HISTOIRE DE LA RÉGENCE PENDANT LA MINORITÉ DE LOUIS XV

TOME PREMIER

 

CHAPITRE VII. — L’administration des finances (1715-1718).

 

 

Nicolas Desmaretz disgracié. — Son administration. — Situation des finances à la mort de Louis XIV. — Efforts pour y porter remède. — Recours aux vieux moyens. — Répudiations de rentes. — Réduction de capital. — Révision des contrats, des pensions et suppressions d’offices. — Exécutions illusoires. — Théorie de la banqueroute. — Impôts directs : La taille personnelle. — La taille réelle. — La Capitation. — Le dixième. — Impôts indirects : La gabelle. — Les aides. — Les octrois. — Les douanes. — L’édit du Visa. — Altérations des monnaies. — Réformes dans la comptabilité. — Économies et murmures. — Projets de taille tarifée. — Son échec. — Essai de dîme royale.

 

Nicolas Desmaretz disgracié

« C’est une maxime constante et reconnue généralement dans tous les États du monde, disait Colbert, que les finances en sont la plus importante et la plus essentielle partie[1]. » Cette maxime constante avait été depuis longtemps mise si complètement en oubli que conseil de finance se trouva, dès son début, aux prises avec une catastrophe qui paraissait inévitable. La situation avait de quoi troubler le duc de Noailles et ses collègues, qui non contents d’avoir sacrifié Desmaretz méditèrent un ordre d’exil ; ils eussent fait plus sagement de recourir à ses lumières.

Nicolas Desmaretz, neveu et disciple de Colbert, avait expié par vingt années d’exil dans sa terre de Maillebois, le soupçon d'avoir tiré profit d’une opération monétaire dont il était chargé. L’incapacité de Chamillard lui avait fait rechercher Destin etc., dont il avait obtenu le rappel sans pouvoir le faire reparaître devant le Roi. Cependant, à force de persévérance, il triompha de cette prévention, puis, succombant sous le poids de ses propres fautes, il supplia le Roi d’accepter sa démission et désigna Desmaretz pour lui succéder. Louis XIV se résigna, exposa lui-même du nouveau contrôleur-général l’état des finances et conclut : « Je vous serais obligé, monsieur, si vous pouvez trouver quelque remède, et point du tout surpris si tout continuait d’aller de mal en pis[2]. » On pouvait croire que l’État succomberait cette, année même 1708 ; il l’aida à vivre et lui donna le temps et les moyens de vaincre pendant sept années et, peut-être, s’il fut demeuré en charge, eût-il fait plus encore. « Ce ministre, a-t-on pu dire de lui, offre le spectacle du phénomène d’administration le plus surprenant. Un homme convaincu d’improbité, forcé de se reconnaître coupable, flétri par l’opinion publique, puni par la perte de ses places est appelé à la régie de la fortune publique. Dans cette fonction il montre une intelligence supérieure et une intégrité qui ne permet pas à la méchanceté des soupçons. Tous les genres de calamités physiques, politiques, militaires se réunirent contre la France, elle résista. C’est par tant de difficultés vaincues que Desmaretz, quoiqu’il l’eut perfectionné ni la constitution ni la répartition des impôts, — ce que ne permettait pas la crise de l’État — mérite d'être placé parmi les plus grands ministres des finances[3]. »

 

Son administration

Les reproches qui lui furent adressés sont fondés en eux-mêmes mais injustes eu égard aux circonstances. En 1708, la France ruinée n’avait plus de crédit, ne trouvait plus de prêteurs ; le ministre avait eu recours aux expédients, il avait trouvé de l’argent, fait rentrer dans le trésor celui que détenaient les comptables, rendu la liberté au commerce. En 1709, il avait prescrit une refonte des monnaies, mais c’était entre les journées d’Oudenarde et de Malplaquet, et cette opération avait rapporté quelques millions. Ces onze millions avaient peut-être sauvé la France. En 1710, Desmaretz sut trouver l’introuvable, créa de nouvelles rentes et attira la confiance par la substitution du système des régies à celui des fermes. Mieux encore, il institua le dixième levé sur tous les biens, tardivement il est vrai, mais nonobstant toutes les résistances. En 1711 et en 1712, les efforts redoublèrent avec les difficultés, cependant il avait atteint 1714 et la paix. C’était au prix d’opérations parfois violentes qui dénaturaient la dette et ruinaient d’honnêtes créanciers, de malheureux rentiers à qui, toutefois, les trois dernières années du règne apportèrent quelque soulagement. En 1713, la liberté fut rendue au commerce maritime, l’impôt sur le sel et les viandes de boucherie diminué ; en 1714 et 1715 quelques-unes des charges créées pendant la guerre furent rachetées ; avant 1718, le désordre devait avoir disparu et le revenu royal devait être rétabli tel qu’en 1683. Si on juge le ministre non sur des projets mais sur des réalités, on voit que, au cours des sept années qui s’écoulèrent de 1708 à 1715, les dépenses s’élevèrent à près de deux milliards, les recettes à un milliard et demi. Quel savoir-faire il a fallu pour soutenir cette situation et en triompher, c’est ce dont les membres du conseil de finance n’étaient pas tous capables de prendre une idée claire ; médiocre préparation pour mieux faire. D’ailleurs ils allaient précipiter l’État dans des mesures et livrer ses finances à un aventurier qui ferait regretter bien vite Desmaretz et son administration.

 

Situation des finances à la mort de Louis XIV

A la mort de Louis XIV, le trésor comptait sept à huit cent mille livres environ en numéraire et quatre à cinq millions sur les impositions à échoir. Le Régent, satisfait de décrier un régime qui l’avait malmené et soupçonné, se faisait un plaisir de prendre le public pour confident d’une situation dont il ne voulut pas être rendu responsable. « Il n’y avait, dit la Déclaration royale, pas le moindre fonds, ni dans notre trésor, ni dans nos recettes, pour satisfaire aux dépenses les plus urgentes ; et nous avons trouvé le domaine de notre couronne aliéné, les revenus de l’État presque anéantis par une infinité de charges et de constitutions, les impositions ordinaires consommées par avant, des arrérages de toute espèce accumulés depuis plusieurs années, le cours des recettes interverti, une multitude de billets, d'ordonnances et d’assignations anticipées de tant de natures différentes, et qui montent à des sommes si considérables, qu’à peine en peut-on faire la supputation[4]. »

Si, des mots, on passe aux chiffres, on obtient les approximations suivantes : capital de la dette constituée, 1.200 millions ; rentes sur l'Hôtel de Ville, 45 millions ; charges, remboursements, gages, augmentations de gages, 40 millions ; anticipations, 137.222.259 livres (qui avaient englouti les revenus de 1716 et de 1717 et une partie des revenus jusqu’en 1722[5]) ; arriéré, 185 millions ; billets d’État perdant 80 à 90 pour cent, 596.696.959 livres, offices de nouvelle création, 542.063.078 livres[6]. Le revenu brut, de 165.500.000 livres était, par les charges, réduit à 69 millions[7], et la dépense excédait 146 millions 824.182 liv., 13 s., 5 d.[8]. Les principaux articles de dépense étaient : les maisons royales, 7 millions et demi ; la maison militaire du Roi, 6 millions ; les garnisons du royaume, 43 millions[9] ; la marine et les galères, 18 millions ; les ambassades, un million ; les pensions, 7 millions ; les appointements et gages du Conseil, 2 millions et demi ; les affaires secrètes, 6 millions et demi ; les intérêts d’avances et remises de traités, 15 millions ; les remboursements, 14 millions ; les ordonnances de comptant 22 millions ; les bâtiments et fortifications, 3 millions et demi. Le déficit dépassait 77 millions, et le désordre apparaissait au duc de Noailles sous l’aspect du « chaos ». Moins de huit jours après son entrée en fonctions et encore sous l’impression de cette avalanche de millions, il écrivait à Mme de Maintenon : « On a trouvé les choses dans un état plus terrible qu’on ne peut le dépeindre : le Roy et ses sujets également ruinez, rien de payé depuis plusieurs années, les revenus de deux ou trois ans mangés d’avance, la confiance entièrement détruite, en sorte qu’il n’y a guères d’exemple d’avoir vu la monarchie dans une pareille situation quoiqu’elle ait été deux ou trois fois bien près de sa ruine[10]. » Le royaume n’était pas en meilleure situation que le trésor. « Le discrédit était, au dire de du Tot, universel, le commerce anéanti, la consommation affaiblie de moitié, la culture des terres négligée : les ouvriers passaient chez l’étranger. Le peuple était désolé, le paysan mal nourri et mal habillé... La noblesse ruinée par les taxes et par les dépenses de la guerre, ne tirant presque rien du Roi ni en pensions ni en appointements, se voyait accablée par ses créanciers. Les gens de robe, sans paiement de leurs gages, étaient aussi accablés de dettes. Point d’espérance de pouvoir débrouiller ce chaos[11]. »

 

Efforts pour y porter remède

C’est en effet le mot que suggère la situation, mais Noailles ne se décourage pas. « Comme le désespoir est, dit-il, la dernière de toutes les ressources, on est bien éloigné de s’y abandonner... Chacun met du sien et tout le monde se livre de bonne foi avec toute l’union et le concert que l’on peut désirer. C’est au temps à faire[12]. » Toutefois « au milieu d’une situation si violente, déclare le Régent, nous n’avons pas laissé de rejeter la proposition qui nous a été faite de ne point reconnaître des engagements que nous n’avions pas contractés. Nous avons aussi évité de suivre le dangereux exemple d’emprunter à des usures énormes ; et nous avons refusé des offres intéressées dont l’odieuse condition était d’abandonner nos peuples à de nouvelles vexations. » Les principales mesures auxquelles il s’arrête sont les suivantes : paiement de la solde des troupes et des arrérages de rentes constituées sur l’Hôtel de Ville de Paris ; vérification et liquidation de tous les papiers décriés et leur conversion « dans une seule espèce de billets qui ne seront plus sujets à aucune variation jusqu’à ce qu’ils aient été entièrement retirés[13]. »

 

Recours aux vieux moyens

Le conseil de finances se met à l’œuvre, il annule, réduit de plus de moitié et convertit les billets décriés en billets d’État qui rapportent un intérêt de quatre pour cent, mais qui perdront bientôt sur la place soixante-douze pour cent, et ses autres remèdes ne seront pas plus efficaces. Nous sommes surpris d’entendre le Régent se faire un mérite de n’avoir pas répudié les dettes de Louis XIV. Cette probité élémentaire semblait duperie aux contemporains. Montesquieu ne reproche à la Régence qu’un excès de timidité dans ces répudiations de dettes publiques[14].

