus splendide exécution, qui représente deux personnages en costume égyptien, mais avec une barbe épaisse et une coiffure en grosses tresses absolument inconnue au vrai sang de Misraïm, tenant leurs mains étendues sur une table d'offrandes chargée de poissons, de fleurs de lotus et d'oiseaux aquatiques, en un mot les diverses productions naturelles des lacs du Delta, puis quatre grands sphinx en diorite, sur lesquels est gravé le nom du roi Apépi, celui même que servit Joseph. Ces derniers, au lieu de la coiffure ordinaire des sphinx égyptiens, ont la tête couverte d'une épaisse crinière de lion, qui leur donne une physionomie tout à fait particulière. Les diverses sculptures de l'époque des Pasteurs représentent, du reste, une race dont le type est radicalement différent de celui des Égyptiens, une race aux traits anguleux, sévères et vivement accentués, aux pommettes en particulier extraordinairement saillantes, une race qui n'est même pas purement sémitique et devait être assez fortement mêlée de ces éléments touraniens que la science révèle aujourd'hui comme ayant tenu une si grande place dans la population de la Chaldée et de la Babylonie. On en peut juger par le moulage en plâtre de la tête d'un des sphinx de Tanis, qui figure dans la collection anthropologique exposée au premier étage de l'okel du parc égyptien.

Pendant quatre cents ans, l'Égypte demeura divisée entre les envahisseurs étrangers et les princes nationaux de la Thébaïde, qui eux-mêmes, durant la presque totalité de cet intervalle, étaient les vassaux des pasteurs. Mais enfin l'élément indigène se sentit assez fort pour se débarrasser des maîtres asiatiques. Une nouvelle dynastie, vaillante et guerrière par excellence, monta sur le trône de Thèbes, et son avènement fut marqué par une guerre de délivrance, qui paraît avoir été longue et terrible, et se continua pendant les règnes de cinq ou six princes au moins, portant presque tous le nom de Tiaaken. Enfin, le dernier de cette série de libérateurs, dont les premiers efforts, racontés dans un papyrus du Musée Britannique, avaient commencé quand Apépi régnait encore à Avaris, le roi Ahmès ou Amosis, alla chercher les Pasteurs jusque dans les marais du Delta, où ils se maintenaient encore, enleva d'assaut leur capitale, et soumit à son autorité tout le pays jusqu'aux frontières de la terre de Chanaan. Le gros de la nation des Pasteurs passa l'isthme et s'enfuit en Asie. Aux autres, Amosis permit de garder, pour les cultiver, une partie des terres dont leurs ancêtres s'étaient emparés. Ils formèrent dans l'Orient de la basse Égypte, dit M. Mariette, une colonie étrangère aux mêmes titres que les Israélites. Seulement ils n'eurent pas d'exode ; et, par une destinée singulière, ce sont eux que nous retrouvons dans ces étrangers aux membres robustes, à la face sévère et allongée, qui peuplent encore aujourd'hui les bords du lac Menzaleh.

 

III

L'expulsion des Pasteurs inaugure le règne de la grande dynastie, que l'on, compte comme la XVIIIe. Ayant rétabli dans son intégrité l'ancien empire des pharaons, Amosis s'occupe de réparer à l'intérieur les désastres de l'invasion ; il reconstruit Memphis, détruite. par les Pasteurs, et partout commence à relever les temples tombés en ruine. L'œuvre de réparation et de renaissance est continuée par ses successeurs immédiats, les premiers Thouthmès et les Aménophis (Amenhotep). Sous ces princes également, l'Égypte rentre dans la voie des conquêtes et porte ses armes en Asie, comme pour y chercher une revanche sur ses envahisseurs. Elle soumet à son autorité tout le pays de Chanaan, et, poussant ses entreprises au-delà du désert de Syrie, elle vient attaquer dans la Mésopotamie les Assyriens, encore imparfaitement constitués, mais déjà cependant maîtres de Ninive et de Babylone et alliés aux Araméens du Nord de la Syrie, que les monuments des bords du Nil appellent Rotennou ou Retennou.

Le plus grand des souverains de cet âge, et peut-être de toutes les annales égyptiennes, est Thouthmès III, qui monte sur le trône après une longue régence, dans laquelle sa sœur Hatasou avait fini par usurper entièrement le pouvoir. Les monuments de ce prince sont nombreux, et d'un admirable style. Sous son règne, l'Égypte se présente à nous comme l'arbitre de tout le monde alors civilisé. La vallée du haut Nil obéit au sceptre des pharaons presque jusqu'à l'Équateur. En même temps, des flottes égyptiennes dominent sur toute la partie orientale de la Méditerranée, jusqu'à l'Archipel grec, et, après des combats sans cesse renouvelés pendant dix-huit ans, Thouthmès soumet à ses armes la presque totalité de l'Asie occidentale, atteignant Ninive en victorieux et percevant des tributs de Babylone. Sous ce règne glorieux, remarque M. Mariette, l'Égypte, Selon l'expression poétique du temps, pose ses frontières où il lui plaît, et son empire s'étend sur l'Abyssinie actuelle, le Soudan, la Nubie, l'Égypte proprement dite, la Syrie, la Mésopotamie, l'Irâk-Arabi, le Kurdistan et l'Arménie. Sa puissance, non plus que sa prospérité intérieure, ne déchoit pas sous les deux règnes suivants, ceux de Thouthmès IV et d'Aménophis III, dont les monuments sont aussi fort nombreux et de l'art le plus remarquable.

Après la mort d'Aménophis III se présente un des épisodes les plus extraordinaires des annales pharaoniques. Aménophis, l'aîné des enfants du roi, succède à son père. Mais ce prince, dont le Louvre possède une statuette d'un merveilleux travail, et dont les traits, sur tous les monuments, portent l'empreinte d'un idiotisme parfaitement caractérisé, se laisse entièrement diriger par l'influence de sa mère, la reine Taïa, qui parait avoir été une personne tout à fait hors ligne, et qui était sortie d'une autre race que celle des Égyptiens. Il entreprend de détruire l'ancienne religion égyptienne pour y substituer le culte d'un dieu unique adoré dans la splendeur du disque solaire, sous le nom d'Aten, que l'on a comparé, non sans raison, à l'Adonaï sémitique. Une persécution en règle sévit dans tout l'empire : les temples des anciens dieux sont fermés, et leurs figures, ainsi que leurs noms, sont, partout effacés des monuments, surtout la figure et le nom d'Ammon. Le roi lui-même change son nom, qui contenait comme composante celui du dieu proscrit, et au lieu d'Amenhotep se fait appeler Chou-en-Aten, ce qui signifie : éclat du disque solaire. Voulant rompre avec toutes les traditions de ses ancêtres, le roi réformateur abandonne Thèbes et se bâtit une capitale dans une autre partie de la Haute Égypte, au lieu appelé aujourd'hui Tell-el-Amarna. Les ruines de cette ville, délaissée après sa mort, nous ont conservé beaucoup de monuments de son règne, d'un art fort avancé, et dans lesquels on remarque comme une circonstance toute particulière la flatterie qui a porté les artistes à donner à tous les Égyptiens les traits ignobles et presque bestiaux de la figure du roi.

Après la mort d'Aménophis IV, l'Égypte demeure désorganisée par ses tentatives de réforme religieuse. Aussi trois personnages, grands officiers de sa cour et maris de ses filles, usurpent successivement et pendant quelque temps se disputent le pouvoir, jusqu'à ce que le fils cadet d'Aménophis III, Har-em-Hébi, rétablisse l'ordre et l'autorité légitime.

Les Hébreux, dont le nombre s'était énormément multiplié depuis près de dix générations qu'ils habitaient l'Égypte, avaient-ils eu une part dans la tentative étrange et bien imparfaite de monothéisme d'Aménophis IV ? On pourrait le supposer. Il y a de curieux rapprochements à faire entre les formes extérieures du culte des Israélites dans le désert et celles que révèlent les monuments de Tell-el-Amarna ; certains meubles sacrés, comme la table des pains de proposition, que le livre de l'Exode décrit dans le Tabernacle, se retrouvent au milieu des objets du culte d'Aten et ne figurent dans les représentations d'aucune autre époque. Mais ce qui est plus significatif encore, c'est que le début de la persécution contre les Hébreux, racontée dans l'Exode, semble avoir coïncidé presque exactement avec le rétablissement de l'autorité royale et l'extinction des usurpateurs. De nombreuses probabilités paraissent démontrer que le Pharaon qui ne connaissait pas Joseph était Séthos Ier (Séti), et quant aux villes de Pithom et de Ramsès, mentionnées par la Bible comme construites par les enfants d'Israël condamnés aux travaux forcés, les monuments égyptiens en parlent à plusieurs reprises, en attestant qu'elles furent élevées par Ramsès II.

Séthos et Ramsès appartenaient à la XIXe dynastie, qui succéda par alliance à la XVIIIe, après la mort de Har-em-Hébi. C'est, du reste, par la lignée féminine que les droits à la couronne se transmirent de l'un à l'autre des trois premiers rois de la nouvelle dynastie. Séthos (Séti) paraît avoir été un simple officier de fortune, descendant peut-être des anciens Pasteurs, qui devint roi par son mariage avec la fille de Ramsès Ier. Aussi son fils Ramsès II fut-il, disent les inscriptions, regardé comme roi dès le ventre de sa mère, et à peine né, les monuments officiels le montrent nominalement associé à son père. Les règnes de ces princes, surtout celui du second Ramsès, le Sésostris des Grecs, furent brillants et tout remplis de faits de guerre. Aucune époque n'a laissé tant et de si immenses monuments dans la vallée du Nil, et tous ces monuments furent bâtis par les myriades de captifs enlevés dans le cours des campagnes continuelles de Séthos et de Ramsès contre les Arabes nomades, Chananéens, les Phéniciens, les Héthéens établis sur les rives de l'Oronte, les Assyriens, les peuples de l'Asie-Mineure, Dardaniens de Troie, Mysiens, Lyciens, les Nègres et les Libyens. Poèmes écrits sur papyrus, inscriptions aussi longues que des poèmes, vastes tableaux historiques sculptés sur les murailles des temples, nous possédons une masse très-considérable de documents sur ces guerres, et on pourra bientôt en raconter les événements jusque dans leurs moindres circonstances.

Le véritable caractère du règne de Sésostris s'y révèle fort différent de ce qu'il est dans les récits des Grecs, auxquels le nombre et le faste de ses monuments avaient fait illusion. Loin que Ramsès ait augmenté l'étendue de l'empire égyptien, fait si grand par Thouthmès III, c'est à peine s'il est parvenu à en conserver le territoire intact. Tout, sous son règne, annonce que la puissance colossale créée par les souverains de la XVIIIe dynastie va bientôt s'écrouler. Au sud, au nord, à l'ouest, dit M. Mariette, tous les peuples que les Thouthmès et les Aménophis avaient domptés se soulevèrent contre leurs anciens maîtres. Le Soudan s'agite, et les murs des temples sont couverts des représentations de toutes les victoires que les vice-rois d'Éthiopie remportent sur ces vassaux révoltés. En même temps, des déserts situés à l'occident du Delta, un flot de nomades aux yeux bleus et aux cheveux blonds (les Libyens), descendus des îles de la Méditerranée sur le continent africain, menace les provinces du nord, et n'est contenu qu'avec de grands efforts par les armées égyptiennes. En Asie, même travail de réaction contre l'Égypte. Là, les Héthéens, peuple belliqueux, qui combat sur des chars, ont formé de nouveau, avec vingt autres peuples, une formidable alliance. Après dix-huit ans de guerre non interrompue contre eux, Ramsès n'arrive à aucun autre résultat qu'un traité qui leur laisse toutes leurs possessions, traité dont le texte est parvenu jusqu'à nous, et dont les conditions sont plus glorieuses pour les Héthéens que pour le pharaon.

Plus on pénètre dans la connaissance intime de son histoire, moins Ramsès II se montre digne du surnom de Grand que lui avaient d'abord décerné les premiers interprètes des monuments de l'Égypte. On en sait maintenant assez sur lui pour pouvoir dire que c'était, en somme, un homme médiocre, enivré de son pouvoir au delà de toute expression, un despote effréné, dévoré d'ambition et fastueux à l'excès, poussant la vanité jusqu'à faire effacer des monuments, partout où il le pouvait, les noms des rois ses prédécesseurs qui les avaient construits, afin d'y substituer le sien propre[4]. Pendant tout son règne il a vécu sur un exploit de sa jeunesse, sur l'audace avec laquelle, âgé d'une vingtaine d'années, au début de ses guerres contre les Héthéens, tombé, avec une très-faible escorte, dans une embuscade des ennemis, il était parvenu à se dégager. C'est ce combat que retracent toujours les grandes sculptures des édifices bâtis sous son règne ; c'est celui que célèbre le fameux poème de Pentaour, si bien traduit par M. de Rougé.

Ce roi-soleil de l'Égypte donna au harem royal un développement qu'il n'avait jamais eu jusqu'alors.

Dans les soixante-sept ans que dura son règne, il eut 170 enfants, dont 69 fils. Se considérant comme au-dessus de toutes les lois morales, il en vint jusqu'à épouser une de ses propres filles !

Le livre de l'Exode traite Ramsès de tyran, à cause des persécutions qu'il fit peser sur les Hébreux. Cette qualification sévère est celle que l'histoire lui infligera lorsqu'elle aura complété son enquête sur son règne. C'est ce que, dès 1829, une intuition historique bien frappante avait révélé à mon père à la vue des monuments de Thèbes. A l'époque de Sésostris, l'art égyptien devient véritablement effrayant, et on sent se renouveler, en contemplant les monuments qu'il a produits, quelque chose de l'impression que font éprouver les pyramides. On a beau se dire que rien n'est mieux exécuté que l'ensemble de ces proportions gigantesques, que pas un chapiteau n'y perd de sa grâce, pas un ornement de sa précision, on croit par instants faire un rêve pénible ; les bornes de l'imagination humaine sont dépassées ; on succombe à une force exagérée comme celle du soleil de ces climats. Ce n'est pas seulement qu'on se sente humilié de l'immensité de ces ouvrages ; mais si la conception en est prodigieuse dans une seule tête, l'exécution ne s'en peut comprendre que par l'asservissement d'un nombre d'hommes tel que la pensée recule et s'épouvante devant le spectacle d'une si monstrueuse violation de la liberté. On voudrait voir s'ébranler, au milieu de ce silence de l'esclavage, une seule opposition, une seule protestation, et l'on ne trouve malgré soi que les images d'une grande nation de castors mue par deux ou trois intelligences... Quelque dépendant des sens que je sois, ce n'est pas assez pour moi d'être étonné par les proportions et charmé par les formes ; je veux que les arts racontent le bien de l'espèce humaine, et c'est pour cela que je les aime. Ici leur langage ne m'a révélé que les efforts de l'orgueil et du despotisme... Cette famille, à mesure qu'on avance dans son histoire, ne paraît plus qu'une pépinière de brillants fléaux de l'humanité.

