HISTOIRE DE LA RÉGENCE PENDANT LA MINORITÉ DE LOUIS XV

TOME TROISIÈME

 

CHAPITRE LXII. — Le ministère et la mort du duc d’Orléans (10 août-2 décembre 1723).

 

 

Le souvenir et l’œuvre de Dubois. — Retour des exilés. — Le duc d’Orléans las de Dubois. — Triste état du duc d’Orléans. — Entretien de Saint- Simon avec Fleury. — La petite vérole. — La sécheresse. — Le droit de joyeux avènement. — Mort du duc d’Orléans. — Conclusion.

 

Le souvenir et l’œuvre de Dubois

La mort de Dubois n’inspira de regrets qu’à l’Angleterre. A Paris, on observa que Dubois était mort, jour pour jour, et presque à la même heure qu’il avait fait enlever, un an plus tôt, le maréchal de Villeroy, et on pensa y découvrir un châtiment providentiel[1]. Sa renommée resta en proie à ses nombreux ennemis qui tous lui survécurent[2], cependant il parut aux contemporains que sa mémoire serait vite oubliée, car il n’avait laissé ni fondation fameuse ni famille élevée et n’avait jamais fait grand mal si on compte pour peu de chose le contrôle des actes des notaires, la Paulette, les quatre sols pour livre, l’affaiblissement des libertés gallicanes. Cependant ses négociations et ses traités avaient évité les guerres et affermi la paix. Haut, vilain et emporté, il n’était pas aimé, mais on le savait ferme contre les fripons et en garde contre les flatteurs. Chaque matin, tandis qu’on célébrait des messes devant le corps exposé dans l’église Saint-Honoré, le petit peuple défilait et disait « des sottises infinies » au défunt, à qui son impiété éclatante attirait ces malédictions[3]. Ses funérailles furent, contre l’usage, privées d’oraison funèbre ; mais à la nouvelle de sa mort, les actions de la Compagnie des Indes baissèrent de trois cents francs, et ce témoignage rendu à ce qu’il y eût de vraiment louable dans le gouvernement de Dubois, valait bien les creuses formules d’un panégyrique[4].

Parmi les plus fameux exemples de grandes fortunes politiques, celle de Dubois, commencée après l’âge de soixante ans et achevée en l’espace de quatre ans, doit être particulièrement remarquée, moins encore pour la rareté que pour l’enseignement à retenir d’une si rapide carrière. Celui qui l’accomplit devait, quoiqu’on en ait dit[5], posséder de grands moyens et des qualités supérieures. Dépourvu de grandeur d’âme et peu doué d’élévation d’esprit, Dubois associait sa grandeur personnelle à l’intérêt de son maître et pour les servir efficacement usait de toutes les ressources de la France ; cette conduite lui paraissait sage autant que légitime, ce qui pouvait tenir aux idées du temps comme à la morale du personnage : reste à savoir si, ce faisant, Dubois a desservi la France et compromis les intérêts de l’État.

Louis XIV laissait à la France le traité d’Utrecht, mais cette grande charte politique permettait des explications et des retouches ; toute la question se ramenait à savoir suivant quel esprit on procéderait à l'interprétation du traité. Un parti au pouvoir, le parti « vieille Cour », interprète des préventions populaires, ne concevait rien autre chose que la continuation et, au besoin, l’aggravation de l’animosité nationale contre les Anglais. Dubois eut le mérite d’entrevoir une conduite opposée, il eut l’adresse de la suggérer, le courage de la défendre et l’habileté de la faire prévaloir. Il osa imaginer la possibilité d’une alliance franco- anglaise et il entreprit de l’imposer, non à l’opinion publique qu’il dédaignait, mais à la diplomatie qu’il bouleversait. Ce faisant, agissait-il contre l’honneur et l’intérêt français ? On l’a soutenu avec une si ferme conviction, une si chaude éloquence et de si solides arguments qu’on a pu emporter la conviction des contemporains et celle de la postérité en sorte que la politique étrangère de la Régence demeure flétrie comme pourrait l’être une trahison. Et c’est une grave erreur autant qu’une cruelle injustice.

Que pour réaliser une brillante carrière, Dubois, ne pouvant imposer sa personne, ait cherché une idée qui ne se pût appliquer sans recourir à lui, ce calcul de sa part paraît certain. Que cette idée fût hardie, aventureuse, il l’eût reconnu, lui tout le premier. Qu’elle fût bienfaisante et pût procurer ce qu’il espérait d’elle, les événements l’ont montré ; car Dubois « abhorrait le trouble et la guerre[6] » et l'alliance franco-anglaise procura le bienfait d’une paix européenne de vingt-cinq ans.

A l’heure où la mort de Louis XIV livrait le destin de la France à Philippe d'Orléans, c’était un royaume ruiné, épuisé, qu’une administration économe et prévoyante pouvait rétablir à condition que !a paix n’y fut pas troublée. Si tout le mérite d'un véritable homme d’État consiste à choisir entre plusieurs inconvénients, Dubois eut ce mérite et il choisit la paix à tout prix, c’est-à-dire au prix de concessions cuisantes et coûteuses plutôt qu’au prix de l’isolement funeste et bientôt fatal. A force de souplesse, d’adresse et de concessions, il mit fin à l'isolement dans lequel se débattait la France depuis que l’encerclaient les coalitions, depuis 1672. Il fit mieux encore. Dans les rangs des ennemis il choisit nos alliés et prit place au centre d’une coalition nouvelle, celle-ci pacifique, dont la France sembla l’inspiratrice et la modératrice. Une nouveauté, à ce point étrange, devait soulever contre elle des adversaires pleins de méfiance, à l’étranger, pleins de haine, à l’intérieur. A Townshend, Heinsius, Sinzendorf, Alberoni répondent Torcy, Huxelles, Nancré, Saint-Simon ; mais Dubois, sans les négliger, s’adresse directement aux détenteurs du pouvoir : au roi d’Angleterre et au régent de France. Tous deux ne peuvent soutenir leur droit contesté au trône que dans la paix, et Dubois réussit à les convaincre que la succession de Hanovre et la succession d’Orléans courent les mêmes périls, imposent la même conduite et procèdent d’un commun intérêt. A Londres, Georges Ier et, à Paris, Philippe d’Orléans sont presque seuls à vouloir affermir le traité d’Utrecht afin d’appuyer sur lui leurs droits dynastiques convergents.