Est-ce l’opinion des rentiers ? On ne les interroge point. Pourvu qu’un arrêt, un édit, une déclaration, une ordonnance s’ouvre par un beau préambule, ils doivent être satisfaits ; on les invite à soumettre toutes les rêveries qui leur viendront en tête « pour le soulagement des peuples et l’avantage du royaume » à des commissaires qui en feront l’examen[15]. Pendant ce temps on leur jette en pâture quelque histoire bien rassurante. Un particulier employé dans les vivres, fourrages et munitions de guerre par Berthelot de Pléneuf et qui avait gardé toutes les minutes de ce qu’il avait eu en maniement, accuse Pléneuf de malversations et de faux marchés. Le Régent dit au dénonciateur : « Vous êtes un homme perdu si vous ne pouvez prouver ce que vous avancez ; mais si vous le prouvez, vous devez compter d’en être récompensé et je vous promets par avance trois sols pour livre. — Monseigneur, je serais trop riche. Si votre Altesse Royale voulait bien avoir la bonté de m’adjuger seulement un sol pour livre. » Les mémoires sont fournis, Pléneuf et ses associés rendront gorge, le trésor recevra douze millions. Seulement le fripon sort du royaume et la vente de ses biens et autres effets ne donnera qu’une somme dérisoire[16], mais les rentiers s’imaginent que, tôt ou tard, ces douze millions seront pour eux.

 

Répudiations de rentes

Jusqu’à ce moment on vit à l’aventure, sans budget, sans prévisions financières, sans recettes calculées et sans dépenses fixées à l’avance. « Il n’y a aucune partie de rente, assure Noailles, qui doive être plus privilégiée que celles de la Ville[17]. » Et voici en quoi consiste le privilège. Au mois d’octobre 1713, un édit avait réduit à 4 pour cent toutes les rentes sur l’Hôtel de Ville et imposé au capital des réductions du quart, des deux cinquièmes, de moitié selon les différentes catégories ; néanmoins quelques semaines avant la mort du Roi il a fallu, pour acquitter ces rentes, solliciter de chacun des fermiers généraux une avance personnelle de cent mille livres, et malgré ce secours « les fonds se trouvent si juste que, pour peu que ces messieurs retardent, la caisse serait hors d’état de satisfaire au paiement des rentes. » Desmaretz tente un effort suprême avant son départ du contrôle général et arrache quatre millions aux fermiers généraux et deux millions par mois aux receveurs généraux, de septembre à décembre.

On durera donc, mais à quel prix ? Deux édits d’octobre et de décembre 1715 réduisent au denier 25 (quatre pour cent) les rentes sur les tailles, sur les recettes générales, sur les postes, sur le contrôle, etc., etc., constituées au cours des quinze dernières années et pour la plupart imposées aux acquéreurs[18] qui auraient mauvais gré à se plaindre leur dit le préambule de ledit, car ils devaient s’attendre à cette réduction « soit parce que le taux a dû leur paraître excessif, soit parce que plusieurs de ceux qui en ont acquis » avaient déjà vu accomplir la même opération sur les rentes de l’Hôtel de Ville[19]. Argument inattendu qui découvre dans l’improbité la justification d’une indélicatesse. Et pour que rien ne manquât à la satisfaction des victimes, on les autorisait à aller recevoir les arrérages de leurs rentes rognées dans les bureaux du payeur des rentes, à l’Hôtel de Ville.

 

Réduction de capital

Après les rentes le capital ne fut pas épargné ; il eut à subir une réduction des deux cinquièmes dans le contrôle, les recettes générales, les dons gratuits de telle sorte qu’un capital nominal de 104.378.974 liv. 13 s., se trouva réduit à 79.849.374 liv. et, de ce fait, les arrérages tombèrent de 6.649.589 liv. à 3.483.793 liv.[20]. Des rentes viagères sur les tailles, de 1714 et 1715, furent également soumises à des réductions proportionnelles à la quantité d’effets royaux fournis pour les acquérir et ces réductions allèrent souvent jusqu’à moitié, parfois jusqu’aux trois quarts de la rente primitive.

 

Révisions des contrats des pensions et suppressions d’offices

Les contrats d’affaires conclus avec l’ancien gouvernement ne furent pas respectés[21] ; les pensions au-dessus de six cent livres furent réduites de moitié, on n’excepta de cette mesure que celles des chevaliers de Saint-Louis « attendu qu’elles sont le prix du sang répandu pour le service de l’État[22]. » Quelques privilégiés échappèrent seuls. Les offices furent supprimés en grand nombre, principalement ceux dont la création était récente, et on sait que le feu Roi avait battu monnaie sur l’humaine vanité qui faisait dire à Pontchartrain : « Toutes les fois que Votre Majesté crée un office, Dieu crée un sot pour l’acheter. » Ce sot s’appelait légion et raisonnait comme un sage. Il se disait qu’un office, que tout office, valait à son titulaire de précieux avantages et d’appréciables profits : exemptions pécuniaires, prérogatives sociales ; au sein d’une société aristocratique, la possession d’un office désuet ou ridicule ne va pas sans compensations. Il tire son homme de la foule, l’affuble d’une sorte de droit à esquiver quelques exactions et quelques tracasseries. Louis XIV le savait et le Régent ne tarderait pas à l’apprendre : ces titres formaient un filon inépuisable qu’on pouvait exploiter indéfiniment, en sorte qu’avec un jeu de réductions et de retenues, le Roi se procurait de l’argent à 1,75 pour cent[23]. Le duc de Noailles pensa découvrir que ces offices « accompagnés de gages, d’exemptions et de privilèges, avaient déterminé tous ceux ayant quelque fortune à se faire pourvoir de charges pour jouir d’un plus grand revenu et ne plus contribuer aux impositions. » C’était la surenchère dont le résultat faisait retomber « le poids entier des impositions sur un petit nombre de commerçants, d’artisans et de laboureurs, perpétuellement surchargés de ce que ne portaient pas les privilégiés. »

 

Exécutions illusoires

Pendant dix-huit mois (octobre 1715 - février 1717) on assista au défilé de la troupe innombrable des bas figurants de la monarchie aux appellations magnifiques et compliquées, quelquefois savoureuses et énigmatiques : intendants, directeurs-généraux, commissaires-généraux, inspecteurs-généraux, contrôleurs-généraux menaient le branle et, à leur suite, la troupe bigarrée des tireurs, chargeurs et botteleurs de foin, mesureurs de grains et de farines, gourmets sur les vins, débâcleurs, planchéieurs, contrôleurs de porcs et pourceaux, inspecteurs de veaux, langueyeurs de cochons, contrôleurs de fromages, essayeurs de fromages, aulneurs de toile, contrôleurs des amendes, maîtres des ports et pertuis, trésoriers de la vénerie, de la fauconnerie et des toiles de chasse, receveurs des revenus casuels et deniers extraordinaires, etc., etc., derrière eux, et l’oreille basse, la multitude jadis si fière des officiers municipaux, maires, lieutenants de maire, échevins, consuls, greffiers, huissiers, vergers, et tant d’autres parmi lesquels « personne ne peut rien connaître[24] ». Ils le savent et c’est ce qui modère leur chagrin ; ils repousseront, comme la mauvaise herbe qu’on arrache sans la déraciner. Disparus en 1717 ils se retrouveront tous, à leur poste dès 1718 et 1719.

