HISTOIRE DE LA RÉGENCE

 

 

CHAPITRE V.

 

 

Philippe V. — Alberoni. — Quadruple alliance.

 

APRÈS le traité de La Haye, le premier désir du duc d'Orléans et du roi d'Angleterre fut de pacifier le reste de l'Europe, où la position chancelante de ces deux princes leur faisait appréhender toute commotion générale. Louis XIV était mort sans avoir pu, ni à Utrecht ni à Rastadt, complètement abriter le trône de Philippe V ; et la trêve équivoque qui suspendait les coups, et non pas les haines, entre l'Autriche et l'Espagne, semblait surtout une cause prochaine d'embrasement. Il s'agissait donc d'y substituer une paix raisonnable et solide, et ce fut l'objet de la quadruple alliance, dont Dubois avait déjà jeté les bases dans les conférences d'Hanovre. L'empereur, qui songeait à vendre le plus cher qu'il pourrait sa reconnaissance de Philippe V pour roi, d'Espagne, commença par demander la moitié des Indes et la liberté de la Catalogne et de l'Aragon. Mais on démêla bientôt que, sous le masque de prétentions si arrogantes, il voulait la Sicile, nécessaire à la sûreté de son royaume de Naples, et possédée par le duc de Savoie ; mais qu'il la voulait fortement et de manière à tout oser pour l'obtenir. Les médiateurs ne crurent pas impossible de satisfaire un caprice aussi décidé ; mais l'Espagne, qui devait naturellement en fournir l'indemnité, leur préparait de plus rudes épreuves. La résistance de ce cabinet, et les moyens employés pour la vaincre, forment le nœud des événements les plus remarquables de cette époque.

Le duc d'Anjou, que sa naissance n'appelait point à régner, avait été, selon les maximes du pouvoir absolu, élevé dans la crainte et la nullité. Le hasard, qui le fit roi, le trouva tel que l'avait laissé cette éducation servile, esprit en tout subalterne, paresseux, indécis, taciturne, insensible aux services, perdu d'ennuis, de vapeurs et de bigoterie. Son courage à la guerre et ses goûts en galanterie ne passèrent pas les bornes de l'instinct. Complètement subjugué par ses deux femmes, il avait cédé par force à la supériorité de la première qui le sauva en le méprisant[1], et il restait attaché au joug de la seconde par le moins noble des liens. Sa cour, confinée neuf mois de l'année dans le fond des forêts, ressemblait plus à celle d'un cacique que d'un roi d'Europe. Je ne sais quoi de naïf et de sauvage en teignait toutes les habitudes. On y retrouvait la timidité farouche, les passions brusques, les préventions ineffaçables et les grossiers artifices dont se compose la politique des peuplades sans culture. Le roi, qui deux fois avait cru voir un rival dans le duc d'Orléans, était frappé contre ce prince d'idées sinistres, ne recevait rien de France sans l'avoir soumis à des purifications réitérées, et portait jusqu'au dernier lambeau les vêtements éprouvés. Cette vie de troubles, jointe au séjour d'une terre étrangère, avait flétri sa jeunesse d'une précoce décadence[2]. La reine, odieuse aux Espagnols, et craignant le sort obscur réservé parmi eux aux veuves des rois, jetait sur la France d'avides regards, ou espérait dans d'autres conquêtes des trônes pour ses enfants et un asile pour leur mère. Alberoni, ministre tout-puissant, tiré autrefois de la boue par un caprice du duc de Vendôme, favorisait des desseins utiles à sa fortune, et s'enorgueillissait de servir à la fois contre le duc d'Orléans les ressentiments passés de son premier bienfaiteur et les passions de ses maîtres nouveaux. Enfin, au milieu d'eux, la nourrice de la reine figurait ce personnage, tel à peu près qu'il nous a été transmis par les peintres des mœurs antiques ; confidente nécessaire, paysanne sans éducation, mais non pas sans ruse, elle mêlait brutalement dans toutes les affaires son crédit, son avarice et son bon sens.

Dès les premiers moments de son élévation, le Régent avait songé à désarmer cette ligue ennemie. Il crut d'abord plaire aux Espagnols en favorisant ce qui était alors la plus inique de leurs prétentions, et ce qui en est aujourd'hui la plus folle ; il porta une ordonnance qui défendait à unit Français, sous peine de mort, de paraitre dans la mer du Sud[3]. Après cette indigne complaisance, il tenta de rendre à Philippe V un ancien ami, en lui renvoyant le marquis de Louville. Un traité de commerce fut le prétexte de sa mission ; la défaite de la cabale italienne en était le but, et il emportait des instructions dont la probité n'avait pas tracé toutes les pages. Mais Louville a laissé dans sa correspondance la preuve qu'il n'était pas même au niveau de cette petite guerre d'intrigues. Arrivé à Madrid le 24 juillet 1716, jour où l'on célébrait la fête de Saint-Jacques, il ne manqua pas d'observer[4] que cette circonstance a paru d'un bon augure aux Espagnols, et que parmi eux on ne doute pas que lui, marquis de Louville, ne soit un nouveau saint Jacques qui chassera les Italiens d'Espagne, comme l'ancien en a chassé les Maures. Le secret de l'ambassade ainsi divulgué annonçait déjà toute l'étourderie des artisans de cette manœuvre. Le présomptueux Louville, qui avait imaginé qu'un roi petit aimer deux fois le même favori, échoua complètement, ne vit pas même Philippe, et tut aussitôt rappelé, sur la demande expresse de Cellamare. Il revint honteusement, après avoir jugé à ses propres périls jusqu'où allait la puissance d'Alberoni ; car ayant été atteint à Madrid d'une colique néphrétique, il vit fuir les médecins tout effrayés de guérir un malade suspect au premier ministre. Le Régent voulut alors éclairer le roi d'Espagne par une lettre écrite de sa main ; mais il fut trahi par les jésuites à qui son imprudence avait confié ce message. Il n'eut pas moins la délicatesse de communiquer au cabinet de Madrid les premières ouvertures qui conduisirent à la conclusion de la triple alliance ; mais on lui répondit avec une froide ironie qu'on ne savait pas en Espagne que la paix d'Utrecht eût besoin de nouvelles garanties. Un jour, l'ambassadeur hollandais suivait le roi dans les jardins du Retiro, et lui expliquait les intentions pacifiques des puissances maritimes ; Philippe, qui l'avait écouté en silence, se retourne tout à coup, et d'une voix forte et grave lui dit : Tandem patientia lœsa fit furor[5] ; puis il continue sa promenade, laissant le ministre pétrifié d'une si étrange apostrophe.

