CLOVIS, ses meurtres politiques

 

 

 

I

Clovis était devenu, tant par la conquête que par la confiance de l’Église et des populations gallo-romaines, le maître de la plus grande partie de la Gaule. Les provinces de Syagrius et d’Alaric étaient passées successivement sous sa loi ; des succès contre les Thuringiens à l’est, contre les Bretons à l’ouest, avaient assuré sa domination aux deux extrémités opposées. L’Église, par la voix du pape Anastase, le saluait comme son fils aîné, son défenseur, sa colonne de fer. Les évêques, héritiers du titre et de l’autorité administrative des defensores civitatis, lui prêtaient les lumières de leur expérience, et le grand saint Remi, notamment, exerçait sur lui toute l’influence d’un conseiller intime. C’est à cette époque, où son pouvoir était déjà consolidé, où il s’occupait de questions d’organisation intérieure, qu’on le voit, dans la plupart des compilations historiques, se prendre d’une jalousie sanguinaire et d’une rage subite d’extermination contre plusieurs petits rois ses parents, possesseurs de territoires indéterminés dans le nord de la Gaule, autour de Cologne, Cambrai et autres lieux. Les détails des trahisons et des meurtres dont il se rend coupable, dans le but d’agrandir ses états, sont faits pour imprimer une tache avilissante au front d’un prince, jusque-là renommé pour son humanité et sa justice. Le seul texte sur lequel on se fonde est la fin du deuxième livre de l’Histoire ecclésiastique des Francs, écrite au déclin du VIe siècle par saint Grégoire, évêque de Tours. Quoique les meurtres de Clovis soient en effet racontés tout au long dans ce passage de notre plus ancienne chronique, il faut dire que les commentateurs modernes ont vu là plus encore qu’il n’y avait en réalité, qu’ils ont parfois chargé les traits, et qu’ils ont tiré des conséquences exagérées ou fausses, soit sur l’attitude de l’Église, soit sur la barbarie des Francs et de leur chef[1].

Les événements en question ont été rattachés aux années 509 ou 510, et il serait presque impossible de leur trouver une autre place dans le règne si rempli de Clovis. Il convient de les examiner à fond dans leur source unique pour avoir la clef des singularités qu’ils renferment. Mais avant d’entrer dans les détails, je poserai trois considérations préliminaires, portant sur les conditions dans lesquelles se présente à nous l’épisode des meurtres de Clovis.

Dans la partie de l’Histoire des Francs qui s’étend de la moitié du second livre au commencement du quatrième, le chroniqueur ne cite point de sources, parce qu’il en manque entièrement et qu’il en est réduit aux traditions : il relate des faits qui ont passé par les bouches d’une ou deux générations et il néglige leurs causes politiques, qui, ordinairement, le préoccupent moins que l’effet littéraire.

En second lieu, il est, comme on vient de dire, le seul auteur de qui l’on tienne le récit des perfidies de Clovis, les historiens qui les rapportent comme lui étant postérieurs et l’ayant pris pour guide. D’après cette absence de tout autre témoignage contemporain, on serait tenté de concevoir déjà une résomption dubitative[2] : nous verrons tout à l’heure si les textes peuvent nous fournir autre chose. Loin de nous cependant la pensée d’attribuer à Grégoire de Tours des assertions calomnieuses : on reconnaîtra qu’il n’est nul besoin de recourir à ce système invraisemblable.

Enfin, il faut tenir compte non seulement des conditions du déposant, mais de celles du prévenu. Or, les antécédents de Clovis, qu’il est inutile de rappeler présentement, justifieraient peu de pareilles façons d’agir.

Ces principes posés, entrons dans l’examen du récit lui-même ; disséquons-le, pour ainsi dire, et après avoir essayé d’en montrer la valeur, nous chercherons à l’éclairer par des lumières empruntées au dehors : c’est-à-dire qu’après avoir fait la part de ce qui n’a pas pu être, nous tâcherons de distinguer ce qui a dû être.

Ce récit met en scène des personnages et expose des circonstances ; deux points qui sont à étudier successivement.

II

Et d’abord, nous voyons un roi franc à Cologne, un autre à Cambrai, un autre au Mans, un autre on ne sait où (on l’a supposé à Thérouanne), les uns et les autres proches parents de Clovis. — Des textes positifs et que l’on connaît assez nous ont appris que Clodion s’était emparé de Cambrai, d’Arras et de tout le pays jusqu’à la Somme[3] ; aucun ne nous dit que lui ou ses successeurs aient perdu ni aliéné ces conquêtes. Le tombeau de Childéric a été retrouvé, comme l’on sait, à Tournai, et Clovis, avant d’envahir le domaine de Syagrius, résidait dans la même ville. L’un de ces princes avait-il donc établi autour de lui d’autres tribus franques ayant pris part à la conquête ? C’est l’explication qu’on donne généralement. Mais alors, comment les chefs des Ripuaires ou des autres tribus se trouvaient-ils les proches de Clovis, chef des Sicambres ou des Saliens[4] ? Suivant la coutume germanique, chaque tribu se gouverne par des chefs pris dans son propre sein. Une fusion s’était-elle déjà opérée entre les diverses tribus sous la conduite des Sicambres ? Alors elles n’avaient plus de souverains particuliers et indépendants. Chaque tribu, au contraire, avait-elle conservé son autonomie ? Alors ses chefs n’étaient pas de la même tribu, ni à plus forte raison de la même famille que le chef de la tribu voisine. Quelle apparence, en outre, qu’un prince franc soit venu dès lors s’établir jusqu’au Mans, et que Clovis, en étendant sa domination jusqu’à la Bretagne, ait laissé subsister un petit pouvoir dont il aurait été jaloux ? Ce roi du Mans, d’ailleurs, est donné comme un frère de celui de Cambrai : il ne pouvait par conséquent être à la tête d’une tribu particulière. Pour le royaume de Cologne, quand les Allemands se jetèrent sur cette contrée, ce fut Clovis qui la défendit et qui les écrasa à Tolbiac, avec l’aide de Sigebert, s’il faut en croire un autre passage de la chronique [t. II, p. 37] ; toutefois il agissait de son propre chef et comme maître du pays.

Mais j’ai tort de m’attacher à ce point du récit ; il se réfute par son exagération même : Clovis, est-il dit, fit périr une quantité d’autres rois, même de ses plus proches parents …… et il étendit ainsi son empire sur toutes les Gaules[5]. La Gaule, s’il fallait s’en rapporter à ces paroles, aurait été partagée entre une foule de petits tyrans, comme autrefois la Grèce. Les pays conquis précédemment sur les Romains et les Goths, les cités administrées par les évêques, tout cela n’aurait guère tenu de place, étant admis ce que la physique appelle la loi de l’impénétrabilité. On pourrait, il est vrai, ne pas entendre parlé terme de rex des rois proprement dits, mais des personnages de sang royal ou même des dignitaires investis de hauts commandements. Cette acception était assez fréquente alors. Le titre de roi avait été appliqué de la sorte à Syagrius, chef militaire des Gallo-Romains[6] ; et Grégoire de Tours nous apprend lui-même ailleurs qu’on le prodiguait aux enfants des princes[7]. Mais si l’on admet une telle interprétation, l’on n’a plus affaire à des souverains indépendants ; le royaume dont Clovis s’empare, les sujets qu’il soumet (regnum cum populo), tout cela change de signification, et l’histoire prend un tout autre aspect. Nous verrons plus loin ce qu’il faut penser de la condition réelle de ces personnages.

