HISTOIRE DE LA RÉGENCE PENDANT LA MINORITÉ DE LOUIS XV

TOME TROISIÈME

 

CHAPITRE L. — La poursuite du Chapeau (27 novembre 1719 - 19 mars 1721).

 

 

Gualterio et Lafitau suggèrent une combinaison. — Acquiescement de Dubois. — Présent au Prétendant. — Présents à la Cour pontificale. — Condescendance de Dubois. — Exigences de Clément XI. — Instances de Lafitau. — Refus du Pape. — Contrecoup de la débâcle du Système. — Nouvelles instances et nouveaux refus. — Désistement feint de Dubois. — Intrigue anglaise. — Acquiescement de l'Empereur. — Dubois fait entendre des menaces. — Promesse de Clément XI. — Renonciation de Charles VI. — Résistance de Philippe V. — Envoi du cardinal de Rohan à Rome. — Promesse écrite de Clément XI. — Mort de Clément XI. — Position de Dubois.

 

Gualterio et Lafitau suggèrent une combinaison

Deux jours avant la promotion des dix cardinaux, alors que l’échec de Dubois était certain. Lafitau adressait de Rome à son patron une dépêche chiffrée de nature à ranimer son ardeur. Après avoir tendu la main à Torcy, à Cellamare, à Law, Jacques Stuart expulsé de Lorraine, de France et d’Espagne, éconduit d’Avignon, tenait à Rome l’emploi de « roi en exil », pour lequel il arrachait au Pape, non sans peine[1], une pension de douze mille écus romains. Le Stuart prétendait ne pouvoir soutenir son rang à moins de quatre mille écus par mois et son ami, le cardinal Gualterio, ancien nonce à Versailles, protecteur des églises d’Angleterre, s’ingéniait à découvrir les moyens de combler la différence. En sa qualité de souverain catholique. Jacques exerçait son droit de désignation dans le collège des cardinaux ; il n’avait usé pour obtenir la promotion d’Alberoni, Gualterio s’avisa de lui faire adopter un nouveau candidat. Par ses soins, Lafitau fut averti que si Dubois pouvait faire payer au Prétendant la pension qui lui avait été promise par le Régent à son départ d’Avignon, l’exilé lui réserverait, en échange, sa nomination au cardinalat[2].

Gualterio était un agent sûr. Outre les revenus d’une abbaye, il tirait de la France une pension lucrative en échange de renseignements discrets sur les affaires romaines ; on l’écouta volontiers quand il expliqua au Régent que le Pape et le Prétendant avaient mis en lui toutes leurs espérances[3] ». Gualterio et Lafitau ne mettaient pas en doute l'ingéniosité de leur trouvaille. Le cardinal-neveu voulait s’y associer par prévoyance ; avant de savoir l’opinion de Dubois, il se rendait chez Jacques Stuart et lui exposait les avantages d’une combinaison qui conservait un privilège de sa couronne et permettait au Souverain Pontife de récompenser un sujet utile et agréable au Saint-Siège[4]. Gualterio vint seconder Albani, aligna des chiffres, proposa d’exiger de la France un versement de trois cent mille livres. Le Stuart fit la grimace, s’évaluant à plus haut prix, suggéra une pension annuelle et débattit ses intérêts ; mais la nuit porte conseil, et il se trouva le lendemain matin qu’il ne réclamait rien, ne souhaitait rien, sinon d’avoir la consolation de voir Dubois cardinal[5].

 

Acquiescement de Dubois

Celui-ci ne se pressait pas autant. La proposition était séduisante mais le laissait perplexe. Il n’ignorait pas que Georges Ier n’était pas d’humeur à tolérer l’exercice de ce droit de nomination à son rival, il savait en outre que l’intervention du roi de la Grande-Bretagne à Vienne pourrait redevenir utile, en sorte qu’« il ne pourrait convenir, répondait-il, au personnage que j’ai fait dans les affaires de l’Europe de paraître avoir dans ces temps-ci concerté mes avantages particuliers par ce canal, quelque bonne volonté, quelque compassion et quelque zèle que je puisse avoir dans le cœur en faveur de cette personne[6]. Il faut donc ou abandonner cette idée ou la retourner de manière qu’elle soit entièrement déguisée et impénétrable[7]. » Dubois se gardait bien de l’abandonner. «. La seule personne, ajoutait-il, qui peut trouver des expédients qui conviendraient est le cardinal Gualterio en la sagesse et la droiture desquelles j’ai une telle confiance... que je le prie très humblement de vouloir être l’architecte de cet ouvrage. » Pour plus de sûreté, Dubois ébauchait une combinaison pour tirer parti des Stuarts sans indisposer les Hanovre. A la remise du chapeau on payerait au Pape un pot-de-vin de trois cent mille livres ; celui-ci les donnerait au Prétendant comme venant de sa générosité, le Prétendant touché de cette grâce donnerait le chapeau de cardinal à Alexandre Albani, deuxième neveu du Pape, qui attribuerait à Dubois la pourpre jusque-là destinée à son neveu.

 

Présent au Prétendant

Toute cette combinaison, ou si l’on veut, ce marché simoniaque était si ingénieux qu’il ne semblait pas pouvoir manquer. L’indigence de Jacques Stuart, l’avidité de Gualterio, l’ambition de Dubois répondaient de tout. « Il ne tiendra pas à moi, écrivait Jacques à Dubois, que vous n’ayez au plus tôt la grâce qui vous est si justement duc par rapport à votre mérite personnel. J’en ai conçu une si grande idée, que je me suis déterminé sans peine à faire les démarches nécessaires de ma part me rapportant du reste à ce que votre bon cœur, votre bon esprit, et votre bon amour pour la justice vous inspireront dans la suite[8]. » Il existe des gens avec lesquels la reconnaissance est la plus onéreuse de toutes les traites. Jacques Stuart tirait à vue non seulement sur Dubois mais encore sur le Régent. « Les effets, disait-il dans la lettre qui vient d’être citée, prouvent plus que les paroles le désir que j’ai de faire plaisir à votre maître et à vous-même, et je ne négligerai certainement rien pour me conserver l’amitié du premier, et pour mériter vos bons offices auprès de lui. » Le premier de ces bons offices fut l’envoi par courrier le 27 mars au Prétendant d’un cadeau de cinquante mille écus romains, quittes de change, qui représentaient alors à Paris plus d’un demi-million.

