HISTOIRE DE LA RÉGENCE PENDANT LA MINORITÉ DE LOUIS XV

TOME PREMIER

 

CHAPITRE VIII - Le premier hiver de la Régence (Septembre 1715-Mai 1716).

 

 

Le prélude de la Régence. — Prodigalités. — Plaisirs. — Bals de l’Opéra. — Drames et misères. — Chômages, gages non payés. — Orgies. — Sacrilège public du Régent. — Madame, mère du Régent. — Son caractère. — Sa correspondance. — Sa famille. — Enfants légitimes et bâtards. — La duchesse de Berry. — Son orgueil. — Son amant. — M. de Riom. — Ses retraites pénitentes. — Ses amours avec son père. — L’ivresse dans la famille royale. — La vie d’affaires et de plaisirs du Régent. — Mécontentement de l’opinion publique.

 

Le prélude de la Régence

L’hiver parisien de 1716 à 1716 fut plein d’animation, de gaieté, de licence. Grands seigneurs, riches financiers, bourgeois et laquais se livrent sans contrainte à une fringale de plaisir qui ferait douter parfois que ces initiateurs de fla Régence impudente et grivoise fussent, la veille encore, les contemporains recueillis et moroses du grand Règne. Mais, de 1712 à 1715, les événements avaient ramené une sorte de dissipation ; la victoire et la paix rendaient au goût et au besoin d’amusement, contrariés pendant les quatre années tragiques, 1708-1712, l’occasion de 6e satisfaire. On avait secoué la tristesse et même la décence, Louis XIV favorisait moins l'hypocrisie qu’il ne contenait l’explosion de désordres avant-coureurs de la Régence. « Je me garderai bien, écrit Mme de Maintenon à la princesse des Ursins, de vous faire une description de nos mœurs présentes, il me semble que je pécherais contre l’amour qu’on doit avoir pour sa nation[1]... Les maris s'accommodent des promenades nocturnes : ce sont eux qui les facilitent... Les hommes sont pires que les femmes ; ce sont eux qui laissent ruiner leurs maisons, qui veulent que leurs femmes prennent du tabac, boivent, jouent, ne s’habillent plus ; et cela a passé aux plus raisonnables[2]. » Le vice du temps n’est pas l’hypocrisie mais l’effronterie : « On manque à tous ses devoirs par maximes[3]. »

Les Parisiens ne sont pas les moins empressés à se divertir. Dangeau écrit dans son Journal, à la date du 4 août 1714 : « Il y a présentement un usage établi à Paris, c’est qu’on va se promener au Cours à minuit, où il y a presque autant de carrosses qu’aux heures où on y allait d’ordinaire, et on y danse presque tous les soirs dans le rond du Cours[4]. » Le Mercure ajoute qu’« on n’est point à la mode si l’on n’a à présent un soufflet ou une carriole découverte pour aller se promener la nuit au Cours, si l’on n’y profite pas jusqu’au jour du clair de lune, lorsqu’il y en a, ou si l’on ne fait provision de flambeaux lorsqu’il n’y en a pas. On m’a assuré que la mode viendrait bientôt de se passer de la lune et des flambeaux... On danse, on joue à colin-maillard et à d’autres jeux. Rien n’est plus galant que cette promenade[5]. » Si galant que la police dut l’interdire.

 

Prodigalités

La Régence ne fut pas une génération spontanée, et la société cynique de 1716 se composait des derniers figurants du siècle de Louis XIV. Un coup de baguette, fût-elle magique, n’opère pas instantanément la transformation d’une société. Rapacité, imprévoyance, dissipation sont les caractères essentiels d’une Cour oisive et incapable d’économie et de sérieux. Tandis que, pour rétablir les finances, on congédie une centaine d’infimes serviteurs, suisses ou portiers aux appointements dérisoires[6], on jette dans le gouffre un repas de plus de 20.000 écus pour six ou sept cents figurants convoqués aux funérailles du feu Roi[7], suprême libéralité dont le public ne s’étonne même pas. Le Régent prodigue d’une main l’argent qu’il attire de l’autre main ; c’est ainsi qu’il règle qu’on dépensera mille écus par mois pour les habits d’un roi de cinq ans. « Madame de Ventadour n’en demandait pas tant et le duc d’Orléans, au dire de Dangeau, en voulait donner davantage[8]. » A l’égard de sa fille, la duchesse de Berry, les prodigalités sont sans bornes. Pendant qu’on réduit les rentes sur les tailles afin de retrancher aux rentiers la moitié de leur revenu[9], Mme de Berry veut avoir une surintendante et un capitaine des gardes ; son père résiste à cette fantaisie, il, y cède bientôt et comme la vieille Madame jouit des mêmes honneurs que Mme de Berry elle recevra, elle aussi, un capitaine des gardes. Mais l’aïeule a déjà une grosse maison à laquelle ses revenus suffisent à peine ; elle refuse ; c’est donc le Régent qui paiera, c’est-à-dire le trésor[10]. Ce n’est pas tout. Mme d’Orléans ne peut avoir un capitaine des gardes, on lui donnera quatre dames de compagnie avec quatre mille livres de pension à chacune[11]. Le Régent aime à voir autour de lui des visages satisfaits, il veut « qu’on soit content », il provoque les demandes. Torcy, encouragé, ne s’en fait faute et recevra 800.000 francs et d’autres grâces au moins aussi considérables[12] ; Villars et le duc de Guiche trouvent à leur dissentiment un terrain d’entente : Guiche recevra, comme vice-président du Conseil de la guerre, 24.000 livres d’appointements[13] ; Desmaretz présente sa note, il réclame 350.000 francs au titre du bail des fermes, le Régent promet de les lui faire payer[14]. Il voulait « donner de gros appointements » à Rouillé du Coudray[15] qui se contente de beaucoup moins ; il se fait faire la leçon par Le Peletier de Souzy qui refuse une pension de 20.000 livres, sachant dit-il, « dans quel embarras sont les affaires de l’État... et n’étant pas juste d’être payé pour ne faire aucun travail[16] ». M. le Grand et M. le Premier ne mangent pas de ce pain. La mort du Roi les a mis aux prises à qui des deux s’emparerait de toute la dépouille de la petite écurie ; le premier écuyer obtient gain de cause et en retirera plus de 100.000 écus[17]. M. de Brancas se fera 20.000 livres de rente aux dépens des Juifs de Metz[18] ; M. de Beaucour qui acheta un régiment 40.000 écus « demande quelques petites diminutions sur ce prix[19] » et M. de la Feuillade 10.000 francs par an d’augmentation sur ses appointements[20]. C’est la curée ! « M. le duc d’Orléans donnait à toutes mains à qui voulait avoir[21] », et les plus austères ou réputés tels se laissaient tenter. Saint-Simon voyant les survivances prodiguées avait eu patience quelque temps, à la fin cela le piqua', il dit son avis au prince ajoutant « que puisqu’il donnait tout indifféremment à tout le monde, il voulait aussi la survivance de ses deux gouvernements pour ses deux fils », ce qu’il obtint sur le champ[22]. Canillac, le roué, obtient un don considérable[23].

