HISTOIRE DE LA RÉGENCE PENDANT LA MINORITÉ DE LOUIS XV

TOME PREMIER

 

CHAPITRE II. — La dernière maladie du Roi (10 août - 24 août 1715).

 

 

Du dernier spectacle que donna le Roi. — Affaiblissement de la santé du Roi. Le 9 août. — La journée du 10. — Retour à Versailles. —La journée du 11 — Journée du lundi 12. — La nuit du 12 au 13. — Journée du mardi 13 — Journée du mercredi 14. — Mécanique de l’appartement du Roi pendant sa dernière maladie. — Intrigues et projet du duc d’Orléans. — Journée du jeudi 15. — Journée du vendredi 16. — Journée du samedi 17. — Journée du dimanche 18. — Journée du lundi 19. — La gangrène devient visible. — Journée du mardi 20. — Journée du mercredi 21. — Journée du jeudi 22. — Rivalité du duc d’Orléans et du duc du Maine. — Entretien du Roi avec le maréchal de Villars. — Journée du vendredi 23. — Lettre du Roi à son arrière petit-fils. — Après-dînée et soirée. — Intrigues du duc d’Orléans et de son entourage. — L’affaire du bonnet. — Achats de consciences. — Journée du samedi 24. — Le Roi apprend qu’il a la gangrène et se confesse.

 

Du dernier spectacle que donna le Roi

Pendant les vingt-trois jours de sa maladie, Louis XIV donna un des plus nobles spectacles qu’aient admiré les hommes. « Le demi-dieu, qui jadis, au milieu des adulations unanimes, trônait sur un Olympe, s’était évanoui ; il était resté un vieillard auguste, un aïeul se confessant devant un enfant des glorieuses erreurs de sa vie, un chrétien déjà détaché de la terre et se recueillant longuement avant d’aller rendre compte au souverain juge de ses résolutions, qui si souvent avaient pesé sur les destinées du monde. Ce malade de soixante-dix-sept ans rongé par la gangrène montra un héroïsme plus rare que le courage du champ de bataille : pendant trois semaines, il envisagea la mort en face, mettant ordre aux moindres affaires avec un calme incomparable, adressant ses adieux aux plus humbles de ses serviteurs, prenant congé affectueusement de tous ceux qui avaient été les amis de sa jeunesse, prolongeant sa volonté au delà même de cette vie sans se faire d’illusion sur le respect qu’on aurait pour ses derniers ordres, réglant avec une sérénité sans égale les préparatifs de ce grand voyage, où il n’avait plus à dresser de liste d’invitations comme pour Marly et pour Fontainebleau. Pas un regret chez cet homme qui avait tout possédé et qui allait tout perdre, pas une minute de trouble, pas une de ces paroles où se trahit la faiblesse du mourant qui se cramponne à l’existence prête à lui échapper, pas une de ces phrases non plus où l’on sent l’orgueil humain qui se raidit et veut en imposer encore à cette Humanité qu’il va quitter. Louis XIV, on peut le dire, est entré dans l’Éternité de ce pas majestueux et tranquille dont il traversait la galerie des Glaces devant tous les fronts inclinés[1]. »

 

Affaiblissement de la santé du Roi

Depuis près d’un an la santé du Roi tombait ; ses valets intérieurs s’en aperçurent d’abord et en remarquèrent tous les progrès, sans que pas un osât en ouvrir la bouche. Fagon, son médecin, fort tombé de corps et d’esprit, était le seul qui ne s’aperçut de rien. Mareschal, premier chirurgien, lui en parla plusieurs fois et fut toujours durement repoussé ; pressé enfin par son devoir et son attachement, il se hasarda d’aller un matin trouver Mme de Maintenon, vers la Pentecôte[2], et de lui dire ce qu’il voyait et combien Fagon se trompait grossièrement ; il l’assura que le Roi, a qui il avait tâté le pouls souvent, avait depuis assez longtemps une petite fièvre, lente et interne ; que son tempérament était si bon, qu’avec des remèdes et de l’attention tout était encore plein de ressources ; mais que si on laissait gagner le mal il n’y en aurait plus. Mme de Maintenon se fâcha, et tout ce qu’il remporta de son zèle, fut de la colère, et qu’il n’y avait que les ennemis personnels de Fagon qui trouvassent ce qu’il disait là de la santé du Roi, sur laquelle la capacité, l’application et l’expérience ne se pouvaient tromper... Mareschal outré n’eut plus de mesures à prendre.

 

Son régime

Fagon ne voulait ni raison ni réplique, de conduire la santé du Roi comme il avait fait dans un âge moins avancé et le tua[3]. C’était miracle déjà d’avoir résisté à un régime exténuant soutenu pendant une longue suite d’années. De 1647 à 1715, en comptant en moyenne deux par mois, Louis XIV prit quinze cents à deux mille médecines purgatives, reçut plusieurs centaines de clystères, usa plusieurs livres de quina, expérimenta  tous les cordiaux, toutes les tablettes, tous les bouillons, tous les juleps, toutes les emplâtres, tous les spécifiques ridicules, inoffensifs ou malfaisants. La goutte dont il avait eu de longues attaques, avait engagé Fagon à emmailloter pour ainsi dire le Roi tous les soirs dans un tas d’oreillers de plume, qui le faisaient tellement suer toutes les nuits, qu’il le fallait frotter et changer les matins avant que le grand chambellan entrât. Il ne buvait depuis longues années que du vin de Bourgogne, si vieux qu’il était entièrement usé, avec la moitié d’eau, et jamais d’autre vin, ni d’aucune sorte de liqueur quelconque, ni thé, ni café, ni chocolat jamais. En se levant seulement deux tasses de sauge et de véronique ; souvent entre ses repas des verres d’eau, avec un peu d’eau de fleurs d’orange, qui tenaient plus de chopine, et toujours à la glace... ; beaucoup de fruits à la glace, et surtout des figues pourries d’être mûres, à l’entrée de son repas[4].

