HISTOIRE DE LA RÉGENCE

 

 

CHAPITRE XXI.

 

 

LA direction de l'esprit public dans les choses du gouvernement serait imparfaitement jugée si l'on n'y joignait celle des mœurs de la même époque. Les habitudes qui sont la vie des nations intéresseraient-elles moins que les traits particuliers où se peint le caractère des personnages historiques ? Le passage du siècle de Louis XIV au règne du cardinal de Fleury fut marqué par des signes qu'on exagère plutôt qu'ou ne les conteste, et sur lesquels des opinions toutes formées tiennent lieu d'une recherche plus scrupuleuse. Le projet de retracer avec vérité le temps fameux de la régence, et de distinguer les nuances qui lui appartiennent de celles qui l'avaient précédé, n'est pas sans difficulté. Les nations ont aussi leurs flatteurs et leurs zoïles. Les moralistes contemporains sont trop suspects de préventions. Les écrivains de génie dédaignent les choses communes qui passent autour d'eux. Il n'existé en ce genre de témoins impartiaux que ceux qui n'ont pas cru rendre témoignage, et qui nous ont transmis, à leur insu, les impressions du moment. C'est donc dans une foule innombrable de faits oubliés, d'aveux involontaires et d'écrits dévorés par la poussière, qu'il faut chercher les moyens de recomposer la physionomie de la régence, moins défigurée par le temps que par des imitations de fantaisie.

Les Français de 1716 n'étaient point une création nouvelle ; quelques mois auparavant ils appartenaient au siècle de Louis XIV, et ce siècle lui-même offre deux aspects différents. Sa première moitié présente l'amalgame d'une galanterie noble et brillante, et de cette dotation de vices et de voluptés qui vint d'Italie à la suite des Médicis ; la seconde cacha tout à coup ce profane mélange sous un voile uniforme de décence et de piété. Fénelon a tracé de cette dernière époque un tableau hideux[1]. Quelque défiance qu'inspirent les plaintes d'un favori disgracié, on ne saurait disconvenir qu'il entra dans les mœurs de ce temps-là beaucoup de politique et de dissimulation ; mais tous les fruits de l'hypocrisie ne sont pas funestes. Si les cœurs déjà gâtés se corrompent alors davantage, l'éducation devient plus pure ; et l'exemple n'infecte pas les classes inférieures ; et en se creusant un lit plus profond les vices inondent moins d'espace. La régence rendit l'essor à la franchise nationale ; les comédiens jetèrent un masque mal attaché, et, sans les suites inévitables d'une longue fausseté, les mœurs se seraient trouvées dans le même état qu'au début de l'hypocrisie. Il n'en fut pas tout-à-fait de l'amour des richesses comme de l'amour des plaisirs. Sully avait eu à lutter contre les insatiables rapines des grands du royaume. Les temps de Concini, d'Emeri et de Fouquet ne furent pas exempts de ces souillures. Mais la sévérité de Colbert et l'âme élevée de Louis XIV amenèrent une certaine période de désintéressement durant laquelle les grands en général mirent de l'orgueil à se ruiner, et les petits de la patience à s'enrichir. Les circonstances singulières de la régence introduisirent dans le sein des fortunes une marche qui ne tenait ni de la corruption des premiers temps ni de la générosité des seconds ; elle était à la fois licite dans son but et dans ses moyens, conforme au goût des calculs qui s'emparait de la nation, et taxée de bassesse par un reste de cet esprit féodal qui permettait plutôt de vivre de ses vices que de son travail. Enfin le progrès naturel des choses humaines, et un partage plus étendu de l'instruction et des richesses, avaient marqué pour l'époque de la régence, un grand développement de cette sociabilité dont abonde le caractère français. Comment se défendre de cet esprit de société dont l'empire subjugue tous les autres penchants, qualité d'autant plus séduisante qu'on finit par en être fier, poison doux et brillant qui anime les arts, polit les mœurs, nivelle les rangs et fait des citoyens sans zèle, des écrivains sans originalité, des familles sans bonheur ? La régence inventa moins qu'elle ne suivit ces périlleux raffinements. Leibnitz, placé au centre de l'Allemagne, et mort en 1716, s'était déjà aperçu de la profonde altération que subissait le principe moral chez toutes les Nations modernes ; et dans un livre posthume, qu'on peut regarder comme le testament de ce grand homme[2], il osait prédire un bouleversement inévitable de l'Europe. Les faits qui me restent à exposer éclairciront ces diverses idées pour lesquelles la nature de l'ouvrage que j'écris me commande une extrême concision.

La dévotion érigée en mode était menacée d'en avoir la fragile durée, et la religion, que le vulgaire est trop porté à confondre avec elle, pouvait souffrir de cette imprudence. Le Régent ne chercha pas à justifier ses craintes, et son incrédulité fut un secret qu'on n'eût pas dû trahir. Sa conduite publique respecta l'apparence et contint la cour. L'ambassadeur turc raconte que, durant tout le carême, aucun seigneur ne voulut s'asseoir à sa table, où l'on servait des viandes. Quatre ans après, une crainte religieuse les détourna d'une profanation qui avait été commune aux mignons d'Henri III et aux premiers courtisans de Louis XIV[3]. La régence semble une lutte continuelle entre les souvenirs de l'éducation et l'entraînement de l'exemple. De là ces alternatives d'abandon et de remords, de scandales et de repentirs, qui caractérisent les passions de cette époque ; de là les amours étranges, orageux, mêlés de sacrifices et de fureurs qui tourmentaient la vie des femmes et dont les filles du Régent et la marquise de Créqui peuvent donner une idée ; de là ces conversions subites qui entrecoupaient la carrière des ambitieux, telles que les éprouvèrent Tessé, Pontchartrain, Pelletier, Canillac, et jusqu'à cet aimable Hamilton qu'avaient adopté les muses françaises. Entre ces singularités éclata surtout la retraite du marquis de Brancas, le plus spirituel des roués. Il disait de lui-même : Je suis une caillette gaie et Canillac est une caillette triste. La veille il avait charmé le banquet du Palais-Royal, et le lendemain un cloître de Normandie l'engloutit sans retour. Le Régent et ses folâtres convives le rappelèrent par une lettre affectueuse et pressante, mais sa réponse provoqua leur rire et leurs larmes, tant le nouveau solitaire y avait réuni l'onction d'un cœur purifié et les boutades de son génie original. Un mandement du cardinal de Noailles, du 21 mai 1717, nous apprend à quel point la frivolité s'insinuait alors dans les choses saintes. Il s'agissait de la solennité de la Fête-Dieu, où les riches citoyens se plaisaient à orner l'extérieur de leurs hôtels de tapis somptueux repaissant tous les regards des nudités de la fable et des scènes les plus vives de la mythologie. Le prélat s'indignait de ce luxe effronté qui donnait à Paris l'aspect d'une ville toute païenne, d'où le christianisme chassé rendait la place aux mystères d'Adonis. Quelques années après, la ville de Montpellier fut exposée à une guerre civile par la résistance des calvinistes, qui, dépassant l'austérité de l'archevêque de Paris, refusaient de tapisser leurs maisons, et taxaient d'idolâtrie cet hommage catholique. Le relâchement des mœurs aigrissait le zèle des ecclésiastiques. Jamais les curés de Paris ne parurent plus ardents à tracasser les théâtres et à solliciter leur éloignement. Ils n'épargnèrent même pas ces baladins d'Italie que le duc d'Orléans avait rappelés et qui, jouant en bouffons et délibérant en moines[4], ajoutaient encore à la bigarrure religieuse de notre régence. Mais les puritains de Paris étaient moins heureux que l'archevêque d'Aix ; car ce dernier, n'ayant pu obtenir des magistrats le renvoi d'un opéra, défendit aux confesseurs d'absoudre les spectateurs, et vit bientôt, par cette sourde mine, la salle déserte et les chanteurs en fuite.