Ces droits étaient mis en doute ou contestés résolument en France, et leur revendication n’était pas une médiocre audace de la part de Dubois. Celui-ci n’avait pas impunément fait un séjour en Angleterre. Les conséquences de la révolution de 1688 lui avaient découvert la règle future de la transmission du pouvoir royal et il admettait que l’heureuse fortune survenue à la maison d’Orange pourrait échoir à la maison d’Orléans. Le traité d’Utrecht avait consacré l’établissement de la première et prévu l'avènement de la seconde ; il fallait donc tout tenter pour que ce traité reçut, sur tous les points, d’un consentement unanime, son exécution. Il enregistrait la renonciation et consacrait l’exclusion de Philippe V du trône de France ; en cela, il se montrait vraiment pacifique car l’accession de Philippe V au trône de Louis XV eut déchaîné une guerre de la succession de France, bien autrement redoutable que la guerre, à peine terminée, de la succession d’Espagne. Ainsi donc, rechercher et grouper les partisans du duc d’Orléans, les soutiens éventuels de sa candidature, c’était non seulement respecter la lettre du traité, mais associer et confondre l’intérêt du duc d’Orléans avec l’intérêt supérieur de la France, inséparable du maintien de la paix.

Une alliance conclue avec l’Angleterre suffisait à l’exécution de ce programme, alors qu’il n'en eut pas été de même d’une alliance avec la Hollande ou avec l’Espagne ou avec l’Empire. Dubois s’adressa donc à l’Angleterre, la séduisit, la décida ; mais il mit le prix et c’est ce prix, jugé excessif, qu’on lui a reproché. On alla même jusqu’à dire que ces complaisances étaient achetées par une pension, mais on n’a pu en apporter la preuve, pas plus que souvent on ne put parvenir à convaincre le négociateur d’avoir délibérément sacrifié, et sans compensation, un intérêt essentiel de la France. Les volontés et les désirs des ministres anglais n’ont pas rencontré la soumission servile qu’on a dit, sans avoir entendu les propos échangés et sans avoir lu les dépêches. Mais, en cela, Dubois porta la peine du procédé imaginé par lui. Parce que l’idée introduite par lui était si nouvelle et si hardie qu'il estimait périlleux de l’ébruiter avant le succès, il s’obligea à recourir à des voies souterraines et, quand il fut ministre, il ne sépara plus la diplomatie secrète de la diplomatie officielle, en sorte que la malignité publique s’exerça avec d’autant plus de vraisemblance sur son ouvrage que tout était mystère dans les délibérations et les correspondances des gouvernements. Il y eut entre eux des contestations très vives, des prétentions inacceptables, il n’y eut jamais, d’aucun côté, servilité ni capitulation. Ce qu’il y eut de répréhensible et ce qui reste île déshonneur de Dubois ce sont les protestations trop chaleureuses, les témoignages peu réfléchis de reconnaissance, de dévouement et d’adulation adressés par lui à un souverain étranger. Le cœur se soulève et la rougeur monte au front à la lecture de ces basses flagorneries où le goût, la mesure et le patriotisme sont également offensés. C’est par là que l’homme sentit, jusqu’à la fin, « la vile coque dont il sortait[7] ».

Qu’on soit impitoyable pour cette âme de laquais, pour ce prélat, ce ministre, ce négociateur dont le contact laisse comme une souillure, dont le nom évoque le souvenir d’une sorte de monstrueuse flétrissure, mais qu’on demeure juste à l’égard de l’homme d’État dont la politique subtile a valu à la France une autorité en Europe capable de balancer le prestige de l’Angleterre. Sans doute les conditions humiliantes mises au démantèlement de Dunkerque ne peuvent être ni excusées ni oubliées, mais elles-mêmes ne doivent pas faire oublier la compensation acquise par les négociations dont cette indigne lâcheté ne forme qu’un épisode. Une paix de vingt-cinq ans, — de 1717 à 1742 —, avec tout ce qu’elle valut de sécurité, de prospérité à la France, demeure un titre assez sérieux dans la carrière d’un homme d’État pour n’être pas dénigré ni oublié ; et c’était au milieu d’une Europe encore prête à s’embraser que Dubois et Stanhope avaient su étouffer les foyers prêts à se rallumer ; Georges Ier et le Régent y avaient travaillé de leur mieux et leurs efforts avaient produit un résultat dont la France et l’Angleterre auront toujours avantage à s’inspirer.

 

Retour des exilés

Le duc d’Orléans ne se proposait pas de rien changer à la politique étrangère de Dubois. « Ce qui pouvait arriver de plus des exilés consolant après la mort de M. le cardinal, c’est le peu de nouveautés qu’elle entraîne » écrit le chevalier Schaub[8]. Louis XV et son premier ministre se hâtaient de rassurer sur leurs dispositions[9] le roi d’Angleterre, qui aurait pu éprouver quelque inquiétude en voyant tous les ennemis de Dubois reprendre le chemin de Versailles. Nocé, que le courrier du prince avait trouvé à Senlis, accourut le premier. « Ne parlons plus du passé, lui dit le duc d’Orléans, je n’ai pu faire autrement ; mais à présent, demande-moi ce que tu voudras, je te l’accorderai. »

— « Je vous demande seulement la vie sauve ; vous avez accordé mon exil au cardinal, vous donnerez ma vie au premier qui là demandera[10]. » Ils s’embrassèrent et tout fut dit. Noailles tarda un peu plus. Son exil d’Auvergne était devenu le prétexte d’une palinodie comme il les aimait. De libertin et prodigue il s’était fait dévot et économe « au point de faire peser sa viande tous les jours aux poids de la ville, friand de vêpres et de saluts, et devenu l’arbitre des procès de la province[11] ». A Paris, il descendit à l’archevêché, s’alla confesser au grand pénitencier et communier des mains de son oncle le cardinal[12]. Enfin il fui conduit au Palais-Royal, où le duc d’Orléans lui prit la tête, le baisa sept bu huit fois et dit : Laus Deo, pax vivis, requies defunctis. Le retour de Noailles déplut à Schaub qui redoutait son influence sur un ancien compagnon de débauches[13]. Enfin, il fut question du rappel de Law[14] ; mais si le duc d’Orléans lui gardait un souvenir indulgent, il ne désirait pas s’engager dans une aventure nouvelle. Depuis sa chute et sa sortie de France, Law ne donnait plus d’inquiétude aux Anglais, il avait reçu à Londres des lettres de grâce[15] et on n’eut pas trop regretté de le voir tenter une nouvelle expérience financière aux dépens d’autrui. On vit reparaître M. de Torcy, mais le duc d'Orléans ne lui rendit pas la surintendance des postes qu’il garda pour lui-même[16] ; Torcy se contenta d’une commission de capitaine des gardes de la porte pour son fils[17].