Dès le printemps, l’affaiblissement du Roi devint manifeste Le 9 août pour quiconque n’avait pas l’esprit prévenu. Vers la fin du mois de juillet Mareschal dit à l’oreille de l’abbé Dubois : « Le Roi est perdu[5] » ; en effet, tout à la fin du séjour à Marly, il parut si affaibli, quoiqu’il n’eût encore rien changé à ses journées, que la cabale des légitimés commença à prendre des mesures[6]. Le retour à Versailles était fixé au 10 août. Le 9, le Roi travailla le matin et courut le cerf l’après-dinée, menant toujours sa calèche, mais il en éprouva un peu de fatigue. Le soir, il y eut grande musique chez Mme de Maintenon[7]. Le lendemain 10, le Roi, à son réveil, dit à Mareschal « qu’il se sentait la tête extrêmement embarrassée et qu’il croyait qu’une saignée pourrait le soulager[8]. » Fagon s’y opposa, mais après-dîner il envoya le sieur Anthoine, garçon de la chambre, à l'apothicaire dire que l’on apportât du Carabé dont le Roi n’eut pas plutôt pris une dose qu’il en ressentit du soulagement et peu après se trouva en état de sortir pour prendre l’air et voir poser des statues de marbre blanc qu’il avait fait apporter depuis peu de Rome pour l’ornement de ses jardins. Il monta dans sa chaise roulante suivi du  duc d’Antin, pour voir en passant la disposition et l’effet de ces figures[9]. Cet exercice l’occupa jusqu’à six heures du soir qu’il partit pour Versailles.

 

Retour à Versailles

En arrivant il entra chez Mme de Maintenon, dont l’appartement était de plain-pied avec le sien, pour s’y reposer et éviter la foule des courtisans. Le chancelier y vint travailler[10]. A dix heures, le Roi se rendit dans son appartement où il avait fait servir le souper à son grand couvert ; il mangea en public avec les princes et princesses du sang, à son ordinaire, mais comme son indisposition lui avait causé du dégoût, il mangea peu et le souper fut très court. Il s’y trouva cependant une foule de personnes de toute qualité que le zèle, la politique ou la curiosité y avaient attirées sur le bruit qui s’était répandu de l’accident qui était arrivé à Marly. Après souper, le Roi entra dans son cabinet pour s’y entretenir avec les princesses ; il y demeura jusqu’à onze heures et rentra dans sa chambre pour faire ses prières[11], mais il était si abattu et si faible qu’il eut peine à aller de son cabinet à son prie-Dieu[12] et il parut fort mal à tout le monde[13].

 

La journée du 11

La nuit du samedi au dimanche fut pénible. Le Roi la passa dans l’insomnie et avec une ardeur dévorante qui l’obligea toute la nuit à boire. Il se leva néanmoins en public sur les huit heures et demie à son ordinaire et fut entendre la messe dans la tribune de la chapelle. Ensuite le Roi tint le conseil des finances qui se prolongea jusqu’à une heure après-midi et dîna au petit couvert, il mangea peu. Fagon lui dit : « Votre Majesté, Sire, m’a paru dégoûtée. » — « Je suis d’un grand dégoût, répondit le Roi, je crois que c’est la mauvaise nuit que j’ai passée qui me le cause. » Tout ce jour-là, le Roi se sentit faible, et, ne se trouvant pas en état de sortir, ordonna à Blouin, premier valet de chambre et gouverneur de Versailles, de contremander les équipages de chasse, son indisposition ne lui permettant pas d’aller à cheval[14]. Après une promenade à Trianon, il rentra pour ne plus sortir de sa vie[15]. Le temps destiné à la chasse fut consacré à tenir conseil avec M. Pelletier, ministre, pour les fortifications. Le conseil dura jusqu’à quatre heures, que le Roi en tint un second chez Mme de Maintenon avec le chancelier[16]. Ensuite il donna audience au procureur général avec lequel il eut une forte prise, jusqu’à sortir de son naturel et en venir aux menaces de lui ôter sa charge ; ce disant il lui tourna le dos[17]. Le conseil se prolongea jusqu’à dix heures[18].

Alors le Roi vint souper en public à son grand couvert ; il avait le visage pâle et abattu et on savait qu’il prendrait médecine le lendemain, néanmoins la Cour commença à redouter que cette indisposition eut des suites. Après souper, Louis XIV passa dans son cabinet et prolongea l’entretien jusqu’à onze heures et demi[19].

 