 

Plaisirs. Bals de l’Opéra

Des gens si bien nantis veulent s’amuser. Le 1er octobre 1715, les spectacles ont recommencé à Paris[24] et on y en établira de nouveaux[25]. On joue le lansquenet au Palais-Royal, le brelan au Luxembourg[26] ; on dîne chez le cardinal de Noailles au sortir du service célébré pour le feu Roy, on y fait grande chère et « on n’a jamais vu tant de gaieté et une conversation plus enjouée parmi les convives » fort émoustillés[27] ; on se bat en duel devant les Tuileries[28], et surtout on invente des plaisirs nouveaux. Dès la mi-novembre, on sait que le Régent a donné à M. d’Antin la permission d’assembler cet hiver des bals, trois fois la semaine, dans la salle de l’Opéra ; on n’y entrera que masqué et payant, et les loges donneront la commodité de voir le bal à qui ne voudra pas s’y risquer, On crut qu’un bal public, gardé comme l’est l’Opéra, serait à l’abri des aventures et mettrait fin à celles trop fréquentes des petits bals borgnes épars dans Paris. Le prince d’Auvergne, qui en avait donné l’idée, reçut 2.000 écus de pension et on inventa un plancher mobile qui couvrait l’orchestre et mettait la scène et la saille de niveau. Le malheur voulut que cette installation touchait le Palais-Royal et que le duc d’Orléans n’avait qu’un pas à faire pour y aller au sortir de ses soupers[29]. Le 2 janvier, un premier bal s’ouvrit à onze heures du soir et se prolongea toute la nuit. « Les chefs des Conseils y étaient un peu plus que chauds de vin. Il y en eut un qui cria à M. d’Orléans, qui était dans sa loge : « Descends, Régent ! » Il obéit et dansa tant qu’on voulut[30]. » Le deuxième bal dura jusqu’à quatre heures du matin, « On dansa force contre-danses qui sont à la mode, le menuet, la gavotte, la courante et autres, les anciennes danses n’étant presque plus de saison. » Le Régent et le duc de Noailles arrivèrent à une heure du matin et dansèrent deux fois[31]. Ces divertissements, où les femmes les plus libres osent à peine s’aventurer, dépassent la mesure d’indulgence de la bourgeoisie parisienne, en sorte que « l’on commence à réfléchir sur tout ce qui se passe et l’on voit que l’on a bien diminué la dépense de l’État, mais nullement les charges du peuple, si odieuses et si petites qu’elles puissent être[32]. » Peu importe ; « les bals de l’Opéra ne font que croître et embellir », la recette du 3 janvier fut de 49.000 livres et la dépense de 400 livres seulement[33].

 

Drames et misères

Pendant qu’on danse à l’Opéra, on vaque au Palais où le froid empêche les juges de rester en place ; la débâcle de la Seine menace le Pont-Neuf et tout le quai de l’Horloge[34], les marchands de bois et autres sont inquiets sur le sort de leurs bateaux et de leurs marchandises, une partie du quai des Orfèvres s’écroule dans la rivière sur une longueur de sept ou huit toises[35] ; les lavoirs sont fracassés, engloutis, les têtes coupées des blanchisseuses flottent sur des glaçons[36] et c’est à peine si on semble y songer. Des pauvres meurent de faim, par centaines[37]. A peine nous le dit-on.

Non seulement entre la capitale et les provinces mais entre les classes d’une même ville semble se dresser une muraille de Chine. Un mince filet de nouvelles, une gazette intermittente sous forme de correspondance circule lentement, arrêtée et supprimée parfois si elle énonce trop crûment les faits dont le pouvoir veut interdire la connaissance. Pendant que les mains avides se tendent, pendant que le duc d’Antin et le duc d’Aumont font imposer de vingt sols par jour les carrosses de remise avec l’espoir d’en retirer chacun 35.000 écus — et davantage de malédictions[38], — on entrevoit l’horrible misère au sein de laquelle se débattent à Amiens et à Douai « plus de deux mille officiers qui n’ont point pu payer leur blanchisseuse[39] ; à Toulon, « plus de deux cents soldats armés » qui fraudent la gabelle de plus de mille quintaux[40] ; à Rochefort où « quantité d’officiers vont par charité dîner chez les capucins et même les capucins amassent la quête pour eux[41] » ; à Paris, où après avoir refusé aux curés de la ville la continuation d’une aumône de 12.000 livres que faisait le feu Roi[42], le Régent interdit l’aumône sous peine d’amende[43].

 

Chômage, gages non payés

Ouvriers de la fabrique des Gobelins et élèves de l’Académie des Inscriptions sont congédiés, battent le pavé, arrêtent les passants, font les rues périlleuses[44]. Il est défendu de les soulager, mais il leur est permis de se divertir, car « on était bien simple autrefois, on ne se divertissait qu’à force d’argent ; aujourd’hui sans argent, même sans espérance d’en avoir, on se divertit à merveille... et on ne voit pas un écu[45] » ; ceux qui se laissent dénicher dans leur cachette vont en droiture à la Monnaie pour être transformés en pièces de cent sols. On escompte un rendement de cent millions de cette opération qui doit enrichir le Roi par la ruine de ses sujets et achever l’anéantissement de notre commerce à l’étranger[46]. On veut qu’il soit sorti du royaume 200 millions d’espèces et par Rouen seul, de compte fait, cinquante-trois millions[47]. Des placards injurieux, des estampes burlesques, des almanachs satiriques, montrent en fâcheuse posture le Régent[48] qui a installé à la place du despotisme « une sorte de république[49] ». On accueille et on répète les rumeurs fâcheuses parce qu’elles expriment à merveille le mécontentement qui s’étale et gagne partout. Certains assurent que les placides Berrichons eux-mêmes commencent à perdre patience, refusent d’acquitter le dixième et la capitation, mettent en fuite les commis du fisc ; de semblables désordres éclatent dans le Lyonnais et d’autres provinces, tandis que sur la frontière du Nord, deux compagnies de dragons, lassées de recevoir des promesses au lieu de solde, se retirent à Namur après avoir commis de grands excès. Diplomates[50] et magistrats[51] ne sont pas mieux payés. Depuis trois ans, le parlement de Rouen n’a reçu aucun payement de ses gages ; le parlement de Paris n’est pas autrement traité[52], celui de Toulouse non plus[53].