Ces fantoches onéreux, extravagants et ridicules succombent par milliers et le public ne doute plus qu’enfin le gouvernement réalise des économies, mot fatidique auquel se laisse toujours prendre le Français, curieux d’épargne et de prévoyance. Il accueillera donc avec bienveillance les commissaires chargés de  la vérification des différentes caisses, de l’examen des contrats, de l’apurement des comptes, de la révision des mémoires, de l’inspection des entrepôts[25], tous vocables qui résonnent agréablement à l’oreille. On sacrifiera quelques grasses victimes : sept intendants des finances et six intendants du commerce[26], qui recevront d’honnêtes dédommagements. A l’autre extrémité de l’engrenage administratif, quelques exécutions adroitement infligées à des receveurs, des huissiers, des commis des fermes ne permettront pas de mettre en doute l’impartiale vigueur du nouveau gouvernement. Le Régent a d’ailleurs pris soin d’expliquer aux intendants son désir, de voir épargner les taillables, « établir une juste égalité dans les impositions et empêcher les vengeances que les collecteurs exercent contre ceux dont ils croient avoir lieu de se plaindre, et les protections injustes qu’ils donnent à leurs parents et amis. « Je suis informé, ajoutait-il, que la liaison qui est souvent entre les officiers de l’élection et les électeurs donne lieu à la multiplicité des frais qu’ils regardent comme revenant bons de leur charge ; je sais que plusieurs d’entre eux emploient leur autorité plutôt à protéger les riches qu’à soulager les pauvres et que les frais qu’on fait toujours payer par préférence à la taille, les empêchent ou en retardent le recouvrement[27]. » Ces avertissements laissaient subsister les désordres qu’ils prétendaient faire disparaître. Il ne servit de rien d’annuler tous les contrats extraordinaires antérieurs à 1713, car la confusion et la variété des engagements consentis par l’État permettaient d’éluder, sous différents prétextes, les récentes décisions.

 

Théorie de la banqueroute

Une liquidation complète fut suggérée : la banqueroute. Elle comptait des partisans convaincus qui reprochaient aux rentiers le taux usuraire du prêt fait par eux à l’État et qui oubliaient que cette usure n’était qu’une avance prise sur un paiement toujours douteux. Saint-Simon plaida en faveur de la banqueroute devant le conseil de Régence, mais le machiavélisme qui inspirait sa politique lui fit souhaiter une combinaison qu’il jugeait ingénieuse en ce qu’elle ferait retomber sur autrui l’odieux de la décision. Dans ce but, il demandait la convocation préalable des États-Généraux. « La multitude qui les croit revêtus d’un grand pouvoir, nagera dans la joie, disait-il au Régent, et vous bénira comme le restaurateur des droits anéantis de la nation. Le moindre nombre, qui sait que les membres de ces États ne sont que de simples plaignants et suppliants, verront votre complaisance comme les arrhes du gouvernement le plus juste et le plus doux, et ceux qui auront l’œil plus perçant apercevront bien que vous ne faites que vous décharger sur eux du choix des remèdes qui ne peuvent être que cruels et odieux. » La plus grande partie de la nation aura intérêt à « préférer la banqueroute à la durée de toute augmentation possible des impositions, et comptera pour peu les ruines et les cris quelle causera[28] ». Et « quand on parcourt les innombrables mémoires, projets, propositions[29], que la gravité de la situation financière fit éclore dans ces premiers temps de la Régence, on est frappé de voir avec quelle désinvolture leurs auteurs entendent qu’on traite ceux qui ont prêté à l’État ou même qui en ont reçu des rentes par force[30], sans en avoir acheté. Retarder indéfiniment le paiement des arrérages, diminuer les intérêts, imputer les intérêts déjà payés sur le capital, réduire sous différents prétextes ce capital, ne leur suffit pas ; tel préconise un remboursement général en papier-monnaie, circulant dans tout le royaume, ce qui aura le double avantage de soulager le Trésor et d’obvier à rareté du numéraire... ; tel autre propose une réduction d’un quart sur les rentes à chaque mutation en ligne directe, de moitié en ligne collatérale, du huitième en donation par mariage ; les gens de mainmorte possesseurs de rentes les verront aussi diminuer d’un quart tous les dix ans ; et, ce faisant, le Roi fera encore plus qu’il ne doit, puisque c’est par une insigne bonté qu’il consent à se charger des dettes de son prédécesseur et qu’il pourrait se dispenser de les acquitter sans faire d’injustice à personne[31]. »

Après le paysan qu’on taille, le commerçant qu’on décourage, l’artisan qu’on entrave, le rentier qu’on ruine. Voilà l’ancien régime.

 

Impôts directs

Pour posséder une notion exacte de la situation financière du royaume pendant les années précaires de la Régence, il est indispensable de porter ses regards sur les sources d’où une monarchie magnifique et besogneuse tire les maigres moyens de subsistance que lui disputent obstinément les corps privilégiés. Le gouvernement, aux prises avec de continuels besoins d’argent, voudrait pressurer les contribuables jusqu’à complet épuisement, il ne l’ose pas ; il voudrait imaginer un système fiscal plus avantageux à son point de vue, il ne le peut pas. Force lui est donc de se traîner dans l’ornière des impôts directs établis.

Le plus odieux de tous, onéreux et avilissant à la fois, c’est la taille. Impôt exécré, réparti avec une injustice tellement criante qu’elle est devenue partout, dans les pays d’État comme dans les pays d’élections, « une source intarissable de haines et de vengeances par lesquelles les taillables s’abîment tour à tour les uns les autres[32] ». Pour se soustraire à l'accablement d’une taille « violente et outrée[33] », le paysan cherche à se ménager un puissant protecteur et, s’il n’y peut mettre le prix, dissimule ses ressources, dénature ses biens, va jusqu’à restreindre récoltes, commerce, profits. « Le plus riche d’un village, écrit en 1709 le grand bailli de l’Ile-de-France, n’oserait à présent tuer un cochon que nuitamment et à l’insu de tout le monde car si cela se faisait en public, on lui augmenterait son imposition[34] ».

 

La taille personnelle

Chacun s’efforce à échapper à la taille, beaucoup y réussissent à l’aide de privilèges, d’exemptions, de dispenses, de telle sorte 6 que bientôt, écrit l’intendant de Bordeaux, « il n’y aura plus dans les paroisses que les plus misérables pour payer les subsides[35] ». Les fermiers des privilégiés sont taillables, mais en fait ils sont toujours ménagés et les taillables voient leur situation aggravée sans cesse de surcharges considérables par l’entrée de quelque ancien compagnon d’infortune dans les rangs des exempts. Pour échapper à la moindre surcharge, rien ne semble coûter trop cher. L’auteur d’un mémoire de 1717 sur la généralité de Rouen affirme avoir vu des paysans venir de Pont-l’Évêque à Rouen plaider en appel pour dix sous de taille de plus ou de moins[36]. Toute la finesse processive des ruraux se donne carrière afin de retarder de plus possible l’heure de l’échéance et un peuple de rongeurs vit de ces contestations, de ces refus et des contraintes qu’ils entraînent. Sous peine de s’attirer le ressentiment des sergents, huissiers et garnisaires qui n’existent qu’à ses dépens, le contribuable sait qu’il ne doit acquitter de taille qu’à la dernière extrémité, après que ces parasites auront vécu assez longtemps à ses frais ; il ne paiera d’impôt qu’après avoir nourri cette vermine. En général la taille ne se recouvre qu’en deux ou trois ans, — en cinq ou six ans en Auvergne — et pendant ce temps d’énormes frais de contrainte, d’odieuses vexations, créent par le fait une seconde taille, plus lourde que la première. Le plus mauvais calcul serait de s’endetter afin de payer à l’échéance ; des paroisses s’y sont risquées, il leur en a coûté cher et la leçon n’a pas été perdue pour les particuliers ; certains désormais s'abonnent pour la contrainte. C’est qu’il y a pis que la contrainte, pis que les garnisaires ; il y a les huissiers. Ceux-ci ne viennent pas relancer le misérable, ils laissent silencieusement s’accumuler, les frais jusqu’à ce que le total écrase le redevable et le livre aux gens de loi, aux poursuites implacables, aux exécutions impitoyables.

 

La taille réelle

Il existait une taille dite réelle, c’est-à-dire assise sur les biens roturiers, par opposition aux biens nobles, mais cette taille restait confinée dans les généralités d’Auch et de Montauban, dans les élections d’Agen et de Condom appartenant à la généralité de Bordeaux, dans le Dauphiné et, en général, dans les pays d’États. Ici comme partout ailleurs, lorsqu’on examine de près le privilège on y découvre l’abus. Tout l’avantage que possédaient sur les pays de taille personnelle les pays de taille réelle, consistait à succomber sous la charge d’une imposition excessive : l’industrie, les facultés mobilières, tout ce qui n’était pas biens fonds n’était imposé que dans une très faible mesure ; la terre seule était accablée, et souvent n’y suffisait pas. « Boisguillebert, dans le passage célèbre où il oppose, la stérilité voulue et la désolation des environs de Rouen à l’exploitation intense et fructueuse de ceux de Montauban, est suspect de quelque exagération : une déclaration du 31 octobre 1718, visant le grand nombre de biens abandonnés précisément dans cette généralité de Montauban, promet décharge de taille, capitation et droits seigneuriaux, pendant cinq ans, à ceux qui voudront les mettre en valeur ; et, en Languedoc, les abandons de terre pour surcharge d’impôts étaient fréquents. Lourdement taxée, la terre l’était en outre de manière fort inégale ; les cadastres avaient été dès l’origine mal faits, à la hâte ou sur de faux principes, comme par exemple d’après le prix d’achat de biens ; le temps y avait amené des changements considérables ; les cadastres avaient été, dans des intentions frauduleuses ou par simple négligence, altérés, lacérés, surchargés ; des usurpations de nobilité de fonds s’étaient produites ; aucun ordre n’avait été observé dans l’indication des mutations, dans l’état des charges et décharges ; parfois même les cadastres avaient disparu et il n’existait d’autre règle de répartition que les répartitions antérieures, elles-mêmes peut-être erronées. Les recouvrements n’y étaient guère moins longs et moins pénibles qu’en pays personnel. Il était particulièrement difficile de faire payer des gentilshommes, des gens de main forte, des hobereaux, soumis à la taille pour les biens roturiers ou ruraux qu’ils pouvaient posséder. Leur résistance pouvait être une cause de ruine pour Heurs paroisses : leurs récoltes, saisies sur pied, étaient confiées à la garde de séquestres, petits bourgeois ou paysans de la localité, auxquels incombait la responsabilité d’en percevoir le montant et de payer les cotes en souffrance ; terrorisés par ces redoutables voisins, mis dans l’impossibilité de remplir leur mission, emprisonnés d’autre part pour y avoir manqué, ces malheureux finissaient par être obligés de payer de leur bourse la cote de ces contribuables récalcitrants et pouvaient parfois envier le sort, si misérable qu’il fût, fait aux collecteurs dans les pays de taille personnelle. « Je vois que dans le Languedoc, qui est pays de taille réelle, écrivait en 1715 l’intendant Basville[37], il y a de très grands abus sur le recouvrement de la taille, que les frais coûtent des sommes excessives ; les règles qui sont établies pour ce recouvrement sont très défectueuses et ont besoin d’être corrigées[38]. »