 

Le duc d’Orléans las de Dubois

Le duc d'Orléans, écrit Schaub, le 5 septembre, « se comporte avec une fermeté à laquelle on ne s’attendait pas de lui » ; et, le 20 octobre : « Depuis la mort du cardinal, il est devenu plus âpre et plus jaloux de l’autorité qu’il ne l’a jamais été, au point que dans cet instant il n’y a personne qui puisse se vanter d’avoir de l’ascendant sur lui[18]. » C’était cette même fringale qui l'avait saisi au lendemain de la mort du feu Roi, à un moment où il avait tout à apprendre pour la conduite d’un grand royaume. Au lendemain de la mort de Dubois, son éducation était faite, mais sa charge était aussi lourde. Le cardinal avait tout accaparé, tout concentré entre ses mains, à peine avait-il admis des collaborateurs aux affaires étrangères où il se sentait en mesure de ne redouter personne. Partout ailleurs son programme de travail était d’une lamentable insuffisance, il touchait à tout et ne terminait rien, n’allant qu’au plus pressé, toujours en hâte à cause de la grande multiplicité des affaires qui s’accumulaient sur lui, dans un pays où on savait que, pour réussir, c’était à lui qu’il fallait s’adresser[19]. La jalousie du pouvoir l’avait rendu à charge à tous ceux qui avaient des rapports avec lui. Le duc d’Orléans, à qui il devait tout, se sentait mis à l’écart des affaires et la mort de son encombrant inférieur l’avait soulagé. « Il gémissait en secret depuis assez longtemps sous le poids d’une domination si dure, et sous les chaînes qu’il s’était forgées. Non seulement il ne pouvait plus disposer ni décider de rien, mais il exposait inutilement au cardinal ce qu’il désirait qui fût sur grandes et petites choses. Il lui en fallait passer sur toutes par la volonté du cardinal qui entrait en furie, en reproches, et le pouillait comme un particulier, quand il lui arrivait de le trop contredire[20]. » La mort était venue mettre fin à cette situation difficile dont témoigne Horace Walpole dans une lettre à lord Townshend : « Si nécessaire que le cardinal pût être au duc d’Orléans, particulièrement pour la conduite des affaires étrangères, en raison de son heureuse négociation entre l’Angleterre et la France, néanmoins sa mort n’a pas été regardée par le duc lui-même comme une grande perte, et quoique le cardinal remportât toujours la victoire sur ceux qui n’étaient pas ses amis (lesquels étaient presque tous les amis particuliers de S.A.R.), cependant sa manière altière et arrogante, ses retards et son désordre dans l’expédition des affaires, trop lourdes ou pour son état de santé ou pour sa capacité, comme on le pense généralement ici, l’avaient, rendu quelque temps avant sa mort, très fatigant et incommode au duc d’Orléans[21]. » Mis en présence d’une situation presque inextricable à force de retards et de désordre, le duc d’Orléans se promit d’y remettre l’ordre et la méthode ; il s’enferma, se plongea dans les papiers de Dubois, travaillant avec une sorte de frénésie, « travaillant d’une force à se tuer » écrit Crawford, sans permettre à personne de l’influencer et, par ce labeur opiniâtre autant qu’inusité, préparant le coup qui allait terminer sa vie.

 

Triste état du duc d'Orléans

Le sentiment qui paraissait s’être réveillé en lui lorsque, au retour du sacre, par respect pour l’adolescent dont il exerçait la tutelle, il avait congédié Mme d’Averne, ce sentiment avait peu duré, et dès le mois de juin 1723, il déclarait sa maîtresse une jeune fille de seize ans, Mlle Houel, nièce de Mme de Sabran[22]. Cette nouvelle passion lui attirait de nouveaux tracas[23], mais ajoutait à son épuisement. Un matin, Saint-Simon l’alla visiter à Versailles et le trouva « qu’il allait s’habiller, et qu’il était encore dans son caveau dont il avait fait sa garde-robe. Il y était sur sa chaise percée parmi ses valets et deux ou trois de ses premiers officiers. J’en fus effrayé. Je vis un homme la tête basse, d’un rouge pourpre, avec un air hébété, qui ne me vit seulement pas approcher. Ses gens le lui dirent. Il tourna la tête lentement vers moi sans presque la lever, et me demanda d’une langue épaisse ce qui m’amenait. Je le lui dis, mais je demeurai si étonné que je restai court. Je pris Simiane, premier gentilhomme de sa chambre, dans une fenêtre, à qui je témoignai ma surprise et ma crainte de l’état où je voyais M. le duc d’Orléans. Simiane me répondit qu’il était depuis fort longtemps ainsi les matins, qu’il n’y avait ce jour rien d’extraordinaire en lui, et que je n’en étais surpris que parce que je ne le voyais jamais à ces heures-là ; qu’il n’y paraîtrait plus tant, quand il se serait secoué en s’habillant.

« Cet état de M. le duc d’Orléans me fit faire beaucoup de réflexions. Il y avait fort longtemps que les secrétaires d’Etat m’avaient dit que, dans les premières heures des matinées, ils lui auraient fait passer tout ce qu’ils auraient voulu, et signé tout ce qui lui eut été le plus préjudiciable. C’était le fruit de ses soupers. Lui-même m’avait dit plus d’une fois depuis un an, ù l’occasion de ce qu’il me quittait quelquefois, quand j’étais seul avec lui, que Chirac le purgeottait sans cesse sans qu’il y parût, parce qu’il était si plein qu’il se mettait à table tous les soirs sans faim et sans aucune envie de manger, quoi qu’il ne prît rien les matins, et seulement une tasse de chocolat entre une et deux heures après-midi, devant tout le monde, qui était le temps public de le voir. Je n’étais pas demeuré muet avec lui là-dessus ; mais toute représentation était parfaitement inutile. Je savais de plus que Chirac lui avait nettement déclaré que la continuation habituelle de ses soupers le conduirait à une prompte apoplexie ou à une hydropisie de poitrine, parce que sa respiration s’engageait dans des temps, sur quoi il s’était récrié contre ce dernier mal qui était lent, suffoquant, contraignant tout, montrant la mort ; qu’il aimait bien mieux l’apoplexie qui surprenait, et qui tuait tout d’un coup sans avoir le temps d’y penser.

