LES PREMIÈRES CIVILISATIONS

TOME PREMIER. — ARCHÉOLOGIE PRÉHISTORIQUE. – ÉGYPTE

I. — ARCHÉOLOGIE PRÉHISTORIQUE

 

L'HOMME FOSSILE[1].

 

 

I

Parmi les questions les plus neuves et les plus importantes que la science ait soulevées de notre temps, un des premiers rangs, sans contredit, appartient à celle de l'homme fossile. Longtemps écartée avec dédain par les disciples de Cuvier, pour qui une opinion du maître sur l'absence de l'homme parmi les fossiles était passée à l'état de dogme, cette question a fini par s'imposer aux savants à la suite de nombreuses et éclatantes découvertes qu'il serait impossible aujourd'hui de contester. L'existence de notre espèce pendant toute la durée de la période géologique désignée sous le nom de quaternaire, concurremment avec de nombreux animaux depuis longtemps éteints, est désormais un fait de certitude absolue. Son existence antérieure pendant une partie de la période tertiaire commence même à être établie sur des preuves d'une grande solidité, bien que contestée encore par plusieurs savants ; et maintenant que l'attention des chercheurs est tournée de ce côté, on peut prévoir que d'ici à peu d'années, avec le progrès des découvertes, elle arrivera au même degré de certitude.

Une science nouvelle s'est donc fondée, celle de la paléontologie humaine, et en un petit nombre d'années elle a fait d'immenses progrès. Créée principalement par les antiquaires des pays scandinaves, l'archéologie préhistorique, si à la mode maintenant, et cultivée par de si nombreux adeptes, nous révélait la vie, les mœurs, les usages et les vicissitudes des premiers habitants de nos contrées bien des siècles avant que l'histoire commençât pour eux, avant même que les grandes civilisations primitives de l'Égypte et de l'Asie antérieure se fussent fondées, alors que les aborigènes de l'Europe, dont le sang, modifié postérieurement par les invasions de race aryenne, coule encore en plus ou moins forte proportion dans nos veines, menaient dans les forêts de l'Occident l'existence des Peaux-Rouges de l'Amérique du Nord ou des sauvages de l'Océanie ; mais elle n'étendait pas ses investigations au delà de l'époque actuelle de la formation de l'écorce du globe, au delà du temps où les continents prirent à peu de chose près le relief que nous leur voyons aujourd'hui. La paléontologie humaine nous fait remonter bien autrement haut dans les annales du passé de l'homme ; elle nous reporte à une antiquité qu'on ne saurait, au moins quant à présent, évaluer en années ni en siècles d'une manière quelque peu précise. Elle fait suivre les plus antiques représentants de notre espèce, au travers des dernières révolutions de l'écorce terrestre, par delà plusieurs changements profonds des continents et des climats, et dans des conditions de vie très-différentes de celles de l'époque actuelle.

Dans une étude en voie de formation, qui chaque jour progresse, s'étend, se complète, et aussi se modifie sur un certain nombre de points par des trouvailles heureuses, dans une étude dont les données essentielles ne peuvent être établies que sur un grand nombre de faits de détail constatés isolément par des -observateurs divers, et épars dans une infinité de brochures et de recueils scientifiques souvent difficiles à se procurer, un des services les plus utiles à rendre est de rassembler en un seul faisceau l'état actuel des connaissances, en contrôlant les travaux antérieurs par une sévère critique, de manière à bien fixer l'inventaire de ce qui est acquis déjà, de ce qui demeure douteux et de ce qui doit être rejeté. Former un ensemble de ce genre, tracer un tableau de la science à l'heure présente, en sachant à l'avance qu'il ne peut être ni complet ni définitif, et qu'il sera bientôt dépassé, mais en l'offrant au public comme un guide et un point de départ pour les recherches ultérieures, c'est faire une œuvre méritoire qui doit servir puissamment au progrès de la science. Plusieurs hommes du plus sérieux mérite l'ont déjà tenté pour l'étude de l'homme fossile, dans des ouvrages spéciaux qui, s'ils sont aujourd'hui dépassés, ont eu leur heure et leur utilité, et qui demeureront comme marquant les étapes du développement des connaissances sur cet important sujet. Un jeune et brillant anthropologiste, qui s'est déjà fait une place dans la science, M. le docteur Hamy, répétiteur de M. le docteur Broca à l'École des hautes études et auxiliaire de M. de Quatrefages au Muséum, vient à son tour de résumer toutes les données que l'on possède actuellement, dans un Précis de paléontologie humaine, qui forme, quant à présent, l'appendice joint à une traduction nouvelle du livres célèbre de Lyell sur l'antiquité de l'homme, — un appendice de 379 pages ! — mais qui constitue, en réalité, un livre parfaitement indépendant, fort en progrès sur celui de Lyell, animé d'un esprit plus critique et dégagé de ces hypothèses chronologiques, moins solides que hardies, qui déparent l'ouvrage du savant anglais. Il est à désirer que l'éditeur de ce remarquable travail se décide à le publier bientôt en un volume séparé, auquel nous pouvons prédire un grand et durable succès.

Le Précis de paléontologie humaine de M. Hamy est en effet un excellent livre, qui ne comprend pas seulement le résumé le meilleur et le plus complet des travaux accomplis par d'autres jusqu'à ce jour, mais où les recherches personnelles et les découvertes de l'auteur tiennent une large place, et qui contribuera de la manière la plus heureuse à l'avancement de la science. Le jeune savant à qui nous le devons y montre une remarquable variété de connaissances et d'aptitudes. Il se révèle comme bon géologue et stratigraphiste autant qu'anatomiste expert et ingénieux, en même temps qu'il y fait preuve d'un vrai tact archéologique et d'un sentiment fort rare des conditions de la critique dans les études d'histoire. Mais je me sens un peu embarrassé pour dire tout ce que je pense et pour en faire l'éloge qu'il mérite : nous sommes amis, et, dans un autre travail, nous avons été collaborateurs. Je craindrais donc qu'on ne pût croire que l'amitié influe sur mon jugement, et que cette idée ne le rendît suspect. En pareil cas, ce qu'il y a de mieux à faire, c'est d'analyser un livre, pour montrer par des exemples au lecteur quel en est le mérite et tout ce qu'il contient d'intéressant et de neuf.

M. Hamy commence par un historique de la question. C'est un exposé très-bien fait et qui remet en lumière des noms auxquels on n'avait pas rendu suffisante justice. Jusqu'à présent, on considérait comme le précurseur des travaux modernes un membre de l'ancienne Académie des- inscriptions et belles-lettres, Mahudel, qui publia, en 1734, une dissertation sur les armes et les instruments de pierre des temps préhistoriques. M. Hamy montre que le mérite de la priorité n'appartient réellement pas à Mahudel, et que cet érudit avait été devancé par des travaux plus remarquables que le sien. La découverte de l'âge de pierre et de la véritable nature des objets qu'un préjugé universel regardait jusqu'alors comme des pierres de foudre appartient à un savant romain du XVIe siècle, Mercati, dont le manuscrit, conservé pendant près de deux siècles à la Bibliothèque vaticane, a été publié seulement en 1717, sous les auspices du pape Clément XI. Quant à l'établissement des bases qui demeurent celles de la méthode scientifique en ces matières et des principes de comparaison entre les usages préhistoriques et ceux des sauvages modernes, c'est un mérite de plus qui doit s'attacher à ce grand nom des de Jussieu, qui brille dans tant de branches différentes comme une des plus pures gloires de la science française. En 1723, onze ans avant Mahudel, Antoine de Jussieu, le premier auteur de cette dynastie de savants qui s'est prolongée pendant près de deux siècles, imprimait, Sur l'origine et l'usage des prétendues pierres de foudre, un mémoire qui devançait de plus de cent cinquante ans le progrès de la science, et fondait, sur des règles auxquelles rien n'est à modifier encore aujourd'hui, une étude où l'on ne devait reprendre ses traces que bien longtemps après.

L'auteur expose ensuite les causes de l'opinion de Cuvier, fait voir en quoi elle était justifiée par les faits connus à son époque, et surtout la réduit aux vraies proportions qu'elle avait dans la pensée de l'immortel fondateur de l'anatomie comparée des espèces perdues.

Cuvier ne niait pas d'une manière absolue, dit-il avec juste raison, l'existence de l'homme paléontologique ; il eut seulement le tort d'attribuer une trop grande valeur à des faits négatifs.

Transformée en article de croyance absolue, en préjugé inflexible, cette opinion de l'auteur des Recherches sur les ossements des fossiles pesa sur la science pendant près d'un demi-siècle, et fit rejeter sans examen des faits qui eussent dû ouvrir les yeux aux plus sceptiques. Les découvertes d'Ami-Boué et du comte Breuner dans les alluvions quaternaires, celles de Schmerling, de Tournai, de Christol, de Marcel de Serres dans les cavernes, furent passées sous silence ou dédaigneusement condamnées. Boucher de Perthes se vit traité de fou pendant plus de vingt ans, sans que l'on consentît même à étudier les faits qu'il recueillait avec une persévérance destinée à devenir sa gloire.

Mais enfin cette persévérance fut couronnée de succès. Les trouvailles se multiplièrent tellement, et dans des conditions de certitude si incontestables, que la vérité triompha des préjugés et que la lumière se fit. A dater de 1859, où sir Charles Lyell proclama dans le congrès d'Aberdeen la réalité de l'existence de l'homme quaternaire ; de 1860, où M. Lartet commença, de concert avec M. Christy, ses admirables et fécondes recherches dans les cavernes du midi de la France, la paléontologie humaine prit définitivement sa place dans la science.

Elle a maintenant, comme le dit M. Hamy, son publicun grand publicson congrès, son journal, et les discussions qui s'y rattachent défraient les bulletins de plusieurs sociétés savantes.

En onze ans d'existence, elle a réalisé d'immenses conquêtes qui garantissent ses conquêtes à venir. Déjà plusieurs âges de l'humanité primitive peuvent être reconstitués d'une manière complète en ce qui touche aux mœurs et au degré de développement matériel des hommes d'alors. D'autres, plus anciens, commencent à être entrevus.

 

II

Après cet exposé historique de la naissance et des premiers progrès de la paléontologie humaine, M. Hamy poursuit méthodiquement et par périodes géologiques les traces que l'homme a laissées dans les couches terrestres antérieures à notre époque, à partir du moment où ses vestiges apparaissent pour la première fois. Avant de l'y suivre, nous devons rappeler le principe fondamental de la science qui recherche les vestiges de l'homme dans les époques géologiques antérieures à la nôtre, concurremment avec les espèces animales éteintes, principe dont nous aurons à montrer constamment l'application au cours de cette étude, et dont notre jeune écrivain donne la formule avec une grande netteté.

Les preuves de la coexistence de l'homme et d'un animal quelconque à une époque donnée sont de trois ordres. L'homme peut avoir laissé quelque objet de son industrie dans le sol qui renferme les os de l'animal, ou bien avoir marqué sur ces derniers les traces de son action ; il peut enfin avoir laissé dans la même couche ses propres ossements.

Les plus antiques vestiges de l'homme se montrent à nos regards vers le milieu de l'époque tertiaire, dans les étages supérieurs du groupe de terrains désigné sous le nom de miocène. De grandes vraisemblances empruntées au caractère spécial de la faune de cet âge et à ses rapports avec la faune actuelle semblent indiquer que c'est vers ce temps qu'il dut faire son apparition sur la terre.