Journée du lundi 12

La nuit du 11 au 12 fut plus calme que la précédente. Le Roi reposa assez bien et fut purgé le matin à demi-dose ce qui procura un soulagement considérable. On célébra la messe dans la chambre ; le Roi l’entendit dans son lit où il dîna. Se sentant mieux, il ordonna au Premier gentilhomme de service, duc de Tresmes, de faire entrer toutes les personnes de qualité qui se présenteraient, disant que cela lui ferait plaisir. Bon nombre se présentèrent. Le dîner fut long, le Roi s’attardant à entretenir le duc d’Antin de bâtiments et de jardins[20]. Il se plaignait d’une douleur à la jambe gauche et à la cuisse qui le tourmentait assez[21] ; Fagon expliqua tout par un accès de sciatique dont la médecine aurait raison, sa tranquillité ne fut pas partagée. Le péril devenait certain, c’était l’opinion générale. Les courtisans comme le maréchal de Villeroy, le duc d’Antin, qui éprouvaient pour le Roi une sincère et ancienne affection, frémissaient de  l’indifférence de Fagon. « Il s’affaiblit, tout le monde s’en aperçoit, murmure d’Antin, M. Fagon est le seul qui n’en veut point convenir et attribue à des prétextes imaginaires les maux véritables. Il [a] gagné l’esprit de Mme de Maintenon. Personne n’ose parler et tout le monde devient complice. Ceux qui, poussés par leur affection osent entamer le discours sont traités de fanatiques et de sujets mal intentionnés[22]. » Villeroy s’enhardit jusqu’à écrire à Mme de Maintenon : « Vous êtes auprès du Roi, Madame, vous le voyez et vous savez tout ; je n’ai rien à vous apprendre ni à vous représenter qu’une chose : voulez-vous que l’opinion seule de M. Fagon décide de la vie du Roi ? Le dernier bourgeois, quand sa famille le croit en danger, assembla ce qu’il y a de plus habiles médecins pour faire une consultation : le Roi sera-t-il le seul dans son royaume privé d’un tel secours ? M. Fagon peut-il vouloir décider seul d’une chose si importante ? En vérité, Madame, cela fait trembler ? Tout le monde pense comme moi et n’ose le dire[23]. »

Sur les quatre heures, le Roi se trouvant soulagé par l’effet de la médecine se leva et travailla seul avec M. de Pontchartrain jusqu’à six heures qu’il passa dans l’appartement de Mme de Maintenon, où il demeura jusqu’à dix heures, il y eut petite musique. Il alla souper à son grand couvert avec les princes dans son appartement ; il demeura peu de temps à table, mangea à peine et, en se levant, dit à M. de Livry, premier maître d’hôtel, et à Fagon : « Je n’ai rien trouvé de bon en tout ce qu’on m’a servi, il faut que j’aie un grand dégoût. » Il ne laissa pas de passer dans le cabinet avec les princes et de s’entretenir avec eux suivant sa coutume de ne se coucher qu’à minuit. Alors il rentra dans sa chambre pour se coucher et, au témoignage de Dangeau, parut, en se déshabillant, un homme mort. Jamais dépérissement d’un corps vigoureux n’est venu avec une précipitation semblable ; il semblait, à voir son corps nu, qu’on en avait fait fondre les chairs[24].

 

La nuit du 12 au 13

La nuit suivante fut pénible. Le malade sentait ses entrailles dévorées par une ardeur qu’aucun calmant ne put apaiser quoique à chaque moment il appelât Champcenetz, premier valet de chambre, Binet et Bazire pour lui donner à boire[25], absorbant ainsi jusqu’à vingt verres d’eau pendant la nuit[26], sans pouvoir se désaltérer. Enfin, étant un peu assoupi sur le matin il dit, en s’éveillant, qu’il avait beaucoup souffert[27].

 

Journée du mardi 13

Avant le lever, Blouin, premier valet de chambre fort considéré du Roi, dit assez haut que tout le monde avait bien peur que cette maladie ne devint très sérieuse et qu’il serait bien à propos de provoquer une consultation. Fagon reçut assez mal cette ouverture, mais, réflexion faite, il s’y rendit et convoqua pour le lendemain quatre des plus habiles médecins de Paris. Cependant le Roi se leva à huit heures et demie à l’ordinaire, prit de l’eau de sauge, entendit la messe où il se fit rouler dans sa chaise. L’assistance témoignait de l’inquiétude qui s’était répandue d’après ce qu’on savait de la nuit précédente. En revenant de la messe, le Roi donna audience de congé dans la chambre du trône à l’ambassadeur de Perse. Louis XIV se tint debout durant l’audience qui fut assez longue et s’en trouva fatigué ; il résista cependant à l’envie de se coucher et fit appeler Voysin et Desmaretz avec lesquels il tint le conseil de finances qui dura une heure. Après que Voysin se fut retiré, le Roi garda Desmaretz jusqu’à l’heure de son dîner[28].

Le Roi se mit à table, à son petit couvert, avec un meilleur visage, mangea avec appétit et dit qu’il avait trouvé bon tout ce qu’on lui avait servi. En sortant de table il y eut grosse Cour : les princes du sang, les légitimés, les quatre premiers gentilshommes de la chambre, d’Antin, Villeroy, beaucoup d’autres et les ministres. Chacun s’empressait de faire sa Cour au Roi qui y répondait et l’espoir renaissait déjà. Après dîner, il y eut un travail avec le chancelier, ensuite le Roi se fit porter chez Mme de Maintenon où il y eut petite musique. C’est au moment de s’y rendre qu’il se sentit attaqué d’une si vive douleur à la jambe gauche qu’il n’osait marcher ; en peu d’heures le mal augmenta  tellement qu’on envoya quérir Mareschal. Celui-ci, en présence de Fagon, visita attentivement la jambe ; ils n’aperçurent qu’une petite rougeur au-dessous de la jarretière, sur laquelle Mareschal fit des frictions avec des linges chauds qui donnèrent un léger apaisement[29].

Vers dix heures le Roi repassa dans son appartement pour souper ; il ne mangea presque point et but plusieurs grands coups d’eau rougie, ce qui fut applaudi de ses médecins entêtés à lui faire boire beaucoup d’eau. Le Roi, de retour dans son cabinet, fut attaqué une seconde fois de la même douleur et si vivement qu’il fut obligé de rompre la conversation pour venir se coucher sans délai. Il fut alors décidé que Fagon et Champcenetz coucheraient dans la chambre du Roi, tandis que Boudin, médecin ordinaire, Mareschal premier chirurgien, Biot apothicaire, Anthoine et Bazire, garçons de la chambre coucheraient dans le grand cabinet du Conseil[30].