Ayant à ruminer sans cesse ce grief, faut-il s’étonner que le paysan, dès 1715, aspire obscurément à un nouvel ordre de choses, appelle de ses vœux un changement quel qu’il soit pourvu qu’il le délivre de la taille, des collecteurs, des garnisaires et des huissiers ; s’apprête, à tout événement, à rendre possible et durable le coup de surprise que sera le vote de la nuit du 4 août 1789 dont ses récriminations, ses résistances, ses lamentations de plus en plus énergiques et précises depuis trois quarts de siècle ont préparé en partie l’explosion. En se plaçant à ce point de vue, la taille, cette exaction maudite, a utilement amené les paysans à n’attendre que d’une révolution un changement dans leur condition.

 

La capitation

Un autre impôt, la capitation, ne va pas contribuer à la réconciliation du contribuable avec l’État. Cet impôt n’a de probité qu’en apparence puisque, loin d’établir légalité entre tous les contribuables en raison de leur état, il n’est qu’un expédient imaginé par un gouvernement aux abois. Successivement créée, supprimée, rétablie, la capitation, à partir de l’année 1705, n’est plus qu’une aggravation de la taille dont l’assiette de répartition va, quoique fautive, être adoptée. Dans les pays de taille personnelle, la capitation n’est qu’un supplément de taille, arbitrairement fixé ; dans les pays de taille réelle et dans les villes non taillables, elle est une répartition encore arbitraire mais qui est calculée parfois sur la base des loyers. Les privilégiés sont parvenus à éluder cette imposition à laquelle nul, sauf le Dauphin de France, ne devait échapper, déclare l’édit de janvier 1695. S’ils ne sont pas exemptés du tout, leur part est dérisoire et il leur arrive souvent de ne pas l’acquitter. A la fin de 1711, dans la généralité de Bordeaux, les officiers de justice doivent encore 70.882 livres sur 74.480 de la capitation de 1710, et plus de 100.000 sur les 102.436 livres de la capitation de 1709. Les gens de Cour ne daignent pas répondre aux admonitions. « On leur envoie de temps en temps des avertissements, dit un mémoire manuscrit, ou on leur fait même des commandements pour les engager à payer, mais on ne peut porter plus loin les poursuites par le respect qu’on leur doit[39]. » Le clergé s’était racheté par un versement une fois fait de vingt-quatre millions, bientôt engloutis. Le plus clair des trente-trois millions que la capitation rendait vers le milieu du XVIIIe siècle venait encore des taillables.

 

Le dixième

Sur eux retombait le poids de chaque impôt imaginé, en apparence, pour les exonérer du rôle de contribuable unique. Voici une déclaration royale du 14 octobre 1710 qui créé un impôt sur les revenus, veut ignorer les personnes, exclure les complaisances, atteindre les fortunes, toutes les fortunes, pour les faire contribuer par le prélèvement d’un dixième au service et au salut de l’État. Au lieu d’une application méthodique basée sur des recherches et des vérifications, on assiste à une improvisation chaotique dans laquelle le prétendu dixième n’est qu’un prétexte pour se procurer de l’argent comptant. Ceux qui en ont, provinces, villes, contribuables prennent des abonnements et le clergé se rachète moyennant un don de huit millions. Nobles et privilégiés ne prennent pas cette peine, ils ne sollicitent ni abonnements, ni exemptions, ni rachats, il leur suffit de déclarer qu’ils ne paieront rien et on renoncera à leur rien réclamer. « Il est inutile, écrivait l’intendant de Guyenne, de faire des poursuites lorsqu’elles n’aboutissent à rien : cela n’est que d’un mauvais exemple qui ne fait qu’augmenter les difficultés des recouvrements. Les receveurs particuliers et les receveurs de tailles ne veulent se donner aucun mouvement dans la crainte qu’ils ont des dénonciations dont on les menace, dès qu’ils veulent faire quelques poursuites. Aussi, pour ménager tout le monde, ils prennent le parti de ne rien demander à personne[40]. » Cette timidité laissait retomber sur les contribuables, le poids d’une vingtaine de millions qu’on retira de l’impôt du dixième, bien qu’il fut notoire qu’on en pouvait attendre le triple si, acceptant la proposition d’une compagnie de gens d’affaires, le Régent avait affermé l’impôt pour une somme de soixante millions moyennant l’engagement de ne laisser échapper personne[41].

 

Impôts indirects, la gabelle

En 1715, les impôts directs, principalement la taille, absorbaient l’attention du peuple ; en 1789, les impôts indirects, La gabelle principalement la gabelle, soulevaient contre eux la plus bruyante impopularité. Vers 1715, la gabelle produisait environ la moitié, soit plus de vingt millions, de la recette des fermes générales ; en 1789, elle atteignait cinquante-huit millions et demi ; c’est assez dire que personne, parmi les non privilégiés, n’y échappait. Bien mieux, dans les pays de « grandes gabelles » (Ile-de-France, Orléanais, Berry, Bourbonnais, Nivernais, Bourgogne, Champagne, Picardie, Normandie, Maine, Anjou, Touraine) chaque individu au-dessus de huit ans est imposé de sept livres, pour pot et salière seulement. Dans les pays de « petite gabelle » (Lyonnais, Dauphiné, Languedoc, Provence, Roussillon, prévôtés de Brioude, Langeac, Auzon, Livradois et Saint-Flour, élections de Rodez et de Millau) on paie le sel six à huit sous la livre, tandis qu’on ne paie que deux sous et demi à cinq sous dans les  pays de saline (Lorraine, Alsace, Franche-Comté) ; deux sous et demi dans les pays de quart bouillon (Avranches, Coutances, Valognes, Bayeux, Pont-l’Évêque) ; un son et demi et un son dans les pays rédimés (Poitou, Aunis, Saintonge, Angoumois, Limousin, partie de l’Auvergne) ; un son dans l’Artois et la Flandre ; un demi sou en Béarn et Navarre ; quatre à six deniers seulement en Bretagne. Ces inégalités qu’aggravent encore l’existence de localités privilégiées et d’exemptions personnelles font de cet impôt une oppression si lourde et de sa violation un profit si net que le faux-saunage devient une véritable industrie pour des populations entières. Celles-ci opèrent sous la protection et pour le profit de la noblesse qui recèle la marchandise et des fraudeurs dans ses châteaux, sous la protection et pour le profit du clergé qui abrite dans les églises et, de préférence, dans des couvents de femmes, les faux-sauniers aux abois.

 

Les aides

Les aides étaient à peine moins odieuses que la gabelle et s’appliquaient aux droits perçus sur diverses marchandises, et plus particulièrement sur les boissons. Une fois déduits les frais de perception, le Trésor retirait peu de chose de tant d’ingénieuses, vexations : droit de marque des fers, droit de marque des ouvrages d’or et d’argent, droit d’essai et de contrôle, droit sur les cartes à jouer, droits sur les papiers et cartons, sur les cuirs, sur les huiles et savons, sur les amidons, droits d’inspecteurs aux boucheries. Avec les droits sur les boissons commençaient les recettes importantes et les complications inextricables. Une fois de plus, l’ancien régime paraît n’avoir envisagé le commerce que comme un moyen sûr d’exploiter le commerçant obligé de se débattre dans un labyrinthe de règlements obscurs concernant les droits à la vente, en gros ou au détail, les droits de circulation et les droits d’octroi. Aux droits de vente se rattachent le gros, l'augmentation, le huitième, le quatrième et l’annuel. Aux droits de circulation appartiennent la subvention générale, la subvention par doublement ; les droits de jauge et de courtage différents des droits de jaugeurs, de courtiers, d’inspecteurs aux boissons. Et puis il y a les droits locaux, les 9 l. 18 s. par tonneau de vin importé en Picardie, les 9 l. par tonneau de la généralité de Rouen, les 13 l. 10 s. par muid de la généralité de Champagne, la simple, double et triple cloison d’Angers, le vingt-quatrième d’Angoulême, les droits du pont de Joigny, du pont de Meulan, etc., etc. La situation faite au négoce n’était donc pas plus favorable que celle de l’agriculture ; commerçants et paysans avaient des griefs très différents de nature mais très semblables dans leurs conclusions. Les uns et les autres avaient trop à faire pour gagner leur vie et défendre leurs biens pour se mêler aux querelles théologiques, mais leur mécontentement était plus profond peut-être, leur anxiété plus poignante aussi, que ne pouvait être l’opposition tapageuse du clergé et des parlementaires.