La flore et la faune des couches où se rencontrent ces premières traces de notre espèce démontrent que la température était alors beaucoup plus élevée qu'elle n'est aujourd'hui. Nos pays de l'Europe centrale jouissaient d'un climat pareil à celui des tropiques ; les portions les plus septentrionales de l'Asie et de l'Amérique, et le Groenland lui-même, n'étaient pas encore envahis par les glaces. Jusque sous le cercle polaire, toutes les terres émergées — et de ce côté elles paraissent alors avoir été plus nombreuses qu'aujourd'hui — étaient couvertes d'épaisses forêts dont la riante végétation était alors, à peu de chose près, ce qu'est maintenant celle des climats tempérés. De grands anthropomorphes voisins des gibbons, le rhinocéros à quatre doigts, que les paléontologistes ont appelé acerotherium, le dicrocère, l'amphicyon gigantesque, plusieurs espèces d'ours et de grands felis plus formidables que le lion et le tigre de nos jours : tels étaient les animaux qui peuplaient alors la France.

On n'a que très-peu de données positives sur l'homme de la période miocène, et toutes celles que l'on possède jusqu'à présent sont dues aux infatigables recherches de M. l'abbé Bourgeois. Son existence n'a encore été constatée que dans un canton très-restreint de notre pays, sur le territoire des départements du Loiret et de Loir-et-Cher, et elle est uniquement révélée par quelques traces de son travail. Un certain nombre de silex grossièrement taillés, pour la plupart en forme de grattoirs, ont été recueillis dans les couches du calcaire de Beauce, aux environs de Thenay et de Selles-sur-Cher.

C'est près des rives de l'ancien lac de Beauce, remarque M. Hamy, que se rencontrent ces débris d'industrie primitive déposés dans les eaux le long d'une berge en pente douce, ainsi que l'a noté M. Belgrand dans un récent voyage. Avec un peu d'imagination, on pourra se figurer l'homme de cette époque, entouré des géants de la création, se garantissant de leurs attaques en établissant sa chétive demeure sur quelque banc de sable à proximité de la côte.

A l'étage immédiatement supérieur, dans les sables de l'Orléanais, dépôts d'une époque un peu plus récente, que caractérise l'arrivée en nos pays des colosses de la famille des proboscidiens, mastodontes et dinothériums, auprès (lesquels les éléphants actuels ne sont que des diminutifs, M. l'abbé Bourgeois a constaté les mêmes silex taillés, les restes bien caractérisés d'un foyer et quelques essais rudimentaires de poterie. Enfin, dans l'étage encore supérieur, le même savant a découvert, en compagnie de son ami et collaborateur M. l'abbé Delaunay, à Pouancé (Maine-et-Loire), le squelette d'un cétacé (halitherium) échoué sur les rivages de la mer des faluns, dont les sauvages qui peuplaient alors la contrée étaient venus se repaître avidement, comme font aujourd'hui, dans un cas pareil, les naturels de l'Australie, et dont les ossements portent des incisions nombreuses produites par des instruments de pierre qui avaient servi à en détacher les chairs.

A ces faits se réduisent toutes les connaissances jusqu'à présent acquises sur l'homme miocène. En 1859, les recherches de Boucher de Perthes en avaient plus appris déjà sur l'homme quaternaire. Pas un débris d'ossement n'a encore été recueilli qui puisse nous éclairer sur les rapports ou les différences qui pouvaient exister entre ces premiers habitants du sol français et les races humaines actuellement subsistantes. Il est même bien difficile de déterminer quel était au juste leur degré de civilisation, ou plutôt de barbarie, à l'aide d'un si petit nombre de vestiges. Aussi nous semble-t-il que, dans ce seul endroit de son livre, M. Hamy s'est quelque peu écarté de la sage réserve qui lui est habituelle, et s'est laissé aller à un caprice d'imagination, quand il a cru distinguer un progrès de l'époque du calcaire de Beauce à celle des sables de l'Orléanais, et de celle-ci à l'époque des faluns de la Touraine, comparant l'homme de l'étage le plus inférieur, comme état de vie, aux Fakaafiens, ceux de tous les sauvages connus qui sont demeurés. dans la condition la plus rudimentaire et la plus dégradée, l'homme des sables de l'Orléanais aux Tasmaniens, enfin les aborigènes de l'Anjou qui se sont nourris de l'halithérium de Pouancé aux Australiens. Les distinctions sont plus ingénieuses et plus subtiles que certaines, et surtout nous ne pouvons pas suivre M. Hamy lorsqu'il s'efforce de contester à l'homme dont on trouve les vestiges dans le calcaire de Beauce la connaissance du feu ; car il nous semble résulter au contraire des échantillons recueillis par M. l'abbé Bourgeois qu'il le connaissait parfaitement et même s'en servait pour faire éclater les cailloux avec les débris desquels il fabriquait ses instruments rudimentaires. Le seul fait positif, c'est que l'homme de l'époque miocène était dans un état de barbarie plus complet que l'homme ddnt les couches quaternaires ont conservé les traces. Encore ne faudrait-il pas exagérer cette conclusion outre mesure, car l'extrême grossièreté des instruments en silex recueillis dans le calcaire de Thenay tient sans doute en partie, suivant l'ingénieuse remarque de M. l'abbé Bourgeois, à la nature des matériaux que leurs auteurs ont dû employer.

C'étaient, dit-il, des nodules caverneux et à cassure esquileuse, empruntés aux couches supérieures du terrain crétacé. Les silex à pâte fine et homogène de la craie turonienne à inocérames, qui furent si artistement travaillés pendant l'époque de la pierre polie, n'existaient pas encore dans le pays. C'est pendant la période quaternaire qu'ils ont été amenés sur nos plateaux par les eaux du Cher.

Le passage de l'époque miocène à celle où se formèrent les dépôts pliocènes inférieurs, représentés dans nos pays par les mollasses, fut marqué par un changement de climat notable, un abaissement de température qui plaça l'Europe centrale environ dans les mêmes conditions qu'aujourd'hui.

Si, dit M. Schimper dans son Traité de paléontologie végétale, la période miocène offre un mélange de plantes tropicales et subtropicales, au milieu desquelles les plantes des zones tempérées ne jouent qu'un rôle secondaire, il n'en est plus ainsi dans la période pliocène, où celles-ci finissent par dominer exclusivement.

Cette flore européenne tempérée correspond assez exactement à celle des contrées dont la moyenne thermométrique est de 13 degrés environ. A la modification de la flore de nos pays correspond une modification parallèle de la faune, en rapport avec le changement du climat.

L'homme des âges pliocènes, dit M. Hamy, s'est-il perpétué ? A-t-il au contraire été remplacé dans nos contrées par quelque autre type humain ? S'est-il accommodé aux conditions nouvelles d'existence que lui faisaient les milieux transformés, ou bien a-t-il émigré vers le sud avec les singes anthropomorphes et les autres animaux tropicaux qui vivaient avec lui à Thenay ou ailleurs ? A toutes ces questions, nous ne pouvons répondre que par l'aveu d'une complète ignorance.

En effet, jusqu'à l'heure présente, on n'a encore en Europe constaté aucun vestige humain dans les couches du pliocène inférieur. M. Hamy discute avec une grande rigueur de critique le seul fait de ce genre qui ait été allégué, la découverte de Savone, produite au congrès d'archéologie préhistorique de Paris en 1867, et il montre par des preuves décisives l'impossibilité d'en admettre l'authenticité. Sa conclusion, à laquelle nous adhérons sans réserve, est la suivante :

L'homme prétendu fossile du pliocène inférieur de Savone semble avoir été inhumé dans le dépôt où il a été découvert, à une date bien postérieure à celle de la formation à laquelle l'ont rattaché, sans preuve suffisante, quelques naturalistes.

C'est vers le milieu des temps pliocènes — les travaux les plus récents de MM. Julien, Laval, Oswald Heer, A. Favre, Martins, Collomb, Gras, Charles Tardy, ne permettent plus d'en douter, — c'est vers le milieu des temps pliocènes que doit être placée la première période glaciaire, longtemps méconnue, dont les phénomènes eurent bien plus d'étendue, d'intensité encore que la seconde période glaciaire, la plus anciennement constatée, qui coïncida avec les débuts de l'âge quaternaire. L'abaissement de température que nous avons signalé comme ayant marqué l'ouverture des temps pliocènes s'était accru rapidement. Le climat moyen de l'Europe, descendu bien au-dessous de ce qu'il est aujourd'hui, produisit d'immenses accumulations de glace qui couvrirent toute la Scandinavie, toute l'Écosse et tout le plateau central de la France d'une calotte uniforme, pareille à celle qui enveloppe aujourd'hui le Groenland, et remplirent les vallées de toutes les chaînes Lie montagnes jusqu'à leurs débouchés dans les plaines inférieures. C'est alors, et non dans l'âge quaternaire, où ses limites n'atteignirent jamais aussi bas, que le grand glacier du Rhône descendit jusqu'au point que marque la ligne des anciennes moraines s'étendant de Bourg à Lyon. Un refroidissement aussi considérable de la température, qui paraît s'être produit proportionnellement sur toute la surface du globe, eut pour résultat de tuer la riche végétation qui embellissait nos régions, et d'anéantir en grande partie la faune européenne. Les mastodontes, et avec eux nombre d'espèces de ruminants, de carnassiers, etc., s'éteignirent ou émigrèrent vers le sud. A cette époque désolée correspond une lacune absolue dans les connaissances sur l'existence paléontologique de l'homme. On ne trouve aucune trace de notre espèce dans les dépôts de la première époque glaciaire en Europe. Et, en effet, le froid de cette époque dut détruire ou forcer à l'émigration les tribus sauvages qui vivaient antérieurement dans nos contrées. Le climat de l'Europe ne permettait plus alors la vie de l'homme, non plus que celle de la plupart des animaux de la faune vertébrée. C'est dans des contrées plus méridionales qu'il faudra chercher plus tard, quand elles seront mieux ouvertes aux explorations, si la race humaine se conserva pendant ce temps sous des climats moins rigoureux où elle aurait émigré, si elle fut au contraire entièrement anéantie et si, par conséquent, les hommes des âges tertiaires antérieurs étaient des préadamites disparus dans cette grande crise de la nature, ou bien enfin si celle-ci ne pourrait pas être rapprochée de la tradition biblique sur la destruction universelle de l'espèce humaine, à l'exception d'une famille privilégiée.

Quoi qu'il en soit, après la période glaciaire, lorsque se formèrent les terrains pliocènes supérieurs, la température de l'Europe redevint tempérée et probablement très-voisine de ce qu'elle est aujourd'hui, car dès lors la flore fut à peu de chose près ce qu'elle n'a pas cessé d'être depuis. Sur nos pays débarrassés des glaces qui les avaient couverts, on vit revenir une faune très-différente de celle qui l'avait précédée.

A celle-ci, remarque M. Hamy, appartenaient les derniers mastodontes ; celle-là voit apparaître les premiers éléphants, l'elephas meridionalis. Aux rhinocéros et aux tapirs, aux ours et aux cerfs du pliocène inférieur se substituent des cerfs, des ours, des tapirs, des rhinocéros d'espèces jusqu'alors inconnues. Le genre hippopotame (hippopotamus major) et cheval (equus robustus) jouent un rôle important dans cette population nouvelle ; les chats, au contraire, y deviennent relativement rares.

C'est le temps des alluvions de Saint-Prest, auprès de Chartres, et du val d'Arno supérieur, si riches en débris d'éléphants. L'homme avait reparu dans nos contrées en même temps que les animaux que nous venons de nommer : on a trouvé les traces-un équivoques de son passage à Saint-Prest, où elles ont été constatées pour la première fois par M. Desnoyers ; dans le val d'Arno, où elles ont été reconnues par M. Ramorino ; et aussi les œsar de la Scandinavie, dépôts de la même époque, étudiés par M. Nilsson. Ce sont des pointes de flèches et des grattoirs en silex d'un travail supérieur à celui du terrain miocène ; ce sont surtout de nombreuses incisions produites manifestement par des armes ou des instruments de pierre sur les ossements des grands pachydermes, que le sauvage de l'époque pliocène supérieure, déjà mieux outillé que celui dont on a trouvé les ustensiles dans le calcaire de Beauce et dans les sables de l'Orléanais, chassait hardiment et dont il faisait sa nourriture.