 

Orgies

On est sans cesse ramené à ce fond tragique du tableau dont le premier plan est rempli par les divertissements de la régence. Les meilleures peintures qu’on nous en donne sont celles qui racontent, sans élever le ton, les épisodes dont chaque jour les contemporains s’étonnent de moins en moins. M. de Caumartin écrit à la marquise de Balleroy qu’au bail du Palais-Royal il existe deux cabarets pour les masques. Courcillon, fils du marquis de Dangeau, devait quatre cents livres, dont on lui avait fait crédit. Il voulut continuer à boire sans payer ; la limonadière lui dit des injures : il lui donna un soufflet. Ils s’arrachèrent perruques, escoiffons et tout, se roulèrent par terre. Courcillon, en tombant, attira les verres, carafes, etc., et qui plus est, une bourse, où il y avait, dit-on, pour cinq cents livres de monnaie : on lui réclama douze cents livres. Toujours à ce bal de l’Opéra, le duc de Richelieu se prend de querelle avec le fils du maréchal de Matignon et ils vont se battre dans la rue[54], pendant que M. le  duc se met derrière la princesse de Conti et chante tout haut :

« Maman çà, maman là, maman carogne »

Alors les masques crient de partout : « Non, non ce n’est pas celle-là, c’est l’autre qui est la carogne[55]. »

Chez le prince de Conti, en présence de la princesse, les invités se soufflètent à table et tout s’oublie dans l’ivresse[56], incroyable exemple des turpides dont les princes du sang donnent à la France le spectacle.

 

Sacrilège public du Régent

Un reste de contrainte avait subsisté jusqu’à la mort de Louis XIV ; à partir de ce jour, princes et princesses se dispersent et ne savent pas où chacun d’eux est allé jeter sa gourme[57]. La popularité qui entoure l’enfant royal, s’égare un jour sur le Régent mais se détourne de lui presque aussitôt. On le sait tolérant sur le fait de la religion[58], mais les contemporains n’y voient pas généralement matière à l’éloge ; un peu de fanatisme ne leur déplairait pas. Au début le prince n’ose encore s’affranchir de toute règle. Le 24 décembre 1715, Dangeau note sa présence à la messe de minuit chez les Pères de l’Oratoire de la rue Saint-Honoré, « où feu Monsieur l’entendait toujours[59] » ; la duchesse de Berry assiste à la messe à Saint-Sulpice, mais déjà elle a congédié son confesseur en charge, le P. du Trévou, qui est également celui du Régent[60]. Le temps pascal arrivé, la princesse obtient de son curé « la permission de faire ses Pâques dans une église autre que sa paroisse[61] » ; son père, moins scrupuleux fera le sacrilège d’une communion publique à Saint-Eustache. « Les rapports qu’entretenait ce couple criminel ne convenaient pas à des pâques et la princesse était accoutumée, dit Saint-Simon, à escroquer les grandes fêtes où la bienséance de son état fait approcher des sacrements... » Plût à Dieu que le duc d’Orléans en eût usé de même et qu’il eût cru Saint-Simon qui le pressa d’aller passer une huitaine à Villers-Cotterêts avec quelques gens qui ne l’eussent pas ennuyé, mais qui n’eussent pas été du nombre de ses soupeurs... « Personne n’aurait été la dupe de ce voyage, il est vrai, mais il aurait sauvé le sacrilège, et aurait marqué du moins du respect pour la religion, et les affaires le permettaient de reste. Le Régent fut ébranlé et trouva le conseil bon, mais il ne le suivit pas, et cette malheureuse communion fut la dernière de sa vie. Elle fit tant de bruit, qu’il ne crut pas devoir la réitérer les années suivantes, et passa les pâques sans s’en cacher[62]. »

 

Madame mère du Régent - Son caractère - Sa correspondance

On pouvait croire revenues les mœurs du règne d’Henri III. Du mercredi au vendredi saint, la duchesse de Berry va s’enfermer aux Carmélites de la rue de Grenelle auxquelles elle remet 2.000 francs et « beaucoup de petits présents[63] », le vendredi saint le grand prieur de Vendôme, effréné, débauché, souillé de tous les vices, ivre-mort tous les soirs, inflige à la vraie croix l’outrage de ses adorations[64]. Cette Etrange et perverse famille vit dans une désunion complète. La vieille Madame « livre sa vivacité expirante tantôt aux dévotions, tantôt aux plaisirs, tantôt aux promenades et quelquefois à ses sentiments bienfaisants qui passent bientôt[65]. » Sauvage et bizarre, luronne et écrivassière, point méchante mais point bonne, elle aimait les chiens, les chevaux, la chasse, les saucisses, et l’Allemagne par-dessus tout. Cette allemande jamais française, cette catholique demeurée luthérienne, aima son fils comme une femelle aime son petit, plus tard elle en devint fière, avec un peu de honte cependant de l'excès de sa dépravation. Son cœur n’avait jamais quitté la patrie de son enfance, elle vivait à Versailles les yeux tournés, le regard attaché là-bas à Heidelberg, à Hanovre où s’était écoulée sa jeunesse garçonne. La politesse de la Cour de France n’avait rien pu sur ce naturel grossier et inculte dont une correspondance volumineuse révèle toutes les bassesses misérables en même temps que la belle et rude franchise. Accouplée par la politique à l’être de plus vil, le plus mou, le plus tracassier, le plus oisif, elle avait pris pour elle le rôle de l’homme dans le ménage de cet inverti, s’était rendue respectable par son honnêteté, sa loyauté, avait vécu et vieilli trop laide pour attirer des hommages, trop fière pour tolérer une intrigue, trop médiocre pour épurer son âme et ennoblir sa vie. Elle écrivait des lettres de quinze feuillets, de vingt feuillets, entassait les sornettes sur les mensonges, les injures sur les platitudes, et mettait ces fardes à la poste, racontant à ses correspondants toutes les ordures, toutes les obscénités, toutes les infections matérielles et morales qu’elle avait pu recueillir ; mais elle l’écrivait en allemand car la langue française n’a point de mots pour exprimer ce qu’elle raconte. La crudité des anecdotes, la hardiesse des récits sont au niveau de la dégoûtante liberté de ce langage fécal. Certaines lettres de cette incorrigible stercoraire[66] n’ont jamais pu être traduites, celles notamment qui racontent à une jeune allemande les vices contre nature qui régnaient à la Cour de Monsieur.

 

Sa famille

Vieille quinteuse, égoïste, Madame subissait l’étiquette de son rang avec une farouche résignation : « Je ne vois mon fils qu’une fois par jour, et il ne reste avec moi qu’une demi-heure. Je prends mes repas seule à table, ayant autour de moi cent personnes auxquelles il faut que je parle, que j’en aie envie ou non ; tout le long du jour je reçois des visites qui m’interrompent pendant que j’écris, et il faut faire la conversation : cela dure jusqu’à huit heures du soir. En somme je n’ai que vexation et ennui ; pas le moindre contentement : telle est ma misérable vie, mais il faut se résigner à la volonté de Dieu[67]. On est tenu à vivre d’après les usages du pays et on n’est nullement maître de sa conduite. »

Madame vit sur le pied d’hostilité avec la duchesse d’Orléans, sa belle-fille. « Nous ne serons pas si souvent ensemble, disait-elle, que nous puissions nous devenir à charge l’une à l’autre... Se dire le matin bonjour et le soir bonsoir, c’est bientôt fait. » Mme d’Orléans a eu six filles[68] ; elle voudrait qu’elles se fissent toutes religieuses ; elle n’est pas assez bête pour croire que cela les menât au ciel ; c’est de sa part pure paresse, elle craint, si elle les avait près d’elle, d’avoir la peine de les élever[69]. Je les laisse se quereller et s’arranger, qu’ils se débrouillent. Je suis persuadée que toutes les incommodités et les faiblesses de Mme d’Orléans viennent de ce qu’elle est toujours au lit ou sur sa chaise longue ; elle mange et boit couchée ; c’est chez elle pure paresse, de là vient que nous ne pouvons manger ensemble. Depuis la mort du Roi, elle ne m’a pas parlé[70]. Cette femme mange tant que l’on n’en croit pas ses yeux. Ses filles aussi sont ainsi faites ; elles mangent jusqu’à ce qu’elles rendent et recommencent après, c’est écœurant[71] !