Au compte du narrateur également, la famille de Clovis eût été singulièrement nombreuse, si nombreuse même, que ce prince ne l’aurait pas connue tout entière : car, dit-on, deux lignes après, il se cherchait d’autres parents pour les mettre à mort, dans la crainte qu’ils ne lui enlevassent le royaume. Le roi des Francs, parvenu à l’apogée de ses victoires, désiré par les peuples, aimé par l’Église, aurait donc eu besoin de recourir à des subterfuges pour se débarrasser non seulement d’adversaires insignifiants, mais de compétiteurs possibles et imaginaires ; et à la seule pensée d’un rival, il aurait voué à l’extermination toute sa race. En supposant qu’il eût eu des projets aussi coupables, le degré de développement où en était arrivé son pouvoir exclut l’idée de pareils expédients à l’égard de ceux que Grégoire lui-même appelle ses ennemis[8].

Ainsi, pour tous les personnages que le chroniqueur met en scène, nous ne trouvons pas une grande vraisemblance de situation. Passons aux circonstances du récit.

Pendant qu’il séjournait à Paris, le roi Clovis envoya dire secrètement au fils de Sigebert : Voilà que ton père est devenu vieux, et il boite de son pied malade. S’il venait à mourir, son royaume te reviendrait de droit avec notre amitié. L’hérédité de père en fils aurait donc été une loi reconnue dans le soi-disant royaume de Sigebert. Ce qui n’empêche pas qu’un peu plus loin Clovis se propose aux suffrages du peuple entier, et par eux est élu roi[9], sans que l’hérédité soit seulement mise en question[10]. Séduit par cette perspective, le fils médite la mort du père, et saisit le moment où celui-ci, se disposant à une promenade dans la forêt Buconia, s’endort sous sa tente au milieu du jour. Or Clovis, plus loin, raconte au peuple que Sigebert a été tué par son fils en fuyant à travers la forêt, tandis que lui naviguait sur l’Escaut (on a vu tout à l’heure qu’il était à Paris). Serait-ce pour mieux convaincre ses auditeurs qu’il leur expose le fait autrement qu’ils ne l’ont vu se passer, et leur donne à entendre qu’il s’était rapproché à l’avance de Cologne, pour attendre la réussite d’un coup prémédité ? — Mais la mort du fils parait encore plus étrange : il semble que ce Chlodéric avant tué son père, parent de Clovis, celui-ci doive exiger le wergeld, et exercer la vengeance prescrite par les lois germaniques[11]. Au lieu d’user de ce moyen légal et facile, le roi se condamne à employer une ruse grossière. Après la mort de Sigebert, Chlodéric envoie prévenir Clovis, et lui offre une part de ses trésors. Celui-ci fait répondre : Montrez-les seulement à mes gens, et vous garderez tout. L’autre obéit, et les émissaires de Clovis lui disent : Mettez donc la main jusqu’au fond du coffre, afin de trouver tout ! Chlodéric se baisse, et aussitôt un coup de hache lui fend la tête. C’est alors que Clovis, arrivé tout d’un coup de Paris à Cologne, parait comme le deus ex machina, tient au peuple le langage que nous connaissons, en protestant de son innocence, et se fait proclamer roi. En vérité, l’on ne peut s’empêcher de reconnaître, dans cet ensemble de faits, une sorte de légende agencée par le génie populaire avant d’avoir été confiée à l’écriture. C’est ici surtout qu’il faut se rappeler les sujets de vers recherchés du chroniqueur, l’art de mettre en scène et de peindre par le dialogue que M. Thierry lui reconnaît, et les vieux chants nationaux écourtés qu’il distingue dans la galerie mal arrangée de ses tableaux[12]. — On trairait, dit, sous la même impression, M. Ozanam, lire les plus tragiques récits de l’Edda[13]. M. Kries, par un chemin différent, arrive à un sentiment identique, en ce qui concerne la harangue de Clovis : Le nom de Chlodoric, fils de Sigebert, dit-il, est désigné ; tous les deux sont dits parents de Clovis, et celui-ci est donné comme voyageant sur l’Escaut ; toutes choses que Grégoire omet dans la narration qui précède. Nous pensons donc qu’une cause particulière nous a fait parvenir le discours avec ces compléments. Je ne sais trop si Grégoire ne l’a pas trouvé écrit ; à moins qu’on ne veuille le rattacher à quelque légende des Germains[14]. Grégoire de Tours, en effet, a puisé plus d’une fois à cette source. Mais si l’on veut que les détails du discours soient empruntés, ceux de la narration entière sont bien compromis.

III

Toutes ces difficultés n’infirment rien, répondent de prétendus défenseurs de Grégoire de Tours, qui, dans les occasions où le texte ne servirait pas les besoins de leur cause, ne s’y attacheraient peut-être pas avec tant d’empressement. En l’absence de contrôle valable, dit M. Bordier, ce n’est nullement entamer les récits de Grégoire que de plaider contre eux les simples vraisemblances[15]. II semblerait, au contraire, que c’est en l’absence de tout autre moyen de vérification que l’invraisemblance et l’impossibilité peuvent prouver quelque chose. Mais passons leur valeur comme argument est affaire d’appréciation.