Les terres émergées dans notre partie du globe étaient beaucoup plus vastes qu'aujourd'hui. Un soulèvement d'environ 180 mètres du fond de la mer unissait les îles Britanniques à la France comme appendice du continent européen, qui embrassait aussi toute l'étendue actuelle de la mer du Nord, de telle façon que la Tamise était alors un affluent du Rhin. Au midi, la Sicile tenait à l'Afrique septentrionale ; comme aussi l'Espagne. Cet état des continents explique les migrations animales qui commencèrent presque aussitôt à se produire et.qui occupèrent toute l'époque de la transition entre l'âge tertiaire et l'âge quaternaire. En effet, en même temps que la faune caractérisée par l'elephas meridionalis, l'hippopotamus major et le rhinocéros leptorhinus apparaissait dans l'Europe centrale, deux autres faunes analogues, mais distinctes, caractérisées par des espèces différentes des mêmes genres, s'étaient montrées en même temps, l'une au nord et l'autre au sud, l'une dans les régions hyperboréennes et l'autre en Afrique. La première était remarquable surtout par le mammouth ou éléphant à longs poils (elephas primigenius), par un rhinocéros à épaisse toison (rhinoceros tichorinus), animaux aujourd'hui disparus, par le renne, l'élan, le glouton, le bœuf musqué, qui habitent encore maintenant les environs du pôle ; la seconde était la faune qui subsiste en Afrique avec son éléphant, son rhinocéros et son hippopotame.

Or, tandis que la faune propre à nos contrées s'éteignait assez rapidement, sauf quelques espèces, comme l'ours des cavernes, sous l'influence de causes que nous ne pouvons encore pénétrer, un double courant de migration, dont la constatation est due aux travaux de M. Lartet, amenait dans l'Europe centrale les animaux de la faune hyperboréenne et ceux de la flore africaine, les uns descendant du nord, les autres remontant du sud par les communications terrestres qui existaient alors, venant se réunir sur notre sol et pénétrant jusque dans ce qui a été plus tard les îles Britanniques. Ce sont les diverses phases de ce mélange et de cette substitution d'une faune à une autre qui sont marquées en Angleterre par les couches du crag des comtés de Norfolk et de Suffolk, ainsi que par le forest-bed de Cromer, auprès de Paris par les alluvions fluviales de Montreuil et de Villejuif, en Sicile par les remplissages des grottes de Syracuse et de San-Theodoro. Du même temps sont aussi les dépôts qui remplissent la grotte de Wookey, en Angleterre, où l'on a recueilli des objets de travail humain indiquant une industrie un peu plus avancée que celle à laquelle appartiennent les instruments en silex de Saint-Prest et des œsar de la Suède.

Mais, en même temps que la double migration des animaux hyperboréens et africains vers l'Europe centrale achevait ses, dernières étapes, une grande révolution s'accomplissait graduellement dans le relief des continents et marquait l'aurore d'une nouvelle époque géologique. Un immense affaissement, sensible plus fortement qu'ailleurs dans les régions septentrionales, plongeait sous les eaux la plus grande partie du nord de l'Europe, où les glaces flottantes venaient disperser dans les plaines de la Russie, de la Pologne et de la Prusse des blocs de rochers arrachés au voisinage du pôle. Les îles Britanniques étaient réduites à un archipel de petits îlots formés seulement par les sommets les plus élevés. A la même date, l'Atlantide tertiaire disparaissait également, la Sicile se séparait de l'Afrique, la mer venait couvrir l'espace qu'occupe aujourd'hui le Sahara. De tels changements dans la distribution des terres et des eaux amenaient forcément avec eux un changement profond dans le climat.

 

III

L'accomplissement des phénomènes d'immersion dont nous venons de parler, et le moment où ils atteignent leur maximum d'intensité, ouvrent une nouvelle époque géologique, celle qu'on appelle quaternaire. Ses débuts sont marqués par une nouvelle extension des glaciers, moins grande que celle du milieu des temps pliocènes, mais énorme encore, et qui a laissé des vestiges impossibles à méconnaître dans toutes les régions de montagnes. Les vallées des Carpathes, des Balkans, des Pyrénées, des Apennins, sont alors de nouveau encombrées de glaces. Les glaciers du versant sud des Alpes s'avancent jusqu'à l'entrée des plaines du Piémont et de la Lombardie ; celui du Rhône va rejoindre une seconde fois le Jura, remplissant le bassin du lac Léman. C'est la seconde période glaciaire.

On n'est point surpris de retrouver dans les dépôts que cette époque a laissés sur notre sol des débris de toutes les espèces, éteintes ou conservées, qui caractérisent la faune des régions circumpolaires, et ne peuvent vivre que dans un climat très-froid. Le mammouth et le rhinocéros à narines cloisonnées, dont le berceau fut en Sibérie à l'âge pliocène, et que leur épaisse fourrure révèle comme des animaux organisés pour vivre sous la température la plus rigoureuse, descendaient alors jusqu'aux Pyrénées et aux Alpes. Les marmottes, les bouquetins, les chamois, maintenant relégués sur la cime des plus hautes montagnes, habitaient, jusque dans les environs de la Méditerranée, des plaines où il leur serait impossible de vivre aujourd'hui. Le bœuf musqué, que l'on ne trouve plus que par delà le 60° parallèle, dans l'Amérique septentrionale, errait dans les campagnes du Périgord. Le renne, plus arctique encore, abondait dans toute la France, où le glouton l'attaquait, comme aujourd'hui dans le pays des Lapons. Le grand ours des cavernes, espèce qui s'est graduellement éteinte, et qui avait disparu longtemps avant l'ouverture des temps purement historiques, se rattache aussi à cette faune septentrionale.

Mais il ne faudrait pas en conclure, comme on l'a fait trop vite, que le climat de nos pays fût alors identique à ce qu'est maintenant celui de la Sibérie. Par suite du double courant de migrations animales venant du nord et du sud, que nous avons indiqué tout à l'heure, la faune des dépôts quaternaires de la France présente le mélange le plus extraordinaire des espèces des zones chaudes et des zones froides. A côté des animaux des contrées circumpolaires, on y rencontre la plupart de ceux du continent africain. Les débris de l'éléphant d'Afrique se rencontrent en -allant vers le nord, depuis l'Espagne jusqu'aux bords du Rhin ; le rhinocéros bicorne, aujourd'hui restreint dans les environs du Cap, a laissé ses ossements dans les alluvions quaternaires de la Grande-Bretagne. L'hippopotame amphibie des grands fleuves de l'Afrique c habitait nos rivières et y était très-abondant ; on en d rencontre fréquemment les vestiges dans les dépôts de l'ancienne Seine. Une énorme espèce de lion ou de tigre, — les naturalistes hésitent encore sur ses affinités, — le felis spelœus, vivait dans toutes les provinces de France et des pays voisins avec l'hyène, la panthère et le léopard. Force est donc d'admettre qu'à l'époque quaternaire, si les glaciers des montagnes avaient un prodigieux développement, si le froid était vif sur tous les plateaux un peu élevés, la température des vallées plus basses offrait un contraste marqué et était assez chaude pour convenir à des espèces animales dont l'habitat actuel est en Afrique.

M. Hamy nous parait avoir expliqué mieux qu'on n'avait fait avant lui, par des raisons plus simples, et par là même plus vraisemblables, ces conditions toutes particulières de climat et de faune.

Dans le nord, le Royaume-Uni, morcelé en un certain nombre d'îles moyennes et petites, la Scandinavie très-réduite en étendue, la Finlande séparée du reste de l'Europe par un bras de mer reliant, à travers les lacs russes, la Baltique à la mer Blanche, l'Océan glacial s'avançant jusqu'au pied de l'Oural du centre, les plaines de la Sibérie en grande partie inondées, comme celles de la Russie, de la Pologne et de la Prusse ; dans l'est, la Caspienne réunie à la mer Noire et à la mer d'Azof, couvrant les steppes d'Astrakhan, entre l'Oural et le Volga, et s'étendant du Caucase jusqu'au-delà de Kherson, les grands lacs d'Aral, de Ko-Ko-Noor, etc., bien plus vastes, une mer intérieure remplaçant l'immense désert de Gobi ; au sud, enfin, le Sahara submergé, doublant presque la surface de notre Méditerranée : telles seraient les principales modifications qu'il faudrait introduire dans la carte de l'ancien continent pour y représenter la géographie quaternaire. Partout des îles ou de grandes presqu'îles, entre lesquelles pénètrent les eaux de la mer, et par là même presque partout le climat insulaire substitué au climat continental.

Dans les conditions où se trouvent aujourd'hui nos contrées, les températures moyennes des divers mois de l'année varient de plus en plus, quand de l'équateur on va vers les pôles. Circonscrites entre 2 et 3 degrés centigrades de 0 à 40 degrés de latitude nord, ces variations augmentent de 10 à 20 degrés, augmentent encore de 20 à 30 degrés, et s'accentuent de plus en plus dans les zones tempérées. A Paris, l'amplitude de l'oscillation est de 45 à 16 degrés centigrades ; à Berlin, elle en atteint 20 degrés et demi ; à Moscou, 35 ou 36 degrés. A Boothia-Felix, enfin, par 72 degrés de latitude nord, elle est de plus de 45 degrés.

Dans les îles, ces variations sont bien plus limitées. Dans l'archipel de la Nouvelle-Zélande, par exemple, qui s'étend aux antipodes à des latitudes égales à celles de l'Europe, les divergences sont beaucoup moins fortes de l'hiver à l'été, puisque, au lieu d'aller à 16, 20 ou 25 degrés, elles ne dépassent pas 7 degrés.

Avec un climat continental, les chaleurs des étés détruisent l'action du froid pendant les hivers ; le vent chaud du Sahara (fœhn des naturalistes suisses) établit une sorte de compensation à l'égard des vents froids qui ont soufflé du nord et de l'est, et les glaciers, dont quelques années froides se succédant abaisseraient, comme en 1816, la limite inférieure d'une manière notable, se maintiennent, ou peu s'en faut, à la même élévation. Les influences de latitude s'atténuant dans un climat insulaire, et l'altitude conservant toute sa force, on pourra voir de belles vallées, couvertes d'une splendide végétation méridionale, dominées de quelques centaines de mètres seulement par d'immenses glaciers.

Il en est ainsi à la Nouvelle-Zélande, que nous avons choisie comme exemple plus haut. Tous les voyageurs, depuis Cooke, ont parlé avec enthousiasme des vigoureuses forêts de la terre des bois verts, où l'élégant areca sapida représente le groupe des palmiers et marie ses riants bouquets au feuillage des podocarpées, des dacrydies et des fougères arborescentes. Tous ont admiré la riche végétation de ces plaines verdoyantes où croissent en abondance les dracœna, les cordylines, les phormium tenax, etc. Et à quelque distance seulement de ces richesses végétales, ils ont vu se dresser les masses blanches des Alpes du sud. Si, à la suite des Haast, des Hector, des Hochstetter, ils ont gravi les pentes de cette belle chaîne de montagnes, ils ont trouvé à des niveaux bien moins élevés que dans notre continent la limite inférieure des neiges perpétuelles.

