HISTOIRE DE LA RÉGENCE PENDANT LA MINORITÉ DE LOUIS XV

TOME PREMIER

 

CHAPITRE XI. — La politique française en Hollande (Septembre 1715 - Juillet 1716).

 

 

Rapide exaltation de la Hollande et fléchissement qui en résulte. —Elle reprend son rang véritable en Europe. — Altération des mœurs. — Vénalité. — Compétitions. — Les particuliers riches dans l’État ruiné et asservi à l’Angleterre. — Instructions données à notre ambassadeur. — Politique de l’empereur Charles VI. — Dissentiments entre lui et les. États de Hollande.— M. de Châteauneuf exploite le pacifisme hollandais. — Le cabinet anglais en prend de l’inquiétude. — Humeur des whigs. — Adresse insinuante de Châteauneuf. — But qu’il poursuit, il fait échec à Walpole, et entreprend d’ébranler Stair. — La question d’alliance française se trouve posée. — L’Angleterre réclame l’expulsion du Prétendant. — Mémoire de lord Stair. — Accueil du Régent. — Réponse au mémoire. — Audience et apologie de lord Stair. — Nouvelles exigences de Stanhope. — Les trois points. — Hypocrisie du cabinet de Londres. — Propositions de M. de Châteauneuf aux États. — Traité de Westminster. — Guerre de Pamphlets. — Georges Ier transporte la négociation en Hollande. — Mécontentement de lord Stair. — Départ de Georges Ier pour le Hanovre.

 

Rapide exaltation de la Hollande

Au début du XVIIe siècle, la nation hollandaise était à la merci d’un accident militaire. Heureux, il consacrerait son existence politique ; funeste, il entraînerait sa disparition peut-être totale et définitive. Vaincue, fa Hollande serait soumise, c’est-à-dire sujette ; son héroïsme, son génie la firent victorieuse et, dès lors indépendante. « On dirait que la Providence avait les yeux sur ce petit peuple, qu’Elle examina ses griefs, pesa ses titres, s’assura de ses forces, jugea que le tout était selon Ses desseins, et qu’au jour venu Elle fit en sa faveur un miracle unique. La guerre, au lieu de l’appauvrir, l'enrichit ; la lutte, au lieu de l’énerver, le fortifie, l’exalte et le trempe. Ce qu’il a fait contre tant d’obstacles physiques, la mer, la terre inondée, le climat, il le fait contre l’étranger. Il réussit. Ce qui devait l’anéantir le sert. Il n’a plus d’inquiétude que sur un point, la certitude de vivre ; il signe, à trente ans de distance, deux traités qui l’affranchissent, puis le consolident[1]. » En 1609, le destin est fixé, la Hollande vivra ; en 1648, le traité de Westphalie sanctionne son indépendance ; en 1678, le traité de Nimègue consacre son intégrité territoriale. Ses marchands, ses marins et ses artistes la font prospère, glorieuse et séduisante. Sur mer elle éclipse l’Angleterre, sur terre elle tient tête à la France, dans la guerre comme dans la paix elle assume le rôle de grande puissance continentale. La Haye devient la capitale de l’Europe coalisée contre les entreprises de Louis XIV ; l'Angleterre hésite à s’associer à elle, la Hollande y envoie son stathouder et Guillaume d’Orange réduit la Grande-Bretagne au rôle de satellite des Sept Provinces. Entre 1672 et 1712, la Hollande passa d’une perspective de servitude à l’éblouissement du triomphe grâce à la sagesse de ses hommes d’État, à la générosité de ses citoyens, à l’énergie de ses conducteurs ; mais elle abusa de la fortune. Après Guillaume, le grand pensionnaire Heinsius inspira et régenta l’Europe antifrançaise, entreprit d’humilier la France, de commander à l’Angleterre et d’entraîner l’Empire. On n’aurait donc lutté si longtemps et avec une telle âpreté que pour substituer un despotisme à un autre despotisme. Le délire de l’orgueil et la soif de vengeance troublèrent le sens politique de Heinsius et l’illusionnèrent sur l’étendue des moyens dont il disposait. La Hollande ne possédait ni l’étendue territoriale, ni la population, ni, en un mot, les ressources de fonds nécessaires pour prodiguer indéfiniment l’effort. Elle y jeta sa fortune maritime et commerciale, elle s’endetta et s’épuisa. La nature ne l’avait pas dotée pour ce destin trop ambitieux.

 

Et fléchissement qui en résulte

L’Angleterre possédait, intactes, toutes les ressources dont la Hollande ne disposait plus chez elle. Sa lenteur à saisir les problèmes internationaux ne lui révéla que lentement le calcul de Guillaume d’Orange qui, non content de la soumettre, l’exploitait, arrachant chaque année au Parlement britannique subsides, soldats et marins pour le succès d’une lutte indifférente à l’intérêt national. Quand s’ouvrit, en 1701, une nouvelle guerre, où la Grande-Bretagne se sentait bravée, elle s’y jeta avec toutes ses forces pendant que la Hollande, surmenée, ne pouvait même plus faire honneur à ses engagements. Parcimonieuse de subsides et de soldats, elle n’était plus prodigue que de haine et de conseils ; on en fit moins de cas que de ses florins et de son infanterie. Le prestige de Heinsius compensa en partie ce déchet, mais malgré la déférence des whigs, animés des mêmes passions que les Hollandais et consentant à leur laisser toute l’apparence de la direction des affaires, l’axe de prépondérance se déplaça de la Hollande à l’Angleterre et la défection des tories entraîna la ruine de la coalition nonobstant les remontrances et les cogères du cabinet de La Haye. De Gertruydenberg à Utrecht, les Hollandais avaient mesuré le fléchissement de leur pays, il avait suffi pour cela que l’Angleterre consultât ses seuls intérêts et ne stipulât que pour elle-même.

 

Elle reprend son rang véritable en Europe

L’avènement de la dynastie hanovrienne parut restaurer l’hégémonie des Sept Provinces, non moins hostiles au traité d’Utrecht que le parti whig et l’empereur Charles, mais désormais la Hollande n’est plus qu’un appoint et on la traite en conséquence. Le jour où Georges Ier renouvelle son alliance avec Charles VI et envisage un rapprochement avec Louis XV, il ne soumet pas ses vues à Heinsius, il l’invite seulement à y adhérer. La Hollande reprenait son rang en Europe : rang subalterne.

 

Altération des mœurs

De la période éblouissante qui s’achevait en décadence à peine dissimulée, la Hollande conservait des souvenirs glorieux et des vices funestes. Cet excès d’influence avait altéré gravement le caractère moral de la nation... L’orgueil du succès, l’habitude d’être recherchés et tentés par les plus fières puissances de l’Europe, engendrèrent chez les Hollandais le désir de briller et de jouir, l’amour de l’argent.

 

Vénalité

Si Horace Walpole pouvait se flatter de faire faire tout ce qu'il voudrait à Heinsius, à son successeur désigné Vanderdussen, au trésorier de la République, au secrétaire Slingelandt, au greffier Fagel, on ne saurait mettre ces paroles au compte de la seule vantardise lorsqu’on sait que le maréchal d’Huxelles comptait lui aussi des amis d’autant plus sûrs qu’on pouvait les acquérir argent comptant. Lord Stair avait observé en Hollande les progrès du luxe entraînant les députés aux États-Généraux à des dépenses fort au delà de leurs moyens. Ils deviennent nécessiteux, dit-il, et beaucoup, peut-être la plupart, sont au plus offrant. Lempereur savait, à l’occasion, mettre le prix. A Gertruydenberg il avait acheté un plénipotentiaire mille pistoles ; une autre fois il avait payé un secret vingt mille florins. Le Régent, instruit de ces exemples saurait, le cas échéant, ne pas lésiner et « cela étant, concluait lord Stair, je vous donne à penser si nos raisons l’emporteront sur un million d’argent français[2] ». Dubois, plus économe de son argent, soutient qu’en Hollande, il n’est pas un secret qu’on n’achète au prix de quatre pistoles[3].