 

Entretien de Saint-Simon avec Fleury

« Je vivais fort en liaison avec l’évêque de Fréjus, et puisque, avenant faute de M. le duc d’Orléans, il fallait avoir un maître autre que le Roi, en attendant qu’il pût ou voulût l’être, j’aimais mieux que ce fût ce prélat qu’aucun autre. J’allai donc le trouver, je lui dis ce que j’avais vu le matin de l’état de M. le duc d’Orléans ; je lui prédis que sa perte ne pouvait être longtemps différée et qu’elle arriverait subitement ; que je conseillai donc au prélat de prendre ses arrangements et ses mesures avec le Roi sans y perdre un moment, pour en remplir la place, et que cela lui était d’autant plus aisé qu’il ne doutait pas de l’affection du Roi pour lui, qu’il n’en avait pour personne qui en approchât, et qu’il avait journellement de longs tête-à-tête avec lui, qui lui offraient toutes les facilités de s’assurer de la succession.

« Je trouvai un homme très reconnaissant en apparence de cet avis et de ce désir, mais modeste, mesuré, qui trouvait la place au-dessus de son état et de sa portée. Ce n’était pas la première fois que nos conversations avaient roulé là-dessus en général, mais c’était la première fois que je lui en parlais comme d’une chose instante. Il me dit qu’il y avait bien pensé, et qu’il ne voyait qu’un prince du sang qui put être déclaré premier ministre sans envie, sans jalousie et sans faire crier le public ; qu’il ne voyait que M. le Duc à l’être. Je me récriai sur le danger d’un prince du sang, qui foulerait tout aux pieds, à qui personne ne pourrait résister, et dont les entours mettraient tout au pillage ; que le feu Roi, si maître, si absolu, n’en avait jamais voulu mettre aucun dans le conseil pour ne les pas trop autoriser et accroître. Et quelle comparaison d’être simplement dans le conseil d’un homme qui gouvernait, et qui était si jaloux de gouverner et d’être le maître, ou d’être premier ministre sous un roi enfant, sans expérience, qui n’avait encore de sa majorité que le nom, sous lequel un premier ministre prince du sang serait pleinement roi ! J’ajoutai qu’il avait eu le loisir depuis la mort du Roi de voir avec quelle avidité les princes du sang avaient pillé les finances, avec quelle opiniâtreté ils avaient protégé Law et tout ce qui favorisait leur pillage ; avec quelle audace ils s’étaient en toutes manières accrus ; que de là il pouvait juger de ce que serait la gestion d’un prince du sang premier ministre, et de M. le Duc en particulier, qui joignait à ce que je venais de lui représenter une bêtise presque stupide, une opiniâtreté indomptable, une fermeté inflexible, un intérêt insatiable, et des entours aussi intéressés que lui... Fréjus écouta ces réflexions avec une paix profonde, et les paya de l’aménité d’un sourire tranquille et doux. Il ne me répondit pas à une des objections que je venais de lui faire, que par me dire qu’il y avait du vrai dans ce que je venais de lui exposer, mais que M. le Duc avait du bon, de la probité, de l’honneur, de l’amitié pour lui ; qu’il devait le préférer par reconnaissance de l’estime et de l’amitié que feu M. le Duc lui avait toujours témoignée, et de l’entière confiance qu’il avait eue en lui... ; qu’au fond, de M. le duc d'Orléans à un particulier, la chute était trop grande ; qu’elle écraserait les épaules de tout particulier qui lui succéderait... ; que dans la conjoncture dont je lui parlais comme prochaine, il n’était pas possible de jeter les yeux que sur un seul prince du sang, et parmi eux sur M. le Duc, qui était seul d’âge et d’état à remplir cette importante place ; qu’au fond il n’était point connu du Roi et n’avait nulle familiarité avec lui, qu’il aurait donc besoin de ceux qui étaient autour du Roi, et dans son goût et sa privance ; qu’avec ce secours et les mesures que M. le Duc serait obligé d’avoir avec eux, tout irait bien ; qu’enfin plus il y pensait et y avait pensé, plus il se trouvait convaincu qu’il n’y avait rien que cela de praticable[24]. »

 

La petite vérole

Il fallait attendre l’événement et chaque jour apportait ses nouvelles. La petite vérole ravageait Paris, « tuant tout le monde[25] », emportant trois mille enfants en quelques mois[26] ; la vieillesse emportait aussi quelques retardataires du dernier règne : l’abbé Fleury[27], le duc de Lauzun[28], le Premier Président de Mesme[29] ; l’inconduite des princes du sang défrayait les conversations[30] ; le goût du jeune Roi pour la chasse s’affirmait chaque jour[31] et, au retour, il soupait avec ceux qui l’avaient accompagné, hommes et dames de la Cour et autres : « Il n’y a, disait-on, que ce plaisir-là qui paroisse le toucher[32] » ; l’Infante-Reine, toujours négligée de son jeune fiancé, avait d’autres distractions, elle se faisait agréger avec ses dames à la confrérie du Rosaire[33].

 

La sécheresse

L’été suivait son cours et une sécheresse presque sans exemple laissait entrevoir une récolte médiocre. Peu de foin, très peu d’avoine, les froments et les vignes semblaient compromis[34] ; la disette du bois faisait peur et faisait porter la défense de couper aucun bois taillis qu’il n’ait dix ans et sans déclaration aux maîtrises[35]. Bestiaux et volailles continuaient de périr à la campagne presque par tout le royaume, faute d’eau et par l’effet du manque de nourriture résultant d’une sécheresse durant depuis six mois environ. Pour cette raison, la chandelle se vendait quinze sols la livre, le pain trois sols six deniers et quatre sols six deniers la livre, la viande n’avait d’autre prix que le caprice des bouchers, des rôtisseurs et des charcutiers[36]. Depuis le mois de mai, des foules se dirigeaient en procession à Sainte-Geneviève, « mais le temps est si fort déterminé à la sécheresse, écrit l’avocat Barbier, qu’on n’a pas osé descendre la châsse, crainte de commettre son crédit[37] » ; on s’y décide enfin, le 25 octobre, ou du moins on découvre cette châsse, on fait des prières publiques dans toutes les églises de Paris, on expose le saint Sacrement pour obtenir la pluie. La plupart des puits sont desséchés à Paris et ailleurs, n’étant presque pas tombé d’eau depuis le mois de mars[38].