Les croyances superstitieuses dont la religion ne guérit pas toujours, continuèrent à être en crédit sous la régence. La magie et la divination ne s'y souillèrent pas des maléfices et des empoisonnements qui avaient exigé, sous Louis XIV, l'appareil d'une chambre ardente. Elles étaient moins un crime qu'une maladie de l'esprit humain. Le duc d'Orléans passa plusieurs nuits avec le marquis de Mirepoix, son ami, à évoquer le diable dans les carrières de Vanves et de Vaugirard. Le duc de Richelieu se compromit pendant son ambassade de Vienne par une folie du même genre ; le duc de Noailles passait pour en être également infatué. Le fameux comte de Boulainvilliers terminait alors sa carrière prophétique. Il avait rempli, de fait, à la cour, l'ancien emploi d'astrologue ; on y goûtait ses oracles sur l'avenir autant que ses systèmes contre le tiers-état. Il avait prédit que la maréchale de Grammont et le cardinal de Noailles seraient tués dans une sédition, et que le Régent serait empereur et mourrait dans les fers ; mais il annonça, avec une extrême justesse, le moment de sa propre mort et celle de son fils[5]. Le vulgaire ne pouvait être plus sage que les grands. Voltaire atteste que la divination par la tasse était fort commune, et que cette faculté de voir dans le verre appartenait à des enfants d'une pureté intacte et dont l'acier n'avait jamais offensé la chevelure. On commença aussi à interroger le sort par l'épanchement du café. Mais cette pratique trop mystérieuse ne tarda pas à être dédaignée par les devins de profession. Ces petits prestiges se turent devant l'aurore boréale qui apparut en 1726. Ce météore, qui n'était pas alors mieux expliqué qu'aujourd'hui, fut, pour la multitude, le présage d'une destruction générale. Il remplit les villes et les campagnes des pieuses terreurs et des scènes d'égarement que reproduisaient, dans les siècles les plus grossiers, les fréquentes prédictions de la fin du monde. Les occasions où le peuple mérite d'être observé sont bien rares. On continua quelquefois, sous la régence, usage de certaines loteries dont les mises étaient modiques et le nombre des numéros immense. Chaque joueur, en prenant son billet, y faisait insérer une devise de son choix, et quand le tirage était achevé, on publiait tous les numéros gagnants et les inscriptions qui les accompagnaient, ainsi qu'on en use dans les Concours académiques. On pouvait croire que cette foule de devises, dictées par des gens du peuple dans le moment où quelque passion les animait, offrirait l'empreinte au moins informe d'un caractère national. Je fus encouragé par cette idée à parcourir ces énormes listes ; mais je dois avouer que je n'y ai trouvé ni sens, ni esprit, ni gaieté, ni même superstition. Sauf quelques plaisanteries, dont la plupart s'adressent au lieutenant-général de police, tout y est d'une complète nullité.

L'air contraint et réservé qu'avait commandé la vieillesse du roi se relâcha bientôt après lui. On crut revoir les petits-maîtres de le Fronde. Un écrivain représente ainsi, en 1718, les jeunes gens que la mode mettait en vue : Ils ont le dos rond, la tête enfoncée entre les épaules, les bras fortement croisés sur la poitrine, et ils jettent autour d'eux des regards moqueurs. L'habitude de porter l'épée se conservait avec soin, et l'on eût partagé l'étonnement de Madame de Coulanges, lorsqu'elle vit le Maréchal de Catinat se promener sans cette arme dans son parc de Saint-Gratien. Dix mille bretteurs, ainsi nommés à cause de la longueur de leur épée, fréquentaient les salles d'escrime de la capitale[6]. Malgré cette apparence turbulente, malgré l'affection du Régent pour les pointilleries de l'honneur, la folie des duels s'émoussait de plus en plus, moins par la rigueur des lois que par une certaine pente d'idées qui rongeaient sourdement la fierté des rangs et la rudesse des caractères. On prétend que Louis XV ayant dit, un jour, qu'il en avait coûté beaucoup de peine à son aïeul pour abolir les duels, le maréchal de Noailles lui répondit : Moins peut-être qu'il n'en coûterait à Votre Majesté pour les rétablir. L'Angleterre introduisait en thème temps, parmi nos hommes à la mode, l'usage des paris, qui sont une espèce de duels pécuniaires, où l'arrogance et l'avarice se tempèrent mutuellement, et les courses de chevaux, qui ont une influence utile sur l'amélioration de ce précieux quadrupède. Je citerai le premier exemple remarquable de ces deux nouveautés. M. de Saillant paria dix mille livres contre M. d'Entragues, qu'en six heures il irait et reviendrait deux fois de la porte Saint-Denis à Paris au château de Chantilly. Il gagna de vingt-sept minutes et monta vingt-sept chevaux[7]. Ce goût naissant ne devait être nulle part plus avantageux qu'en France. Depuis la ruine des grands vassaux, l'éducation et la beauté du cheval y avaient fort dégénéré. La main du gouvernement pouvait seule suppléer aux vastes ressources de la féodalité. Louis XIV le fit dans la première moitié de son règne, et le négligea dans la seconde. Le bilan de 1694 vit disparaître les dépenses des haras et accroître celles de la Bastille, comme pour avertir que la décadence du bien public ne se sépare pas des progrès du despotisme. La régence, qui ne laissa aucune branche d'économie politique sans quelque essai de culture, rétablit aussi l'administration des haras. On croit que son règlement de 1717, rédigé par des gens de guerre, a trop recueilli leurs préjugés, et n'a point assez ménagé l'agriculture. La perfection était difficile à atteindre dans une matière dont les principes ne sont pas bien assurés[8].