« Je supplie très humblement Votre Éminence, écrivait Dubois à Gualterio de faire agréer à cette personne que je m’abstienne d’écrire. Je demande cette grâce par ménagement pour ses intérêts et par des raisons essentielles pour son service. Je suis comblé de sa générosité... Vous verrez le premier effet de mes soins. Si petit que soit le secours que j’ai obtenu, il viendra régulièrement. Je prendrai de profondes mesures pour travailler aux autres choses de plusieurs espèces, et je ne vous ferai confidence de ma sape que lorsque j’aurai fait quelque chose qui puisse être utile... Je ne veux d'autre récompense que celle de satisfaire les sentiments dont je suis pénétré[9]. » On s’y fut mépris si, à la suite, n’était venu cet avertissement : « Sa Sainteté veut m'amuser, et je ne veux pas l’être davantage. Elle veut tirer des avantages ultérieurs et faire des marchés conditionnels... Mais je croirais ternir mon ministère et faire une contenance indécente, si je continuais à être si longtemps suppléant et postulant[10]. »

 

Présents à la Cour pontificale

En effet, dès que Clément XI avait vu renaître l’ambition de Dubois, il avait pensé à accroître ses exigences. Dès le mois de février, il demandait une promesse écrite du Régent d’intervenir en faveur des droits que le Saint-Siège faisait valoir au Congrès de Cambrai sur les territoires de Parme et de Plaisance. À cette demande il n’avait obtenu de Dubois que cette réponse : « Je ferai mon devoir avec tant de fidélité et de zèle, que j’espère qu’ils seront à l’épreuve du dégoût même qu’un honnête homme doit trouver à ce que l’on marchande toujours avec lui et qu’on ne lui fasse aucune grâce... qu’en voulant la lui faire acheter[11]. » Cette verte riposte s’explique par la conviction robuste de Dubois que l’argent et les cadeaux devaient suffire à tout, sans y mêler la politique. L’acquisition du chapeau n’est à ses yeux, qu’une affaire de courtage sur laquelle il ne lésine pas car c’est la France qui paie. Il écrit au cardinal Gualterio : « Mandez-moi à quoi s’attendrait le cardinal Albani, afin que je me mesure et m’explique bien nettement[12]. » Il écrit à Lafitau d’acheter le mobilier du défunt cardinal de la Trémoille et d’en faire présent au cardinal Corradini[13]. Mais Lafitau, qui songe à tout, indique que le Pape n’est pas invulnérable ; pour le prendre par son faible, il faudrait, dit-il, envoyer deux ou trois caisses de livres de l’impression du Louvre bien reliés. « Sa passion est de se faire une bibliothèque[14]. » Qu’à cela ne tienne. « Soins, offices, gratifications, estampes, livres, bijoux, présents, toutes sortes de galanteries, répond Dubois ; chaque jour verra quelque chose de nouveau et d’imprévu pour plaire et pour surprendre : c’est le fond de mon naturel ; c’est ainsi que je me suis conduit toute ma vie, les plus grandes puissances de l’Europe l’éprouvent. Si Sa Sainteté le veut, il n’y aura aucun jour de sa vie qu’elle en reçoive de moi quelque consolation, et quelque amusement qui lui fera attendre chaque poste avec impatience ; ses désirs n’iront pas si loin que mon industrie[15]. » Dubois consentait volontiers à recourir au savoir-faire du jeune évêque de Sisteron pour ces présents, dont le détournement de leur destination était impossible, par contre il évitait de le charger des maniements de fonds dont Lafitau serait trop tenté de détourner une partie pour satisfaire à ses propres prodigalités. Le répugnant marchandage auquel se livrait l’entourage du Souverain-Pontife est raconté en ces termes à propos du subside envoyé par Dubois au Prétendant : « J’avais promis au Pape qu’au moment où il aurait fait ce que S. A. R. attendait de lui, je lui ferais toucher une somme d’argent dont je lui spécifierais toute la valeur. Cette ouverture fut écoutée avec plaisir, et j’entrevis parfaitement que si elle était bien ménagée, elle allait infailliblement produire son effet. C’était aussi l’idée de M. le cardinal Albani. J’écrivis, le 4 avril, qu’on fit venir cet argent, afin que je pusse le montrer au Pape, bien assuré que quand il se trouverait en état de s’en rendre maître, la tentation serait si violente qu’il y succomberait, mais aussi qu’il ne fallait pas donner un son jusqu’à ce que l’affaire fût finie[16]. » Albani était d’autant plus vigilant qu’il continuait à recevoir chaque année trois cent mille livres sous la seule condition que Rome ne contrarierait pas les tempéraments de la paix janséniste et il possédait la promesse écrite d’un riche présent nu moment de la promotion. Lafitau mit cet engagement sous les veux du Pape qui s’attendrit et réclama aussitôt une somme considérable sous le nom de « droit de propine », pourboire de quinze pour cent sur l’expédition des bulles.

 

Condescendance de Dubois

Puisque sa candidature n’était qu’un perpétuel marchandage, Dubois recourait parfois à des avertissements de nature à donner à réfléchir. « Les courriers qui vont de Paris à Rome, disait-il, ne, s’en vont pas les mains vides, comme ceux qui viennent de Rome à Paris[17]. » La pourpre de Dubois avait pris aux yeux de Clément XI une valeur budgétaire ; vieillard fin et habile, le Pape voulait tirer de cette ambition tout ce qu’elle pouvait rendre de profits pécuniaires et politiques. Pendant que son neveu Alexandre Albani mettait son concours au plus haut prix possible, Clément XI prétendait faire servir Dubois à sa rancune contre Alberoni. Fugitif et impuissant, celui-ci redoutait la colère du vieux pontife qui voulait que la république de Gênes lui livrât l’indigna afin de le faire passer en jugement pour « le dépouiller de la pourpre et procéder ensuite contre sa personne[18]. « Pour y réussir Clément réclamait l’appui de la France afin de surmonter la résistance du Sénat de Gênes[19]. Le Conseil de Régence estimait cette intervention dégradante[20]. Dubois ignorait ces scrupules ; ayant, à l’entendre, si fort à cœur de combler la mesure et de prouver à Sa Sainteté son entier dévouement, il arracha au Régent la promesse d’écrire au Sénat de Gênes pour appuyer la requête pontificale[21] ; en outre, le chargé d’affaires de Gènes en France reçut l’invitation de faire savoir « que le Roi s’intéressait à ce que Sa Sainteté avait fait demander à la République..., il saurait donc gré de la satisfaction qu’on lui donnerait. Sa Majesté était si unie au Saint-Siège et à Sa Sainteté qu’Elle s’intéressait à tout ce qui la regardait, comme si cela touchait sa personne et son royaume[22]. » Dubois fît plus encore, il ébranla Scotti à Madrid et Pendtenriedter à Paris et conclut triomphalement : « Voilà tout ce que le Pape pouvait désirer de S. A. R. dans un cas qui intéressait sa générosité, et dans une matière, très délicate, accordée selon son désir et au-delà de ce qu’il y avait lieu d’espérer[23]. »