 

Journée du mercredi 14

La nuit fut mauvaise, le redoublement de douleur ne laissait aucun repos au malade que pendant l’instant des frictions, remède aussi bénin qu’inefficace, mais on n’osait en tenter d’autres. Dans cette perplexité arrivèrent les médecins mandés de Paris parmi lesquels se trouvaient Helvétius et Falconnet. Ils saluèrent le Roi, lui touchèrent le pouls, lui trouvèrent de la fièvre qui se manifestait assez par la rougeur de son visage. Le Roi leur dit d’un ton ferme : « Eh bien, messieurs, comment me trouvez-vous ? Qu’allez-vous me faire ? Je sens bien du mal partout le corps et particulièrement à la jambe. » Ils répondirent : « Sire, nous allons passer tous ensemble dans le cabinet pour consulter sur les moyens de soulager votre Majesté, et d’apaiser les douleurs qu’elle ressent. » On ne vit jamais mieux le peu de ressource qu’il y a dans la médecine, écrit le garçon de la chambre Anthoine : après de longs discours on conclut que le Roi prendrait le lait d’ânesse et, peu d’heures après, une seconde consultation fit suspendre la résolution de la première sur ce que le mal augmenta.

Le matin, Louis XIV ne prit qu’un bouillon, entendit la messe dans son lit, tint le conseil d’État. L’heure du dîner étant venue, il se leva et fut servi en gras mais toucha à peine à une panade, ainsi le dîner fut fort court et il s’y trouva peu de monde. Sur la fin arriva Mme de Maintenon, inquiète, quoiqu’à toute heure  elle envoyât s’informer de son état ; elle l’entretint quelque temps, mais le Roi était triste et abattu et, ne parvenant plus à cacher sa douleur, elle se retira toute en pleurs.

Après dîner, le Roi se fit rouler dans son cabinet ; déjà il ne pouvait plus se soutenir sur sa jambe, ni trouver une situation commode ou un adoucissement à ses souffrances. On gagna ainsi l’heure du souper qui se composa d’un peu de panade et de gelée, toute autre nourriture causant du dégoût. Le Roi contremanda le voyage à Fontainebleau, fixé au 28, afin que personne ne fît de préparatifs coûteux et inutiles[31].

 

Mécanique de l'appartement du Roi pendant sa dernière maladie

Depuis que le Roi ne sortait plus, toute la Cour se tenait tout le jour dans la galerie[32]. Personne ne s’arrêtait dans l'antichambre la plus proche de sa chambre[33], que les valets familiers et la pharmacie qui y faisaient chauffer ce qui était nécessaire ; on y passait seulement, et vite, d’une porte à l’autre. Les « entrées » passaient dans les cabinets par la porte de glace qui y donnait de la galerie qui était toujours fermée, et qui ne s’ouvrait que lorsqu’on y grattait, et se refermait à l’instant. Les ministres et les secrétaires d’État y entraient aussi, et tous se tenaient dans le cabinet qui joignait la galerie. Les princes du sang, ni les princesses filles du Roi n’entraient pas plus avant, à moins que le chancelier ne les demandât, ce qui n’arrivait guère. Le maréchal de Villeroy, le chancelier, les deux bâtards, le duc d’Orléans, le P. Le Tellier, le curé de la paroisse, quand Mareschal, Fagon et les premiers valets de chambre n’étaient pas dans la chambre se tenaient dans le cabinet du Conseil qui est entre la chambre du Roi et cet autre cabinet où étaient les princes et princesses du sang, les « entrées » et les ministres.

Le duc de Tresmes, premier gentilhomme de la chambre en année, se tenait sur la porte, entre les deux cabinets, qui demeurait ouverte, et n’entrait dans la chambre du Roi que pour les moments de son service absolument nécessaire. Dans tout le jour personne n’entrait dans la chambre du Roi que par le cabinet du Conseil, excepté ces valets intérieurs ou de la pharmacie qui demeuraient dans la première antichambre. Mme de Maintenon et les dames familières, et pour le dîner et le souper, le service et les courtisans qu'on y laissait entrer. Le duc d’Orléans n’entrait dans la chambre qu'une fois ou deux le jour au plus, un instant, lorsque le duc de Tresmes y entrait, et se présentait un autre instant une fois le jour sur la porte du cabinet du Conseil dans la chambre, d’où le Roi le pouvait voir de son lit. Il demandait quelquefois le chancelier, le maréchal de Villeroy, le P. Le Tellier, rarement quelque ministre, le duc du Maine souvent, peu le comte de Toulouse, point d’autres, ni même les cardinaux de Rohan et de Bissy, qui étaient souvent dans le cabinet où se tenaient les « entrées ». Quelquefois, lorsqu’il était seul avec Mme de Maintenon, il faisait appeler le maréchal de Villeroy ou le chancelier, ou tous les deux, et fort souvent le duc du Maine. Madame ni Mme la duchesse de Berry n’allaient point dans ces cabinets et ne virent presque jamais le Roi dans cette maladie.

Dans l’après-dinée du 14, l’excès de souffrance empêcha la visite chez Mme de Maintenon, cependant le Roi voulut se faire voir pendant le souper et ordonna au Premier gentilhomme d’y laisser entrer tous ceux qui le souhaiteraient ; cet ordre donna un instant de joie que la vue du malade très abattu et changé tourna en vive inquiétude. Le souper fut avancé d’une heure et ne fut qu’une pure cérémonie. Après quelques moments passés avec les princes et princesses dans son cabinet, les souffrances reparurent et le Roi se coucha peu après dix heures[34].