Ce n'est en effet qu'avec un véritable sentiment d'horreur que l'on peut songer aux milliers de captifs qui durent mourir sous le bâton des gardes-chiourmes, ou bien victimes des fatigues excessives et des privations de toute nature, en élevant en qualité de forçats les gigantesques constructions auxquelles se plaisait l'orgueil insatiable du monarque égyptien. Dans les monuments du règne de Ramsès, il n'y a pas une pierre, pour ainsi dire, qui n'ait coûté une vie humaine. Puis, quand les guerres d'Asie furent terminées, il fallait toujours des captifs pour les constructions. Alors la chasse à l'homme dans les malheureuses populations nègres du Soudan s'organisa sur un pied monstrueux, inconnu aux époques antérieures. Il ne s'agissait plus, comme sous les Thouthmès et les Aménophis, d'étendre de ce côté les frontières de l'empire égyptien pour y englober les pays qui fournissaient l'ivoire et la poudre d'or. Le but principal, et pour ainsi dire unique, était de se procurer des esclaves. Presque chaque année de grandes razzias partaient de la province d'Éthiopie et revenaient traînant après elles des milliers de captifs noirs de tout âge et de tout sexe, chargés de chaînes. Et les principaux épisodes de ces expéditions de négriers étaient sculptés sur les murailles des temples comme des exploits glorieux !

Toutes les tribus étrangères, de race sémitique, que la politique des prédécesseurs de Ramsès avait attirées dans le Delta pour y coloniser les terres conquises sur les eaux, furent soumises à la même oppression, au même régime de corvées et de travaux forcés que les Hébreux. La population rurale indigène et proprement égyptienne n'en fut pas même à l'abri. Le règne d'un despote qui aime la guerre et a la manie de la bâtisse est toujours et par tous pays une effroyable calamité pour le peuple des campagnes. L'Égypte, sous Ramsès II, ne fit pas exception à cette règle constante de l'histoire. Un papyrus du Musée Britannique nous a conservé la correspondance du chef des bibliothécaires de Ramsès, Ameneman, avec son élève et ami Pentaour, l'auteur du poème épique auquel nous faisions allusion tout à l'heure. Une de ces lettres décrit dans les termes suivants l'état des campagnes et les conditions de la vie des cultivateurs : Ne t'es-tu jamais représenté ce qu'est l'existence du paysan qui cultive la terre ? Avant même qu'il n'ait moissonné, les insectes détruisent une portion de sa récolte.... des multitudes de rats sont dans les champs, puis viennent les invasions de sauterelles, les bestiaux qui ravagent sa moisson, les moineaux qui s'abattent en troupes sur les gerbes. S'il néglige de rentrer assez vite ce qu'il a moissonné, les voleurs viennent le lui enlever  son cheval meurt de fatigue en tirant la charrue. Le collecteur des impôts arrive au débarcadère du district ; il a avec lui des agents armés de bâtons, des nègres armés de branches de palmier ; tous disent : Donne-nous de ton blé, et il n'y a pas moyen de repousser leurs extorsions. Puis le malheureux est saisi, lié et envoyé travailler de force aux corvées des canaux ; sa femme est liée, ses enfants sont dépouillés. Et pendant ce temps-là ses voisins sont chacun à son travail.

L'art, chez aucun peuple et à aucune époque, n'a résisté à l'influence dégradante d'un certain degré de despotisme. Les monuments de Ramsès II nous font assister à une décadence radicale de la sculpture égyptienne, qui se précipite avec une incroyable rapidité à mesure qu'on s'avance dans ce long règne. Il débute par des œuvres dignes de toute admiration ; mais bientôt l'oppression universelle, qui pèse sur la contrée comme un joug de fer, tarit la source de la grande inspiration des arts. La sève créatrice semble s'épuiser dans les entreprises gigantesques conçues par un orgueil sans bornes. Une nouvelle génération d'artistes ne vient pas remplacer celle qui s'était formée sous les souverains précédents. A la fin du règne la décadence est complète, et dans les dernières années de Ramsès, ainsi que sous son fils Merenphtah, nous voyons apparaître des œuvres tout à fait barbares, des sculptures de la plus étrange grossièreté.

Le règne de Merenphtah est, du reste, un temps de désastres, préparés par la tyrannie de son père. Les Libyens, unis aux populations pélasgiques des îles et des côtes de la Méditerranée, aux Achéens, aux Tyrrhéniens, aux Sicules et aux Sardones, envahissent l'Égypte par la frontière du nord-ouest, ravagent tout le Delta et poussent jusqu'au delà de Memphis, où ils ne sont vaincus qu'à grand'peine. Cette terrible invasion est à peine domptée, que commencent les désordres et les troubles de toute nature causés par les Israélites, dont l'exode doit être placé vers cette époque et dut être un des épisodes de la période de compétitions et de discordes intestines, qui, débutant dans le cours du règne de Merenphtah, comprend toute la fin de la me dynastie, et ne se termine qu'au moment où Ramsès III inaugure une nouvelle race royale.

Ce prince, constructeur du vaste palais de Médinet-Abou, à Thèbes, fut le dernier des grands rois guerriers de l'Égypte. Mais ses guerres furent uniquement défensives ; comme les Trajan, les Marc-Aurèle et les Septime-Sévère, ses efforts sont consacrés à tenir tête au flot toujours montant des barbares, qui bat de tous les côtés les frontières de l'empire et en présage la ruine prochaine. Les Héthéens, ces constants et formidables antagonistes des pharaons du nouvel empire, — car c'est ainsi qu'on appelle la période historique inaugurée par l'avènement de la XVIIIe dynastie, — réussissent à former contre l'Égypte une nouvelle confédération, qui embrasse jusqu'aux Teucriens de Troie et aux Danens du Péloponnèse ; ils s'allient à la confédération des-peuples pélasgiques, à la tête desquels marchent à ce moment les Philistins, sortis de l'île de Crète, et ceux-ci renouent leur ancienne ligue avec les Libyens. Les provinces soumises au pharaon sont attaquées en même temps à l'est, à l'ouest et au nord. Les Libyens se jettent sur l'occident du Delta, les Héthéens envahissent la Syrie, enfin la flotte des Pélasges vient assaillir les côtes de la Palestine ; on combat à la fois sur terre et sur mer, et les grandes batailles de cette guerre sont représentées sur les pylônes de Médinet-Abou. Ramsès III sort vainqueur de la lutte ; il parvient à préserver l'étendue des domaines de sa couronne ; il repousse les Libyens et bat les Asiatiques en Syrie, tandis que sa flotte détruit celle des Teucriens et des Philistins. Mais sa victoire n'est pas si complète qu'il n'en soit réduit à faire comme ces empereurs romains de la décadence, qui, impuissants à refouler complètement les barbares, leur assignaient des terres dans les provinces de l'empire après les avoir vaincus. De nombreuses tribus libyennes restent fixées dans la basse Égypte, et les Philistins, contraints sans doute par la force des armes à reconnaître la suzeraineté du roi d'Égypte, n'en remplissent pas moins le but principal de leur invasion en s'établissant autour de Gaza et d'Ascalon, où le livre des Juges nous les fait voir si puissants, à peine un siècle plus tard.

Ces luttes contre les étrangers étaient d'ailleurs traversées par des complots politiques, héritage des troubles précédents. On possède une partie du dossier d'un de ces complots, qui avait des ramifications jusque dans le harem royal, et auquel avaient pris part quelques-unes des nombreuses concubines de. Ramsès. Le monarque tenait, à ce qu'il paraît, l'affaire pour bien grave, car, trouvant que les juges n'avaient pas prononcé des peines assez sévères, il transforma, par un acte de sa volonté souveraine, tous leurs jugements en sentences de mort, et les fit eux-mêmes décapiter par mesure administrative, afin d'enseigner le zèle au reste de sa magistrature. Du reste, les agitations intestines du règne de Ramsès III marquent une date très-importante dans nos connaissances actuelles sur l'histoire de l'art, car c'est à ces événements qu'il faut rattacher le plus antique exemple de la caricature politique parvenu jusqu'à nous. Il se trouve dans le papyrus du Musée Britannique où les principaux bas-reliefs à la gloire du roi, sculptés sur les murailles de son palais de Médinet-Abou, sont parodiés en figures d'animaux. Les sujets de guerre deviennent des combats de chats et de rats ; les scènes de harem se passent entre un lion et des gazelles.

A partir de Ramsès III, la chronologie égyptienne prend une certitude presque complète. Une date astronomique, enregistrée dans un calendrier gravé sur les murailles du palais de Médinet-Abou et calculée par l'illustre Biot, fixe l'avènement de ce prince en 1312 avant Jésus-Christ ; en même temps, pour la plupart des règnes postérieurs, les inscriptions découvertes par M. Mariette à Memphis dans la sépulture des bœufs Apis — inscriptions que possède maintenant le Louvre — établissent le nombre d'années, de mois, de jours pendant lesquels chaque prince a occupé le trône.

Dix rois du nom de Ramsès continuèrent pendant un siècle et demi la XXe dynastie, et laissèrent échapper l'une après l'autre toutes les provinces asiatiques dépendant de l'Égypte. C'étaient des princes fainéants, et sous leurs règnes les grands-prêtres d'Ammon à Thèbes, comme les Maires du palais sous les derniers Mérovingiens, s'emparèrent peu à peu de toute l'autorité, puis, s'enhardissant, finirent par ceindre la couronne. Mais leur usurpation ne fut pas admise par tout le pays. Une autre dynastie se dressa en antagonisme contre les prêtres thébains dans le Delta, et comme elle finit par triompher, ce fut naturellement elle.qui, dans les annales postérieures, celles de Manéthon, par exemple, fut inscrite comme la race légitime.

A dater de la défaite des prêtres souverains, la prépondérance de Thèbes cesse définitivement. Toutes les dynasties postérieures sont issues de la basse Égypte et y fixent leur résidence. Ce sont désormais, du reste, de vraies dynasties de mamelouks, comme celles qui gouvernèrent au moyen âge l'Égypte musulmane ; toutes sortent de ces corps de soldats étrangers appartenant principalement au peuple libyen des Maschouasch, les Maxyes d'Hérodote, qu'à partir de ce moment nous voyons former exclusivement la garde des souverains qui règnent sur les bords du Nil. La XXIIe, qui fixe sa capitale à Bubastis et dure de 980 à 810 avant notre ère, est surtout remarquable par son premier roi, Scheschonq, le Schischaq de la Bible, vainqueur de Roboam, qui prit Jérusalem et enleva les trésors du temple. En jetant les yeux sur le tableau généalogique des princes de cette dynastie, on remarque avec étonnement que la plupart ont des appellations sémitiques, qui toutes ont trait à la région des bords du Tigre, limitrophe de la Babylonie et de la Susiane : Scheschonq ou Schouschinq (le Susien), Diglat (nom du fleuve Tigre), Sargon, Nemrod, Ka : rama (la vigne), Nébonasi, etc. C'est un indice décisif sur son origine. Au reste, des textes formels nous apprennent que le père du roi Scheschonq Ier était venu de la Syrie s'établir en Égypte.

Cinq rois de Tanis et de Saïs, formant les XXIIIe et XXIVe dynasties, succèdent aux Bubastites. Le dernier est Bocchoris le législateur, renversé du trône et mis à mort en 715 par une invasion éthiopienne sous la conduite de Sabacon. Pendant vingt-neuf ans les. Éthiopiens dominent sur toute l'Égypte, et forment la XXVe dynastie, composée de trois rois, à qui les monarques assyriens, parvenus alors au point culminant de leur puissance, disputent la suprématie de la vallée du Nil, divisée entre de petits chefs militaires rivaux. Sennachérib, Assarahaddon et Assourbanipal entrent successivement en lutte avec l'Éthiopien Tahraqa, avec des vicissitudes de succès et de revers qui à plusieurs reprises mettent l'Égypte entière entre leurs mains. Thèbes est deux fois mise à sac par les Assyriens dans le cours de ces guerres qui désolent le pays. Mais peu à peu l'on voit grandir la puissance des princes de Saïs, qui prennent le premier rang parmi les chefs du Delta, sortis presque tous des rangs de la garde libyenne des Maschouasch. Une habile politique de bascule entre les deux influences de l'Éthiopie et de l'Assyrie tend à les rendre maîtres de la situation, et ils en viennent à personnifier le réveil de l'esprit d'indépendance nationale. Aussi, en 665, l'un de ces princes de Saïs, Psammétique Ier, dont le père, Néchao, avait été mis à mort comme rebelle par Tahraqa, réussit enfin à supplanter ses rivaux, en même temps qu'à expulser les derniers étrangers, et ouvre la terre des pharaons au commerce des Grecs. Sous ce roi et ses descendants, qui forment la XXVIe dynastie, l'Égypte voit pour quelque temps renaître son antique splendeur ; Amasis conquiert de nouveau l'île de Chypre ; Néchao II rouvre le canal des deux mers, creusé pour la première fois sous la XIXe dynastie, et envoie ses navires faire le tour complet de l'Afrique, à la recherche de voies nouvelles pour le commerce ; les arts ont alors sur les rives du Nil une dernière et brillante floraison. Mais cette prospérité ne dure pas un siècle et demi, et en 527, Cambyse, vainqueur de Psammétique III, réunit l'Égypte à la monarchie perse.