 

Exigences de Clément XI

Clément XI ne refusait pas le chapeau si convoité, il en retardait indéfiniment la concession afin d’exploiter une ambition résignée à tout. Dubois, aveuglé, se soumettait à chaque nouvelle exigence et, dès le mois d’avril 1720, la tactique pontificale était nettement arrêtée[24]. Chaque concession était suivie d’une exigence nouvelle. Le Pape voulait un Congrès où ses représentants seraient admis à faire valoir les droits pontificaux sur les duchés de Parme et de Plaisance et à plaider la conservation de Castro et Ronciglione ; cependant les Italiens les plus avisés doutaient qu’on leur ouvrit l’accès de ce Congrès, à moins que Dubois ne s’entremît en leur faveur, auquel cas la reconnaissance du Pape lui était assurée[25]. Aussitôt Dubois s’adressait à lord Stanhope, le priant île consentir à recevoir au Congrès les délégués du Saint-Père[26] ; et le Pape mécontent de ne rien obtenir dans la question des duchés répondait à ce « mauvais vouloir », ainsi qu’il l’appelait, par des difficultés de forme sur l’induit pour l'archevêché de Cambrai[27]. Alors Dubois s’emportait : « La Cour de Rome, écrivait-il à Lafitau, est un labyrinthe dont nous ne sortirons peut-être jamais. On compte pour rien les services reçus, et on ne promet que pour en obtenir de nouveaux, on consume la vie des aspirants ; il n’est ni d’un homme sensé, ni d’un homme d’honneur de passer sa vie dans ce purgatoire[28]. »

 

Instances de Lafitau

Pendant que Dubois se trémoussait dans le purgatoire de la candidature, l’imagination fixée vers le paradis du cardinalat, il n’oubliait pas « que le naturel du Pape est très opposé à la décision dans les moindres choses », et s’arrêtait un moment à une combinaison qu’il jugeait devoir être efficace. « Il est bon que vous examiniez, disait-il à Lafitau, si les trois cent mille livres offertes au roi d’Angleterre au lieu d’être données pour les usages de ce prince, étaient distribuées dans la famille du Pape, elles feraient conclure l’affaire plus facilement[29]. » Lafitau s’en tint au Prétendant, moins onéreux et plus maniable que les neveux tin Pape et leurs maîtresses. Toute occasion lui était bonne pour rappeler au Saint-Père les avantages solides qu’offrait la nomination de Dubois. Un jour que Clément XI s’avouait dans l’impossibilité de subvenir plus longtemps au train de vie de l’exilé, Lafitau insistait sur l’opportunité d’un choix qui l’exonérerait, mais après l’avoir laissé dire, le Pape, une fois de plus se dérobait[30].

 

Refus du Pape

Le Prétendant ne se refuse aucune platitude. « Pour gagner mon point, dit-il, je me suis soumis jusqu’à des bassesses, et s’il est nécessaire je m’y soumettrai encore ; car elles changent de nom quand elles servent à la reconnaissance[31]. » Il veut gagner consciencieusement ses cinquante mille écus, va trouver le Saint- Père, se plaint doucement des refus et des retards qu’on oppose à sa demande, Clément XI qui a réponse à tout, réplique que le droit de présentation reconnu aux couronnes, n’enlevait pas au Souverain Pontife son droit.de décision ; or il n’était pas satisfait du candidat et tenait le Régent pour le plus grand ennemi que l’Église et le Saint-Siège eussent alors. N’ayant plus qu’un souffle de vie, le Saint-Père lanternait tout le mondé, car il s’était promis à lui-même de ne plus commettre la faute qui avait introduit dans le Sacré-Collège Alberoni. Toute excusé lui était bonne pourvu qu’elle l’aidât à gagner du temps. Il ne pouvait, à l’en croire, créer un cardinal français sans faire la même grâce à l'Autriche et à l’Espagne, ce qui l’obligeait à attendre trois vacances. Dubois n’en croyait rien, et pour gagner l’Espagne et l’Autriche signait avec la première le traité de Madrid pendant que l’Angleterre pèserait sur l’Autriche, et afin de ne pas déplaire à cette dernière puissance la diplomatie française se déroba aux avances de la Porte ottomane, à celles du Tsar et aux conventions esquissées avec la Prusse.

 

Contrecoup de la débâcle du système

Lafitau avait été admis trop longtemps dans le cercle intime du Pontife pour accorder la moindre créance aux prétendus scrupules de Clément XI ; il l’alla trouver et le serra de si près que le vieillard finit par dire : « Si vous prenez un peu de patience, je vous réponds que vous aurez ce chapeau pour M. l’abbé Dubois, mais si vous me pressez davantage, vous me ferez mourir de chagrin, et vous me mettrez par ma mort hors d’état de le lui donner[32]. » Une défaillance, un évanouissement mirent fin à l’audience, et il semble que le vieillard ait goûté une sorte de plaisir à jouer ainsi ceux, dont, sa vigueur épuisée, ne lui permettait plus de repousser les instances. Il lui fallait tenir tête à Lafitau, à Gualterio, à Jacques Stuart, à ses neveux qu’il ne pouvait chasser ni disgracier. A Gualterio, le Pape se plaignait du famélique exilé, qui dévorait ses revenus et ne le payait que de tracas. Devant le consistoire abasourdi, il déplorait d’avoir nommé déjà trop de cardinaux français, « criait » (c’est le terme dont use Gualterio), contre le cardinal de Noailles, griffait en passant le cardinal de Mailly et concluait qu’il ne pouvait obliger les couronnes  à attendre[33]. La raison de cette vive attaque nous est livrée par Lafitau, « L’édit du 21 mai, voilà le coup de massue qui fut porté à l’affaire du chapeau. Le Pape, entendant dire qu’il n’y avait plus d’argent en France, désespéra d’en recevoir aucun secours[34]. » Cependant les finances pontificales étaient en pire condition que les nôtres, et la nécessité de faire un présent à l’occasion des couches de la femme du Prétendant obligea Clément XI à écouter la promesse du tentateur Lafitau, d’une somme de vingt mille écus romains au moment où il donnerait l’engagement écrit du chapeau et la perspective de trente mille autres le jour de la promotion[35]. Une négociation aussi regrettable était conduite en même temps sur un autre théâtre. Alexandre Albani, neveu de prédilection du Pape, ancien colonel de dragons devenu d'Église, résidait à Vienne en qualité de nonce à la Cour impériale. C’était un libertin, joueur, endetté, dépravé et encore hésitant entre le mariage et les ordres sacrés. Ce dernier parti eut fait de lui, pour Dubois, un concurrent redoutable. Le ministre français n’imagina rien de plus efficace que l’envoi à Vienne d’un joaillier de Paris, appelé Levieux, chargé d’entretenir l'irrésolution de don Alexandre et de faire diversion aux pensées sérieuses par les galanteries ruineuses.