Ces saillies d'un esprit malade n'étaient, au reste, que les inspirations d'Alberoni ; car ce ministre traitait l'Espagne et son roi comme le cardinal de Richelieu avait traité Louis XIII et la France : mais il s'en fallait bien qu'il portât dans la politique extérieure les vues fortes et constantes de son modèle. Il se flattait de disposer des Pays-Bas et de conquérir l'Italie par des moyens chimériques ; il armait contre l'empereur les Turcs, les Italiens, et les mécontents de Hongrie ; occupait la France par une guerre civile ; achetait la Hollande par des concessions mercantiles, et jetait en Angleterre le Prétendant soutenu par les armes réconciliées de la Suède et de la Russie. Des négociations incohérentes, entamées à la fois par ses agents avec tous les cabinets, étaient destinées à masquer ce plan diffus et gigantesque. Alberoni croyait aussi facile de créer le chaos en Europe que l'ordre en Espagne.

Il pourra être agréable de connaître la personne de ce prêtre italien, sur laquelle les historiens des deux nations ont peu satisfait la curiosité publique. Une stature courte et ronde, une tête énorme et un visage d'une largeur démesurée, donnaient à son premier aspect quelque chose de grotesque. Mais dès que cette masse grossière venait à s'animer, on n'était plus frappé que de la noblesse de ses regards, de l'éclat de son élocution et du son enchanteur de sa voix. Le même contraste se retrouvait entre ses inclinations naturelles et le rôle étrange auquel l'ambition l'avait conduit. Né pour les voluptés et l'indolence[6], doué d'une âme franche, indulgente et gaie, le curé parmesan n'eût connu que des amis dans son modeste presbytère ; mais sous les lambris espagnols, le cardinal solitaire, farouche et défiant, travaillant dix-huit heures par jour, en dormait trois, et ne faisait qu'un seul repas d'une frugalité de cénobite. J'ai vu une foule innombrable de ses lettres, toutes écrites de sa main avec rapidité ; il aime à citer Tibère et Tacite ; la langue italienne prend sous sa plume une rare fermeté ; elle y abonde en images vives et singulières, et s'y souille quelquefois d'un certain cynisme d'expressions trop goûté au-delà des Alpes. Les grands ont méprisé Alberoni à cause de sa naissance, et lui les a foulés aux pieds à cause de leur bassesse. Cependant je ne sais quoi de trivial et de médiocre, soit dans le bien, soit dans le mal, retint invinciblement ce favori au-dessous de la sphère des grands politiques. Il se venge, mais sans détruire ; il ne sait tromper que par des mensonges ; son goût pour les choses neuves et hardies ne va pas jusqu'à l'amour de la gloire ; il a l'insolence de sa fortune sans en avoir le génie, et les revers doivent le perdre sans que les succès puissent l'honorer. Sa légèreté s'est trahie clans ce passage d'une de ses lettres au prince Cellamare[7] : Les précautions que les hommes prennent pour l'avenir sont quelquefois si incertaines et si périlleuses, qu'il semble qu'il ne soit pas mal de s'abandonner à la Providence. Mais ce qui fera toujours de ce personnage un phénomène unique dans l'histoire, c'est qu'il a été le premier cardinal ministre, et qu'il sera probablement le dernier qui n'ait pas préféré les intérêts de Rome à ceux de son pays.

Mais en même temps que la guerre se forgeait à Madrid, Londres était un atelier de paix, où Dubois et Stanhope soudaient les nœuds de la quadruple alliance, et, par prudence ou par pitié, affermissaient malgré lui-même Philippe V sur son trône. Dubois avait débarqué en Angleterre, en digne ministre de la régence, avec la vaisselle d'or de Louis XIV pour représenter ; un poète comique[8] pour tenir la plume ; de riches étoffes de Lyon pour persuader les femmes en crédit ; et un vaste répertoire de contes licencieux pour amuser le roi. Mais sans juger les moyens, la Providence se déclara pour le parti le plus favorable à l'humanité, et chaque événement emporta quelques-uns des rêves furieux d'Alberoni.

Trois ministres suédois, Goertz à La Haye, Gyllemborg à Londres, et Sparre à Paris, privés de traitement par la détresse de leur patrie, avaient imaginé de tirer quelque argent des jacobites, en leur promettant, de la part de leur maître, des secours impossibles, et de la part du czar une alliance imaginaire. Les hommes de parti ne sont pas difficiles sur les vraisemblances, et la crédulité des jacobites anima ce fantôme de conspiration ; au point que le roi d'Angleterre crut devoir faire arrêter Gyllemborg à Londres et Goertz en Hollande. Charles XII offensé exerça la même rigueur contre le ministre anglais, et Georges Pr répondit en publiant la correspondance des trois escrocs. Mais tout se calma par la médiation du Régent. Les deux monarques de Suède et de Russie désavouèrent une jonglerie dont personne de sensé ne les crut complices. Les ambassadeurs furent relâchés, et Goertz, le plus effronté des hommes, sortit de sa prison d'Arnheim avec deux carrosses à six chevaux en jetant de l'argent à la populace qui criait : Vive le roi de Suède ! Alberoni, qui épiait dans toute l'Europe les germes de discorde, n'hésita pas à retirer ceux-ci de la fange où ils venaient d'être plongés. Rêves des jacobites, mensonges de Gyllemborg, ligue du nord, invasion en Allemagne des deux princes réconciliés, il Crut tout réchauffer par son génie et donner une vie réelle à ces chimères. Mais il ne recueillit que la honte attachée à l'alliance des fripons, et se vit même injustement accusé d'intelligence avec ces infâmes pirates dont le malheur des guerres précédentes avait infesté les mers. Ses libéralités, s'il en hasarda quelques-unes, furent perdues, et il se dégoûta bientôt d'aller chercher si loin des mains toujours ouvertes pour recevoir et toujours impuissantes pour agir[9]. Alberoni avait cessé de mettre au nombre de ses ressources la démence du roi de Suède, lorsque ce prince fut tué le 12 décembre 1718 dans la tranchée de Frederichshall, en Norvège. La vie de ce prétendu héros était devenue un fléau si insupportable, qu'on a douté, dans la suite, si le coup qui la termina fut l'ouvrage de ses amis ou de ses ennemis[10]. Goertz, son ministre favori, perdit la tête sur un échafaud ; c'est parmi nous la manière la plus respectueuse qu'on ait trouvée de faire le procès à la mémoire des princes.

