HISTOIRE DE LA RÉGENCE

 

 

CHAPITRE IV.

 

 

Situation de l'Europe. — Descente du Prétendant. — Triple alliance. — Voyage du Czar.

 

CHARLES XII, recevant les subsides et méprisant les conseils de la France, ensanglantait le nord de ses dernières folies. Le monarque éphémère qu'il avait donné aux Polonais, abandonné de tous par le traité de Varsovie, avait vu son fortuné rival rentrer dans ses états au milieu d'une troupe de comédiens, et ne désirait plus qu'un abri pour cacher sa tête. Lancé lui-même comme une proie des ruines de Stralsund, le héros de la Suède portait dans sa fuite bien moins la prudence d'un roi, que le désespoir d'un furieux. Son orgueil insensé aimait à compter la Russie, la Prusse, le Danemark, la Saxe, et le roi d'Angleterre ligués contre lui seul. Mais déjà le partage des dépouillés rompait l'intelligence de ses nombreux vainqueurs.

En Angleterre, l'électeur d'Hanovre, appelé à l'héritage des Stuarts par une loi de vengeance et de précaution, apportant dans une île les intérêts du continent, et ignorant jusqu'à la langue que parlaient ses sujets, ne savait être sur le trône qu'un chef de parti. Une faction acharnée demandait la tête des ministres qui avaient signé la paix d'Utrecht[1]. Des soulèvements religieux et politiques menaçaient le nouvel ordre de succession ; Georges lui-même, détestant son fils, dont il avait fait emprisonner la mère, et brûler dans un four le séducteur qu'il soupçonnait d'en être le père, autorisait la discorde publique par celle de sa famille ; enfin, sous les dehors d'une prospérité inouïe, l'État se débattait entre la guerre civile et la guerre étrangère.

La cour de Vienne s'enfonçait avec soin dans l'obscurité douteuse où les traités de Bade et d'Utrecht l'avaient laissée. On ignorait encore si elle renonçait au trône de Philippe V, si elle approuvait la ruine de Charles XII, si elle voyait d'un œil indifférent la barbare imprudence des Titres envahir la Morée et menacer la Hongrie. Ce cabinet, dominé par des transfuges espagnols, oppresseur muet de l'Italie, flatteur et tyran du pape, régnait par les énigmes, et se croyait sans reproche tant qu'il serait impénétrable. Cependant on soupçonnait que tant de nuages n'étaient amoncelés que pour cacher l'épuisement de l'armée, le désordre des finances, et l'incapacité personnelle de l'empereur.

Un spectacle encore plus singulier attirait les regards sur l'Espagne. C'est là qu'un roi vaporeux et solitaire oubliait son sceptre et sa raison dans les chaînes de sa femme ; c'est là qu'un peuple indolent par nature et harassé par de longues épreuves, s'animait malgré lui sous la verge d'un ministre turbulent ; c'est là qu'une reine, fatale par ses vertus maternelles, préparait les malheurs de l'Europe pour doter ses enfants. Elisabeth et Alberoni, transportés l'un et l'autre par la fortune, d'un coin de l'Italie sur ce théâtre vaste et délabré, y réunissaient tout ce qui précipite les grandes catastrophes, la passion, l'audace et l'ignorance.

Les événements de la guerre de la succession avaient chargé l'Europe de deux trônes nouveaux. Frédéric -Guillaume, second roi de Prusse, et Victor-Amédée, premier roi de Sicile, contraints d'élever leur puissance au niveau de leur titre, étaient condamnés aux tourments de l'ambition. Mais l'un, avec la grossièreté d'un Sarmate, et la disposition d'une armée brillante, n'offrait dans sa marche que la timidité de l'avarice, et craignait encore plus de perdre, qu'il ne brûlait d'acquérir ; tandis que l'autre, façonné à toute la souplesse italienne, et comptant sur les ressources inépuisables d'un esprit frauduleux, jouait volontiers avec la fortune, tirait son courage de la profondeur de ses calculs, et montrait dans leur maturité ces princes que la prévoyance du cardinal d'Ossat avait autrefois nominés les louveteaux de Savoie.

La Hollande, honteuse d'avoir épuisé son sang et ses trésors pour enrichir l'Angleterre et agrandir la maison d'Autriche, tombait dans cet état équivoque qui n'est ni assez haut pour commander le respect, ni assez bas pour désarmer l'envie. Persuadée qu'elle n'entrerait désormais dans aucun traité sans en payer les frais, elle redoutait plus ses amis que ses ennemis. Se défendre des surprises par sa curiosité, des engagements par sa lenteur, des ruptures par sa complaisance ; tel était l'artifice de ce gouvernement dégénéré. Ces républicains, si fiers et si économes, naguère les arbitres du commerce et de la politique, s'estimaient heureux d'en être encore les courtiers.

Entre toutes ces puissances, la France n'avait alors, à proprement parler, ni amis ni ennemis déclarés. Le Régent, plus curieux d'observer que jaloux de remplir le vide laissé par la mort de Louis XIV, se contentait de ce calme apparent, et jouissait sans prévoir. Un événement d'une nature très-délicate ne put même l'arracher à cette politique contemplative qu'approuvait sa prudence et plus encore sa paresse. Il s'agissait d'une entreprise de Jacques III pour soulever l'Angleterre, et chasser du trône la maison d'Hanovre. On ne saurait concevoir tout l'intérêt que la France était forcée d'y prendre, si on ne se retrace quelques faits antérieurs.

Les services que l'Angleterre avait rendus à Henri IV pour conquérir sa couronne furent mal reconnus par son fils. Le cardinal de Richelieu suscita les troubles où périt Charles Ier, et si ce prêtre impitoyable n'en prévit pas la sanglante catastrophe, on peut croire qu'il l'aurait vue sans remords. Mazarin prosterna la France devant la fortune de Cromwell, et força notre armée, où étaient en personne Louis XIV et les deux fils de Charles Ier, à combattre sous les mêmes ordres que les soldats du Protecteur, et à faire la conquête de Dunkerque au profit de la république d'Angleterre. Lorsque, après Cromwell, une révolution intérieure eut établi Charles II sur le trône de ses pères, et lorsque, vers le même temps, la mort de Mazarin eut rendu à Louis XIV l'exercice de la royauté, la politique de notre cabinet envers le nouveau monarque anglais fut plus versatile, sans être plus généreuse. Il s'établit entre les deux rois un trafic âpre, ténébreux et sans bonne foi. Charles II recevait de son allié des subsides secrets, des conseils dangereux, et jusqu'à des maîtresses ; mais on exigeait de lui la trahison continuelle de la liberté, de la religion et des intérêts de son pays. Si par intervalle quelque pudeur le faisait hésiter, Louis XIV réchauffait contre lui, dans Londres, la faction qui avait immolé son père, et l'on voyait les ministres de Versailles accueillir et consulter Algernon Sidney, le plus inflexible des républicains anglais.

Jacques II ayant succédé à son frère, le règne des fourberies fut remplacé par le règne des violences. La France suivit avec le nouveau roi les mêmes pratiques d'encouragements et de menaces, de faveurs et de mauvais offices. Mais Louis XIV, engagé alors dans la carrière des persécutions fanatiques, enflamma sans peine le monarque anglais d'une fatale émulation ; et après trois années seulement d'un gouvernement odieux, Jacques fut contraint de fuir un trône où l'indignation publique avait appelé son gendre Guillaume, stathouder de Hollande. Louis, prodiguant l'or et le sang des Français pour forcer l'Angleterre à reprendre ses fers, se proclama le défenseur des rois malheureux ; et l'on aurait admiré davantage ce noble mouvement, si la conduite tortueuse qui l'avait précédé n'en eût rendu la sincérité un peu suspecte. Quoi qu'il en soit, le spectacle d'un père chassé par sa fille, et la haine que le prince d'Orange avait méritée de la France, y émurent les esprits en faveur du fugitif, jusqu'au moment où sa présence inspira un dégoût général pour sa personne et pour sa cause[2]. Le sort des armes prononça contre lui, et dans le traité de Riswick, Louis XIV abandonna son protégé, et reconnut Guillaume pour roi légitime de la Grande-Bretagne.