Ce n'est plus, en effet, à 2.700 mètres, comme dans les Alpes d'Europe, que commence la fusion de la glace ; c'est à 1.460 environ au glacier d'Hochstetter, à 1,450 pour celui d'Ashburton. Cette limite est située plus bas encore aux glaciers de Hourglass (1.155 mètres) et de la grande Clyde (1.140 mètres). Elle descend à 1.070 mètres pour celui de Murchison, à 838 mètres pour celui de Tasman, enfin à 115 mètres seulement d'altitude pour le glacier de François-Joseph. C'est à 1.000 mètres en moyenne au-dessus du niveau de l'Océan que s'arrêtent les glaces perpétuelles de la Nouvelle-Zélande. On remarquera que c'est précisément à cette même hauteur que se rencontrent, les traces les plus inférieures des anciens glaciers alpestres.

Les résultats produits sont exactement comparables, et la cause qui maintient à ce niveau relativement bas les neiges perpétuelles de la Nouvelle-Zélande s'est certainement exercée sur une grande partie de l'Europe quaternaire. N'est-il pas logique de conclure de ce rapprochement que l'ancien monde, réduit à former des groupes géographiques comparables à l'archipel zélandais, par des affaissements considérables dont sa surface présente de nombreuses traces, dut à ces conditions spéciales les manifestations glaciaires que nous avons, rapidement décrites ?

Dans ces conditions de milieu, l'altitude agissant presque seule sur la température, qui, en raison de l'état insulaire, varie peu d'une saison à l'autre à des niveaux également élevés, il serait facile de placer un grand nombre d'espèces d'animaux variées dans les conditions les plus favorables à leur développement. On pourrait, par exemple, ainsi que l'a fait M. Saratz, au Roseggthal, dans la haute Engaddine, transporter des rennes dans le voisinage des neiges perpétuelles, où ils prospéreraient, tandis que dans les régions basses les rhinocéros, les hippopotames trouveraient la douce température qui leur est nécessaire.

En s'élevant graduellement de la plaine au sommet des monts, le zoologiste jouirait ainsi d'un spectacle toujours nouveau, comparable à celui qui attend le botaniste sur certaines montagnes. De même que ce dernier peut, dans son ascension au mont Ventoux, par exemple, cueillir successivement sur les pentes du mont des plantes qui correspondent à celles des diverses latitudes de l'Europe, chaudes, tempérées, glaciales ; de même le zoologiste rencontrerait l'un après l'autre les divers groupes d'animaux qui peuvent se présenter à ses yeux de l'Algérie aux Alpes laponnes. En d'autres termes, l'élévation en altitude remplacerait l'élévation en latitude.

Tel était l'état de notre Europe à l'époque quaternaire. Et l'on peut apporter une nouvelle preuve en faveur de l'opinion de M. Hamy sur l'influence qu'exerçaient alors les conditions du climat insulaire, en invoquant le témoignage des vestiges révélant le développement prodigieux qu'avaient dans cet âge les phénomènes aqueux à la surface de notre partie du globe. Dans des îles et des presqu'îles entourées de tous côtés et pénétrées par l'Océan, l'atmosphère était saturée d'humidité, et partout les dépôts quaternaires en ont conservé l'empreinte. Presque toutes les hautes vallées, au-dessous de la limite des glaces, étaient occupées par des lacs, qui se sont successivement desséchés en rompant leurs barrages naturels. Alimentés par ces lacs, par les immenses glaciers qui les dominaient, par des pluies dont rien ne peut plus, dans les phénomènes actuels, nous donner une idée suffisante, les fleuves étaient énormes et occupaient toute la largeur des vallées de dénudation où coulent aujourd'hui leurs successeurs, car ces vallées ne sont pour la plupart que leurs lits profondément creusés par le passage de pareilles masses d'eau. Pour reconstituer la Somme, le Rhin, le Rhône de cet âge, c'est à 100 mètres pour le premier de ces fleuves, à plus de 60 pour le second, à 50 au moins pour le troisième, qu'il faut relever le niveau présenté par eux actuellement.

Les traces de l'existence de l'homme sont très-multipliées dans les dépôts quaternaires dès le début de cette période géologique. Les ossements des animaux que nous énumérions tout à l'heure se trouvent associés aux silex taillés et à quelques autres objets en pierre dénotant un travail extrêmement grossier et un état social fort rudimentaire, mais pourtant un progrès bien sensible depuis l'âge du pliocène supérieur, dans les sables et les graviers fluviatiles du comté du Suffolk et du Bedfordshire, dans les dépôts de transport des vallées de la Somme et de l'Oise, dans les sablières du Champ-de-Mars et de Levallois-Clichy, à Paris, et en général dans toutes les alluvions quaternaires de l'Europe occidentale, France, Angleterre, Belgique, Allemagne, Italie, Espagne. De cet âge également paraissent être celles des cavernes ossifères des Pyrénées, qui sont situées à une hauteur de 150 à 250 mètres au-dessus des vallées d'aujourd'hui, et certaines des grottes du Périgord, celle de Moustier, par exemple, dont les silex travaillés sont pareils à ceux que l'on recueille à Saint-Acheul et à Abbeville.

Les pièces les plus multipliées et les plus caractéristiques de cet âge de la vie de l'humanité sont des haches lancéolées, taillées à grands éclats. On reconnaît aisément que ces silex, couverts d'une patine blanchâtre de cacholong qui révèle leur extrême antiquité, étaient destinés à la fois à trancher, à fendre et à percer. Quand les pointes sont aiguës, elles ont été obtenues par des cassures à plus petits éclats. On rencontre aussi dans les mêmes dépôts des pointes de lances et de flèches grossières, et des lames détachées avec assez d'habileté pour former des couteaux, qui sont aussi multipliées à Levallois-Clichy que les haches à Saint-Acheul et à Abbeville. Quelques pierres figurent de véritables grattoirs, qui servaient sans doute à racler intérieurement les peaux dont se couvraient les sauvages quaternaires pour se défendre contre le froid. C'est la forme que nous avons déjà vue la plus habituelle et la mieux caractérisée dans les couches du calcaire de la Beauce.

On peut du reste se faire une idée assez exacte de ce qu'était la vie de ces sauvages. La culture de la terre et l'élève des animaux domestiques leur étaient inconnues ; ils erraient dans les forêts et s'abritaient dans les cavernes naturelles des montagnes ceux qui habitaient les bords de la mer se nourrissaient de poissons harponnés au milieu des rochers et des coquillages ; les peuplades de l'intérieur vivaient de la chair des animaux qu'elles frappaient avec leurs armes de pierre. Les accumulations d'ossements d'animaux observées dans les grottes en sont la preuve, et certains de ces os portent encore la trace de l'instrument qui en a détaché les chairs, comme nous l'avons déjà observé dans les dépôts de l'époque tertiaire. Mais les hommes de cette époque ne se bornaient pas à dévorer les parties charnues de la dépouille des ruminants, des solipèdes, des pachydermes, des carnassiers même ; ils étaient très-friands de la moelle, ainsi que l'indique le mode presque constant de fracture des os longs. C'est un goût que l'on a observé chez la plupart des barbares. Certaines tribus, comme celle qui a laissé des traces à Choisy-le-Roi, près de Paris, paraissent s'être adonnées à l'anthropophagie ; mais les indices de cette horrible habitude ne se montrent qu'exceptionnellement.

Les hommes dont on retrouve la trace dans les dépôts quaternaires étaient donc encore des sauvages aussi peu avancés que le sont aujourd'hui ceux des îles Andaman et de la Nouvelle-Calédonie. Leur vie, bien que supérieure à celle des hommes de l'âge tertiaire, était profondément misérable. Mais c'étaient déjà bien des hommes, et leurs prédécesseurs encore plus sauvages, qui avaient vécu sur les bords du lac de Beauce ou de la mer des faluns, à côté de l'acerotherium et avant les mastodontes, en étaient également par les prérogatives sublimes qui élèvent notre espèce au-dessus des animaux. Même dans leur état d'abjection, l'étincelle divine existait chez eux. Dès l'époque miocène, l'homme était en possession du feu, cette invention primordiale et prodigieuse, qui établit un abîme entre lui et les animaux les plus élevés. Ne l'oublions pas d'ailleurs, les inventions les plus rudimentaires sont celles qui ont réclamé le plus grand effort d'intelligence, car elles ont été les premières, et rien ne les avait précédées. Au début de l'humanité, il a fallu plus de génie encore pour arriver à tailler dans le silex les haches grossières que nous restituent les sables des alluvions fluviales, qu'il n'en faut aujourd'hui pour combiner les plus savantes et les plus ingénieuses machines.

Si l'on contemple d'ailleurs, en même temps, dans les salles de nos musées, ces seules armes de l'humanité primitive et les squelettes des animaux formidables au milieu desquels il vivait, on comprend qu'il a fallu à l'homme, si faible et si mal armé, déployer toutes les ressources de l'intelligence qu'il avait reçue du Créateur, pour ne pas être rapidement anéanti dans de telles conditions. L'imagination peut maintenant se représenter avec certitude les luttes terribles des premiers hommes contre les monstres des créations aujourd'hui disparues. A chaque instant il leur fallait disputer les cavernes à des carnassiers ; plus grands et plus redoutables que ceux de notre âge, ours, hyènes et tigres. Souvent, surpris par ces fauves redoutables, ils en devenaient la proie :

Unus enim tum quisque magis deprensus eorum

Pabula viva feris præbebat dentibus haustus ;

Et nemora ac montes gemitu silvasque replebat,

Viva videns vivo sepeliri viscera busto[2].

Ils parvenaient cependant, à force de ruse et d'adresse, à vaincre ces grands carnassiers devant lesquels ils étaient si faibles et si impuissants, et ceux-ci, peu à peu, reculaient devant l'homme. Les sauvages de l'époque quaternaire savaient aussi, comme aujourd'hui ceux de l'Afrique, creuser des fosses qui leur servaient de pièges pour capturer les éléphants et les rhinocéros, et la viande de ces colosses du règne animal entrait pour une part importante dans leur alimentation.

Nous avons dit qu'on n'avait pas encore découvert d'ossements humains dans les couches tertiaires où se sont rencontrées des traces de l'industrie de l'homme. On commence, au contraire, à posséder maintenant un certain nombre de débris de squelettes d'homme de la première partie des temps quaternaires. Les principaux sont les crânes plus ou moins mutilés de Stängenäs, en Suède ; de Lahr, de Maëstricht et d'Eguisheim, dans le bassin de la Meuse ; celui de Neandertal, qui a donné lieu à tant de divagations dans les sens les plus opposés ; celui de l'Olmo, découvert en 1863 par M. Cocchi ; celui que M. Eugène Bertrand a exhumé à Clichy ; ceux de Melgeart, présentés en 4868 par M. de Valory à la Société d'anthropologie ; les fameuses mâchoires trouvées par M. Dupont à la Naulette et par M. le marquis de Vibraye dans la grotte d'Arcis-sur-Cure ; les ossements de Denise auprès du Puy-en-Velay ; ceux que Boucher de Perthes recueillit à Moulin-Quignon, et ceux que M. Reboux a patiemment colligés dans les sablières de Levallois et de Clichy. L'étude comparative de ces fragments paléontologiques, dont plusieurs n'avaient pas encore été décrits, forme peut-être la partie la plus neuve et la plus remarquable du livre de M. Hamy, celle où sa compétence spéciale pouvait rendre le plus de services ; car, en ce qui est des produits d'industrie humaine conservés dans les dépôts quaternaires, il n'avait qu'à résumer, comme il l'a fait avec beaucoup de clarté et de méthode, les recherches des maîtres qui ont fondé cette branche de la science et des nombreux adeptes qui la cultivent aujourd'hui. Les faits rassemblés par M. Hamy sur la question anatomique établissent, conformément à l'opinion émise, il y a trois ans déjà, par M. Broca, contrairement à la théorie qui jusqu'alors paraissait admise et dont le plus savant et le plus habile défenseur a été M. Pruner-Bey, l'antériorité, dans nos pays, d'une race haute de taille et dolichocéphale ou à crâne allongé, sur la race petite et brachycéphale, ou à tête ronde, considérée d'abord par beaucoup de savants comme ayant formé la première population de l'Europe occidentale. Cette race brachycéphale ne commence à se montrer sur le sol français qu'à la fin de l'époque dont nous parlons en ce moment, et elle semble alors arriver par une migration venue du nord. Mais elle trouve, établie antérieurement sur ce même sol, la race dolichocéphale, qui, dit M. Hamy, gr présente des caractères spéciaux que nous retrouverons, mais atténués, dans les temps néolithiques et chez un grand nombre d'individus vivants de l'Europe occidentale, rapportés par quelques anthropologistes au groupe qu'ils appellent improprement celte. Certaines particularités du squelette osseux de ces dolichocéphales européens de l'âge quaternaire : le frontal bas, étroit et fuyant, s'appuyant sur des arcades sourcilières développées ; le pariétal étendu, déprimé dans son quart postérieur ; l'occiput saillant en arrière, le prognathisme tellement développé, qu'il rend le menton fuyant, se retrouvent aussi chez beaucoup de sauvages de l'Océanie, comme les Maoris et les Nouveaux-Calédoniens. Mais ce sont des faits qui tiennent à l'analogie des mœurs, des habitudes de la vie, du degré de civilisation et de culture intellectuelle, ainsi qu'à l'influence des milieux, et l'on se tromperait gravement si l'on y cherchait l'indice d'une parenté ethnologique à laquelle il n'est pas même possible de songer.