Voici un passage qui, sans offrir une contradiction formelle, ne laisse pas que d’affaiblir l’autorité de la narration examinée ci-dessus. C’est la phrase fameuse qui, dans le texte, vient immédiatement après : Dieu faisait chaque jour tomber ses ennemis sous ses pieds, et augmentait son royaume, parce qu’il marchait devant lui avec un cœur droit, et qu’il faisait ce qui était agréable à ses yeux. C’est de Clovis qu’il est question : on pourrait s’y méprendre. Luden, critique allemand, croit ces mots interpolés. M. Kries, qui le cite [De Greg., etc.], ne peut, dit-il, accéder au même avis, en raison de l’autorité des manuscrits, et il se demande quelle intention a eue le chroniqueur. L’abbé Gorini, nous l’avons vu, cherche à démontrer que la culpabilité de Clovis n’est pas impliquée par le récit précédent[16]. M. Bordier, de son côté, traduit ainsi : Dieu faisait tomber ses ennemis sous ses pieds, afin qu’il marchât avec un cœur droit devant lui[17]. Et il ajoute cette remarque : Il nous semble plus naturel de croire que le latin un peu chancelant du saint évêque aura légèrement dévié du chemin que suivait sa pensée. Par là, M. Bordier me parait errer doublement : il fait un contresens léger mais évident — selon lui, afin que diffère légèrement de parce que et de plus il complique la difficulté. Dieu ferait réussir le crime, afin que le criminel soit encouragé à la vertu ; ce serait un moyen assez détourné. Que le succès du crime soit la récompense de la vertu ou qu’il en soit le chemin, ce sont, à mes yeux du moins, deux propositions inexplicables, au lieu d’une que nous avions précédemment. Depuis la publication de sa traduction de Grégoire de Tours, M. Bordier parait être revenu sur son interprétation. On doit l’en féliciter. Mais fallait-il qu’il la remplaçât par une autre encore plus étrange, quoique moins neuve ? Avant lui déjà, d’autres écrivains ont voulu voir dans cette phrase une oblitération du sens moral chez l’auteur, un excès de condescendance pour un prince catholique, en un mot, une apologie des crimes de Clovis, qu’elle suit comme un corollaire[18]. L’abbé Gorini, malgré son insuccès dans la recherche d’une explication satisfaisante, et malgré son erreur sur le droit germanique (erreur dont M. Guizot est le premier responsable), a très bien fait ressortir l’injustice d’une telle imputation[19]. Mais il faut entendre M. Bordier la renouveler d’une façon plus accentuée encore :

Grégoire, en cet endroit, fait bien nettement l’éloge des coups d’État de Clovis, qui avait usé d’un peu de fourberie et d’un peu d’arbitraire mêlés d’un peu de sang, mais qui, lui aussi, avait sauvé la patrie et la religion 1 Annotateurs modernes, critiques, éditeurs, traducteurs, notre étonnement sur cette phrase célèbre est vraiment candide !... Au temps de Grégoire, l’Église (qui avait ouvert la porte aux Barbares) avait pleinement à subir les dures conséquences de ce qu’elle avait fait. A la somme des maux de la Gaule, elle avait ajouté la brutalité d’une soldatesque étrangère. Mais l’accroissement du danger avait grandi les erreurs de la piété... Donc tout ce qui est fait par la foi catholique et en vue de son avancement est héroïque, tout ce qui lui est contraire est criminel. A ce titre, Clovis docile à saint Remi, Clovis partageant son autorité avec les évêques au concile d’Orléans, et Clovis massacrant les chefs païens jusque dans sa famille est également fidèle et sans tache. Si Ragnacaire, Sigebert et ses autres victimes étaient des Francs inconvertis (nous le verrons tout à l’heure), Grégoire doit se féliciter de leur perte et en glorifier l’exécuteur. L’explication de sa phrase est là... Est-ce à dire que le sens moral chez le saint évêque était perverti ? Oui, en ce que l’intelligence s’obscurcit et le coeur se déprave par le spectacle du mal, parles misères longtemps souffertes, par la peur. Toutes les espérances de l’Église étant attachées à la force et à l’unité du christianisme, l’anéantissement de l’incrédule par tous les moyens possibles était encore salutaire et pieuse. On sait trop durant combien de siècles cette doctrine a persisté après qu’elle n’avait plus, comme au temps de Grégoire, une sorte de nécessité pour excuse[20].

Il fallait citer cette page tout entière pour montrer jusqu’où une phrase de notre chroniqueur peut entraîner les adversaires de l’Église. Les éloges décernés à Clovis par Grégoire de Tours, répète à son tour M. Bourquelot, ne sont d’aucune importance en un temps où le sens moral était ainsi oblitéré[21].

Voilà comme s’expriment ceux qui accusent les autres de dénigrer le saint évêque de Tours. En le flétrissant ainsi, ils lui associent l’Église entière, et ils pensent le blanchir en faisant ses contemporains aussi noirs que lui. Voilà comment on parle de cette Église qui arrêta les chefs barbares par le seul aspect de ses pontifes, qui sauva de la barbarie les débris du vieux monde en les recueillant dans son sein, dont le propre fut, alors comme toujours, comme aujourd’hui, de vaincre par la douceur, et dont le rôle salutaire et bienfaisant, dans ces siècles de déchirements et de désastres, a été reconnu par le plus éminent des coreligionnaires de M. Bordier, M. Guizot, ainsi que par le savant Guérard et tous les grands érudits de notre époque. Répondre en détail à ces accusations sortirait de mon cadre : et d’ailleurs des plumes plus autorisées que la mienne l’ont fait. Chacun sait que, si l’Église a parfois approuvé ou conseillé des expéditions guerrières entreprises au profit de la chrétienté, elle n’a jamais étendu la même faveur à un peu de fourberie et d’arbitraire, mêlé d’un peu de sang. Citer cette explication du passage controversé, c’est déjà montrer la valeur qu’elle doit avoir, surtout émanant de ceux qui reprochent à leurs contradicteurs de les combattre avec de vains raisonnements.

On parle de la condescendance de Grégoire de Tours pour les princes catholiques. Et cependant, il a jugé Chilpéric, son contemporain, Herménigilde, et d’autres encore, avec un excès de sévérité que tout le monde reconnaît[22]. Cette phrase, devant laquelle personne n’a passé sans stupéfaction et sans une sorte d’impuissance, ne serait-elle pas un indice grave de l’altération du texte primitif, altération dont on rencontre un exemple dans un passage voisin et dans plusieurs autres ? On admettrait difficilement, en effet, que le même homme qui vient de donner un blâme au fils parricide[23], accordât consciencieusement un éloge à celui qui a fait périr et le fils et le père ; d’autant plus que la phrase donne comme ennemis légitimement vaincus les personnages que le récit précédent a représentés comme victimes de la fourberie. Et ceux qui attribuent encore cette contradiction aux accommodements d’une morale facile, n’impriment-ils pas au nom de Grégoire de Tours la plus indélébile flétrissure ?

Pour Chararic, que l’on a supposé roi de la Morinie et placé à Thérouanne, le chroniqueur rapporte que Clovis marcha contre lui parce qu’il l’avait abandonné au moment de la bataille contre Syagrius, se tenant de loin pour lier amitié avec le vainqueur. Or, en faisant marcher Clovis contre Syagrius, Grégoire a fait mention de Ragnacaire, et non de Chararic [chap. XXVII], bien que l’un eût dû lui rappeler l’autre. S’il n’a pas confondu les deux noms, d’où vient cette omission ? Clovis, en tout cas, a donné à son indignation le temps de se refroidir (de 486 à 510), et ne s’est pas empressé de châtier la défection. Mais il y a mieux : Clovis nous est montré comme faisant subitement de Chararic et de son fils un prêtre et un diacre. Or ces personnages, comme tous les Francs de leur contrée, étaient païens et fort hostiles au christianisme[24]. Ce fut même une des raisons qui amenèrent leur lutte avec Clovis ; et leur conversion, qui eût dû précéder nécessairement leur ordination, eût fait disparaître une des causes du conflit. Observons néanmoins qu’ici le roi ne met à mort Chararic et son fils qu’après les avoir entendus proférer contre lui une espèce de menace.