 

Nouvelles instances

A peine sacré archevêque de Cambrai, Dubois parut saisi d’une ardeur nouvelle vers la conquête du chapeau. Le 22 juin, le Régent écrivit au Pape pour lui rappeler « qu’il est dû à Sa Majesté une compensation des chapeaux accordés extraordinairement à l’Empereur et au roi d’Espagne », en conséquence il demandait la même grâce pour Dubois et « je ne verrais qu’avec peine, disait-il en terminant, les nouveaux délais que Votre Sainteté apporterait à m’accorder la grâce que je lui demande[36]. A la même date, Dubois informait Lafitau d’une indiscrétion commise à Vienne par don Alexandre et se répandait en promesses alléchantes ; les cardinaux de Rohan et de Bissy s’associaient à la demande du Régent. Bissy souscrivait un mémoire qui lui aura été donné tout rédigé, dans lequel il s’inquiétait de la pacification de l’Église si Dubois ne se chargeait de tirer tous les fruits de la Déclaration, ce qu’il ne pouvait faire que pour autant qu’il serait honoré de la pourpre ; alors seulement il pourrait « agir tête levée dans toute l’étendue de son zèle et de ses bonnes intentions sans craindre qu’on lui imputât des vues intéressées[37]. » Don Alexandre plaidait avec insistance auprès du Pape et suggérait à Dubois une manœuvre dont il jugeait le succès infaillible[38]. Le Régent écrirait, conformément au modèle dressé à Vienne, une dépêche de promesses et de menaces que le nonce Alexandre Albani transmettrait confidentiellement à Rome. La combinaison parut admirable à Dubois. « S. A. R. vous écrit la lettre que vous lui avez dictée et remet entièrement en vos mains le succès de cette affaire d’où dépend l’opinion qu’elle conservera à l’avenir des bontés ou de l’indifférence de Sa Sainteté à son égard. Vous voilà donc, Monsieur, l’architecte de mon élévation[39]. » L’architecte en fut pour son plan et Dubois pour Refus ses compliments.

 

Refus du Pape

Clément XI répondit « que la France devait du Pape attendre une nouvelle promotion, les trois places alors vacantes dans le Sacré-Collège étant destinées et promises[40]. » Le gascon Lafitau, n’ayant plus rien à promettre et à offrir à ce Pape qui recevait toujours et ne rendait jamais, avait imaginé de lui représenter Dubois sous les traits d’un pasteur des âmes. « Je promenai longtemps le pape dans le diocèse de Cambrai, raconte-t-il ; je lui en fis la description sans l’avoir jamais vu, et sans l’avoir jamais entendu faire à personne ; je lui racontai les voyages que vous y deviez faire trois fois l’année, comme s’ils étaient déjà faits ; je lui parlai du nombre, de la sagesse et de la saine doctrine de vos grands vicaires, de celui que vous teniez auprès de vous[41]. » Le tout en pure perte. Lorsque Dubois connut le refus adressé à don Alexandre, il eut un instant de lassitude. « Puisque le Pape, manda-t-il à Lafitau, ne peut accorder la grâce tant de fois sollicitée, dans le temps qu’elle lui serait utile [à raison du Congrès], et que je ne recueillerais pas le principal fruit que j’en espérais, je ne dois plus ambitionner cet honneur. » Il ne fallait plus parler de rien à Sa Sainteté ni à personne, ne plus lui en écrire à lui-même[42] (10 août).

 

Désintéressement feint de Dubois

Le désintéressement du candidat était une de ces malices auxquelles personne n’accordait un instant de créance. Quand Dubois laissait entrevoir le mécontentement possible du Régent et les efforts qu’il prodiguerait afin de l’apaiser et de lui faire agréer sa renonciation au cardinalat, il manquait de mesure et prêtait à sourire. Lafitau, piqué, montra la lettre de Dubois et le Pape ne put réprimer l’expression d’une vive contrariété : le Pactole allait-il tarir ? Alors Lafitau insinua qu’il avait outrepassé ses instructions, que le désistement n’était qu’un jeu, mais ne put arracher une promesse et emporta l’impression que « dans la première promotion, qui serait très prochaine, il n’y aurait encore rien[43]. » Simple précaution prise contre l’éventualité d’un nouvel échec. Du désistement chacun savait qu’il n’était pas et ne pouvait pas être question. Pecquet relançait Lafitau et lui conseilla de « porter le Saint-Père à une plus prompte solution ; ...elle préviendrait d’ailleurs des inconvénients dont on sera fâché dans la suite[44]. » Le Régent faisait savoir au Pape qu’il regardait comme un affront à son gouvernement tout refus plus prolongé[45], et Lafitau paraissait être l’homme désigné pour parler haut. « J’aurai l’honneur de dire à V. A. R., écrivait-il au Régent, que la situation présente de nos affaires en cette Cour demande absolument que V. A. R. parle sur un ton propre à se faire craindre[46]. » A Dubois, il écrivait : « On croit La France abattue, voilà le grand mal. L’essentiel est de parler en gens qui ne sont rien moins que dans l’abattement. Voilà l’unique et le seul remède[47]. »

 

Intrigue anglaise

Pendant ces négociations une intrigue parallèle se poursuivait. Lord Stanhope n’avait pas renoncé à peser sur l’Empereur pour obtenir sa nomination en faveur de Dubois ; il est vrai que l’Empereur et ses ministres ne montraient guère de bonne volonté. « Ils sentaient, écrit Saint-Saphorin à Stanhope, de quelle importance il serait que Dubois eût en partie l’obligation à l’Empereur de son chapeau de cardinal. Cependant n’ayant eu à la dernière promotion qu’un chapeau au lieu de deux qu’ils attendaient, ils persistaient à solliciter avant toute chose ce second chapeau. « Je ne puis le faire sortir de ce retranchement : il y a, disent-ils, cinq ou six vieux cardinaux qui sont à l’agonie ; d’abord qu’il y aura une nouvelle place vacante, ce qui ne peut tarder, nous agirons fortement vers la Cour de Rome en faveur de M. l’abbé Dubois[48]. » A Vienne on accueillait avidement tous les bruits fâcheux pour le crédit de Dubois, et Stanhope se trouvait obligé de faire souvenir « combien il y a de connexion entre la faveur et le crédit de M. l’abbé Dubois et notre union avec cette Cour ici ». Dubois avait eu l’adresse de faire croire à Stanhope qu’il ne voulait plus tenter qu’une seule démarche, la dernière. M. de Pendtenriedter lui avait promis d’écrire à Vienne, il fallait que Saint-Saphorin tentât lui aussi un suprême effort[49]. Une étourderie du nonce à Vienne, Alexandre Albani, divulgua l’entente établie entre le Prétendant et Dubois. Celui-ci se crut au moment de perdre les bonnes grâces du roi Georges, ira effrontément avoir sollicité Jacques Stuart et il fut bien entendu que l’indiscrétion d’Albani était imputable au cardinal d’Altheim, ministre impérial à Rome et artisan de brouilleries.