Peu d'années après cette disgrâce Jacques II mourut, laissant un fils que Louis XIV, par un étrange retour, reconnut précipitamment roi d'Angleterre, en pleine paix sous les yeux de l'ambassadeur de Guillaume, sans respect pour un traité récent, et, s'il faut le dire, sans l'ombre d'utilité pour le sang des Stuarts. Cette violation de la foi jurée était une faute d'autant moins excusable qu'elle rompait la négociation qui allait livrer, sans combat, à Philippe V la couronne d'Espagne, et préserver la France des longs malheurs dont elle fut la proie. Le cabinet de Versailles, abusant de son autorité sur celui de Madrid, le força de reconnaître aussi Jacques III ; et l'Espagne, dont cette résolution trahissait tous les intérêts, apprit le sort réservé aux états que gouverne une influence étrangère. Ni l'ambition ni la pitié ne produisirent tant de vertige ; la source en fut plus basse. Marie d'Est, la veuve de Jacques II, était une Italienne artificieuse, qui, prévoyant. la grandeur de madame de Maintenon, l'avait adroitement subjuguée par ses flatteries, en la traitant d'épouse et de reine ; et la vanité reconnaissante de cette femme, unie à l'intrigue des jésuites, entraîna le vieux monarque à la démarche la plus inconsidérée de sou règne. On connaît les désastres de cette guerre, terminée par la reine Anne, malgré la résistance de ses alliés ; ainsi que la stipulation de la paix d'Utrecht, où Louis XIV se soumit à expulser le Prétendant qu'il avait si follement couronné.

Cependant un espoir secret survivait à ce fâcheux dénouement. Anne détestait l'électeur de Brunswick, qu'un bill du parlement lui avait désigné pour successeur, et une affection confuse la portait vers le frère proscrit qu'elle n'avait pu connaître. De légères ouvertures pour le rétablissement de l'ordre naturel de succession furent faites de sa part à la cour de France, et saisies avec empressement. Mais les ministres de la reine, divisés par des haines violentes, n'avaient ni le pouvoir ni la volonté d'achever ce grand dessein ; leur complaisance se bornait à amuser par ce jeu indiscret le penchant de leur souveraine, et quelques-uns furent soupçonnés d'en avoir porté la confidence jusqu'à la cour d'Hanovre. Aussi, quand la reine Anne, princesse d'un esprit opiniâtre, mais sans lumières et sans méchanceté, eut succombé à une maladie de quelques jours, rien ne se trouva préparé pour le triomphe des jacobites : Georges Ier prit possession du trône sans obstacle ; le duc de Lorraine, chez qui s'était retiré le chevalier de Saint-Georges, car c'était le nom que portait Jacques III depuis la paix, s'excusa auprès de la cour de Londres d'avoir reçu cet hôte dangereux, en alléguant l'invitation menaçante que lui en avait faite Louis XIV. Ici commence l'ordre particulier des faits dont la France et le Régent allaient être responsables.

Quoique privé du concours de la reine d'Angleterre, Louis, toujours plus subjugué par la cabale de Saint-Germain, n'en résolut pas moins de rétablir le Prétendant par la guerre civile, et de se jouer en secret de la paix d'Utrecht, comme il l'avait fait ouvertement de la paix de Riswick ; infidélité vraiment inhumaine qui exposait la France épuisée aux malheurs d'une nouvelle rupture. Nous avions à Londres un ambassadeur de parade dont l'esprit étourdi n'était plus en mesure avec les difficultés de sa mission ; c'était ce duc d'Aumont que Saint-Simon accuse d'avoir mis le feu à la maison de l'ambassade pour obtenir des indemnités. Il céda la place à M. d'Iberville, ministre discret et laborieux, qui, sous un nom plus modeste, alla se concerter avec les mécontents d'Angleterre et d'Écosse. Les imprudences du roi Georges avaient soulevé tant de passions contre lui, que l'on crut le moment arrivé pour le succès de son rival, et que les augures de cour se tinrent prêts pour la trahison[3]. Louis XIV, de son côté, traitait immédiatement avec les jacobites réfugiés et la reine mère du Prétendant. Il leur fournit des armes et des vaisseaux de transport pour dix mille hommes ; leur donna, pour être envoyées en Écosse, deux lettres de change de trois cent mille livres, tirées par Crozat, et mit à leur disposition tons les commissaires de marine par des ordres an porteur, signés de Torcy et de Pontchartrain, et qui furent confiés à trois particuliers anglais, Flavigan, Bouine et Arbuthnot. Enfin, après bien des conférences à Paris et à Londres, et une correspondance fort étendue entre MM. de Torcy et d'Iberville, il fut arrêté que la descente attrait lieu le 15 septembre sur une petite ire voisine de Newcastle.

Quoique ces opérations eussent été masquées avec soin, le comte de Stair ne laissait pas d'en concevoir quelques soupçons, et demandait de temps en temps à M. de Torcy des explications qui ne se passaient pas sans beaucoup d'aigreur et d'emportement[4]. Trois événements éclatèrent presque ensemble. Les jacobites, cédant à l'impatience et à la présomption trop ordinaires aux séditieux, se soulevèrent dans une partie de l'Écosse et du nord de l'Angleterre, et proclamèrent Jacques III ; quelques-unes des expéditions, payées des deniers de la France, arrivèrent à propos pour alimenter la révolte ; enfin, le vieux monarque, qui était rame du complut, mourut peu de jours avant l'époque déterminée pour l'invasion. Ses dernières pensées y furent consacrées, et de son lit de mort il écrivit au roi d'Espagne pour lui recommander les intérêts du malheureux Stuart[5]. A la vue de cette lettre tracée par la main expirante de son aïeul et de son bienfaiteur, Philippe V fut attendri, et chargea le prince Cellamare de servir, à l'insu du Régent, les projets de la cour de Saint-Germain. J'ai trouvé les traces de deux paiements que cet ambassadeur fit à la reine-mère, l'un de quatre-vingt-dix mille piastres, et l'autre de cent mille.

La mort de Louis XIV arriva trop tard pour prévenir l'insurrection anglaise, et trop tôt pour ne pas en compromettre le succès. Les réfugiés, voyant le feu allumé dans leur pays, déployèrent leurs dernières ressources, et le Régent fut assailli par les deux partis. D'un côté, Stair redoublait ses plaintes et ses menaces ; de l'autre, la mère du Prétendant tenait encore à Saint-Germain une cour pleine d'intrigues et de dévotion, où se .ralliaient naturellement les partisans de Louis. XIV et de ses enfants adoptifs ; ce parti jacobite, accommodant aux nouvelles mœurs la sainteté de sa cause, environna le duc d'Orléans d'une ligue de femmes, corrompit l'abbé de Thésut, son secrétaire, et fit même venir exprès d'Angleterre une vierge d'une rare beauté pour l'introduire dans la couche de ce prince dissolu[6]. Ainsi se présentait aux premières délibérations du Régent cette affaire, si compliquée dans ses détails et si grave dans ses conséquences.