 

Compétitions

Cette vénalité avait opéré une sorte d’abdication nationale. A la mort de Guillaume d’Orange, le parti républicain, revenu au pouvoir, favorisait les compétitions et entretenait les tiraillements. Les assemblées provinciales déléguaient aux États-Généraux et dans chacune de ces deux assemblées toute décision devait être prise à l’unanimité. C’était, suivant le mot de Walpole, « un gouvernement ayant autant de maîtres que d’avis », timide, inquiet, avaricieux, où, disait Stanhope, « personne n’ose rien prendre sur soi » et il ajoutait : pourvu que le roi d’Angleterre « veuille bien se donner la peine et avoir la patience de les diriger, je crois qu’il leur fera faire tout ce qu’il voudra[4] ». Ceux qui ne se résignaient pas à se mettre aux enchères et à voir leur pays à l’encan poussèrent un cri d’alarme. La province d’Over-Yssel dénonça aux États-Généraux la corruption des mœurs. Les États rédigèrent un projet de répression que repoussa la province de Groningue ; or l’opposition d’une seule province suffisait à paralyser la mesure la plus utile et la plus urgente. Tout s’arrêta donc. Groningue lança, son projet portant interdiction aux députés de dîner fréquemment chez les ministres Etrangers. Quant, après d’interminables discussions, on fut tombé d’accord sur l’érection d’un tribunal modelé sur l’inquisition de Venise, on ne découvrit personne qui fût digne de le présider. Au sein de cette confusion, notre ambassadeur à La Haye, M. de Châteauneuf sut travailler habilement à rétablir l’influence française et à neutraliser celle de l’Empire et celle de l’Angleterre ; il avait fort à faire.

 

Les particuliers riches dans l'Etat ruiné

« Pour entendre ce point, d’espèce de servitude de la Hollande à l’Angleterre, il faut savoir qu’outre les liaisons intimes dont le roi Guillaume avait uni ces deux puissances, par tous les liens qu’il avait pu imaginer, tant qu’il fut à la tête de toutes les deux, la guerre de succession d’Espagne y en avait ajouté un autre bien plus fort. Heinsius, pensionnaire de Hollande, gouvernait cette république avec un art qui l’en rendit tout à fait maître. Il était créature du roi Guillaume, son confident et l’âme de son parti. Il avait pleinement hérité de sa haine contre la France et contre la personne du feu Roi. Il était flatté des soumissions que lui prodiguèrent le duc de Marlborough et le prince Eugène, qui lui déféraient tout, et qui avaient un intérêt personnel et pressant de perpétuer la guerre qui était tout leur appui à Vienne et à Londres, et qui leur valait infiniment en particulier. Ils n'avaient pas honte d’attendre quelquefois des heures entières dans l’antichambre d’Heinsius, par le moyen duquel ils firent que les Hollandais suppléèrent à ce que l’Empereur ne pouvait et à ce qu’on n’osait demander au Parlement d’Angleterre, qui donnait souvent le triple des engagements et qu’on ne pouvait pousser au delà. De cette façon, la République se ruina si bien, que, si les Sept Provinces avaient pu être vendues comme on vend une terre, le prix n’en aurait pas payé les dettes.

 

et asservi à l’Angleterre

« Les plus riches du pays ne voyant donc plus de sûreté pour et asservi à les fonds qu’ils prêteraient à l’État, les mirent tant qu’ils purent sur la banque d’Angleterre, en sorte que dans un État ruiné les particuliers demeurèrent riches. Ces particuliers, pour la plupart, étaient toujours à la tête des villes, des États-Généraux, et dans les premiers emplois et les principales commissions. Ils étaient donc à peu près les maîtres des affaires, et le sont toujours demeurés par leur nombre, leur succession des uns aux autres, leur crédit. Mais en même temps leurs richesses et même tout le bien de la plupart étant entre les mains des Anglais, les met dans une teille dépendance de l’Angleterre qu’ils se trouvent forcés d’en préférer les intérêts à ceux de leur République, et de la faire consentir, contre son propre avantage, à toutes les volontés des Anglais[5]. »

 

Instructions données à notre ambassadeur

La France était représentée à La Haye par le marquis de Châteauneuf, diplomate de carrière, formé à l’école de Torcy. Ses instructions lui prescrivaient de rassurer les Hollandais, de les rapprocher de la France et surtout de s’employer à rompre la coalition entre l’Angleterre, l’Autriche et les Provinces-Unies. C’était chose d’autant plus difficile que ces trois puissances savaient trop ce qu’elles devaient à cette alliance pour ne pas chercher à la faire revivre. Georges Ier y poussait pour son compte et s’efforçait d’apaiser les dissentiments que faisait naître, entre la Hollande et l'Autriche, le traité de la Barrière. Ce rapprochement était un péril pour la paix, raison de plus pour Charles VI de le désirer, car il redoutait d’autant moins la guerre qu'il préférait personnellement aux hasards d’une bataille la sécurité d'un monastère ou d’un château voisin. La défection de la reine Anne ne l’avait pas moins indigné que les Hollandais ; mais pendant que ceux-ci signaient la paix d’Utrecht, «l’Empereur, dépité du sacrifice de l’Espagne exigé de lui, se dérobait. « La privation de l’Espagne et des Indes lui causait plus de peine qu’il n’avait de satisfaction d’avoir ajouté la possession du royaume de Naples, celle du Milanais et des Pays-Bas à la succession de ses pères. » Il avait obstinément refusé la reconnaissance de la cession de l’Espagne à un Bourbon[6] ; en attendant qu’il se déclarât prêt à recueillir les provinces belges, les Etats-Généraux en étaient administrateurs et réglaient, d’accord avec l’Angleterre, le tracé d’une frontière dont l’occupation leur servirait de barrière. Ce traité, dit de la Barrière, était repoussé par l’Empereur tout comme le traité d’Utrecht et alimentait entre la Hollande et la chancellerie impériale les plus amères contestations. En même temps il demandait à faire entrer des troupes en Belgique avant que la convention de la Barrière fut conclue[7].

 

Politique de l‘Empereur Charles VI

Georges Ier envoya secrètement à Vienne sir Richard Temple et lord Stanhope en qualité d’ambassadeur extraordinaire, tandis que son compagnon deviendrait ambassadeur permanent. Charles leur fît le meilleur accueil, parla avec sympathie d’une alliance étroite avec l’Angleterre et ne s’engagea à rien. Il adressa les deux envoyés au prince Eugène qui persifla et s’étendit sur le dévouement que demandait l’acceptation d’un présent aussi onéreux que la Belgique. D’autres ministres suggéraient un troc entre ce pays et la Bavière, beaucoup plus avantageuse à leur maître. L’Empereur était insatiable ; il faisait confidence aux Anglais de ses prétentions sur la Sicile, la Toscane, les duchés de Parme et de Plaisance[8], sollicitait l’envoi d’une flotte anglaise dans la Méditerranée, et préparait une intervention armée en Italie. Cette politiqué toute de rancunes et d’ambitions, ne rencontrait qu’une contradiction assez timide de la part du prince Eugène[9], et en tout cas insuffisante pour vaincre l’obstination de Charles VI. Celui-ci voyait à Parme les Farnèse disposant, par Alberoni, des ressources de l’Espagne et préoccupés d’amoindrir la part de l’Autriche dans la péninsule. Ainsi à Vienne, à Madrid, à Parme et aussi à Turin[10], les stipulations d’Utrecht relatives à l’Italie paraissaient fort instables et faisaient pressentir un prochain bouleversement en Europe, bouleversement dont personne ne pouvait se flatter de limiter les effets à la péninsule.

 

Dissentiment entre lui et les Etats de Hollande

Le marquis de Châteauneuf suivait d’assez près ces prévisions pour les exploiter au profit de son pays. Il représentait à la Hollande les avances faites à Charles VI par Georges Ier comme une machination qui disposait sans leur aveu des Sept-Provinces qui de Hollande se trouveraient engagées malgré elles dans une coalition quelles réprouvaient et dans une guerre qui les épouvantait. Ces insinuations ne pouvaient agir qu’à la longue et l’ambassadeur de France le savait, aussi ne fut-il pas découragé ni troublé en apprenant que, le 15 novembre 1715, Georges Ier était venu à bout de faire signer le traité de la Barrière. Aussitôt Charles VI en viola une des clauses par la cession du Limbourg à l’électeur palatin, contrairement à l’article du traité qui interdisait toute aliénation partielle. La Hollande, pour n’être pas en reste, de mauvais procédés, refusa le retrait de la garnison qu’elle tenait à Bonn. Enfin les litiges naissaient à tout propos et à tout moment, et il n’était pas jusqu’au protocole qui ne soulevât des difficultés. Les États voulaient recevoir le titre de Celsi et Potentes que leur refusait l’Empereur, et son dédain leur était peut-être plus sensible que tout le reste.