Cent vingt-deux ans après, la basse Égypte, devenue depuis Scheschonq le foyer de la vie nationale, donne au reste du pays le signal de la révolte, et Amyrtée restaure un royaume égyptien. Six rois lui succèdent sur le trône. Mais en 340 finit pour toujours l'autorité des princes indigènes. Artaxerxés Ochus rétablit la domination des Perses, puis vient Alexandre et ensuite les Ptolémées. Ceux-ci rendent pendant trois siècles une grande prospérité à l'Égypte. Grecs à Alexandrie, où ils protègent les arts et la littérature hellénique, ils se montrent complètement Égyptiens dans l'intérieur du pays, qu'ils couvrent de temples, dans les sculptures desquels nous les voyons, vêtus du costume royal des anciens pharaons, offrir leurs adorations à toutes les divinités du vieux panthéon des fils de Misraïm. Ils finissent à leur tour. Auguste arrache l'Égypte à la fameuse Cléopâtre, et depuis ce moment la vallée du Nil, soumise aux empereurs romains jusqu'à la conquête musulmane, cesse définitivement d'avoir une vie propre et une existence nationale. Sa religion et ses arts gardent encore pendant quelque temps leur physionomie à part, immobilisée depuis tant de siècles ; mais ils sont clans l'état de la plus complète décrépitude, et quand Théodose lit fermer les temples de l'Égypte, l'antique civilisation de la terre des pharaons avait déjà, depuis plusieurs générations, rendu le dernier soupir.

 

IV

Transportons-nous maintenant devant le temple de style égyptien qui abrite les chefs-d'œuvre empruntés au musée de Boulaq, et s'élève au milieu des baraques de ce champ de foire que l'on appelle le parc de l'Exposition.

Voici comment M. Mariette rend compte de la pensée qui a présidé à cette construction :

Le temple du parc égyptien est avant tout un musée.

Mais, chemin faisant, nous l'avons utilisé pour essayer de donner au visiteur une idée de ce que fut l'art égyptien à ses trois époques les plus caractéristiques. C'est ainsi que la salie intérieure représente la plus ancienne de ces trois époques, celle qui fut contemporaine des Pyramides. L'art du nouvel empire, celui des Séthos et des Ramsès, a sa place sur les murs extérieurs de la même salle. Enfin, la décoration de la colonnade qui enveloppe l'édicule central est tout entière empruntée au règne des rois grecs successeurs d'Alexandre, c'est-à-dire des Ptolémées.

L'édifice lui-même est donc destiné à compléter les enseignements fournis par les œuvres d'art qu'il renferme, et à faire connaître au public l'architecture de l'antique Égypte en même temps que sa sculpture. Il est donc impossible de séparer complètement le contenu du contenant, et de ne pas dire d'abord quelques mots du temple.

Ici, nous aurons certaines critiques à faire, mais nous espérons que M. Mariette voudra nous les pardonner, puisque lui-même, dans l'intéressante notice qu'il a consacrée à son exposition, prend soin d'indiquer les obstacles qui l'ont empêché de donner  à l'œuvre qu'il dirigeait toute la perfection qu'il eût désirée.

Nous ne lui reprochons cependant pas, comme nous l'avons entendu faire par quelques personnes, de ne pas avoir purement et simplement reproduit un des monuments religieux qui subsistent encore sur le sol de l'Égypte. Aucun n'eût convenu à la destination qu'il voulait donner à son temple. Les uns eussent été trop petits pour contenir le musée, les autres beaucoup trop grands pour l'espace qui lui était parcimonieusement mesuré. Aucun d'ailleurs n'eût bien répondu au programme, si ingénieusement conçu, d'enseignement par les yeux auquel il s'était arrêté. Nous pensons .donc que M. Mariette a eu pleinement raison de vouloir placer sous les regards du public, au lieu de la copie servile de tel ou tel monument déterminé de l'Égypte, un type idéal de l'architecture égyptienne.

Il ne pouvait être question d'imiter sur un terrain de 48 mètres de profondeur un des grands temples égyptiens avec toutes ses dépendances, un de ces édifices immenses dont la terre des pharaons a eu le secret, comme le temple de Karnak, qui mesure 370 mètres de long ; celui d'Edfou, qui a 144 mètres ; ceux de Dendérah et d'Abydos, qui couvrent des étendues de 190 et 162 mètres en longueur ; on n'eût obtenu qu'un joujou ridicule. Force était donc de chercher ses modèles dans des édifices de proportions plus modestes. Nous ne pouvons que louer M. Mariette de s'être arrêté au type de ces chapelles restreintes que l'on rencontre quelquefois isolées, mais qui le plus souvent s'élèvent sur le flanc des grands temples ; on les appelait en égyptien des mammisi ou lieux de naissance, car elles étaient spécialement destinées à honorer la naissance du dieu-fils de la triade adorée dans le temple principal.

Mais, dès lors, pourquoi ne pas s'être contenté de la donnée classique et constante du mammisi ? Pourquoi l'avoir précédé d'une porte triomphale et d'une avenue de sphinx, qui dans la réalité appartiennent essentiellement au temple principal et ne se trouvent jamais en avant de la chapelle secondaire ? Il y a lit une infidélité au type choisi, dont on devait se borner à nous offrir un modèle idéal ; et en s'abstenant de placer en avant de la construction que l'on élevait dans le parc du Champ-de-Mars un système d'avenue certainement bien égyptien, mais appartenant essentiellement au plan d'édifices d'une autre nature, on ne se fût pas trouvé en face des nécessités de terrain qui ont contraint à deux inexactitudes beaucoup plus graves. Ne pouvant ras, en effet, élever un pylône entier, il a fallu se contenter d'une porte isolée, comme on n'en rencontre en Égypte que dans les temples inachevés, chose fâcheuse pour un monument type ; puis on s'est vu obligé de placer entre cette porte et le temple lui-même l'avenue de sphinx, qui dans la réalité, et comme le veut la logique, est toujours en avant du pylône, auquel elle donne accès.

Ces critiques de détail ne doivent pas empêcher d'apprécier à sa juste valeur le mérite de l'étude d'architecture égyptienne que M. Mariette a fait exécuter sous sa direction dans le parc du Champ-de-Mars. Malgré ses quelques défauts, de toutes les tentatives. du même genre dans lesquelles les archéologues ont voulu donner sous nos climats un spécimen de l'art architectural de l'ancienne Égypte, — et il en a été beaucoup essayé à Berlin, à Sydenham et ailleurs, c'est encore la meilleure et la plus exacte. Les grandes lignes et l'aspect général de l'ensemble donnent une impression, juste du caractère des monuments égyptiens, sauf pourtant une réserve qu'il nous faut faire encore et qui n'atteint pas M. Mariette, mais bien le goût personnel de l'architecte qu'il a employé.

Le choix du monument qui devait servir spécialement de modèle dans cette partie de l'entreprise a été très-heureux. Le Temple de l'Ouest à Philæ, avec sa disposition périptère où l'on ne saurait méconnaître une influence grecque, avec ses belles colonnes surmontées de têtes colossales de la déesse Hathor, la Vénus égyptienne, au-dessus de chapiteaux évasés gracieusement en corbeille comme les chapiteaux corinthiens de travail hellénique, et décorés de fleurs de lotus au lieu de feuilles d'acanthe, est une des œuvres les plus parfaites de l'âge ptolémaïque, où la sculpture égyptienne était déjà dans une complète décadence, tournant rapidement à la barbarie, mais où l'architecture se maintenait encore et avait même pris, en échange de la grandeur des travaux pharaoniques depuis longtemps perdue, une élégance particulière dans laquelle on sent comme, une infiltration du goût grec.

On a donc reproduit l'architecture et les dispositions essentielles, mais dans d'autres proportions. M. Mariette indique très-exactement la grande liberté que les principes mêmes de l'art égyptien laissaient sur ce point :

L'architecture égyptienne, dit-il, n'est pas un art chiffré comme l'architecture grecque, en ce sens que les diverses parties d'un monument ne sont pas dans un rapport nécessaire les unes avec les autres. Le plan de notre façade a donc été conçu, non d'après un type résultant de certaines règles, mais d'après le goût de celui qui l'a créé. En d'autres termes, les colonnes auraient pu avoir le même diamètre avec une plus grande ou une plus petite hauteur, l'entablement aurait pu être plus léger ou plus lourd, sans que pour cela la construction ait cessé d'être un type égyptien. Inutile d'ajouter qu'il ne faut pas pousser cette règle trop loin. Si vagues qu'elles soient, les lignes de l'architecture égyptienne flottent entre des limites qu'il ne serait pas sage de dépasser. En les appliquant, le difficile est de faire un choix et de s'arrêter à celles qui paraissent le mieux satisfaire aux exigences de l'art.

Le caractère dominant de l'architecture égyptienne a été défini par notre ami Charles Blanc dans son beau livre de la Grammaire des Arts du dessin. Un peuple aussi préoccupé de la vie future que l'étaient les Égyptiens, un peuple qui a conservé des cadavres plus de quatre mille ans, devait développer dans son architecture la dimension qui assure la solidité de l'édifice et en présage la durée sans fin[5]. L'immense largeur des bases devait être le trait caractéristique de ses monuments. Murs, piliers, colonnes, tout, en effet, dans la construction égyptienne, est robuste, épais et court. Et, comme pour ajouter à l'évidence de cette inébranlable solidité, la largeur des bases est augmentée encore par une inclinaison en talus qui donne à toute l'architecture une tendance pyramidale.

On voit quel est le danger dans une semblable architecture : c'est l'exagération de la tendance à l'élargissement des bases aux dépens de la hauteur, qui rend facilement trapues et écrasées des formes déjà par essence courtes et épaisses. Là est l'écueil du style architectonique égyptien, rendu plus périlleux encore par le défaut de règles fixes et absolues de proportions relatives entre les différentes parties de la construction. L'architecte à qui l'on doit le temple égyptien du Champ-de-Mars avait précisément pour modèle un monument remarquable par l'élégance de ses proportions, calculées de manière à atteindre le plus haut point d'élancement et de légèreté dont soit susceptible le style égyptien. Mais au lieu de reproduire cette qualité si rare dans les édifices des rives du Nil, tout 'en laissant au chapiteau son énorme développement, il a raccourci d'un bon tiers la hauteur du fût des colonnes, et il a encore exagéré l'aspect écrasé qui en résulte en augmentant la hauteur des murs d'entrecolonnement, de telle façon que leur sommet arrive à la naissance des chapiteaux. Sans doute il était strictement en droit de le faire, et en-agissant ainsi il n'a violé aucune loi formelle de la construction égyptienne. Mais si l'on rencontre en plus d'un endroit de l'antique terre des pharaons des temples aussi trapus que celui du Champ-de-Mars, il ne faut pas oublier que, lorsque l'on veut produire un type idéal d'une architecture, la première condition est de se conformer à ses plus parfaits modèles et de ne pas en exagérer les défauts naturels.

En revanche, nous n'avons que des éloges à donner à la décoration du temple égyptien du Champ-de-Mars, qui est parfaitement réussie et fait le plus grand honneur à la direction de M. Mariette. A ce point de vue, les visiteurs de l'Exposition emporteront une idée parfaitement juste de ce que sont dans la réalité les édifices de l'Égypte.

L'ornementation polychrome est d'une exactitude scrupuleuse, tant pour le choix des tons que pour leur distribution. Elle étonne au premier abord notre œil, habitué à une architecture sans coloration ; ces couleurs vives et tranchées paraissent d'ailleurs presque un bariolage sous notre ciel brumeux, sous notre climat où tout dans la nature se tient dans une gamme de tons neutres. Pour en bien apprécier l'effet ; il faut suppléer par la pensée l'éclatant soleil de l'Égypte, qui pare tous les objets naturels de couleurs si brillantes et les enveloppe d'un nuage de lumière dorée. Du reste, au Champ-de-Mars même, j'ai déjà observé plus d'une fois que l'impression résultant de l'aspect du temple égyptien était tout autre par un jour de soleil que par un jour de pluie.

Rien n'est de fantaisie dans la décoration de cet édifice ; tout y est fidèlement reproduit d'après des modèles authentiques, y compris l'inscription dédicatoire elle-même. Nous savons pour notre part à M. Mariette un gré infini de ne pas s'être laissé aller, pour cette inscription, comme M. Lepsius à Berlin et ailleurs, à la petite vanité un peu puérile de faire montre de sa science en composant, un thème hiéroglyphique destiné à célébrer sa construction. Il eût pourtant, s'il eût voulu, été capable de le faire aussi bien que tout autre. Si M. Lepsius a combiné, à l'instar de ceux des pharaons, les cartouches du roi de Prusse, que nous avons vus reproduits par un faussaire malavisé sur un scarabée vendu il y a quelques années à l'hôtel Drouot, nous nous souvenons d'une certaine inscription que M. Mariette s'était amusé à composer, dans un accès de mauvaise humeur contre le stupide gouvernement d'Abbas-Pacha, qui entravait alors ses fouilles du Sérapéum. Un savant allemand, des plus distingués pourtant, l'avait prise pour antique, et était tout fier d'y avoir déchiffré le nom d'un pharaon inconnu, Abspach ; mais en même temps il ne parvenait pas à se rendre compte de la raison qui pouvait faire que ce nom fût suivi, en guise de déterminatif, du signe méchant, chose qui ne s'était jamais vue pour aucun roi de l'Égypte.

Les grandes compositions décoratives qui couvrent toutes les parois extérieures et intérieures du temple ont été exécutées avec une exactitude de fac-simile d'après des estampages pris par M. Mariette sur les principaux édifices déblayés par ses soins dans les dernières années, et les sujets en ont été choisis de la manière la plus heureuse. Jamais encore on n'avait aussi bien réussi dans l'imitation des œuvres de l'art égyptien, car sur ces peintures mêmes on apprécie parfaitement la différence des styles des diverses époques auxquelles en ont été empruntés les modèles.

Le frontispice extérieur reproduisant l'architecture de l'âge ptolémaïque, les entrecolonnements et les murs d'angle sont chargés de bas-reliefs du même temps, d'une nature religieuse et mystique, moulés à Dendérah. On peut s'y rendre compte du degré de décadence où la sculpture de l'Égypte était tombée sous les rois grecs.

Les peintures des parois extérieures de la cella, — que dans le langage des Grecs d'Égypte on appelait sécos, sont destinées à donner un état de l'art au temps de la XVIIIe et de la XIXe dynastie. On a placé sur la muraille de face les grandes compositions historiques découvertes tout récemment dans une des salles intérieures du temple de Deir-el-Bahari à Thèbes. Ces tableaux retracent les scènes principales de la conquête du Yémen, ou pays de Poun, comme l'appelaient les Égyptiens, par la régente Hatasou. Le fait lui-même, d'une haute importance pour l'histoire, n'était connu par aucun autre monument ; la révélation doit en être comptée parmi les plus importants résultats des recherches de notre savant compatriote, si fécondes pour la connaissance des vieilles annales de l'Égypte. Les compositions qui nous offrent les épisodes les plus saillants de l'expédition n'ayant jamais été publiées, présentent, outre leur intérêt intrinsèque, tout l'attrait de la nouveauté.