La fureur du jeu fut l'excès le plus chéri de la régence. On eût dit que les vicissitudes du système ne faisaient qu'irriter dans la nation l'amour des hasards. Les palais servaient aux joueurs d'asile contre les lois. Des illuminations annonçaient comme en un jour de fête l'entrée de ces cavernes ; et les invitations à s'y rendre étaient effrontément distribuées dans les rues. Je dirai sous quels auspices cette contagion gagna les provinces. Mademoiselle de Valois, destinée au prince de Modène, traversait la France pour rejoindre son époux, Des banquiers la précédaient à chaque station de sa route, et elle y passait la nuit dans l'agitation d'un jeu effréné. Le lendemain, la moitié du jour était consacré au sommeil et l'autre à se transporter à quelques lieues plus loin avec la certitude d'y retrouver le même désordre et des victimes nouvelles. Pour honorer la fille du Régent, les personnes les plus considérables de la province accouraient auprès d'elle, et partageaient ses dangereux plaisirs. Des gentilshommes, des jeunes gens, des magistrats, firent des penses énormes, et des goûts funestes s'enflammèrent par cet essai. Quel rôle pour une fille du sang des rois ! Il fallait toute la légèreté française pour s'en déguiser l'infamie. Ce fameux navire d'or et de pourpre qui apporta une reine courtisane dans les bras du triumvir. Marc-Antoine, me paraît chargé de moins d'opprobre que ce lent itinéraire où, déjà corrompue dans sa fleur, et marchant vers le trône et l'autel comme un fléau, une princesse de dix-huit ans versait le poison dans les cœurs, l'effroi dans les familles, et ces ruines soudaines que suivent le désespoir et le suicide[9]. Cependant la manie des jeux devint si incurable, que le gouvernement voulut au moins surveiller ce qu'il désespérait de détruire. Le 16 avril 1722 huit académies de jeux furent autorisées 4ns Paris, moyennant un tribut de deux cent mille livres pour les pauvres honteux. Ce fut un gentilhomme nommé Mornay de Montchevreuil qui en suggéra l'idée et en obtint le privilège, probablement en récompense du sang de l'archevêque Mornay, mort dans l'expédition du chapeau de l'abbé Dubois. J'ai lu le placet très-laconique qu'il présenta au Régent. Il y donne pour seul motif de son entreprise l'exemple des anciens qui avaient des jeux de hasard dirigés par un préposé public, et il cite un vers de Juvénal en preuve de-cet usage[10]. C'est donc à l'imitation des Romains et aux écrits du plus vertueux des poètes que nous avons dû l'établissement des jeux dans le royaume. Une singularité plus importante accompagnait cette nouveauté. On sait que sous le règne de Louis XIV le jeu était mis pour ainsi dire bon du code moral, et que des personnages considérés y commettaient sans mystère ce que nous nommons aujourd'hui des escroqueries. Mais à la régence, l'honneur usurpa le gouvernement des jeux, et transporta dans cette crapuleuse république son pouvoir absolu et son ombrageuse délicatesse. Les mœurs ne gagnèrent rien à cette conquête, car l'esprit d'artifice, qui avait régné sur les cartes et sur les dés, se réfugia dans les comptoirs. Depuis qu'on joua avec sécurité on négocia avec crainte ; les remboursements illusoires, les banqueroutes par représailles, faussèrent l'antique probité[11]. Fâcheux symptômes ! La bonne foi entra dans les vices, et l'honneur se déplaça.

Rien ne manifestait plus la soif des plaisirs dont la France était dévorée, que les bals masqués qui  commencèrent avec l'année 1716, et dont le nombre se multiplia jusqu'à huit par semaine[12]. Cet amusement n'était pas nouveau, et l'invention des masques-portraits pendant la vie du feu roi laissait encore de mauvais souvenirs[13]. L'expédient de convertir les théâtres publics en salles de bals appartient au chevalier de Bouillon ; et ce conseil lui valut une pension de six mille livres, illustration au moins imprévue pour un neveu de Turenne. Ce plaisir, devenu populaire, enivra toutes les têtes. Les déguisements n'exclurent ni la richesse des costumes, ni le luxe des diamants, et levèrent les obstacles que la dignité de l'âge et des professions pouvait mettre aux dissipations les plus immodérées. Le gouvernement était d'autant moins excusable d'encourager cette licence, que déjà plusieurs fois, sous le précédent règne, on avait pu s'apercevoir combien les mauvaises mœurs étaient impatientes de secouer le joug que leur imposait le vieux monarque. Les détails que des écrivains nous ont transmis sur les bains du quai Saint-Bernard, s'accordent peu avec la prétendue gravité du siècle. Eu 1704, une thèse de médecine, oiseuse sur les bancs de l'école, mais obscène dans la bouche des gens da monde, devint l'entretien général des sociétés. Il fallut, pour la commodité des femmes, ln traduire en français, et le débit en fut énorme ; on la répéta même dans d'autres facultés du royaume avec la crudité qui est propre aux imitateurs provinciaux[14]. La mode entraîna, pendant l'été de 1714, l'élite de la cour et de la ville à cette promenade appelée le Cours-la-Reine, que le Régent fit ensuite replanter en 1723. Les soupers et la musique s'y prolongeaient fort tard. La multiplicité des flambeaux n'intimida point assez les désirs, et l'occasion enfanta le scandale. L'année suivante, le roi moribond fut obligé de défendre ces nuits effrontées que la régence n'a point surpassées. Enfin, les petites maisons consacrées dans les faubourgs aux plaisirs de l'opulence commencèrent à s'élever au déclin de Louis XIV. Le besoin de retraites cachées décèle un âge d'hypocrisie. Les premières appartinrent an maréchal d'Uxelles et au duc de Noailles, qui ne les firent pas moins servir aux intrigues de l'ambition qu'aux délices d'une vie épicurienne, L'usage s'en multiplia par. la suite Les seigneurs français se dédommageaient, dans In mystère de ces réduite, du poids de la représentation qu'ils s'imposaient dans leurs hôtels, faisant en cela un entier contraste avec les grands de l'Italie, qui se communiquent dans leurs mains, et vivent solitaires dans leurs, palais.