Dubois ne tint pas rigueur à don Alexandre et, à force d’instances, obtint l’admission du neveu du Pape au Congrès, malgré la répugnance de Stanhope et de Georges Ier qui ne consentit à donner qu’un consentement verbal[50]. Dès qu’il eut l’assurance qu’Albani pourrait siéger à Cambrai, Dubois lui offrit l’hospitalité dans son palais archiépiscopal.

 

Acquiescement de l'Empereur

Enfin, à force d’instances, la Cour impériale annonça qu’elle agirait en faveur de Dubois auprès du Pape. C’était un grossier artifice et une façon tout autrichienne de se dérober à sa promesse. Saint-Saphorin eut, à ce propos, une explication vive avec Sinzendorf et « j’espère, écrivit-il, que vue la manière dont nous leur serrerons le bouton, ils ne nous échapperont plus[51]. » Cette alerte rendait Dubois de plus en plus fébrile. « Impossible, mande Sutton à Craggs, de parler d’affaires à l’archevêque de Cambrai. On se flattait qu’après l’enregistrement de la Déclaration du Roi touchant la Constitution au Grand-Conseil, il pourrait donner quelques moments aux affaires de son département. Mais l’archevêque de Paris, refusant toujours.de donner son mandement, « l’archevêque de Cambrai néglige totalement toute autre affaire qui ne sert pas ses vues sur le chapeau pour lequel il se meurt de désir. Il a eu l’heureuse chance d’obtenir, grâce à l’appui de S. M. la recommandation de l’Empereur à la Cour de Rome. Mais d’après certains avis, le Pape aurait l’intention de le tenir dans l’attente et sous sa dépendance, et il l’exclurait de la promotion qu’il va faire très prochainement. Je voudrais que ce procédé pût le guérir de son feu d’ambition ; mais il y a plutôt lieu de craindre que l’appât de la pourpre ne le maintienne dans la dépendance du Pape[52]. »

 

Dubois fait entendre des menaces

Sutton avait bien prévu. Dubois était résigné à tout supporter et interdisait à Lafitau les paroles trop vives et les gestes irréparables. Sa bassesse naturelle ne ressentait ni surprise ni révolte à prendre pour soi « tout ce qu’il pouvait y avoir d’amer et de dégoûtant dans la dernière promotion[53] ». Même il se sentait disposé à apaiser le Régent au cas où celui-ci supporterait difficilement les procédés de la Cour de Rome. Mais ces vœux pour l’Église, ces courbettes devant son chef étaient toujours pimentés de quelque menace à peine déguisée. « Je veux espérer, écrit-il, qu’on ne m’imputera pas les inconvénients ultérieurs de la décision pontificale[54] ; en tous cas, si S. A. R. croyant avoir quelque lieu de se plaindre personnellement du peu d’égard de Clément à sa recommandation et à ses instances, s’arrête à des résolutions défavorables au Saint-Siège, les occasions ne lui manqueront pas d’écouter son mécontentement[55]. » Aussitôt après la publication du mandement de Noailles, Dubois ne manque pas de faire entendre la même menace. « Voilà donc, écrit-il, la fin des travaux que S. A. R. avait entrepris, dont le parfait succès dépend de la manière dont cet ouvrage sera reçu à Rome. Si Sa Sainteté prend le parti le plus sage, comme il n’en faut pas douter, elle verra bientôt l’autorité du Saint-Siège rétablie dans le royaume avec une obéissance générale... Si, tout au contraire, on fait à Rome quelque démarche qui excite de nouveaux mouvements, on pourra rebuter l’ardeur du zèle de S. A. R. qui est nécessaire pour l’exécution de ce qu’elle a procuré, et on verra des éclats qui ne formeront plus une division de dispute, mais infailliblement un schisme[56]. » Et pendant que Dubois enflait la voix, les « bureaux » lui souhaitaient un échec bien retentissant, le malicieux Pecquet qui avait vu, en peu d’années, cet intrus bouleverser toutes les traditions de la « carrière » lui assaisonnait un plat de sa façon : Si le refus du Pape regarde Dubois personnellement, je crois être assuré qu’il aura la générosité de faire substituer un autre sujet à sa place pour épargner à S. A. R. la mortification de voir sa recommandation sans effet[57]. »

 

Promesse de Clément XI

Après bientôt trois années d’intrigues et de dépenses, on était à Clément XI ce point. Vers la fin de l’année 1720, une chance nouvelle parut s’offrir au candidat perpétuel. Le cardinal Casoni mourut, unique service que Dubois put attendre de lui. Lafitau voulut livrer une nouvelle bataille, il était impitoyable : « Le Pape, écrivait-il, malade et souffrant, est devenu tellement inaccessible par sa mauvaise humeur, que personne n’ose plus l’aborder. En vérité, je crains qu’il ne meure en désespéré... Il n’est plus homme, lui qui était si affable, et son chagrin le transporte tellement, qu’il éclate jour et nuit en invectives contre ceux qui le servent[58]. » Lafitau ne cessa pas de harceler le vieillard, instruit qu’il était par le cardinal Albani des minutes propices. Des scènes de haute comédie se déroulaient dans cette chambre de malade. On rappelait au pontife sa promesse, il faisait signe qu’il ne l’oubliait pas, mais on ne croyait que très peu à son geste et Lafitau se mit en tête d’emporter un engagement écrit. Après une longue résistance, Clément XI céda et le 17 décembre écrivit un billet à Jacques Stuart promettant d’élever Dubois au cardinalat à condition que Vienne et Madrid ne demanderaient pas de compensations[59].