Il y avait aussi le roi Ragnacaire, à Cambrai [chap. XLII]. Mais lui méritait au moins son sort par les désordres auxquels il se livrait : Il n’épargnait même pas ses proches. Or, ceux-ci étaient aussi les proches de Clovis, si Clovis était proche de Ragnacaire ; de sorte qu’ici encore le roi des Francs, selon le droit que lui conféraient ses coutumes, n’avait qu’à venir réclamer justice, les armes à la main, pour ses parents outragés. Au lieu de cela, il croit devoir s’y prendre, comme tout à l’heure, par la trahison ! Pour séduire les gens de Ragnacaire, il leur fait passer divers objets en or : mais plus tard, lorsque après un faux combat les traîtres ont livré leur maître enchaîné et l’ont vu décapiter, il se trouve que l’or est faux (notez qu’il avait été néanmoins offert en présent à Clovis). Ils vont donc se plaindre à lui, et il leur répond : Cet or est bon pour ceux qui ont livré leur maître à la mort de leur propre gré. De telles paroles seraient ridicules dans la bouche de celui qui a acheté la trahison ; car il sait bien qu’il ne convaincra pas ses complices de son innocence. Qu’il vous suffise de vivre, ajoute-t-il. Et ils s’estiment heureux de cette récompense. Lorsque Ragnacaire est amené à Clovis avec son frère Richaire (sans doute un autre roi peu connu dans l’histoire), le langage de ce prince est également singulier ; il ne trouve pas de meilleurs griefs, pour justifier la condamnation à mort qu’il exécute cette fois lui-même, que de dire à l’un : Pourquoi t’es-tu laissé enchaîner ? et à l’autre : Pourquoi n’as-tu pas secouru ton frère ? Puis, dans toutes ces occasions, Clovis a grand soin d’opérer la saisie des trésors, qui revient, après chacun de ses meurtres, comme un refrain de récits populaires. Un prince qui payait en or faux aurait dû, avec cette rapidité d’action, faire une prompte fortune. Mais il est constant que les premiers mérovingiens furent étrangers à la richesse comme au luxe, et un texte de Grégoire lui-même l’atteste pour Clovis[25].

On conviendra, après cet examen, qu’il y a toute vraisemblance que le chroniqueur ait emprunté de pareilles scènes à des traditions mises en œuvre par l’esprit inventif et commentateur du peuple gaulois, auquel lui-même appartenait ; qu’on se souvienne du violent et profond antagonisme qui régnait entre cette race et la race des Francs, et on trouvera aux détails qui noircissent la mémoire de Clovis, une source plus naturelle que les légendes germaniques ou les tragédies de l’Edda, dont parlent MM. Kries et Ozanam.

Mais Grégoire lui-même ne nous répète-t-il pas quatre fois, dans ces pages, le mot fertur : on raconte ? Cet indice est des plus clairs. Il témoigne d’une bonne foi remarquable, mais en même temps d’une incertitude réelle, d’autant plus grande qu’elle est avouée. N’ayant pu contrôler les faits, mais seulement recueillir les on-dit parvenus à ses oreilles, après avoir passé par mille bouches, le chroniqueur se contente de les insérer pour ce qu’ils valent, heureux, du reste, de rencontrer sur son chemin des légendes ou des anecdotes émouvantes, prêtant à la mise en scène, propres à être traduites en vers pompeux, comme le voulait le goût de cette époque de décadence.

Toute tradition a néanmoins son fondement, dont elle s’est plus ou moins écartée. Je n’ai prétendu nier que les circonstances, avec les résultats qu’elles impliquent : des faits réels ont dû fournir le canevas sur lequel on a brodé, faits qui n’auront pu parvenir à Grégoire de Tours dans leur intégrité. C’est ce qu’il faut tâcher de démêler.

IV

Les textes qui peuvent nous renseigner à ce sujet sont rares, comme tous ceux qui ont trait à une époque aussi reculée. Ils nous fournissent des indications de deux sortes : 1° des témoignages sur Clovis ; 2° des éclaircissements sur les faits en question.

Parmi les premiers, qui sont relativement en plus grande abondance, les textes tirés de l’Histoire des Francs auront ici une force toute particulière, puisqu’ils infirmeront des récits contenus dans cette même Histoire. Or, on lit dans le Prologue du Livre III, presque immédiatement après les meurtres de Clovis, un éloge de ce prince portant sur ce qu’il a confessé la Trinité indivisible, et qu’avec son secours il a étendu son royaume sur la Gaule entière. C’est donc une nouvelle reconnaissance de la légitimité de tous les agrandissements de Clovis, dans le genre de la fameuse phrase discutée plus haut. Le prologue du Livre V est plus explicite : Rappelez-vous, dit Grégoire en proposant Clovis pour modèle aux princes de son temps, rappelez-vous ce qu’a fait le premier auteur de vos victoires, qui a mis à mort des rois hostiles, qui a écrasé des peuples mauvais et soumis ceux qui sont de la patrie[26], et qui vous a laissé sur eux une autorité sans tache et sans conteste. Et malgré cela, il n’avait ni or ni argent comme vous. — Il faut conclure de là, remarque Ruinart à propos de ce passage, que Clovis et ses fils n’amassèrent pas grand pécule; ce qui explique pourquoi Thierry attachait tant d’importance à la perte d’un plat d’argent[27]. Voilà qui semble répondre à la fois aux extorsions iniques et aux trésors saisis les uns après les autres.

Il serait peut-être oiseux d’aller chercher d’autres témoignages après ces déclarations de l’auteur lui-même. Cependant, pour plus de sûreté, eu voici quelques-uns : Le roi Clovis, dit la Vie de saint Maximin[28], brilla entre tous par son courage invincible ; mais cette grandeur d’âme était due à sa fidélité envers Dieu. Aussi sa gloire et sa puissance s’augmentaient par la force divine plus encore que par ses victoires matériellesJusqu’au terme de ses jours, dit Aimoin qui cependant a connu la Chronique de Grégoire de Tours, on vit persévérer en lui le soin de la religion et la vigueur de la justice[29]. » Ces indications n’ont rien de précis, je le veux bien, et l’une d’elles au moins est bien postérieure au texte critiqué : nos adversaires ont soin de le faire valoir. Toutefois, devons-nous les rejeter ? Et si on les admet, comment se ferait-il qu’un traître reconnu possédât un courage invincible, ou qu’un meurtrier eût à cœur la vertu et l’équité ? Je ne rappellerai pas les lettres des évêques à Clovis : on croirait que je veux faire son éloge. Mais il est incompréhensible qu’au concile d’Orléans, tenu en 511, — à son retour, pour ainsi dire, de Cologne, Cambrai et autres lieux, — on n’entende que des félicitations sur son zèle pieux et son humanité[30], s’il vient réellement d’accomplir des actes de cruauté et d’injustice. Ce sont ici, remarquons-le, des témoignages plus anciens que celui de Grégoire de Tours, puisqu’ils sont contemporains. Les évêques avaient une autorité aussi haute que le prince franc, et leur prêtât-on à son égard une certaine condescendance, on ne saurait raisonnablement la faire aller jusqu’à une telle bassesse, quand nous voyons, entre autres exemples, saint Eleuthère le reprendre publiquement à Tournai, d’une faute qu’il n’osait avouer[31]. Répétera-t-on encore que les hommages rendus à la fidélité chrétienne de Clovis viennent à l’appui des horreurs racontées de lui ?