La guerre des Turcs trompa aussi les vœux sanguinaires d'Alberoni. Le sultan avait envahi la Morée sur les Vénitiens pour distraire l'inquiétude des janissaires. L'empereur, intervenu dans cette guerre pour sa propre sûreté, avait dit au prince Eugène, en lui remettant un crucifix : Voilà le généralissime auquel vous obéirez. Ce grand, capitaine, envoyé comme un missionnaire, combattit comme Alexandre, et signala ses deux campagnes à Petervaradin et à Belgrade par deux immenses victoires, telles que la discipline les remporte sur des multitudes de barbares. Par un reste de cet esprit chevaleresque qui regarde toute guerre contre les Turcs comme une croisade européenne, des volontaires de tous les pays s'étaient rangés sous les drapeaux d'Eugène. On y vit des princes, des gentilshommes français, et jusqu'à un abbé de La Rochefoucauld, à qui une bulle du pape avait permis de ceindre l'épée et de verser le sang des circoncis. Un plus grand nombre y fût accouru si la richesse ne leur eût pas manqué plus que le courage. Quoique nous fussions en paix avec la Turquie, et peut-être intéressés à ses succès, on ne laissa pas de favoriser en France l'émigration de ces guerriers. Le Régent n'aimait pas l'empereur, et prévoyait que tôt ou tard quelque querelle diviserait les deux états. Il lui semblait utile que nos jeunes officiers, en combattant dans les lignes de l'armée autrichienne, en étudiassent les qualités et les défauts, et pussent un jour, comme ennemis, lui faire payer les connaissances qu'ils y auraient puisées comme auxiliaires. La haine fait souvent ainsi le fond des amitiés politiques, et le duc d'Antin n'éprouve aucun scrupule à nous découvrir, dans cette circonstance, le secret de son beau-frère. Mais les couleurs de la gloire déguisaient alors ces calculs intéressés.

Alberoni, insensible à cet élan général, soutenait de tout son pouvoir la valeur brutale des musulmans. Il employa, dans ce dessein, l'un de ces rebelles hongrois que la politique de Louis XIV n'avait cessé de salarier. C'était le prince Ragotzki, qu'un aveugle hasard avait érigé en chef de parti, en dépit de la nature qui en avait fait un honnête homme sans talents. On accusa Cellamare d'avoir profané l'église des Camaldules par des entrevues avec ce complice des infidèles, et dans une lettre publique, adressée au cardinal Aquaviva, il s'en défendit assez mal, moins par des preuves que par des récriminations[11]. Mais la terreur du divan et l'empressement de l'empereur à châtier l'Espagne, précipitèrent la pacification qu'Alberoni s'efforçait de prévenir. Les conquêtes furent pour les vaincus ; la Morée resta au Grand-Seigneur, et Venise, partie principale dans la querelle, fut sacrifiée avec un mépris sans exemple[12]. Les Turcs par cette guerre, et les Vénitiens par cette paix, perdirent sans retour leur considération politique.

D'un autre côté, les progrès de la discorde en France ne répondaient point à l'impatience d'Alberoni, et la Hollande encore plus circonspecte n'osait s'éloigner des traces de l'Angleterre. Le ministre espagnol, resté sans plan et sans alliés, et réduit, par la honte d'avouer sa situation, à n'avoir ni conseil, ni confident, s'abandonna avec une sorte de vertige aux chances de la fortune et à la fougue de son caractère opiniâtre. Il est vrai que sa vigueur semblait ranimer les débris de l'Espagne ; la renommée exagérait ses efforts ruineux ; lui-même, partageant une ivresse trop commune aux parvenus, s'imagina que quelques troupes étaient une armée, que des vaisseaux radoubés étaient une flotte, et qu'un royaume épuisé pouvait devenir conquérant. Un prétexte lui manquait pour rompre la trêve avec quelque décence ; le gouvernement autrichien ne tarda pas à le lui fournir.

Don Joseph Molinès, nommé grand-inquisiteur d'Espagne, revenait de Rome avec un passeport du pape, pour prendre possession de son atroce dignité. Il fut arrêté à Milan et jeté dans une prison où il mourut[13]. Ce traitement envers un prêtre octogénaire était une cruauté sans motif. On frémit en Espagne de l'emprisonnement du grand-inquisiteur comme d'un sacrilège. Alberoni profita de cette disposition des esprits avec d'autant plus de joie, que l'arrivée de Molinès lui plaisait moins, et qu'il ne désignait jamais ce vengeur de la foi que par le sobriquet italien de la solennissirna bestia. Il déplora dans un manifeste cet attentat commis si à propos pour lui, et donna le signal du départ à l'armement de Barcelone, dont les préparatifs avaient agité toute l'Europe. Neuf mille hommes débarquèrent en Sardaigne le 22 août 1717, six jours après la victoire de Belgrade, et achevèrent la conquête de cette Île sur l'empereur avec une étonnante rapidité.

A cette nouvelle, le courroux du pape fut extrême. Alberoni lui avait si bien persuadé que la flotte de Barcelone était destinée à fondre sur les Turcs, que le pontife venait de lui accorder le chapeau de cardinal, et une bulle pour lever des subsides sur le clergé de l'Espagne et des Indes. Clément XI, accablé de reproches par l'empereur, se reprochait lui-même avec horreur d'avoir vêtu de la pourpre sainte un renégat. Alberoni se moqua des scènes frénétiques que le pape donna dans cette circonstance, et poursuivit le cours de ses turbulentes exécutions. Le duc de Savoie, qui suivant sa coutume négociait avec tous les partis, tomba pour seconde victime. L'élite des troupes espagnoles, composée de trente mille hommes, et transportée par une flotte de quatre cents voiles, descendit en Sicile le 1er juillet 1718. Là, comme en Sardaigne, les habitants secondèrent chaudement l'invasion. Il est digne de remarque que, dans tous les pays catholiques soustraits à la domination espagnole, les peuples ont toujours regretté cette puissance paresseuse qui les gouvernait mal, mais qui les gouvernait peu.