 

Intrigues et projets du duc d’Orléans

La vie du Roi était menacée et les courtisans agissaient en conséquence. Le duc de Noailles, qui ne rencontrait le duc d’Orléans qu’en secret, redoublait peu à peu ses visites, et tous deux jouaient leur ami Saint-Simon qui débordait de conseils et de projets et se croyait à la veille de devenir un personnage. Le président de Maisons s’était donné corps et âme à cette cabale et poussait l’extravagance jusqu’à suggérer d’avoir à l’instant de la mort du Roi des troupes sûres et des officiers sages, avisés et affidés tout prêts, avec eux des maçons et des serruriers, [pour] marcher au palais, enfoncer les portes et la niche [et] enlever le testament[35]. Noailles entretenait Saint-Simon d’un projet de démolition de Versailles[36] et pendant qu’on détournait son attention sur ces billevesées, lord Stair s’abouchait avec le duc d’Orléans avec lequel il prolongeait l’entretien. Le prince parla de la santé du Roi et des espérances personnelles qu’il en pouvait concevoir, se plaignit de Torcy et avoua que le Prétendant après une tentative malheureuse renonçait pour le moment à son entreprise. Stair l’assura de nouveau que le roi Georges était fermement résolu à soutenir ses intérêts sans exiger de lui autre chose que la démolition du canal et l’abandon du projet de port de Mardyck. Le duc s’engagea sur l’honneur à étudier la question dès qu’il serait en position d’exécuter ce qu’on attendait de lui[37]. Au même moment, le duc laissait Mme de Tencin suggérer à lord Bolingbroke un projet de mariage entre Jacques III et une des princesses d’Orléans[38] ; en même temps il méditait la pensée d’une convocation des Etats-Généraux[39].

 

Journée du jeudi 15

D’un jour à l’autre, les chances de la maladie permettaient ou refusaient tout espoir. Le 15 août, fête de l’Assomption on eut espérance de guérison. La nuit avait été pénible jusqu’à trois heures du matin où le, sommeil survint et le Roi s’éveilla, reposé, à dix heures. Sa faiblesse était grande et lui fît remettre au dimanche suivant la sainte communion, il se leva néanmoins, prit un bouillon et se fit porter dans la tribune de la chapelle où il entendit la messe. On ne croyait pas dans Versailles qu’il fût en état de paraître en public, aussi sa vue causa une grande surprise et, de toutes parts, éclatèrent les acclamations : « Vive le Roi ! Que Dieu nous le conserve ! »

Au retour de la messe, le Roi, qui était bien aise de se faire voir, passa par la Galerie, qui était remplie d’une si grande foule qu’il eut peine à trouver son passage ; rentré chez lui, il reçut le chancelier, les ministres Desmaretz et Pontchartrain, dîna à son petit couvert, mangea peu, but beaucoup. Ensuite il s’enferma seul avec son confesseur pour arrêter la feuille des bénéfices vacants ; nonobstant les instances du P. Le Tellier, le Roi ne fit aucune nomination et, lassé de l’importunité du jésuite, lui dit : « Mon Père, je me trouve déjà assez accablé de tant de nominations de bénéfices que j’ai faites pendant mon règne, je crains bien d’avoir été trompé au choix des sujets que l’on m’a indiqués, dont il me faudra peut-être bientôt rendre compte au jugement de Dieu ; pourquoi voulez-vous encore me charger de cette nomination ? Nous pouvons attendre quelques jours pour choisir à loisir de bons sujets, si Dieu me fait la grâce de revenir de cette maladie[40]. »

Dans l’après-dînée, le Roi se fit porter de nouveau à la tribune de la chapelle pour ouïr les vêpres en musique, ensuite chez Mme de Maintenon où il y eut petite musique. Il en revint à neuf heures, soupa, reçut sa famille dans le cabinet et se coucha à dix heures.

 

Journée du vendredi 16

La nuit du 16 au 17 la douleur de la jambe se calma, néanmoins l’inquiétude et la soif le tinrent éveillé jusqu’à trois heures, il dormit alors jusqu’à six heures et dit en s’éveillant qu’il avait eu une sueur extraordinaire. Mareschal et Champcenetz, aidés par les garçons de la chambre, eurent bien de la peine à tirer le Roi de son lit et le mettre dans son fauteuil pour l’essuyer et changer de linge, parce que le moindre mouvement augmentait ses souffrances. La sueur avait été si ample que les matelas en avaient été traversés.

Le grand lever se fit à onze heures, le Roi restant au lit y entendit la messe, tint le conseil d’État qui se prolongea jusqu’au dîner, à une heure. Aussitôt après, on le leva avec plus de peine encore que le matin parce que la souffrance avait gagné tout le corps. Il fallut, pour en venir à bout, le soulever par les bras, les jambes et la tête pour le déposer sur son fauteuil. Pendant cette manœuvre, le duc d’Orléans, le prince de Conti, le duc du Maine et le comte de Toulouse étaient arrivés. Le Roi les ayant aperçu leur dit : « Vous avez vu, messieurs, les belles cérémonies qu’il a fallu pour me lever. Je suis bien à plaindre, mais il faut bien le vouloir, puisque c’est la volonté du Seigneur que je sois réduit en cet état. » Voyant que ses deux fils étaient en habit de chasse, il les congédia en disant : « Allez à la chasse, messieurs, ne perdez point le temps qui est très beau. » Ensuite le Roi donna audience dans son cabinet à renvoyé de Wolfenbüttel. Cependant il était tellement abattu qu’il ne put demeurer que fort peu de temps sur son siège et il fallut lui faire souffrir une troisième fois les mêmes douleurs pour le remettre au lit où il mangea une panade et des gelées en public. Après quoi on le leva encore une fois, il fut roulé chez Mme de Maintenon où il passa l’après-dînée à jouer avec les dames et entendre des motets et des airs italiens. Le souper fut à neuf heures et le Roi se coucha tout de suite sans voir sa famille[41]. Celle-ci passait par les mêmes incertitudes que les courtisans. « Notre Roi, hélas ! n’est pas bien, avait écrit Madame la veille. J’en suis angoissée à en être à moitié malade[42]. » Et le 16, elle reprend confiance : « Grâces en soient rendues à Dieu ! j’ai trouvé le Roi bien mieux portant : il était très gai ; mais je ne suis pas tout à fait à mon aise encore[43]. »