 

Renonciation de Clément XI

C’était une échappatoire, Lafitau enrageait et redoutait un esclandre. Le billet, qui n’était pas même de la main du Pape, était adressé au Prétendant. S’il venait à être connu, c'était peut-être le désastre sans remède : que dirait le roi d’Angleterre ? Celui-ci continuait à s’employer infatigablement auprès de son allié l’Empereur qui se détermina finalement à écrire à Pendtenriedter : « Vous informerez de notre part le duc Régent ainsi que l’archevêque de Cambrai non seulement combien il nous serait agréable de le voir élever à la dignité de cardinal, mais aussi que nous ne demanderons jamais à Sa Sainteté quelque compensation que ce puisse être à l’occasion de cette promotion[60]. Pendtenriedter communiqua cette pièce à l’intéressé lui disant qu’« elle imposerait beaucoup, asservirait le sacré-collège et apprendrait ce que Rome devait faire[61] ». La renonciation impériale fut envoyée au représentant de l’Empereur à Rome qui en fit part au Saint-Père[62].

 

Résistance de Philippe V

A Madrid, on n’était pas mieux disposé qu’à Vienne envers Dubois, fauteur responsable de la Quadruple-Alliance et des déboires de la campagne de 1719[63]. Philippe V haïssait le Régent, méprisait Dubois, laissait dire à son ambassadeur à Rome, le cardinal Acquaviva, qu’il n’accorderait à aucun prix son suffrage sans compensation et Clément XI bénissait cette intransigeance, derrière laquelle il abritait son refus[64].

 

Envoi du cardinal de Rohan à Rome

Pour rehausser le prestige de la France, ajouter au luxe et à la recherche des séductions culinaires de l’ambassade, Dubois avait su décider le cardinal de Rohan à aller présider à Rome les dîners que le roi de France offrait libéralement à la noblesse la plus famélique du monde, parmi laquelle, disait le duc d’Antin, « l’on n’a des amis qu’à proportion qu’on est puissant[65] ». « Je vous prie, écrivait Dubois à Lafitau, d’inspirer au cardinal de Rohan le courage et la hauteur digne de sa naissance et de sa place. Il est plus propre que personne à tout ce que la douceur et l’insinuation peuvent produire, mais peut-être n’a-t-il pas autant de naturel pour les grands coups[66]. » Rohan emportait une instruction secrète qui devait lui faire suggérer au Pape de passer outre à la prétention du roi d’Espagne afin de bien affirmer son droit pontifical[67]. Et Lafitau qui pressentait la perte de tous ses soins dont on reporterait le succès sur Rohan ne prétendait pas lui en laisser le bénéfice. C’était un grand coup qu'il méditait, de ceux auxquels Rohan n'était pas propre ; mais il osait à peine se flatter de réussir. A travers les défaillances d’une santé qui dépérissait rapidement, le vieillard que les poursuivants traquaient avec un barbare acharnement conservait son sang-froid, rendait guerre pour guerre, stratagème pour stratagème, et déjouait les plus savantes manœuvres, les plus séduisantes tentations. Il ne voulait donner la promesse écrite du chapeau que Lafitau cherchait à lui extorquer qu’à la condition d’y insérer que la France n’agirait pas en faveur du duc de Parme dans ses réclamations sur le duché de Castro et Ronciglione, sans quoi sa promesse serait nulle. « Sa Sainteté m’a déclaré, écrit Lafitau, que si la France lui faisait perdre Castro et Ronciglione, elle dégageait par avance sa parole, pour ne pas récompenser ses ennemis. Mais elle m’a ajouté en même temps qu’en avançant les intérêts du Saint-Siège de ce côté-là, Votre Excellence avait beau jeu pour avancer le temps de sa promotion[68]. »

 

Promesse écrite de Clément XI

Le jour même où Clément XI consentait ce marchandage, se joua une plaisante comédie dans sa propre chambre. L’épouse du Prétendant venait d'accoucher d'un prince. Tandis que toutes les cloches de Rome saluaient sa naissance, le Pape, languissant dans son fauteuil, s’associait à la joie officielle. Serf neveux Albani, le Prétendant, le cardinal Gualterio et Lafitau l’entouraient, tous le priaient d’assurer au futur defensor fidei l’appui de la France et les prodigalités de Dubois par une promesse écrite du premier chapeau vacant. Soudain, le gascon Lafitau se précipite à genoux, tend les bras vers le vieux pontife, et les yeux baignés de larmes, crie à tue-tête : « Saint-Père ! une parole de vie ! une parole de vie ! » Le spirituel Clément XI entre dans cette bouffonnerie, joue l’attendrissement, attire une plume et trace la promesse tant désirée[69] :

« Clément XI pape, à notre très cher fils en Jésus-Christ, salut et bénédiction apostolique[70].

« Nous avons un si vif désir de donner à Votre Majesté des preuves éclatantes de notre affection paternelle et distinguée, que nous voudrions bien la satisfaire en créant cardinal, sans délai, M. l’archevêque de Cambrai qu’elle nous a si souvent et si efficacement recommandé. Mais, dans la situation présente, la mesure est impraticable par plusieurs raisons que nous avons plus d’une fois exposées à Votre Majesté, et principalement parce que, après la nomination de tant de cardinaux étrangers, il serait peu convenable d’en créer encore un, sans rendre auparavant, ou du moins en même temps, quelque justice à ce grand nombre de prélats italiens qui ont eu la mortification de se voir préférer ces étrangers dans les dernières promotions, au mépris de leurs longs et fidèles services, soit à Rome, soit en d’autres pays, ainsi que Votre Majesté en est bien informée. Ne pouvant donc faire dès à présent pour Votre Majesté ce que nous voudrions et ce qu’elle-même désire très ardemment, nous prétendons du moins fini déclarer préalablement et confidentiellement par cette lettre de notre main, qu’elles sont nos intentions pour le moment favorable. Pourvu que Votre Majesté nous ait d’avance procuré par écrit les sûretés que nous avons constamment regardées comme des préliminaires indispensables à chaque pas que nous ferions dans cette affaire, et pourvu que ces sûretés, soient données sans équivoque et sans condition par des personnes ayant un pouvoir légitime de le faire, nous promettons de comprendre sans difficulté M. l'archevêque de Cambrai dans la première pleine promotion que nous ferons de prélats et autres sujets à notre choix, dans le cas où il plairait à Dieu, par les vues secrètes de sa providence, de prolonger notre vie pour un tel événement (ce, que nous n’espérons, ni ne méritons, ni ne désirons). Il est bien entendu que Votre Majesté persévérera alors dans les dispositions favorables où elle est maintenant pour ledit M. l’archevêque de Cambrai, et non autrement. Nous prions néanmoins Votre Majesté d’observer que la nomination d’un seuil cardinal à la fois, telle qu’il arrive souvent d’en faire par des motifs particuliers, ne constitue pas une pleine promotion, et qu’il faut s’en tenir au sens propre et rigoureux de ces paroles... »

 