Cependant les politiques étaient moins frappés des malheurs qui devaient suivre de tels évènements, que de la circonstance piquante qui mettait aux prises les trois fourbes les plus célèbres de leur siècle, et les plus variés dans leurs manœuvres. Amédée trompait par des serments d'amitié, Alberoni par des transports affectés de colère, Clément XI par des larmes dont le torrent coulait à ses ordres. Mais l'air faux du premier démentait ses paroles ; Ses longues perfidies décréditaient ses parjures ; on ne pouvait plus croire le duc de Savoie que lorsqu'il répétait sa maxime favorite, dont l'expression et la pensée s'accordaient en bassesse : Un habile homme, disait-il, doit toujours avoir son pied dans deux souliers[14]. Le rôle du second était mieux conçu ; mais Alberoni y portait un défaut capital, qui finit par le perdre ; il se laissait éblouir par ses propres mensonges, et plus affronteur que défiant, se reposait eu présomptueux sur la crédulité qu'il supposait aux autres. Quant à la puérile pantomime du vieux Albani, elle inspirait le dégoût, aussitôt que le mécanisme en était connu. Notre cardinal Janson, qui avait le plus contribué à le décorer de la tiare, ne put s'accoutumer à tant de duplicité, et fut à la fin contraint de l'abandonner[15]. Le salaire de ces ambitieux se préparait en silence.

Les entreprises d'Alberoni hâtèrent les négociations de Londres. La France et l'Angleterre ne demandaient rien pour elles-mêmes ; mais le roi Georges favorisait l'empereur, et le Régent défendait les intérêts de l'Espagne avec générosité[16]. A Vienne, le prince Eugène, poursuivant encore sur les Français la vengeance des mépris de Louis XIV, contrariait notre médiation par des hauteurs et une malveillance peu convenables à un homme de si grande renommée. A Paris, une faction, jalouse de l'abbé Dubois, tâchait d'entrainer le Régent dans un rapprochement avec l'Espagne, sous les auspices du duc de Parme. Défiez-vous de ces perfides manœuvres, écrivait Dubois au Régent ; le lion qui a une épine au pied se la laisse tirer avec douceur ; mais ce n'est que dans la fable qu'il se souvient du bienfait. Le caractère faible et mobile de ce prince cédait tour à tour aux inspirations contraires. Pendant dix-huit mois que durèrent les négociations, Dubois vint plusieurs fois de Londres apporter à son maître la volonté qui lui manquait. Enfin, au moment de conclure, Stanhope jugea que sa présence était nécessaire pour frapper le coup décisif. Il eut à Paris plusieurs conférences avec le Régent, le maréchal d'Uxelles et le comte de Stair. Quatre articles, formant les préliminaires de l'alliance, furent arrêtés dans une convention particulière. Suivant ces bases du traité, l'empereur renonçait à ses prétentions sur l'Espagne et les Indes, et remettait la Sardaigne au duc de Savoie, en échange de la Sicile qui était réunie au royaume de Naples. Les états de Parme et de Toscane, érigés en fiefs impériaux, passaient, après la mort de leurs possesseurs, aux enfants de la reine d'Espagne, et la garde en était confiée jusqu'alors à des garnisons suisses. On laissait à la Hollande et à la Savoie la liberté d'accéder à ce traité, et si l'Espagne refusait de le faire volontairement dans un délai déterminé, les armes des alliés devaient l'y contraindre. Il était difficile de tirer du chaos où nageait l'Europe un arrangement, sinon plus juste, au moins plus pacifique et plus modéré[17].

Le Régent subit alors la peine due à ses irrésolutions. La défiance des négociateurs anglais éleva des doutes sur la validité du lien qui allait les attacher à un prince si dépourvu de fermeté. Ils feignirent de s'apercevoir que le duc d'Orléans n'était qu'un administrateur précaire, et qu'au fond les cœurs français penchaient plutôt vers le petit-fils de Louis XIV délirant sur le trône d'Espagne que vers les avides calculateurs de la Tamise. En vain le Régent, avec sa légèreté ordinaire, avait dit à Stair : Au bout du compte, qu'est-ce que la nation ?Je conviens que ce n'est pas grand'chose, avait répondu l'Ecossais, tant qu'il n'y pas un étendard levé[18]. Le roi d'Angleterre exigea que la convention fût signée par le maréchal d'Uxelles, président des affaires étrangères, et approuvée par le conseil de régence. Mais tout devient obstacle dans une marche débile. Aussitôt que le maréchal d'Uxelles sut qu'il était nécessaire, sa vanité le jeta dans une opposition inconsidérée. Le violent dépit qu'il nourrissait contre l'abbé Dubois s'exhala tout à coup. Il déclara hautement qu'il ne signerait jamais l'ouvrage de ce plénipotentiaire : non qu'il le désapprouvât, car il ne cessait de répéter qu'il était prêt à signer sur-le-champ la déclaration de guerre à l'Espagne ; non qu'on lui en eût fait un mystère, car il avait dirigé les instructions et les conférences, et il avait seul, depuis quelques mois, interrompu par humeur la correspondance avec Dubois. Il consigna son refus dans une lettre au Régent tellement ridicule, que le duc d'Antin, son meilleur ami, la retira par pitié des mains du prince, et ne put s'empêcher de l'appeler une jalousie de femme. Le Régent déconcerté flatta et menaça tour à tour le maréchal ; Cheverny, gouverneur du duc de Chartres, reçut des pouvoirs pour le remplacer. Enfin d'Antin et Beringhen s'entremirent, et d'Uxelles, qui avait éclaté sans raison, céda sans noblesse. Cette tracasserie fut désagréable au Régent, honteuse pour le maréchal, et défigurée dans le public par de méchantes interprétations.