Il eut d'abord à considérer l'issue probable de l'entreprise ; et sur ce point il put interroger le passé. La catastrophe de Charles Ier, immolé pour des torts douteux, pendant la tourmente des guerres civiles, avait laissé un grand intérêt pour la victime, et n'avait assis aucun principe politique. Mais l'expulsion de Jacques II n'offrit point ce caractère turbulent et cruel qui présage le repentir ; en donnant sa confiance aux jésuites, en tolérant l'iniquité des juges, et en déclarant son aversion pour les lumières qui prévalaient dans le pays, ce prince s'était volontairement mis hors de la, nation. Son père avait été arraché du trône avec violence, et lui en tomba lâchement, sans bruit, sans effort, comme une escarre gangrenée qui se détache d'un corps vivant. Il n'y a point de remède contre une telle dissolution, et toutes les forces de Louis XIV y échouèrent pendant dix années.

Mais les héritiers de Jacques II avaient-ils en eux-mêmes de quoi réparer le désavantage de cette position ? La veuve du roi, née en Italie, dotée par Louis XIV, alliée à plusieurs membres du sacré collège, représentait, pour ainsi dire, le papisme aux yeux des Anglais ; son mariage, conclu avec le duc d'York malgré la résistance du parlement, passait pour une hostilité. Une prédiction des jésuites et un vœu à Notre-Dame-de-Lorette avaient enveloppé la naissance tardive de son fils d'un appareil superstitieux, qui excita la défiance du peuple. Un cri général publia que cet enfant était supposé, et qu'on l'avait introduit auprès de la reine dans une bassinoire. La procédure insolite que Jacques II fit après coup pour constater l'identité de son fils, accrédita davantage une fable probablement imaginée par l'esprit de parti, mais chère aux passions de la multitude. La Providence semblait aussi conspirer à la dégradation des Stuarts par la nullité dont elle avait frappé leur dernier rejeton. Contraint à blâmer ses torts sans ménagement, je n'en suis pas moins touché de son malheur ; car la plus forte part des reproches qu'il mérita doit retomber sur les mains coupables qui le déformèrent dès le berceau. Sa mère, égoïste et jalouse, en avait fait un esclave et non pas un homme. Agé de vingt-sept ans, mais retenu dans l'enfance par une éducation monacale, dont les détails exciteraient l'indignation et la pitié, il était encore moins propre à s'élever sur un trône que son père ne l'avait été à s'y maintenir. Il ne conservait de sa dignité que cet attrait malheureux qui attache les princes bornés aux esprits vils et médiocres ; on le vit outrager Bolingbroke, le seul homme de génie qui voulût le servir ; et il resta le jouet d'une poignée de courtisans sans mérite. L'homme qui le connaissait le mieux disait de lui : Il a toutes les superstitions d'un capucin, et n'a aucune teinture de la religion d'un prince ; il tremble devant sa mère et à l'aspect de son confesseur. Jamais il ne put se résoudre à promettre nettement le maintien de la religion anglicane, si le sceptre lui était rendu ; et cette seule réticence le condamnait sans retour à la vie privée. Le parlement, qui offrit cent mille livres sterling de sa tête, ne savait pas combien l'existence d'un ennemi aussi maladroit est préférable à sa mort.

Le Régent avait trop d'habileté pour attendre une révolution de pareils instruments. Mais, sans détruire Georges, les jacobites pouvaient longtemps inquiéter son règne, et la France devait, au moins pour l'avenir, se ménager cette diversion. Le duc d'Orléans n'avait encore personnellement aucune garantie de la bienveillance du roi Georges, et celui-ci s'était livré à une faction qui pouvait le pousser à des partis extrêmes ; la violence avec laquelle les whigs poursuivaient les auteurs des traités d'Utrecht, n'annonçait pas des intentions pacifiques ; et d'ailleurs toute guerre contre la France était devenue pour longtemps populaire dans la Grande-Bretagne, depuis qu'en voulant forcer les Anglais à reprendre de ses mains le roi dont ils s'étaient séparés, Louis XIV leur avait fait la plus mortelle injure qu'une nation fière et libre puisse ressentir. La prudence prescrivait donc au Régent une conduite assez oblique pour satisfaire le roi Georges et ne pas décourager les jacobites ; niais les- événements se précipitaient avec une rapidité qui rendait difficile à tenir une route aussi glissante.

Les insurgés d'Écosse et d'Angleterre demandaient à grands cris la présence du roi qu'ils avaient proclamé. Le chevalier de Saint-Georges ne pouvait plus sans déshonneur garder sa retraite de Lorraine ; mais aux premiers mouvements qu'il fit pour venir dans les environs de Paris se concerter avec sa mère et les principaux réfugiés, Stair, averti par ses espions, somma le Régent de lui refuser le passage, conformément aux articles de la pacification d'Utrecht. En même temps l'amiral Bing réclamait des bâtiments armés dans le port du Havre pour le compte des rebelles. Le Régent confisqua les navires à son profit, et envoya Contactes, major de ses gardes, avec l'ordre d'arrêter le Prétendant et de le conduire en Lorraine. Je présume que la confiscation des vaisseaux ne fut qu'apparente, ou que les jacobites furent indemnisés, car il est certain que le Régent aida en secret le chevalier de Saint-Georges, et que celui-ci lui en témoigna sa reconnaissance[7]. Quant au major des gardes, il revint sans avoir rencontré le Prétendant, soit qu'il en eût l'ordre secret, soit, comme je suis porté à le croire, que le rapport des espions anglais eût été prématuré, et que le chevalier de Saint-Georges ne partit en effet que quinze jours plus tard. Ce prince n'était rien moins qu'aventureux, et n'entra pas en France sans en prévenir le duc d'Orléans[8]. Mais un incident qui faillit à lui être funeste révéla le mystère de son passage. Il venait de quitter Paris pour se rendre dans un port de la Bretagne, lorsque deux hommes, justement suspects d'en vouloir à ses jours, furent saisis à Nonancourt, sur la déclaration de la maîtresse de poste. Cette femme garantit le prince des autres embûches qui l'attendaient, en l'habillant en prêtre, et le faisant accompagner par un soldat déguisé. Le comte de Stair n'hésita pas à réclamer les deux hommes porteurs de ses passeports, et s'exposa, par cette démarche, au soupçon de les avoir armés lui-même. Mais tous ceux qui connaissaient son caractère, l'ont justifié de cette infâme complicité. Le Régent, que les plus hautes raisons d'état obligeaient à étouffer le bruit de cette aventure, et à désavouer le voyage du chevalier de Saint-Georges, se hâta de faire mettre les prévenus en liberté, et son ordre arrivé trop tôt, au moment où l'intendant de Normandie commençait leur interrogatoire, nous a privés des lumières qui auraient pu en jaillir. Je publierai au reste les procès-verbaux qui sont restés secrets jusqu'à ce jour, afin que le lecteur apprécie lui-même la vraisemblance de l'accusation. Quelque temps après, le colonel Douglas, qui avait aposté ces deux hommes, espions ou meurtriers, ayant osé paraître dans la chambre de Louis XV, le maréchal de Villeroy l'en fit chasser avec opprobre.