Ainsi, dans les documents anciens ou même contemporains, nous ne découvrons nulle trace d’assassinats politiques à la charge de Clovis. Au contraire, il y a trace de calomnies répandues sur son compte, d’une source ou d’une autre, dès le temps de ses fils, et qui pourraient avoir une affinité secrète avec les récits dont Grégoire de Tours a illustré sa chronique : calomnies que l’hostilité des deux races en présence suffirait à expliquer. Mais, sans rien affirmer à cet égard, je me borne à constater que le texte dont je veux parler (lettre écrite par Théodebert à l’empereur Justinien), en voulant justifier Clovis de certaines calomnies arrivées jusqu’au prince byzantin, le loue particulièrement d’avoir gardé à tous une foi inviolable, d’avoir loyalement respecté les alliances contractées, et, dans son ardeur pour la religion chrétienne, d’avoir, loin de ruiner les temples sacrés, relevé au contraire avec plus d’éclat ceux que les païens avaient détruits[32]. Éloges officiels si l’on veut, mais qui toutefois, par la précision des points sur lesquels ils portent, seraient devenus autant d’ironies si Clovis eût réellement et notoirement agi comme le raconte l’Histoire des Francs. — Nous pouvons donc constater non plus seulement que les faits se sont trouvés altérés, mais encore dans quel sens ils l’ont été ; et cette donnée doit nous servir de fil dans notre investigation sur ces mêmes faits.

La seconde classe de documents dont j’ai parlé est moins nombreuse. Mais il faut réunir ces indications, les compléter l’une par l’autre, de manière à en faire un tout applicable — au moins en gros — à chacun de ces prétendus rois, dont la fin a eu lieu certainement à la même époque, pour les mêmes motifs et par les mêmes moyens.

Écoutons d’abord les graves paroles de la Vie de saint Maximin, aussi ancienne, à peu de chose près, que l’Histoire des Francs :

La puissance du règne de Clovis fut en butte à des attaques de toutes les sortes ; car la volonté de bien des gens est ainsi faite qu’ils sont avides de changements, et qu’ils cherchent à renverser ou à entraver les établissements nouveaux avant qu’ils soient consolidés. C’est en grand nombre que de tels esprits, convoitant le désordre, se rencontrèrent dans son royaume. Entre autres les habitants de la ville de Verdun ourdirent une défection et une révolte. Le roi Clovis, persuadé qu’en des affaires de ce genre il faut de l’énergie, s’avança avec des troupes pour punir les rebelles. Ceux-ci envoient saint Euspice au-devant de lui pour l’apaiser : tous deux entrent dans la ville, en se tenant par la main ; le roi accorde un pardon complet, et va rendre grâce à Dieu dans la basilique. Puis, après avoir donné deux jours de repos à ses soldats, voulant les emmener pour mettre ordre à d’autres affaires semblables, il se fait suivre par saint Euspice et son neveu Maximin. Et plus loin : Après avoir été régler d’une manière digne les intérêts de son royaume dans les pays et les cités qui le réclamaient, il revient avec eux jusqu’à Orléans, où il leur donne un territoire pour fonder un monastère[33].

Ainsi l’affaire de Verdun ne fut qu’une révolte entre vingt du même genre que Clovis eut à réprimer. En quittant cette ville, il se dirigea avec ses troupes contre d’autres rebelles : or, c’était en 510, précisément à l’époque des faits dont je m’occupe[34], et peu de temps avant le concile d’Orléans, qui eut lieu, selon toute apparence, durant le séjour du roi mentionné ici. Quelles sont toutes ces révoltes ? Nous n’en savons rien. Mais la Chronique de Baldéric[35] nous apprend ce qui suit :

Clovis avait laissé pour la garde de Cambrai Ragnacaire, son cousin ou son neveu… Un jour que le roi revenait, ce Ragnacaire, enflé d’un orgueil criminel, viola sa foi et refusa l’entrée de la ville. Par l’obscénité de ses mœurs et son insolence, il s’était attiré la haine des Francs. Ceux-ci, ne pouvant plus le supporter, cherchent des moyens de hâter sa mort, et font connaître au roi Clovis ce qui en est.

Chose surprenante, et d’une grande portée non seulement pour le point que j’examine, mais pour l’Histoire des Francs tout entière, Baldéric a connu cette Histoire ; il s’en sert ; il la cite avant et après le passage que je viens de transcrire ; bien plus, l’indication qu’il nous donne, il l’a puisée, s’il faut l’en croire, dans le texte de Grégoire de Tours[36] ! Ainsi le texte que nous possédons aurait été altéré et dénaturé assez gravement, fait qui n’offre rien d’invraisemblable, puisqu’il s’est reproduit souvent. — Bien que les manuscrits les plus anciens contiennent ce récit tel qu’il est reproduit dans les diverses éditions, la responsabilité de Grégoire se trouverait en quelque sorte dégagée ici, et ce passage n’aurait plus de garantie certaine. Les premiers manuscrits qu’on possède de l’Histoire des Francs, par ordre d’ancienneté, sont postérieurs à l’auteur d’un demi-siècle au moins, et l’on sait que, dans de pareils temps, un moindre intervalle suffisait pour que des textes fussent altérés par les copistes[37]. Mais supposât-on que Baldéric ait cité à tort l’Histoire des Francs, le témoignage de cet écrivain n’en serait pas moins précieux ; car, bien qu’il vécût au XIe siècle, il avait l’avantage d’être sur le théâtre des faits et à même de recueillir tous les renseignements locaux. Chanoine de Cambrai, il devint plus tard évêque de Noyon et de Tournai ; et son autorité est appuyée par une charte de Gérard II, évêque de Cambrai, qui parle de lui en ces termes : C’est un homme savant, et versé surtout dans ce qui concerne le pays des Morins, comme sa chronique l’a montré[38].

Aimoin, chroniqueur du Xe siècle, qui s’est également servi de l’Histoire des Francs, se rapproche de Baldéric, et semble, lui aussi, avoir lu un texte différent du nôtre, ou bien avoir possédé sur Ragnacaire d’autres données que celles qu’il a puisées dans Grégoire de Tours : Clovis, dit-il, marcha contre un certain chef[39] nommé Ragnacaire, résidant à Cambrai, qui lui était lié par le sang, mais qui par sa corruption lui était devenu hostile[40]. Et cette qualification de duo, il l’emploie avec intention à l’égard de Ragnacaire, puisqu’il laisse celle de rex à Sigebert de Cologne ; à moins qu’il n’attribue aux deux termes le sens vague, usité plus anciennement, de haut dignitaire ou de personnage du sang royal.