 

Enfants légitimes et bâtards

L’aînée est la duchesse de Berry. « Je ne veux rien avoir à démêler avec elle ; nous ne sympathisons pas ensemble ; je vis poliment avec elle comme avec une Etrangère, mais je ne la vois pas souvent et je ne me mêle de rien de ce qu’elle fait, ni de ce que font sa mère et ses sœurs[72], je ne la regarde plus comme un de mes petits-enfants[73]. La seconde s’appelle Mlle de Chartres, elle doit être religieuse. Je fais mon possible pour la détourner de ce projet, mais die a toujours cette folie en tête. Pour la figure comme pour la taille c’est la plus jolie de toutes, elle a de très jolies mains, un teint rose et blanc et dix-sept ans[74]. » Les autres ne sont encore que des enfants, mais pleines de promesses quelles se hâteront de tenir. Mlle de Valois vient d’accomplir sa quinzième année et on lui permet de passer la journée entière sans corps de baleine ; quand l’aïeule survient en visite, on cherche vite le corset qui, d’ordinaire, est égaré. Cette aïeule indulgente n’admet pas de distinction entre enfants légitimes et bâtards. Elle, impitoyable à la bâtardise, s’éprend de tendresse pour l’abbé de Saint-Albin qui est « après le duc de Chartres, de tous les enfants de mon fils, tant légitimes que de la main gauche, celui que j’aime davantage[75]. » Elle dresse des autres une nomenclature complète, parsemée de détails intraduisibles.

 

La duchesse de Berry

Gazettes, chroniques, journaux, mémoires n’accordent qu’une attention distraite à toutes ces princesses. Ce qu’on en sait et ce qu’on en dit c’est que « le duc d’Orléans et les autres princes et princesses payent fort mal leurs maisons[76] », et se querellent  entre eux[77]. Après quelques semaines de régence on chuchote et, bientôt, on raconte et on répète ce qui se sait partout : qu’« on prétend entamer le Régent par les plaisirs et par Mme de Berry[78]. » La jeune Illec, la petite Heuzé, danseuses de l’Opéra et passe-temps de Son Altesse n’inquiètent guère le public[79] qui préfère des amusettes de cette qualité à un engagement plus relevé qui rappellerait le pouvoir de Mme de Maintenon. Dès le mois de novembre 1713, Madame écrivait : « Mon fils et sa fille s’aiment tant que malheureusement cela a fait dire de vilaines choses sur leur compte[80]. » En 1714, la mort du duc de Berry permit de quitter toute retenue ; peu de temps avant sa fin, ce prince instruit enfin des bruits qui circulaient, avait forcé son beau-père le duc d’Orléans à dégainer sur la terrasse de Marly[81]. La duchesse déjà ne comptait plus ses amants et, lorsque mourut un enfant dont elle accoucha avant terme, les chansonniers dirent[82] :

Il faut bien lui donner un nom :

Ainsi, sans être téméraire,

C'est la Rochefoucauld, de Pont,

Gontaut, la Haye, Rion, Salvaire.

 

Son orgueil

La mort de Louis XIV allait rendre tout possible, même l’incroyable. Dès la seconde moitié du mois de septembre 1715, des Parisiens la voyaient s’établir au palais du Luxembourg et courir delà à Saint-Germain, en chaise de poste, « pour s’égayer[83]. » Les assiduités de son père l’y suivaient[84] et, dès le 30 septembre, ils soupaient ensemble[85]. Dès lors on vit la duchesse de Berry « usurper tous les honneurs d’une reine ». Malgré les représentations de Mme de Saint-Simon, sa dame d’honneur, et les dégoûts dont elle l’assura que de telles entreprises seraient suivies, elle marcha dans Paris avec des timbales sonnantes et tout du long du quai des Tuileries où le Roi était. Le maréchal de Villeroy en porta le lendemain ses plaintes à M. le duc d’Orléans qui lui promit que tant que le Roi serait à Paris, on n’y entendrait d’autres timbales que les siennes, et oncques depuis Mme la duchesse de Berry n’y en a eu. Elle alla aussi à la Comédie, y eut un dais dans sa loge, quatre de ses gardes sur le théâtre, d’autres dans le parterre, la salle bien plus éclairée qu’à l’ordinaire, et fut haranguée par les comédiens[86]. Cela fit un Etrange bruit dans Paris, comme avait fait son haut dais au parterre de l’Opéra ; néanmoins elle n’osa retourner aux spectacles de la sorte... Allant un jour à l’Opéra, ses gardes firent arrêter le carrosse du prince de Conti qui y arrivait, et maltraitèrent son cocher, ce prince étant dans son carrosse. La vérité est que ce n’était qu’entreprises de toutes parts[87]. »

Rien n’égalait l’orgueil de la princesse et son empire sur l’esprit du duc d’Orléans. Elle avait voulu avoir un capitaine des gardes, elle l’obtint, donna la lieutenance à Riom et l’enseigne à Courtaumer[88]. « Après maintes passades, elle s’était tout de bon éprise de Riom. C’était un gros garçon court, joufflu, pâle, qui avec force bourgeons ne ressemblait pas mal à un abcès. Il avait de belles dents et n’avait pas imaginé causer une passion qui en moins de rien devint effrénée, et qui dura toujours, sans néanmoins empêcher les passades et les goûts de traverse. A peine fut-il arrivé que le goût se déclara et qu’il devint le maître au Luxembourg. M. de Lauzun, dont il était petit neveu, en riait sous cape. Il était ravi, ... lui donnait des instructions.