Cependant le plus dangereux ennemi du Prétendant, c'était lui-même. Arrivé à Saint-Malo, il commet une faute irréparable ; au lieu de s'embarquer, il envoie le duc d'Ormont essayer les dispositions du pays ; il promène lentement ses incertitudes sur deux cents lieues de rivages français, tandis que, de l'autre côté de la Manche, on s'égorgeait pour lui ; enfin, il se décide à partir de Dunkerque, et descend, le 2 janvier 17 16, à Peter-Head, en Écosse. Au moment où il débarque sur l'ancien patrimoine des Stuarts, il l'annonce au Régent, et implore de nouveau son secours. Suscitez en ma personne, lui écrit-il, un appui solide à la France ; unissez-vous à nous comme ami utile, et mettez-moi en droit de faire paraître sans contrainte les sentiments que j'ai pour vous. Signé Jacques R.[9]. L'aspect de la patrie fut pour lui sans inspiration et ne put l'élever au-dessus de son naturel étroit, défiant et fâcheux. Après six semaines consumées en vaines parades, et lorsque la nécessité d'agir ne peut plus être éludée, il se rembarque brusquement, sans avoir combattu, sans même avoir vu l'ennemi, n'emportant de sa royauté éphémère que le souvenir de s'être fait servir à table par des hommes à genoux, et d'avoir donné lui-même des soins puérils aux apprêts de son couronnement. Arrivé trop tard, et reparti trop vite, le Prétendant laissa deux fois douter s'il avait cédé à ses propres craintes ou à l'empire de ses favoris, espèce d'hommes qui ne se croient jamais flatteurs plus habiles que quand ils conseillent des lâchetés. C'est à Gravelines qu'il descendit vers le milieu du mois de février, d'où, n'osant reparaître en Lorraine, il se glissa furtivement en France, cachant un front humilié, et ne comprenant pas la dignité que le malheur ajoute aux grandes âmes. Le prince Cellamare, avec qui, par l'entremise d'un sieur Foucault de Magny, il eut une entrevue dans le bois de Boulogne, écrivit au cardinal Alberoni : Le roi d'Angleterre m'a demandé l'aumône ; c'est l'expression même dont il n'a pas craint de se servir. Il alla bientôt volontairement s'ensevelir dans Avignon, sous la protection des clés romaines dont il pouvait, à la rigueur, se dire martyr et fils de martyr. Pendant ce temps Georges souillait sa facile victoire ; les échafauds ruisselaient du sang des plus illustres prisonniers, dignes de châtiment sans doute, puisqu'ils étaient rebelles[10], mais dignes aussi de pitié pour ce noble aveuglement qui les faisait périr dans une cause si misérable. Le roi commua cependant en déportation la peine d'un assez grand nombre de condamnés subalternes ; mais sa clémence devint pour eux plus cruelle que sa justice. Le vaisseau qui les portait ayant pris feu, l'équipage se sauva, et les malheureux proscrits, entravés dans le bâtiment comme les esclaves noirs, furent brûlés vivants au milieu des eaux. Cette expédition a eu pour l'Angleterre des conséquences plus sérieuses que sa futilité ne semblait en promettre ; elle servit de prétexte à Georges Ier pour rendre septenaire la durée triennale des parlements, et ouvrir ainsi la carrière de corruption au bout de laquelle le même siècle a vu la couronne, le peuple et les lois tomber ensemble dans les réseaux de l'oligarchie[11].

Le duc d'Orléans éprouva le sort des neutres ; il reçut les reproches des vainqueurs et des vaincus. Ce rôle passif, mal assorti au caractère français, n'eut pas l'approbation publique. Mais le Régent craignait la fatigue d'en sortir ; le maréchal d'Uxelles ne savait pas lui en fournir les moyens ; mi autre l'entreprit, sans être effrayé de la difficulté des premiers pas dans une diplomatie où l'infidélité du gouvernement précédent n'avait laissé subsister aucun lien fédératif. L'abbé Dubois venait d'arracher, par importunité, une place de conseiller d'état, au grand scandale de la noblesse qui regardait le gouvernement de la régence comme son patrimoine. Né d'un père apothicaire dans une petite ville du Limousin, ne se montrant lui-même que sous un extérieur grêle, une chevelure blonde, et la figure fine et effrontée d'un renard, il était arrivé à soixante ans avec une santé ruinée, une fortune médiocre, et une réputation telle que l'envie n'aurait pu y rien ajouter. Philippe, qui l'avait toujours vu à ses côtés, dans ses études, dans ses débauches, et jusque sur les champs de bataille, aimait dans ce rare précepteur un esprit disposé aux sciences et plein de saillies originales, une vaste littérature, et peut-être aussi, disait-on, de honteuses complaisances. Quoi qu'il en soit, Dubois, inférieur aux grands par son origine et leur égal par ses mœurs, déploya une constance de vues et une force de jugement qu'aucun d'eux ne possédait. Par une marche opposée aux fortunes ordinaires, les vices le soutinrent dans les rangs moyens, et les talents le portèrent aux plus élevés.

Le moment était venu pour une révolution diplomatique. TA prétendue science des rapports naturels des peuples ne reconnaissait plus son propre théâtre, tant le jeu des événements y avait déplacé les rôles et les acteurs. C'est en effet une bizarre époque que celle où l'on rencontrait en Espagne un gouvernement italien ; en Angleterre, allemand ; en Pologne, russe ; en Allemagne, espagnol ; en Italie, autrichien ; en Portugal, anglais ; en Russie, tout, excepté russe. Dubois ne se piqua pas de réserver aux Français une dignité de caractère qu'on abdiquait de toutes parts. Mais comment ce changement put-il s'opérer par les mains d'un petit vieillard licencieux dans qui les premiers personnages de l'état n'avaient encore découvert qu'un bouffon domestique condamné aux plaisirs de son maître ?

Dubois comprit très-bien les causes de notre situation équivoque. Il vit dans l'Espagne la nation amie de la France, et le gouvernement ennemi du Régent ; il vit dans l'Angleterre la nation ennemie de la France, mais le roi intéressé à devenir l'ami du Régent. En effet, la ressemblance de leur position devait les rapprocher : Georges était inquiété par l'héritier des Stuarts ; de son, côté le duc d'Orléans avait en tête Philippe V, menaçant sa régence, et prêt à lui disputer la couronne si Louis XV passait de l'enfance au tombeau, comme sa faible constitution le faisait craindre. Mais le Prétendant ne pouvait être redoutable à Georges qu'avec le secours de la France, et le Régent était sûr de braver l'Espagne avec l'appui de l'Angleterre. Tout les conviait donc à cette alliance tutélaire ; car il ne s'agissait pas pour eux de quelques avantages passagers, mais du fonds même de leur existence, mais de savoir s'ils seraient poursuivis comme des usurpateurs, ou respectés comme des possesseurs tranquilles. La question se compliquait, à la vérité, par deux circonstances : l'une était l'amitié du roi Georges pour l'empereur, et les engagements qu'il préparait avec lui pour se maintenir dans les duchés de Bremen et de Werden conquis sur la Suède[12] : Dubois ne désespéra pas de les concilier avec, l'union, qu'il projetait. L'autre était l'immense avantage que les Anglais retiraient du traité de l'Assicuto, où l'Espagne leur avait imprudemment livré les plus belles sources de son commerce ; Dubois s'en inquiéta peu, et ne douta pas que l'Angleterre ne fût sacrifiée à son roi, comme la France le serait à son Régent. Ce plan était simple, neuf, et fondé sur la base éternelle de l'égoïsme ; par le succès il ouvrait à l'auteur une carrière brillante et sans rivaux, et lui laissait, même en échouant, la réputation de bon serviteur, bien préférable en ce temps-là, à celle de bon citoyen.