Une ordonnance de 1680 et des déclarations de 1684 et 1688 avaient fixé la consommation familiale du vin de façon plutôt large, aussitôt intervenait l’inquisition tyrannique des commis chargés de déterminer, sous le nom de trop bu ou gros manquant, l’excès de consommation des récoltants accusés d’avoir vendu la différence sans déclaration. Le trop bu, au dire des Cahiers de 1789, était perçu avec une rigueur et une injustice révoltantes. Même en faisant une part à l’exagération, il faut reconnaître que, d’après un arrêt du Conseil, le trop bu ne doit s’exercer que sur les gens du commun et ceux-ci auraient plus que tous les autres, besoin de la protection de l’autorité publique parce que, lit-on dans un mémoire de la Cour des aides de Paris, ils sont trop souvent dans un état d’abattement qui leur ôte le courage de demander justice, et dans une impuissance et une pauvreté qui les mettent hors d’état de pouvoir l’obtenir.

 

Les octrois

Depuis 1681 les octrois étaient compris dans la ferme générale des aides et donnaient lieu à d’autres abus. Déjà l’intendant de Grenoble dénonçait à Colbert le trafic des consuls et officiers des villes habiles à faire introduire du vin bien au-delà de leur consommation et le vendant aux cabaretiers à beaux bénéfices. A Bordeaux, il devient nécessaire d’interdire aux bourgeois la possession de plus de trois cabarets et l’introduction sous leur nom de vins qui ne sont pas de leur crû. A Lyon et ailleurs, on signale des faits semblables, de sorte qu’un économiste déplore « l'injustice avec laquelle presque tous les bourgeois des villes auxquelles on a accordé des octrois ont trouvé moyen de s’affranchir de la contribution aux dépenses communes, pour la faire supporter en entier aux plus pauvres habitants, aux petits marchands et au peuple des campagnes... Presque partout on a chargé par préférence les denrées que les pauvres consomment : si, par exemple, on a finis des droits sur le vin, on a eu soin de ne lès faire porter que sur celui qui se consomme dans les cabarets, et d’en exempter celui que les bourgeois font, entrer pour leur consommation[42]. »

 

Les douanes

Pendant que le commerce se débattait contre l’étreinte des aides et des octrois, il trouvait dans les douanes un adversaire aussi tenace et aussi avide. La royauté avait su conquérir la France pièce à pièce, elle en avait rapproché les fragments, elle avait été impuissante à les fondre dans une organisation rationnelle et cohérente. L’uniformité, symbole de l’unité, faisait totalement défaut, en sorte qu’on ne pouvait faire un pas dans le royaume sans se heurter à des lois différentes, à des usages contraires, à des coutumes contradictoires, à des survivances bizarres, à des complications ruineuses. A mesure que par conquête, par achat ou par héritage le domaine royal s’étendait et donnait naissance au royaume, les frontières politiques avaient disparu, les frontières douanières avaient subsisté dans leur enchevêtrement indescriptible. Des faveurs personnelles, des privilèges locaux, des intérêts transitoires avaient été reconnus, consacrés, éternisés, et comme si ces entraves n’eussent pas été jugées suffisamment efficaces, la transformation des tarifs, le défaut de concordance entre les noms anciens et nouveaux de marchandises, et surtout la diversité des poids et mesures s’ajoutaient aux complications des traités et aux vexations des péages[43], en sorte qu’une marchandise expédiée de Bretagne et allant en Provence par terre était assujettie à huit déclarations, à autant de visites, elle acquittait sept droits différents, changeait deux fois de voituriers, éprouvait de longs retards, souvent des avaries. Les mêmes entraves atteignaient tout ce qui était expédié de la Flandre, de l’Artois, du Hainaut, du Cambrésis et de la Guyenne pour la Provence. Les camelots et calmandes de Lille, les draperies de Bordeaux et de Carcassonne étaient assujettis à des droits de 10 et 15 pour cent au cours de leurs pérégrinations à travers le réseau douanier du royaume.

 

L’édit du Visa

L’esprit de spoliation qui inspirait la politique financière de la Régence suggéra trois grandes opérations : le visa, la refonte et la chambre de justice.

Le feu Roi laissait 600 millions de papier déprécié, avili jusqu’à cette proportion presque incroyable de 70 à 90 pour cent[44]. Une Déclaration du 7 décembre 1715 fit valoir la résistance opposée à ceux qui voulaient « obliger à recevoir des billets dans les paiements ou à les convertir en rentes[45] ». Mieux inspiré, le conseil de finance préférait recourir à un autre expédient et ne découvrait rien « de plus convenable que de faire faire la vérification et la liquidation de tous les différents papiers dont la possession est devenue presque inutile par le décri où ils sont tombés, pour les convertir dans une seule espèce de billets qui ne seront plus sujets à aucune variation jusqu’à ce qu’ils aient été entièrement retirés[46]. » Une déclaration du 1er avril 1716 imposa la présentation de tous les billots d’État devant une commission dirigée par les frères Péris. Billets de l’ancienne caisse des receveurs généraux, appelée caisse Legendre (du nom de celui qui l’administrait), billets de la caisse des emprunts, de l’extraordinaire des guerres, de la marine et de l’artillerie, billets de loterie royale et de tontine, certificats donnés aux ingénieurs et entrepreneurs des fortifications, assignations de toute nature, etc., présentant une valeur nominale de 596, 696, 959 l. furent réduits à 250 millions de billets de type uniforme, auxquels fut promis un intérêt de 4 pour cent. Non content de réaliser une opération de cette nature, le gouvernement s’en félicitait et exaltait son savoir faire. On lisait dans la déclaration du 1eravril ces considérions surprenantes : « Quoique nous nous fussions proposé de réduire le montant des billets d’État à 200 millions, parce que nous estimions dans le temps de notre déclaration du 7 décembre ne pouvoir prélever sur nos revenus au delà de huit millions par an sans nous exposer à discontinuer le paiement des charges les plus nécessaires et les plus privilégiées, cependant nous nous sommes déterminé à en faire signer jusqu’à concurrence de 250 millions après avoir reconnu que le succès des soins que nous prenons pour arranger nos finances nous mettrait en état d’acquitter régulièrement les intérêts de ce capital, et même d’éteindre successivement une partie des capitaux. » En réalité, sur ces 250 millions de billets nouveaux, 195.817.103 seulement furent donnés aux porteurs soumis à la liquidation, auxquels fut infligée ainsi une perte des deux tiers. Les malheureux détenteurs de billets d’État eurent d’autres mécomptes encore. Tantôt ils apprenaient, qu’à partir du 1erjanvier 1718, fleurs papiers ne produiraient plus aucun intérêt ; tantôt la rumeur circulait que les billets une fois rentrés, au lieu d’être brûlés ainsi que l’engagement en avait été pris, étaient remis en circulation pour payer des dettes criardes[47].

 

Altérations des monnaies

Les monnaies n’offraient pas de plus sûre garantie que le papier. Depuis 1689 une série d’arrêts et de déclarations modifiait incessamment la quantité d’unités monétaires à extraire du marc d’argent ou d’or. A partir de 1709, les monnaies changeaient de valeur si fréquemment qu’on ne pouvait en savoir le cours exact qu’à grand peine. Lorsqu’on se fut convaincu que le public n’apportait plus son numéraire aux hôtels des monnaies, un arrêt du 7 octobre 1710 mit le comble au gâchis en faisant revivre les anciennes espèces avec une valeur nominale inférieure à celle qu’elles avaient eue ; mais en 1713, le gouvernement revint sur les altérations qu’il avait fait subir aux espèces et éleva leur valeur réelle , en abaissant par onze diminutions successives le nombre d’unités monétaires qu’elles représentaient[48]. Le terme de ces diminutions devait être atteint le 1er septembre 1715 ; ce jour-là même commençait la Régence, c’est-à-dire au milieu d’une crise peut-être sans précédent. La diminution de la quantité d’unités monétaires représentée par une pièce contenant le même poids de métal amena une baisse des prix. Les fermiers et les débiteurs qui avaient à payer un nombre d’unités monétaires déterminé, furent obligés de s’acquitter avec un numéraire contenant un tiers d’or ou d’argent de plus que le jour où ils avaient pris leurs engagements. Les Etrangers, heureux de cette aubaine, exigèrent en monnaie forte la quantité de livres qu’ils avaient fournie en monnaie faible. L’usure des prêteurs ne connut plus de bornes, la consommation s’arrêtait, les manufactures se fermaient, les ouvriers passaient à l’Etranger où se révoltaient. Les banqueroutes se multipliant, les maisons de commerce retardèrent ou réduisirent leurs paiements, une dizaine seulement à Paris résistèrent[49]. Il arrivait que la ruine des uns faisait la fortune des autres, ce qui explique qu’au début de la Régence l’expédient d’une augmentation de monnaies conservait des partisans[50]. Le Conseil de régence hésitait. Les plaintes des négociants obligés, par la date de leurs engagements, à rembourser en monnaie forte les sommes qu’ils avaient reçues en monnaie faible, n’empêchaient pas d’entendre les récriminations des créanciers qui ayant prêté leurs fonds après les arrêts de diminution s’alarmaient de voir réduire la dette contractée envers eux. Un nouvel arrêt, du 12 octobre 1715, promit que la valeur des espèces d’or et d’argent resterait invariable. Promesse trompeuse. Deux mois plus tard, le 15 décembre, un nouvel édit allégua que « les six corps de marchands de notre bonne ville de Paris, les députés pour le Conseil de commerce, les marchands et négociants des principales villes de notre royaume, et une infinité d’autres personnes, nous ont demandé avec tant d’empressement de donner une valeur plus considérable aux espèces et matières d’or et d’argent... que nous avons cru ne devoir pas résister plus longtemps à leurs instances réitérées sur une matière qui les intéresse de si près[51]. »