Mort de Clément XI

Le pape s’était joué de tout le monde. Dubois éclata cette fois : « En vérité c’est un chef-d’œuvre de dextérité que l’engagement que vous avez tiré du pape, île 14 janvier. La discorde l’aurait fabriqué elle-même qu’elle n’aurait pu rien imaginer de pire. M. le Régent est outragé, le Prétendant compromis, et je suis couvert aux yeux de l'Europe de ridicule et de preuves de trahison. Je n’ai plus qu’à souhaiter que cet écrit ne soit vu de personne et qu’il tombe éternellement dans l’oubli[71]. » Dubois n’osait pas communiquer au duc d’Orléans la lettre de Clément XI, mais Lafitau le fît rentrer dans son caractère : de cette faveur empoisonnée on essayerait de tirer un profit quelconque. A la nouvelle de la promesse pontificale, le Régent devait écrire au pape, se confondre en remerciements, s’y prendre de telle façon qu’une réponse devînt nécessaire, réponse qui rappellerait au moins incidemment la promesse et alors, enfin, on tiendrait la promesse écrite de la nomination[72]. Dubois avait trouvé son maître, il décida le Régent à écrire dans le sens désiré[73], mais Clément XI n’attendit pas cette suprême manœuvre, il mourut le19 mars 1721.

 

Position de Dubois

C’était un désastre, seulement en apparence. Ces deux derniers mois d’intrigues avaient affermi les chances du candidat. Il avait pu craindre le mécontentement du cabinet anglais si son accord avec le Prétendant venait à être connu ; les ministres impériaux ne faillirent pas d’en révéler l’intrigue et les Anglais s’en amusèrent. A tout prix, même au prix d’un flirt avec le Stuart, ils voulaient le succès de leur candidat. Il a eu, écrivait Sutton à Stanhope, la recommandation du Prétendant près le pape pour un chapeau, et il l’aurait eu sans la demande, que le Cardinal Acquaviva fit d’un autre chapeau pour un sujet d’Espagne « en cas que le pape en voulût conférer un à notre archevêque[74] ». A Madrid, comme à Londres, Dubois faisait des progrès. L’ambassadeur Maulévrier le servait avec plus de zèle que de finesse[75], mais derrière ce courtisan peu diplomate travaillait l’abbé de Montchevreuil, aussi délié que son chef l’était peu, insinuant, habile à faire valoir et à conquérir, enfin le jésuite Daubenton, confesseur de Philippe V, qui dans cette affaire ne voyait qu’un protecteur insigne à assurer à sa Compagnie, gagnait peu à peu sur les préventions de son pénitent contre l’ancien précepteur et le complice du duc d’Orléans. A Parme, Chavigny représentait au duc régnant le futur cardinal comme gagné à ses intérêts, se faisait écouter et croire[76] au point que le duc de Parme donnait l’ordre à son représentant à l’Escurial de travailler pour l'archevêque de Cambrai.

 

 

 



[1] Arch. des Aff. Etrang., Rome, t. 586 : La Trémoille au Régent, 31 mai 1718 ; ibid., t. 589 : La Trémoille à Dubois, 15 novembre 1718.

[2] Arch. des Aff. Etrang., Rome, t. 600, fol. 146-147 ; Lafitau à Dubois, 27 novembre 1719.

[3] Arch. des Aff. Etrang., Rome, t. 601, fol. 146 : Lafitau à Dubois, 27 novembre 1719.

[4] Arch. des Aff. Etrang., Rome, t. 606, fol. 95 : Lafitau à Dubois, 9 janvier 1720.

[5] Arch. des Aff. Etrang., Rome, t. 607, fol. 234 : Lafitau à Dubois, 24 février 1720.

[6] Dans la correspondance secrète, le Prétendant était désigné sous le nom de la personne principale ou plus simplement La personne.

[7] Arch. des Aff. Etrang., Rome, t. 606, fol. 273 ; Dubois à Lafitau, 7 février ; C. de Sévelinges, op. cit., t. I, p. 302 ; Seilhac, op. cit., t. II, p. 230.

[8] Arch. des Aff. Etrang., Angleterre, t. 334, fol. 184 : Jacques Stuart à Dubois, 4 mars 1720 ; C. de Sévelinges, op. cit., t. I, p. 317.

[9] Arch. des Aff. Etrang., Rome, t. 607, fol. 352 : Dubois à Gualterio, 27. mars 1720 ; C. de Sévelinges, op. cit., t. I, p. 323.

[10] Ibid., C. de Sévelinges, op. cit., t. I, p. 326.

[11] Arch. des Aff. Etrang., Rome, t. 607, fol. 352 : Dubois à Gualterio, 27 mars 1720 ; C. de Sévelinges, op. cit., t. I, p. 315.

[12] Ibid., C. de Sévelinges, op. cit., t. I, p. 316.

[13] Arch. des Aff. Etrang., Rome, t. 608, fol. 83 : Dubois à Lafitau, 24 mars 1720.

[14] Arch. des Aff. Etrang., Rome, t. 601, Lafitau à Dubois, 27 novembre 1719.

[15] Dubois à Lafitau, 22 juin 1720, dans C. de Sévelinges, op. cit., t. I, p. 341 ; Lémontey, op. cit., t. II, p. 11-12.

[16] Lafitau à Pecquet, 17 décembre 1720, dans Lémontey, op. cit., t. II. p. 10.

[17] Dubois à Lafitau, 24 mars 1720 ; V. de Seilhac, op. cit., t. II, p. 241-242, note 29.

[18] Arch. des Aff. Etrang., Rome, t. 608, fol. 5 : Lafitau au Régent, 5 mars 1720.

[19] Arch. des Aff. Etrang., Rome, t. 608, fol. 84 : Dubois à Lafitau, 24 mars 1720.

[20] Arch. des Aff. Etrang., Rome, t. 608, fol. 84 : Dubois à Lafitau, 24 mars 1720.

[21] Arch. des Aff. Etrang., Rome, t. 608, fol. 95 : Le Régent à Lafitau.

[22] Arch. des Aff. Etrang., Rome, t. 608, fol 84 ; Dubois à Lafitau, 24 mars 1720.

[23] Arch. des Aff. Etrang., Rome, t. 608, fol. 85 : Dubois à Lafitau, 24 mars 1720.

[24] Gualterio à Dubois, 7 et 8 mai 1720, dans C. de Sévelinges, op. cit., t. I, p. 333.

[25] Arch. des Aff. Etrang., Rome, t. 609, fol. 107 : Lafitau à Dubois, 1er avril 1720.

[26] Arch. des Aff. Etrang., Angleterre, t. 332, fol. 19 : Dubois à Destouches, 15 juillet 1720.