 

M. de Châteauneuf exploite le pacifisme hollandais

L’ambassadeur de France sut aigrir adroitement le ressentiment des « Hauts et Puissants Seigneurs » et, abondant dans le sens de leur antipathie pour la guerre, il les alarma sur la rumeur d’une garantie mutuelle des trois puissances, Angleterre, Autriche, Hollande, dont cette dernière pourrait être dupe. Voyant l’effet produit par ses paroles, il proposa à l’improviste la neutralité perpétuelle des Pays-Bas autrichiens. « Sa Majesté, disait-il, n’a pas plutôt été instruite de la signature du traité de la Barrière qu’Elle m’a ordonné de communiquer à Vos Seigneuries les moyens qu’elle se propose, pour assurer, de concert avec Vos Seigneuries la tranquillité réciproque de ses États de la frontière des Pays-Bas, et de ceux de la même frontière, qui sont présentement sous la domination de l’Empereur, ou occupez par les troupes de Vos Seigneuries, en convenant d’une neutralité aussi étendue qu’elle sera jugée nécessaire, soit par rapport à sa durée, de manière que quelque événement qui arrive, ces mêmes pays soient toujours exempts des malheurs de la guerre, et qu’elle ne puisse en aucun cas y être portée de quelque part que ce soit, et qu’aucun autre pays ne puisse être attaqué parle Pays-Bas ».

Cette proposition enchanta les Hollandais et déconcerta les ambassadeurs étrangers. Horace Walpole affecta de la prendre à peine au sérieux, car, dit-il, l’Empereur n’irait pas attaquer la France de gaieté de cœur, néanmoins les Étals ne laissèrent pas d’envoyer le projet d’alliance défensive et de garantie avec l’Angleterre et l’Autriche à toutes les provinces ; ils y joignirent le mémoire de M. de Châteauneuf[11].

 

Le cabinet anglais en prend de l'inquiétude

Le ministre anglais prit la peine de le réfuter de son mieux. Lord Townshend écrivit à Walpole cette lettre qui découvre son embarras. « Le Roi, dit-il, a été heureux de voir que l’ambassadeur français ait été déçu dans ses espérances du grand effet que sa proposition de neutralité pour les Pays-Bas autrichiens, en cas de guerre, produirait en Hollande. En vérité, son projet semble si chimérique, et il est si plein d’illusions, qu’il était à peine bon à être sérieusement offert ou reçu d’aucun côté. La France, qui est coutumière de ces sortes d’amusettes, est seule capable de proposer de stipuler avec une tierce puissance la neutralité de territoires appartenant à un autre, qui pourrait fort bien n’y pas consentir. Car, que signifierait une convention de cette espèce entre les Hollandais et les Français, si l'Empereur, qui est le maître du pays, ne croyait pas de son intérêt d’y avoir égard ? Il me semble que nous fournissons à la France l’occasion de jouer le même jeu qu’après la paix de Ryswick, quand les terribles appréhensions d’une nouvelle guerre nous firent donner, nous et les Hollandais, dans les combinaisons du traité de partage, que l’on croyait un merveilleux préservatif contre la guerre, mais qui, au fait, en devint la source et l’occasion principale. Quant à nous, les États peuvent en être sûrs, nous n’avons nul goût à nous engager dans une nouvelle guerre, nous qui, en ce moment, éprouvons les effets d’une guerre intestine. Tenons-nous-en donc à nos vieilles maximes et unissons-nous fortement ensemble. Le moyen d’éviter la guerre est de ne pas en avoir trop peur, et de former une telle union entre les alliés, que les Français voient que s’ils veulent rompre avec l’un de nous, ils entraîneront certainement tout le reste dans la querelle[12]. »

 

Humeur des whigs

Au moment où il écrivait cette lettre, lord Townshend était inquiet du succès possible du Prétendant et d’autant plus mal disposé à l’égard de la France qu’il croyait favorable à l’expédition de Jacques Stuart. Les dépêches de lord Stair avivaient les soupçons, ajoutaient sans cesse à l’aigreur et à la défiance[13]. La conduite de Châteauneuf devenait un acte de perfidie à ajouter à tous ceux dont le Régent s’était rendu coupable au jugement de Georges Ier et de Stanhope[14]. Notre ambassadeur à Londres écrivait que « Stanhope lui avait dit par deux fois que le duc d’Orléans avait méprisé l’amitié de Sa Majesté britannique, ... qu’il ne tarderait pas à s’en repentir..., que le temps de se venger viendrait et dans peu. Après avoir répété quelque chose d’approchant sur la fin de la conversation, il lâcha que dans un couple de mois on pourrait s’expliquer plus nettement[15]. » Les whigs faisaient écho à ces menaces. « Ils ont jeté feu et flamme ces jours passés, écrit M. d’Iberville, et ne parlaient que de guerre contre la France[16] », prêts, disaient-ils « à sacrifier leur vie et leurs biens pour effacer la honte de la dernière paix » et tirer satisfaction des secours que nous avions accordés au Prétendant[17]. Notre ambassadeur ne se laissait pas émouvoir par ces manifestations un peu puériles. « Il faut selon moi, disait-il, les mépriser et laisser les Anglais évaporer leur bile[18] » ; aussi réfutait-il paisiblement les accusations portées contre le Régent « sans marquer aucune crainte des résolutions que le gouvernement d’Angleterre pourrait prendre pour troubler la tranquillité publique[19]. »

 

Adresse insinuante de Châteauneuf

Pas plus que M. d’Iberville, le marquis de Châteauneuf ne se laissait impressionner par l’attitude et par les impertinences des whigs. Très instruit de la politique anglaise, il multipliait ses avances et redoublait d’insistance à l’égard des États auxquels sa proposition de neutralité perpétuelle des Pays-Bas autrichiens semblait admirable. L’Empereur n’en voulait pas entendre parler, le Roi d’Angleterre tenait l’affaire pour oiseuse, mais les Hollandais en étaient épris et l’ambassadeur de France en prenait occasion de leur faire voir la France pacifique et pacificatrice autour d’elle. L’affirmation était alors d’autant plus nécessaire que les Anglais s’étaient plaints très haut de l’appui donné au Prétendant par le Régent ; l’échec et la fuite de Jacques Stuart permettaient de nier cet appui ; bien plus, les partisans de la France invoquèrent en leur faveur le traité de la Barrière et les stipulations d’Utrecht respectées rigoureusement par le duc d’Orléans. Châteauneuf n’avait dans son jeu diplomatique qu’un atout : sa politesse, qui rendait encore plus sensible aux Hollandais l’outrecuidante attitude des Anglais et la morgue rebutante des Autrichiens.

 

But qu’il poursuit

Le résultat était tel qu’il pouvait le souhaiter : les Hollandais retardaient tout engagement, à plus forte raison toute alliance défensive avec leurs anciens alliés[20], nonobstant les objurgations de Walpole qui voyait clair dans le jeu de Châteauneuf, lequel sera, dit-il, « très satisfait de ce qu’on n’accepte pas sa proposition, s’il peut en même temps empêcher les États d’entrer dans de plus grands engagements avec d’autres puissances[21]. »

 

Il fait échec à Walpole

Walpole, qui s’était vanté de faire adopter toutes ses vues par les hommes d’État hollandais, sentait chez eux une résistance insurmontable à ses impulsions. Au début du mois de mars 1716, il relançait avec son impétuosité coutumière le comité des affaires Etrangères aux États, leur exposait comment la Providence ayant pris le parti du roi Georges contre le Prétendant, les États demeuraient seuls garants de la succession protestante, ce qui entraînait la nécessité d’un renforcement du traité par l’admission d’autres princes et d’autres États dont l’accord détournerait et découragerait les entreprises possibles de l’héritier des Stuarts. Non content de ces insinuations qui risquaient par trop de n’être pas entendues, Walpole remit un mémoire et un projet de traité pour une alliance défensive conçue d’après ce système plus étendu. Antoine Heinsius suggéra aux États une réponse satisfaisante aux termes de laquelle les États se déclaraient disposés à renforcer la garantie de la succession protestante par l’admission d’autres princes. Quant au renouvellement de l’alliance défensive avec l’Autriche et l’Angleterre, le respect de la constitution offrait un échappatoire ; le projet fut envoyé aux différentes provinces pour que chacune d’elles l’examinât séparément[22], et en particulier la province de Hollande dont l’influence était prépondérante.

 

Et entreprend d’ébranler Stair

Châteauneuf n’ignorait plus rien des démarches de Walpole, et sans les contrecarrer positivement, empêchait leur effet par ses démarches habiles et répétées. Il visitait la société, y était bien accueilli et recherché, ce qui le mettait à même d’acquérir des alliés féminins souvent utiles lorsqu’il ne s’agit que de faire affirmer bien haut ce dont on serait embarrassé de faire la preuve[23]. A force d’entendre répéter que le Régent était demeuré étranger à l’équipée du Prétendant par sentiment de fidélité au traité d’Utrecht, il arriva que beaucoup commencèrent à en être persuadés. Châteauneuf alla plus loin. Il n’ignorait pas à quel point lord Stair était à charge au Régent ; il entreprit de l’en débarrasser. Stair fut dépeint aux Hollandais pacifiques comme un boule-feu, un énergumène, n’ayant d’autre but que de mettre aux prises, une fois encore, la France avec l’Angleterre. Très adroitement, Châteauneuf faisait de Stair à Paris l’indice de la mauvaise foi du cabinet de Londres qui ne pouvait mieux témoigner de ses vues qu’en éloignant un ambassadeur qu’on nommerait plus justement un provocateur. Et toujours, l’ambassadeur de France revenait à son projet et pressait les États de lui donner une réponse positive sur sa proposition de neutralité perpétuelle des Pays-Bas autrichiens.