Les hôtels des monnaies eurent l’ordre de racheter seize livres les louis d’or de quatorze livres et quatre livres les écus de trois livres dix sols[52] ; les pièces ainsi retirées devant être réformées et remises en circulation respectivement pour vingt livres et cinq livres[53]. Mais cette opération suscita dans le royaume et aux frontières une concurrence des plus actives. Les pièces à retirer, réduites en pièces nouvelles, circulèrent partout ; l’argent n’arriva pas aux hôtels des monnaies et le duc de Noailles dut constater que dans l’espace de dix-huit mois, les hôtels des monnaies ne reçurent que 379.237.000 livres au lieu du milliard attendu. Le désappointement fut grand ; on mit des commissaires à la recherche des faux-monnayeurs et toutes les monnaies portant l’empreinte fixée par l’édit du 15 décembre 1715 furent prohibées à leur entrée en France[54].

Les rumeurs les plus alarmantes trouvaient accueil dans le public. « On assurait que le duc d’Orléans était en balance d’accepter les offres que les Hollandais faisaient de prêter au Roi une somme de quarante millions à dix pour cent d’intérêt, et cinquante millions de la république de Gênes sur le même pied, afin de répandre des espèces dans le public. On assurait même que pour attirer de l’argent dans le royaume, il avait résolu d’y donner cours aux monnaies Etrangères d’or et d’argent, comme d’Espagne, d’Allemagne, d’Angleterre, de Hollande, etc.[55] » La découverte de l’argent devenait une sorte de hantise, et toutes les imaginations se donnaient carrière. L’un racontait que les curés de campagne seraient chargés d’asseoir les tailles selon les facultés de chacun de leurs paroissiens, comme les mieux informés[56] ; l’autre soutenait que les invalides feraient-le guet à pied et à cheval et veilleraient aux barrières pour percevoir les droits[57] ; un troisième prétendait qu’on songeait à établir une espèce de dîme de vingt sols par jour sur chaque paroisse qui s’en acquitterait sans s’en apercevoir et sans recourir aux receveurs, commis ou sergents[58]. Et pendant que ces nouvellistes colportent leur marchandise, les sceptiques vont se faire payer à l’Hôtel de Ville avec des écus de quatre livres promis au titre de pièces de cent sols ; à qui leur soutient « que cette augmentation mettra cent millions dans les coffres du Roi », ils répondent « que le peuple la paiera au centuple[59] ». Quoiqu’en aient pu dire « plusieurs gros marchands de Paris » et « les six corps des marchands », le relèvement des monnaies « n’est pas goûté de tous les gens intelligents[60] ». En guise de consolation, ils peuvent admirer la beauté de la frappe des louis, qui garderont le nom de « louis d’or de Noailles », les plus beaux qui aient été frappés depuis les varins sous Louis XIII[61].

 

Réformes dans la comptabilité

L’administration du duc de Noailles devait laisser des souvenirs plus durables. Un édit du mois de juin 1716[62] imposa à tous les receveurs généraux et receveurs de tailles, et, en général, à tous les officiers comptables, l’obligation de tenir des registres-journaux avec mention du détail et de la nature de chaque recette et paiement, dont copie serait adressée tous les quinze jours au Conseil de finance. Le 10 juin 1716, une déclaration créa pour les vingt généralités des pays d’élection une caisse commune des recettes générales où furent centralisés leurs versements et dont le caissier dut rendre compte formellement du montant de la recette et de la dépense, distinction faite du numéraire et du papier. Ces précautions produisirent d’utiles effets ; en peu de temps, les administrateurs eurent liquidé les billets des receveurs généraux et ceux de la caisse Legendre[63]. La recette nette du deuxième semestre de 1716 atteignit le chiffre inespéré de 25.650.169 livres[64].

 

Economies

Parmi les essais d’économie dont l’opinion se montra émue, se trouvait une réforme considérable de l’armée, matière délicate entre toutes dans une nation militaire. Le préambule de la Déclaration du 30 novembre 1715 s’ingéniait à faire entendre que les soldats, par leur paresse, étaient une plaie dans l’État, d’autant plus grave que les réformes accomplies avaient déjà licencié vingt-cinq mille hommes et leur nombre irait croissant. Or, comme il serait injuste que la paix, qui doit être la source du bien commun, fût nuisible à ceux qui ont le plus contribué à la procurer, nous avons cru, disait le Régent, devoir leur faciliter les moyens de travailler en même temps à leur propre utilité, et à multiplier l’abondance dans le royaume ; un nombre considérable de maisons de campagne étant tombées en ruine faute d’être habitées, et une grande partie des terres ayant été abandonnée par le malheur des temps, et parce que beaucoup de sujets qui étaient nés pour les cultiver ont pris parti dans nos armées, rien n’est plus convenable que de les rappeler avec honneur à leur première condition, en leur accordant des privilèges qu’on regardera sans envie, comme la récompense de leurs services et qui les encourageront à se donner plus volontiers au travail[65]. » Une exemption de six années de taille fut accordée aux soldats congédiés ou réformés.

 

Économies et murmures

Les mesures se multipliaient avec une hâte fébrile sans apporter une amélioration appréciable à la situation économique. Interdiction de fabriquer en France des monnaies Etrangères[66] ; engagement de ne plus faire subir aux monnaies des variations[67] ; abolition de la compagnie de Guinée et l’établissement de la liberté du commerce sur cette côte[68] ; dispensé de passeports pour le négoce des vaisseaux dans les lieux non interdits[69] ; prohibition des étoffes et des tissus de l’Inde[70] ; et par contre interdiction de faire commerce et naviguer dans la mer du Sud, sous peine de confiscation des vaisseaux et de mort des capitaines ou commandants des vaisseaux[71]. Quoiqu’on puisse faire « l’argent, écrit-on de Paris, est plus rare que jamais, tout le monde meurt de faim et on ne voit pas que l’on fasse beaucoup d’arrangement pour y remédier[72] ». On écrit d’Amiens : « Je ne puis vous exprimer la misère du peuple, riche ou pauvre, tout se plaint si fort que cela fait compassion. Il n’y a ni argent ni crédit, l’un se défie de l’autre, l’argent est aussi rare que les diamants[73]. » Et de Rochefort : « Il n’est pas possible de vous exprimer la misère des provinces[74]. » L’explication s’en trouve dans la situation générale sans doute, mais plus encore dans l’accaparement des espèces. La nuit de Noël, le feu ayant pris à l’hôtel d’Albret, on jeta le mobilier par les fenêtres et même des coffres remplis d’argent jusqu’à une somme de 800.000 livres[75]. Aussi le peuple « commence à réfléchir sur tout ce qui se passe », il « voit que l’on a bien diminué la dépense de l’État, mais nullement les charges, si odieuses et si petites qu’elles prissent être ». Il « fait encore réflexion à la belle lettre écrite aux intendants[76] et aux avis qu’on reçoit des provinces qu’ils sont aussi puissants que jamais et qu’ils exercent leur pouvoir absolu comme sous le règne précédent » ; en sorte qu’il est à craindre « que le Régent ne perde l’affection publique s’il continue à ne soulager le peuple en rien[77]. » Et dès la fin de 1716 il se répand dans Paris « un lardon de Hollande » au prix d’un écu pièce « où l'auteur fait voir que la France pendant tout le règne du feu Roi ne s’était jamais vue dans une situation si fâcheuse pour la rareté des espèces que depuis la mort de ce monarque[78] » et déjà on commence à murmurer : « Au milieu de nos misères, la Cour se divertit à merveille[79] », « les plaisirs se perpétuent et se multiplient[80] ».

La lettre aux intendants qui avait soulevé tant d’espoirs leur signalait un abus à réformer. « Je suis informé, leur disait le Régent, que la liaison qui est souvent entre les officiers des élections et les receveurs donne lieu à la multiplicité des frais, qu’ils  regardent comme des revenants bons de leurs charges ; je sais que plusieurs d’entre eux emploient leur autorité plutôt à protéger les riches qu’à soulager les pauvres, et que les frais que l’on fait toujours payer par préférence à la taille en empêchent ou en retardent le recouvrement... C’est à cet abus que je veux remédier... Je me propose, pour arrêter ces vexations, de faire supporter par les officiers des élections les frais qu’ils auront faits lorsqu’ils seront excessifs. »

 

Projet de la taille tarifée

Le Régent et le duc de Noailles songeaient à entreprendre une réforme plus importante. A la taille arbitrairement répartie par les collecteurs ils désiraient substituer une répartition fondée sur une estimation exacte des sources de revenus, en sorte que le taillable put les augmenter sans avoir à redouter une surtaxation ruineuse[81].