On y voit le général égyptien recevant le chef ennemi, qui se présente en suppliant. Celui-ci a la peau d'un brun foncé ; les cheveux, blancs et longs, tombent en mèches tressées sur ses épaules. Il est sans armes. Derrière lui s'avancent sa femme et sa fille. Toutes deux, chose singulière, présentent des traits repoussants, que l'artiste égyptien a rendus avec une incroyable habileté. Leurs chairs pendantes, leurs jambes gonflées, les excroissances difformes qui se remarquent en certaines parties du corps, semblent accuser quelque horrible maladie, comme l'éléphantiasis. Une autre scène nous montre les vaincus embarquant sur les vaisseaux de la flotte égyptienne le butin pris après la bataille. Ici ce sont des singes, des léopards, des armes, des lingots de cuivre, des anneaux d'or ; là ce sont des arbres entiers, probablement d'une espèce rare, dont les racines sont enfermées dans de grandes caisses pleines de terre. Les vaisseaux eux-mêmes méritent l'attention. Ils sont grands, solidement bâtis et manœuvrent indifféremment à la rame ou à la voile. Un équipage nombreux couvre le pont. Grâce au soin que l'artiste a pris d'indiquer la disposition des mâts, des voiles et jusqu'aux nœuds des cordes compliquées qui relient ensemble les diverses parties du bâtiment, on a une idée complète de ce qu'était, il y a plus de trois mille ans, un navire de la marine égyptienne. Non moins intéressante encore est la composition dans laquelle les régiments revenus de la campagne s'avancent au pas gymnastique et rentrent en triomphe à Thèbes. Chaque soldat a une palme dans la main gauche ; de la droite il tient la pique ou la hache. Des trompettes sont en avant et sonnent des fanfares. Des officiers portent sur l'épaule des étendards surmontés du nom de la régente victorieuse.

Ces peintures représentent, autant que peuvent le faire des copies seulement peintes de bas-reliefs coloriés, l'art des premiers règnes de la mine dynastie, lin et délicat par excellence, plus élégant et plus suave que celui du siècle de Séthos et de Ramsès, mais moins grandiose et moins puissant, qui est envers ce dernier presque dans le même rapport que la peinture de Léonard de Vinci envers celle de Michel-Ange. Les peintures des autres faces extérieures du sécos reproduisent des modèles du temps de Séthos et de Ramsès. Elles ont été copiées dans le grand temple d'Abydos, l'un des plus gigantesques et des plus célèbres de l'Égypte, qui était encore il y a quelques années complètement enfoui, dont on connaissait à peine l'emplacement, et que les fouilles de notre savant compatriote ont rendu presque intact à la lumière. Ces représentations sont divisées en deux registres, comme à Abydos. En bas, nous voyons le roi Séthos présentant ses offrandes et ses adorations aux principales divinités de l'Olympe égyptien, qui reçoivent sur leurs genoux son fils Ramsès, encore tout enfant, et lui accordent leur protection. Dans le registre supérieur, le roi, faisant des offrandes, est placé devant une série de grandes barques surchargées d'attributs et d'ornements. Ce sont les modèles des barques sacrées qui étaient déposées dans les salles du temple d'Abydos, où ont été relevées ces représentations. D'après les inscriptions, elles étaient tantôt en or, tantôt en argent, tantôt en bois précieux rehaussé d'ivoire, de lapis, de cornaline et d'autres pierres dures. Au centre de la barque, dans un édicule que recouvre en le cachant un grand voile blanc, derrière une porte toujours fermée, est le mystérieux emblème, tout à la fois visible et invisible, de la divinité à laquelle la barque est consacrée. Des brancards servent à soutenir l'arche sacrée, qu'à certains jours de fête les prêtres sortaient du sanctuaire et portaient processionnellement dans le temple. C'est sur ce modèle que, dans le désert, les Hébreux fabriquèrent l'Arche d'alliance.

La décoration de l'intérieur du temple nous transporte en plein ancien empire, à l'époque qui vit élever les pyramides. Tout y est copié des plus vieux tombeaux de Saqqarah. La disposition générale est celle de la chambre du sépulcre d'un prêtre nommé Kaa, qui vivait sous la Ve dynastie ; on y a seulement ajouté dans le centre, pour soutenir les architraves, quatre colonnes prises d'un autre tombeau, de manière à donner, en contraste avec la colonne de l'âge ptolémaïque reproduite dans le portique extérieur, le type de la colonne des temps pharaoniques, qui se maintient sans modifications depuis les dynasties primitives jusqu'aux derniers soupirs de l'indépendance nationale de l'Égypte. Les architectes ptolémaïques, manifestement inspirés par la gracieuse corbeille de l'ordre corinthien, ont constamment donné à leurs chapiteaux le galbe d'une fleur de lotus complètement épanouie ; ceux des âges pharaoniques, partant d'un autre principe, y représentaient toujours le bouton de la même fleur quand il ne s'est pas encore ouvert. Le charmant motif de la décoration du plafond, composé de lotus entrecroisés qui encadrent des légendes hiéroglyphiques, se répète aussi à toutes les époques de l'art égyptien ; la donnée s'en est conservée traditionnellement de siècle en siècle.

Les grands panneaux peints, disposés comme de gigantesques stèles à plusieurs registres, sont tirés des deux tombes les plus remarquables de la nécropole de Saqqarah, déblayées l'une et l'autre par M. Mariette. Elles avaient été construites pour deux individus nommés Ti et Phtah-Hotep, le premier secrétaire intime, et le second surintendant général des bâtiments de différents souverains de la Ve dynastie, tous deux prêtres du roi Schafra, le Chéphren d'Hérodote, constructeur de la seconde pyramide de Gizeh. Ces panneaux offrent aux regards les scènes de la vie agricole et des métiers, que nous avons déjà signalées comme formant le motif constant de décoration des sépultures des âges primitifs. Même dans ces copies, qui sont loin d'atteindre -au mérite des originaux, on remarquera la vérité du rendu de toutes les scènes. Nous signalerons spécialement à l'attention de nos lecteurs celles qui retracent les occupations des différents arts industriels ; on y voit les potiers qui marchent la pâte, façonnent leurs vases sur le tour, les font sécher et les portent au four ; les verriers qui soufflent leurs manchons au bout de longues cannes ; les sculpteurs exécutant les deux statues destinées aux tombeaux ; les ébénistes fabriquant des meubles de diverses formes ; enfin les tireurs d'or et les bijoutiers. Nous pénétrons ainsi dans les ateliers d'il y a cinq mille ans, et nous apprenons comment on y travaillait.

De courtes légendes en hiéroglyphes accompagnent presque toutes les figures. Souvent elles reproduisent les dialogues que les personnages sont censés tenir entre eux. Au-dessus d'un enfant qui tend une corde à un homme debout devant lui, on lit : Tiens, père, prends la corde. A côté de plusieurs ouvriers qui travaillent se trouvent des interjections dans le genre de celles-ci : Saisis fortement le bois ! Sois prêt ! Du courage ! Un cuisinier prépare des oies pour la table ; on lit au-dessus de sa tête : Travaille, et une oie te sera donnée pour ta fête. Un prêtre immole un bœuf ; il dit à son voisin : Regarde ce sang, il est pur. D'autres fois, les inscriptions, avec une naïveté dont on retrouve des exemples dans les peintures des vases grecs d'ancien style, désignent la figure que l'on a voulu représenter. C'est ainsi qu'à plusieurs reprises, au-dessus d'images de bœufs, on lit le mot : Bœuf.

 

V

Mais c'est assez parler du temple lui-même ; il est grandement temps d'en venir aux trésors, peu nombreux, mais d'une incomparable valeur, qu'il renferme.

Dirigeons-nous d'abord vers les deux vitrines placées au centre de la pièce. Celle de droite renferme les merveilleux bijoux trouvés à Thèbes sur la momie de la reine Aah-Hotep, mère d'Amosis, le prince qui acheva d'expulser les Pasteurs. Ces bijoux ont donc une date certaine, et sont presque contemporains du moment où Joseph devenait premier ministre du pharaon étranger de la basse Égypte. Nous ne pouvons les énumérer tous, car ils montent à près de quarante pièces ; nous devrons, par conséquent, nous borner à signaler les plus importants.

C'est d'abord la hache, symbole ordinaire de la notion de divinité. Le manche est en bois de cèdre recouvert d'une feuille d'or. Des hiéroglyphes y sont découpés à jour et contiennent au complet le protocole royal d'Amosis. Des plaquettes de lapis, de cornaline, de turquoise et de feldspath sont encastrées dans ces découpures et forment de distance en distance des anneaux autour du manche. Le tranchant est de bronze revêtu d'une épaisse feuille d'or, avec des représentations sur chaque face. D'un côté ce sont des bouquets de lotus dessinés en pierres dures sur un champ d'or. De l'autre, sur un fond bleu sombre, donné par une pâte si compacte qu'elle semble être de la pierre, se détache la figure d'Amosis, le bras levé pour frapper un barbare qu'il a saisi par les cheveux ; au-dessous de cette scène est une sorte de griffon à tête d'aigle. Dans les récits de bataille, les rois égyptiens sont souvent comparés au griffon pour la rapidité de leur course lorsqu'ils se précipitent au milieu des ennemis. Le tranchant de cette hache est entré dans le manche, fendu à son extrémité et assujetti par un réseau de lanières d'or.

Le poignard placé à côté n'est pas un moins remarquable spécimen de ce que savaient faire les ouvriers égyptiens. Par la finesse du travail, la grâce et l'harmonie des formes, c'est une pièce hors ligne, telle qu'on n'en voit dans aucun autre musée. Le manche est en bois revêtu d'or. Quatre têtes de femmes, du style le plus élégant, forment le pommeau. La poignée est décorée d'un semis de triangles alternativement en or, lapis, cornaline et feldspath, disposés en damier. Le pourtour de la lame est en or massif. Une bande de métal dur et noirâtre, dont il serait intéressant de rechercher l'alliage, en occupe le centre ; des ornements en or damasquiné, de l'exécution la plus parfaite, se détachent vivement sur ce métal sombre. La légende royale d'Arnosis y est encore reproduite. D'un côté, elle est accompagnée par une suite de sauterelles qui vont en s'amincissant jusqu'à l'extrémité du poignard ; de l'autre, on voit la représentation tout asiatique d'un lion qui se précipite sur un taureau. On s'étonne de la rencontrer sur un objet portant le nom du roi qui réagit contre les envahisseurs asiatiques et les chassa du sol de l'Égypte.

Le miroir de la reine Aah-Hotep est encore d'une forme très-gracieuse ; le manche, en bois d'ébène rehaussé d'or, imite la tige et la panicule épanouie du papyrus ; le disque de métal qui le surmonte a perdu son poli avec le vernis d'or qui le recouvrait. On voit à côté le manche d'un chasse-mouche en bois sculpté recouvert d'une mince feuille d'or ; quelque conservateur que soit le climat de l'Égypte, les grandes plumes d'autruche qui garnissaient cet objet n'ont pas résisté à l'action des siècles.

La plupart des bijoux proprement dits, qui composaient la parure de la reine, sont décorés par le même procédé, au moyen de pierres dures serties dans de minces cloisons d'or qui dessinent des représentations symboliques découpées à jour avec une extrême légèreté. La pièce la plus extraordinaire en ce genre est le pectoral en forme de naos ou petite chapelle, au centre de laquelle Amosis est représenté debout sur une barque et naviguant sur l'Océan céleste, tandis que deux divinités, Ammon et Ra, versent sur sa tête l'eau de purification. Il faut pourtant placer presque sur la même ligne le beau bracelet où, sur un fond de pâte de verre d'un bleu lapis, se dessinent en or des figures d'un style si pur, Amosis en adoration devant différents dieux. On avait déjà quelques exemples du motif qu'offre un autre bracelet, destiné à être porté, non plus au poignet, mais au haut du bras ; c'est un vautour découpé à jour, dont le corps et les ailes étendues sont incrustés de pierres dures. L'objet décoré dans le même système, que l'on prendrait encore à première vue pour un bracelet, et qui offre à sa partie antérieure deux sphinx d'or massif accroupis et gardant le cartouche d'Amosis, est un ornement de chignon.

Parmi les colliers, on ne saurait assez admirer celui qui offre, suspendu à une chaîne d'or de plus d'un mètre de longueur et d'une flexibilité que ne surpasseraient pas nos plus habiles ouvriers, un gros scarabée. Cet insecte est le symbole de la force créatrice qui doit donner à l'âme une vie nouvelle après la mort ; sa figure est une de celles que l'on rencontre le plus fréquemment parmi les amulettes placées sur les momies. Mais celui du collier d'Aah-Hotep est vraiment le roi des scarabées connus. Les pattes, d'un travail si fin qu'on les croirait moulées sur nature, ont été exécutées à part et soudées au corps, qui est d'or massif. Le corselet et les élytres sont rayés de minces cloisons d'or entre lesquelles on a encastré des pâtes de verre bleues imitant la turquoise. Les trois grosses abeilles d'or massif suspendues à une autre chaîne de collier étaient des décorations ; car les Égyptiens, très-civilisés sous ce rapport comme sous beaucoup d'autres, en connaissaient l'usage. Dans l'inscription d'un tombeau d'Ilithyia, précisément contemporain des bijoux découverts par M. Mariette, un officier du nom d'Ahmès raconte sa vie et apprend à la postérité qu'il a été décoré sept fois pour actions d'éclat. Mais la décoration militaire paraît avoir été celle du lion, dont plusieurs sculptures nous offrent l'exemple ; l'ordre de l'abeille — ou peut-être plus exactement de la mouche — était sans doute dans l'antique Égypte une sorte de mérite civil.