Ce témoignage est bien postérieur aux faits, j’en conviens. Mais la Vie de saint Remi, reproduite par Hincmar d’après une biographie contemporaine de cet évêque, dépose absolument de même[41].

Ainsi, nous pouvons déjà dégager de ce qui précède quelques éclaircissements, reposant à tout le moins sur de fortes probabilités :

1° Ragnacaire n’était pas un roi dans l’acception propre du mot, mais un subordonné à titre quelconque ; il n’avait pas un royaume indépendant, mais un commandement plus ou moins élevé et la garde d’une ville, qu’il voulut ériger en souveraineté par la révolte[42].

2° Clovis n’a point excité les gens de Ragnacaire à la trahison par l’appât de l’or : il a légalement puni de mort un coupable, devenu odieux même aux siens et livré par eux à un juste châtiment.

3° La félonie et l’usurpation de Ragnacaire se compliquaient encore, si l’on admet ce point du récit de Grégoire de Tours, d’outrages envers ses proches ; outrages dont Clovis, s’il était parent lui-même, devait demander compte, selon le droit germain.

Faut-il, maintenant, étendre à Chararic et à Sigebert — en gros, bien entendu — ce qui est le fait de Ragnacaire ? Pour en juger, outre la coïncidence d’époque qui associe la fin de ces divers personnages ; outre la ressemblance de leur situation, même dans l’Histoire des Francs, où ils sont tous appelés ennemis de Clovis ; outre le grand nombre de révoltes que ce prince, suivant la Vie de saint Maximin, eut à réprimer après celle de Verdun, il faut encore tenir compte des particularités suivantes :

Sigebert, ainsi qu’on l’a vu, avait combattu à Tolbiac dans les rangs de Clovis, et ce dernier nous est montré à ce moment, non pas, selon la conjecture assez gratuite de M. de Pétigny[43], comme secourant le roi des Ripuaires , mais bien comme défendant son propre territoire[44]. Chlodéric, le fils de Sigebert, s’était trouvé à Vouillé dans la même condition que son père à Tolbiac (et il est à remarquer que le chroniqueur ne les donne ni l’un ni l’autre pour des rois dans ces circonstances). Chararic, de son côté, avait dû combattre contre Syagrius, et Clovis avait à le punir de n’avoir pas combattu[45].

Il est donc visible qu’ils étaient aussi non des alliés, mais des subalternes appelés par leur chef. Or n’a-t-on pas vu plus d’une fois, dans ces temps de justice sommaire, des coupables exécutés pour des griefs moins nombreux et moins fondés que ceux qui viennent d’être reconnus à la charge de ces rebelles ? Ce n’est pas tout cependant : à ces griefs s’en joignait un d’un ordre différent, qui, aux yeux de Clovis, ne devait pas être une aggravation médiocre, et dont plusieurs textes, aussi anciens que précis, nous permettent de constater l’existence.

V

La Vie de saint Remi nous révèle la première le fait en ces termes : Une quantité de gens non convertis à la foi chrétienne se retirèrent au delà du fleuve de la Somme avec Ragnacaire. Après que le roi Clovis eut obtenu, par l’aide du Christ, ses nombreuses victoires, ce Ragnacaire, plongé dans de honteux désordres, fut enchaîné par les Francs et livré à Clovis, qui le mit à mort, et fit consommer par le bienheureux Remi la conversion de son peuple [Surius, t. I, p. 297]. Flodoard dit aussi que Ragnacaire trahit Clovis lorsque ce prince se convertit [Hist. eccles. Rhemensis, I, 13]. Mais nous n’avons pas besoin de recourir à ce témoignage tardif pour savoir que le roi des Francs, avant de se décider à recevoir le baptême, fut retenu longtemps par la crainte de l’opposition d’une partie de ses guerriers, qu’il rencontra une assez vive résistance chez les superstitieux sectateurs d’Odin, qu’il fut obligé de les haranguer pour en décider un certain nombre à suivre son exemple, et que ce nombre fut encore assez restreint au premier moment[46].

Les païens opiniâtres se concentrèrent de l’autre côté de la Somme, par conséquent aussi bien à Thérouanne et en Morinie, où l’on a placé Chararic, qu’aux alentours de Cambrai où Ragnacaire, un des leurs, avait été cantonné par le roi avec un titre et une autorité quelconques. Ils organisèrent bientôt une résistance active à la propagation du christianisme, résistance qui se lie aux révoltes reconnues plus haut, et dont on a des preuves certaines. Elle devint même une persécution contre les fidèles qui se trouvaient dans la contrée occupée par eux. On a des exemples de chrétiens chassés de Cambrai et de Tournai[47]. A Arras, l’église, dévastée par Attila, ne put se relever de ses ruines avant l’époque des événements dont nous nous occupons[48]. A Cologne même, où résidait Sigebert, l’exercice de l’épiscopat fut empêché durant un certain temps, et ne fut rétabli qu’après un assez long interpontificium, par les soins de Clovis et l’envoi de saint Aquilin dans cette ville[49].

Il est constant que le roi, vers le même temps, fut obligé de faire évangéliser à nouveau toute cette région, et qu’il y envoya de nombreux missionnaires, notamment saint Vast, qui avait été son catéchiste et un des principaux auteurs de sa conversion. Saint Vast, ou Védastus, se rendit à Arras, où il trouva l’église encore souillée par les païens. De là il fut envoyé à Cambrai, vraisemblablement après la mort de Ragnacaire, et il occupa simultanément le siège épiscopal des deux villes[50]. Saint Remi prit lui-même la part la plus active à ces missions ; il en fut l’âme et le directeur. C’est par lui que saint Antimond fut chargé de prêcher dans la Morinie, dont il fut l’apôtre, sinon l’évêque ; par lui que furent consacrés les premiers évêques de Tournai, Théodore, saint Eleuthère, saint Médard (saint Piat, qui avait converti autrefois cette ville, n’était pas revêtu du caractère épiscopal)[51]. Enfin il s’y employa de sa propre personne, comme vient de nous l’apprendre son biographe.

Ce fut cette grave occupation qui le retint loin d’Orléans lorsque le concile de 511 y fut convoqué par le roi d’après son conseil ; et c’est la seule manière d’expliquer son absence de cette importante assemblée, où furent réglées des questions d’un intérêt majeur, qu’il n’eût point manqué de traiter, si l’évangélisation du nord de la Gaule n’eût absorbé tous ses soins : il y avait à peine un an que les fauteurs de l’opposition venaient de disparaître, et le triste état de la contrée présentait des besoins urgents, auxquels son zèle pouvait à peine suffire.