Les préjugés du conseil de régence furent moins embarrassants que ne l'avait été l'importance d'un courtisan orgueilleux. Quelques caresses du Régent désarmèrent les plus difficiles. D'Uxelles, le garde-des-sceaux d'Argenson, et surtout le marquis de Torcy, parlèrent dans la séance en faveur des quatre articles ; le prince de Conti et le maréchal d'Estrées opinèrent comme eux ; le comte de Toulouse. La Vrillière, Tallard, d'Antin, Noailles, Villars, Saint-Simon et l'évêque de Troyes, s'en rapportèrent à la sagesse du Régent ; Le Pelletier et Villeroy demandèrent un ajournement de l'alliance ; le duc de Bourbon refusa de s'expliquer sur une communication aussi précipitée ; le duc du Maine soutint que le traité serait aussi funeste à l'état qu'au Régent ; le marquis d'Effiat, le seul de ses fidèles roués que le duc d'Orléans eût placé dans le conseil de régence, ne vint pas à cette séance importante, sous prétexte qu'il avait la goutte, mais il courut le cerf le lendemain[19]. Ce jour là i8 juillet, d'Uxelles, Stanhope, Cheverny et Stair scellèrent de leur nom la convention préparatoire, et Dubois signa, le 2 août suivant, à Londres, le traité définitif. Ainsi fut consommée avec mollesse, avec indifférence, la subversion du système fédératif de la France. Il est remarquable qu'entre tous nos gouvernements modernes, essentiellement nobles et militaires, mais très-abâtardis par le despotisme, deux hommes seuls avaient alors un caractère ferme, et c'étaient deux prêtres ; deux hommes seuls ballottaient les destinées de l'Europe, et c'étaient deux plébéiens de la plus basse origine. Alberoni, fils d'un jardinier, rendit la quadruple alliance nécessaire par ses audacieuses entreprises ; et Dubois, fils d'un pharmacien de village, la conçut, et l'emporta par sa constance et sa vivacité. Je doute même que la France doive lui en faire un reproche. Dans l'épuisement où elle était tombée, comment eût-elle soutenu la guerre contre l'empereur et les puissances maritimes ? Cependant, après l'invasion de la Sardaigne et de la Sicile, il fallait ou se perdre avec l'Espagne ou lui résister pour la sauver. François Ier eût probablement embrassé le premier parti ; mais le second convenait seul à une régence.

Après avoir montré dans leurs premiers germes les rudiments de ce traité qui fut ensuite appelé la quadruple alliance, il est temps de voir quel accueil l'attendait à Vienne, à La Haye, à Turin, à Madrid ; et comment les parties intéressées reçurent l'arbitrage que la France et l'Angleterre s'étaient permis d'exercer sans malveillance et sans mission. En vain quelques ministres enflammaient l'ambition de Charles VI ; en vain s'avançait en Italie son armée victorieuse, .chargé e des dépouilles du croissant ; l'empereur était si transporté de l'acquisition de la Sicile, qu'il en accepta les conditions sans balancer. Ce prince, qui n'avait jamais proféré dans son conseil que quelques mots à voix basse et à la fin des séances, y parla pour la première fois, et discuta lui-même les motifs de l'alliance. Cette franchise extraordinaire se soutint mal, et Dubois en fit la périlleuse épreuve. Cet abbé, avec sa pétulance ordinaire, avait signé le traité définitif avant que l'empereur eût fourni sa renonciation au trône d'Espagne. Quelle fut sa douleur lorsque cet acte parut dans des termes différeras de ceux que les négociateurs avaient arrêtés ! Non-seulement des germanismes corrompaient la belle latinité dont le précepteur du duc d'Orléans s'était piqué de donner un modèle dans cette pièce diplomatique ; mais les principales dispositions en étaient altérées. On y refusait au roi d'Espagne le titre même des possessions qu'on lui cédait ; il en résultait surtout que la branche d'Orléans se trouvait exclue à jamais de ce trône si contesté. Dubois se vit perdu et perdu par une faute grossière. Tons les cabinets de l'Europe retentirent des cris de son désespoir ; il menaça de se donner la mort, et d'emporter dans son tombeau les débris de la paix naissante. Charles VI, effrayé de ce mouvement tragique, revint sur ses pas. Dubois et Stanhope crurent prudent de signer une convention secrète, dans la vue d'empêcher que par la suite l'empereur ne franchît les bornes du traité[20]. Tant de défiance était bien justifiée par la mauvaise foi récente et par la vieille réputation du sphinx autrichien.

Dans tous ses engagements politiques, l'Angleterre avait alors pris la coutume de traîner, pour ainsi dire, la Hollande à sa remorque, et la Hollande, pareille à ces navires aux larges flancs qui sillonnent ses bas-fonds, tâchait d'y résister par la pesanteur de sa marche. Elle usa amplement, dans cette occasion, de son système temporiseur. Le traité de Londres fut suspendu pendant huit mois dans ses timides balances. L'ambassadeur d'Espagne à La Haye prit pour un refus ce qui n'était qu'un calcul, et se hâta de faire frapper une médaille ironique, où la quadruple alliance était représentée par un char prêt à tomber, parce qu'il n'était soutenu que sur trois roues. Les républicains du Texel y attachèrent enfin la quatrième, le 16 février 1719. Quelques légers avantages, accordés par lassitude, furent le prix de leur hésitation, et durent les encourager dans l'emploi de ces manèges, où l'avarice et la faiblesse sauvent ordinairement les petits intérêts et compromettent les grands. C'était la prédiction du prince Cellamare, lorsqu'il disait à M. Hope, leur ministre à Paris : Je conviens que vous n'êtes pas une conquête glorieuse, mais vous serez un bon pâturage[21].

Ni la joie des Allemands, ni l'indifférence des Hollandais ne devaient se retrouver à Turin. A la nouvelle de l'invasion de la Sicile, le roi Victor, comparé à un renard pris' au piège, était devenu l'objet des railleries universelles. Un malheur plus ridicule l'attendait encore, lorsqu'il voulut réclamer les garanties stipulées à Utrecht ; tout le monde refusa de le croire, et Von célébra sa profonde habileté eu lui soutenant qu'il était secrètement d'accord avec Alberoni. Quand enfin la triste vérité parut, un orage plus redoutable gronda sur sa tête, et il éprouva ce que doivent toujours craindre les états parasites qui se sont accrus par les ressources d'une honteuse industrie ; toutes les puissances furent d'avis de le sacrifier, et d'acheter à ses dépens la paix de l'Espagne. Il ne dut son salut qu'à la pitié intéressée du duc d'Orléans, qui projetait alors de marier une de ses filles au prince de Piémont[22]. Le 8 novembre 1718, il adhéra au traité de Londres, qui lui enlevait l'opulente Sicile pour la chétive compensation de la Sardaigne, et il n'obtint pas sans peine la permission de porter ses lèvres à cet amer breuvage. Aussi plusieurs années après il en parlait encore avec de profonds soupirs. Il fit un jour remarquer au cardinal de Rohan que les auteurs de cette infernale alliance, le Régent, Dubois et Stanhope, étaient morte tous trois sans avoir eu le temps de se réconcilier avec Dieu. Il faut que la douleur d'un prince chrétien soit bien vive pour lui faire goûter d'aussi terribles consolations.