Nous ne saurions non plus passer sous silence, parmi les objets précieux provenant du tombeau de la reine Aah-Hotep, la petite barque d'or massif portée sur un chariot à roues de bronze. La forme en rappelle celle des caïques de Constantinople et des gondoles de Venise. Les figures des rameurs sont en argent. Au centre se tient assis un personnage armé d'une hache et d'un bâton recourbé, signe de commandement ; t'est le capitaine. A l'arrière est le timonier qui dirige la barque au moyen du seul gouvernail connu alors, c'est-à-dire d'un aviron à large palette. A l'avant est debout le chanteur, chargé de régler la cadence des rameurs, suivant un usage qui s'est conservé jusqu'à nos jours en Égypte. Près de lui sont gravés les cartouches du roi Kamès, prédécesseur immédiat d'Amosis, qui paraît avoir été le mari d'Aah-Hotep. La signification de cet objet était toute symbolique. Les Égyptiens croyaient qu'avant d'arriver à sa dernière demeure, l'âme devait traverser des espaces éthérés où se rencontraient des champs, des fleuves, des canaux. La barque était l'emblème de ce voyage dans l'autre monde.

Un fait de la plus haute importance pour l'histoire biblique est à relever dans le protocole officiel de Kamès, tel qu'il se lit sur le modèle de barque dont nous venons de parler. On y remarque parmi les qualifications données au roi le titre de nourrisseur du monde, écrit précisément sous la forme même (Tsaf-en-ta, transcrit en hébreu Tsaphnath) que la Genèse donne pour le surnom reçu un demi-siècle peut-être auparavant par Joseph, à la suite de la famine dont il avait sauvé la population de la basse Égypte. Ne faut-il pas en conclure que les réformes économiques de Joseph et ses sages mesures contre la disette avaient été presque aussitôt copiées par le souverain national de la haute Égypte, et que celui-ci s'en targuait en prenant pour lui-même le titre décerné d'abord par la reconnaissance publique à l'habile ministre du Pasteur Apépi ? En tous cas, la coïncidence est trop frappante pour pouvoir être fortuite.

Ni la Grèce, ni l'Étrurie n'ont fourni, en fait de bijoux, rien qui soit, pour la grandeur du style, pour l'élégance et la pureté des formes, pour la perfection du travail, supérieur à ces joyaux de la reine Aah-Hotep. Mais ce qui confond vraiment l'imagination, c'est de penser que ces objets qui révèlent une si haute culture de l'art, une si prodigieuse habileté de main chez les ouvriers, sont l'œuvre d'un temps de troubles et de guerres, où l'Égypte arrivait péniblement à se débarrasser d'une longue et douloureuse invasion de barbares qui avait couvert tout son sol de ruines.

Les autres bijoux réunis dans la même vitrine pâlissent à côté de ceux dont nous venons de parler. Cependant il faut mentionner encore les grands pendants d'oreilles d'une si noble et si puissante tournure, découverts à Abydos et portant les cartouches de Ramsès XIII (XXe dynastie). Ils se composent d'un disque lenticulaire, garni à sa circonférence d'une gorge de poulie, et du centre duquel sortent en saillie cinq serpents uræus, symboles de royauté, la tête dressée, le col gonflé, comme cet animal le montre dans la colère. A ce disque sont suspendus cinq uræus, la tête surmontée de l'image du soleil, qui eux-mêmes soutiennent, au bout de sept chaînettes d'or, sept autres uræus également munis du globe emblématique. On ne pouvait les porter à l'oreille même ; évidemment ils s'attachaient à une perruque de cérémonie.

Nous nous appesantirons moins sur l'autre vitrine, car si elle ne contient que des pièces d'un choix exquis et d'un véritable intérêt pour l'art ou pour l'histoire, ce sont pour la plupart des objets dont les analogues se rencontrent dans tous les musées d'antiquités égyptiennes, et qui par conséquent sont bien connus du public : figurines funéraires, images de divinités en bronze ou en terre émaillée, vases, ustensiles divers. Ces objets que l'on voit ailleurs prennent, du reste, dans la collection exposée par M. Mariette, un intérêt tout particulier. Ceux que renferment nos musées d'Europe ont été pour la plupart achetés aux fellahs ; on n'en sait presque jamais ni la provenance, ni la date précise. Ceux que le musée de Boulaq a envoyés à Paris proviennent tous, au contraire, des fouilles de M. Mariette ; on sait donc où chacun d'eux a été trouvé, ainsi que la date de la sépulture d'où il a été tiré. Nous avons ainsi des jalons positifs pour l'histoire des arts industriels en Égypte, et nous pouvons mieux apprécier les miracles de conservation du climat des rives du Nil. Cette élégante cuiller de bois qui représente une jeune fille nubienne nageant et poussant devant elle à la surface des eaux un bassin de forme ovale, est du temps de Moïse ; avec un peu d'imagination, il serait possible de croire qu'elle a reposé sur la toilette de la fille de Pharaon. Ce charmant petit panier à couvercle en joncs tressés de diverses couleurs, si bien conservé qu'une de nos élégantes aimerait à en faire sa corbeille à ouvrage, a été trouvé à Thèbes dans un tombeau de la XIe dynastie. Il est donc de mille ans environ plus vieux qu'Abraham !

Il y a pourtant dans cette vitrine un certain nombre de morceaux qui réclament impérieusement une mention spéciale. Telles sont les belles coupes d'argent provenant de Thmuis, dont la conservation est telle qu'au premier coup d'œil on se refuse à les croire antiques. Tel est le buste de bronze du roi Amasis (XXVIe dynastie), d'un style si pur, si grand, si élevé, que dans ses dimensions exiguës il produit l'impression d'une sculpture de grandeur naturelle, et qu'on pourrait, sans qu'il eût à en souffrir, le placer en parallèle avec les plus beaux bronzes grecs ; et la tête non moins fine du roi Néchao II (de la même dynastie) en terre émaillée de deux couleurs. Telle est encore l'image en bronze de Nefer-Toum, l'un des dieux de la lumière, debout, la tête surmontée d'une grande fleur de lotus épanouie, qui a été exhumée des souterrains du Sérapéum de Memphis.

Le poignard d'Aah-Hotep nous a offert un exemple de l'adresse des Égyptiens de la XVIIIe dynastie dans la damasquinure ; on en trouve un autre spécimen non moins remarquable dans les gonds de porte de forme cubique provenant du temple de Tanis, lesquels sont en bronze avec les plus fines incrustations d'argent représentant des scènes symboliques ou des légendes en hiéroglyphes.

Il faudrait la compétence spéciale .et la plume exercée de notre ami Jacquemart pour parler convenablement du précieux vase en terre émaillée qui porte les légendes d'Aménophis III et de la reine Taïa. C'est un véritable tour de force d'habileté céramique, exécuté par une méthode très-curieuse et dont les exemples sont fort rares. Le corps du vase est revêtu d'un émail uniforme d'un blanc un peu gris, par le procédé que les Égyptiens employaient d'ordinaire dans leurs poteries émaillées. L'inscription hiéroglyphique qui court autour de la gorge et les divers ornements ont été gravés dans la pâte après une première cuisson, puis remplis d'un émail en poudre bleu et rouge, qui a été fondu dans les cavités par le moyen d'une seconde cuisson, exactement de la même manière que les émaux cloisonnés ou champlevés, avec cette seule différence qu'ici l'excipient était en terre au lieu d'être en métal. A la vente Raifé, le Louvre a acquis dernièrement un autre vase exécuté par le même procédé et portant également les noms d'Aménophis et de Taïa ; il est plus extraordinaire encore comme réussite que celui du musée de Boulaq, car le fond de la pièce est d'un émail jaune citron, et les ornements bleus, sans que nulle part ces tons se soient confondus et aient passé au vert. Si nous ne nous trompons, ces deux objets ont une importance capitale dans la question, déjà tant de fois discutée, de savoir si les Égyptiens ont réellement connu les procédés de l'émaillerie.

Une charmante statuette, en basalte vert, d'un prêtre, la tête rasée, suivant l'obligation rituelle, représente dans la même vitrine l'art si fin de la une dynastie. Mais, comme sculpture, les deux moreaux capitaux en sont un certain petit bas-relief d'un calcaire à grain aussi serré que la pierre lithographique, représentant un bélier à quatre cornes, merveilles de vérité, de rendu, de vie et de délicatesse dans le travail, puis la statuette peinte, en pierre calcaire, d'un homme debout, qui occupe le centre de la vitrine. Les artistes ne doivent la contempler qu'avec vénération, car elle retrace les traits du plus vieux de leurs ancêtres que l'on connaisse. C'est un architecte, nommé Nefer, ainsi que nous l'apprend l'inscription de la figure, qui vivait il y a cinq mille ans, sous la Ve ou la VIe dynastie, qui peut-être alors jouissait d'une immense réputation, ensevelie maintenant dans l'oubli, et qui pourrait bien avoir été le constructeur de quelqu'une des pyramides. L'harmonie des formes et la puissance chi style est telle dans cette statuette de moins de 40 centimètres de haut, qu'elle a tout l'aspect et toute la grandeur d'un colosse. C'est un premier et splendide échantillon du savoir-faire des artistes memphites de l'ancien empire ; il nous amène naturellement aux prodigieuses statues de ces âges primitifs, exposées dans le temple égyptien du Champ-de-Mars, dont il nous reste encore à parler.

 

VI

L'art égyptien des dynasties primitives était presque entièrement inconnu avant les fouilles de M. Mariette. Champollion n'avait pu voir qu'un seul des tombeaux de la région des pyramides, les autres demeurant enfouis sous le sable quand il fit son voyage d'Égypte. Le déblaiement de plusieurs de ces tombeaux et la conquête de trois, qui furent transportés en originaux, à Berlin, comptèrent parmi les plus précieux résultats de la grande expédition que M. Lepsius dirigea de 1842 à 1845, sous les auspices du gouvernement prussien. Ce fut un commencement de révélation. Mais le nombre des monuments que l'on connaissait, et surtout que l'on pouvait étudier en Europe, n'était pas suffisant pour asseoir un jugement définitif. Surtout on n'avait pas encore de sculptures en ronde-bosse, à part quelques figures, en général d'un travail assez grossier, éparses dans les différents musées, et dont on ne pouvait pas déterminer la date d'une manière absolument précise.

M. Mariette, par ses fécondes recherches, a donc été véritablement un révélateur en ce qui touche à cette partie de la science. Dès que l'intelligent régime de Saïd-Pacha l'eut placé à la tête des fouilles et du service des antiquités, que l'on venait de créer, et eut mis entre ses mains des ressources suffisantes pour une exploration sur une grande échelle, les deux premiers points sur lesquels il porta ses travailleurs furent les alentours immédiats des grandes pyramides de Gizeh et la nécropole de Saqqarah, où il était assuré de rencontrer en grand nombre les tombes memphites des premières époques. Le succès le plus brillant couronna ses efforts et dépassa même les légitimes espérances que l'on avait pu concevoir. On peut dire sans exagération que l'Égypte primitive sortit tout entière de son tombeau.

Bien que passé au service d'un gouvernement étranger, notre savant compatriote n'a jamais oublié son pays. Il est resté profondément français, et il s'est toujours étudié à faire profiter la France du fruit de ses travaux. Ses fouilles étaient à peine commencées qu'il obtenait du pacha que le premier trophée, — et certes un des plus précieux, — en fût envoyé à notre musée du Louvre. C'est cette statuette d'un scribe accroupi, si merveilleuse de vie et de réalité, que l'on admire au centre d'une des salles égyptiennes du premier étage. Il n'a pas tenu à M. Mariette que la France ne possédât à côté de cette figure un spécimen non moins remarquable de l'art architectural de la même époque. Mais l'inconcevable incurie de notre administration, toutes les fois qu'il s'agit des intérêts de l'art et de l'accroissement des collections nationales, a laissé perdre l'occasion qu'il était parvenu à nous offrir. M. Mariette avait décidé Saïd-Pacha à donner à la France un grand sarcophage de granit rose découvert dans ses fouilles à Saqqarah, le plus beau que l'on ait jamais rencontré parmi ces sarcophages en forme de petits temples de l'âge des premières dynasties. Le monument fut transporté aux frais du vice-roi jusqu'à Alexandrie, pour que le gouvernement français l'y fit embarquer. Il est resté là quatre ans entiers, attendant toujours, sans que la France, qui a chaque année de nombreux bâtiments de guerre dans les eaux du Levant, qui avait alors spécialement une division navale tout entière en permanence devant Beyrouth, trouvât le moyen d'envoyer un de ces bâtiments pour l'enlever, sans que l'administration des musées parvînt du moins à prendre sur son budget la somme assez médiocre qu'eût coûtée le transport de ce monument sur un bateau des messageries impériales. Le vice-roi a fini par se lasser et par être justement blessé du peu de cas que l'on faisait de son présent. Le sarcophage a été reporté au Caire, et maintenant il fait l'un des plus beaux ornements du musée de Boulaq.

M. Mariette a voulu compléter, par son exposition du Champ-de-Mars, l'enseignement qui ressortait déjà de son scribe du Louvre et l'initiation que cette figure avait commencée pour tous ceux qui s'occupent de l'histoire de l'art. Ne pouvant apporter à Paris toutes les statues qui peuplent les salles de son musée, obligé de faire un choix restreint, il a donna la préférence aux œuvres de l'ancien empire, et c'est presque exclusivement au temps des IVe, Ve et vie dynasties qu'appartiennent les statues exposées dans le temple élevé par ses soins.

Nous avons essayé, au début de ce travail, d'indiquer brièvement les caractères essentiels et distinctifs de la sculpture de l'Égypte primitive. L'étude plus détaillée et plus approfondie des principales figures qu'il nous est donné d'admirer pendant quelques mois, avant qu'elles ne retournent définitivement en Égypte, confirmera ces premières observations et nous permettra de les compléter.