La liberté des bals secoua la torche sur tant de matières inflammables, et de ce foyer se ré, pandit, sur la France la corruption brillante et légère qu'on appela communément les mœurs de la régence. L'espèce de mystère qui fait le charme des réunions masquées fut, sinon la seule, du moins la principale cause de l'usage qui ne permit plus aux époux de paraître ensemble dans le inonde. Le mari, honteux du bonheur domestique, se piqua d'étaler ailleurs les triomphes de l'amour-propre. La femme, délaissée par son appui naturel, et privée mémo du simulacre que lut prête, dans les mœurs italiennes, le bizarre cicisbéisme, fut, réduite à la nécessité périlleuse de faire et de conserver des amis. Ce renversement de l'unité conjugale acquit la force d'un préjugé, et gagna les parties saines de la nation. L'âge suivant nous apprendra quelle en fut l'influence sur la famille et sur la société. Avec la facilité des mœurs s'introduisit la légèreté des jugements, en sorte que les femmes jalouses de considération se virent moins libres qu'auparavant, et que des vertus de moins nous donnèrent des bienséances de plus. Cette rigueur nouvelle fit disparaître deux coutumes qu'avaient établies la confiance et la simplicité. La première remonte à ces temps de la chevalerie où l'éducation d'un gentilhomme se terminait par une dame d'une conduite irréprochable, qui se chargeait du soin de polir ses manières et d'élever son âme aux nobles sentiments. Ce patronage de la beauté vertueuse a subsisté plus longtemps qu'on ne le croit communément[15], et on en trouvait dans le siècle de Louis XIV des traces honorables. Mais sous la régence, l'opinion publique fut trop peu chaste pour respecter cet aimable préceptorat, et il ne fut plus permis qu'à la vieillesse des femmes de guider par des conseils mal écoutés notre sexe adolescent. La seconde coutume est moins ancienne et prend sa source dans les querelles théologiques sur la grâce. L'interdiction de beaucoup de prêtres par les évêques d'une opinion contraire, porta des âmes pieuses à éluder cette tyrannie. Le tribunal de la confession devint une sorte de bureau où tout s'expédia par des formules, tandis que les confidences, les mysticités, et tous les perfectionnements de la vie dévote furent réservés à ceux qu'on appela directeurs de conscience. Ces élus pénétrèrent en grand nombre dans les familles ; et La Bruyère traça un tableau piquant de leur félicité. Mais dans la nouvelle émancipation des mœurs plusieurs écrits sages et graves attaquèrent avec succès un commerce que sa pureté ne garantissait plus de la calomnie. Si la régence ne détrôna pas tout-à-fait les directeurs, elle démembra au moins les plus belles provinces de leur empire. Les femmes, privées ainsi et .de leurs élèves et de leurs maîtres, s'éloignèrent toujours davantage de la vie intérieure. On remarque, en effet, que pendant la régence et depuis elles montrèrent une activité jusqu'alors inconnue. Une femme passait auparavant la plus grande partie de ses jours en repos sur son lit ; c'est de là qu'elle conversait et recevait des visites ; l'alcôve et la ruelle réunissaient sa société[16], comme le font aujourd'hui le boudoir et le salon. Cette indolente habitude remontait jusqu'aux Francs nos aïeux ; car on sait que chez les peuples pauvres et grossiers l'oisiveté est la distinction naturelle de l'orgueil. Ces traits primitifs se conservent surtout dans les grandes circonstances de la vie civile. Jusqu'au temps de la régence, une nouvelle mariée recevait les félicitations étant couchée dans une vaste salle sur un lit de parade. On y étalait autour d'elle les armoiries, les titres, les trophées, la vaisselle, les meubles précieux et jusqu'aux riches vêtements de la famille, avec une ostentation toute barbare, dont meute de Sévigné nous a tracé l'esquisse à l'occasion du mariage de mademoiselle La Fayette.

L'ivresse de plaisir et de fortune que la régence et le système de Law avaient excitée, ne pouvait manquer d'ouvrir la porte aux invasions du luxe. Ses progrès furent surtout sensibles par la multiplicité des équipages devenus un besoin nouveau dans un plus grand tourbillon, et par la profusion avec laquelle on continua de transformer les appartements en boutiques de porcelaines et de curiosités de l'Inde. Le nombre des valets prit un accroissement fatal. On leur fit porter les plumes et l'écarlate, ce qui parut d'abord une sorte de profanation. Les femmes leurs attribuèrent auprès d'elles des fonctions contraires à la modestie des anciens usages[17]. Les laquais cessèrent d'être obligés à jouer du violon dans leurs moments de loisir. Cette coutume plus morale qu'agréable s'était établie dans les grandes maisons au commencement du siècle, afin que les maîtres fussent assurés, aux dépens de leurs oreilles, que leurs gens ne passaient pas le temps à pins mal faire. Je citerai encore une autre pratique des mêmes temps, parce que les mœurs ne se peignent fidèlement que dans ces détails familiers. Dans les hôtels les plus opulents on employait les femmes de chambre et même les demoiselles de qualité à élever ces jolis oiseaux que les Espagnols avaient apportés des îles Canaries et auxquels la mode et la nouveauté donnaient du prix. Une duchesse trouvait aussi naturel d'envoyer vendre ses serins chez le célèbre oiselier du quai de la Mégisserie, que Charlemagne de grossir son revenu des .herbes de son jardin. Je n'ai pas besoin de dire que la régence décrédita cette industrie domestique, et que dès lors une certaine habitude d'abandon et de largesse fit partie des bienséances d'un état élevé. Autant on ennoblissait les hautes spéculations de la cupidité, autant les petits soins de l'économie étaient dégradés, et les exemples de la prodigalité descendaient du trône au milieu d'un peuple imitateur[18].

C'eût été un grand prodige si l'éducation eût conservé ses vieilles disciplines. Aussi vit-on les mères commencer à produire dans la société le bégaiement de leurs enfants. Le suisse Murait, qui parcourait alors la France, en fut frappé d'étonnement. Il s'éleva une secte de charlatans qui, abusant de quelques phrases de Michel Montaigne, conspirèrent contre l'esclavage des écoles, et ne se proposèrent rien moins que de rendre la science divertissante. Ils plaignirent les anciens de ne pas les avoir devancés dans l'invention des jeux historiques. Chaque langue, chaque science fut restreinte par leurs méthodes à quatre mois d'étude ou plutôt de plaisirs. Cette manie pénétra jusqu'à la cour, qui fit venir un moine de Franche-Comté pour apprendre au roi à écrire en six leçons. Les auteurs (le ces rêveries, les Vallange, les Grimarest, sont tombés dans l'oubli ; mais plus d'un aventurier s'est paré des lambeaux de leur succession[19]. Il faut d'ailleurs convenir que le dix-septième siècle avait déjà fort amolli l'ancienne rigueur scolastique. Ce système était celui des jésuites qui toujours dans l'écolier préparaient l'homme du monde et attachaient à chaque collège un théâtre où les disciples représentaient les pièces composées par les mères. Cette pratique, dont les jansénistes ne parlaient qu'avec horreur, a développé dans les Français même les plus studieux l'urbanité facile et les grâces naturelles qui les distinguent entre tous les peuples civilisés.