Mais en Espagne la colère ne se perdait pas dans un vain dépit, et la fermeté croissait avec les périls. Philippe V, plongé alors dans ses plus noires vapeurs, laissait Alberoni régner sans partage, et cet inflexible vizir étonnait ses plus puissants ennemis. Le duc d'Orléans avait député auprès de lui l'un des principaux officiers de sa maison, le marquis de Nancré, homme sage et discret, chargé d'adoucir les préventions du cardinal, et porteur d'instructions droites et pacifiques qui n'avaient rien de commun avec les missions frauduleuses &le Louville et de Saint-Aignan. De son côté, l'Angleterre avait dépêché, dans les mêmes vues, le colonel Stanhope, parent du ministre influent. Mais alors cette puissance ne manquait jamais d'appuyer par la force l'inexpérience de ses diplomates. Les Anglais, en effet, étrangers aux affaires du continent, absorbés par l'étude de leurs lois domestiques, raidis par la hauteur dédaigneuse de leur caractère, et plus propres à contraindre qu'à persuader, pratiquaient sans adresse, et presque toujours sans succès, les jeux de la politique. Aussi, conformément à leur usage, l'ambassade du colonel Stanhope avait été accompagnée de la sortie d'une escadre commandée par l'amiral Byng. Celui-ci, arrivé devant Cadix, écrit à Alberoni qu'il a ordre d'agir dans la Méditerranée pour la garantie de la neutralité de suivant les conventions d'Utrecht. Le cardinal, conduit par l'habitude de ses fourberies à ne croire la vérité dans aucune bouche, répond imprudemment à l'ambassadeur anglais que Byng peut obéir aux ordres de son maitre[23]. Ce fut dans ces circonstances que lord Stanhope, esprit brillant, à qui la témérité d'Alberoni plaisait, au moins comme une chose extraordinaire, ne désespéra pas de se concilier avec lui ; et, tout fier de sa victoire récente sur le régent, il se flatta d'abattre l'impétuosité de l'un aussi aisément qu'il avait excité l'indolence de l'autre. Il fit donc demander au cardinal un passeport pour se rendre à Madrid. Après avoir payé le tribut de fureur dont il accueillait toute proposition nouvelle, Alberoni répondit : Si milord vient en législateur, il peut se dispenser du voyage ; s'il vient comme médiateur, je le recevrai ; mais, dans tous les cas, je le préviens qu'à la première attaque de nos vaisseaux par l'escadre anglaise, l'Espagne n'a pas un pouce de terre où je veuille répondre de sa personne. Stanhope quitta aussitôt Paris sans être intimidé. Ce favori du roi Georges avait, comme le czar Pierre, un goût invincible pour les courses continuelles ; son ministère se passa presque sur les grands chemins, et les orateurs de la chambre des communes s'étaient accoutumés à le désigner par le nom trivial de Juif errant. Arrivé à Madrid, il vit de près cet Alberoni dont les prodiges fatiguaient la renommée. Il perdit quinze jours auprès de ce brouillon insensé, sans pouvoir tempérer ni ses visions ni son arrogance, et fut trop heureux de sortir d'Espagne avant que les nouvelles de Sicile y fussent parvenues.

Lorsque l'escadre anglaise, forte de vingt-deux vaisseaux, parut dans la Méditerranée, la ville de Palerme était prise et la citadelle de Messine assiégée. Byng alla rassurer le vice-roi tremblant dans Naples, transporta en Sicile quelques troupes allemandes, et fit demander un armistice de deux mois, qui lui fut refusé par le marquis de Leyde, commandant général de l'expédition espagnole. Enfin les escadres se joignirent. L'amiral Gastagneta ne sut ni s'éloigner, ni combattre, ni même former sa ligne de bataille. Les Anglais pénétrèrent au travers de sa flotte comme des loups au milieu d'un troupeau dispersé. Amiral, contre-amiraux, vingt-trois vaisseaux, cinq mille quatre cents prisonniers, sept cent trente canons devinrent leur proie. Cammok, jacobite irlandais, s'enfuit le premier, sans avoir pu se faire entendre ni de l'amiral espagnol, à qui il conseilla de s'en-bosser à la côte, ni de l'amiral anglais, qu'il essaya de corrompre par de fastueuses promesses, dérisoires dans la bouche d'un proscrit. Le marquis de Mari se sauva à terre, emportant sa vaisselle d'argent et laissant brûler sa division. La honte des vaincus déborda jusque sur les vainqueurs, et Byng eut l'orgueil de ne parler qu'avec dédain de sa propre victoire ; il s'en fit excuser auprès du marquis de Leyde comme d'un accident auquel les Espagnols avaient donné lieu en faisant feu les premiers, et il lui renvoya tous les officiers prisonniers. En six heures de temps, et le jour même où Stanhope entrait dans Madrid, fut ainsi détruite la marine renaissante de l'Espagne, le fruit prématuré de tant de sacrifices, de travaux et de violences. Les troupes débarquées en Sicile s'y trouvèrent enfermées sans espérances de secours ; le champ de bataille fut si complètement nettoyé par les vaisseaux victorieux, qu'un mois s'écoula avant que le cardinal apprit la fatale punition de son aveuglement.

Le marquis de Nancré lui porta cette fâcheuse nouvelle, en le conjurant, les larmes aux yeux, de ne pas refuser la paix. Alberoni ne montra ni le flegme de Philippe II, dans un pareil désastre, ni la faiblesse d'un ambitieux déconcerté. Ii eut même l'audace d'écrire au duc de Parme que ce malheur ne fût point arrivé si la reine ne l'eût empêché de monter sur la flotte, ainsi qu'il en avait eu le dessein[24]. Plus violent que jamais, il ordonna de chasser les consuls anglais et de saisir les personnes, les propriétés et les navires de cette nation, qui se trouvaient en Espagne ; et, pour pousser jusqu'au bout cette brutalité africaine, il fit promener dans les rues de Madrid un tambour qui défendit aux habitants de parler des évènements de Sicile[25]. Cependant on ne peut se dissimuler qu'ils excitaient une indignation presque générale. En France, on sentait que l'anéantissement de la puissance navale des Espagnols allait laisser sans frein le despotisme maritime de la Grande-Bretagne ; de leur côté, les marchands anglais, troublés dans les projets de leur commerce, reprochaient au roi Georges une rupture impolitique ; enfin, les hommes désintéressés, sans approuver l'Opiniâtreté d'Alberoni, convenaient que la conduite cruelle et précipitée de l'Angleterre avait excédé tous les droits d'une médiation armée. L'abbé Dubois seul fit éclater une joie inhumaine[26].