 

Son amant M. de Riom

« Riom était doux et naturellement poli et respectueux, bon et honnête garçon. Il sentit bientôt le pouvoir de ses charmes qui de ne pouvaient captiver que l’incompréhensible fantaisie dépravée d’une princesse. Il n’en abusa avec personne,... mais il traita la duchesse de Berry comme M. de Lauzun avait traité Mademoiselle. Il fut bientôt paré des plus belles dentelles et des plus riches habits, plein d’argent, de boîtes, de joyaux et de pierreries. Il se faisait désirer ; il se plaisait à donner de la jalousie à sa princesse, à en paraître lui-même encore plus jaloux, il la faisait pleurer souvent. Peu à peu il la mit sur le pied de n’oser rien faire sans sa permission, non pas même les choses les plus indifférentes. Tantôt prête de sortir pour l’Opéra, il la faisait demeurer ; d’autres fois il l’y faisait aller malgré elle. Il l’obligeait à faire du bien à des dames qu’elle n’aimait point, ou dont elle était  jalouse, du mal à des gens qui lui plaisaient, et dont il faisait le jaloux. Jusqu’à sa parure, elle n’avait pas la moindre liberté. Il se divertissait à la faire décoiffer ou lui faire changer d’habits quand elle était toute prête, et cela si souvent, et quelquefois si publiquement qu’il l’avait accoutumée à prendre le soir ses ordres pour la parure et l’occupation du lendemain, et le lendemain il changeait tout, et la princesse pleurait tant et plus. Enfin elle en était venue à lui envoyer des messages par des valets affidés ; car il logea presque en arrivant au Luxembourg ; et ces messages se réitéraient plusieurs fois pendant sa toilette, pour savoir quels rubans elle mettrait ; ainsi de l’habit et des autres parures, et presque toujours il lui faisait porter ce qu’elle ne voulait point. Si quelquefois elle osait se licencier à la moindre chose sans son congé, il la traitait comme une servante, et les pleurs duraient quelquefois plusieurs jours. Cette princesse si superbe, et qui se plaisait tant à montrer et à exercer le plus démesuré orgueil, s’avilit à faire des repas avec lui et des gens obscurs, elle avec qui nul homme ne pouvait manger s’il n’était prince du sang. Un jésuite, qui s’appelait le P. Riglet, qu’elle avait connu enfant, et qui l’avait toujours cultivée depuis, était admis dans ces repas particuliers sans qu’il en eût honte, ni que Mme de Berry en fût embarrassée... Cette vie était publique : tout au Luxembourg s’adressait à M. de Riom, qui de sa part avait grand soin d’y bien vivre avec tout le monde, même avec un air de respect qu’il refusait, même en public, à sa seule princesse. Il lui faisait, devant le monde, des réponses brusques qui faisaient baisser les yeux aux spectateurs et rougir ceux de Mme de Berry, qui ne contraignait point ses manières soumises et passionnées devant les compagnies.

 

Ses retraites pénitentes

« Le rare est que, parmi cette vie, elle prit un appartement aux Carmélites [de la rue de Grenelle], où elle allait quelquefois les après-dînées, et toujours coucher aux bonnes fêtes, et souvent y demeurait plusieurs jours de suite. Elle n’y menait que deux dames, rarement trois, presque point de domestiques, elle mangeait avec ses dames ce que le couvent lui apprêtait, allait au Chœur ou dans une tribune à tous les offices du jour, et fort souvent de la nuit ; et outre les offices, elle y demeurait quelquefois longtemps en prières, et y jeûnait très exactement les jours d’obligation. Deux carmélites de beaucoup d’esprit, et qui connaissaient le monde, étaient chargées de la recevoir et d’être souvent auprès d’elle. Il y en avait une fort belle ; l’autre l’avait été aussi. Elles étaient assez jeunes, surtout la plus belle, mais d’excellentes religieuses, et des saintes qui faisaient cette fonction fort malgré elles. Quand elles furent devenues plus familières, elles parlèrent franchement à la princesse, et lui dirent que, si elles ne savaient rien que ce qu’elles en voyaient, elles l’admireraient comme une sainte, mais que d’ailleurs elles apprenaient qu’elle menait une étrange vie, et si publique, qu’elles ne comprenaient pas ce qu’elle venait faire dans leur couvent. Mme de Berry riait et ne s’en fâchait point. Quelquefois elles la chapitraient, lui nommaient les gens et les choses par leurs noms, l’exhortaient à changer une vie si scandaleuse, et, avec esprit et tour, poussaient ou enrayaient à propos, mais jamais sans lui avoir parlé ferme. Elles le contaient après à celles de ces dames qui étaient les plus propres à goûter leurs peines sur l’état de Mme de Berry qui ne cessa de vivre comme elle faisait au Luxembourg et aux Carmélites, et de laisser admirer un contraste aussi surprenant, et qui du côté de la débauche augmenta toujours[89]. »

 

Ses amours avec son père

La chronique scandaleuse du premier hiver de la Régence s’alimente des aventures de la princesse. Au mois de février elle se fait remarquer par sa liberté au bal masqué de l’Opéra[90] ; quelques mois plus tard, elle provoque des promeneurs dans le jardin du Luxembourg[91]. Paris n’ignore plus rien de ses déportements. La Gazette de la Régence dit que la princesse « a toujours les grands honneurs du gouvernement ; c’est le canal à la mode pour obtenir les grâces du Régent[92]. » Le 6 février, on parle d’un accouchement clandestin, « cette conduite rappelle les Messalines[93] » : quelques jours plus tard, on pousse l’audace jusqu’à envoyer au prince son portrait en cire avec sa fille dans des attitudes indécentes[94]. On fait circuler un pamphlet intitulé les Amusements de la princesse Amélie[95] et qui raconte l’histoire de ces criminelles amours. Ceux et celles qui veulent ignorer a tout prix devront ouvrir les yeux devant l’évidence. Madame, elle-même, sera obligée d’ajouter foi aux rumeurs qui enveloppent le père et la fille d’un égal opprobre. Elle avoue que la princesse est ce que le Régent aime le plus au monde ; « tous deux, dit-elle en parlant des soupers, y perdent honneur et réputation », et quand la mort aura emporté cette impure : « Ce qu’il y a de mieux à faire, prononce l’aïeule, c’est de ne plus parler du tout de la pauvre duchesse de Berry. Plût à Dieu que j’aie moins de motifs de me consoler de sa mort ! C’est pis que tout ce que vous sauriez imaginer[96]. »

 

L’ivresse dans la famille royale

Messaline et Agrippine tout ensemble, la duchesse de Berry a étonné une société qui pensait ne savoir s’étonner de rien. Les ridicules, les défauts des autres princesses ne comptent plus pour rien, quand on lit que Mme la duchesse tourne les gens en ridicule[97], qu’elle ressemble à un joli chat qui, tout en jouant, fait sentir ses griffes, qu’elle se moque de tout le monde d’une manière si plaisante qu’on ne peut s’empêcher de rire, aussi gaie que fausse, il ne faut pas se lier à elle[98], qu’elle peut boire beaucoup sans être ivre, ses trois filles veulent l'imiter, mais elles n’y réussissent pas et se trouvent bientôt ivres[99]. On en vient à regretter le temps où, sous le feu Roi, les princesses s’émancipaient au point de se faire apporter des pipes du corps-de-garde. L’ivresse devient un plaisir distingué. Chez Conti on s’enivre à table[100], chez Mme de Berry, la duchesse d’Albret absorbe de telles quantités de liqueurs qu’elle ne tardera pas à en mourir à la fleur de l’âge[101].