[27] Dubois à Lafitau, 14 mars 1720, dans V. de Seilhac, op. cit., t. II, p. 128, 235, 237.

[28] Dubois à Lafitau, 7 avril 1720, dans Lémontey, op. cit., t. II, p. 12.

[29] Arch. des Aff. Etrang., Rome, t. 607, fol. 348 : Dubois à Lafitau, 14 mars 1720.

[30] Arch. des Aff. Etrang., Rome, t. 609, fol. 111 : Lafitau à Dubois, 1er avril 1720.

[31] Bibliothèque de l’École Sainte-Geneviève, Anecdotes sur l’élévation de Dubois, t. III, fol. 257.

[32] C. de Sévelinges, op. cit., t. I, p. 334.

[33] British Museum, Papiers de Gualterio, Gualterio à Dubois, Rome, 7 mai 1720.

[34] Lafitau à Pecquet, 17 décembre 1720, dans Lémontey, op. cit., t. II, p. 18.

[35] Lafitau à Dubois, 31 décembre 1720, dans Lémontey, op. cit., t, II, p. 19.

[36] Arch. des Aff. Etrang., Rome, t. 613, fol. 75 : Le Régent au Pape, 22 juin 1720.

[37] Arch. des Aff. Etrang., Rome, t. 614, fol. 262 : Bissy au Pape, 15 août 1720.

[38] Arch. des Aff. Etrang., Vienne, t. 136, fol. 189 : Levieux à Dubois, 22 juin 1720.

[39] Arch. des Aff. Etrang., Vienne, t. 136, fol. 117 : Dubois à Alexandre Albani.

[40] Levieux à Dubois, 20 août 1720, dans Anecdotes sur l’élévation de Dubois, t. III, fol. 243.

[41] Arch. des Aff. Etrang., Rome, t. 614, fol. 58 : Lafitau à Dubois, 9 juillet 1720.

[42] Arch. des Aff. Etrang., Rome, t. 613, fol. 64 : Dubois à Lafitau, 15 août 1720.

[43] Lafitau à Dubois, 15 septembre 1720, dans C. de Sévelinges, op. cit., t. I, p. 350.

[44] Arch. des Aff. Etrang., Rome, t. 615, fol. 41 ; Pecquet à Lafitau, 26 août 1720.

[45] Arch. des Aff. Etrang., Rome, t. 616, fol. 178 : Relation de Lafitau sur ses négociations à Rome.

[46] Arch. des Aff. Etrang., Rome, t. 616, fol. 147 ; Lafitau au Régent, 30 septembre 1720.

[47] Arch. des Aff. Etrang., Rome, t. 616, fol. 193 suiv. Lafitau à Dubois, 5 octobre 1720.

[48] Public Record Office, Germany, vol. 214 : Saint-Saphorin à lord Stanhope, Vienne, 6 février 1720.

[49] Public Record Office, France, vol. 361 ; Germany, vol. 211 : lord Stanhope à Saint-Saphorin, 1er avril 1720.

[50] Public Record Office, Germany. vol. 215 : Lord Stanhope à Saint-Saphorin, Pyrmont, 26 juillet 1720.

[51] Public Record Office, Germany, vol. 215 : Saint-Saphorin et lord Cadogan à lord Stanhope, Vienne, 25 septembre 1720.

[52] Public Record Office, France, vol. 362 : Sutton à J. Craggs, Paris, 13 octobre 1720.

[53] Arch. des Aff. Etrang., Rome, t. 616, fol. 176 : Dubois à Lafitau, 22 octobre 1720.

[54] Arch. des Aff. Etrang., Rome, t. 616, fol. 51 : Dubois à Lafitau, 29 octobre 1720.

[55] Arch. des Aff. Etrang., Rome, t. 616, fol. 51 : Dubois à Lafitau, 8 octobre 1720.

[56] Arch. des Aff. Etrang., Rome, t. 617, fol. 55 : Pecquet à Lafitau, 27 novembre 1720.

[57] Dubois à Lafitau, 26 novembre, dans C. de Sévelinges, op. cit., t. I, p. 357.

[58] Lafitau à Dubois, 26 novembre, ibid., t. I, p. 361.

[59] Arch. des Aff. Etrang., Rome, t. 617, fol. 338.

[60] Arch. des Affaires Etrangères, Vienne, t. 137, fol. 186 : Charles VI à Pendtenriedter, 21 décembre 1720.

[61] Arch. des Affaires Etrangères, Rome, t. 624, fol. 40 : Dubois à Lafitau, 20 janvier 1721.

[62] Arch. des Affaires Etrangères, Rome, t. 624, fol. 44 : Dubois à Lafitau, 21 janvier ; ibid., t. 625, fol. 81 : Lafitau à Dubois, 11 février.

[63] Arch. des Affaires Etrangères, Parme, t. 6, fol. 248 : Chavigny à Dubois, 6 février 1721.

[64] Arch. des Affaires Etrangères, Rome, t. 624, fol. 96 : Lafitau à Dubois, 24 janvier.

[65] Mémoires du duc d’Antin, dans P. Lémontey, op. cit., t. II, p. 21, note 1.

[66] Dubois à Lafitau, 20 janvier 1721 dans P. Lémontey, op. cit., t. II, p. 21, note 2.

[67] Arch. des Affaires Etrangères, Rome, t. 625, fol. 33 : Instruction secrète au cardinal de Rohan, 20 février.

[68] Lafitau à Dubois, 14 janvier, dans C. Sévelinges, op. cit., t. I, p. 419, 420.

[69] P. Lémontey, op. cit., t. II, p. 460-462 ; L. Wiesener, op. cit., t. III, p. 393-394.

[70] Arch. des Aff. Etrang., Rome, t. 624, fol. 103 : Clément XI au Prétendant et le Prétendant à Dubois, 14 janvier 1721 ; C. de Sévelinges, op. cit., t. I, p. 422 suiv.

[71] Dubois à Lafitau, 29 mars 1721, dans Lémontey, op. cit., t. II, p. 23.

[72] Arch. des Aff. Etrang., Rome, t. 624, fol. 272 : Lafitau à Dubois, 4 février 1721.

[73] Arch. des Aff. Etrang., Rome, t. 625, fol. 32 : Le Régent à Clément XI, 20 février 1721 ; C. de Sévelinges, op. cit., t. II, p. 20.

[74] Public Record Office, France, vol. 362 : Sutton à Stanhope, Paris, 7 février 1721.

[75] Arch. des Aff. Etrang., Espagne, t. 301, fol. 74 : Maulévrier à Dubois, 24 mars 1721.

[76] Arch. des Aff. Etrang., Parme, t. 6, fol. 248-249 : Chavigny à Dubois, 6 février 1721.