 

La question d’alliance française se trouve posée

Les États particuliers de Hollande, au moment de clore leur session (mars 1716), ne pouvaient hésiter à aborder la discussion française d’un projet aussi grave que celui de Walpole sur l’alliance défensive. Le Grand Pensionnaire fit connaître les propositions émanées de l’Empereur, du roi d’Angleterre et du roi de France. Heinsius avait été engagé personnellement trop à fond contre Louis XIV pour envisager la possibilité d’une alliance française, du moins laissait-il la liberté de discussion. Orateur du parti noble, il prônait l’alliance défensive entre l’Empereur, l’Angleterre et les États, demandait que le projet Walpole fut pris en considération et entraînait le vote favorable des députés les plus marquants des sept villes principales de la province. Mais tandis que Heinsius réchauffait les anciennes préventions, le Régent s’assurait d’un allié presque aussi influent. « Je sais de bon lieu, écrit l’auteur de la Gazette, que Son Altesse Royale aura pour politique d’entretenir une correspondance sincère avec les États-Généraux et qu’il croit de l’intérêt de la France d’être bien avec la République. Les gens sensés ont pensé de même du vivant du feu Roi[24]. » Parmi ces « gens sensés » un des plus écoutés était M. Buys, pensionnaire d’Amsterdam, jadis ennemi juré de Louis XIV qu’il avait appris à mieux connaître depuis que la paix avait fait du négociateur impitoyable un ambassadeur sympathique et respectueux. Buys adopta les vues de Châteauneuf, et, prenant la parole aux États de la province, il soutint que nul pays et nul prince ne pouvait être tenu à l’écart d’un traité destiné à affermir la paix ; l’Angleterre, la France et les États-Généraux pouvaient tomber d’accord au sujet de la succession protestante dans la Grande-Bretagne.

Châteauneuf avait atteint son but. De ce moment, la question de l’alliance française se trouvait introduite officiellement dans les conseils de la Hollande. Walpole fut interrogé par plusieurs membres considérables du gouvernement qui lui demandèrent si le roi Georges Ier ne serait pas disposé à entrer dans une alliance défensive avec la France, par laquelle les garanties des successions, tant à la couronne d’Angleterre qu’à celle de France, pourraient être fermement établies, en conformité du traité d’Utrecht. Walpole trouva l’occasion propice pour rendre à Châteauneuf quelque chose d’aussi fâcheux que tout ce qu’il en avait reçu. Il se répandit sur les avances du roi Georges au duc d’Orléans qui les avait éludées par la proposition d’une alliance défensive entre l'Angleterre, la France et les États-Généraux. A cette suggestion avait succédé le projet de neutralité perpétuelle des Pays-Bas (autrichiens) ; ensuite était survenue l’expédition du Pré tendant, soutenu par des officiers, des armes et des munitions sortis des ports de France. Ces procédés très notoires contre le traité d’Utrecht avaient donné au Roi des motifs de se défier de la sincérité de la France ; depuis l’échec du Prétendant, il n’y avait pas lieu d’être surpris que, sentant son isolement, le Régent souhaitât s’insinuer dans une alliance défensive qui ne visait sans doute à rien autre qu’à retarder ou à rendre impossible la conclusion de l’alliance défensive projetée entre l’Angleterre, l’Empereur et les États. Georges Ier ne repoussait pas l’alliance française, mais il voulait avoir auparavant la preuve que le Régent se détachait à tout jamais de la cause du Prétendant. Walpole s’efforçait donc d’amener les Hollandais à renouveler  l’ancienne confiance et amitié entre les trois puissances, « sans se laisser écarter de ce point principal par les « spécieux amusements » de la France. Mais c’est en vain qu’il insistait sur le ton de la réponse du Régent à la requête formulée contre le séjour en France des Jacobites, inutilement qu’il montrait cette réponse plus « garnie de belles paroles que de preuves réelles et solides de sa bonne disposition » envers le roi Georges. Tout ceci pouvait être véritable, mais les Hollandais souffraient de l’entendre dire, tant était grande parmi eux la terreur d’une rupture entre la France et l’Angleterre qui replongerait leur pays dans la guerre. Ils ne songeaient qu’à excuser la conduite du Régent, parlaient de préventions, de malentendus, suggéraient que le prince consentirait un peu plus tard, sans doute, à ce que l’intérêt et l’inclination devaient le porter à accorder. Cette perspective leur suffisait à entrevoir le moment où la France et l’Angleterre entretiendraient des rapports vraiment amicaux.

Il était assurément original de voir la Hollande pousser l’Angleterre vers la France au moment où le roi Georges se montrait fort revenu du projet qu’il avait lancé le premier. C’est ainsi que la disposition favorable de toutes les provinces-unies au renouvellement de l’alliance avec l’Angleterre ne lui suffit pas, il poursuivit son dessein de faire entrer l’Autriche dans cette alliance, malgré la répugnance peu dissimulée des États-Généraux. Châteauneuf opposant manœuvre à manœuvre, se rendit chez le Grand-Pensionnaire Heinsius et l’informa qu’il avait reçu de sa Cour l’ordre de faire connaître que le roi de France était disposé à entrer dans une alliance défensive avec l’Angleterre et la Hollande. (17 avril 1716).

 

L’Angleterre réclame l’expulsion du Prétendant

Georges Ier venait à peine d’abattre les Jacobites et de célébrer sa victoire par d’odieuses vengeances qu’un nouveau sujet d’alarmes lui vint. Le bruit courait que Charles XII de Suède, pour l'expulsion se venger d’avoir été dépouillé de Brème et de Verden, équipait Prétendant une flotte destinée à soutenir le parti jacobite en Écosse. Ce fantôme de Prétendant suffisait à jeter le parti whig et son chef couronné dans d’extraordinaires terreurs. Cette fois l’Angleterre n'aperçut de salut pour elle-même que dans l’expulsion de son rival hors de Lorraine et hors de France. Stanhope prescrivit à lord Stair d’insister « de la manière la plus forte pour que le Prétendant ne soit pas admis à séjourner sur le territoire français, et en outre d’obtenir du gouvernement une pression sur le duc de Lorraine qui détournât ce prince de recevoir jamais plus Jacques Stuart. Enfin les partisans les plus qualifiés du parti jacobite devaient être expulsés de France et les officiers ayant servi le Prétendant exclus de l’armée et privés de leurs anciens emplois[25].

 

Mémoire de lord Stair

Lord Stair se hâta de rédiger un mémoire d’une impertinence soutenue. Il se faisait un plaisir d’énumérer les prétentions de son maître et il était assurément original d’entendre l’ambassadeur d’un pays qui accueille tous les pires, représentants de la politique des nations continentales déclarer que « la Grande-Bretagne ne saurait être en sûreté ni tranquillité tant qu’elle verra des personnes qui ont conspiré et entrepris à force armée la ruine et subversion totale de leur patrie, reçues et entretenues dans son voisinage ». Après avoir longuement insisté, Stair avoue sans détours que cette situation obligerait l’Angleterre« d’avoir toujours les armes à la main, tourmentée par des soupçons et des inquiétudes continuelles ». Cela dit, il réclame une réponse par écrit, « laquelle il souhaite fort qu’elle puisse être telle, qui pourrait contribuer à rétablir la bonne intelligence entre les deux nations[26] (9 mars). »

 

Accueil du Régent

Porteur de ce mémoire, l’ambassadeur se présenta au Palais-Royal ne fut pas reçu[27]. Le lendemain, 10, il se rendit au lever du Régent, obtint une audience, donna lecture de son écrit et le glosa. Le Régent eut peine à se contenir. Il était de ces hommes qu’une sorte de scepticisme général rend indulgents aux pires injures et qui prodiguent leur bienveillance selon la mesure de leur dédain. A mesure que Stair développait ses griefs et énumérait ses réclamations Philippe d’Orléans laissait échapper sa joie, son enthousiasme pour le succès des armes du roi d’Angleterre. Le Prétendant avait traversé le royaume juste le temps nécessaire pour se laisser rejoindre et avertir d’avoir à en sortir ; ce qu’il avait fait. Les chefs rebelles condamnés par le Parlement allaient être éloignés sur-le-champ ; c’était chose si certaine que le Régent demandait au roi Georges semblable traitement pour les Français rebelles réfugiés en Angleterre. Il en prit occasion pour gronder amicalement lord Stair d’avoir écrit sans bienveillance sur son compte ; Stair jeta les hauts cris, il n’avait jamais fait que l’éloge du prince, à peine avait-il malmené ses ministres qui, certes ne le valaient pas, et il conclut en demandant une réponse prompte et catégorique qui rendrait inexécutable, à supposer qu’il fut possible, le projet d’expédition navale du roi de Suède. Le Régent promit tout ce qu’il voulut et Stair sortit de l’audience, rayonnant[28].