 

Le droit de joyeux avènement

La misère est générale ; « on ne voit pas d’espèces d’argent. Il faut avoir des amis pour changer un louis, et toutes les denrées sont aussi chères qu’elles étaient[39] » ; cependant le 20 août on publie un nouvel édit, ouvrage de M. d’Ormesson, qui réduit les louis d’or de 44 livres, du poids de sept deniers quinze grains trébuchants, à 39 livres 12 sols ; les écus de 7 livres 10 sols à 6 livres 18 sols ; les pièces de 50 sols à 46 sols ; celles de 25 sols à 23 sols ; celles de 12 sols 6 deniers à ti sols 6 deniers[40]. Et « tandis qu’on ne songeait à rien qu’à déboucher ses pauvres papiers ou en rentes au denier 50, ou en rentes viagères, il survient une déclaration du Roi pour le paiement du droit de joyeux avènement. C’est une taxe universelle par tout le royaume, qui va emporter l’argent comptant qu’on commençait à amasser, car elle sera payable en espèces. Ainsi la France délivrée du papier, va essuyer une nouvelle ruine. Au commencement du nouveau règne, cette taxe n’eut point surpris, mais placer un avènement à la couronne après huit ans et après tout ce qui s’est passé en France, c’est se moquer du peuple[41]. Mais Mathieu Marais s’indigne vainement, le peuple paiera.

 

La dernière nomination aux bénéfices

Il ne s’indigne plus de lire la dernière nomination aux bénéfices, où il y avait quantité d’archevêchés, évêchés et grosses abbayes — la dépouille de Dubois — à remplir. Cambrai devenait la proie d’un bâtard du duc d’Orléans, l’abbé de Saint- Albin, nommé à Laon mais qu’on n’avait, pu faire recevoir duc et pair au Parlement parce que « sa naissance était très difficile à ajuster[42] ». Laon fut donné à Belzunce qui le refusa[43]. Rouen à un débauché, Tressan, le consécrateur de Dubois ; Luçon à Bussy, musicien, poète et athée. Ces nominations et plusieurs autres furent la dernière insulte du duc d’Orléans à la religion.

 

Mort du duc d’Orléans

Ses habitudes demeuraient, malgré son âge, — il avait dépassé quarante-neuf ans —, ce qu’elles étaient depuis tant d’années. Dans les derniers jours du mois de novembre, M. de Morville, ministre des affaires étrangères reçut une lettre composée de tous les mots les plus infâmes et les expressions les plus obscènes qui soient dans la langue. Il en fut surpris et la porta au prince, qui ne fit qu’en rire, et lui dicta la réponse en même termes que le ministre rougissait d’écrire. C’était son chiffre secret pour les affaires du dehors[44].

A quelques jours de là, le 2 décembre, le duc d’Orléans travailla le matin avec le Roi[45], dîna, contre sa coutume[46] et prit néanmoins son chocolat en public, à l’heure ordinaire[47], chez la duchesse d’Orléans. Le prince lui dit : « Je me sens la tête fort Chargée et une grande pesanteur dans l’estomac : il faut pourtant que j’aille travailler avec M. Couturier pour des affaires pressantes. » Il travailla, en attendant avec M. de La Vrillière et M. de Maurepas ; à quatre heures, le duc de Chartres, qui partait pour Paris, vint lui demander ses ordres ; il dit qu’il n’irait pas de la semaine, parce qu’il était un peu enrhumé. M. de Chartres part[48], le duc de Saint-Simon entre dans le cabinet et entretient d’affaires le prince qui marche de long en large[49]. A cinq heures arrive M. Couturier qui travaille jusqu’à six heures, sort et laisse le prince seul[50]. Celui-ci rentre dans son cabinet[51], fait son sac pour aller travailler chez le Roi[52] et demande à un de ses valets de chambre qui était toujours près de sa personne, s’il y avait quelques femmes dans le grand cabinet pour le divertir. Le valet de chambre dit qu’il y avait la marquise de Prie, la duchesse de Fallary et le chevalier d’Orléans qui se chauffaient auprès du feu. Il fit renvoyer la marquise parce qu’il ne voulait pas lui parler, puis il passa dans le cabinet, où il gronda beaucoup le chevalier d’Orléans, pour quelques fredaines qu’il avait faites[53]. Un certain abbé Richard parvint à se glisser en ce moment et présenta au prince l’épître dédicatoire que lui adressait un sieur Bonnet en tête d’une Histoire générale de la Danse sacrée et profane[54].

La duchesse de Fallary l’amusait avec son humeur joviale, le prince la fit entrer et après quelques instants s’assit à ses côtés[55], devant la cheminée[56], en attendant l’heure d’aller chez le Roi.

— « Crois-tu de bonne foi, demanda-t-il, qu’il y ait un Dieu, qu’il y ait un enfer et un paradis après cette vie ?

— « Oui, mon prince, je le crois certainement, dit-elle.

— « Si cela est comme tu le dis, reprit-il, tu es donc bien malheureuse de mener la vie que tu mènes.