 

La vie d’affaires et de plaisirs du Régent

Au début de la Régence, le public voit le duc d’Orléans travailler assidûment et il craint l’altération de sa santé[102], mais bientôt il s’aperçoit qu’on essaye de l’« entamer par les plaisirs[103] ». Notre Régent, commence-t-on à dire, « s’en donne trop de toutes façons et le rang où il se trouve semble l’accabler de joie et lui déranger son bon esprit à force d’aises et d’honneur[104]. » Ce n’est plus un jeune homme d’une vingtaine d’années, il en a quarante-deux, aussi on ne peut lui pardonner à Paris de courir les dames comme un écervelé, lorsqu’il a toutes les affaires du royaume sous les bras[105]. « Toutes les matinées cependant étaient livrées aux affaires, et les différentes sortes d’affaires avaient leurs jours et leurs heures. Il les commençait seul avant de s’habiller, voyait du monde à son lever, qui était court et toujours précédé et suivi d’audiences auxquelles il perdait beaucoup de temps ; puis ceux qui étaient chargés plus directement d’affaires le tenaient successivement jusqu’à deux heures après midi. Ceux-là étaient les chefs des Conseils ; La Vrillière, bientôt après Le Blanc dont il se servait pour beaucoup d’espionnages, ceux avec qui il travaillait sur des affaires de la Constitution, celles du Parlement, d’autres qui survenaient ; souvent Torcy, pour les lettres de la poste ; quelquefois le maréchal de Villeroy pour piaffer ; une fois la semaine, les ministres Etrangers ; quelquefois les Conseils ; la messe dans sa chapelle en particulier, quand il était fête ou dimanche.

« Les premiers temps il se levait matin ; ce qui ralentit peu à peu, et devint après incertain et tard if, suivant qu’il s’était couché. Sur les deux heures ou deux heures et demie, tout le monde lui voyait prendre du chocolat ; il causait avec la compagnie. Cela durait selon qu’elle lui plaisait ; le plus ordinaire en tout n’allait pas à une demi-heure. Il rentrait et donnait audience à des dames et à des hommes, allait chez Mme la duchesse d’Orléans, puis travaillait avec quelqu’un on allait au Conseil de régence ; quelquefois il allait voir le Roi, le matin rarement, mais toujours matin ou soir, avant ou après le Conseil de Régence, et l’abordait, lui parlait, le quittait avec des révérences et un air de respect qui faisait plaisir à voir, au Roi lui-même, et qui apprenait à vivre à tout le monde.

Après le conseil, ou sur les cinq heures du soir, s’il n’y en avait point, il n’était plus question d’affaires, c’était l’Opéra ou le Luxembourg, ou souper chez la duchesse d’Orléans, ou sortir par ses derrières, ou faire entrer compagnie par les mêmes derrières, ou si c’était en belle saison, aller à Saint-Cloud ou en d’autres campagnes. Ses soupers étaient toujours en compagnie fort Etrange. Ses maîtresses, quelquefois une fille de l’Opéra, souvent Mme de Berry, et une douzaine d’hommes, tantôt les uns, tantôt les autres, que sans façon, il ne nommait jamais autrement que ses roués. La chère exquise s’apprêtait dans des endroits faits exprès, de plain-pied, dont tous les ustensiles étaient d’argent ; eux-mêmes mettaient souvent la main à l’œuvre avec les cuisiniers.

C’était en ces séances où chacun était repassé, les ministres et les familiers tout au moins comme les autres, avec une liberté qui était licence effrénée. Les galanteries passées et présentes de la Cour et de la ville sans ménagement ; les vieux contes, les disputes, les plaisanteries, les ridicules, rien ni personne n’était épargné. M. le duc d’Orléans y tenait son coin comme les autres, mais il est vrai que très rarement tous ces propos lui faisaient ils la moindre impression. On buvait d’autant, on s’échauffait, on disait des ordures à gorge déployée, et des impiétés à qui mieux mieux, et quand on avait bien fait du bruit, et qu’on était bien ivre, on s’allait coucher, et on recommençait le lendemain. Du moment que l’heure venait de l’arrivée des soupeurs, tout était tellement barricadé au dehors que quelque affaire qu’il eût pu survenir, il était inutile de tacher de percer jusqu’au Régent ; pas seulement des affaires inopinées des particuliers, mais de celles qui auraient le plus dangereusement intéressé l’État ou sa personne, et cette clôture durait jusqu'au lendemain matin.

Le Régent perdait ainsi un temps infini en famille et en amusements ou en débauches. Il en perdait encore beaucoup en audiences trop faciles, trop longues, trop étendues et se noyait dans ces mêmes détails où il reprochait au feu Roi de se complaire. Mille affaires particulières, et quantité d’autres de manutention de gouvernement qu’il aurait pu finir en une demi-heure d’examen le plus souvent, et décider net et ferme après, il les prolongeait, les unes par faiblesse, les autres par ce misérable désir de brouiller, et cette maxime empoisonnée qui lui échappait quelquefois comme favorite : Divide et impera ; la plupart par cette défiance générale de toutes choses et de toutes personnes, et de cette façon des riens devenaient des hydres dont lui-même après se trouvait fort embarrassé. Sa familiarité et la facilité de son accès plaisait extrêmement ; mais l’abus qu’il en faisait était excessif. Il allait quelquefois au manque de respect ; ce qui, à la fin, eut des inconvénients d’autant plus dangereux qu’il ne put, quand il le voulut, réprimer des personnages qui l’embarrassèrent plus qu’eux-mêmes ne s’en trouvaient embarrassés. Tels furent Stair, tells les chefs de la Constitution, tels le maréchal de Villeroy, tels le parlement en particulier, et en gros la magistrature.

Ce qui est fort extraordinaire, c’est que ni ses maîtresses, ni Mme la duchesse de Berry, ni ses roués, au milieu même de l’ivresse, n’ont jamais pu rien savoir de lui de tant soit peu important, sur quoi que ce soi du gouvernement et des affaires. Il vivait publiquement avec Mme de Parabère ; il y vivait en même temps avec d’autres ; il se divertissait de la jalousie et du dépit de ces femmes ; il n’en était pas moins bien avec toutes, et le scandale de ce sérail public, et celui des ordures et des impiétés journalières de ses soupers était extrême, et répandu partout[106].

 

Mécontentement de l’opinion publique

La lassitude et le dégoût se font bientôt sentir. « Notre Cour, dit-on dès le mois de février, commence à se jeter dans tous les de l’opinion plaisirs outrés, et les deux sexes s’apprivoisent plus que de raison[107]. L’honnête Daguesseau s’en tient de plus en plus à l’écart en gémissant tout bas des allures qu’il voit. Cependant tous s’étonnent de la politique de Son Altesse qui ne répond pas au commencement de sa Régence. Ce sont les femmes qui gâtent tout et les jeunes flatteurs que les pots-de vin tentent[108]. » Sa fille lui a donné de sa main Mme de Parabère ; « après elle le vin de Pommard et celui de Champagne rangent assez bien le prince à trouver tout ce qu’on désire. Ceux qui ont intérêt à le mettre en goût des plaisirs de la table, voient avec plaisir que leurs soins ont été efficaces[109]. Il devient indéterminé et peu fixé, il s’amollit et est inappliqué[110], trop peu ferme pour choisir les sujets suivant leur mérite propre et leur caractère[111]. » Un jour, en sortant du Luxembourg, il perd l’équilibre et tombe sur les degrés[112] ; un autre jour, il se sent incapable de se lever après une forte débauche[113] ; le public murmure, la Cour observe, le vieux Dangeau s’étonne. Lui qui, tous les mois, pendant trente-deux ans, a vu le feu Roi prendre médecine « par pure précaution » et travailler à l’ordinaire, qui a pris soin de noter les effets de la purgation, a d’abord pensé que ce rite auguste serait immuable comme la monarchie. Quoique la santé du Régent lui soit fort indifférente, Dangeau cherche à savoir quand le prince s’est purgé ; mais il ne peut plus donner cet avis mensuel comme auparavant. Le désordre se met décidément partout, et l’on s’écarte en toutes choses de la noble ordonnance du dernier règne.