 

Réponse au mémoire

Le lendemain, lord Stair remit son mémoire au maréchal d’Huxelles qui répondit, le 13 mars, que le Régent avait appris la déroute du Prétendant avec d’autant plus de satisfaction que cet événement assurait la paix à l’Angleterre et l’intimité entre son souverain et le roi de France. Le Régent avait déjà pourvu à la sortie du royaume du Prétendant et veillerait à empêcher son retour. Au sujet des jacobites les plus compromis, « quoique personne n’ignore quelles sont les lois de l’asile dans tous les États souverains », le Régent adopterait, d’accord avec le roi d’Angleterre, « tous les moyens convenables » pour maintenir la bonne intelligence en éloignant tout sujet d’ombrage.

Quant aux officiers sortis du royaume sans permission pour grossir le parti des rebelles, l’ordonnance prise contre eux avait été exécutée à la rigueur. Par contre, le gouvernement français s’interdisait toute démarche auprès du duc de Lorraine afin de le détourner de recevoir le chevalier de Saint-Georges dans ses États[29]. Cette réponse différait beaucoup de celle qu’avait escomptée lord Stair. Le parti de la « vieille Cour » imposait, une fois encore, son point de vue au Régenté il épargnait les jacobites notoires jusqu’à l’heure d’une occasion plus propice à leurs desseins hostiles et gardait sous la main le Prétendant pour le cas où des troubles se produiraient en Angleterre[30]. De son côté, le duc de Lorraine alléguait la crainte de mécontenter le roi de France lorsqu’il apprit coup sur coup le retour de son hôte compromettant à Commercy et l’insistance du roi Georges pour son éloignement. Il n’hésita plus et pria Jacques Stuart de s’en aller[31] ; celui-ci se retira en Avignon (fin mars).

 

Audience et apologie de lord Stair

Non content d’une réponse fort sèche, le maréchal d’Huxelles recourut à un procédé fort rigoureux et qui faisait sentir à quel point lord Stair avait excédé les bornes de la patience des diplomates. Au lieu de lui être remise en mains propres, la réponse à son mémoire fut transmise directement à notre représentant à Londres, M. d’Iberville, chargé de la remettre au gouvernement britannique. Cette réponse, datée du 13 mars, ne fut communiquée à Stair que le 20 et, le 21, il alla trouver le Régent et se plaindre que le texte concernant l’expulsion des jacobites rebelles et condamnés était moins clair que la réponse verbale à lui faite par le prince. Stair avait affaire à trop forte partie. Le Régent lui répliqua qu’il avait, en effet, bien entendu. « Je suis encore de même sentiment touchant les fugitifs et j’ay fait dire la même chose au Roy par M. d’Iberville, et encore plus fortement. Il est vrai qu’on ne s’est si clairement expliqué dans la réponse, parce qu’il faut observer un certain décorum et qu’il y a des choses sur lesquelles il faut s’entendre. » Les projets des jacobites faisaient sourire, mais puisqu’on était disposé, en Angleterre, à les prendre au tragique, le Régent avait voulu rassurer sans délai, c’est pourquoi il avait adressé à M. d’Iberville la réponse au mémoire de lord Stair. Si hargneux que fût ce dernier, il n’osa pas se fâcher, mais s’embarqua dans une apologie de sa conduite depuis le commencement de la Régence. Comme le discours se prolongeait plus que de raison, le duc d’Orléans interrompit : « Milord, dit-il, il est bien fâcheux que les piques des ministres brouillent les Princes, et que nous devons souffrir pour les fautes d’autrui. » Stair repartit de plus belle, le prince, pour en finir, prodigua les politesses qui ne lui coûtaient guère et les promesses qu’il ne tenait pas. Stair, complètement joué, s’éloigna radieux. « Je le laissais dans son cabinet, dit-il, très content de moi[32]. »

 

Nouvelles exigences de Stanhope

Stanhope, à Londres, moins accessible à la parole charmeuse du Régent, remâchait les griefs anciens et nouveaux, combinait des impertinences inédites. Eminemment doué pour ce manque de tact que ses compatriotes confondent avec l’affirmation de leur force, Stanhope s’était mis en tête d’avilir le Régent comme s’il l’eût tenu à sa merci. Il imagina un interrogatoire que Stair ferait subir au chef du gouvernement français à peu près comme s’il se fût agi d’un lord prisonnier à la Tour de Londres. Voici les chefs d’accusation tels que Stair les a conservés :

1° Ce qu’a fait [le Régent] pour empêcher [le Prétendant] d’entrer en France, d’y rester ou de passer dans la Grande-Bretagne

2° S’il a puni, selon sa promesse, ceux qui ont fait sortir les armes du Havre.

3° De quelle manière ont été traités, à leur retour d’Ecosse, les officiers et les cavaliers du régiment de Nugent, qui avaient déserté pour s’embarquer avec le Prétendant et le duc d’Ormond ;

4° De quelle manière le Régent a montré son ressentiment contre les officiers au service de France qui avaient passé au service du Prétendant, ou qui attendaient à Boulogne et à Calais, le moment de se rendre en Écosse ;

5° Si Bolingbroke, qui avait dû recevoir, il y a six semaines, l’ordre de quitter Paris, l’a quitté en effet ;

6° Si on a saisi les armes qui étaient à bord d’un vaisseau destiné à passer en Angleterre et venu en relâche à Morlaix[33].

Stair lui-même n’osa pas introduire tous ces griefs dans son nouveau mémoire, daté du 7 avril. Son insistance porta sur le danger que faisait courir à la dynastie hanovrienne la présence du dernier Stuart en Avignon d’où il pouvait correspondre, intriguer et envahir facilement l’Angleterre. Non seulement Avignon, mais l’Europe devaient être interdites à l’exilé. Le Régent ferait les démarches nécessaires auprès du pape avec lequel l’Angleterre avait interrompu les conversations député longtemps ; il semblait difficile de pousser plus loin l’aberration, Stanhope et Stair en furent pour leurs réclamations. Le côté plaisant de l’affaire c’est qu’ils imaginaient faire de ces conditions celles mêmes de l’alliance défensive dont M. de Châteauneuf poursuivait la conclusion[34].

Le cabinet anglais ne voyait dans tous ces événements qu’une question de partis ; il avait frappé les vaincus avec la hache, il entendait ne pas ménager leurs partisans. « La France pendant tout le cours de la rébellion, disait Stanhope, a montré tant de mauvais vouloir pour le Roi, qu’il semble très nécessaire qu’elle nous donne quelque preuve réelle de ses dispositions amicales, avant que le Roi puisse songer à entrer dans de nouveaux engagements... Le Roi est non seulement en disposition, mais il a le désir d’établir entre la France, l’Angleterre et les États de bons rapports capables de contribuer à la paix de toute l’Europe. » Reste à savoir « si la France est subitement devenue amie sincère de la succession protestante, ou si, par d’adroits artifices, elle ne songe pas à nous amener, ainsi que les Hollandais, en nous leurrant, à une sécurité qui nous fasse négliger et dédaigner nos amitiés et nos alliances de vieille date. La maxime fondamentale dans l’opinion du Roi est qu’aucun plan d’alliance avec la France ou de neutralité des Pays-Bas ne doit détourner l’Angleterre et la Hollande de conclure une alliance défensive et une garantie mutuelle avec l’Empereur ; ensuite, si la France prouve par «sa conduite une intention sincère de bien vivre avec le Roi, il s’empressera de se joindre aux États pour faire une alliance à cette fin. » Auparavant il exigeait l’envoi du Prétendant au delà des Alpes, l’expulsion hors de France des jacobites notoires, l’exécution de l’article du traité d’Utrecht relatif au port de Mardyck[35]. En même temps, le parti whig poursuivait un autre but. A l’accueil triomphal qui avait signalé l’avènement de Georges Ier, succédait une impopularité accrue chaque jour et qui menaçait d’emporter la dynastie et ses fougueux partisans. La ruine des jacobites autorisait toutes les audaces que le parti tory n’oserait pas combattre. Le ministère proposa la prorogation de trois à sept années pour le mandat de la chambre existante et le bill septennal fut voté le 26 avril = 7 mai 1716. Ainsi s’ouvrait une carrière de corruption inouïe qui précipita l’énervement de l’institution parlementaire.