Nous ne parlons ici que des faits constatés dans l'Europe occidentale, car c'est dans ces contrées seulement que l'étude des vestiges de l'humanité de l'âge quaternaire a pu être poursuivie d'une manière un peu complète ; c'est là que les observations ont été les plus nombreuses et les plus probantes. Mais dans d'autres parties du monde les découvertes, bien que peu multipliées encore, sont suffisantes pour prouver que l'homme y vivait aussi à la même époque et dans les mêmes conditions que chez nous. J'ai signalé la trouvaille de haches pareilles à celles des alluvions de la Somme en compagnie d'ossements de grands mammifères éteints dans les graviers quaternaires aux environs de Mégalopolis en Arcadie, et depuis j'en ai recueilli, avec M. Hamy, dans la plaine de Thèbes, à la partie supérieure des alluvions du Nil de cet âge. M. Louis Lartet a fouillé dans le -Liban, tout auprès de Beyrouth, des grottes ossifères où des silex taillés sont mêlés à des débris d'os de ruminants. Des haches du type de Saint-Acheul et d'Abbeville ont été aussi exhumées, par M. Brace-Fooke, des dépôts quaternaires autour de Madras. On en a enfin rencontré en Amérique. Un naturaliste français, M. Marcou, a découvert dans les États du Mississipi, de Missouri et de Kentucky des ossements humains, des pointes de flèches et des haches en pierre engagés dans des couches inférieures à celles qui renferment les restes des mastodontes[3], des mégathériums, des mégalonyx, des hipparions et des autres animaux qui ont disparu de la faune actuelle. Ainsi l'espèce humaine s'était déjà répandue sur la plus grande partie de la surface du globe à l'époque quaternaire.

 

IV

Un nouvel âge du développement de l'humanité s'annonce par un progrès dans le travail des instruments de pierre ; mais des caractères zoologiques tranchés ne le distinguent pas du précédent. Les débris datant de cette époque se trouvent surtout dans les cavernes, dans celles du pied des Pyrénées, du Périgord et de la Belgique, dont les fouilles ont fourni par milliers à l'étude de la science les restes de l'industrie d'hommes sauvages encore, mais en progrès manifeste sur ceux qui vivaient lors de la formation des dépôts de la Somme et de l'Oise. Pendant cet âge, les grands carnassiers paraissent avoir presque complètement disparu, ce qui explique l'énorme multiplication des herbivores. Les mammouths et les rhinocéros existent encore, mais tendent graduellement à s'éteindre ; le renne abonde dans le centre et le sud-ouest de la France, où il forme de grands troupeaux errant dans les pâturages des forêts.

L'homme de cette nouvelle époque emploie à la fois pour son usage les os, les cornes des animaux et la pierre, qu'il façonne avec beaucoup plus d'adresse. Les flèches et les harpons, artistement travaillés en os, sont barbelés ; certains silex sont ébréchés de manière à former de petites scies ; on rencontre des aiguilles très-délicatement fabriquées avec des esquilles d'os et percées de leur chas, des cuillers de la même matière, des ornements de pure parure exécutés avec des dents et des cailloux. On a extrait de plusieurs grottes des phalanges de ruminants creusées et percées d'un trou, visiblement destinées à servir de sifflet, car ces pièces en rendent encore aujourd'hui le son. Mais l'homme qui menait alors dans les cavernes du Périgord, de l'Angoumois et du Languedoc la vie de troglodyte, ne maniait pas seulement la taille avec habileté ; il réussissait avec ses outils de pierre à fouiller et à ciseler l'ivoire et le bois de renne, ainsi que l'établissent de nombreux spécimens. Enfin, chose plus remarquable, il avait déjà l'instinct du dessin, et il figurait sur le schiste, l'ivoire, l'os ou la corne, avec la pointe d'un silex, l'image des animaux dont il était entouré.

Les espèces qu'on a le plus souvent tenté de reproduire dans ces essais d'un art qu'on pourrait presque dire antédiluvien sont le bouquetin, l'urus ou bœuf sauvage, le cheval, alors à l'état de liberté dans nos contrées, et le renne, soit isolé, soit en troupe. Une plaque de schiste nous offre une excellente représentation de l'ours des cavernes ; sur un os, nous avons celle du felis spelœus. Mais, de tous ces dessins à la pointe, le plus surprenant, sans contredit, est celui qui a été découvert dans la grotte de la Madeleine (commune de Turzac, arrondissement de Sarlat) : c'est une lame d'ivoire fossile où a été figurée, par une main fort inexpérimentée et qui s'y est reprise à plusieurs fois, l'image nettement caractérisée du mammouth, avec la longue crinière qui le distinguait de tous les éléphants actuellement vivants. Les troglodytes de cet âge se sont même quelquefois essayés à reproduire des scènes de chasse : un homme combattant un aurochs, un autre harponnant un cétacé, souvenir d'un passage de la tribu sur les bords du golfe de Gascogne, dans le cours de ses migrations nomades. Mais ils ont échoué d'une façon misérable dans ces tentatives pour dessiner la figure humaine.

La plupart des représentations ainsi tracées par les hommes contemporains de l'énorme multiplication du renne dans nos contrées sont fort grossières ; mais il en est d'autres qui sont de l'art véritable. A ce point de vue, les sculptures qui ornent les manches de poignards en os exhumés des grottes de Laugerie-Basse et de Bruniquel sont encore plus remarquables que les meilleurs dessins. Nous citerons le renne découvert à Laugerie-Basse par M. de Vibraye, le rhinocéros trouvé dans la même localité par M. Maussénat, la pièce de Bruniquel, où M. de Mortillet a si ingénieusement reconnu le mammouth, et surtout les deux rennes trouvés par M. Peccadeau de l'Isle, dont l'auteur était certainement le Phidias de l'art quaternaire. Jamais on n'eût cru pouvoir attendrez dans ces œuvres de purs sauvages, une telle hardiesse et une telle sûreté de dessin, une si fière tournure, une imitation si vraie de la nature vivante, une telle propriété, dans la reproduction des attitudes propres à chaque espèce animale. Ainsi, l'art a précédé les premiers développements de la civilisation matérielle. Dès cet âge primitif, alors qu'il n'était point encore sorti de la vie sauvage, déjà l'homme se montrait artiste et avait le sentiment du beau. Cette faculté sublime que Dieu avait déposée en lui en le faisant à son image s'était éveillée l'une des premières, avant qu'il eût senti encore le besoin d'améliorer les dures conditions de sa vie.

Au reste, les troglodytes du Périgord, dans l'âge du renne, connaissaient la numération. Ils avaient inventé une méthode de notation de certaines idées, au moyen de tablettes d'os marquées d'entailles convenues, qui permettaient des communications à distance, méthode tout à fait pareille à celle que les auteurs grecs nous montrent employée très-tard par les Scythes au moyen de bâtonnets entaillés, et que les écrivains chinois disent être restée en usage chez les Tartares jusqu'au VIe siècle de notre ère. Enfin, l'homme de l'époque quaternaire, surtout dans la seconde partie, dans l'âge du renne, avait certainement des Croyances religieuses, puisqu'il avait des rites funéraires dont l'origine se lie d'une façon nécessaire à des idées sur l'autre vie. A Aurillac, à Cro-Magnon et à Menton, on a trouvé des lieux de sépulture régulière de cette époque, où de nombreux individus avaient été soigneusement déposés ; et à la porte de ces grottes sépulcrales étaient les restes impossibles à méconnaître de sacrifices et de banquets en l'honneur des morts. A Aurillac, dans le repas funèbre, on avait mangé un rhinocéros de lait. Dès les premiers jours de son apparition, l'homme a porté la tête haute et regardé le ciel.

Os homini sublime dedit, cœlumque tueri.

M. Hamy étudie attentivement les débris de squelettes humains de cette nouvelle époque, comme il a fait pour ceux du temps des alluvions de la Somme et de l'Oise. Il y retrouve les deux races qui coexistaient déjà dans nos contrées à la fin de la première partie de l'époque quaternaire, à la fin de l'âge où le mammouth prédominait sur le renne, la race dolichocéphale et la race brachycéphale. Mais, d'accord ici avec M. Pruner-Bey, il considère comme la race spéciale des cavernes du Périgord, comme la plus civilisée de cette époque, celle à qui l'on doit les dessins et les sculptures, la race petite et brachycéphale, qui, dans ses caractères anatomiques, présente les plus étroites analogies avec les populations hyperboréennes des Esquimaux et des Tchoukchis. Le rapprochement est d'autant plus remarquable et séduisant, qu'on retrouve encore aujourd'hui chez ces populations, dans leurs habitations actuelles, sous les glaces du pôle, identiquement les mêmes mœurs, les mêmes usages, les mêmes instruments que chez nos troglodytes de l'âge du renne, et chez les Tchoukchis le même instinct naturel de dessin qui frappait il y a cinquante ans le voyageur Choris. Au contraire, l'homme dont le squelette complet a été découvert par M. E. Rivière à Menton, et transporté au Muséum d'histoire naturelle de Paris, appartenait à la race dolichocéphale, et son squelette offre une grande parenté avec ceux des populations libyennes.

C'est pendant l'âge du renne que se produisirent les derniers phénomènes géologiques qui marquent dans nos contrées la fin de l'époque quaternaire. Un mouvement graduel de soulèvement fit émerger du sein des mers les pays qui s'étaient antérieurement affaissés, et le résultat de ce soulèvement fut d'amener les continents à prendre, à bien peu de chose près, le relief que nous leur voyons aujourd'hui. D'aussi grandes modifications dans la disposition du sol, dans le rapport des terres et des eaux, amenèrent forcément des changements non moins profonds dans la température et dans les conditions atmosphériques. Le climat continental actuel se substitua au climat insulaire. Les glaciers de toutes les chaînes de montagnes reculèrent rapidement, et leur fonte, ainsi que la rupture des lacs placés au-dessus, qui en fut presque partout la conséquence, produisit les faits d'inondation brusque et sur une énorme échelle, auxquels est dû le dépôt argileux rougeâtre, mêlé de cailloux anguleux, d'une origine évidemment torrentielle, qui couvre une grande partie de l'Europe, et que les géologues parisiens ont appelé le diluvium rouge. La formation de ce dépôt fut suivie d'une longue période pendant laquelle les grands cours d'eau des contrées occidentales suivirent un régime de débordements annuels et réguliers analogues à ceux du Nil, de l'Euphrate, de l'Indus et du Gange, débordements étendus dans d'immenses proportions, et qui ont laissé, comme un vaste manteau par-dessus le diluvium rouge, les couches de limon fin, de même nature que celui des alluvions nilotiques modernes, et connu sous le nom de lœss supérieur ou terre à briques. Les espèces africaines avaient alors, depuis un temps considérable déjà, disparu de notre sol ; le rhinocéros à épaisse fourrure était également éteint ; quelques rares individus de l'espèce du mammouth subsistaient seuls, et l'on rencontre çà et là leurs restes dans le lœss. Quant au renne, il était encore nombreux dans nos pays.