 

 

 



[1] Mme de Maintenon à la princesse des Ursins, 8 octobre 1713.

[2] Mme de Maintenon à la princesse des Ursins, 1er janvier et 5 novembre 1714.

[3] Conversation composée en 1715, par Mme de Maintenon.

[4] Dangeau, Journal, t. XV, p. 204, 4 août 1714.

[5] Mercure, août 1714, p. 177.

[6] J. Buvat, Journal, t. I, p. 98 ; 24 septembre 1715.

[7] Dangeau, Journal, t. XVI, p. 195, 20 septembre 1715 ; M. de Caumartin à Mme de Balleroy, 26 octobre 1715, dans Les correspondants de la marquise de Balleroy, édit. de Barthélemy, 1883, t. I, p. 54.

[8] Dangeau, Journal, t. XVI, p. 208 ; Saint-Simon, Mémoires, t. VIII, p. 247.

[9] Dangeau, Journal, t. XVI, p. 212 ; 17 octobre 1715. Saint-Simon, Additions au Journal de Dangeau, t. XVI, p. 383, avoue que « en dons, en pensions, en gouvernements achetés et mis sur le grand pied pour les princes du sang, il est innombrable ce que les princes et princesses du sang ont tiré de cette Régence, et ce que tous ensemble ont eu du feu Roi n’est rien auprès, en comptant même ce qu’ont eu de lui les fils et filles, petits-fils et petites-filles de France, les dots que le Roi a fournies et les pensions du roi Jacques et de sa famille depuis qu’il fut réfugié en France. »

[10] Saint-Simon, Mémoires ; t. VIII, p. 285 ; Dangeau, Journal, t. XVI, p. 223, 227.

[11] Saint-Simon, Mémoires, t. VIII, p. 286 ; Correspond. de Balleroy, t. I, p. 64 ; Dangeau, op. cit., p. 225.

[12] Dangeau, Journal, t. XVI, p. 175 ; 15 septembre.

[13] M. de Guitaut à Mme de Balleroy, 18 octobre 1715, op. cit., t. I, p. 51.

[14] Dangeau, Journal, t. XVI, p. 195-196 ; 21 septembre.

[15] Dangeau, Journal, t. XVI, p. 197, 24 septembre.

[16] Buvat, Journal, t. I, p. 106 ; novembre ; Dangeau, Journal, t. XVI, p. 231 ; 8 novembre.

[17] Dangeau, Journal, t. XVI, p. 216 ; Saint-Simon, Mémoires, t. VIII, p. 256-268.

[18] Dangeau, Journal, t. XVI, p. 222, 298 ; Saint-Simon, Mémoires, t. VIII, p. 288.

[19] Dangeau, Journal, t. XVI, p. 266 ; 19 décembre.

[20] Dangeau, Journal, t. XVI, p. 266.

[21] Saint-Simon, Mémoires, t. VIII, p. 242.

[22] Saint-Simon, Mémoires, t. VIII, p. 242.

[23] Dangeau, Journal, t. XVI, p. 223 ; Saint-Simon, Mémoires, t. XVI, p. 247 ; nous le retrouverons à propos des négociations de Dubois.

[24] Saint-Simon, Mémoires, t. VIII, p. 247.

[25] Dangeau, Journal, t. XVI, p. 201.

[26] Dangeau, Journal, t. XVI, p. 220 ; Gazette, p. 33 ; décembre.

[27] Gazette, p. 27 ; 2 décembre.

[28] Dangeau, Journal, t. XVI, p. 234 ; Gazette, p. 20-21.

[29] Dangeau, Journal, t. XVI, p. 235 ; Saint-Simon, Mémoires, t. VIII, p. 316-317 ; Gazette, p. 41, 42, 49 ; Correspond. de Balleroy, t. I, p. 70.

[30] Gazette, p. 53 ; Saint-Simon, Mémoires, t. VIII, p. 317 ; Correspond., t. I, p. 69 ; Dangeau, Journal, t. XVI, p. 288-289, 291.

[31] Gazette, p. 49-50 ; Dangeau, op. cit., t. XVI, p. 292.

[32] Gazette, p. 52.

[33] Gazette, p. 54 ; M. Marais, Journal et Mémoires, t. I, p. 481.

[34] Gazette, p. 61 ; Correspond. de Balleroy, t. I, p. 74.

[35] Buvat, Journal, t. I, p. 116-118 ; Gazette, p. 63.

[36] Buvat, Journal, t. I, p. 118 ; Correspondants, t. I, p. 76 ; Madame, Correspondance, t. I, p. 215-215, 11 février 1716.

[37] Buvat, Journal, t. I, p. 116.

[38] M. de Caumartin à Mme de Balleroy, Paris, 6 janvier 1716, op. cit., t. I, p. 69 ; Gazette de la Régence, p. 52, 56 ; 10 et 13 janvier ; Dangeau, Journal, t. XVI, p. 289, 392.

[39] Gazette, p. 26, extrait d’une lettre d’Amiens du 29 novembre, 1715.

[40] Gazette, p. 31, extrait d’une lettre de Toulon, du 25 novembre 1715.

[41] Gazette, p. 36, extrait d’une lettre de Rochefort, du 9 décembre 1715.

[42] Gazette, p. 47 ; 3 janvier 1716.

[43] Gazette, p. 56 ; 13 janvier 1716.

[44] Gazette, p. 56 ; 13 janvier 1716.

[45] M. de Caumartin à Mme de Balleroy, Paris, 30 novembre 1716, op. cit., t. I, p. 99.

[46] Gazette, p. 47 ; 3 janvier ; J. Buvat, Journal, t. I, p. 114.

[47] Gazette, p. 48 ; 6 janvier 1716.

[48] Gazette, p. 37, 39 ; 20, 21 décembre 1715 ; p. 49, 6 janvier 1716.

[49] Gazette, p. 46 ; 3 janvier 1716.

[50] Dangeau, Journal, t. XVI, p. 213 ; 19 octobre 1715 ; Saint-Simon, Mémoires, t. VIII, p. 343.

[51] Buvat, Journal, t. I, p. 125 ; mars 1716.

[52] Buvat, Journal, t. I, p. 125.

[53] M. de Guitaut à Mme de Balleroy, 8 janvier 1716, dans Les Correspondants, t. I, p. 71.