 

Les trois points

Ce dernier succès acheva d’enfler le parti whig qui eut l’illusion de posséder le pouvoir indéfiniment, et trouva dans Stanhope un interprète selon son cœur. Dès lors, le cabinet résuma les clauses fondamentales de sa politique en trois exigences qu’on nomma couramment les trois points ou les trois articles qui étaient : 1° renvoi du Prétendant d’Avignon en Italie ; 2° expulsion de ses partisans hors de France ; 3° destruction du port de Mardyck. « Sa Majesté, écrivait Stanhope, a déclaré péremptoirement aux États-Généraux qu’aussi longtemps que ces conditions n’auront été admises préalablement, elle ne pourra ni ne voudra entendre à ouvrir des négociations avec la France[36]. » Stair ressentit quelque embarras à énoncer les trois points, il se rejeta sur des protestations obligeantes, des marques d’amitié de son souverain, des promesses d’alliance aussitôt que le Prétendant serait éloigné. Le Régent répondit que l’affaire de Mardyck étant une suite du traité d’Utrecht ne souffrait aucune difficulté ; que le Prétendant serait à merveille en Italie, qu’il souhaitait l’y voir, mais ne pouvait le contraindre à s’y acheminer en arrêtant la pension de la reine, veuve de Jacques II. D’ailleurs cette demande prendrait place tout naturellement dans le traité qu’on envisageait, la matière était trop importante pour être résolue sous la forme de préliminaire. Stair souhaitait qu’on rassurât, sans aucun retard, son souverain car « il y a, disait-il, des puissances qui ne croient pas que c’est de leur intérêt que ce traité se fasse, qui pourront se donner du mouvement pour le traverser. Les conjonctures ont une grande influence sur les affaires. » Le Régent comprit le sens de cet oracle sibyllin et se plaignit de l’empressement apporté à conclure l’alliance entre l’Angleterre, l’Empereur et les Provinces-Unies ; à quoi Stair répondit que cette conduite « était fort conforme à leur système de maintenir la tranquillité de l’Europe ; que la prudence demandait qu’on se mit à couvert contre les entreprises que la France pourrait former dans la suite du temps, semblables à celles qu’elle a formées par le passé et que cette précaution juste et raisonnable n’empêcherait pas qu’on prit des mesures avec la France pour n’avoir rien à craindre des entreprises que des autres puissances pourraient former[37]. »

 

Hypocrisie du cabinet de Londres

L’intérêt de la France ne permettait pas d’hésiter plus longtemps. Le 8 mai, le Régent dit à lord Stair qu’il envisageait un projet dont il lui remit les grandes lignes : le traité d’Utrecht servant de base à la garantie de la succession de Georges Ier et aux renonciations de Philippe V, avec stipulation de secours mutuel, le cas échéant ; renvoi du Prétendant hors d’Avignon ; interdiction du séjour en France à ceux de ses partisans déclarés rebelles (en Angleterre) ; réduction du nouveau canal de Mardyck à des écluses qui ne pourraient recevoir que de petits navires. Si le roi Georges admettait ces conditions, le Prétendant quitterait Avignon avant la signature. Stair, obligé, bon gré mal gré, de découvrir la fourberie de son cabinet, répliqua qu’il ne pouvait négocier avant que Jacques Stuart fût en Italie. Le Régent ne pouvant croire à la sincérité d’une pareille défaite, en voulut avoir le cœur net. Il dit qu’il ferait savoir à la reine-mère que son fils devait gagner l’Italie, et au pape que le séjour en Avignon était incommode et fâcheux pour la France[38]. Stair ne put rien répondre sinon que les trois points devaient être acquis préalable ment à toute négociation. L’hypocrisie dù cabinet de Londres n’était pas même fardée avec adresse ; le piège était si grossier et à découvert qu’on s’étonne presque d’une si rare impudence. Du jour où le Prétendant aurait évacué le sol français, le hanovrien eut posé des conditions nouvelles dont sa ruse teutonne eut sans peine imaginé l’humiliante obligation. Pendant que cette négociation aboutissait à un point mort, la lutte diplomatique reprenait, en Hollande, toute sa vivacité.

 

Propositions de M. de Châteauneuf aux Etats

M. de Châteauneuf n’y avait pas connu le repos et les Hollandais se sentaient flattés de l’importance que cette activité conserva à leur pays. Au lieu de disperser son effort, l’ambassadeur français l’avait concentré sur un seul point. Entre tous les conseils des Provinces-Unies, Amsterdam, métropole du commerce et capitale, possédait une importance avec laquelle il fallait compter. Or, tandis que la majorité des États et des villes demeurait attachée à la politique de l’Angleterre, Amsterdam se tourna vers la France et proposa deux négociations d’alliances simultanées : l’une, entre l’Angleterre, l’Autriche et les États ; l’autre, entre l’Angleterre, la France et ces mêmes États. C’était là une nouveauté subversive que la prudence du caractère national ne pouvait ni accueillir ni repousser sans un mûr examen, mais Amsterdam ne se rebutait pas pour si peu. Châteauneuf non plus. Instruit d’une démarche tentée par Walpole auprès du Grand Pensionnaire pour hâter la conclusion de l’alliance défensive, l’ambassadeur de France venait, par ordre de sa Cour à notifier au Pensionnaire, que si l’Angleterre et la Hollande voulaient entrer en négociations avec la France, elles trouveraient toutes les facilités imaginables de la part du Régent à faire tout ce qu'elles pouvaient raisonnablement attendre de lui pour la garantie de la succession des deux couronnes, et que même l’Empereur pourrait en être content, s’il le voulait. » Il répéta ce langage au président de semaine des États de Hollande. Celui-ci et Heinsius avouèrent à Horace Walpole que cette déclaration était insuffisante, mais que le temps découvrirait les véritables intentions de la France qui leur paraissaient tendre à conclure un traité avec le roi d’Angleterre et les Provinces-Unies ; auparavant il fallait obtenir des paroles plus claires du Régent sur les demandes de Georges Ier[39].

Le Grand-Pensionnaire ne s’était jamais mal trouvé du système de temporisation et il y eut recouru une fois encore si Walpole et Châteauneuf le lui eussent permis. Le 19 mai, le Régent envoya à Châteauneuf la copie des propositions communiquées, le 8, à lord Stair. Châteauneuf s’empressa de les transmettre à Heinsius en l’informant que le roi de France désirait conclure une alliance défensive avec le roi d’Angleterre sur la base du traité d’Utrecht et de la garantie mutuelle des deux successions et des renonciations. Ni la question du Prétendant, ni celle de Mardyck n’étaient de nature à y faire obstacle et le roi de France désirait si fort voir les États-Généraux entrer dans cette alliance qu’il «se ferait un plaisir de donner sa garantie au traité de la Barrière. Cette démarche inquiéta Walpole au point qu’il se décida à haranguer les députés des Affaires Etrangères dans l’espoir d’en arracher un prompt et complet acquiescement. Le roi Georges, leur dit-il, se flattait que les. États, qui avaient eu un si long délai pour considérer son projet d’alliance défensive avec l’Empereur, étaient disposés à s’y associer ; dans le cas contraire, son déplaisir serait extrême, néanmoins il passerait outre et conclurait son traité avec Charles VI. Il souhaitait y admettre les États-Généraux et nul autre prince. Cela fait, il serait prêt à entrer dans une alliance défensive avec tout autre prince ou État qui s’y montrerait sincèrement disposé[40]. Cet empressement eut suffi, à lui seul, à mettre les Hollandais en garde contre toute précipitation. Le pensionnaire d’Amsterdam opina pour un délai et persuada ses collègues des États qui firent prier Walpole d’employer ses bons offices auprès du roi Georges pour obtenir de lui de nouveaux retards à la conclusion du traité avec l’Empereur.