Après cette période, de nouveaux phénomènes d'inondation subite déchirèrent les dépôts, d'abord continus, du lœss, et n'en laissèrent plus subsister que des lambeaux en terrasse sur les flancs des vallées et sur les plateaux où nous les observons aujourd'hui. Ce fut la dernière crise de l'âge quaternaire, celle qui marque la transition à l'époque géologique actuelle. A dater de ce moment, les conditions géographiques et climatériques de l'Europe furent celles qui subsistent encore actuellement, et depuis lors son sol n'a pas été sensiblement modifié.

La faune, influencée par les changements des climats, devint aussi ce qu'elle est de nos jours. Il ne resta plus dès lors dans nos pays, en fait d'espèces maintenant éteintes, que le grand cerf d'Irlande (cervus megaceros) avec ses cornes immenses, dont on trouve encore les ossements dans les tourbières ; l'urus ou bœuf sauvage et l'aurochs, qui, résistant encore plus tard, furent détruits par les chasseurs de la Gaule seulement dans le cours de l'époque historique, et subsistèrent en Suisse jusqu'au IXe et au Xe siècle de notre ère. On sait même qu'il s'en conserve des individus vivants en Écosse et en Lithuanie. Le mammouth venait d'achever de disparaître. A part le lièvre, qui, avec ses poils sous la plante des pieds, est resté comme une dernière épave de la période glaciaire, tous les animaux organisés pour vivre au milieu des frimas émigrèrent, dès le début de la période actuelle, les uns en altitude, les autres en latitude. Le bouquetin, le chamois, la marmotte et le tétras se réfugièrent sur les plus hautes montagnes, fuyant devant l'élévation de la température. Le renne, qui ne pouvait vivre que dans les plaines, se retira progressivement vers le nord. Au temps où se formèrent les plus anciennes tourbières, il avait déjà quitté la France, mais il vivait encore dans le Mecklembourg, en Danemark et dans le sud de la Scandinavie, d'où plus tard il émigra de nouveau pour se retirer définitivement dans les régions polaires.

Il paraît bien prouvé aujourd'hui qu'à cette aurore de la période géologique qui se continue encore, et à laquelle correspondent, dans l'archéologie préhistorique, les premières manifestations des temps néolithiques ou de l'âge de la pierre polie, la majeure partie des tribus de brachycéphales de race hyperboréenne suivirent dans sa migration l'animal utile auquel elles empruntaient les principales ressources de leur subsistance. Elles se retirèrent, elles aussi, vers le nord, en laissant seulement derrière elles de faibles essaims attardés, et elles ne se sont non plus arrêtées dans leur retraite que lorsqu'elles ont eu atteint les contrées arctiques. Il est probable qu'elles allaient ainsi chercher les climats qu'elles préféraient et qu'elles ne trouvaient plus dans notre pays ; mais en même temps elles étaient refoulées par de nouvelles populations qui s'emparaient de l'Europe occidentale. En effet, le passage de la période archéolithique à la période néolithique, de l'âge quaternaire à l'âge géologique actuel, correspond à un changement dans les habitants de nos pays comme à un changement dans le climat.

Des hordes armées de la hache polie, dit M. Hamy, qui résume ainsi les observations les plus récentes, surgissant au milieu des débris des peuplades de l'âge du renne, les soumettent aisément. Cette période d'envahissement brutal et de décadence matérielle représente pour l'Occident préhistorique une phase comparable à celles qui ont suivi l'invasion des Hyksos en Égypte et celles des Germains au Va siècle de notre ère. Comme les barbares, les nouveaux venus, qui sont peut-être en partie les descendants des premiers dolichocéphales que nous avons étudiés, se modifieront peu à peu au contact des populations moins sauvages qu'ils ont mises sous le joug et avec lesquelles ils se mêleront de plus en plus (Borreby, Chauvaux, Lombrive, Béthenas, Vauréal, etc.). Et sous l'influence de celles-ci, la pierre finement taillée, dont les dernières stations de l'âge du renne fournissaient de si remarquables échantillons, s'unira à la pierre polie, que les envahisseurs ont apportée avec eux, tandis que le travail de l'os se relèvera de sa chute, sans atteindre néanmoins le degré de perfection qu'il possédait auparavant.

La grotte funéraire des anciens jours et le monument en pierres brutes de la race nouvelle seront simultanément employés. Ce dernier, qui est la manifestation la plus remarquable de la période néolithique, se perfectionne peu à peu. Aux monuments formés d'énormes pierres irrégulières supportant comme de gigantesques piliers une grande table horizontale, en succéderont d'autres composés de pierres équarries, alignées avec un certain art. Ces architectes préhistoriques, dont les travaux ont pu résister à tant de causes de destruction, entrent ainsi à leur tour dans la voie du progrès, un instant abandonnée. Plus tard, ils couvriront de figures sculptées certaines allées couvertes, et ils élèveront à Stonehenge le majestueux édifice qui offre tant de points de ressemblance avec cet autre monument préhistorique découvert par M. Mariette à Gizeh et connu par les égyptologues sous le nom de temple du Sphinx, préludant ainsi à cette renaissance préhistorique dont l'âge du bronze et le premier âge du fer représentent l'apogée.

Ainsi, le développement de l'humanité, momentanément ralenti dans sa marche, après cette évolution partiellement rétrograde, prendra une nouvelle activité. Du degré de civilisation que nous nous sommes efforcé de faire connaître, l'homme s'élèvera lentement à une civilisation supérieure.

Mais ici nous devons nous arrêter, car nous avons atteint les limites du sujet que nous voulions étudier. Nous sommes sortis des temps paléontologiques pour entrer dans des temps qui, relativement modernes, tout en étant préhistoriques pour notre Occident, touchent au début des siècles historiques pour d'autres régions, comme l'Égypte et la Chaldée. Nous n'avons plus affaire à l'homme fossile, mais à l'homme de la période géologique actuelle.

 

V

On vient de voir le résumé des résultats acquis, et solidement acquis, jusqu'à ce jour par la science nouvelle de la paléontologie humaine. Ces résultats, il n'y a pas moyen de s'y soustraire ; essayer de les nier, comme quelques personnes s'obstinent encore à le faire, ce serait sortir du terrain scientifique. Nous avons là des faits qui s'imposent parce qu'ils sont des faits.

Mais un grand nombre d'esprits parmi les hommes religieux s'en effraient, et les cris de triomphe que poussent les adversaires de la révélation à chaque découverte nouvelle dans cette voie sont bien de nature à entretenir, parmi ceux des chrétiens qui n'ont pas eu l'occasion d'étudier par eux-mêmes et d'une manière approfondie ces graves questions, un sentiment de crainte et de défiance à l'égard des recherches sur l'homme fossile. Un éclatant exemple serait pourtant de nature à les rassurer : c'est celui de la haute protection que le Souverain Pontife a accordée aux belles recherches de M. Michel de Rossi sur l'humanité quaternaire des environs de Rome. Le pape Pie IX n'a rien vu de contraire à la foi dans ces études et dans les résultats auxquels elles conduisent, et les catholiques de France n'ont pas de raison d'être ici plus scrupuleux et plus timorés que le pape.

Cependant, en présence de la façon dont les partisans de la libre pensée, à quelque école qu'ils appartiennent, s'emparent des découvertes de la paléontologie humaine et prétendent les opposer aux chrétiens, soutenant, avec une incroyable audace d'affirmation, qu'ils y trouvent la négation absolue de la tradition biblique et la réfutation des mythes de la Genèse, il est indispensable d'examiner de près ce côté de la question. Sans s'arrêter à leurs assertions et à leurs clameurs, il faut aller au fond des choses et voir s'il existe accord ou contradiction entre les données de la Bible, corroborées par les souvenirs universels de l'humanité, et les faits qui se sont inscrits dans les couches supérieures de l'écorce du globe.

Remarquons-le tout d'abord, car on n'y songe généralement pas assez, le récit biblique el les découvertes de la science moderne sur l'homme paléontologique n'ont et ne peuvent avoir que très-peu de points de contact. L'histoire des âges primitifs de l'homme y est considérée par deux côtés tout à fait différents. La Bible a principalement en vue les faits de l'ordre moral, d'où peut sortir un enseignement religieux ; la paléontologie humaine 'et l'archéologie préhistorique, par suite de la nature même des seuls documents qu'elles puissent interroger, embrassent exclusivement les faits de l'ordre matériel. Les deux domaines de la foi et de la science, comme partout ailleurs, se côtoient sans se confondre. Il faut donc répéter les sages et judicieuses paroles de M. l'abbé Lambert dans son intéressante thèse sur le Déluge mosaïque :

La science ne doit pas demander à l'auteur inspiré raison de tout ce qu'elle découvre ou de ce qu'elle croit découvrir dans l'univers matériel qu'elle étudie. Tout ce qu'on peut raisonnablement demander de lui, c'est que les faits avérés par la science ne soient pas en contradiction avec son récit. Aussi il n'est pas nécessaire de démontrer rigoureusement leur accord avec le texte sacré ; il suffit de prouver que l'opposition et l'incompatibilité entre les faits et la parole divine n'existent pas, qu'il n'y a rien dans le récit de contraire à la vérité scientifique et à la raison, et que les découvertes de la science peuvent  se placer sans danger dans les vides de la tradition mosaïque.

Eh bien, je le dis avec une profonde conviction, que chaque pas nouveau dans ces études n'a 'fait que corroborer, si l'on prend les faits établis scientifiquement par la paléontologie humaine en eux-mêmes, dans leur simplicité, en dehors des conclusions téméraires que certains savants en ont tirées d'après des systèmes préconçus, mais qui n'en découlent pas nécessairement ; si l'on examine en même temps le récit de la Bible avec la largeur d'exégèse historique que la plus sévère orthodoxie admet sans hésiter, et que repoussent seuls ceux qui veulent à tout prix détruire l'autorité des livres saints, la contradiction, sur tous les points où les deux domaines se rencontrent, n'existe aucunement.

Nos adversaires insistent sur deux faits qu'ils prétendent de nature à ruiner de fond en comble l'autorité de la Bible, l'ancienneté qu'il faut maintenant reconnaître à l'homme et la condition sauvage et misérable des premiers humains dont on découvre les vestiges. Suivons-les sur ces deux terrains, et voyons si notre foi peut se trouver ébranlée par la façon nouvelle dont la science conduit à envisager les premiers temps de l'humanité.

Sans doute les faits acquis et certains prouvent une antiquité de l'homme sur la terre énormément plus grande que celle que, pendant longtemps, on avait cru pouvoir conclure d'une interprétation inexacte et trop étroite du texte biblique. Mais si l'interprétation historique, toujours susceptible de modification, et sur laquelle l'Église ne prononce pas doctrinalement, ne doit pas être maintenue telle qu'on l'admettait en général, le récit lui-même en voit-il son autorité le moins du monde ruinée ? se trouve-t-il contredit en quelque point ? Non, car la Bible ne donne point de date formelle pour la création de l'homme.