La première qui frappe le regard, à gauche de l'entrée, est la statue colossale en pierre calcaire d'un individu nommé Ra-Nefer, qui était prêtre de Phtah-Sokar à Memphis, et vivait sous la Ve dynastie. Elle est entièrement peinte, et les couleurs qui la revêtent ont conservé, au travers des siècles, une incroyable fraîcheur. Le personnage est représenté debout, dans l'attitude de la prière, la jambe gauche en avant, suivant les prescriptions rituelles, tenant dans chaque main un petit rouleau de papyrus qui est censé contenir les formules d'invocation. Il est simplement vêtu de la schenti, sorte de pagne court que les Égyptiens serraient autour de leurs reins ; une épaisse perruque couvre sa tête, car les anciens Égyptiens se rasaient assez habituellement le crâne, comme les musulmans modernes, mais portaient une perruque au lieu d'un turban pour garantir leur tête des ardeurs du soleil. La statue de Ra-Nefer est exactement de la même famille que la figurine de l'architecte que nous signalions dans une des vitrines. Comme le scribe du Louvre, elle nous met en présence d'un art tout différent de l'art égyptien dont on a l'habitude de voir des échantillons dans les musées. C'est une sculpture préoccupée avant tout de rendre exactement la vie et la réalité de la nature, étudiant avec amour les moindres détails, tandis que l'art égyptien tel qu'on le connaît le plus ordinairement, c'est-à-dire l'art des époques postérieures, se préoccupe principalement des grandes masses, des lignes générales, de l'ensemble et du rythme symbolique des attitudes. Le rendu des muscles des jambes et des bras, le modelé des genoux, dénotent une science profonde du corps humain ; on y remarque cependant quelques inexactitudes et surtout une certaine exagération ; mais cette exagération même prouve toute l'importance qu'y attachait l'artiste et le soin minutieux qu'il y a porté. Le corps présente avec une étonnante vérité, mais sans aucune recherche d'idéal, les caractères essentiels du type. de race qu'offrent encore aujourd'hui les fellahs, descendants directs des antiques habitants de l'Égypte : épaules larges, pectoraux développés, bras nerveux, peu de hanches, jambes sèches, pieds aplatis à l'extrémité par l'habitude de marcher sans chaussure. Le sculpteur n'a évidemment pas un seul instant cherché à faire en beau son modèle ; il s'est étudié à le rendre tel qu'il le voyait, avec les défauts comme avec les beautés de son type. Si jamais vous vous trouvez au Champ-de-Mars le matin de très-bonne heure, et si vous parvenez à pénétrer dans les écuries égyptiennes voisines du temple, quand les palefreniers fellahs, alors presque nus, donnent leurs soins aux chameaux et aux deux beaux ânes dont les promenades dans le parc font le bonheur des badauds, à la vue de quelques-uns de ces hommes vous vous croirez placé tout d'un coup en présence de la statue de Ra-Nefer descendue de son piédestal. Il y a cependant une sorte de tendance vers l'idéal et une véritable expression de grandeur religieuse dans la tête, qui est bien manifestement un portrait, si réel et si vivant qu'on croirait qu'il va parler.

Un certain nombre de statues de la famille de celle de Ra-Nefer, conçues dans le même esprit et d'après les mêmes principes, appartenant au même temps et au même art, mais dans des dimensions beaucoup plus petites et d'un travail bien inférieur, y servent de cortège. Les unes sont debout, les autres assises ; toutes représentent des personnages de quelque importance qui habitaient Memphis sous la Ve et la Vie dynastie. Chacune porte le nom de l'individu qui y a été figuré, avec ses titres ; la plupart sont de hauts fonctionnaires de l'ordre civil et de l'ordre religieux ; un seul, nommé Ra-Our, s'intitule tout uniment bourgeois. Trois statuettes représentant des femmes qui pétrissent, sur une pierre pareille à celle dont on se sert encore pour le même usage dans le Darfour, les pains sacrés destinés à être offerts aux dieux, méritent une attention toute spéciale comme produits de la même école de sculpture essentiellement réaliste ; au point de vue de l'exactitude des types, de la vérité des mouvements et des attitudes, ce sont des morceaux exquis, où nos artistes peuvent trouver beaucoup à apprendre.

Mais tout le reste pâlit devant la merveille de la collection et de l'art primitif de l'Égypte tout entier, tel que nous le connaissons maintenant. Nous voulons parler de la statue de bois, supérieure même au scribe du Louvre, dont la renommée est devenue en quelques jours universelle. A un certain point de vue, cette statue, miracle de conservation aussi bien que chef-d'œuvre d'art, est d'un ordre moins élevé que celle de Ra-Nefer ; on y chercherait vainement la grandeur d'expression de la tête de cette dernière, le premier rayon de recherche de l'idéal qui s'y peignait. Mais au point (le vue du réalisme, comme étude de la nature, comme portrait frappant et vivant, c'est une merveille incomparable, qu'aucune œuvre des Grecs n'a surpassée. Le type qu'a reproduit l'artiste est tout différent de celui de Ra-Nefer, mais se rencontre également dans la population de l'Égypte actuelle. La première statue nous montrait le fellah de la Haute et surtout de la Moyenne Égypte, maigre, nerveux, comme desséché par le soleil dévorant sous lequel il vit. Ici nous retrouvons exactement l'habitant de la plupart des villages du Delta, au type fin et rond, à la physionomie intelligente, à la complexion un peu lymphatique, qui tourne facilement à l'obésité dans la vie tranquille d'un gros propriétaire ou d'un employé du gouvernement. L'imitation de la nature est telle que les ouvriers de M. Mariette et les habitants du village de Saqqarah, lorsqu'elle fut rendue à la lumière, baptisèrent immédiatement cette figure du nom de Scheikh-el-beled, à cause de la ressemblance inouïe avec le scheikh-el-beled, ou maire actuel de ce village ; ils avaient peine à croire que ce n'en fût pas le portrait.

La statue de bois n'a pas d'inscription ; mais nous savons, par les légendes du tombeau dans lequel elle a été découverte, qu'elle représente un individu du nom de Ra-em-ké. Ce personnage fut un homme de quelque importance sous plusieurs règnes de la Ve dynastie ; il remplit des emplois nombreux et élevés, et fut, entre autres, gouverneur de plusieurs provinces. Le sculpteur l'a figuré debout, se promenant gravement, le bâton à la main, dans quelqu'un de ses domaines ou dans une ville de son gouvernement, avec l'importance d'un haut administrateur — nous pourrions dire d'un préfet — et cette majesté tranquille qui est le propre des Orientaux. Il a de cinquante à soixante ans ; ses cheveux sont courts, et sa schenti, comme il convient à un homme qui a passé l'âge des prétentions à l'élégance, est assez longue pour former une sorte de jupon, ramené sur le devant en plis bouffants. C'est ainsi que j'ai vu en Grèce les vieux pallikares porter leur fustanelle, laissant aux jeunes gens un costume plus leste et plus dégagé.

Cette figure a considérablement souffert en quelques parties. Les pieds manquent, ainsi que le bas des jambes ; les mains sont fort endommagées ; dans la schenti, le bois s'est en plusieurs places fendu et déformé. La statue entière a d'ailleurs perdu le mince enduit composé d'une gaze fine revêtue de stuc coloré qui la couvrait originairement, comme toutes les figures égyptiennes de la même matière, et dans lequel le sculpteur avait dû mettre ses dernières finesses. Que ne devait-elle pas être lorsqu'elle était intacte et vierge de tout outrage du temps ! En effet, bien qu'absolument dépouillée de son épiderme, c'est encore avant tout par la vérité et la finesse qu'elle brille. Tout en elle est individuel et copié fidèlement sur la nature vivante. De dos comme de profil ou de face, c'est un portrait saisissant de réalité ; l'artiste ne s'est pas borné à reproduire les traits du visage de son modèle, mais aussi sa démarche et ses habitudes de corps. Le modelé du torse est une merveille ; c'est celui d'un homme qui engraisse en vieillissant et dont les chairs commencent à s'affaisser avec l'âge. A ce point de vue, le type rendu par le sculpteur égyptien est exactement pareil à celui des deux philosophes grecs assis du Vatican, et l'œuvre du vieil artiste des premiers âges pharaoniques n'est pas au-dessous de celle du sculpteur hellène.

Mais c'est surtout la tête qu'on ne saurait se lasser d'admirer ; c'est un prodige de vie. La bouche, animée par un léger sourire, semble au moment de parler ; les yeux ont ce même regard, si vrai qu'il inquiète, que l'on observe déjà dans le scribe du Louvre. Ils sont incrustés et exécutés par le même procédé que dans cette dernière figure. Une enveloppe de bronze, qui représente les paupières, enchâsse l'œil proprement dit, formé d'un morceau de quartz blanc opaque avec quelques légères veines roses, au centre duquel un morceau rond de cristal de roche, à la surface un peu bombée, représente la prunelle. Au centre et sous le cristal est fixé un clou brillant, qui détermine le point visuel et produit ce regard si étonnant, qui semble celui de la vie.

La tête de Ra-em-ké est toute bourgeoise et n'a rien d'aristocratique ; l'expression n'en dénote pas une âme énergique, mais une faculté de travail persistante, une intelligence développée, une compréhension vive, beaucoup de tact et une grande finesse. C'est bien la tête d'un administrateur sorti de la classe moyenne, qui a fait son chemin dans les bureaux, dont la capacité n'est pas inférieure aux emplois les plus importants, et qui saura, grâce à sa souplesse, ne se brouiller avec aucun des régimes divers qu'il peut être appelé à servir, un de ces hommes en un mot qui érigent en principe que l'administration doit se perpétuer immuable sous tous les pouvoirs, en dépit des révolutions, et reconnaître les faits accomplis. On n'aurait pas beaucoup à chercher pour trouver des têtes semblables parmi les conseillers d'État et les ministres. Ra-em-ké ressemble particulièrement à M... Mais chut ! il ne faut en pareil cas jamais nommer les vivants ; d'ailleurs les hauts fonctionnaires de l'État ont droit à tous nos respects, et en prononçant le nom d'un d'entre eux, nous aurions peut-être, sans le savoir, franchi les limites de ces matières de politique et d'économie sociale auxquelles la Gazette n'a pas le droit de toucher.

En face de la statue de Ra-em-ké sont placés les débris d'une autre statue en bois plus noir, trouvée dans le même tombeau. C'était celle de sa femme ; il n'en reste plus que la tête et le torse. C'est une sculpture moins vivante, moins extraordinaire de réalisme, mais plus élevée par certains côtés et d'une rare élégance. Le torse, vêtu d'une robe collante qui en épouse exactement toutes les formes, est d'un modelé charmant ; le type du corps des femmes fellahs, avec les hanches peu marquées et très-dépouillées de chair, y est rendu de la manière la plus précise. La femme est notablement plus jeune que le mari, et de son temps elle devait passer pour une beauté remarquable. Mais il suffit de regarder sa tête pour voir que dans le ménage c'était elle qui devait porter les culottes. Avec toute son importante administrative, Ra-em-ké, à en juger par son portrait, était une bonne pâte d'homme, facile et même faible dans la vie intérieure. L'image de sa femme révèle un caractère différent. Elle a les lèvres serrées, le visage dur, l'expression hautaine et impérieuse. A voir en face l'un de l'autre les portraits de la femme et du mari, on devine facilement que ce dernier devait avoir le rôle d'une sorte de prince consort, très-petit garçon auprès de sa femme. Lisez dans le consciencieux et très-exact Mouradja d'Ohsson ce qu'est chez les Turcs le triste sort et l'enfer intérieur du fonctionnaire à qui le sultan accorde l'onéreuse et fâcheuse faveur de lui donner en mariage une de ses filles, surtout quand ce fonctionnaire, comme il arrive souvent, est un parvenu sorti des rangs inférieurs de la société. L'impression d'un semblable ménage ressort de l'aspect des deux statues de Ra-em-ké et de sa femme. Les inscriptions du tombeau de ce personnage n'étant pas encore publiées, nous ne connaissons pas exactement son histoire. Mais nous savons par de nombreux exemples que les princes des dynasties primitives de l'Égypte avaient des quantités d'enfants, grâce au développement de leurs harems, et qu'une des habitudes constantes de leur politique était de marier leurs filles aux fonctionnaires de l'ordre supérieur. Notre conjecture est donc conforme aux mœurs du temps, quand nous regardons la femme dont la statue figure à l'Exposition comme quelque fille du sang royal, unie à un parvenu de mérite, qu'elle écrasait de la supériorité de sa naissance et dont elle faisait le premier de ses serviteurs.

La statue colossale assise en diorite, qui occupe le fond du sanctuaire dans le temple égyptien du Champ-de-Mars, est d'un siècle environ plus ancienne que les deux figures de bois. Pour l'histoire, c'est un monument inappréciable, car c'est la plus antique statue royale parvenue jusqu'à nous. Les cartouches qui y sont gravés nous apprennent en effet qu'elle représente le quatrième prince de la IVe dynastie, le roi Schafra, le Chéphren d'Hérodote, le Chabryès de Diodore de Sicile, qui fit élever pour sa sépulture la seconde des grandes pyramides de Gizeh. Elle a été trouvée par M. Mariette dans le temple voisin du Sphinx, au fond d'un puits où elle avait été précipitée à la suite de quelque révolution[6], avec une autre statue assise du même prince en basalte vert, moins grande et très-inférieure comme art et comme exécution, qui a été également apportée à l'Exposition universelle. On remarquera l'identité du portrait du roi dans ces deux statues, dont l'une, celle de basalte, le représente arrivé à la vieillesse et presque à la décrépitude, tandis que l'autre, celle de diorite, le montre dans toute la force de l'âge.

Ceux qui n'ont vu que superficiellement quelques monuments égyptiens en ont pour la plupart rapporté l'impression, généralement répandue autrefois même parmi les savants, que les artistes des temps pharaoniques reproduisaient toujours dans leurs œuvres, sans modifications, un même type de figure purement conventionnel. Rien n'est moins juste que cette impression. L'air de famille et d'identité presque absolue qu'offrent entre eux, au premier abord, les visages des statues égyptiennes, tient uniquement à la communauté de race des individus qui y sont représentés. Lorsqu'un rameau de la famille humaine se distingue des autres par un type spécial et nettement accentué, tous les membres de ce rameau semblent aux étrangers avoir la même figure. Pour nos yeux européens, tous les nègres se ressemblent ; il faut une habitude spéciale pour distinguer un indigène du Sénégal, du Dahomey, de la côte de Bénin ou de Mozambique, et encore plus pour reconnaître dans chacun de ces peuples ce qu'il y a de particulier à la figure de chaque individu ; les blancs produisent sur les nègres une impression identique. Je me rappelle aussi l'étonnement que me causait, lorsque je parcourais le Liban, la rapidité et la sûreté avec laquelle mes guides me disaient, sans jamais se tromper, à la seule inspection du visage des hommes que nous rencontrions : Voici un Druse, un Maronite ou un Grec-Uni, quand aucune différence dans le costume ne caractérisait ces hommes, et quand mes yeux ne savaient voir dans leurs traits que la répétition perpétuelle et uniforme du type de la race arabe. C'est que, sous le type commun d'une race, la nature produit toujours une série de différences secondaires, et réelles quoique moins éclatantes, qui en caractérisent chaque division, et que dans ces divisions chaque individu possède une figure particulière, bien que reproduisant les grands traits distinctifs du type national. Les Égyptiens, qui rendaient avec une vérité si frappante les traits des races étrangères, qui dans leurs monuments savaient si bien dessiner les têtes des Juifs, des Arabes, des Éthiopiens, des nègres et des tribus indo-européennes que leurs flottes rencontraient à l'état sauvage dans l'Archipel, ne savaient pas moins bien indiquer, en représentant des personnages de la race de Misraïm, les nuances délicates qui constituent l'individualité de chaque figure. Lorsque l'on compare un grand nombre de monuments de l'Égypte, on reconnaît bientôt que l'uniformité des têtes n'est qu'une apparence trompeuse, et que presque toutes les figures sont des portraits aussi vrais et aussi individuels qu'aucun peuple ait jamais pu les faire. C'est surtout dans les images royales que cette recherche de la vérité des têtes est frappante à toutes les époques. Aussi, dès à présent, on pourrait ajouter un volume d'Iconographie égyptienne aux travaux de Visconti sur celle des Grecs et des Romains, et quiconque a fait pendant un certain temps une étude, même peu approfondie, des monuments pharaoniques, sait distinguer les visages des principaux rois de l'Égypte d'une manière aussi exacte et aussi sûre que l'on distingue, sur les monnaies et dans les bustes, les visages des empereurs romains.