— « J’espère cependant, répliqua la dame, que Dieu me fera miséricorde. »

Après ce petit dialogue, le prince se plaignit d’une grande pesanteur dans l’estomac, ce qui l’obligea de prendre un peu de cinnamome, qui est une liqueur que le valet de chambre portait toujours sur lui dans un flacon, en cas de besoin. Puis il s’assit dans un fauteuil, sur les bras duquel il appuyait les coudes, et ayant la tête penchée en avant comme s’il eût rêvé à quelque chose. Mais au moment où la duchesse de Fallary lui demandait s’il se trouvait mal, il «se renversa sur le dossier, se raidit et glissa sur le parquet[57]. La duchesse, effrayée au point qu’on peut imaginer, cria au secours de toute sa force : « Jésus, Maria, ayez pitié de moi », sortit, courut dans le grand cabinet, dans la chambre, dans les antichambres sans rencontrer personne, enfin dans la cour et dans la galerie basse. C’était sur l’heure du travail avec le Roi, les gens du duc d’Orléans étaient sûrs que personne ne venait chez lui, et il n’avait que faire d’eux parce qu’il montait seul chez le Roi par le petit escalier de son caveau, c’est- à-dire de sa garde-robe qui donnait dans la dernière antichambre du Roi, où celui qui portait son sac l’attendait, étant venu par un autre chemin. Enfin, la duchesse amena du monde, mais point de secours, qu’il fallut aller chercher. La Providence avait arrangé ce funeste événement à un moment où chacun était à ses affaires ou en visite, de sorte qu’il s’écoula une demi-heure avant l’arrivée des médecins et chirurgiens. On saigna, à trois reprises, la valeur de six palettes sans ramener la connaissance ni la parole. Pendant ce temps la nouvelle s’ébruitait, la foule remplissait le grand et le petit cabinet. A sept heures et demie. Philippe d’Orléans rendit l’âme, et peu à peu la solitude se fit aussi grande qu’avait été la foule[58].

 

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CONCLUSION

 

Jamais mort naturelle ne ressembla autant au suicide. Le duc d’Orléans invoquait la mort comme la solution élégante qui le délivrerait d’un embarras sous lequel il succombait. La France était soumise à son Roi, en paix avec ses voisins, mais ruinée à ne savoir où se prendre. Même après le Visa la situation restait inextricable ; Dubois vivait au jour la journée, à coups d’expédients, faisait face au plus indispensable comme un négociant véreux dure quelque temps encore à force de brouiller ses comptes. Quand Dubois fut mort, son successeur retrouva la question financière, plus grave qu’à la mort du feu Roi : Il laissa dire qu’il songeait à rappeler Law, il consulta Noailles, il ne découvrit rien de nouveau, rien d’efficace : altération de monnaies, joyeux avènement, contrôle des actes notariés, autant de ressources onéreuses, englouties avant d’être rassemblées. Le duc d’Orléans y recourut néanmoins pour gagner des semaines, il ne calculait plus que sur un répit pour échapper à l’inévitable désastre. L’apoplexie le guettait, lui le savait et entrevoyait, par cette porte, la délivrance. Mareschal et Chirac l’avertirent du péril imminent et du remède à prendre pour l’éloigner, il refusa tout, dans son impatience à se dérober à la responsabilité, et la mort libératrice vint sans tarder.

Son cœur, accessible à la tendresse, souffrait sans aucun doute à la pensée de ce qu’il laissait de difficultés au jeune Roi « qu’il avait pris dans un véritable amour » ; il n’était pas trop tard pour essayer, par une vie entièrement nouvelle, de l’y soustraire et de conduire le royaume par des voies différentes vers un avenir meilleur, mais une semblable entreprise demandait un sérieux, une gravité et, pour tout dire, des remords dont son âme hésitante ne connut pas la bienfaisante purification. Il était dans la destinée du duc d’Orléans d’entrer dans l’Histoire et d’y faire figure sous ce nom de Régent qui éveille le souvenir d’une période corrompue et charmante faite à son image : frivole, licencieuse et sceptique. La Régence fut plus et mieux que cela.

Elle marque le réveil de la vie politique ; réveil que suivra une longue torpeur, mais plus apparente que réelle. La Régence n’a pas provoqué la Révolution, elle se borne à y conduire, à tracer la voie à suivre pour y arriver. Elle retire les garde-fous qui contiennent l’opinion, elle autorise tous les excès et justifie toutes les licences de la parole ; elle habitue les esprits à se familiariser avec tous les bouleversements : à l’extérieur, des alliances d’une nouveauté inouïe ; a l’intérieur, des innovations plus retentissantes encore, crédit, papier-monnaie, banqueroute, et à un degré moindre : instruction gratuite, comptabilité, etc. Elle va plus loin elle touche à la religion quelle profane, à l’art qu’elle renouvelle, à la mode qu’elle transforme, au goût qu’elle rajeunit, aux mœurs qu’elle déprave, et sur tous les points elle apprend à rompre avec le passé. L’influence française va s’exercer désormais suivant un mode nouveau. Sous Louis XIV ce fut par rayonnement, sous Louis XV ce sera par infiltration. Au XVIIe siècle, l'Europe a les yeux fixés sur Versailles, au XVIIIe elle a l’oreille tendue vers la France, et, entre ces deux époques, la Régence marque le moment ou la royauté passe* le sceptre à la Nation.

L’institution des Conseils, abandonnée après un essai insuffisant, n’en a pas moins jeté le germe d’une nouveauté : le gouvernement collectif et l’avènement des capacités. L’exemple se propage et on voit d’autres conseils à la tête d’entreprises commerciales : la Banque, la Compagnie des Indes. Plusieurs de ces tentatives avortent, mais l’idée dont elles sont sorties ne renonce pas à de nouveaux essais, car une chose est née : la foi au changement. L’immobilité n’est plus l’ancre unique de salut. Or ceux qui ont affranchi l’esprit public, reculé son horizon, ouvert devant lui des perspectives ignorées, c’est l’abbé de Saint-Pierre, c’est Montesquieu, c’est Voltaire. C’est encore l’influence anglaise qui pénètre par les voyageurs et les hommes d’État que l’alliance attire, qui s’engouffre par les brochures, libelles, pamphlets qu’envoient par ballots les réfugiés protestants.

Désormais, quoiqu’il arrivât et en telles mains qu’échouât le pouvoir, la Régence ne serait pas stérile, le grain jeté en terre lèverait en opulente moisson. Emportée par la séduction du plaisir, une génération brusquement appelée à la vie politique s’y était dérobée, mais elle conservait et elle transmettrait à la génération suivante là fringale de liberté, l’appétit dévorant de tout oser et de tout entreprendre, l’audace et la licence de tout penser et de tout dire. Cette génération sera celle de l’Encyclopédie, déjà en progrès sur celle de la Régence parce qu’elle soit ce qu’elle veut avoir, où elle veut aller et comment elle y arrivera ; mais c’est une génération venue après elle qui entrera dans la terre promise. Les hommes de 89 semblent presque appartenir à une humanité différente de celle à laquelle appartiennent les contemporains du Régent, et cependant ils ne font que réaliser les aspirations de 1715, et prendre au grand sérieux ce que leurs grands-pères ont traité comme un badinage, vite délaissé pour d’autres divertissements. La galanterie et la spéculation les détournèrent de la politique, mais la politique s’est bien vengée de leurs dédains. Pour n’avoir pas «u retirer d’elle ce qu’elle pouvait leur donner d’indépendance, de garanties et de libertés, elle les abandonna au duc de Bourbon.