 

Journée du samedi 17

Le Roi avait voulu combattre le mal par le mouvement, aussi lit nuit suivante fut mauvaise : douleurs aiguës, soif ardente, sueur abondante, les frictions de la jambe ne procuraient plus aucun soulagement. À quatre heures, il s’endormit par excès de lassitude jusqu’à dix heures, entendit la messe à son réveil, tint le conseil de finances dans son lit. Il ne trouvait plus aucun repos dans les situations, se faisant lever et recoucher à tout instant. A une heure, le Roi s’habilla en robe de chambre et se mit à table, mangea de la panade et de la gelée, vit les courtisans, donna une audience dans son cabinet et, repris de nouvelles douleurs très vives à la jambe, se remit au lit. Mareschal fut appelé et opina que le mal était très dangereux, mais s’il diagnostiqua la gangrène le mot n’en fut pas prononcé. Le Roi demeura au lit jusqu’au soir et s’entretint avec le duc d’Antin de ses bâtiments et jardins avec un plaisir visible.

L’heure du souper étant venue, le Roi se fit lever, mangea panade, gelée et gruau, causa un peu et se coucha. Fagon coucha cette nuit dans sa chambre[44].

 

Journée du dimanche 18

Après une nuit passée dans un grand abattement, le Roi ne permit l’entrée de sa chambre que sur les dix heures lorsque, fatigué du lit et des sueurs, il voulut se lever pour changer de linge. Il ne demeura qu’un quart d’heure dans son fauteuil, la faiblesse l’obligea de se remettre au lit. Les princes et les courtisans qui l’y vinrent saluer jugèrent dès ce jour le mal incurable. Après la messe, le Roi tint son conseil d’Etat, mangea un peu, reprit son conseil, travailla avec Pelletier. Vers quatre heures de l'après-dînée il se fit lever, conduire chez Mme de Maintenon où il s’enferma avec Pelletier jusqu’à sept heures. Après un peu de musique il revint chez lui à neuf heures, soupa d’un bouillon ayant l’estomac chargé de six ou sept grands verres d’eau absorbés pendant le conseil[45].

Chacun dès lors faisait ses plans de fortune et songeait à un avenir qu’on imaginait à son gré. Saint-Simon, ayant appris par Mareschal que tout espoir était perdu pour le Roi, alla trouver le duc d’Orléans et obtint de lui le maintien de la pension de 60.000 livres dont jouissait Chamillard. Dans la soirée de ce jour, il alla chez Noailles qui après plusieurs propos aboutit à un projet de chasser de France tous les jésuites et de livrer leurs biens aux universités[46]. C’était le temps des projets.

 

Journée du lundi 19

La nuit du 18 au 19 ne fut pas meilleure que les précédentes. Le Roi n’eut aucun repos et seulement de légères sueurs. Sur les sept heures du matin, Fagon et ses confrères trouvèrent la fièvre fort augmentée, ils se consultèrent et ne découvrirent aucun remède[47]. Leur incapacité désolait les domestiques ; quant aux courtisans ils se rassasiaient de rumeurs. « La sciatique tourmente toujours le Roi, écrit Dangeau ; Fagon a envie de faire venir des eaux de Bourbonne, mais cela n’est pas encore bien résolu. Fagon est persuadé que le Roi n’a point de fièvre, mais Mareschal et quelques autres croient qu’il en a un peu la nuit[48]. » La journée différait peu des journées précédentes : travail avec Pontchartrain, visite à Mme de Maintenon, musique, et, le surlendemain, le Roi espérait passer en revue la gendarmerie de dessus son balcon. Ce fut une journée de détente.

 

La gangrène devient visible

Vers dix heures du matin, au moment du lever, les médecins revinrent pour voir panser la jambe du Roi, ils y trouvèrent un grand changement, elle était enflée et Mareschal remarqua une petite noirceur sur le cou de pied qui lui sembla de mauvais augure, il dissimula le jugement qu’il en portait et ayant frotté la jambe de linges chauds put soulager un peu le patient. Le Roi en profita pour entendre la messe avec plus de recueillement, dîna d’un bouillon, une panade et d’autres petits ragoûts qui lui plurent. La soirée avec la visite des princes et le coucher public ramena quelques espérances[49].