Quelque impétueux que fût Dubois, il sentit la nécessité de n'attaquer que par degrés l'indécision de son maître. Il avait connu en Espagne le comte Stanhope, devenu depuis le ministre favori du roi Georges, et l'un des hommes les plus distingués de la Grande-Bretagne. Il se fit autoriser par le Régent à sonder les dispositions de ce lord. Une lettre amicale lui procura une réponse obligeante pour lui, et où, à travers d'amers reproches contre la France et les jacobites, tout espoir de rapprochement n'était pas enlevé ; Dubois répliqua par une justification raisonnable, mêlée de grue et de plaisanterie ; mais Stanhope ne répondit pas[13]. On imagina cependant, sur une aussi faible ouverture, d'entamer une négociation par l'entremise de la Hollande, nation tellement proxénète qu'elle en ferait le métier même contre son intérêt. Le vieil Heinsius, ce pensionnaire fougueux qui si longtemps avait animé à notre ruine Eugène et Marlborough, travaillait à former ces liens si fragiles, et s'étonnait d'un emploi si nouveau. Mais à chaque instant le fil se rompait dans ses mains octogénaires.

Le bruit se répand alors que le roi d'Angleterre va visiter ses états d'Allemagne, et que Stanhope doit le précéder de quelques jours en Hollande. Dubois obtient aussitôt des pouvoirs et des instructions, et se rend à La Haye, sous prétexte d'acheter quelques livres rares, et de retirer les fameux tableaux des Sept Sacrements du Poussin que des marchands juifs avaient enlevés de Paris. Il a, dans son auberge, une entrevue de nuit avec Stanhope, qui le trouve, en arrivant, éclairé d'une lampe et courbé sur des in-folio poudreux ; petite comédie dont s'amusait l'abbé, très-min ce par caractère, mais quine pouvait tromper un homme aussi habile que le favori de Georges. La conversation s'engage bientôt entre les deux ministres, et jamais partie d'escrime politique ne fut jouée avec plus d'art. Il faudrait transcrire les immenses relations de Dubois pour donner une idée de l'agilité des deux athlètes. Stanhope se prévalait beaucoup des embarras de la régence : Ah ! milord, s'écrie Dubois, vous ne connaissez pas la force d'un gouvernement qui fait banqueroute quand il veut. Vous parlez de mécontents ; mais savez-vous qu'il n'en est aucun qui, au premier coup de tambour, ne se crût déshonoré si nous ne lui permettions pas d'aller se faire tuer pour nous. Mazarin était un habile homme quand il disait que le meilleur fonds d'un roi de France est dans la folie des Français. Ce fut sous une grêle de traits aussi piquants que s'arrangea cette grande affaire. Si des sots ont quelquefois décidé du sort du monde, on ne fera pas ce reproche à cette rencontre dans une taverne hollandaise qui changea pour trente années la face politique de l'Europe. Dubois alla voir le roi Georges à Hanovre, et en obtint une bienveillance qui ne s'est jamais démentie. Il courut à Paris rendre compte de sa mission, et revint achever le traité connu sous le nom de la triple alliance[14]. Il en annonça la conclusion au Régent par ce billet laconique : J'ai signé à minuit ; vous, voilà hors de pages, et moi hors de peur.

L'ordre de succession aux couronnes de France et d'Angleterre était garanti par ce traité, conformément à la paix d'Utrecht, et ce fut le seul avantage commun aux deux contractants. Une partialité outrée dicta tous les autres articles contre la France. Il fallut proscrire les ennemis de Georges ; on proclama dans Paris l'expulsion des jacobites, et le chevalier Dillon alla jusque dans les murs d'Avignon enjoindre au Prétendant de passer les Alpes, ce qu'il fit sans résistance. Louis XIV forcé de démolir d'une main le port de Dunkerque le rétablissait de l'autre par la construction du canal de Mardyck ; ce grand ouvrage fut détruit, et l'on se consola en calculant qu'il en aurait coûté une guerre et trente-cinq millions pour l'achever. L'Angleterre exigea que les Hollandais entrassent dans le traité, et la France paya leur répugnance par deux sacrifices : l'un de vanité et l'autre d'argent ; elle affranchit de l'impôt des quatre sous pour livre l'importation de leurs marchandises, et leur accorda la qualité de hautes puissances que l'orgueil de notre diplomatie leur avait jusqu'alors refusée. L'abbé Dubois crut au moins que l'époque de tant de concessions serait favorable pour fléchir la dureté du protocole anglais. Mais ses efforts n'eurent point de succès ; non-seulement le roi d'Angleterre continua de se revêtir du titre de roi de France, mais l'abbé Dubois ayant alors imaginé de faire aussi prendre ce titre par le roi de France lui-même, un ordre du cabinet de Londres dénia au monarque français l'usage de son propre nom, et lui enjoignit de s'appeler simplement roi très-chrétien, dénomination dépourvue de sens quand elle est volontaire, honteuse quand elle est imposée[15]. Le chef de la nation la plus belliqueuse de l'Europe reçut une loi que Rome toute-puissante n'avait pas fait subir aux petits rois de Pergame et de Commagène. Les états-généraux, connus sous le nom d'Assemblée constituante, rompirent, en 1789, le cours de ces insultes en donnant au monarque le plus beau et le moins contestable des titres, celui de roi des Français.

La sévérité des ministres anglais n'était pas sans excuses ; ils craignaient de rencontrer contre l'alliance française, soit dans le parlement, soit dans la nation, des ressentiments nouveaux, et les anciennes préventions dnes aux perfidies de Charles II. Le traité de La Raye n'échappa cependant point aux murmures de la Grande-Bretagne ; mais la cause qui désarma l'opposition parlementaire offre un trait de cupidité digne de mémoire. M. d'Iberville prévint le Régent qu'un membre de la chambre des communes, appelé Pitt, et beau-père de lord Stanhope, ameutait ses collègues contre le nouveau système fédératif ; des transactions commerciales avaient mis dans la main de cet Anglais un diamant énorme du poids de six cents grains ; après de vains efforts pour se débarrasser d'une propriété si onéreuse, il fit presser le duc d'Orléans de l'acheter ; mais l'extrême dénuement de nos finances ne permit pas au prince d'en accueillir la proposition. C'était pour punir ce refus que M. Pitt commença son intrigue. Le Régent et l'abbé Dubois, alarmés d'un soulèvement qui pouvait saper la base de toute leur politique, se résignèrent aux plus durs sacrifices ; on paya deux millions cette brillante superfluité, qui depuis lors a porté le nom du Régent dans le catalogue des diamants célèbres[16]. Le sort de la triple alliance fut assuré du moment que l'écrin de la couronne tint sous sa clé le talisman qui pouvait ouvrir à Westminster les bouches de l'opposition. L'abbé Dubois avait obtenu ce succès an prix d'incroyables fatigues ; ses dépêches, qui contiennent quelquefois cent et cent cinquante pages, exposent avec fidélité quels étaient dans les conférences le génie naturel, l'esprit subtil et l'imagination féconde de ce négociateur porté, sans apprentissage, au timon des affaires. Il semble voir un serpent qui se replie et se roule, un rhéteur qui plonge et se répète à dessein pour éblouir et embarrasser l'adversaire ; il est diffus, mais seulement dans la broderie de ses idées, car le fonds en est rigoureusement arrêté. On jugera de son activité quand on saura que pendant cette négociation et pendant celle de la quadruple alliance, qui suivit, il entretint à la fois avec le maréchal d'Uxelles, avec le conseil de régence et avec le Régent[17], trois correspondances de ce genre, toujours différentes par la mesure des confidences, et souvent très-opposées dans le sens des paroles et la nature des inventions. L'envie, qui gémissait de sa fortune, se fût consolée si elle eût connu ses travaux.

Dans la chaleur de ces nouveaux engagements, le Régent fut importuné de la visite du czar, dont les dispositions avec l'Angleterre étaient très-équivoques. L'envoyé de Russie qui fit la première ouverture au duc d'Antin ne reçut qu'une réponse polie et vague. Mais le prince Kourakin, ministre à La Haye, ayant adressé une demande formelle au maréchal d'Uxelles, il ne fut pas possible de l'éluder[18].