Le Régent ne fut regretté que par ceux qui connaissaient bien son successeur. Louis XV donna quelques larmes à cet « oncle » dont les attentions lui plaisaient. La Cour ne regretta point un homme qui ne pouvait plus lui servir à rien ; on rappela les vices et les défauts du duc d’Orléans, sa politesse, ses excès en tout genre, l’indécence de sa vie, de la manière dont on eut rappelé les actions et les paroles d’un personnage de l’histoire grecque ou romaine. Le clergé commenta fort cette fin tragique, y montra la vengeance divine sur cette scandaleuse existence et un avertissement aux libertins. Jansénistes et Constitutionnaires se déclarèrent consolés de la perte d’un homme de qui les premiers avaient tout espéré et à qui les seconds ne pardonnaient pas de ne leur avoir pas tout permis. Le Parlement ne pouvait oublier les rudes coups qu’il en avait reçus, et bien qu’il se fût soustrait le plus souvent à l’effet de ces coups d’autorité, il n’avait pas eu le loisir d’atteindre au rang de chambre politique, but assigné à son ambition. L’armée se croyait lésée et maltraitée par un gouvernement toujours préoccupé de réduire les effectifs et d’aggraver les règlements. L’augmentation de la solde n’avait pu faire la moindre impression en un temps où l’extrême cherté de la vie réduisait chacun à l’indigence. La marine était délaissée, presque anéantie et se croyait sacrifiée à l’avidité de l’Angleterre, impatiente de régner seule sur les mers. Enfin, le peuple de Paris et des provinces fit effort pour rendre justice. « Le duc d’Orléans, écrivait Barbier, n’a contre lui que le malheureux système de 1720, qui a renversé tout le royaume... On dit partout qu’il est mort comme un chien ; et, en général, on ne chante pas la louange dudit seigneur. » Plus indulgent, Brancas ; le roué converti et repentant, écrivait à la nouvelle de cette mort : « Il ne nous reste qu’à adorer les jugements de Dieu, et le prier de faire passer jusqu’à notre cœur cette voix de tonnerre dont il vient de frapper nos oreilles ! »

Les Cours étrangères, au dire de Saint-Simon, rendirent incomparablement plus de justice au duc d’Orléans et le regrettèrent beaucoup plus que les Français. Quoique les étrangers connussent sa faiblesse et que les Anglais en eussent abusé, ils n’en étaient pas moins persuadés, par leur expérience, de l’étendue et de la justesse de son esprit, de la hauteur de ses vues, de sa singulière pénétration, de l’adresse et de la fertilité de ses expédients et de la dextérité de sa conduite en toutes circonstances. Tant de grandes et rares parties pour le gouvernement le leur faisait redouter et ménager, et sa bonne grâce, sa politesse qui savaient rendre aimables même ses refus, lui attirait une confiance et des égards dont sa valeur savait encore tirer parti. La courte lacune de l’enchantement par lequel Dubois l’avait comme anéanti, faisait par contraste l’éloge de son talent personnel depuis que la disparition du ministre rendait au maître l’usage et l’étendue de tous ses moyens. On venait de le voir ressaisir la conduite de l’Etat avec les mêmes talents et la même pénétration qu’on avait admirés en lui un mois après la mort de son ministre pour s'émanciper et faire savoir à Schaub son intention formelle de conclure avec la Russie une alliance utile, au risque de mécontenter l’Angleterre[59]. Chavigny était chargé de couronner la négociation avec le Tsar « pour mettre de furieuses entraves à la maison d’Autriche ; il devait encore, à Hanovre, s’enquérir auprès des Anglais de la Pragmatique sanction et faire pressentir le dessein qu’avait formé Dubois d’abolir la dignité impériale en donnant une nouvelle forme à l’Empire[60]. » En octobre 1723, Campredon était venu à bout de convaincre Pierre Ier d’accepter la participation de l’Angleterre, dans une alliance qu’il conclurait avec la France[61]. Et à défaut de membres de la branche royale, réduite à un adolescent, Philippe d’Orléans avait su placer ses propres enfants, une sur le trône d’Espagne, une autre à Parme et Plaisance, son fils paraissait pouvoir espérer dans peu la couronne de Pologne. C’étaient les siens, sans doute, mais c’étaient aussi avec eux l’influence française affermie, étendue, assurée.

 

La responsabilité du duc d’Orléans reste assez lourde au point de vue de la morale pour qu’au point de vue.de la politique, son souvenir ne soit pas entaché des reproches qui lui ont été injustement adressés. Au jugement de l’Histoire, le Régent demeure un serviteur vigilant, perspicace et fidèle de la France.

 

FIN DU TROISIÈME ET DERNIER VOLUME

 

 

 



[1] M. Marais, op. cit., t. III, p. 4 ; Barbier, op. cit., t. I, p. 297-298 : août 1723.

[2] Lémontey, Histoire de la Régence, t. II, p. 86-87.

[3] Tous ces traits sont empruntés à Marais et à Barbier, août 1723.

[4] Lémontey, op. cit., t. II, p. 87.

[5] Saint-Simon, Mémoires (1858), t. XX, p. 8.

[6] Public Record Office, France, vol. 359 : Schaub à Rob. Walpole, Paris, 11 août 1723.

[7] Saint-Simon, Mémoires (1858), t. XIX, p. 345.

[8] Public Record Office, France, vol. 359 : Schaub à Rob. Walpole, Paris, 18 août 1720.

[9] Public Record Office, France, vol. 357 : Le duc d’Orléans à Georges Ier, Paris, 17 août 1723.

[10] M. Marais, op. cit., t. III, p. 7-8 ; Buvat, op. cit., t. II, p. 457.

[11] M. Marais, op. cit., t. III, p. 38 ; 17 octobre 1723.

[12] Barbier, op. cit., t. I, p. 303, novembre 1723.