 

Traité de Westminster

Mais Georges Ier était à bout de patience. Les atermoiements des Hollandais le décidèrent à se passer d’eux. Le jour même où, à la Haye, Heinsius réclamait un nouvel ajournement, l’Angleterre et l’Autriche signaient à Londres le traité de Westminster (25 mai = 5 juin 1716), dont la disposition essentielle était ainsi conçue : « L’unique but de cette alliance est de se défendre l’un l’autre et de se maintenir dans la possession de ses provinces et droits dont chacun jouit actuellement. Si l’un des alliés est hostilement attaqué, l’autre s’engage à le maintenir contre tous agresseurs dans les mêmes honneurs, dignités, royaumes et droits qu’il possède en Europe dans le temps de cette alliance, et dans ceux qu’ils s’acquerront d’un commun consentement pendant qu’elle durera ; comme aussi à lui procurer une juste satisfaction pour le tort qu’il aurait souffert[41]. »

 

Guerre de pamphlets

La communication que Walpole fit de ce traité au Grand-Pensionnaire fut reçue de façon glaciale. Heinsius dit sèchement qu’il ne voyait pas l’avantage que le roi d’Angleterre en retirerait[42], et il sentit quelque embarras lorsque Châteauneuf soutint que, désormais, les États-Généraux pouvaient conclure avec la France une alliance à part. Non content d’exploiter son avantage, l’ambassadeur de France provoqua et soutint une vive polémique à laquelle prirent part les revêches, hostiles à l’alliance anglo-autrichienne[43], et les réfugiés français. Il s’agissait de persuader aux Hollandais que l’entente de l’Autriche et de l’Angleterre mettait leur République en péril politique et économique d’où la tirerait l’alliance française[44]. Les anciennes alliances avaient été onéreuses, le traité de la Barrière drainait hors du pays plusieurs millions de soldes militaires dont rien ne rentrait en Hollande et c’était pour ce maigre résultat que la République avait entretenu des armées, des flottes, payé des subsides, tellement que, épuisée, ses anciens alliés lui étaient plus redoutables que la France qu’elle avait combattue.

Entre deux nations également âpres au gain on ne pouvait négliger l’évocation des rivalités commerciales. « Le meilleur ami des Anglais est le commerce, disait une brochure ; lorsqu’ils peuvent le faire fleurir à nos dépens c’est pour eux une double satisfaction. Nous les aidons à nous perdre et ils nous minent à l’ombre de mille protestations d’amitié... Les Anglais veillent à leurs intérêts, veillons aux nôtres... Nous ne devons pas conclure l’alliance proposée par l’Empereur et Sa Majesté Britannique tendant directement à nous jeter dans une nouvelle guerre, pour des intérêts absolument Etrangers à la République. » Après avoir montré la France, très différente de la nation agressive qu’on représentait, mais pacifique et rassurante, l’auteur disait« Nous ne devons pas croire à ce qu’on nous dit contre la France, parce que l’expérience nous apprend qu’on cric sans raison, et que souvent on ne crie contre la France que pour parvenir à d’autres fins. » L’alliance avec la France et l’Angleterre assurera le repos durable de la République. « Quelle gloire pour nous, quels avantages pour nos peuples, si nous assurons la tranquillité publique. Nous y parviendrons infailliblement par l’alliance entrée la République, la France et l’Angleterre. »

 

Georges Ier transporte la négociation en Hollande

Les échos de cette polémique parvenaient à Georges Ier et l’inquiétaient au moins autant qu’ils l’irritaient. Sa résolution d'arracher au Régent les trois points préalablement à tout traité n'avait pas faibli[45]. Stanhope en faisait une condition essentielle, à défaut de laquelle « il ne saurait y avoir d’amitié possible[46] », et néanmoins il fallait ménager les susceptibilités hollandaises. Celles-ci ne pourraient qu’être flattées de voir la négociation se poursuivre en Hollande. Le cabinet anglais s’y résigna donc sous la réserve du renvoi du Prétendant hors de France, « car, attendu, disait lord Townshend, que d’un côté il n’est pas compatible avec l’honneur de Sa Majesté de signer aucun traité avec la France avant l’accomplissement préalable de cette condition ; et que, d’un autre côté, l’objection du Régent au renvoi du Prétendant avant la signature du traité, est fondée sur ce qu’il se soumet à une certaine humiliation (comme il leur plaît de l’estimer en France) sans aucune certitude d’obtenir ensuite le traité, Sa Majesté pense que l’expédient qu’elle propose maintenant, à la fois sauvera son honneur et écartera l’objection du Régent, puisque, par ce moyen, les assurances qu’il obtiendra sont aussi fortes que si le traité était déjà ratifié[47]. » Cette condescendance apparente avait surtout pour but d’adoucir les Hollandais et de les décider à entrer dans l’alliance anglo-autrichienne. Stanhope ne manquait pas de faire valoir à Stair la modération de son maître qui n’attendait que l’avis officiel de l’arrivée du Prétendant en Italie pour envoyer des pleins pouvoirs à son représentant en Hollande[48].

 

Mécontentement de lord Stair

Dans ce pays, le duc d’Orléans possédait ce premier avantage d’y inspirer la faction française, très entreprenante ; il tenait l’Angleterre séparée de l’Autriche et pouvait se flatter de l’influencer plus aisément qu’à Londres, deuxième, avantage, presque aussi illusoire que le précédent. L’homme d’État un peu novice qu’il était prit conseil de l’homme de guerre expérimenté qu'il n'avait pas cessé d’être et traita le marchandage et les marchands anglais, à la française. Le 20 juin 1716, le Régent expliqua à lord Stair qu’il était en mesure de renvoyer le Prétendant, qu’il n’en ferait rien avant la signature du traité, n’écouterait rien et ne croyait que vaguement à la sincérité de ses interlocuteurs. Stair, sous cette brusque attaque, rompit, parla de ne renvoyer le Prétendant que lorsque le traité serait commencé dans les formes. Le Régent le poussa, laissa entendre qu’il avait autre chose en vue et qu'il ne craignait pas se battre[49]. Consterné, Stair cherchait une explication ; la lettre de Stanhope la lui apporta : la négociation était transportée en Hollande, on n’y avait que faire de sa hargneuse intervention. Vexé, il affecta la satisfaction[50] et prit des airs de pythonisse : « Le Roi, écrivit-il, avait en main l’entière direction des affaires de l’Europe : dans mon humble opinion, il n’aurait pas dû s’en départir aisément[51]... La France, à l'en croire, est et sera jalouse de la Grande-Bretagne. Elle cherchera à lui arracher des mains la principale direction des négociations et à la placer chez les Hollandais, à cause de l’influence qu’elle compte avoir sur eux[52]. » Cette jalousie des Français était si vive qu’elle avait retourné les dispositions du Régent qui, sous le feu Roi et pour s’assurer le pouvoir, parlait d’une alliance qu’il repousse depuis qu’il est le maître « de peur de contribuer à l’accroissement de la puissance et de l’autorité du roi de la Grande-Bretagne ; il préféra [dès lors] mettre en hasard ses propres prétentions à la couronne et exposer le royaume dans l’état misérable et sans défense où il le trouva, aux plus grands dangers. Aussitôt Régent, il abandonna ses vues personnelles, entra dans le système du vieux Roi, fit tout pour soutenir le roi de Suède et favoriser les prétentions chimériques du Prétendant ; et, quand il vit ses plans à bas, il aima mieux faire la Cour aux Hollandais tout inférieure qu’est leur situation... D’après ce que j’ai dit, il est trop évident, que si jamais la France peut nous faire du mal, elle nous fera du mal ; et que nous ne devrons jamais compter sur son amitié[53]. »

Pendant que le roi d’Angleterre et l’Empereur traitaient les Hollandais en quantité négligeable, M. de Châteauneuf se répandait en prévenances. Il était, de l’aveu de Walpole, si habile et si insinuant, que beaucoup se mettaient à le croire après avoir écouté ses paroles[54] ; les Hollandais ne s’en défendaient pas. Le 1er juillet, le baron de Heems, ministre d’Autriche à la Haye, vint exprimer aux députés pour les affaires Etrangères le regret de l’Empereur de ne pas les avoir attendus ; le 2 juillet, les  députés appelèrent M. de Châteauneuf et lui dirent qu’ils étaient disposés traiter ; Walpole entendit le même langage. Cela pouvait se prolonger indéfiniment. Le 8 juillet, les députés donnaient de bonnes paroles à l’Empereur ; le 9, ils s’abouchaient avec M. de Châteauneuf ; ces lenteurs ne pouvaient plus conduire à rien du moment qu’elles arrêtaient tout. Un événement imprévu pouvait tout transformer.

 

Départ de Georges Ier pour le Hanovre

Georges Ier souffrait en Angleterre d’une sorte de nostalgie ; ses ministres hanovriens et ses maîtresses hanovriennes, rapaces et hostiles à ce royaume qu’ils dévalisaient, son secrétaire lui-même, le réfugié Robethon, l’attiraient vers l’Allemagne. Le premier ministre anglais, lord Townshend blâma ce voyage en termes respectueux mais fermes[55], le Roi qui ne supportait aucune contradiction décida son départ, le fit autoriser par le Parlement, conféra au prince de Galles une vague autorité avec le titre désuet de « gardien du royaume » et, accompagné de Stanhope, s’embarqua le 20 juillet 1716 pour le Hanovre[56].