La préface d’une ancienne messe de saint Remi loue cet illustre pontife de n’avoir pas redouté, dans ses prédications, la pourpre des rois ni les privations de toute espèce[52]. Ne faudrait-il pas voir dans ces mots une allusion aux travaux apostoliques dont nous parlons, et à ces personnages, appelés à tort des rois, qui entravaient la diffusion de la foi chrétienne ? Le paganisme et les superstitions avaient tellement pris racine sur les bords de la Somme et dans les diocèses d’Arras, de Tournai, de Thérouanne, de Cologne, de Metz, qu’il fallut des efforts longs et redoublés pour les en arracher. Ce n’est qu’au VIIe siècle que cette tâche laborieuse fut à peu près achevée par saint Valéry, saint Vandolen, saint Riquier, saint Ursmar et d’autres, envoyés, soit par saint Colomban, soit par saint Bercond, évêque d’Amiens, soit par le roi Clotaire II. Saint Germain d’Écosse, étant en France environ cent ans auparavant, avait déjà converti sur la côte plus de cinq cents idolâtres[53].

Ainsi Clovis n’avait pas seulement puni des rebelles : il avait étouffé le foyer de la résistance opposée à la propagation du christianisme dont il s’était fait le fervent disciple. Quelle force n’acquièrent pas, avec cette explication, les témoignages recueillis plus haut sur son compte ! La vigueur de la justice, le zèle de la religion, la restauration des églises détruites par les païens deviennent au tant d’allusions aux événements qui viennent d’être examinés. Il faut y joindre encore celle que renferme la lettre écrite par saint Remi lui-même à ses suffragants, où il dit que ce prince a non seulement prêché, mais encore défendu la foi catholique[54].

Les obstacles suscités aux missionnaires chrétiens constituaient une lésion des intérêts populaires autant que du pouvoir royal : c’était la force brutale détruisant les conquêtes pacifiques de la parole. Et quand on voit ces fidèles chassés, ces églises ruinées ou profanées, la barbarie renouvelée dans tout un pays, peut-on prétendre que le roi des Francs fut l’agresseur ? Peut-on lui reprocher d’avoir mis un terme à un pareil état de choses, quand cette conduite s’accordait avec le soin d’une vengeance légitime alors, avec celui du rétablissement de son autorité violée, ou, si l’on veut, de son agrandissement ?

Ici comme dans la plupart de ses guerres, Clovis unit sa cause à la cause de la défense des populations : c’était une habilité sans doute ; mais était-ce un crime ? Comme à Vouillé, il délivrait ses coreligionnaires d’un joug odieux ou d’une impuissance intolérable. Dans ces événements, il apparaît comme Charlemagne avec les Saxons, réprimant, civilisant et christianisant à la fois.

VI

Les éclaircissements qui précèdent établissent d’une manière générale la nature des prétendus assassinats politiques de Clovis. Sans doute ces actes ont été accompagnés de particularités qu’il est regrettable de ne pouvoir connaître ; mais au moins en sait-on suffisamment pour juger qu’elles ont dû différer de celles que raconte l’Histoire des Francs.

Le fond du récit de cette chronique et même plusieurs détails ne sont pas en désaccord avec l’ensemble des notions réunies ci-dessus. Les textes dont je me suis fait un appui sont, dit-on, d’une autorité moindre que celle de Grégoire de Tours, et postérieurs au sien. Mais, on l’a vu, quelques-uns sont aussi anciens ou même plus anciens que lui ; et quant aux autres, ils ont encore une antiquité respectable. Doit-on les récuser tous en faveur d’un seul ? Et si Grégoire de Tours est l’unique historien qui soit rapproché des faits (non pas, en tout cas, l’unique source historique de l’époque), son témoignage a-t-il, pour ce motif unique, un poids plus considérable dans la balance? Au contraire, la rareté des témoins rend ordinairement la déposition moins sûre.

On me reprochera aussi de n’avoir pas compté, dans les raisonnements qui précèdent, avec les mœurs franques et le caractère des chefs barbares. Je répondrai d’abord par un axiome : Ce sont les faits qui doivent former nos appréciations sur telle époque ou tel individu, et non ces appréciations qui doivent nous faire préjuger des faits. Or, les actes imputés à Clovis ont contribué largement à former l’opinion sur son époque. Il ne faut pas qu’à son tour cette opinion vienne réagir sur ces actes en leur prêtant de la vraisemblance. On a, du reste, généralement exagéré la barbarie des Francs. Il y aurait de longues pages à consacrer à cette question. Les Francs avaient des rapports de longue date avec les Gallo-Romains, dont une partie souhaitait d’amour leur domination[55] ; ils avaient depuis longtemps leur code salique ; le christianisme, quoique récent parmi eux, avait encore adouci leurs mœurs, et son influence se faisait sentir sur le peuple comme sur le roi. Les textes ne manqueraient pas pour prouver que l’on s’est créé sur la société d’alors des idées trop absolues. Je n’en veux citer qu’un seul ; il est d’un historien étranger il est vrai, mais d’autant moins suspect de partialité, qui écrivait vers le milieu du VIe siècle :

Les Francs, dit Agathias, ne sont pas rustiques comme les autres barbares ; ils sont pleins d’urbanité et policés comme les Romains… Tous sont chrétiens, et ont sur Dieu des notions parfaites. Ils ont dans les villes des magistrats et des prêtres…, et ils ne me paraissent différer de nous que par leur vêtement barbare et leur langue native. Ce qui me frappe surtout d’admiration, parmi les qualités qui les distinguent, c’est la justice et la concorde qu’ils observent entre eux… Leurs princes sont, lorsqu’il le faut, pacifiques et faciles. C’est pourquoi ils vivent avec une autorité assurée, défendant leurs possessions, ne perdant rien, mais plutôt acquérant[56]. Ces dernières paroles sembleraient venir encore à l’appui des explications données plus haut.

En résumé, n’admit-on point, malgré tout, que les faits se soient passés comme je l’ai imparfaitement indiqué, il sera difficile d’admettre davantage qu’ils se soient passés conformément aux récits recueillis par Grégoire de Tours. On ne saurait certainement accuser le chroniqueur de malveillance : outre sa droiture naturelle, les divers jugements qu’il a formulés sur Clovis excluent toute supposition de ce genre. Mais ne le voit-on pas ailleurs ajouter bout à bout des fragments de divers écrits, sans s’attacher à leur liaison ou à leur concordance ? Il est naturel qu’il en ait usé de même, sans penser à mal, pour les fragments qu’il emprunte à des traditions amplifiées par le génie populaire. Sa responsabilité, d’ailleurs, semble en partie couverte par les altérations probables du texte. Après tout, était-il obligé de mesurer les conséquences que pourraient avoir ses narrations dans les mains des commentateurs modernes ?

 

A. LECOY DE LA MARCHE

Revue des Questions Historiques — volume I, 1866.