Il est vrai que sa fortune semblait attachée aux malheurs de l'Espagne. Après le traité de La Haye, il avait obtenu l'entrée au conseil des affaires étrangères. Mais lorsque la conclusion de la quadruple alliance eut abaissé le royaume sous l'influence anglaise, Dubois aspira hautement à régir en maître ces nouveaux rapports politiques. Stanhope, à son retour de Madrid, arracha au Régent cette importante concession. Le maréchal d'Uxelles fut remercié, le conseil des affaires étrangères supprimé, et Dubois créé secrétaire d'état. Ce retour vers les anciennes formes s'étendit aux autres branches du gouvernement, et j'expliquerai ailleurs les motifs et les intrigues qui préparèrent cette subversion totale du système de la régence. Dès ce moment, Law, d'Argenson et Dubois formèrent le second triumvirat élevé sur les ruines de Noailles, d'Uxelles et D'Aguesseau.

Cependant, plus les représailles de l'Espagne rendaient la guerre inévitable, moins le ministère anglais osait la déclarer. Il voulut faire la revue de ses forces et consulter ses amis sur le péril de sa position, car dans ces pays d'inquiétude et de liberté on a quelquefois l'air de gouverner par conspiration. Soixante membres du parlement, qui lui étaient le plus dévoués, se réunirent dans une assemblée nocturne où les questions furent longuement discutées. On y convint unanimement que la rupture définitive avec Philippe V n'était proposable qu'autant que la France en donnerait l'exemple ; mais on ne douta pas que le peuple anglais ne consentît à tous les sacrifices si on pouvait lui montrer le spectacle aussi doux qu'imprévu d'une guerre ouverte entre les deux branches de la maison de Bourbon. Cette décision mettait dans nos mains le sort des ministres anglais, et, suivant les règles de la politique la plus commune, il était naturel d'en profiter. Chavigny, confident de Dubois, n'hésita pas à le lui proposer. Mais le nouveau ministre lui répondit avec un soupir hypocrite qu'il était enchaîné. On conçoit de quels liens s'était chargé cet ambitieux. A peine sa nomination fut-elle connue que M. Craggs, ministre du rot Georges, lui écrivit : C'est pour le coup que je m'attends à voir cultiver un même intérêt dans les deux royaumes, et que ce ne sera plus qu'un même ministère[27]. Dubois lui répondit : Si je n'étais retenu par le respect, j'écrirais à sa majesté britannique pour la remercier de la place dont monseigneur le Régent m'a honoré[28]. Quelques jours après, dans une lettre à lord Stanhope, il ratifia encore mieux sa dégradation. Je vous dois jusqu'à la place que j'occupe, dont je souhaite avec passion de faire usage selon votre cœur, c'est-à-dire pour le service de sa majesté britannique, dont les intérêts me seront toujours sacrés[29]. J'ai sauvé de l'oubli ces lignes si voisines de la trahison, comme un avertissement aux princes qui se sentiraient assez lâches pour recevoir leurs ministres des mains de l'étranger.

Mais le duc d'Orléans ne se trouvait pas dans une situation moins embarrassante que le ministère anglais. La rupture qui alarmait la cupidité des négociants de Londres devait blesser en France de plus nobles affections. Il n'était pas aussi facile de séduire l'opinion publique que d'acheter les suffrages de quelques conseillers de régence. D'ailleurs, depuis la mort du roi, les partis n'avaient cessé de travailler dans l'ombre, et rien n'était plus propre à les faire éclater qu'une guerre odieuse. Dubois, placé sur le volcan, se défendit avec une rare habileté. Nous le verrons bientôt étouffer l'incendie sous les matières même qui devaient en être l'aliment. Mais pour l'intelligence de ces faits, il faut reporter ses regards en arrière, et connaître les causes de fermentation qui, pendant trois années, s'étaient sourdement réunies dans le cœur de l'État.

 

 

 



[1] Les Mémoires du marquis de Louville racontent les querelles de Philippe V avec sa première femme, et comment celle-ci le chassait de son lit à coups de pied. Les deux filles de Victor-Amédée, Marie-Adélaïde, mariée au duc de Bourgogne, et Marie-Louise-Gabrielle, mariée à l'autre frère, le duc d'Anjou, roi d'Espagne, étaient vives, spirituelles, mal élevées, d'une conduite légère et d'une conversation libre jusqu'à l'obscénité. Elles maltraitèrent leurs maris, l'aînée avec gaieté, et la cadette avec hauteur. Plus attachées à leur maison qu'à leur nouvelle patrie, la duchesse de Bourgogne trahit la France pour les intérêts de son père, et sa sœur en aurait probablement fait autant de l'Espagne si Victor-Amédée en avait eu besoin. Marie-Louise eut une part décisive dans les succès de Philippe V, et l'on peut croire que, dans des circonstances égales, Marie-Adélaïde n'aurait pas montré moins de courage ni d'habileté. Toutes deux moururent jeunes et regrettées, mais la reine d'Espagne bien plus regrettable que l'autre.

[2] Voici comment, peu de temps après l'époque dont je parle, le duc de Saint-Simon exprime sa surprise de cette prompte altération du sang de Louis XIV. Quand je fus présenté à Philippe V, le premier coup d'œil m'étonna si fort, que j'eus besoin de rappeler tous mes sens pour m'en remettre. Je n'aperçus nul vestige du duc d'Anjou, qu'il me fallut chercher dans son visage fort allongé, changé, et qui disait encore moins que lorsqu'il était parti de France. Il était fort courbé, rapetissé, le menton en avant fort éloigné de sa poitrine ; les pieds tout droits, qui se touchaient et se coupaient en marchant, et les genoux à plus d'un pied l'un de l'autre. Ce qu'il me fit l'honneur de me dire était bien dit, mais si l'un après l'autre, les paroles si traînées, l'air si niais, que j'en fus confondu. Un justaucorps d'une manière de bure brune ne relevait pas sa mine ni son maintien. Il aimait beaucoup les louanges ; la reine le louait sans cesse, et même sur sa beauté. Mémoires historiques manuscrits de Saint-Simon, page 2593. (Imprimés.)