Elle a aussi créé le goût des théâtres de société dont il ne faut pas trop médire, puisque nous lui devons et Molière et Le Kain et tant d'autres artisans de cette portion de notre gloire littéraire. L'impulsion donnée et soutenue par les jésuites ne s'arrêta pas. Si Louis XIV fit jouer des tragédies saintes par les pensionnaires de Saint-Cyr, le duc d'Orléans entendit les pièces les plus passionnées de Racine retentir sous les arceaux du monastère, de Chelles[20]. Le 5 août 1716, les jésuites de Paris ajoutèrent sur leur théâtre à la tragédie d'usage des ballets où des danseurs de l'Opéra furent mêlés aux élèves de la compagnie de Jésus. Le chevalier d'Orléans, fils naturel du Régent, fut fort remarqué dans cet exercice, moins cependant que ne le fut ensuite un autre bâtard de ce prince, l'abbé de Saint-Albin, qui lui dédia publiquement une thèse de théologie. Cette première singularité en amena une seconde plus hardie ; car Madame, mère du Régent, et princesse aussi vertueuse qu'absolue, voulut assister à la thèse de son petit-fils, malgré le règlement qui interdisait la présence de femmes aux actes de la Sorbonne. Rien ne prouve mieux que ces faits combien la longue autorité de Louis XIV avait familiarisé les préjugés français avec le scandale des naissances illégitimes.

Les variations des mœurs nous conduisent à l'examen de celles qui survinrent dans le régime diététique de la nation, et qui touchent par tant de points à ses intérêts commerciaux et sanitaires. Je ne dissimulerai pas que la passion du vin était généralement répandue. Déjà quelques parlements avaient ordonné qu'on arrachât les vignes plantées depuis 1700. Les tavernes étaient le rendez-vous de tous les états[21]. Les débauches plus raï, figées se trouvaient dans les maisons de bains, comme autrefois chez les parfumeurs de Rome ancienne. Le goût des boissons fortes était partagé par les femmes, et celles du plus haut rang, à commencer par les filles do Louis XIV, y mettaient quelque gloire. On vit, en 1718, une princesse de Condé, veuve du duc de Vendôme, se reclure dans un cabinet rempli de flacons de liqueurs, et mourir à quarante ans consumée par ces excès d'une crapule solitaire. Ce fut vers la même époque, en 1715, que l'introduction du thé vert dans la Grande-Bretagne sevra les dames anglaises du goût pour les boissons fermentées, que le climat de leur île pouvait excuser. L'arbuste chinois fit moins fortune en France. En vain le Régent réduisit à vingt sous par livre les droits excessifs dont Louis XIV avait chargé Cette feuille exotique. Son infusion, un peu goûtée dans les provinces du nord resta pour celles du 'midi dans la classe des préparations médicinales. La France n'a jamais participé pour phis d'un neuvième à l'importation qui s'en est faite en Europe. Cependant un ennemi plus redoutable du vin et des tavernes grandissait parmi nous. C'était l'établissement des lieux publics où l'on buvait la décoction de la fève de l'Yémen. Le premier café français fut établi à Marseille en 1671 ; l'année suivante, un Arménien établit le second à Paris, dans la foire Saint-Germain, et d'autres Levantins suivirent cet exemple. Ces premiers cafés réunirent, comme ceux de l'Orient, des joueurs d'échecs, des oisifs et des conteurs, et l'on put prévoir le changement que ces nouvelles habitudes opéreraient dans l'esprit national. Paris comptait déjà, sous la régence, trois cents de ces assemblées publiques, mitre les maisons religieuses et les pharmacies, où la liqueur du café était aussi vendue toute préparée[22]. On lit partout que le Régent fit porter à la Martinique deux cafiers venus de la Hollande au Jardin des Plantes de Paris, et' que durant la traversée le chevalier de Clieux se priva de sa ration d'eau pour les conserver. Le fait est vrai, mais de moindre importance qu'on ne croit ; car la culture du café était déjà établie dans nos possessions. Imbert, agent de la compagnie orientale, avait obtenu de l'amitié d'un chieck arabe soixante plants de l'Yémen, et les avait transportés du golfe Persique à l'Ile Bourbon, où quelques-uns réussirent, au point qu'en 1710 la compagnie distribua aux colons des gousses en pleine maturité[23]. L'arbre de Moka fut si bien naturalisé dans nos îles par ce double essai, qu'on a vu la France jeter annuellement, pour son compte, dans le commerce de l'Europe, sept cent mille quintaux de cette fève aromatique. Les tentatives du gouvernement pour en soumettre l'entrée et la vente an monopole furent moins heureuses que sur le tabac. Le caprice, qui adopta cette feuille âcre et infecte, triompha de la médecine et de la superstition[24]. Son usage fit disparaître des visages français la dernière moustache qui leur restât, celle qu'on appelait royale, et que Louis XIV et ses courtisans avaient gardée sur la lèvre supérieure. Si on en juge par le produit de sa ferme, qui fut triplé sons la régence, il paraît que le tabac, restreint d'abord aux partisans de la mode, ne devint réellement populaire qu'à cette époque. La consommation de cette denrée, et le tribut du fisc, allèrent en augmentant jusqu'au milieu du dix-huitième siècle, et depuis lors ne varièrent pas. Le bénéfice du monopole s'était élevé de cinq cent mille livres à trente millions. La consommation s'évaluait, en 1760, et s'évalue encore aujourd'hui, à raison de seize onces en France et de treize onces en Julie pour chaque tête de la population générale.

C'est un accident inouï que quatre productions exotiques, toutes d'une substance chaude et stimulante, soient entrées presque simultanément dans le régime d'un peuple. Il appartient aux physiologistes d'examiner à quel point notre constitution a pu en être modifiée. Mais ce que nos annales ne doivent pas passer sous silence, c'est que les épidémies catarrhales, qui furent très-rares pendant le règne de Louis XIV, et plus encore dans les temps antérieurs, devinrent fréquentes durant le dix-huitième siècle on eût dit qu'il s'était fait un échange entre elles et les maladies cutanées. Les étuves, la gymnastique ; les tuniques de laine de l'antiquité, la rudesse et la malpropreté du moyen âge, tenaient la peau dans une irritation continuelle que notre mollesse et notre excessive recherche ont supprimée. On a vu dès lors les principes malfaisants qui affluaient à la surface se rejeter sur la membrane muqueuse qui tapisse nôs viscères, et qu'on regarde en quelque sorte comme la peau intérieure de l'homme. Serait-il déraisonnable de croire qu'une partie de cette révolution est due à l'action stimulante que le thé, le cacao, le tabac et le café ont exercée sur cette même membrane où s'accumule maintenant l'effrayante variété des catarrhes ? Livrons cette conjecture aux hommes de l'art, et bornons-nous à consigner ici une observation faite avant nous : c'est que les apoplexies sanguines furent plus communes sous le règne de Louis XIV que dans l'âge suivant, et qu'il faut attribuer ce fléau à l'énorme poids des coiffures dont la mode chargeait la tête des deux sexes. J'ajouterai cependant qu'une plus forte assiduité au travail, et fine moindre habitude du régime végétal pouvaient préparer ces congestions de cerveau. La culture des beaux fruits et des légumes délicats était alors dans l'enfance ou réservée à grands frais pour les châteaux des princes. La régence a répandu avec les richesses le goût et l'art des aisances de la vie. Paris perfectionnait les vergers, tandis que dans les provinces le soin des fleurs amusait l'éternelle oisiveté de la bourgeoisie. Lorsqu'en 1721 Mehemet-Effendi traversa le royaume au cœur de l'hiver, il vit avec surprise celles qu'on lui présenta dans, toits les lieux de son passage, et il ne comprit pi quelle magie renversait en France l'œuvre des saisons. Le règne des affections nerveuses n'a point été précédé par la régence : Déjà, en 1717, le médecin qui rendait compte des ouvrages du docteur Chambon, assurait que les vapeurs des femmes sont une hydre pour la meilleure médecine.