 

 

 



[1] Voir notamment les ouvrages de MM. Michelet, Guizot, Ampère, Fauriel, etc. L’abbé Gorini (Défense de l’Église, t. I, p. 290 et suiv.) a essayé déjà de rectifier quelques erreurs sur ce point : mais, se bornant à opposer les uns aux autres, pour les réfuter, les travaux de seconde main, il n’a pas porté la discussion sur l’autorité des textes originaux, et cherchant à prouver que la narration de l’Histoire des Francs, telle qu’elle est, n’impliquait pas la culpabilité de Clovis, il pouvait difficilement réussir.

[2] Grégoire de Tours est le seul annaliste de son siècle. Mais il existe pour cette époque, en dehors des chroniques, des matériaux historiques d’une grande valeur, tels que des lettres de différents personnages, des vies de saints, des diplômes, etc.

[3] Grégoire lui-même l’a indiqué plus haut (Liv. II, chap. IX).

[4] Les termes excluent l’idée d’alliés de famille : parentes, propinqui, parentes sui primi.

[5] Interfertis et aliis multis regibus, etc., chap. XLII.

[6] Id est, qui Romani imperii nomine in Galliâ prœerat. (Acta Sanctorum, Commentaire sur la vie de saint Remi, 1er octobre, p. 76.)

[7] V. l’édition de MM. Guadet et Taranne, t. I, p. 367.

[8] Hostes. Ch. XL.

[9] Si videtur acceptum, convertimini ad me … Illi super se regem constituunt. Ch. XL.

[10] Je sais bien que le droit héréditaire appartenait à tous les membres de la famille, et que l’élection se combinait jusqu’à un certain point avec l’hérédité, à l’origine de la royauté franque. Mais nous avons vu comment Clovis pouvait être parent. Et d’ailleurs, d’après le premier passage, l’hérédité ; d’après le deuxième, l’élection, suffiraient l’une sans l’autre.

[11] M. Bordier fait remarquer avec raison que cette coutume germanique n’était pas le droit pour chaque homme de se faire justice à soi-même, comme l’abbé Gorini l’induit d’une fausse interprétation de M. Guizot. Mais il reconnaît que le Franc avait la faculté légale de venger la mort d’un parent par celle du meurtrier. (Correspondance Littéraire, n° du 25 mars 1862) L’admission de cette rectification n’emporte avec elle aucun assentiment à l’égard de la critique que M. Bordier fait, en cet endroit, de l’auteur de la Défense de l’Église.

[12] Préface des Temps mérovingiens.

[13] Les Germains, t. I, p. 133.

[14] De Gregorii vitâ et scriptis, Breslau, 1839, p. 50 et suiv.

[15] Traduction de Grégoire de Tours, t. II, appendice.

[16] Déf. de l’Église, t. I, p. 290 et suiv.

[17] Traduction de Grégoire de Tours, t. I, p. 103.

[18] V. les ouvrages de MM. Michelet, Ampère, Fauriel, etc.

[19] Déf. de d’Église, t. I, p. 287 et suiv.

[20] Correspondance littéraire, 25 octobre 1861, et Traduction de Grégoire de Tours, t. II.

[21] Cours professé à l’École des Chartes, en 1861-65.

[22] Liv. V, passim.

[23] Ille indignus incurrit.

[24] V. plus loin. Bordier l’admet lui-même. On peut consulter aussi les Études sur les institutions mérovingiennes, de M. de Pétigny, t. II.

[25] Histoire des Francs, liv. V, prologue.

[26] Ou bien : les peuples de ses pères (patrias gentes).

[27] V. Hist. des Francs, l. III, ch. VII.

[28] Ou saint Mesmin, abbé de Mici, prés d’Orléans. V. D. Bouquet, t. III, p. 393.

[29] D. Bouquet, t. III, p. 40.

[30] V. la lettre des évêques, en tête des actes de ce concile.

[31] Acta SS., Febr., III, p. 190. — V. encore la Chronique de Gemblours, D. Bouquet, t. III, p. 337 : Clodovechus... regno per omnes Gallias legitime et pacifice confirmato, etc.

[32] D. Bouquet, t. IV, p. 58. On a cru que cette lettre parlait, de Thierry. Du Bos est de l’avis contraire, et, en effet, les traits qu’elle renferme ne sont applicables qu’à Clovis.

[33] V. D. Bouquet et Mabillon, Ann., t. I, p. 582. — Nous avons l’acte de cette fondation de l’abbaye de S. Mesmin : c’est encore un des monuments les plus précieux de l’esprit de Clovis. Spicileg., t. V.

[34] On a placé aussi l’expédition de Verdun à une autre date, vers le commencement du règne de Clovis. Mais on voit par le travail de M. de Pétigny (Études mérovingiennes, t. II) qu’il faut s’arrêter à celle-ci. Aimoin raconte également cette révolte, liv. I, chap. XVI.

[35] Publiée par M. Leglay en 1834, p. 10.

[36] Ejusdem historias textes indicat, etc. Ibid.

[37] Des manuscrits de Fortunat furent altérés même de son vivant, au VIe siècle. V. les Livres des Miracles, de Grégoire de Tours, Éd. Bordier.

[38] Datum Camer… an. 1082. Voyez l’édition de M. Leglay.

[39] Quemdam ducem.

[40] Aimoin, I, 22. La suite de l’histoire est aussi racontée un peu différemment.

[41] Acta SS. Octob., I, 149.

[42] Aimoin dit encore que le frère de Ragnacaire, au Mans, fait condamné par Clovis, comme étant celui qui convoitait le plus sa puissance (I, 25). Cela indiquerait une sorte de conspiration. V. un exemple du même genre dans l’épisode de Mundéric (Hist. des Francs, III, 14).

[43] Etudes Mérovingiennes, t. II, p. 563.

[44] Chlodovechi seditionibus subdunt… Ille coarctato populo cum pace regressus, etc.

[45] Histoire des Francs, II, 41.

[46] Cf. Vie de saint Remi, Acta SS. Oct., I, 146 ; et Grégoire de Tours, Hist. des Francs, II, ch. XXXI.

[47] V. sur ce point les détails donnés par M. de Pétigny, Etudes mérovingiennes, t. II, p. 563, 569, etc.

[48] Acta SS. Oct., I, 98.

[49] V. Lecointe, Annales, t. I, p. 271. Grégoire de Tours nous fournit un exemple semblable d’interruption des fonctions épiscopales à cause des païens, à Tours même, après la mort de saint Martin. Liv. I, chap. XLIII.

[50] Acta SS. Oct., I, 98. V. aussi Baldéric, Chronique de Cambrai et d’Arras, I, 4.

[51] Acta SS. Oct., I, 98, 99, et Sept., II, 3.

[52] In sua prœdicatione nec regum purpuras metuit, nec cunctarum rerum egestatem… Acta SS. Oct., I, 94.

[53] V. les vies de ces différents saints dans les Bollandistes, aux 1er avril, 19 avril, 2 mai, etc.

[54] Non solùm prœdicator catholicœ fidei, sed defensor.

[55] Histoire des Francs, II, ch. XXXVI.

[56] V. D. Bouquet, t. II, p, 47.