La statue de Schafra est une sculpture d'une grande puissance, remarquable par la largeur de son exécution. C'est bien ainsi que l'imagination se représente les orgueilleux constructeurs des pyramides. Le roi est assis sur son trône avec la gravité majestueuse d'un homme qui se croit dieu ; l'épervier divin étend ses ailes derrière sa tête pour le protéger et comme pour l'animer de son souffle. Comparée à la figure de bois, cette statue présente certaines marques d'archaïsme. L'art n'y est pas encore parvenu au même degré de perfection ; mais si l'on tient compte de la différence qui devait exister entre une image royale et l'effigie d'un simple particulier représenté dans les habitudes ordinaires de sa vie, surtout chez un peuple qui considérait le souverain comme une manifestation de la divinité sur la terre, il est facile de reconnaître que l'art qui a produit la statue de Schafra était déjà dans la même voie de réalisme que celui qui a donné naissance à la statue de bois du fonctionnaire Ra-em-ké. La nature de la matière travaillée a forcé à simplifier l'exécution, à procéder par plus grands plans, à sacrifier un certain nombre de détails. Mais c'est toujours la même tendance à reproduire la réalité de la nature sans chercher aucunement à l'idéaliser. On y retrouve l'application des mêmes principes et la même hardiesse dans l'imitation de la musculature des jambes et des bras, exprimée avec tant de vigueur et de saillie qu'elle rappelle presque les licteurs du Saint-Symphorien. La roche dans laquelle cette statue a été taillée est plus dure que le porphyre. En la regardant, l'esprit est effrayé de la patience prodigieuse qu'il fallait pour mener à fin le travail d'un pareil colosse dans un bloc de diorite ; une vie de sculpteur devait s'y user tout entière. Et lorsqu'on réfléchit à l'antiquité à laquelle remonte ce monument, exécuté sur les rives du Nil, tandis que toutes les autres nations menaient encore la vie absolument sauvage, on demeure stupéfait du degré de perfection où l'Égypte avait dès lors poussé les procédés matériels de l'art, et on se demande à l'aide de quels moyens on parvenait à travailler ainsi une semblable matière dans une civilisation qui sans doute connaissait le fer[7], mais se refusait à l'employer par un motif superstitieux. Le fer en effet passait pour impur, car c'était avec un instrument de ce métal qu'Osiris avait été tué par Typhon, et aux yeux des Égyptiens la rouille dont le fer se couvre immédiatement sous le climat des bords du Nil n'était autre que le sang du dieu qui continuait à transsuder au travers du métal.

Il est intéressant de comparer à ces œuvres de l'art égyptien à sa première aurore celles qu'il produisit bien des siècles plus tard, dans sa dernière floraison, peu de temps avant la conquête des Perses. L'exposition de M. Mariette nous en fournit les moyens, car elle offre quelques très-remarquables spécimens de cette dernière époque, le groupe de serpentine représentant un personnage de la cour des rois de la XXVIe dynastie, nommé Psammétique, sous la protection de la vache sacrée d'Hathor, et surtout la belle statue d'albâtre de la reine Améniritis, découverte à Karnak. Cette reine eut un rôle important dans les affaires de l'Égypte au temps de l'invasion éthiopienne de la fin du VIIIe siècle avant notre ère.

 Sœur de Sabacon, qui lui avait confié la régence de ses provinces égyptiennes, elle apporta ses droits aux deux couronnes d'Égypte et d'Éthiopie à un petit prince thébain du nom de Piankhi, lequel ne sut pas se maintenir longtemps sur le trône ; mais elle eut de ce mariage une fille, la princesse Schap-en-ap, qui fut ensuite épousée par Psammétique Ier, l'heureux aventurier fondateur de la XXVIe dynastie.

La statue de cette reine est le meilleur morceau jusqu'à présent connu de la sculpture égyptienne à l'époque où elle vivait et où l'art, tombé dans une décadence absolue depuis les derniers Ramsès, eut encore une renaissance. C'est une œuvre qui ne manque ni de grandeur dans le style, ni de finesse dans l'exécution. La figure a surtout une, grande élégance, et l'ensemble des formes du corps, enveloppé d'une longue robe qui les dessine à moitié, est éminemment chaste et pur. Mais combien cette sculpture est inférieure à celle de la statue de bois, du Ra-Nefer et même du Schafra ! La vie n'y est plus ; l'imitation fidèle et serrée de la nature s'y cherche vainement. Tout est mou, rond et surtout conventionnel. Les lignes générales sont encore grandioses et sévères, le sentiment de la composition majestueux, mais l'étude savante et précise des détails, le modelé soigneux et vrai font absolument défaut. L'art a cessé d'être réel pour devenir hiératique ; il reproduit désormais les formes d'après un certain type invariable et convenu, au lieu de s'attacher à la nature. Si l'immortelle découverte de Champollion n'avait pas eu lieu, si la lecture des hiéroglyphes demeurait encore pour nous un arcane impénétrable ; si, pour juger de la marche et des développements de l'art en Égypte, nous en étions réduit à nous guider exclusivement sur l'analogie avec ce qui s'est passé chez les autres peuples, nul doute que nous ne tombassions encore dans la même erreur que les savants de la grande expédition d'Égypte ; que, regardant la statue d'Améniritis et les œuvres de la même école comme des produits d'un art à ses débuts, encore enveloppé dans les langes du symbolisme primitif, nous ne les crussions bien antérieures aux sculptures de la IVe et de la Ve dynastie. Et pourtant elles sont d'au moins trente siècles plus récentes !

L'histoire de l'art en Égypte, maintenant qu'on en connaît exactement les différentes phases, se montre en effet à nous comme ayant suivi une marche inverse de celle que le développement en a suivi chez toutes les autres nations. Celles-ci ont débuté par l'art exclusivement hiératique, et ce n'est que par un progrès postérieur qu'elles ont atteint à l'imitation vraie et libre de la nature, quand elles se sont élevées jusqu'à ce point. Seuls au monde, les Égyptiens ont commencé par la réalité vivante pour finir par la convention hiératique. Leurs sculptures les plus archaïques, celles qui peuvent être rapportées avec certitude à la IIIe dynastie et avec toute vraisemblance à la IIe, et qui portent les marques les plus manifestes d'un art encore dans l'enfance, les bas-reliefs du tombeau d'Amten au musée de Berlin, les trois statues de personnages memphites du nom de Sepa au Louvre, n'ont rien d'un art hiératique ; elles sont déjà complètement conçues dans la tendance réaliste qui atteignit son apogée de perfection sous la Ve dynastie.

Sur les bords du Nil, le premier développement des arts plastiques a été entièrement libre et laïque, s'il est permis de s'exprimer ainsi. Les influences sacerdotales n'y sont intervenues que plus tard. Ce sont elles qui ont frappé l'art d'immobilité et lui ont enlevé sa vie par l'établissement d'un canon immuable des proportions, placé sous la sauvegarde d'une sanction religieuse.

Sans doute il est bien loin de notre pensée de croire que c'est une décadence pour un art que de passer du réalisme absolu au symbole religieux ; mais il est nécessaire qu'en entrant dans cette nouvelle voie, moralement bien plus haute, il reste fidèle à l'imitation vivante de la nature et qu'il ne tombe pas dans la convention. Il ne faudrait pas se figurer que la sculpture égyptienne, aussitôt après l'établissement du canon des proportions et de l'influence du sacerdoce, en soit venue du premier coup au point où nous la font voir les meilleures œuvres de ses derniers âges, comme la statue d'Améniritis. Il y a eu un temps où l'art pharaonique, tout en admettant le nouvel élément de l'inspiration religieuse et les entraves de ses lois hiératiques, demeurait encore fidèle à l'étude de la nature. Ç'a été son point suprême de perfection, au delà duquel il n'y avait plus qu'à descendre. Les qualités des œuvres primitives n'étaient pas surpassées dans la même voie, mais elles se maintenaient encore dans une certaine limite, et elles étaient associées à une élévation de pensée spiritualiste, à une grandeur religieuse qui touchait au sublime.

Le tableau de l'histoire de l'art égyptien n'est pas complet à l'Exposition du Champ-de-Mars. Nous n'en avons que le commencement et la fin. Aussi doit-on regretter vivement que M. Mariette n'ait pas apporté à Paris, et réuni dans la même salle, aux merveilles qu'il a placées sous les yeux du public, quelques morceaux qui auraient représenté dignement le grand art de la XVIIIe dynastie et du commencement de la XIXe. Quelque remarquables que soient les copies peintes sous le portique extérieur du temple, elles ne sauraient avoir la même éloquence que des originaux, et elles ne donnent pas une idée complète de ces vastes bas-reliefs historiques dont on a dit si justement que c'est de la sculpture biblique, qui a toute la majesté des prophètes et presque la vérité d'Homère. A défaut de monuments originaux, je voudrais du moins que l'on pût avoir sous les yeux quelques moulages, surtout celui de la tête d'un des colosses de Ramsès II, sculptés dans le rocher d'Ibsamboul en Nubie, dont la plupart de nos lecteurs ont probablement vu la reproduction au palais de Sydenham, avant que l'aile orientale de cet édifice eût été détruite par le feu. La vue de ce morceau vraiment sublime modifierait, je n'en doute pas, l'impression .que l'on emporte généralement de la visite au temple égyptien du Champ-de-Mars, impression qui consiste à regarder l'art pharaonique comme ayant déchu dès qu'il est sorti de son réalisme premier. Jamais, en effet, chez aucun peuple, on n'a mieux réussi pour la vérité, la perfection du modelé et la noblesse tranquille de l'expression des traits, que dans les têtes des colosses d'Ibsamboul. Winckelmann n'a pas tracé d'autres règles pour cette beauté calme, qu'il regarde comme le comble de l'art. La Junon Ludovisi, quatre fois au moins plus petite, ne l'emporte pas par le sentiment de l'ensemble, par l'harmonie de tant de parties simultanément étendues. Phidias lui-même n'a pas imprimé plus de majesté sur le front de ses dieux et de ses héros.

L'âge des dynasties primitives n'est donc pas, quelque charme de vérité et de Nie qu'aient ses œuvres, l'âge le plus grand de l'art égyptien. Celui-ci s'est élevé encore sous l'influence de la pensée religieuse et l'impulsion du sacerdoce. Mais la voie de tendance exclusive au symbole hiératique dans laquelle il entra, la fixation d'un canon invariable des proportions, en entravant la liberté des artistes, devait forcément, et par une pente rapide, conduire à la convention pure, à l'abandon de toute étude de la nature pour l'uniforme reproduction des types désormais fixés, à l'immobilité, à l'absence de vie. C'est ce qui est en effet arrivé dans le cours des siècles, et c'est en suivant cette voie que, chez les Égyptiens, s'est produite la décadence.

 

VII

Le réalisme exclusif de l'art égyptien primitif, l'absence de toute recherche d'idéal dans ses œuvres, tiennent à un vaste ensemble de faits qui creuse un abîme profond entre l'Égypte de l'ancien empire et celle du moyen et du nouvel empire.

Nous l'avons déjà dit, lorsqu'on voit l'Égypte commencer à se réveiller, après la longue et jusqu'à présent inexplicable éclipse de sa civilisation qui s'étend de la vie à la ne dynastie, elle semble recommencer à nouveau sa carrière, presque sans aucune tradition du passé. L'art traverse alors une nouvelle enfance, au lieu de se greffer sur les enseignements des écoles primitives.

A partir de la XIe dynastie, les représentations religieuses forment la grande majorité de ses œuvres ; elles se multiplient sous toutes les formes et sur tous les genres de monuments, même sur les objets usuels. Au contraire, nous possédons maintenant bien des sculptures de l'âge qui va de la IIIe à la IVe dynastie ; elles proviennent presque toutes de tombeaux, c'est-à-dire de la classe de monuments où le symbolisme religieux a trouvé chez tous les peuples le plus naturellement sa place. Eh bien, sans aucune exception, ces sculptures nous montrent l'art exclusivement appliqué à la reproduction des scènes de la vie réelle ; on ne connaît pas une seule représentation symbolique, une seule image divine de la période de l'ancien empire.

Nous sommes dans ces monuments, on le voit, bien loin de l'Égypte telle que les témoignages des auteurs classiques sont unanimes à la décrire, telle qu'elle se montre à nous dans les monuments de tous les siècles de son existence à partir de la me dynastie, bien loin de cette Égypte éminemment religieuse, terre classique des symboles, des mystères et des spéculations de la plus haute philosophie. Les œuvres de l'art sont le plus fidèle Miroir du génie et des tendances générales des sociétés. Et, en effet, tout semble indiquer que la première civilisation de l'Égypte fut essentiellement matérialiste et très-peu préoccupée des choses de la religion.