La variation du costume suivit fidèlement celle de la politique. Dans l'ample vêtement des courtisans de Louis XIV, dans ce luxe efféminé de nœuds, de franges et de dentelles qui les décorait de la tête aux pieds, on reconnaît l'influence italienne et castillane. Mais sous la régence, qui s'attacha aux puissances du Nord, toutes les parties de nos habits resserrèrent leurs proportions à la manière des hyperboréens[25] ; les perruques, introduites par Louis XIII et son fils, perdirent aussi de leur prodigieux volume, et signalèrent les diverses professions par des ferme convenues, tandis que les chapeaux, auparavant si exigus, commencèrent, au contraire, à développer leurs ailes. L'usage des odeurs et de la poudre reprit son empire. Louis XIV avait banni les parfums de sa cour par une antipathie naturelle. Le duc d'Orléans les aimait avec passion ; il en était toujours infecté, et il avait appris de la chimie à en fabriquer lui-même de l'espèce la plus pénétrante. Cette sensualité orientale, ramenée par lui, resta néanmoins dans d'honnêtes limites. On eût ri du cardinal Mazarin allant dans la tranchée de Cambrai distribuer aux officiers des gants de senteur[26], et l'Espagnol Quevedo n'eût pas dit de nous, comme de ses compatriotes : Ils ont des armées mal conduites, mais bien parfumées. La poudre, qui adoucit les traits et confond les âges, avait été inventée sous Henri IV. Ses deux successeurs la dédaignèrent sans la faire entièrement disparaître. Selon les mémoires du temps, les petits-maîtres de la Fronde et des ecclésiastiques mondains en gardèrent l'usage ; madame de Fontanges s'en servit pour tempérer la couleur ardente de ses cheveux, et quelques femmes en portaient même avec ce vêtement d'amazone dont la reine Christine leur avait enseigné la coupe hermaphrodite. Ces divers caprices mirent brusquement l'intervalle d'un siècle entre la cour ancienne et la nouvelle, et la révolution s'étendit sur toute la partie de l'Europe que les Français gouvernent par la contagion des modes. Le Régent, naturellement magnifique, avait voulu de riches vêtements ; les imitateurs étrangers les voulurent massifs, et ce ne fut pas sans raison qu'un écrivain hollandais demandait alors à ses concitoyens si leurs habits sortaient de la forge ou des mains du tailleur[27]. Le roi de Prusse, Frédéric-Guillaume, imagina, pour réfréner cette manie, de faire paraître, au milieu d'une revue, les valets du bourreau avec le costume exact et splendide des nouveaux courtisans français[28]. Le comte de Rottembourg, notre ministre, fut rendu témoin de cette insolente caricature. La leçon pouvait être d'un bon roi, mais la plaisanterie était bien d'un Vandale.

La métamorphose ne fut pas moins complète chez les femmes. Leur coiffure exhaussée sur un échafaudage de fer tomba tout à coup, et fit place à des cheveux courts et bouclés. La grâce d'un ornement si naturel fut gâtée par des nuages de poudre. Milady Montagu, qui revenait de Constantinople par la France, en prit malignement occasion de comparer la tête des Français à une toison de brebis. Leur habillement était, à la mort de Louis XIV, d'une forme étrange. Chargé de contrepoids de plomb, enflé et plissé de tous côtés, il leur donnait l'apparence d'un buste contrefait. Cette extravagance fut chassée par celle des paniers qui vinrent d'Angleterre en 1718. Je crois cependant que leur première origine est allemande. On voit encore, dans le château royal de Berlin, un ancien tableau qui représente la cour de Frédéric Ier, où la reine et toutes les dames sont peintes vêtues de grands paniers et allumant avec des mèches de papier les pipes de leurs maris. Cette mode, qui ajoutait aux femmes une envergure si embarrassante, exerça un tel empire, que les âmes les plus pieuses ne .purent s'en défendre. Elles se condamnèrent, par accommodement, à marcher dans des cerceaux plus étroits qu'en appela paniers jansénistes, et ce fut probablement le seul service que la secte eût rendu au bon sens depuis la destruction de Port-Royal. Les demandes du commerce français furent si considérables, qu'il s'établit alors, à nos dépens, dans l'Ost-Frise, une compagnie nouvelle pour la pêche de la baleine. On peut remarquer, parmi les bizarreries humaines, que cette parure incommode, qui a régné soixante-dix ans, et que certains esprits ont regrettée de nos jours comme le type de la décence et de la majesté, fut attaquée à sa naissance par les moralistes, dans leurs écrits, et par les prédicateurs, dans leurs prônes, comme un auxiliaire du libertinage et un artifice inventé pour en déguiser les accidents. Je n'ai pu découvrir l'époque précise où cessa l'usage des petits masques de velours que prenaient les femmes en sortant de leurs maisons. Ce meuble, emprunté de l'Italie, pouvait également servir la pudeur, voiler l'intrigue et préserver la délicatesse du teint. On le retrouve encore sous la régence[29], quoique l'activité et l'assurance que prirent alors les femmes dussent bientôt les en dégoûter. Dans les provinces, les dames nobles ne pouvaient s'en passer quand elles allaient à cheval. Une belle Hollandaise, appelée madame Poter, qui fit une sensation assez vive à la cour de France sur la fin du règne de Louis XV, est la dernière qui ait habituellement porté le masque. Il n'a aujourd'hui d'autre asile que les promenades au traîneau des contrées septentrionales. Je ne citerai sur les vêtements de l'enfance, qu'un exemple authentique. Louis XV avait sept ans lorsqu'on lui ôta ses lisières, et onze ans et cinq mois quand on le délivra de son corps de baleine. Mais il fut exempt de la grosse perruque, comme le maréchal de Villars eut soin de le faire observer à l'ambassadeur ottoman.