 

Journée du mardi 20

Elles disparurent dès la nuit qui se passa en souffrances et en agitations terribles. Les médecins qui vinrent de grand matin, le trouvèrent encore en cet état, et, ayant conféré ensemble, proposèrent un bain d’herbes aromatiques dans de gros vin de Bourgogne. Le malade y consentit, même il proposa de faire des incisions à sa jambe ou d’en faire l’amputation si c’était nécessaire. On prépara le bain ordonné dans une grande cuvette d’argent, Louis XIV mit sa jambe dans ce bain tout chaud en disant à ses médecins : « Croyez-vous, messieurs, que ce bain puisse me soulager. J’en ai grand besoin, faites je vous prie tout ce que vous pourrez. » Après un bain d’une bonne heure et des frictions suivis d’un bouillon, le Roi se recoucha. Il était abattu et les médecins inquiets. « Je vois bien messieurs par vos manières, leur dit-il, que vous me trouvez plus mal. Je suis véritablement bien abattu, mais comment voulez-vous que je fusse autrement, souffrant jour et nuit sans relâche, et ne prenant presque point de nourriture depuis le commencement de ma maladie, sans que vous ayez pu me donner un peu de soulagement. — Sire, répondirent-ils, nous y faisons de notre mieux et nous allons encore consulter ensemble sur les remèdes que nous pourrons appliquer à votre jambe, qui est votre plus grand mal[50] ». Après la messe il travailla avec le chancelier, reçut le corps diplomatique et s’enferma jusqu’à deux heures avec le père Le Tellier[51]. Après son dîner, composé de bouillon, panade et gelée, il travailla avec Desmaretz et fit appeler Mme de Maintenon dans sa chambre. Sa jambe le faisait moins souffrir, mais à condition d’être enveloppée de linges qui l’empêchaient de s’habiller. Mme de Caylus et Mme de Dangeau furent admises à la suite de Mme de Maintenon et le Roi parut fort tranquille. Il donna ordre au Premier gentilhomme de laisser l’entrée de la chambre libre à tous ceux qui souhaiteraient le voir, disant qu’il y prendrait plaisir. On n’eût pas plutôt annoncé cette liberté que la chambre fut tellement remplie de monde qu’on ne pouvait remuer ; vers le soir seulement le Roi ordonna que l’on fit retirer tout le monde. Il se leva et soupa en robe de chambre dans son fauteuil, vit ensuite les princesses dans son cabinet et salua au passage la duchesse de Saint-Simon arrivée des eaux de Forges et qui assura qu’elle n’eût pas reconnu le Roi si elle l’avait rencontré ailleurs que chez lui[52] ; il était en effet changé de façon à n’avoir plus rien qui lui ressemblât et sa taille s’était raccourcie de la valeur d’une tête[53]. Personne n’ignorait plus maintenant le péril du vieux monarque. A Paris on le disait si affaibli qu’il gâtait son linge sans s’en apercevoir[54] ; les nouvellistes rapportaient l’établissement de deux cents chevaux de relais depuis Versailles jusqu’à Bourbon-l’Archambault pour en apporter les eaux minérales avec diligence, voiturées sur six grandes charrettes[55].

 

Journée du mercredi 21

La belle assurance de Fagon était ébranlée, lui-même provoquait maintenant de nouvelles consultations[56]. Après une nuit relativement bonne, le Roi s’était éveillé le 21 en se déclarant  mieux que les jours précédents. Il se leva en robe de chambre sur les neuf heures, vif les secrétaires d’État et les ministres, se recoucha et permit l’entrée de sa chambre à tout le monde pendant la messe. Ensuite quatre médecins conduits par Fagon vinrent toucher le pouls et approuvèrent le traitement qui avait consisté en une nouvelle purge. A onze heures, le dîner fut servi au lit, en public. Alors se présenta le premier président de la Chambre des comptes qui annonça la mort de M. de Maisons, président à mortier au Parlement et sollicita la charge du défunt pour le fils de celui-ci ; ce que le Roi accorda de bonne grâce[57].

Après le dîner le Roi travailla avec Voysin jusqu’à six heures ; à plusieurs reprises il avait interrompu ce conseil pour faire débander, frotter et rebander sa jambe, sans en retirer aucun soulagement. Après ce conseil, vers sept heures, arriva Mme de Maintenon et un moment après le duc d’Orléans, et les princes qui s’apitoyèrent sur ces souffrances persistantes. « Je n’ai jamais ressenti de si vives douleurs, leur dit le Roi, mais ma plus grande peine est de voir que les médecins ni les chirurgiens n’ont pu encore trouver le moyen de me soulager un seul jour. » Il se fit lever pour se délasser un peu par le changement de situation et fut mis dans sa chaise roulante en robe de chambre, parce qu’on ne pouvait plus l’habiller. La jambe était posée sur un petit tabouret. Il y eut, ce soir là encore, grande musique.

Le souper fut servi entre neuf et dix heures. Le maréchal de Villeroy cherchant à distraire le malade, lui recommandait quelques petits mets extraordinaires, mais ne put triompher du dégoût persistant. Le Roi se fit rouler par Blouin dans son cabinet où il demeura une heure environ avec sa famille, mais les douleurs le ramenèrent dans sa chambre. Mareschal, qui le frictionnait presque d’heure en heure, s’aperçut d’une aggravation et en donna avis à Fagon qui proposa une nouvelle consultation pour le lendemain[58].

 

Journée du jeudi 22

Après une nuit sans aucun repos jusqu’à trois heures suivie d’un assoupissement, le Roi prit de bon matin un bain d’herbes pendant lequel il s’évanouit ; on le recoucha. Sur les neuf heures arrivèrent dix médecins de Paris qui se joignirent à ceux de la Cour et furent introduits par Fagon. Le Roi les apercevant leur dit d’un ton affable : « Vous me voyez, messieurs, dans un fâcheux état de maladie depuis le dix de ce mois sans pouvoir  trouver aucun secours, je vous ai mandé pour savoir de vous si vous ne pouvez me procurer quelque soulagement aux maux qu’il plaît au Seigneur de m’envoyer ; ils sont grands mais je m’y soumets puisque c’est sa volonté. » L’un d’eux répondit : « Sire, nous espérons avec l’aide de Dieu et des remèdes, vous donner du soulagement et que cette maladie ne sera rien. » On tâta le pouls, en cérémonie, par rang d’ancienneté, on trouva beaucoup de fièvre sans découvrir le moyen de la casser. Ensuite la consultation se tint dans le cabinet, chacun loua Fagon, approuva le traitement, approuva le lait d’ânesse, approuva le retard apporté à la prescription[59]. Le Roi prit finalement du lait d’ânesse ; ce fut l’unique résultat.