La cour accueillit Pierre Ier avec froideur et magnificence. Du moment où il débarqua en France, il fut défrayé de tout, à la manière de Orientaux. On envoya Dulybois, gentilhomme de la chambre, le recevoir à Dunkerque ; le marquis de Nesle, à l'entrée de la Picardie ; le maréchal de Tessé, à Beaumont ; et les gardes-du-corps, à Saint-Denis. Un double logement lui avait été préparé au Louvre et à l'hôtel de Lesdiguières, situé au bord de l'eau près de l'Arsenal. Il préféra le dernier, plus conforme à son goût pour la navigation. Ses rapports avec le roi furent établis sur le pied de la stricte égalité. Il fit sentir sa supériorité à tous les autres ; et, quoiqu'il parût importuné des honneurs qu'on lui rendait, on apercevait bien qu'il eût été encore plus mécontent de la négligence qu'on eût mise à les lui rendre.

Le czar ne trouva point en France la justice qu'il méritait. Les gens de lettres, qui finissent toujours par être les arbitres des réputations, n'y avaient pas encore consacré la sienne. Les esprits, dégoûtés de l'admiration par les revers du dernier règne, et entraînés par la régence vers les pensées molles et futiles, étaient peu propres à bien apprécier ce génie brut et colossal. On vit dans lui le voyageur extraordinaire ; mais le grand homme échappa[19]. Sa marche depuis Calais excita au moins l'étonnement de la foule accourue sur son passage. Également incommodé par les carrosses du roi, dans lesquels il étouffait, et par les chaises à deux roues, dont l'état de sa santé lui rendait les cahots trop pénibles, Pierre imagina de se fabriquer lui-même une voiture. Ayant rencontré sous une remise la caisse vermoulue d'une espèce de phaéton, il la fit lier avec des cordes sur deux longues solives, et en chargea des chevaux en forme de litière. Il se plaça lui-même sur ce siège élevé et totalement découvert. Les Français de son cortège lui représentèrent en vain que cet appareil était aussi peu convenable à son rang que dangereux pour sa sûreté ; car les chevaux, qui n'avaient pas l'habitude de porter de tels fardeaux, et de régler leurs pas comme l'exige le transport des litières, l'exposaient à chaque instant aux chiites les plus funestes. Mais le czar, accoutumé à voir tout plier sous sa volonté, rejeta les observations avec impétuosité, et l'on fut plus effrayé de sa colère que de ses dangers. Des hommes soutinrent les chevaux et les brancards, et le souverain des Russies traversa deux de nos provinces, étalé avec indifférence sur cette grotesque et périlleuse machine.

Plusieurs relations nous ont transmis les particularités de son séjour ; son enthousiasme à la vue du mausolée du cardinal de Richelieu ; sa surprise à la Monnaie des médailles, où le balancier frappa sa propre image avec cette légende si ingénieuse : vires acquirit eundo ; sa visite à madame de Maintenon, où il fut embarrassé et non pas incivil ; son admiration pour les établissements grands et utiles, et son dédain pour tout ce qui n'était qu'agréable ou fastueux ; enfin les nombreuses occasions où il déploya son avidité à s'instruire, son jugement exquis, et surtout l'extrême variété de ses connaissances, dont je rapporterai une preuve qui a échappé aux éditeurs d'anecdotes. En traversant l'infirmerie des Invalides, il aperçut un signe particulier attaché au lit d'un malade. On lui expliqua que c'était un moribond abandonné -par les secours humains. Le czar s'avance brusquement vers le vieux soldat, le considère avec attention, lui tâte le pouls, et, jetant sur sa suite un de ces regards qui le rendaient quelquefois si terrible, il prononce que le malade ne mourra pas. L'exact Dangeau assure qu'en effet la prédiction se réalisa.

Tandis que Pierre Ier feuilletait des manuscrits esclavons dans la bibliothèque de la Sorbonne, il fut harangué par des docteurs qui lui proposèrent d'éteindre le grand schisme des églises grecque et latine : Je ne suis qu'un soldat, leur répondit le czar ; mais je ferai volontiers examiner le mémoire que vous me remettrez. La Sorbonne se hâta de rédiger cet écrit, qui m'a paru contenir autant de ménagement et de raison qu'en peuvent supporter de pareilles matières. Aussi, le pape et le clergé russe en furent également indignés, parce que le premier y vit avec horreur les libertés gallicanes, et le second les superstitions romaines. Mais le czar, qui n'avait pas abattu le despotisme de sa propre église pour subir le joug d'un pontife étranger, prit le parti des préjugés nationaux. Il institua une fête burlesque, où le pape représenté par un fou, et les cardinaux par des bouffons ivres, étaient les héros d'une bacchanale. A l'invention de cette parodie, qui n'est ni chrétienne ni philosophique, et qui fut le seul fruit du zèle indiscret de la Sorbonne, on reconnaît le monarque dont le duc d'Antin nous a révélé la confession dans les termes suivants : Pierre Ier a peu ou point de religion, et la regarde comme un instrument de gouvernement, dont il faut être le maitre. C'est pourquoi il s'est fait son patriarche par le conseil, dit-il, du roi Guillaume[20].

Le czar avait entamé en Hollande, avec le marquis de Châteauneuf, une négociation plus importante à ses yeux que cette querelle des théologiens. On sait que le cardinal de Richelieu, pendant la guerre de trente ans, jeta dans le nord de l'Europe, par notre union avec Gustave-Adolphe, un contrepoids à la maison d'Autriche. Depuis lors, l'alliance de la Suède nous était assurée par un subside annuel, qui faisait fleurir cette terre pauvre et martiale. Mais, presque anéantie par la démence de Charles XII, elle ne nous offrait plus qu'une amitié aussi indocile qu'onéreuse. A ses côtés s'élevait la puissance prussienne, développant avec sagesse les germes de sa grandeur future. La France, jalouse de sauver un ancien allié et d'en acquérir un nouveau, venait de désarmer le roi de Prusse par un traité signé secrètement à Berlin le 14 septembre 1716, qui garantissait à ce prince sa conquête de Stettin. Cet acte d'une politique éclairée fut le principe d'un système fédératif qui subsista quarante années. Il ne faut pas en disputer la gloire au maréchal d'Uxelles, qui n'en mérita pas d'autre pendant sa courte influence.

Ce fut dans ces circonstances que le czar vint brusquement nous dire : Je vaux mieux pour vous que la Suède que j'ai vaincue. Versez dans mes mains l'or que vous perdez dans les siennes ; je tiendrai ses engagements, et je vous apporte de plus l'alliance de la Prusse et de la Pologne. La France n'était point accoutumée à cette politique franche, mercenaire, pleine de sens et de vigueur. On nomma le maréchal de Tessé, vieillard usé, spirituel et sans crédit, pour alimenter les conférences avec les ministres russes. Charles XII y fut abandonné par degrés ii l'implacable ressentiment de son rival ; on chicana sur les subsides de la Russie, comme ferait un maître avare avec un nouveau serviteur. L'affaire fut mêlée au projet d'un traité de commerce, sur lequel personne en France ne pouvait fournir de notions positives. Kniphausen, ministre de cette Prusse que le czar croyait nous vendre, et que déjà nous avions achetée d'elle-même, parut quelquefois clans ces conférences, et y joua son rôle factice avec l'aisance d'un diplomate consommé. Ce fut encore une circonstance particulière de cette négociation, que, comme on s'y servait de la langue française, peu familière à la plupart des interlocuteurs, on n'y paraissait jamais mieux d'accord que lorsqu'on s'y entendait le moins. Enfin, ce qui était prévu arriva ; le czar partit avant d'avoir rien terminé. On rédigea à la hâte quelques articles insignifiants qui furent envoyés en Hollande et signés le 15 août, entre la France, la Russie et la Prusse, sous le nom de traité de correspondance et de bonne amitié, termes qui équivalent, dans la langue diplomatique, aux formules de politesse entre les gens du monde. La France y assura néanmoins sa médiation pour la paix du Nord, avantage qu'elle eut ensuite la faiblesse de partager avec l'Angleterre[21].