[54] M. de Caumartin à Mme de Balleroy, Paris, 22 février 1716, op. cit., t. I, p. 77 ; Saint-Simon, Mémoires, t. VIII, p. 340.

[55] Madame à la raugrave Louise, 18 février 1716, dans Correspondance, édit. G. Brunet, t. II, p. 218.

[56] M. de Caumartin à Mme de Balleroy, Paris, 22 février, op. cit., t. I, p. 77 ; Saint-Simon, Additions au Journal de Dangeau, t. XVI, p. 357 ; Mémoires, t. VIII, p. 341.

[57] Madame à la raugrave Louise, Paris, 10 septembre 1715, dans Correspondance, édit. G. Brunet, t. I, p. 186.

[58] Madame à la raugrave Louise, Paris, 27 septembre 1715, op. cit., t. I, p. 191 ; Gazette, p. 12.

[59] Dangeau, Journal, t. XVI, p. 269 ; 24 décembre 1715.

[60] Dangeau, Journal, t. XVI, p. 225 ; 31 octobre 1715.

[61] Dangeau, Journal, t. XVI, p. 355 ; 5 avril 1716.

[62] Saint-Simon, Additions au Journal de Dangeau, t. XVI, p. 356 ; Mémoires, t. VIII, p. 349-351. Non ; le 13 avril 1721, le Régent communie à Saint-Eustache sa paroisse, M. Marais, op. cit., t. II, p. 9.

[63] Dangeau, Journal, t. XVI, p. 358 ; 8 avril 1716.

[64] Dangeau, Journal, t. XVI, p. 359 ; 10 avril 1716.

[65] Gazette, p. 113 ; 11 septembre 1716. Voir Arvède Barine, Madame, mère du Régent, in-12, Paris, 1909.

[66] Buvat nous dit qu’à Paris on l’appelait la pétarde ! Journal, t. I, p. 279.

[67] Madame à la raugrave Louise, Paris, 24 septembre 1715, op. cit., t. I, p. 190-191.

[68] Madame à la raugrave Louise, Paris, 4 janvier 1716, dans Correspondance, édit. G. Brunet, t. I, p. 202.

[69] Madame à la raugrave Louise, Marly, 8 août 1715, op. cit., t. I, p. 178-179.

[70] Madame à la raugrave Louise, Paris, 6 janvier 1716, op. cit., t. I, p. 203.

[71] E. Jaéglé, Madame, duchesse d'Orléans, dans Revue des Deux Mondes, 1er janvier 1879, p. 206.

[72] Madame à la raugrave Louise, Paris, 8 octobre 1715, op. cit., t. I, p. 192.

[73] Madame à la raugrave Louise, Paris, 7 janvier 1716, op. cit., t. I, p. 203.

[74] Madame à la raugrave Louise, Paris, 3, 4 janvier 1716, op. cit., t. I, p. 202, 203.

[75] E. Jaéglé, op. cit., p. 209, Saint-Simon, Additions au Journal de Dangeau, t. XVII, p. 248 ; 16 février 1718 : « Madame avait pris ce petit garçon en amitié, à peu près comme elle y prenait quelqu’un de ses chiens et oubliait pour lui une naissance qu’elle détestait dans sa belle-fille et dans les autres bâtards du Roi. »

[76] Gazette de la Régence, p. 34 ; 13 décembre 1715.

[77] Gazette, p. 47 ; 3 janvier.

[78] Gazette, p. 48 ; 6 janvier.

[79] Gazette, p. 52, 69 ; 10 janvier, 10 février 1716 ; M. de Caumartin à Mme de Balleroy, 28 août 1716, dans Les Correspondants, t. I, p. 85, 87.

[80] E. de Barthélémy, Les Filles du Régent, in-8°, Paris, 1874, t. I, p. 181.

[81] Mémoires du comte de Maurepas, in-8°, Paris, 1792, t. I, p. 52.

[82] E. de Barthélémy, op. cit., t. I, p. 137.

[83] Buvat, Journal de la Régence, in-8°, Paris, 1865, t. I, p. 98.

[84] Dangeau, Journal, t. XVI, p. 196, 197 ; 23, 24 septembre 1715.

[85] Dangeau, Journal, t. XVI, p. 200 ; 30 septembre 1715.

[86] Le 1er mars 1716.

[87] Saint-Simon, Mémoires, t. VIII, p. 344.

[88] Ibid., t. VIII, p. 286. Sur le mariage avec Riom, voir M. d’Argenson à Mme de Balleroy, 9 novembre 1717, dans Les Correspondants, t. I, p. 221-222.

[89] Ibid., t. VIII, p. 345-346 ; Caumartin à Mme de Balleroy, 1er février 1716, op. cit., t. I, p. 72.

[90] M. de Caumartin à Mme de Balleroy, Paris, 29 février 1716, dans Les Correspondants, t. I, p. 81.

[91] Dangeau, Journal, t. XVI, p. 270 ; 27 avril 1716 ; voir aussi Gazette, p. 89 ; 6 juillet (à Vincennes).

[92] Gazette, p. 65 ; 31 janvier 1716.

[93] Gazette, p. 68 ; 6 février 1716.

[94] Gazette, p. 74 ; 17 février 1716.

[95] M. de Caumartin à Mme de Balleroy, 16 novembre 1716, op. cit., t. I, p. 68.

[96] Madame à la raugrave Louise, 13 septembre 1719. On n’insiste pas sur ses prodigalités ; en voici un unique exemple : elle offre à sa tante Mme de Lorraine à l’occasion d’un voyage a Paris une commode contenant pour vingt mille écus de rubans et colifichets, M. de Breteuil à Mme de Balleroy, 23 février 1717, dans Les correspondants, t. I, p. 118.

[97] Madame à la raugrave Louise, 16 janvier 1716, dans Correspondance, édit. G. Brunet, 1904, t. I, p. 207.

[98] Madame à la raugrave Louise, 26 janvier 1716, op. cit., t. I, p. 213.

[99] Madame à la raugrave Louise, 21 mai 1716, op. cit., t. I, p. 238-239.

[100] M. de Caumartin à Mme de Balleroy, 22 février 1716, op. cit., t. I, p. 77.

[101] Buvat, Journal, t. I, p. 256 ; M. de Breteuil à Mme de Balleroy, 6 mars 1717, op. cit., t. I, p. 121.

[102] Gazette, p. 28 ; 6 décembre 1715.

[103] Gazette, p. 48 ; 6 janvier 1716.

[104] Gazette, p. 73-74 ; 17 février 1716.

[105] Madame à la raugrave Louise, 2 avril, op. cit., t. I, p. 226.

[106] Saint-Simon, Mémoires, t. VIII, p. 347-349.

[107] Gazette, p. 68 ; 6 février 1716.

[108] Gazette, p. 71 ; 10 février.

[109] Gazette, p. 71-72 ; 14 février.

[110] Gazette, p. 73 ; 14 février.

[111] Gazette, p. 83 ; 15 juin.

[112] Gazette, p. 64 ; 27 janvier ; Dangeau, Journal, t. XVI, p. 307.

[113] Gazette, p. 73 ; 14 février.