Une invention qu'on pourrait presque regarder comme l'emblème de toute la régence, sortit de la nouvelle existence des femmes. Il fallut créer un mot pour exprimer ce qui n'avait point eu d'exemple ; on appela négligé l'état dans lequel une femme osa se produire au dehors avec l'espèce de désordre que comporte la liberté de la chambre. L'art et la grâce épuisèrent leurs ressources pour parer cette indécence, et il en résulta une confusion piquante de recherche et d'abandon, de luxe et de simplicité. Ce furent les dames du plus haut rang qui firent les premiers essais de cette liberté, et qui affectèrent de l'étaler dans les lieux publics, pour mieux constater leur indépendance des ménagements vulgaires[30]. Cette émancipation fut bientôt adoptée par tout le monde civilisé, et quoique frivole en apparence, elle eut des suites considérables. Tant que les modes ne s'étaient exercées que sur des matériaux précieux, elles n'avaient agité que l'opulence, et leur révolution s'était faite avec quelque lenteur. Lorsque l'abbé Dubois alla négocier à Londres la quadruple alliance, il emporta, pour distribuer aux dames de la cour du roi Georges, des robes à l'Andrianne dont les parements étaient des tissus d'or. Cette mode avait alors quatorze ans, et on la devait à l'actrice qui la première avait joué dans la comédie de ce nom. Mais quand le négligé fut une parure de convention y il fallut créer et renouveler sans cesse pour lui des draperies lés gères et des tissus de fantaisie. L'habillement des filles du peuple entra dans la rotation des modes, au grand préjudice des mœurs, et notre commerce ne put suivre ce mouvement rapide. Colbert avait guidé les premiers pas de nos fabriques par des règlements sages et minutieux, et les conseils du commerce se succédèrent sans quitter la route qu'il leur avait tracée. On ne comprit point assez qu'il fallait d'autres lois pour un ordre de choses imprévu, et que les liens qui avaient protégé nos manufactures dans leur enfance les étouffaient dans leur âge mûr. Les pays libres eurent seuls le pouvoir de satisfaire tous les caprices d'un luxe neuf et fantasque, et s'emparèrent de fabrications d'autant plus lucratives que les produits en étaient moins durables. La Suisse, la Hollande et l'Angleterre acquirent, par notre méprise, une prospérité inouïe et une industrie inépuisable dont nous fûmes les absurdes tributaires. On ne vit pas sans étonnement sortir du milieu des peuples flegmatiques et des climats nébuleux cette rapide série de superfluités dont la frivolité de nos femmes, pendant la régence, avait créé le besoin, et dont une imagination vive et un goût délicat devaient sans relâche varier les espèces. Venise, république lourde et pédante, s'avisa fort tard de secouer en partie le joug qui l'empêchait de prendre part à ce mobile trafic. Quant à la France, ou sait que la violence a pu seule la détacher de ses entraves. La vanité bourgeoise, la paresse et l'intérêt lui font regretter le tranquille monopole et les dignités de sa burlesque hiérarchie. Ce penchant ramènera un jour, si on n'y prend garde, les confréries d'arts et métiers, et tous les codes qui en sont l'attirail inévitable ; et comme en effet les jurandes couvrent de quelques avantages ostensibles des maux réels et profonds, on ne manquera pas de sophistes pour en dorer les chaînes.

 

 

 



[1] Voyez les pièces rapportées dans l'histoire de sa vie, par M. de Bausset, tome III, pages 297 et 322.

[2] Nouveaux Essais sur l'entendement humain, par l'auteur de l'Harmonie préétablie, chap. XVI, page 430 ; in-4°, 1765.

[3] A la fête de l'ordre du Saint-Esprit, les chevaliers communiaient. Cet acte solennel faisait un contraste révoltant avec la vie désordonnée de plusieurs d'entre eux. Des gens de bien en avertirent le roi, qui supprima cet usage. Le scandale avait été si grand, que madame de Sévigné, écho assez fidèle de l'opinion publique, s'exprime ainsi, dans sa lettre du 5 janvier 1689 : Vous ai-je dit que le roi a ôté la communion de la cérémonie ? Il y a longtemps que je le souhaitais. Je mets quasi la beauté de cette action avec celle d'empêcher les duels. Mais, en 1724, pour la fête qui suivit la grande promotion de M. le Duc, on publia le programme selon l'ancienne formule, où la communion était comprise. Le duc de Charost fut informé qu'à l'exception de deux chevaliers, tous les autres ne s'y conformeraient pas, et il se hâta d'en prévenir l'évêque de Fréjus, par une lettre du S juin, en lui remontrant le mauvais effet que produirait une telle désertion de la sainte table. Fleury en fut convaincu, et fit réimprimer, pendant la nuit, un autre programme d'où la communion était retranchée. Ainsi, les courtisans de Louis XIV se rendaient sacrilèges par politique, et ceux de la régence s'exposaient à scandaliser par scrupule.

[4] Les acteurs italiens, presque tous parents, vivaient fort unis et fort retirés. Chaque procès-verbal commence, sûr leurs registres, par un signe de la croix, et l'assemblée s'ouvre par cette invocation : Au nom de Dieu, de la vierge Marie, de saint François de Paule et des âmes du purgatoire. Une messe est portée en dépense pour le succès des pièces nouvelles. Le Régent les appela au milieu des rigueurs de la chambre de justice, de même que Henri III les avait fait venir en France, pour la première fois, dans le dessein d'amuser les états de Blois, fameux par le massacre des Guises.

[5] Il se trompa de fort peu sur la mort de Louis XIV. Il avait prédit que ce prince mourrait le 25 août ou le 3 septembre 1715, et que ni son fils, ni ses trois petits-fils ne lui survivraient. Boulainvilliers mourut lui-même le 23 janvier 1722.

[6] L'art de tirer les armes, par J. de Bruye, 1721.

[7] 6 août 1722. Mémoires du duc de Luynes ; manuscrits de l'Arsenal.

[8] La passion du Régent et du duc de Bourbon pour les chevaux anglais en remplit nos haras. On reprocha à ces deux princes d'avoir, par cette prédilection, altéré l'excellente race normande, et d'y avoir sacrifié à l'éclat d'un moment, des qualités plus solides. Des professeurs d'hippiatrique ont pensé qu'au lieu d'emprunter aux Anglais la race de leurs' chevaux, il eût mieux valu imiter ces insulaires et perfectionner comme eux la race indigène par des étalons venus du midi, et se rapprochant du type originel, qui est incontestablement le cheval arabe.

[9] Ce voyage de mademoiselle de Valois finit singulièrement. Arrivée à Gênes, elle ne répondit que par des moqueries et des sarcasmes à l'accueil que lui fit le sénat. Mais quand il fallut partir pour Modène, le comte Salvatico, qui devait l'emmener, refusa de la recevoir, parce qu'on avait oublié la dot, et la fiancée resta à la merci des magistrats qu'elle avait bafoués. Le prince héréditaire, instruit de cet incident, et aussi galant que son procureur était exact, se hâta de venir lui-même chercher sa femme. L'abbé Dubois se justifia fort mal de son oubli en alléguant la multitude de ses affaires. (Correspondance de Chavigny.)

[10] SAT. Ire, v. 91.

Prœlia quanta illic dispensatore videbis

Armigero !

Voyez, dans l'histoire du visa, tom. II, page 81, quelle fut, sous le ministère de M. le Duc, la fureur des jeux de hasard autorisés dans les hôtels de Gèvres et de Soissons.