Ce n'est pas que l'on ne rencontre quelquefois des noms de dieux dans les inscriptions de l'ancien empire, et que ces noms ne soient ceux de divinités que nous voyons adorées plus tard. Mais il n'en est pas moins certain que la religion des dynasties primitives était profondément différente de celle de l'Égypte postérieure, bien plus grossière et plus matérielle. Ceux des personnages du Panthéon pharaonique qui représentent des conceptions élevées, d'un caractère vraiment philosophique, et dans lesquelles on observe un puissant élan vers le spiritualisme, Ammon et Osiris, par exemple, ou ne paraissent pas avoir été connus dans les premiers âges, ou, si l'on en trouve quelques rares mentions, leur culte et leur conception n'étaient encore qu'à l'état de germe. La religion des dynasties les plus anciennes, telle que nous la révèlent les monuments, se borne au culte purement astronomique et matériel du soleil et à l'adoration des animaux sacrés, du taureau de Memphis et du bouc de Mendès, si manifestement empreinte du fétichisme, et à laquelle la religion savante des siècles postérieurs eut tant de peine à donner une haute signification philosophique. Et cette religion même, si grossière qu'elle soit, ne tenait évidemment que très-peu de place dans la vie des Égyptiens de l'ancien empire. Le véritable culte de ces siècles prodigieusement reculés était l'avilissante adoration des rois, divinisés de leur vivant même par le seul fait de la possession du pouvoir suprême. C'est là le culte vraiment développé sous l'ancien empire, celui qui tient la première place sur les monuments, celui qui avait partout ses autels. Celui d'aucun dieu n'en approchait, ni pour le développement ni pour l'importance. La différence du génie fondamental des deux civilisations de l'Égypte se peint parfaitement dans le contraste entre les préceptes de morale toute positive et pratique du prince Phath-hotep, dans le papyrus de la Bibliothèque impériale et les spéculations souvent désordonnées, mais toujours grandioses et élevées, du Rituel funéraire.

Mais la différence entre les temps antérieurs à la vie dynastie et ceux qui commencent à la XIe n'existe pas seulement dans cet ordre de choses. Le contraste des deux époques se marque sur tous les points et révèle deux génies absolument distincts. La constitution sociale est tout autre ; les mœurs diffèrent par mille détails ; les titres des fonctionnaires, dans l'ordre civil et dans l'ordre sacerdotal, ne sont plus les mêmes ; surtout, aux époques primitives, l'exercice du sacerdoce parait intimement lié aux grands emplois civils et politiques ; le culte est alors une pure affaire de police et d'ordre public, qui entre dans les attributions des fonctionnaires ; il n'y a pas de sacerdoce proprement dit, constitué librement et d'une manière indépendante. Les noms propres usités dans les anciennes familles ne se retrouvent plus après la XIe dynastie ; la langue même et l'écriture semblent profondément modifiées.

Il y a donc en réalité deux Égyptes distinctes et successives : la vieille Égypte memphite, qui a duré jusqu'aux troubles de la fin de la vie dynastie, et l'Égypte thébaine, qui débute à la XIe. C'est cette dernière seule qu'ont connue les Grecs, et sur laquelle ils ont assis leurs jugements. L'intervalle entre les deux est précisément marqué par la chute subite de la première civilisation, si florissante pendant plusieurs siècles, et par la lacune étrange que la science constate dans l'histoire monumentale des bords du Nil, pendant un laps de temps que les listes de Manéthon remplissent par la succession de quatre dynasties.

La différence du génie des deux Égyptes est telle qu'il semble indispensable d'admettre entre les deux un grand changement dans le sang de la population. Et en effet, si vous montez dans la salle anthropologique placée au premier étage de l'okel du parc égyptien au Champ-de-Mars, et si vous étudiez la précieuse collection dans laquelle M. Mariette a réuni cinq cents crânes de momies appartenant tous à des époques certaines[8], vous constatez avec étonnement que les têtes des Égyptiens antérieurs à la vie dynastie, — que l'on rencontre, du reste, à l'état de squelettes dans leurs sarcophages, et qui ne paraissent pas avoir été momifiés, — appartiennent à un autre type ethnographique que celles des Égyptiens postérieurs à la Xe dynastie. Les premiers sont dolichocéphales, les seconds brachycéphales.

La période, longue de plusieurs siècles, qui s'est écoulée entre l'ancien et le moyen empire, encore enveloppée pour nous de ténèbres impénétrables, a donc certainement vu se produire une modification très-considérable dans la race des habitants de l'Égypte. Un nouvel élément s'y est introduit, dont le génie était tout différent de celui de la population primitive, et dont l'origine n'était sans doute pas la même, et c'est l'union de ces deux éléments, la fusion de leurs génies divers qui a produit la civilisation de l'Égypte thébaine, de cette grande Égypte religieuse et philosophique qui a tenu une place si importante dans l'histoire de l'humanité.

D'où venait le nouvel élément qui modifia la population égyptienne entre la VIe et la XIe dynastie ? Comment s'est opérée son introduction ? Est-ce par voie d'invasion violente, ou bien par une infiltration lente et progressive ? La science ne peut encore donner aucune réponse à ces questions, aucun éclaircissement sur ces problèmes, dont le mystère même est de nature à piquer plus vivement notre curiosité. Mais pour ma part je ne serais aucunement surpris si quelque jour un monument, encore enfoui sous les sables, venait nous révéler qu'après la fin de la VIe dynastie un flot de population venu d'au delà des cataractes est descendu, en suivant le cours du Nil, sur l'Égypte, dont les habitants originaires étaient purement asiatiques, et que les princes thébains de la me race royale, les Entef et les Montouhotep, avaient une origine éthiopienne.

La constatation d'une révolution aussi complète dans les bases mêmes les plus essentielles de la société, d'un changement aussi radical à une certaine époque de l'existence historique de la terre des pharaons, ne concorde pas avec l'idée qu'on se fait d'ordinaire de l'immuable Égypte, suivant l'expression de Bossuet. Faut-il donc rayer du tableau d'ensemble de l'histoire universelle cette notion de l'immobilité de l'Égypte, constituée dans le monde pendant tant de siècles comme la gardienne de traditions antiques et invariables ? Oui, s'il s'agit de l'abîme véritable qui sépare, malgré certaines analogies persistantes, les deux civilisations de cette contrée ; non, s'il s'agit de la seconde Égypte, de l'Égypte thébaine, qui commence à la lue dynastie.

Or, c'est celle-là seulement que les penseurs des âges classiques ont connue ; c'est celle-là où ils ont été chercher des enseignements ; c'est celle-là seule qui a joué un grand rôle dans l'histoire générale du monde. L'Égypte memphite des âges primitifs, avec son développement précoce de civilisation matérielle, a été un phénomène isolé, vivant exclusivement sur lui-même, sans expansion extérieure, sans influence réelle sur la marche de l'humanité. L'Égypte thébaine, au contraire, a puissamment influé sur cette marche générale du progrès humain. C'est elle dont l'action matérielle et morale a rayonné au loin, d'abord par ses conquêtes, puis, quand elle eut cessé d'être une puissance militaire et prépondérante, par les leçons de sa science et de sa sagesse, de sa religion et de sa philosophie. C'est cette seconde Égypte qui, dans le monde, a joué successivement un double rôle : d'abord celui d'initiatrice des peuples avec lesquels elle fut en contact, puis, quand ces peuples se furent lancés hardiment dans la voie du progrès, celui de conservatrice des traditions antiques, de la vieille sagesse symbolique des âges reculés.

Sans doute, on l'a vu par l'esquisse rapide que nous avons tracée de ses annales, l'Égypte thébaine a compté bien des révolutions : elle a vu plus d'une invasion étrangère s'abattre sur son territoire ; à plusieurs reprises elle a été témoin d'éclipses et de renaissances dans sa civilisation. Il serait facile, pour celui qui voudrait se préoccuper des détails plus que des faits généraux et des grandes lignes de l'histoire, d'étayer sur ces faits un paradoxe semblable à celui qu'Abel Rémusat soutint un jour au sujet de la Chine et de l'Orient musulman, lorsqu'il prétendit montrer dans les révolutions de ces contrées un mouvement de progrès pareil à celui des sociétés européennes.

Mais qu'importent dans l'ensemble de la marche générale de l'humanité, dans le jugement philosophique à porter de haut sur le rôle que chaque peuple y a joué, ces mouvements d'un océan sans limites, ces vagues qui montent et qui descendent, ces peuples qui se choquent, qui se brisent, ces trônes qui s'élèvent et qui sont renversés ? Qu'importent ces variations perpétuelles, si tout ce mouvement s'opère sur lui-même, si le genre humain n'a tiré pour son progrès aucun profit de ces luttes ?

C'est dans le profit qu'est la différence fondamentale entre les races orientales, quelque remplie de révolutions que soit leur histoire, et la race européenne. En Europe, à dater du moment où la première lueur de civilisation a commencé à luire, il n'y a pas un cri, pas un combat, pas une douleur, en quelque sorte, qui n'aient été féconds. Le fruit de l'histoire est précisément de chercher dans chacun des événements et des malheurs .qui se succèdent ce que l'humanité en a tiré ; et toujours en Europe, sans forcer le moins du monde les conséquences, nous constatons l'existence de ces profits incessants. Mais dans l'Orient, à partir d'un certain point, rapidement atteint dès les époques les plus reculées, il n'y a que des apparences, des illusions, des espérances, suivies des plus étranges catastrophes.

Oui, l'Égypte thébaine, la véritable Égypte dont l'historien philosophe doit avant tout tenir compte, est demeurée immobile et immuable au travers des siècles, en dépit de ses nombreuses révolutions politiques. Ni les invasions étrangères, ni les luttes intestines n'ont apporté en elle aucun changement. Elle a quelquefois plié sous la violence du torrent qui fondait sur elle ; mais, une fois le torrent passé, elle s'est relevée exactement la même. D'aucune de ces crises, même les plus violentes, d'aucune de ses souffrances, d'aucun de ses triomphes, n'est sorti un progrès nouveau. Plusieurs fois, comme lors de l'invasion des Pasteurs, sa civilisation a paru sombrer dans la tempête ; mais si elle a toujours refleuri tant qu'elle ne s'est trouvée en face que de la barbarie, aucune de ses renaissances n'est parvenue à la porter au delà du point où elle s'était une fois arrêtée. Telle elle était, sous les Osortasen et les Amenemhé, telle nous la retrouvons sous les Ramsès ; telle elle était encore sans modifications quand elle commença à entrer en rapport avec les Grecs. Elle ne s'était pas constituée sans peine ; cette seconde civilisation égyptienne avait été précédée par une première phase, notablement différente, et ce fut seulement à l'époque de la ne dynastie qu'elle s'assit sur ses bases définitives. Mais depuis lors jusqu'à la conquête d'Alexandre, 2.700 ans s'écoulèrent, pendant lesquels elle ne changea pas. Vingt-sept siècles d'immobilité ! n'est-ce pas un phénomène unique dans le monde, et ne suffit-il pas à légitimer le jugement que l'histoire a toujours porté de l'antique Égypte ?

La société égyptienne se peint fidèlement dans son architecture. Elle était constituée exclusivement pour la durée, pour conserver ses traditions en bravant l'action des siècles ; mais elle ne pouvait se maintenir qu'en demeurant immobile. Du jour où elle s'est trouvée en contact avec l'esprit de progrès, personnifié dans la race et dans la civilisation grecques, elle devait forcément périr. Elle ne pouvait pas se lancer dans une voie nouvelle, qui était la négation de son génie, mais en même temps elle ne pouvait plus continuer son existence immuable. Aussi, dès que l'influence grecque a commencé à la pénétrer, est-elle tombée en pleine dissolution et s'est-elle affaissée sur elle-même dans un état de décrépitude déjà semblable à la mort.

 

 

 



[1] C'est, en effet, dans ce recueil que fut publié le présent travail, en juin, juillet et août 1867.

[2] Abrégé de l'histoire d'Égypte, Paris, 1867, un vol. in-8.

[3] Publiées par M. Édouard Naville : Textes relatifs au mythe d'Horus, recueillis dans le temple d'Edfou, Genève, 1870, in-fol.

[4] C'est ainsi qu'il était parvenu à donner le change à l'histoire. Tout le récit de la conquête de l'Arabie méridionale ou Heureuse, par Sésostris, dans Diodore de Sicile, est fait d'après les bas-reliefs du temple de Deir-el-Bahari, à Thèbes, où Ramsès avait substitué son nom à celui de la régente Hatasou, par les ordres de laquelle eut lieu, en réalité, cette brillante expédition, dont il est question un peu plus loin.

[5] Les Égyptiens, dans leurs édifices, cherchaient avant tout la durée. Dans le poème de Pentaour, Ramsès, entouré d'ennemis, invoque les dieux. Il énumère les actes par lesquels il a honoré leur majesté ; mais en parlant des temples élevés par lui, il mentionne surtout les pierres éternelles qu'il y a entassées.

[6] Les gigantesques travaux des pyramides n'avaient pu s'exécuter qu'au prix d'une monstrueuse oppression ; les corvées qu'ils nécessitaient devaient accabler le pays d'un insupportable fardeau. Manéthon, Hérodote et Diodore de Sicile se sont faits l'écho de traditions qui prouvent que les princes qui avaient imposé de si rudes obligations à leurs peuples avaient laissé dans la mémoire populaire, à travers les âges, un souvenir odieux. Suivant ces traditions, Chéops n'aurait pas seulement opprimé les Égyptiens dans les conditions matérielles de leur existence, mais encore fermé les temples et empêché les sacrifices ; se repentant ensuite, il aurait été l'auteur d'un livre religieux tenu en grande estime. Chéphren aurait suivi l'exemple de la tyrannie et de l'impiété de son prédécesseur, à tel point que tous les deux auraient été exclus par un jugement populaire des sépultures qu'ils s'étaient préparées si splendides. Mycérinus aurait fait de même au commencement de son règne ; mais bientôt il aurait changé de voie, aurait rouvert les temples et rendu au culte une extrême splendeur, dernier détail qui concorde avec ce fait qu'un des plus importants chapitres mystiques du Rituel funéraire est dit, dans une clause additionnelle placée à la fin, avoir été découvert tracé sur une plaque de métal pendant le règne de Menkéra et publié par ce prince. Tout ceci, sans doute, n'est que de la légende populaire, remplie de traits fabuleux ; par exemple, la fermeture des temples, sous Khoufou et Schafra, est formellement démentie par les inscriptions de leurs règnes. Mais la légende n'en devait pas moins avoir un certain fondement historique, et les circonstances de la découverte des statues de Schafra sont de nature à faire croire à des troubles suivant de peu la mort de ce prince, troubles dans lesquels ses images auront été renversées.

[7] On a trouvé un morceau de barre de fer pris dans les maçonneries de la principale des pyramides de Gizeh.

[8] Cette collection appartient aujourd'hui au Muséum d'histoire naturelle de Paris.