 

 

 



[1] E. Fromentin, Les maîtres d'autrefois, Belgique, Hollande, in-8°, Paris, 1876, p. 167-169.

[2] Oxenfoord Castle, Stair Papers, vol. III B : lord Stair à lord Stanhope, 27 juin 1716.

[3] Dubois au Régent, Hanovre, 23 août 1716, dans C. L. de Sévelinges, Mémoires secrets et correspondance du cardinal Dubois, in-8°, Paris, 1815, t. I, p. 318.

[4] Lord Stanhope à lord Townshend, 6 novembre 1714, dans Mahon, History of England, in-8°, Leipzig, 1853, t. I, p. 121 ; t. II, p. 341, 342.

[5] Saint-Simon, Mémoires, t. VIII, p. 305-306.

[6] Louis XIV, Instructions au comte du Luc, dans Instructions données aux ambassadeurs de France depuis les traités de Westphalie, in-8°, Paris, 1884 ; Autriche, par A. Sorel, p. 161.

[7] Lord Stanhope à Lord Townshend, 6 novembre 1714, dans Mahon, History of England, t. II, p. 341.

[8] Hoffmann à la Cour de Vienne, Londres, 10 mai 1715, dans O. Weber, Die Quadrupel Allianz vom Jahre 1718, p. 3, 6.

[9] Louis XIV, Instructions au comte du Lucy dans op. cit., p. 155 ; Torcy, Mémoires, t. I, fol. 324-325 ; A. von Arneth, Prinz Eugen von Savoien Wien, 1858, t. II, p. 515-516.

[10] Torcy, Mémoires, t. I, fol. 425-426 ; Baraudon, La Maison de Savoie et la Triple Alliance, in-8°, Paris, 1896 ; D. Carutti, Storia della diplomazia della Corte di Savoia, in-8°, Torino, 1879, t. III, p. 50.

[11] Public Record Office, Holland, vol. 373 : H. Walpole à lord Townshend, la Haye, 27, 31 décembre 1715.

[12] Coxe, Memoirs of the life and administration of sir R. Walpole, in-4°, London 1798, t. I, p. 90 ; lord Townshend à H. Walpole, 37 décembre 1715, 7 janvier 1716.

[13] Arch. Aff. Etrang., Angleterre, t. 288, fol. 18 : M. d’Iberville au maréchal d’Huxelles, 6 janvier 1716.

[14] Arch. Aff. Etrang., Angleterre, t. 285, fol. 55 : Instruction à M. d’Iberville ; Torcy, Mémoires, t. I, fol. 152.

[15] Arch. des Aff. Etrang., Angleterre, t. 276, fol. 480, 481 : M. d’Iberville au Roi, 28 novembre 1716 ; Torcy, Mémoires, t. I, fol. 122, 152.

[16] Arch. Aff. Etrang., Angleterre, t. 276, fol. 523 : M. d’Iberville au Roi, 5 décembre 1715.

[17] Arch. Aff. Etrang., Angleterre, t. 279, fol. 218 : M. d’Iberville au Roi, 17 mai 1716 ; ibid., t.288, fol. 25 : M. d’Iberville à M. d’Huxelles, 2 janvier 1716.

[18] Arch. Aff. Etrang., Angleterre, t. 279, fol. 187 : M. d’Iberville à M. d’Huxelles, 10 février 1716.

[19] Arch. Aff., Etrang., Angleterre, t. 276, fol. 543 : Le Roi à M. d'Iberville, 3 janvier 1716.

[20] Public Record Office, Holland. vol. 373 : H. Walpole à lord Townshend, la Haye, 28 février 1716.

[21] Public Record Office, Holland. vol. 373 : H. Walpole à lord Townshend, la Haye, 31 janvier 1716.

[22] Public Record Office, Holland, vol. 373 : H. Walpole à lord Townshend, la Haye, 10 et 17 mars 1716.

[23] Oxenfoord Castle, Stair Papers, vol. VI, H. Walpole à lord Stair, la Haye, mars 1716.

[24] Gazette de la Régence, p. 21 ; 18 novembre 1715.

[25] Oxenfoord Castle, Stair Papers, vol. V : lord Stanhope à lord Stair, Whitehall, 22 février, 5 mars 1716 ; Stair's Journal, 7 mars ; Brit. Mus., ms. Egerton, vol. 2171 : Stair à Bubb, 9 mars 1716.

[26] Stair, Mémoire du 9 mars 1716, dans G. de Lamberty, Mémoires pour servir à l’histoire du XVIIIe siècle, in-4°, Amsterdam 1735-1740, t. IX, p. 386, 387.

[27] Hardwicke Papers, Stair’s Journal, lundi 10 mars.

[28] Hardwicke Papers, Stair’s Journal, lundi 10 mars.

[29] British Museum ms. Egerton, n° 2171 ; G. de Lamberty, op. cit., t. IX, p. 388-389.

[30] Public Record Office, Germany, vol. 202 : lord Townshend à Schaub, ministre d'Angleterre à Vienne, Whitehall, 9-20 mars ; 13-24 mars 1716.

[31] Oxenfoord Castle, Stair Papers, vol. V. : lors Stanhope à lord Stair, 19 = 30 mars 1716.

[32] Oxenfoord Castle, Stair Papers, vol. III, B : lord Stair à lord Stanhope, Paris, 22 mars 1716.

[33] Hardwicke Papers, Stair’s Journal.

[34] Oxenfoord Castle, Stair Papers, vol. III, B : lord Stair à lord Stanhope, Paris, 6-17 avril 1716 ; ibid., vol. V, lord Stanhope à lord Stair, Whitehall, 28 mars -8 avril 1716.

[35] Oxenfoord Castle, Stair Papers, vol. V : lord Stanhope à lord Stair, Whitehall, 28 mars = 8 avril 1716.

[36] Oxenfoord Castle, Stair Papers, vol. V : lord Stanhope à lord Stair, Whitehall, 16 = 27 avril 1716.

[37] Oxenfoord Castle, Stair Papers, vol. III B : lord Stair à lord Stanhope, Paris, 2 mai 1716.

[38] Oxenfoord Castle, Stair Papers, vol. III B : lord Stair à lord Stanhope, Paris, 9 mai 1716.

[39] Public Record Office, Holland, vol. 375 : Hor. Walpole à lord Townshend, la Haye, 8 mai 1716.

[40] Public Record Office, Holland, vol. 375 : le même au même, la Haye 29 mai ; Oxenfoord Castle, Stair Papers, vol. VI : H. Walpole à lord Stair, la Haye, 29 mai 1716.

[41] Dumont, Corps diplomatique, t. VIII, p. 477 ; G. de Lamberty, Mémoires pour servir à l’histoire du XVIIIe siècle, t. IX, p. 472.

[42] Public Record Office, Holland, vol. 375 : H. Walpole à lord Townshend, la Haye, 9-23 juin 1716.

[43] G. de Lamberty, op. cit., t. IX, p. 475, 504.

[44] L. Wiesener, Le Régent, l’abbé Dubois et les Anglais, d'après les sources britanniques, in-8°, Paris, 1891, t. I, p. 212-218.

[45] Oxenfoord Castle, Stair Papers, vol. V : lord Stanhope à lord Stair, Whitehall, 27 mai = 7 juin 1716.

[46] Oxenfoord Castle, Stair Papers, vol. V : lord Stanhope à lord Stair, Whitehall, 31 mai = 11 juin 1716.

[47] Oxenfoord Castle, Stair Papers, vol. V : lord Townshend à H. Walpole, Whitehall, 5 = 16 juin 1716.

[48] Oxenfoord Castle, Stair Papers, vol. V : lord Stanhope à lord Stair, Whitehall, 7 = 18 juin 1716.

[49] Oxenfoord Castle, Stair Papers, vol. III B : lettre d'un secrétaire (anonyme) à lord Stanhope, Paris, 22 juin 1716.

[50] British Museum, ms. Egerton, vol. 217, lord Stair à Bubb (Dodington), Paris, 23 juin 1716.

[51] British Museum, ms. Egerton, vol. 2172 : même lettre.

[52] Oxenfoord Castle, Stair Papers, vol. III B : lord Stair à lord Stanhope, Paris, 27 juin 1716.

[53] Oxenfoord Castle, Stair Papers, vol. III B : même lettre.

[54] Public Record Office, Holland, vol. 375, H. Walpole à lord Townshend, la Haye, 16 mai 1716.

[55] W. Coxe, Memoirs of Walpole, t. II, p. 51.

[56] J. Fr. Chance, The foreign Policy of George I (1714-1721), dans The Cambridge Modem History, 1909, t. VII ; J. Fr. Chance, George I and the Northern War. A Study of British Hanoverian Policy in the North of Europe in the years 1709 to 1721, in-8°, London, 1909.