Il paraît que Pierre Ier n'avait pas apporté dei préventions favorables à la Franco. Il laissa en Hollande sa femme, qui l'avait toujours accompagné, et sans doute il craignit d'exposer aux railleries de la moderne Athènes cette fameuse servante livonienne dont l'âme n'était pas moins extraordinaire que la fortune. On se souvient que lorsqu'il eut l'intention un peu singulière de former des demoiselles moscovites aux manières élégantes des sociétés les plus polies de l'Europe, ce fut en Allemagne et non pas en France qu'il les envoya étudier les grâces de leur sexe[22]. Les résultats de cette tentative sont connus ; il fallut se hâter de rappeler les fragiles élèves, tant la rapidité de leur instruction effraya le législateur. Cependant la multitude d'artistes et de savants distingués que le czar connut à Paris, l'empressement et l'urbanité de toutes les classes de citoyens, les témoignages d'une générosité noble que le gouvernement sema sur son passage, les attentions ingénieuses du duc d'Antin, le plus délicat courtisan de son siècle, touchèrent ce prince. S'il ne put nous admirer, du moins, en nous quittant, il plaignit le sort d'une nation aimable qu'un luxe effréné entraînait à sa ruine. On remarqua surtout l'émotion involontaire dont son âme si ferme était saisie toutes les fois qu'il rencontrait et pressait dans ses bras le jeune roi, soit qu'il prévît les malheurs d'un enfant destiné à porter une couronne qui penchait vers son déclin, soit qu'il se rappelât que lui-même à pareil âge avait été en butte aux trames des assassins, comme de sinistres murmures en menaçaient alors le dernier rejeton de Louis XIV.

La France ne tarda pas à confirmer par son propre aveu la décadence prédite par le czar. Tandis qu'il rentrait dans cette capitale superbe, que son génie avait fondée au milieu des roseaux conquis par son épée, Paris voyait condamner à un éternel affront le plus beau de ses monuments. Une loi humiliante livra aux spéculations de l'intérêt privé les vastes terrains réservés par deux rois à la construction du Louvre[23]. La magnificence publique parut être désormais au-dessus de nos forces, et les nobles désirs s'éteignirent. Louis XIV avait laissé des prodiges imparfaits ; mais l'apparition d'un bras assez puissant pour les achever eût été elle-même le plus grand des prodiges. La France n'osa l'attendre ni du présent ni de l'avenir, et désespéra d'une gloire que les destinées n'avaient voulu que suspendre.

 

 

 



[1] Le poète Prior était du nombre. M. de Torcy écrivait, le 8 juillet 1715, à M. d'Iberville, notre ministre à Londres : Je crains d'avoir porté malheur à Prior en lui prédisant souvent que la potence serait la récompense de ses travaux. Madame de Jersey assure qu'on le pendra seulement pour rire.

[2] Jacques II, qui avait mérité quelque réputation comme duc d'York, débarqua à Paris dans le couvent des Jésuites. Il parut tout-à-fait indigne du trône, et pour ainsi dire hébété de sa chute. Madame de Sévigné explique comment on cessa de s'intéresser à un étranger apathique qui semblait lui-même ne pas s'intéresser à son propre sort. Les courtisans le trouvèrent fort ridicule avec su bigoterie si puérile, sa femme si intrigante et ses maitresses si laides. On méprisa l'insolence d'un Anglais qui, nourri à Saint-Germain des bienfaits de Louis XIV, affectait d'y toucher les écrouelles en sa prétendue qualité de roi de France.

[3] Une foule de lettres de la reine Marie, du Prétendant, de Bolingbroke et de Berwick, prouvent que les espérances des conjurés n'étaient pas sans fondement. L'histoire doit recueillir ce passage curieux d'une lettre de Berwick à M. de Torcy, du 24 août 1715, qui jettera une nouvelle lumière sur le caractère déloyal du fameux Marlborough, alors comblé des faveurs du roi Georges. Je viens, Monsieur, de recevoir une lettre de M. le duc de Marlborough, par laquelle il me marque qu'il espère beaucoup de la protection de M. le Chevalier (de Saint-Georges), et en même temps accompagne ses protestations d'un second présent de deux mille livres sterling. Ceci me donne beaucoup d'espérance ; car, vu le caractère de mon oncle, il ne jetterait pas ainsi son argente s'il n'envisageait quelque utilité. J'ai envoyé à milord Bolingbroke l'original pour qu'il le fasse passer au Chevalier, après l'avoir lu.

[4] Des faiseurs d'anecdotes ont même supposé une scène très-vive entre Louis XIV et le comte de Stair, et ils ont poussé l'exactitude jusqu'à en rapporter les paroles. Tout cela est fabuleux. Le roi ne discutait point avec les ministres étrangers, et surtout lorsqu'il s'agissait de les tromper par des mensonges.

[5] Cette lettre parvint à Philippe V, accompagnée de deux autres lettres écrites dans les mêmes vues par M. de Torcy et le maréchal de Berwick.

[6] Mémoires secrets de Bolingbroke.

[7] Voici en effet un passage de la lettre que Jacques III écrivit au Régent, le 26 décembre 1715, au moment de son embarquement à Dunkerque : Les paroles me manquent pour vous témoigner combien je suis vivement pénétré de toutes les marques que vous m'avez données en cette occasion de votre amitié pour moi. Je touche au moment de mon départ, et j'espère que je ne suis pas éloigné de celui auquel je me verrai en état de vous marquer par des effets la vivacité de ma reconnaissance.

[8] La lettre où il lui annonce son départ de Commercy est seulement du 25 octobre 1715. Je ne vous ai pas écrit plus tôt, lui dit-il, parce que je sais les ménagements que vous avez à garder.

[9] Lettre de Jacques III au Régent, de Peter-Head le 2 janvier 1716.

[10] Je dois néanmoins citer un trait d'équité qui honora la conduite que tinrent alors les tribunaux anglais. Jacques III, dans la précipitation de son embarquement, avait oublié Wood son médecin, qui fut fait prisonnier et conduit à Londres pour être jugé. Mais on décida qu'un médecin, saisi parmi des rebelles, était censé exercer son art, et non pas porter les armes contre son pays. Il eut la permission de retourner en Lorraine.