Il s’agissait donc de substituer un impôt réel à un impôt personnel, un impôt cédulaire sur les revenus à l’impôt global, et le problème à résoudre consistait à se procurer un état exact des facultés contributives, surtout des revenus tirés de la possession et de l’exploitation de la terre (le reste avait alors bien peu d’importance, et la taille était et devait rester un impôt essentiellement rural et foncier). A défaut d’une administration instruite des ressources réelles des taillables, la déclaration de ceux-ci devait faire foi et cependant il eut été par trop naïf de s’en rapporter à la sincérité des paysans qui considéraient non sans raison une description de leurs biens et facultés comme vexatoire. La surveillance des intendants ne pourrait rectifier qu’à grand peine des déclarations adroitement calculées en vue d’induire en erreur. Le projet de taille tarifée se heurtait ainsi à des obstacles qui en altéraient les mérites et en rendaient les avantages illusoires. Néanmoins les avantages du système étaient réels, pour peu qu’on pût les appliquer. Les journaliers devaient être taxée avec beaucoup de modération, en proportion du produit de deux cents journées au plus de travail par an-Si le total ainsi obtenu était supérieur ou inférieur à la taille de la paroisse, chaque cote était diminuée ou rehaussée au marc la livre, de manière à atteindre le chiffre requis[82].

 

Son échec

Un arrêt du 19 décembre 1716 enjoignit à tous les intendants l’application dans leur ressort de la taille proportionnelle. L’intendant de Guyenne objecta la rusticité et l’ignorance des populations qui imposeraient le recours aux praticiens de village qui « ne servent qu’à faire des malversations » et à exploiter les particuliers en sorte que le remède serait pis que le mal[83]. Son collègue du Languedoc soutint que « les peuples payant par habitude n’ont presque point de répugnance pour les anciennes impositions..., mais si c’est un nouvel impôt, quoique beaucoup plus léger, ils ne pourront le supporter[84] ». L'intendant d’Amiens estima que « quelque proportionnée que pût être « la taille, jamais le paysan, animal indocile, ne paierait s’il n’y était contraint[85] ». Nonobstant cette répugnance, la plupart des intendants s’employèrent à ce qu’on réclamait d’eux[86]. Dans la généralité de Paris, on obtint des résultats assez satisfaisants. A Lisieux, les collecteurs furent accueillis avec des feux de joie[87]. Evreux ne fut pas moins enthousiaste pour la taille proportionnelle, le Poitou menaça d’assommer les novateurs[88] et, d’une manière générale « la réforme ne fut pas heureuse, elle ne put ni pénétrer partout, ni se maintenir partout où elle avait pénétré[89]. » Un de ses plus chauds partisans, l’abbé de Saint-Pierre ne peut nier qu’elle donnait lieu à des inégalités et à des plaintes ; en outre, il était presque impossible de surmonter la répugnance du taillable a faire l’aveu de ses moyens réels. « L’énorme fardeau d’impositions dont il est accablé le rend, dit un document du temps, craintif, avare, soucieux et défiant. Lorsqu’on lui demande quelques éclaircissements, il craint de se découvrir et on parvient toujours très difficilement à tirer de lui les connaissances dont on a besoin[90]. »

 

Essai de dîme royale

Une autre tentative fut faite. De même qu’on avait mis sur pied, en la déformant, la théorie du duc de Bourgogne sur les conseils, de même on entreprit d’expliquer, en le retouchant, le projet de Vauban sur la dîme. Un personnage minuscule, Renau d’Eliçagaray, connu sous le nom de petit Renau, ami de Malebranche et de Vauban, ingénieur, soldat, marin, économiste fut choisi par le Régent pour une entreprise dont son opiniâtreté proverbiale faisait espérer le succès. Petit Renau succomba à la tâche, mourant de fatigue et de chagrin. « Sa mort, dit Fontenelle, fut celle d’un religieux de la Trappe » ; sa vie avait été celle d’un bon citoyen[91]. Armé d’un arrêt du Conseil[92] Renau tenta de faire exécuter dans l’élection de Niort la substitution de la dîme au dixième sur les produits de la terre à la taille, mais seulement dans les paroisses qui y consentiraient. Partisans et adversaires prirent feu et flamme, en somme la dîme réussit assez bien à Niort, fut étendue à toutes les paroisses de l’élection et subsista pendant cinq années, jusqu’en 1723, Les élections de Thouars et de Fontenay sollicitèrent l’extension de la réforme à leurs territoires. Au contraire, l’élection de la Rochelle lui fit une opposition très forte, Pont-l’Évêque ne se montra pas plus favorable. En somme, il y fallut renoncer. Renau était mort en 1719, la dîme végéta jusqu’en 1721 ; dans l’élection de Niort jusqu’en 1723, après quoi il n’en fut plus question. Elle était allée rejoindre les autres essais de réforme fiscale tentés sous la Régence, dont aucun ne résista à l’épreuve de la pratique.

 

 

 



[1] P. Clément, Lettres, Instructions et Mémoires de Colbert, in-8°, Paris, 1861, t. II, p. 17.

[2] E. Levasseur, Recherches historiques sur le système de Law, in-8°, Paris, 1854, p. 343-351 : Sur le contrôleur-général Desmarets.

[3] A. de Montyon, Particularités et observations sur les ministres des finances, in-8°, Paris, 1812, p. 93. Le célèbre mémoire adressé par Desmaretz au Régent pour justifier, année par année, son administration, a été souvent imprimé, et, en dernier lieu, d’après Arch. nationales, Papiers du Contrôle général, G7 1903, dans A. de Boislisle et P. de Brotonne, Correspondance des contrôleurs-généraux des finances avec les intendants des provinces, in-4°, Paris, 1897, III, p. 673-682, n° VIII.

[4] Isambert, Recueil des anciennes lois françaises, t. XXI, p. 67, n. 24 : Déclaration, du 7 décembre 1715.

[5] E. Levasseur, op. cit., p. 5, note 5, donne le total des sommes dépensées par anticipation et dues en 1715.

[6] E. Levasseur, op. cit., p. 11-12 ; M. Marion, Histoire financière de la France depuis 1715, in-8°, Paris, 1914, t. I, p. 63-64.

[7] Bibliothèque nationale, ms. franç. 7766.

[8] Archives nationales, K 886.

[9] F. Véron du Verger de Forbonnais, Recherches et considérations sur les finances de la France depuis l’année 1595, in-4°, Basle, 1767, t. II, p. 160 ; voir Véron-Duverger, Étude sur Forbonnais, 1722-1800, in-8°, Paris, 1900.

[10] Bibl. nat., supplém. franç. 2282, n° 22 : Le duc de Noailles à Mme de Maintenon, Paris, 21 septembre 1715.

[11] Ch. de Ferraro du Tot, Réflexions politiques sur les finances et le commerce, in-12, La Haye, 1738, réimprimé dans E. Daire, Economistes financiers du XVIIIe siècle, in-8°, Paris, 1843, t. I, p. 804.

[12] Bibl. nat., supplém. franç. 2232, n° 22 : Le duc de Noailles à Mme de Maintenon, Paris, 21 septembre 1715.

[13] Isambert, op. cit., t. XXI, p. 68.

[14] Montesquieu, Fragments inédits, publiés par le baron de Montesquieu, in-8°, Bordeaux, 1892, t. II, p. 289 ; A. Esslinger, Le conseil particulier des finances à l'époque de la Polysynodie, 1715-1718, in-8°, Paris, 1908.

[15] Isambert, op. cit., t. XXI, p. 100, n. 56 : Arrêt du 25 avril 1716.

[16] Buvat, Journal, t. I, p. 53-54 ; Dangeau, Journal, t. XVI, p. 207 ; M. de Guitaut à Mme de Balleroy, Paris, 18 octobre 1715, dans E. de Barthélémy, Les Correspondants, t. I, p. 51.

[17] Arch. nat., K 886.

[18] Bibl. nat., ms. franç., 7740, p. 206 ; M. Marion, Histoire financière de la France depuis 1715, t. I, p. 66, note 25.

[19] Isambert, op. cit., t. XXI, p. 48, n. 17 : Edit. d’octobre 1715.

[20] Bibl. nat., ms. franç., 7740, p. 206 ; Arch. nat., G7 1595 ; M. Marion, op. cit., t. I, p. 66, note 4.

[21] Isambert. op. cit., t. XXI, p. 43, n. 9 et note 1.

[22] Isambert, op. cit., t. XXI, p. 129, n. 117, Déclaration, du 30 janvier 1717.

[23] Bibl. nat., ms. franç. 14084 ; M. Marion, op. cit., t. I, p. 45, note 3.

[24] G. F. Le Trosne, De l’Administration provinciale et de la réforme de l’impôt, in-8°, Basic, 1788, p. 243.

[25] Bibl. nat. ms. Mortemar 17 : Conseil général de Régence, 1er octobre 1715 ; ms. supplém. franç. 152 : Arrêts du Conseil (28 septembre 1715).

[26] Isambert, Recueil, t. XXI, p. 48, n° 16 : Édit du 17 octobre 1715.

[27] Ibid., Forbonnais, Recherches, t. II, p. 375 suivantes. ; Lenglet-Dufresnoy, Mémoires de la régence du duc d'Orléans, in-12, La Haye, 1737, t. I, p. 27.

[28] Saint-Simon, Mémoires, in-12, Paris, 1840, t. XII, p. 290 suivantes, 316, 319, 321-322 ; C. F. X. Millot, Mémoires politiques (de Noailles), t. III, p. 129.

[29] Bibl. nat. ms, franc. 7765, 7766, 7767.