[11] Cette crise ne dura pas, et la loyauté des vrais négociants en fut plus étonnée que séduite. Cependant les affaires restèrent quelque temps la proie des hommes que l'abbé Dubois dépeint ainsi au maréchal de Berwick : Si la jalousie me gagne, je vous enverrai par le coche un couple d'agioteurs dont un seul serait capable de pervertir toute la vertu gasconne. (Lettre du 13 juillet 1720.)

[12] Un par jour et deux le vendredi, alternativement dans la salle de l'Opéra et dans celle de l'Académie française.

[13] En 1704 on imagina de faire fabriquer des masques de cire qui ressemblaient parfaitement à plusieurs personnes de la cour. Sur ce premier masque on en attachait un second de pure fantaisie et ensuite dans le cours de la file on feignait de soulever ce dernier, et on montrait furtivement un visage d'emprunt qui trompait les curieux. On abusa, dans les bals de la cour, de ce stratagème pour commettre d'odieuses noirceurs.

[14] C'est la thèse du docteur Geoffroy, soutenue, le 3 décembre 1704, aux écoles de médecine de Paris, sur la question de savoir si l'homme commence par être un ver. Les précieuses de l'hôtel de Rambouillet avaient fait bien du chemin. En 1722, le docteur Jacques composa bien à Paris une thèse sur Les maladies occasionnées par la continence ; mais la Faculté en défendit la publicité.

[15] Le père du maréchal de Turenne avait été ainsi, par le choix de sa propre famille, confié à la direction d'une belle et sage demoiselle de la noble maison de Rieux.

[16] Cet usage est constaté par les noms d'alcoviste et de coureur de ruelles, qui désignaient autrefois les hommes dont la société des femmes faisait la principale occupation.

[17] La Bibliothèque des gens de cour, dont les volumes parurent successivement pendant la régence, a tenu note de cette nouveauté. Autrefois, dit l'auteur, une dame aurait rougi de faire porter sa robe à un grand laquais ; présentement la mode autorise cet usage, et les petits laquais ne sont bons qu'à porter à l'église le livre de leur maîtresse. Outre les grands laquais porte-queue, les dames ont de grandi valets de chambre pour les habiller et déshabiller. Les femmes de chambre n'ont soin que de la coiffure, de la pommade et de la boite à mouches ; car de donner la chemise est un attribut qui appartient au valet de chambre. Le même auteur ajoute que la mode devenait générale parmi la noblesse et la bourgeoisie de ne plus employer de sages-femmes dans la pratique des accouchements.

[18] Mademoiselle de Valois avait dépensé, dans son voyage, en aumônes et en étrennes, vingt mille sept cent quatre-vingt-six livres. Quand il fut question du départ de mademoiselle de Montpensier pour l'Espagne, les maîtres des cérémonies firent des recherches sur cette matière. J'ai remarqué, parmi les circonstances consignées dans leur rapport, qu'en 1697, lorsque Louis XIV alla au-devant, de la duchesse de Bourgogne, il donna trente pistoles dans la maison d'un habitant de Montargis où les deux cours de France et de Savoie avaient passé deux jours et une nuit, salas que cette libéralité parût indigne d'un si grand monarque. Les maîtres des cérémonies n'en demandèrent pas moins dix mille livres pour mademoiselle de Montpensier ; mais l'économe Dubois se moqua de leurs arguments, et ne voulut accorder que trois mille neuf cent vingt livres.

[19] Ceci ne s'applique point aux jeux historiques dont l'expérience à prouvé l'utilité pour la première instruction de l'enfance, et que des écrivains estimables n'ont pas dédaigné de perfectionner.

[20] Mademoiselle de Broglie, mariée depuis au marquis de Bonnac, notre ambassadeur à la Porte Ottomane, avait joué dans ces pièces. C'est ce qu'elle rappelait au Régent dans ce passage ingénieux d'une de ses lettres : C'est presque sur les ruines de Troie que votre Andromaque de Chelles prend la liberté de vous faire souvenir d'elle. le n'ai point trouvé de Pyrrhus, et personne ne me dispute les Astyanax que j'élève pour Votre Altesse Royale.

[21] Le programme de la fête que Paris donna, le 5 août 1721, pour la convalescence du roi, ayant été présenté à l'approbation du duc de Gèvres, gouverneur de la ville, il écrivit de sa main en marge de l'article du souper de l'Hôtel-de-Ville : Il faut boire beaucoup. Signé le duc de Gèvres. Archives de la ville.

[22] On servait aussi dans les cafés, au prix de huit sous la tasse, la décoction du cacao empruntée des Espagnols. Le père Labat, qui publiait ses voyages sous la régence, fut l'apôtre du chocolat. Il prétendit en faire un aliment populaire à un sou la tasse, et il soutint que le cacao de la Martinique suffirait à ce dessein. L'évènement n'a pas justifié ses efforts, et le chocolat est resté, en-deçà des Pyrénées, une consommation de luxe. Le café fut d'abord vendu à Paris deux sous six deniers la tasse.

[23] Mémoire manuscrit de M. Hardancourt, directeur de la compagnie des Indes.

[24] Le docteur Hecquet décida, dans son Traité des dispenses du carême, que le tabac rompait le jeûne, tandis qu'on prétend que les casuistes espagnols prononcent le contraire pour l'usage du chocolat.

[25] Un arrêt de la cour des aides du 16 décembre 1715 dit, dans son préambule, que les juges des élections, des traités et des greniers à sel, allaient à l'audience avec un habit gris, un manteau rouge, une épée et une canne à la main. On peut regarder ce costume comme celui qui était alors commun à toute la bonne bourgeoisie des provinces.

[26] Mémoires de Joly.

[27] La Bagatelle, journal dans le genre du Spectateur, tome Ier, feuille du 15 août 1718.

[28] Mai 1719.

[29] Les femmes les plus nobles trainent par derrière de longues queues avec lesquelles elles balaient les églises et les jardins. Elles ont toutes le privilège d'aller masquées en tout temps, de se cacher et de se faire voir quand il leur plaît, et avec un masque de velours noir, elles entrent quelquefois dans les églises, comme au bal et à la comédie. Bibliothèque de gens de cour. A Londres, des femmes masquées allaient aussi à la comédie, mais c'étaient les courtisanes.

[30] La tête nue, le corset échancré, l'extrémité du pied jouant dans une mule, et pour robe cette étoffe impalpable de l'Inde qui sert de papier aux manuscrits orientaux ; telles furent les conditions d'un négligé de la régence. Un auteur contemporain évaluait à douze onces le poids de tout l'habillement d'une femme. Ceci nous rappelle le caprice, qui naguère transporta sur les Françaises les naïves draperies de la statuaire grecque. Si, par son élégance hardie, la parure de z800 avait l'air de provoquer les désirs, on peut dire que par son désordre le négligé de 1720 semblait trop les avoir satisfaits.