[3] Déclaration du 29 janvier 1716.

[4] Lettre de Goupille, du 30 juillet. Je n'ai point trouvé cette lettre dans les Mémoires de Louville, publiés dernièrement. Ces Mémoires sont curieux sur le premier séjour de l'auteur en Espagne ; mais ils ne satisfont nullement sur sa triste ambassade de 1716. Voici ce que le cardinal Alberoni écrivait de celle-ci au prince Cellamare, le 26 août de la même année : Louville est un charlatan qui a trompé M. le Régent en lui faisant croire qu'il n'avait eu d'autre démérite auprès du roi, que d'avoir été desservi par madame Orsini ; cependant je puis jurer à votre excellence que l'on n'a jamais reconnu au roi une aversion et une horreur égale à celle qu'il a pour Louville.

[5] A la fin la patience blessée se change en fureur.

[6] Dans le procès que le pape fit instruire contre Alberoni, on accusa celui-ci d'avoir passé une année sans entendre la messe, et d'avoir reçu chez lui et fait accoucher dans son propre lit une fille publique.

[7] Du 16 novembre 1716.

[8] Néricault-Destouches. Il profita de cette profane mission pour convertir à la foi catholique une Anglaise appelée Dorothée Johnston, qu'il épousa ensuite. — Lettre de Destouches à M. de Puysieux, ministre, du 5 janvier 1750.

[9] Cette partie de l'histoire du Nord a été jusqu'à présent si défigurée, qu'il m'a fallu la rétablir par de pénibles recherches. Ce travail m'a fait rencontrer des détails dignes de la curiosité  publique, sur Charles XII et ses ministres. Voyez aux pièces justificatives.

[10] Il est vrai de dire que ce doute fut rare, tardif et passager. Le comte de La Marck, qui était dans le camp, n'en dit pas un mot, et on n'en trouve nulle trace dans toute la correspondance des cabinets de l'Europe. Voltaire a montré beaucoup trop de légèreté en rapportant les propos tenus par un malade dans le délire de la fièvre. Il n'est personne en Suède qui ne soit convaincu que le roi a été tué naturellement par un coup de fauconneau parti de la place, depuis surtout que le corps a été exhumé, et qu'un examen attentif de la fracture antérieure du mine a pleinement confirmé le récit des historiens.

[11] Cellamare, dans cet écrit, accuse surtout Charles VI d'avoir, pendant la guerre de la Succession, conduit des armées d'hérétiques sur le sol religieux de l'Espagne. Il était singulier d'entendre les reproches d'impiété tomber sur un empereur pétri de superstitions, et qui, récemment encore, après la perte de son fils unique, venait d'offrir à la sainte Vierge un archiduc d'or, ayant exactement la ressemblance et le poids du défunt.

[12] L'alliance de l'empereur avec les Vénitiens est du 13 avril 7716 ; la bataille de Pétervaradin, du 5 août suivant ; la bataille et la prise de Belgrade, du 16 août 1717, et la paix de Passarowitz, du 21 juillet 1718.

[13] Molinès était le trente-deuxième des inquisiteurs généraux. Grâce au mépris de la maison d'Autriche pour le droit des gens, il ne figure que par son nom dans cette dynastie de bourreaux. L'inquisition était alors une boucherie, et dans le court interrègne causé par la captivité de son chef, elle condamna cent deux victimes au feu, et quatre cents à d'autres supplices.

[14] Lettre de Tessé au comte de Morville, du 25 février 1725.

[15] Le caractère de ce pape a été tracé dans un distique latin que les impériaux firent afficher dans Rome.

Promittis, promissa negas, deflesque negata :

Te, tribus his junctis, quis neget esse Petrum ?

Ces deux vers pourraient être traduits ainsi :

Promettre, nier et pleurer,

Fut l'emploi de ta vie entière.

A trois titres c'est te montrer

Digne successeur de saint Pierre.

[16] Toute difficulté serait levée s'il paraissait plus d'égalité. Je sais bien que mon intérêt personnel ne s'oppose point à cette inégalité, et que c'est une espèce de pierre de touche pour connaître mes amis tant au dedans qu'au dehors. Mais je suis régent de France, et je dois me conduire de façon qu'on ne puisse pas me reprocher de n'avoir songé qu'à moi.

Je dois aussi des ménagements aux Espagnols que je révolterais entièrement par un traitement inégal avec l'empereur, auquel leur gloire et l'honneur de leur monarchie les rendraient très-sensibles. Par là je les réunirais à Alberoni, au lieu que s'il fallait une guerre pour l'amener à notre point, il faudrait qu'on pût dire ce que le comte de Grammont disait au roi : Dans le temps que nous servions Votre Majesté contre le cardinal Mazarin ; alors les Espagnols même nous aideraient. Lettre du Régent à Dubois, du 24 janvier 1718.

[17] Dans les conférences de ce traité, on s'occupa de la forteresse de Gibraltar. Ce que nos historiens en ont écrit est tellement inexact, que j'ai été forcé de rétablir la vérité. Voyez les pièces justificatives.

[18] Lettre de Stair à Stanhope, du 31 mai 1718.

[19] Mémoires du duc d'Antin.

[20] 20 novembre 1718.

[21] Lettre de Cellamare à Alberoni, du 8 novembre 1718.

[22] Il est de l'intérêt de la France que le roi de Sicile demeure assez puissant pour qu'il ne puisse pas être accablé tout d'un coup par l'empereur ; et j'y ai, outre cela, un intérêt particulier, puis que, si les démarches que je ferai lui sont favorables, il me sera plus aisé de conclure le mariage de ma fille avec le prince du Piémont, et vous jugez aisément que je ne puis y être insensible. Lettre du Régent à Dubois, du 11 août 1718.

[23] Le départ de l'escadre des ports d'Angleterre est du 14 juin ; la lettre de Byng, du 1er juillet ; la réponse d'Alberoni, du 15.

[24] Lettre d'Alberoni au duc de Parme, du 27 août 1718.

[25] Lettre du duc de Saint-Aignan, du 17 septembre.

[26] Dans sa lettre à M. Craggs, du 31 août 1718.

[27] Lettre de M. Craggs à l'abbé Dubois, du 29 septembre 1718.

[28] Lettre de l'abbé Dubois à M. Craggs, du 1er octobre 1718.

[29] Lettre de l'abbé Dubois à lord Stanhope, du 14 octobre 1718.