[13] Public Record Office, France, vol. 359 : Schaub à Rob. Walpole, Versailles, 20 octobre 1723.

[14] Buvat, op. cit., t. II, p. 463.

[15] Buvat, op. cit., t. II, p. 304, 314 ; novembre et décembre 1721.

[16] M. Marais, op. cit., t. III, p. 5 : août 1273.

[17] Saint-Simon, Mémoires (1858), t. XX, p. 34.

[18] Public Record Office, France, vol. 359 : Schaub à Rob. Walpole, Versailles, 20 octobre 1723.

[19] Public Record Office, France, vol. 368 : Crawford à Rob. Walpole, Paris, 11 août 1723.

[20] Saint-Simon, Mémoires (1858), t. XX, p. 18.

[21] Public Record Office, France, vol. 369 : H. Walpole à lord Townshend, Paris, 30 octobre 1723.

[22] M. Marais, op. cit., t. II, p. 464, 466, juin 1723.

[23] M. Marais, op. cit., t. III, p. 15, avril 1723.

[24] Saint-Simon, Mémoires (1858), t. XX, p. 29-33.

[25] M. Marais, op. cit., t. III. p. 1, 16, 33, 38, 39, 43 ; Barbier, op. cit., t. I. p. 302 ; août-novembre 1723.

[26] M. Marais, op. cit., t. III, p. 1 ; août 1723.

[27] Barbier, op. cit., t. I, p. 289-290 ; M. Marais, op. cit., t. II, p. 479 ; t. III, p. 8-9.

[28] Saint-Simon, Mémoires (1858), t. XX, p. 37-67 ; M. Marais, op. cit., t. III, p. 39-40, 41-42 ; novembre 1723 ; M. de Maltot à Mme de Balleroy, 29 octobre 1723, dans Les Correspondants, t. II, p. 544.

[29] Barbier, op. cit., t. I, p. 298 ; M. Marais, op. cit., t. III, p. 12 ; Saint-Simon, Mémoires, t. XX, p. 21.

[30] M. Marais, op. cit., t. III, p. 18 ; septembre 1723 ; Barbier, op. cit., t. I. p. 275-276 ; mai 1723.

[31] Barbier, op. cit., t. I, p. 281-283, juin 1723 ; L. Mar, Une grande chasse au bois de Boulogne, dans Bulletin de la Société historique d’Auteuil et de Passy, 1898, t. III, p. 168.

[32] M. Marais, op. cit., t. III, p. 32, 45 ; septembre 1723.

[33] X à Mme de Balleroy, 28 septembre 1723, dans Les Correspondants, t. II, p. 529.

[34] Barbier, op. cit., t. I, p. 276 ; mai 1723.

[35] M. Marais, op. cit., t. III, p. 9 ; août 1723.

[36] Buvat, op. cit., t. II, p. 459-460, octobre 1723.

[37] Barbier, op. cit., t. I, p. 276, mai 1723.

[38] Buvat, op. cit., t. II, p. 460.

[39] M. Marais, op cit., t. III, p. 11 ; M. de Maltot à Mme de Balleroy, 29 octobre 1723, op. cit., t. II, p. 544.

[40] Buvat, op. cit., t. II, p. 456 ; M. Marais, op. cit., t. III, p. 10 ; 20 août 1723.

[41] M. Marais, op. cit., t. III, p. 34.

[42] Barbier, op. cit., t. I, p. 302, octobre 1723.

[43] Saint-Simon, op. cit. (1858), t. XX, p. 26-27, p. 60.

[44] M. Marais, op. cit., t. III, p. 55-50 ; décembre 1723.

[45] X à Mme de Balleroy, dans Les Correspondants, t. II, p. 554.

[46] X à Mme de Balleroy, dans op. cit., t. II, p. 556.

[47] X à Mme de Balleroy, dans op. cit., t. II, p. 554.

[48] X à Mme de Balleroy, dans op. cit., t. II, p. 554.

[49] Saint-Simon, Mémoires (1858), t. XX, p. 69.

[50] X à Mme de Balleroy, dans op. cit., t. II, p. 554, 556 ; Buvat, Journal, t. II, p. 461.

[51] X à Mme de Balleroy, dans op. cit., t. II. p. 556.

[52] Saint-Simon, Mémoires (1858), t. XX p. 69. D’Argenson, Journal et Mémoires, édit. Rathery, 1860, t. II, p. 86-87 : Le duc d’Orléans « avait pris le Roi dans un véritable amour, et son fils, le duc de Chartres, dans une aversion épouvantable : « Comment ? disait-il, je souhaiterais que mon fils régnât au préjudice de cet aimable enfant qui est aujourd’hui mon maître naturel ! Ah ! plutôt mes vœux aillent tout au contraire ! » Il portait le portefeuille chez le Roi tous les soirs, vers les cinq [sept] heures. Il amusait ce jeune prince par cent faits entrelacés et l’instruisait de tout par la voie de l’expression et de la curiosité qu’il lui inspirait. Le Roi prenait grand goût à ces conversations et attendait avec impatience l’heure de ce travail tête-à-tête. »

[53] Buvat, Journal, t. II, p. 461.

[54] P. E. Lémontey, Histoire de la Régence, t. II, p. 92, note 2.

[55] Saint-Simon, Mémoires (1858), t. XX, p. 70. Le duc d’Orléans mourut dans le salon n° 49 du rez-de-chaussée de Versailles.

[56] P. E. Lémontey, op. cit., t. II, p. 92.

[57] Buvat, op. cit., t. II, p. 461 ; A. Marquiset, La duchesse de Fallary, 1697-1782, d’après des documents inédits, in-12, Paris 1907, p. 111-112.

[58] Saint-Simon, op. cit., t. XX, p. 70-71 ; M. Marais, op. cit., t. III, p.50 : Barbier, op. cit., t. I, p. 306 ; Buvat, op. cit., t. II, p. 461-462 ; Les correspondants, t. II, p. 554, 556.

[59] Arch. des Aff. Etrang., Angleterre, t. 345, fol. 249, 354 ; Morville à Chavigny, 8 septembre 1723.

[60] Arch. des Aff. Etrang., France. Mémoires et Documents, t. 457 ; Mémoires de Chavigny.

[61] Arch. des Aff. Etrang., Moscovie, t. 14, Campredon au Roi, 22 octobre 1723.