[11] Marie d'Est, qui avait été l'âme de l'expédition, survécut peu à ce revers, et mourut le 7 mai 1718. En moins de cinquante ans la France servit de refuge à deux reines d'Angleterre, Henriette, femme de Charles et Marie, femme de Jacques II. Toutes deux avaient fortement contribué, par une conduite inconsidérée, à la ruine de leurs maris, et moururent obscurément en France à l'âge de soixante ans ; la première, quoique fille de Henri IV, n'y ayant trouvé qu'indifférence et humiliation ; et la seconde, adroite Italienne, ayant joué un rôle important jusqu'à la mort de Louis XIV. Cette inégalité de traitement peut s'expliquer par la différence de leurs caractères. La veuve de Jacques enveloppa sa conduite personnelle et l'éducation de son fils de tout l'appareil de la plus austère bigoterie, et poursuivit sans relâche l'œuvre de sa restauration ; ta veuve de Charles se faisait distinguer pie une humeur vive, enjouée et railleuse ; sa personne était petite, maigre, et d'une taille irrégulière ; la beauté remarquable de sa figure avait eu peu de durée. Elle montra d'abord dans la guerre civile du courage et de l'activité ; mais cet état violent excéda ses forces. Elle m'a conté, écrivait madame de Motteville, qu'à son débarquement en France, elle disait à son médecin Mayerne qu'elle sentait sa raison s'affaiblir, et qu'elle craignait de devenir folle ; et que celui-ci répondit brusquement : Vous n'avez que faire de le craindre, madame ; vous l'êtes déjà. Il n'est pas étonnant que, vaincue par d'aussi grands malheurs, une femme découragée en cherche enfin l'oubli dans les distractions de la vie privée, où une nature tendre et un sang ami des plaisirs ne restent pas sans consolation. Henriette goûta si bien dans Paris les charmes d'une existence inconnue, qu'elle en préféra ensuite les jouissances à l'éclat du trône où ses fils étaient remontés. Des Français ont accusé Mazarin de l'avoir laissée languir dans une telle indigence, qu'elle était obligée, faute de bois, de passer l'hiver au lit. Je n'ai pas été peu surpris de trouver la justification du cardinal dans des écrits britanniques. On y lit qu'aussitôt que le gouvernement français avait envoyé à la reine ses provisions, elle les faisait vendre pour fournir de l'argent à un fort bel Anglais qui la ruinait et la maltraitait. Voilà qui ne ressemble guère à la Henriette des Oraisons funèbres ; mais j'avoue qu'un homme de bon sens ne doit pas mieux compter de trouver la vérité dans les récits indiscrets de l'étranger que dans les harangues obligées de Bossuet.

[12] Cet arrangement ne tarda pas à être conclu entre les deux monarques par la convention de Westminster du 15 mai 1716.

[13] La première lettre de l'abbé Dubois est du 12 mars 1716 ; la réponse de lord Stanhope du 19, et la dernière lettre de Dubois du 8 avril.

[14] Ce traité fut définitivement signé à La Haye le 4 janvier 1717. Il fut précédé par diverses conventions préparatoires des 24 août, 9 octobre et 28 novembre.

[15] Lettre de milord Cadogen à Dubois du 22 janvier 1717 ; lettre du même jour de Dubois au maréchal d'Uxelles.

[16] Le duc de Saint-Simon parle de cette acquisition avec une emphase qui prouve combien il en ignorait les circonstances ; car le duc d'Orléans s'amusait assez souvent à tromper par de fausses confidences ce seigneur passionné. De tous les diamants connus le régent passe, non pour être le plus gros, mais le plus beau. On a coutume, dans les inventaires des joyaux de la couronne, de lui donner une évaluation imaginaire de six millions de francs. Pendant la révolution il fut mis en gage chez des banquiers étrangers pour faciliter des remontes de cavalerie ; c'est le seul service qu'il ait jamais rendu. Bonaparte eut la vanité d'en orner son épée, qui n'avait certes pas besoin d'ornement.

[17] Il faut dire, à la honte du Régent, que Dubois fut souvent obligé de lui retirer sa confiance, et de ne plus rien lui mander que par l'entremise de Nocé, grand-maître de sa garde-robe, à qui il écrivait directement ; le motif de cette précaution fut la coupable insouciance du Régent, qui traînait dans ses poches et finissait par perdre les papiers les plus importants.

[18] Le czar débarqua à Dunkerque le 30 avril 1717, arriva à Paris le 7 mai, et en repartit le 21 juin pour les eaux de Spa.

[19] Je me souviens d'avoir entendu dire à vos ministres, au cardinal Dubois, à M. de Morville, que le czar n'était qu'un extravagant, né pour être contremaitre d'un vaisseau hollandais, etc. (Lettre de Voltaire à M. de Chauvelin, du 30 octobre 1760.) Les Mémoires de d'Antin et de Saint-Simon, les lettres de Tessé, de Nesle et de Dulybois contiennent des détails sur Pierre In que je n'ai pu employer dans mon récit. Je vais en extraire quelques-uns pour les lecteurs qui aiment à se figurer la personne des hommes extraordinaires.

Le czar était très-grand, maigre, bien fait, quoique un peu courbé ; le teint brun et animé ; la tète ronde et habituellement penchée sur une épaule ; les yeux grands, noirs et perçants ; le nez peu long et les lèvres assez grosses ; un tic dans les muscles du visage qui lui donnait un air farouche ; le corps dans un mouvement continuel, excepté à table, où il parlait beaucoup, mangeait et buvait étonnamment.

Costume très-simple ; habit de drap uni ; un large ceinturon de cuir, d'où pendait un sabre ; une perruque noire et courte ; des bottes ; point de manchettes ; point de gants ; le chapeau à la main ; en tout de la négligence, et peu de propreté.

Le fond de son tempérament était la mélancolie et l'inquiétude. Pour échapper à la première, il se plongeait dans les excès ; la seconde lui fit entreprendre plusieurs de ses voyages sans utilité. Brusque, absolu, inconstant, il abhorrait toute gêne, et renversait les obstacles. Dar à lui-même, bon pour ses gens, familier avec le peuple, ombrageux sur l'étiquette ; passablement instruit dans les sciences, habile dans plusieurs métiers ; peu libéral, sachant le prix de toutes choses pour n'être pas trompé ; d'une conception vive, d'un sens parfait, avec une sorte de grandeur dans les manières, mais peu soutenue : mélange assez piquant de l'aine d'un Tartare, du génie d'un grand homme, et des grâces un peu sauvages d'un despote qui s'était poli lui-même.

Ses courtisans outraient ses défauts, sans égaler ses qualités. Sa cour est ivrogne sordidement. D'Antin. Cette petite cour est changeante, irrésolue, et, du trône à l'écurie, fort sujette à la colère. Dulybois. Toute la maison du czar, excepté lui, s'est enivrée pour célébrer les Pâques. De Nesle. Le chapelain exigeait pour ses prières une fourniture énorme de bougies qu'il revendait impudemment dans la ville. Dulybois. Un chambellan, appelé Lefort, traînait ce beau nom dans la fange ; embauchait des ouvriers, et finit par être emprisonné pour dettes au fort l'Évêque.

[20] On lit dans une lettre de M. de Lavie, chargé des affaires de France en Russie, à la date du 27 mai 5757, que les jésuites qui s'étaient introduits à Pétersbourg, et y avaient fondé des écoles, étaient très-mortifiés du voyage du czar à Paris. Ils craignaient que cet illustre catéchumène ne fia séduit par la légèreté avec laquelle la bulle Unigenitus était traitée à la cour du Régent, et qu'il ne revint janséniste en Russie. Ce jugement risible n'était pas dépourvu de toute prévoyance. Pierre, il est vrai, n'emporta de Paris que le titre d'académicien ; mais à son retour il n'en chassa pas moins les jésuites de ses états.

[21] On a imprimé, en 1806, des mémoires du maréchal de Tessé, où sont insérées quelques-unes des pièces de cette négociation. Je les ai confrontées aux originaux ; elles sont exactes, mais très-incomplètes. Leur publication moins tardive eût épargné de grandes méprises à la plume élégante de Voltaire.

[22] Mémoires de l'Académie des Sciences, année 1725.

[23] Lettres patentes du 13 décembre 1717, qui révoquent celles du 5 janvier 1624, ainsi que l'arrêt du 20 août 1667, et permettent de construire et de réparer dans l'espace destiné au dessein du Louvre. L'interdiction levée par cette loi comprenait les environs de l'église de Saint-Germain-l'Auxerrois, la rue des Fossés, le quai, la rue Saint-Honoré, depuis le coin de la rue des Poulies jusqu'au monastère des Feuillants.