Un des plus grands érudits de notre siècle dans les études orientales, qui était en même temps un grand chrétien, Sylvestre de Sacy, avait l'habitude de dire : Il n'y a pas de chronologie biblique. Le savant et vénérable ecclésiastique qui était dernièrement encore l'oracle de l'exégèse sacrée dans notre pays, M. l'abbé Le Hir, disait aussi : La chronologie biblique flotte indécise : c'est aux sciences humaines qu'il appartient de retrouver la date de la création de notre espèce. En effet, les calculs que l'on a essayé de faire d'après la Bible reposent uniquement sur la généalogie des patriarches, depuis Adam jusqu'à Abraham, et sur les indications relatives à la durée de la vie de chacun d'eux. Mais, d'abord, le premier élément d'une chronologie réelle et scientifique fait absolument défaut ; on n'a aucun élément pour déterminer la mesure du temps au moyen de laquelle est comptée la vie des patriarches, et rien n'est plus vague que le mot année, quand on n'en a pas l'explication précise.

D'ailleurs, entre les différentes versions de la Bible, entre le texte hébreu et celui des Septante, dont l'autorité est égale, il y a dans les générations entre Noé et Abraham et dans les chiffres d'années de vie de telles différences, que les interprètes ont pu arriver à des calculs qui s'éloignent les uns des autres de plus de deux mille ans, suivant la version qu'ils ont préféré prendre pour guide. Dans le texte, tel qu'il est parvenu jusqu'à nous, les chiffres n'ont donc aucun caractère certain ; ils ont subi des altérations qui les ont rendus discordants, et dont on ne peut pas apprécier l'étendue, altérations qui, du reste, ne doivent en rien troubler la conscience du chrétien, car on ne saurait confondre la copie, plus ou moins exacte, d'un chiffre avec l'inspiration divine qui a dicté la sainte Écriture pour éclairer l'homme sur son origine, sa vie, ses devoirs, et sa fin. Et même en dehors du manque de certitude sur la leçon première des chiffres donnés par la Bible pour l'existence de chacun des patriarches entre Noé et Abraham, la généalogie de ces patriarches ne peut guère être considérée par une bonne critique comme présentant un autre caractère que les généalogies habituellement conservées dans les souvenirs des peuples sémitiques, les généalogies arabes, par exemple, qui s'attachent à établir la filiation directe au moyen de ses personnages les plus saillants, en omettant bien des degrés intermédiaires.

C'est pour ces raisons décisives qu'il n'y a pas en réalité de chronologie biblique, partant point de contradiction entre cette chronologie et les découvertes de la science. Quelle que soit la date à laquelle les recherches sur l'homme fossile devront un jour faire remonter l'existence de l'espèce humaine, le récit des livres saints n'en sera ni ébranlé ni contredit, puisqu'il n'assigne pas d'époque positive à la création de l'homme. La seule chose que la Bible dise d'une manière formelle, c'est que l'homme est comparativement récent sur la terre, et ceci, les découvertes de la science, au lieu de le démentir, le confirment de la manière la plus éclatante. Quelle que soit la durée du temps qui s'est écoulé depuis la formation des couches miocènes supérieures jusqu'à nos jours, cette durée est bien courte à côté des immenses périodes qui la précèdent dans la formation de l'écorce terrestre. L'échelle des dépôts géologiques ne compte en effet, depuis lors, que trois groupes de terrains, le pliocène inférieur et supérieur, et le postpliocène ou quaternaire ; elle nous montre, au contraire, antérieurement, trente grands groupes de terrains fossilifères, dont chacun a demandé des milliers de siècles pour se former, et cela sans compter les roches primitives ignées, qui se sont constituées auparavant et ont servi de base aux terrains de sédiment.

Mais, va-t-on m'objecter, la Bible dit de plus, d'une manière très-formelle et très-précise, que l'homme est le dernier être que le Créateur ait fait sortir de ses mains, pour mettre le sceau à son œuvre ; or la découverte des restes de l'homme miocène ne permet pas de douter que l'espèce humaine n'ait vu se renouveler à deux fois la faune vertébrée qui l'entourait ; née au milieu de la faune des acérothériums, des dicrocères et des amphicyons, elle a traversé la période de la faune des dinothériums et mastodontes, puis celle de la faune des éléphants et des rhinocéros, dont la nôtre ne diffère que par des extinctions ou des émigrations, non par l'addition d'aucune espèce nouvelle ; comment vous tirerez-vous de cette contradiction ?

Quelques-uns regardent l'argument comme triomphant et sans réplique. Et cependant ils seraient bien embarrassés si on leur demandait de définir d'abord — première chose à faire — la manière dont ils entendent ces renouvellements de création, et d'établir scientifiquement si les changements qui se sont produits dans la faune de l'Europe, depuis l'époque miocène, ont été le résultat de l'apparition subite de nouveaux animaux que l'on n'avait pas encore vus, ou de la migration d'animaux nés dans d'autres contrées et y existant plus anciennement, qui se seraient avancés de proche en proche pour venir remplir les vides que les changements de climat et de conditions d'existence faisaient dans la population zoologique de l'Europe. Il paraît aussi bien certain que le changement de la faune, entre le temps du pliocène supérieur et l'âge quaternaire, s'est produit par migration et non par création nouvelle, car on en suit toutes les phases graduelles et successives dans les dépôts intermédiaires dont nous avons parlé plus haut. Par conséquent, si l'on est en droit d'affirmer que la population animale de nos pays s'est complètement renouvelée à deux reprises depuis le moment où s'y montrent les vestiges de l'homme, rien ne prouve que les espèces qui se sont succédé de cette façon sur un point déterminé aient fait postérieurement, à lui leur première apparition sur la terre et n'aient point été simultanément créées, mais dans des contrées différentes.

Nous touchons d'ailleurs ici à l'une des questions les plus difficiles et les plus obscures de la science, la question de l'espèce, de ses limites et dé sa variabilité. Philosophiquement, la question de l'espèce nettement tranchée est certaine. Il est facile, en théorie, d'en donner la définition. L'espèce est l'ensemble des individus, plus ou moins semblables entre eux, qui sont descendus ou qui peuvent être regardés comme descendus, d'une paire primitive unique par une succession ininterrompue de familles. Les individus qui s'écartent du type général d'une manière prononcée sont des variétés ; la race est une variété qui se transmet par génération. Mais autre chose est la notion de l'espèce considérée abstractivement, autre chose les espèces des naturalistes, telles qu'elles sont établies dans les livres et dans les collections des musées. Celles-ci sont des créations humaines, des combinaisons artificielles de la science, s'efforçant de classer, de la façon la plus régulière et le plus près possible de la vérité, la multitude des êtres vivants qui peuplent ou ont peuplé le globe. Il y a certainement des espèces dans la nature, mais sont-elles bien celles des savants ? Quand on passe du domaine de la conception théorique dans celui des faits précis et concrets, où s'arrêtent en réalité l'espèce, la variété et la race ? Quelles sont leurs vraies limites ? A chaque instant nous voyons les zoologistes et les botanistes hésiter, se diviser sur la question de savoir si tel type qu'ils rencontrent dans la nature doit être considéré comme une espèce ou une variété. Bien des fois on trouve des indications qui semblent révéler un passage entre ce que l'on considérait généralement comme deux espèces ou même deux genres voisins. On a vu des conditions de milieu modifiées faire apparaître dans un animal ou dans une plante des caractères nouveaux que l'on avait regardés jusqu'alors comme spécifiques. Et les limites des espèces, bien souvent incertaines déjà pour les êtres vivants, le sont encore beaucoup plus quand-on en vient à l'étude de la faune paléontologique. Dans bien des cas, les distinctions qui y ont été établies dans le sein d'un même genre ne l'ont été que pour la commodité de la nomenclature et des déterminations ; mais les indices de passage entre les types ainsi distingués sont fréquents.

Telles qu'elles ont été produites par M. Darwin, les doctrines transformistes ne peuvent être admises par une science rigoureuse dans ses procédés et philosophique dans son esprit. Telles que les ont exagérées quelques-uns de ses disciples, elles tombent dans la folie. Mais ces mêmes doctrines doivent être prises en sérieuse considération et peuvent s'appuyer sur des arguments d'un poids très-réel quand on les réduit aux termes où les a amenées un de nos meilleurs paléontologistes, M. Albert Gaudry, c'est-à-dire si, tenant compte des indices de passage et de transition, on admet que souvent deux espèces distinguées l'une de l'autre par les naturalistes et se montrant dans deux terrains superposés ne sont que la modification successive d'un même type animal graduellement transformé par l'influence du nouveau milieu qu'ont produit les changements des conditions du sol, du climat et de l'atmosphère. Dans ces données, la notion abstraite de l'espèce ne reçoit aucune atteinte ; il faut seulement admettre une plus grande étendue à la variabilité de telle espèce.

On a pu produire des faits qui semblent indiquer la transition d'une espèce à une autre, et même d'un genre à un autre. On n'en a jamais cité un seul qui laissât soupçonner la transition entre deux familles naturelles, surtout dans les animaux supérieurs aux reptiles. Qu'un carnassier se transforme en ruminant, ou même seulement un ovidé en bovidé, c'est ce qui ne s'est jamais vu que dans les rêves de quelques cerveaux malades, mais non dans la réalité des faits. Il n'y a pas de sélection naturelle, d'action de milieu ou d'opération du temps, ce grand facteur universel, comme prétendent les transformistes à outrance, qui produise ou puisse jamais produire, de tels effets. Et l'on peut porter hardiment le défi sur ce point à l'école de M. Darwin ; car la famille est une entité supérieure à l'espèce et au genre ; plus large et plus compréhensive, qui existe en réalité dans la nature. Elle y est même la plus importante ; elle constitue le type fondamental de l'organisation, le mieux tranché et le plus invariable.

Or, ce qui est précisément caractéristique dans l'histoire des vicissitudes des êtres organisés et de l'apparition progressive de leurs types, conformément à l'échelle de leur plus grande perfection, à l'époque miocène où commencent à se montrer les premiers vestiges de l'homme, c'est que, si un grand nombre d'espèces et même de genres y semblent différer de ceux d'aujourd'hui, pour la première fois alors toutes les familles zoologiques actuellement existantes sont représentées dans la population du globe, sans une de plus ou de moins. Ainsi, la science paléontologique nous montre l'échelle actuelle de la création vivante déjà complète à ce moment où l'homme fit sa première apparition sur la terre. Elle prouve que, si les types secondaires ont pu se modifier depuis lors à travers les dernières révolutions du globe, aucun grand type fondamental nouveau ne s'est montré postérieurement. Ainsi se rétablit l'harmonie entre la tradition sacrée et la science, et il suffit d'étudier les faits d'une vue plus large pour trouver une concordance bien remarquable là où l'on croyait pouvoir nous opposer un démenti dont nous ne devions pas nous relever.

Maintenant, en reconnaissant que la foi n'apporte aucune entrave à la plus grande liberté des spéculations scientifiques sur l'antiquité de l'homme, ajoutons que la science, tout en grandissant de beaucoup cette antiquité, n'est pas encore en mesure, dans l'état actuel, de l'évaluer par des chiffres. Nous ne possédons aucun chronomètre pour déterminer, même approximativement, la durée des siècles et des milliers d'années qui se sont écoulés depuis les premiers hommes dont on retrouve les vestiges dans les couches tertiaires. Nous sommes, en effet, en présence de phénomènes d'affaissement et de soulèvement dont rien ne peut nous laisser même soupçonner le plus ou moins de lenteur ; car on connaît des phénomènes du même genre qui se sont accomplis tout à fait brusquement, et d'autres qui se produisent d'une manière si graduelle et si insensible, que le changement n'est pas d'un mètre en plusieurs siècles. Quant aux dépôts dé sédiment, leur formation a pu être également précipitée ou ralentie par les causes les plus diverses, sans que nous puissions les apprécier. Rien, même dans l'état actuel du monde, n'est plus variable de sa nature, par une multitude d'influences extérieures, que la rapidité plus ou moins grande des alluvions fluviales, telles que sont les dépôts de l'époque quaternaire. Et, de plus, les faits de cette époque ou des temps antérieurs ne sauraient être mesurés à la même échelle que ceux de la période actuelle, car leurs causes avaient alors des proportions qu'elles n'ont plus. Aussi, les calculs chiffrés d'après un progrès d'alluvion supposé toujours égal et régulier, ou d'après d'autres données aussi incertaines, que des savants à l'imagination trop vive ont tenté de faire pour établir le temps écoulé entre l'enfouissement des plus anciens vestiges de l'homme fossile et notre époque, ne sont-ils en réalité que des hypothèses sans base, des fantaisies capricieuses. La date de l'apparition de l'espèce humaine, d'après la géologie, est encore dans l'inconnu, et y demeurera probablement toujours.