[30] Bibl. nat., ms. franç. 7740, p. 206 ; voir M. Marion, op. cit., t. I, p. 66, note.

[31] Marion, op. cit., t. I, p. 67-68.

[32] Arch. nat., G7 1130 : M. Laugeois, intendant de Montauban, au duc de Noailles, 9 décembre 1716.

[33] Arch. nat., G7 503 : Mémoire de Brideron, inspecteur des finances de la généralité de Rouen, 1716.

[34] M. d’Ongnyes, grand bailli de l’Ile-de-France au contrôleur-général, 28 octobre, 27 novembre et 18 décembre 1709, dans A. de Boislisle et P. de Brotonne, Correspondance, t. III, p. 235, n. 608.

[35] A.-M. de Boislisle, Correspondance des Contrôleurs généraux des Finances, t. I, p. 278.

[36] Art. nat., G7 1130 : Mémoire sur la généralité de Rouen, 1717.

[37] Art. nat., G7 1127 : M. de Banville, intendant du Languedoc, au duc de Noailles, 26 décembre 1715.

[38] M. Marion, Histoire financière de la France depuis 1715, t. I, p. 9-10.

[39] Bibl. nat., ms. franç. 6798.

[40] Arch. départem. de la Gironde, C. 3145 : M. Lamoignon de Courson, intendant de Guyenne, au duc de Noailles, 29 août 1716. Sur Courson et son administration, voir Duclos, Mémoires secrets, in-8°, Paris, 1791, t. I, p. 330-334 ; Ph. de Bosredon, Un épisode de l’histoire de Périgueux sous la Régence, dans Bulletin de la Société historique et archéologique de Périgord, 1889, t. XVI, p. 134, 211.

[41] Bibl. nat., ms. franç. 7774, fol. 348 ; voir Revue des Questions historiques, t. XXV, p. 156.

[42] Turgot, Lettre au contrôleur général Terray, dans Œuvres, t. II, p. 112.

[43] En 1789, il subsistait seize cents péages, au dire de Cormeré, Mémoire général sur les finances et le crédit, 1789.

[44] Isambert, Recueil, t. XXI, p. 47» n° 14 : Déclaration du 12 octobre 1715 ; Forbonnais, Recherches, t. II, p. 380 suivantes. ; [Pâris-Duverney], Examen du livre intitulé : Réflexions politiques sur les finances, in-12, La Haye, 1740.

[45] Isambert, Recueil, t. XXI, p. 67, n. 24.

[46] Isambert, Recueil des anciennes lois françaises, t. XXI, p. 67, p. 24, Déclaration du 7 décembre 1715.

[47] Bibliothèque de la Chambre de commerce de Bordeaux : Anonyme, Abrégé historique des papiers royaux depuis 1701 ; ce travail date de 1725.

[48] Ch. de Ferrare du Tot, Réflexions politiques sur les finances et le commerce, in-12, La Haye, 1738, t. II, p. 28, suivantes, 61 suivantes, 66 suivantes. ; F. Véron du Verger de Forbonnais, Recherches et considérations sur les finances de la France, 1757, t. II, p. 248, 293.

[49] F. Véron du Verger de Forbonnais, op. cit., t. II, p. 248 ; A. Jobez, La France sous Louis XV, (1715-1774), in-8°, Paris, 1864.

[50] Bibl. nat. ms. franç. 7759 (Mémoire du 15 février 1716).

[51] Isambert, Recueil, t. XXI, p. 71, 73 : arrêt du 17 décembre et édit du 15 décembre 1716 ; F. Véron du Verger de Forbonnais, op. cit., t. II, p. 386 suivantes., Ch. de Ferrare du Tôt, op. cit., t. I, p. 110 ; C. F. X. Millot, Mémoires sur le duc de Noailles, 1777, t. III, p. 132.

[52] Dangeau, Journal, t. XVI, p. 261, 268 ; 12 et 22 décembre 1715.

[53] Dangeau, Journal, t. XVI, p. 268 ; 23 décembre 1715 ; Buvat, Journal, t. I, p. 113.

[54] Isambert, Recueil des anciennes lois françaises, t. XXI, p. 126, n° 106.

[55] Buvat, Journal, t. I, p. 104-105 ; arrêt du Conseil d’Etat du 4 novembre 1715.

[56] Buvat, Journal, t. I, p. 94, 13 septembre 1715.

[57] Buvat, Journal, t. I, p. 95.

[58] Buvat, Journal, t. I, p. 105.

[59] Gazette de la Régence, p. 47 ; 3 janvier 1716.

[60] Gazette de la Régence, p. 49 ; 6 janvier 1716.

[61] P. Narbonne, Journal des règnes de Louis XIV et Louis XV, 1866, p. 48.

[62] Isambert, Recueil, t. XXI, p. 120, n° 78 ; édit de juin 1716 ; Marion, op. cit., t. I, p. 78.

[63] Bibl. nat., ms. franç. 14083, p. 85.

[64] M. Marion, op. cit., t. I, p. 79.

[65] Isambert, Recueil, t. XXI, p. 66, n. 21 ; Déclaration du 30 novembre 1715.

[66] Isambert, Recueil, t. XXI, p. 66, n. 21 : Déclaration du 5 octobre 1715.

[67] Arrêt du Conseil du 12 octobre 1715, voir Isambert, Recueil, t. XXI, p. 74.

[68] Isambert, Recueil, t. XXI, p. 78, n. 38 : lettres patentes, janvier 1716 ; Lémontey, op. cit., t, I, p. 50.

[69] Isambert, Recueil, t. XXI, p. 79, n. 46 : édit, février 1716.

[70] Arrêt du Conseil du 20 janvier et 22 février 1716 ; Buvat, Journal, t. I, p. 120 ; Marais, Journal, t. II, p. 368-369.

[71] Isambert, Recueil, t. XXI, p. 78, n. 37. Déclaration du 29 janvier 1716.

[72] M. Caumartin de Saint-Ange à Mme de Balleroy, Paris, 9 novembre 1715, dans E. de Barthélémy, Les Correspondants, t. I, p. 64 ; lettre du 16, ibid., p. 67.

[73] Gazette de la Régence, p. 25, 25 novembre 1715.

[74] Gazette, p. 56, 9 décembre.

[75] Gazette, p. 50, 6 janvier 1716.

[76] Lettre du Récent aux intendants, du 4 octobre 1715.

[77] Gazette, p. 53, 10 janvier 1716.

[78] Buvat, Journal, t. I, p. 187, 5 novembre 1716.

[79] Gazette, p. 105, 21 août 1716.

[80] Gazette, p. 112, 11 septembre 1716.

[81] S. Siegler-Pascal, Un contemporain égaré au XVIIIe siècle. Les projets de l’abbé de Saint-Pierre, 1658-1743, Paris 1900, p. 230-236 ; J. Drouet, L'abbé le Saint-Pierre, l'Homme et l'Œuvre, 1712, p. 184-205 ; Projet de taille tarifée pour faire cesser les maux que causent en France les disproportions ruineuses dans la répartition de la taille arbitraire, in-4°, Paris, 1723 ; Projet de taille tarifée. Eclaircissements aux difficultés, in-4°, Paris, 1723, t. II ; C. Paultre, La taille tarifée de l'abbé de Saint-Pierre et l'administration de la taille, in-8°, Paris, 1903.

[82] M. Marion, L’impôt sur le revenu au dix-huitième siècle, principalement en Guyenne, in-8°, Paris, 1901 ; M. Marion, Les Impôts directs sous l’Ancien principalement au XVIIIe siècle, in-8°, Paris 1910 ; Histoire financière de la France depuis 1715, in-8°, Paris 1914, t. I, p. 83.

[83] Arch. nationales, G7 1130, Mémoire de M. Lamoignon de Courson, 30 mars 1717.

[84] Arch. nat., H. 9441, Mémoire de M. Lamoignon de Basville, 30 novembre et décembre 1716.

[85] Arch. nat., H. 673 : M. de Bernage à l'abbé de Saint-Pierre, juin 1717.

[86] Arch. nat. G7 1130 : Le duc de Noailles aux intendants, 3 novembre 1716.

[87] Forbonnais, Recherches et considérations sur les finances, t. II, p. 477.

[88] Lémontey, Histoire de la Régence, t. I, p. 55, Villars, Mémoires, t. IV, p. 95, dit de Renau envoyé en Poitou, il manda des merveilles de ces opérations et fut près d'être assommé. M. d'Argenson à Mme de Balleroy, 31 janvier 1718, dans Les Correspondances de Mme de Balleroy, t. I, p. 253.

[89] M. Marion, Histoire financière, t. I, p. 85.

[90] Arch. départ. de la Somme, C. IIII : Mémoire de l’élection de Doullens.

[91] Fontenelle, Eloge de B. Renau, dans Histoire de l'Académie des Sciences, année 1710 ; Weiss, Renau, dans Biographie universelle, t. XXXV, p. 404-405 ; Villars, Mémoires, 1891, t. IV, p. 95 ; Dangeau, Journal, t. XVI, p. 358 ; 8 avril 1716 ; t. XVII, p. 240 ; 29 février 1718 ; Saint-Simon, Additions au Journal de Dangeau, t. XVIII, p. 132 ; 30 octobre 1719.

[92] Cet arrêt du Conseil est daté du 31 janvier 1718 ; ce qui déborde un peu les limites chronologiques de ce chapitre auquel l’essai de dîme royale se rattache par son intention.