J'en viens à ce qui est de l'état misérable dans lequel les trouvailles paléontologiques nous montrent l'humanité primitive. Ici encore la contradiction entre le récit mosaïque et les découvertes de la science nouvelle m'est impossible à reconnaître. Les écrivains qui ont prétendu l'établir étaient peu au courant des croyances chrétiennes, et n'ont oublié qu'une chose : le dogme de la déchéance. Ils ont cru que les conditions misérables de la vie des sauvages des époques tertiaire et quaternaire démentaient la vie heureuse et sans nuages de l'Éden, l'état de perfection absolue dans lequel le premier homme était sorti des mains du Créateur. C'était ne pas tenir compte de l'abîme que creuse, entre la vie édénique de nos premiers pères et ces générations humaines, quelque antiques qu'elles soient, la première désobéissance, la faute originelle, qui changea la condition de l'homme et le condamna au travail pénible, à la douleur et à la mort.

Rien de plus instructif, au contraire, pour le chrétien qui le regarde à la lueur de la tradition sacrée, que le spectacle fourni par les découvertes de la géologie et de la paléontologie dans les terrains tertiaires et quaternaires. La condamnation prononcée par la colère divine est empreinte d'une manière saisissante dans la vie si dure et si difficile que menaient alors les premières tribus humaines éparses sur la surface de la terre, au milieu des dernières convulsions de la nature et à côté des formidables animaux contre lesquels il leur fallait à chaque instant défendre leur existence. Il semble que le poids de cette condamnation pesât alors sur notre race plus lourdement qu'il n'a fait depuis. Et lorsque la science nous montre, bientôt après les premiers hommes qui vinrent dans nos contrées, des phénomènes sans exemple depuis, tels que ceux de la première période glaciaire, on est naturellement amené à se souvenir que la tradition antique de la Perse, pleinement conforme aux données bibliques au sujet de la déchéance de l'humanité par la faute de son premier auteur, range au premier rang, parmi les châtiments qui suivirent cette faute, en même temps que la mort et les maladies, l'apparition d'un froid intense et permanent que l'homme pouvait à peine supporter, et qui rendait une grande partie de la terre inhabitable[4]. Une tradition semblable existe aussi dans un des chants de l'Edda, la Voluspa.

N'exagérons pas, du reste, les couleurs du tableau, comme on est trop souvent porté à le faire. Si les données paléontologiques révèlent de dures et misérables conditions d'existence, elles ne montrent pas l'espèce humaine dans un état d'abjection. Bien au contraire, l'homme des temps géologiques, et surtout celui de l'âge quaternaire, parce que c'est celui que nous connaissons le mieux, se montre en possession des facultés qui sont le privilège des fils d'Adam. Il a de hautes aspirations, des instincts de beau qui contrastent avec sa vie sauvage. Il croit à l'existence future. C'est déjà l'être pensant et créateur ; et l'abîme infranchissable que l'essence immatérielle de son âme établit entre lui et les animaux qui s'en rapprochent le plus par leur organisation est déjà aussi large qu'il sera jamais. Vainement on a cherché dans les couches de la terre l'homme-singe, cette chimère caressée par certains esprits qui, égarés par un orgueil monstrueux et étrangement placé, trouveraient flatteur d'avoir eu un gorille pour grand-père. On ne l'a jamais trouvé, et on ne le trouvera jamais. Bien au contraire, la plus ancienne race qui ait laissé des débris de ses ossements dans les dépôts des premiers temps quaternaires, la plus ancienne race connue, loin de se rapprocher plus que les races actuelles des caractères simiens, présente dans le large développement de son crâne des indices d'une puissance intellectuelle très-remarquable, qui contrastent avec le caractère de force brutale et presque bestiale empreint dans ses membres. Suivant l'heureuse expression de M. Hamy, c'était, d'après les indications anatomiques, une race qui devait nécessairement allier à l'esprit qui crée la force qui exécute.

Aussi bien, n'oublions pas que l'on n'a encore retrouvé les traces que de tribus clairsemées, qui s'étaient lancées au milieu des déserts, vivant du produit de leur chasse et de leur pêche, à une énorme distance du berceau premier autour duquel devait se concentrer encore le noyau principal des descendants du couple originaire. Aussi, de ce que ces premiers coureurs aventureux des solitudes du vaste monde — wide, wide world, comme disent nos voisins d'outre-Manche — ne pratiquaient pas l'agriculture et n'avaient pas avec eux d'animaux domestiques, on ne peut pas en conclure d'une manière absolue qu'un certain degré rudimentaire de vie agricole et pastorale n'existait pas déjà dans le groupe plus compacte et naturellement plus avancé qui n'avait pas quitté ses primitives demeures. Donc, pas de démenti formel du récit de la Bible, qui montre Caïn et Abel, l'un agriculteur et l'autre pasteur, dans le voisinage de l'Éden, dès la seconde génération de l'humanité. Prétendre que ce démenti résulte des faits constatés dans l'Europe occidentale et en Amérique, serait commettre la même erreur que l'individu qui voudrait confondre la vie des coureurs des bois du Canada avec celle des agriculteurs qui entourent Québec et Montréal.

Hors ce point, la vie des hommes dont les terrains tertiaires et quaternaires ont conservé les vestiges n'est-elle pas, même dans ses détails, celle que le récit de la Bible attribue aux premières générations humaines après la sortie du paradis terrestre ? Ils n'avaient, pour couvrir leur nudité contre les intempéries des saisons, que les peaux des animaux qu'ils parvenaient à tuer ; c'est ce que la Genèse dit formellement d'Adam et d'Ève. Ils n'avaient pour arme et pour instruments que des pierres grossièrement taillées ; la Bible place celui qui le premier forgea les métaux six générations après Adam, et l'on sait combien de siècles représentent dans le récit biblique ces générations antédiluviennes. Les faits colligés par la paléontologie humaine et par l'archéologie préhistorique prouvent que le progrès de la civilisation matérielle est l'œuvre propre de l'homme et le résultat d'inventions successives ; notre tradition sacrée ne fait pas des arts de la civilisation, comme les cosmogonies du paganisme, un enseignement du ciel révélé à l'humanité par une voie surnaturelle ; elle les présente comme des inventions purement humaines, à qui elle donne pour auteurs de simples hommes, et elle montre à nos regards le progrès graduel de notre espèce comme l'œuvre des mains libres de l'homme, qui accomplissent, le plus souvent sans en avoir eux-mêmes conscience, le plan de la Providence.

Mais quand la Bible décrit en termes si formels la vie des premières générations humaines comme celle de pays sauvages, d'où vient donc la répugnance qu'ont aujourd'hui tant de catholiques à admettre cette notion ? d'où vient le préjugé si généralement répandu qu'elle est contraire à la religion et à l'Écriture ? C'est qu'il a plu, dans les premières années de ce siècle, à un homme d'un immense talent, dont les doctrines exercent une influence profonde, et à mon avis déplorable, sur une grande partie des générations catholiques depuis cinquante ans, à Joseph de Maistre, de déclarer la chose impossible et l'idée impie. Pour la trop nombreuse école qu'il a enfantée, s'écarter des théories de cet hiérophante, c'est nier la religion elle-même. Je n'appartiens point à cette école, et je m'en fais gloire ; aussi, pour moi, les dires de l'auteur du Pape et des Soirées de Saint-Pétersbourg ne sont rien moins que parole d'Évangile. Appuyé sur les faits constatés par la science, je tiens ses rêveries sur la civilisation des premières générations humaines, au lendemain du jour où l'homme fut chassé de l'Éden, pour radicalement fausses au point de vue historique, et, recourant à la Bible, je les trouve en contradiction formelle avec son témoignage.

Non, la loi du progrès continu, qui ressort si lumineuse des recherches de la paléontologie humaine et de l'archéologie préhistorique, n'a rien de contraire aux croyances chrétiennes. Il me semble même qu'il n'est pas de doctrine historique qui s'harmonise mieux avec ces croyances, et que la contester est méconnaître la beauté du plan providentiel d'après lequel se sont déroulées les annales de l'humanité.

Dieu, qui créa l'homme libre et responsable, a voulu qu'il fit lui-même ses destinées, réglées à l'avance par cette prescience divine qui sait se concilier avec notre libre arbitre. Dans l'état de déchéance où l'avait placé la faute de ses premiers auteurs, c'est par ses propres efforts qu'il a dû se relever graduellement jusqu'à arriver à être digne, aux temps prédestinés, de recevoir son Rédempteur. Ce progrès de l'humanité préparant le terrain pour la prédication de la bonne nouvelle, tout le monde est obligé de le reconnaître quand la brillante culture de la Grèce et de Rome succède aux civilisations immobiles et inférieures de l'Asie. Mais dès lors comment se refuser à l'admettre aussi pour les temps qui ont précédé la naissance de ces civilisations ? Et dès que l'échelle ascendante est constatée, il faut bien convenir que le point de départ, le terme inférieur en a été la condition du sauvage, conséquence de la faute originelle et de la condamnation.

Combien Ozanam est plus dans le vrai que Joseph de Maistre lorsqu'il revendique la doctrine du progrès continu comme une doctrine essentiellement chrétienne, fille de l'Évangile, et la proclame hautement ! C'est par ses belles paroles que nous voulons terminer cette étude : La pensée du progrès, dit-il, n'est pas une pensée païenne. Au contraire, l'antiquité païenne se croyait sous une loi de décadence irréparable. Le livre sacré des Indiens déclare qu'au premier âge la justice se maintient ferme sur ses quatre pieds ; la vérité règne, et les mortels ne doivent à l'iniquité aucun des biens dont ils jouissent. Mais dans les âges suivants la justice perd successivement un pied, et les biens légitimes diminuent en même temps d'un quart. Hésiode berçait les Grecs au récit des quatre âges, dont le dernier avait vu fuir la pudeur et la justice, ne laissant aux mortels que les chagrins dévorants et les maux irrémédiables. Les Romains, les plus sensés des hommes, mettaient l'idéal de toute sagesse dans les ancêtres ; et les sénateurs du siècle de Tibère, assis aux pieds des images de leurs aïeuls, se résignaient à leur déchéance, en répétant avec Horace :

Ætas parentum, pejor avis, tulit

Nos nequiores, mox daturos

Progeniem vitiosiorem.

C'est avec l'Évangile qu'on voit commencer la doctrine du progrès. L'Évangile n'enseigne pas seulement la perfectibilité humaine ; il en fait une loi : Soyez parfaits, estote perfecti ; et cette parole condamne l'homme à un progrès sans fin, puisqu'elle en met le terme dans l'infini.

 

 

 



[1] Précis de paléontologie humaine, par M. le docteur Hamy, in-8°, chez Baillière.

Article publié dans la Revue britannique, en mars 1873.

[2] Lucrèce.

[3] Les mastodontes se sont maintenus en Amérique beaucoup plus tard qu'en Europe.

[4] Vendidad-Sadé, chap. Ier.