 

Rivalité du duc d’Orléans et du duc du Maine

Après la messe, le Dauphin vint demander au Roi la permission d’aller voir la gendarmerie dans l’après-dînée. Louis XIV avait fait venir la gendarmerie à Versailles pour en passer la revue, mais sa maladie l’en empêcha, ne pouvant plus s’habiller à cause de tous les linges qui enveloppaient sa jambe. Il chargea le duc du Maine de passer cette revue ; celui-ci, peu rassuré par ce nouvel empiètement et ses conséquences, fit suggérer au petit Dauphin d’y assister. L’enfant commençait à enfourcher un petit bidet, on l’habilla en officier de gendarmerie et le Roi, le trouvant très joli, approuva la fantaisie et donna la permission. Ravi, le Dauphin courut chez le duc d’Orléans et le pria de l'accompagner. Lorsqu’ils arrivèrent, le duc d’Orléans salua le Dauphin à la tête des gendarmes d’Orléans et le duc du Maine se retira presque aussitôt pour assurer le Roi qu’il avait trouvé la gendarmerie d’une « beauté étonnante »[60]. Les rivalités futures s’annonçaient ainsi. L’extrémité du Roi, qui n’était plus ignorée de personne, avait rempli l’appartement du duc d’Orléans, auparavant si vide et si compromettant à fréquenter. « La foule y lima les murailles » ; on s’y portait ; lui-même en était embarrassé ; mais un rayon d’espoir le vidait tout d’un coup à n’y pas laisser un seul homme. Un biscuit mangé par le Roi tira la foule pour vingt-quatre heures de chez le duc d’Orléans[61]. Les gens attachés de longue main à ce prince épanouissaient leur visage ; ceux qui n’avaient point encore découvert leur attachement pour lui commençaient à lever la tête ; on allait, on venait, on s’assemblait, on réglait tout, on partageait tout[62].

 

Entretien du roi avec le maréchal de Villars

A l’heure de son dîner, le Roi laissa entrer tout le monde ; il aperçut le premier président de Mesme et lui dit : « Monsieur, vous me voyez bien incommodé et bien souffrant. Vous venez de perdre un bon sujet dans votre Compagnie et moi aussi par la mort de M. de Maisons ; c’était un parfaitement honnête homme et c’est à sa considération que j’ai bien voulu accorder à son fils la charge de président à mortier qu’il possédait, quoiqu’il n’ait pas l’âge pour l’exercer. J’ai cru le devoir faire en considération de son père et de ses aïeux qui m’ont bien servi pendant ma minorité ». — « Sire, répondit M. de Mesme, je suis venu pour en remercier très humblement Votre Majesté de la part de toutes les Compagnies et Chambres de votre Parlement »[63]. Le maréchal de Villars, arrivé en poste, se trouvait là ; le Roi lui dit : « J’ai donné la charge de président à mortier ainsi que vous l’avez désiré »[64]. Il ajouta : « Vous me voyez bien mal, monsieur le maréchal » — « Votre Majesté accoutumée à beaucoup d’exercices, se croit mal pour une incommodité qui l’empêche d’en faire », répondit le maréchal. — « Non, dit le Roi, je sens de très grandes douleurs ». Après cela, il lui parla de la Reine de Pologne que le maréchal avait été visiter à Blois, des hôtelleries de la route, des lits et des meubles qu’il y avait vus. Il est certain que c’étaient les seules du royaume qui fussent richement meublées. Autrefois, la plupart avaient même de la vaisselle d’argent et le Roi se souvint et des lits et des miroirs qu’il avait vus dans ces maisons et qui y étaient encore presque les mêmes partout. « Vous irez apparemment coucher ce soir à Paris, ajouta le Roi, je veux espérer que vous me trouverez mieux à votre retour »[65].

Après dîner, le Roi, se sentant mieux, se fit porter dars son grand cabinet où se rendirent les princes du sang et les courtisans en si grand nombre qu’on ne pouvait passer. Loin d’en être importuné, Louis XIV y prit plaisir et sembla pendant ce temps ne plus souffrir ; mais ce relâche dura peu de temps, il dut rentrer dans sa chambre pour se faire panser. Après avoir pris un bouillon, le Roi ordonna au duc de La Rochefoucauld de lui faire voir des habits le lendemain matin pour choisir celui qui lui conviendrait en quittant le deuil du prince de Lorraine[66] ; ensuite il congédia tous ceux qui n’étaient pas nécessaires au service et le repos de la nuit ne fut interrompu que par la nécessité de boire quelques verres d’eau.

 

Journée du vendredi 23

Vers six heures du matin, Fagon s’approcha du lit du Roi, tenant une écuelle pleine de lait d’ânesse et dit : « Sire, c’est du lait d’ânes se qui faut que Votre Majesté prenne présentement, pour lui humecter la poitrine ». Le Roi le prit et dit qu’il le trouvait bon, se rendormit un moment, fut réveillé par une vive douleur à sa jambe, se rendormit jusqu’à neuf heures et s’éveilla trempé de sueur. Sa jambe seule le faisait souffrir, mais considérablement ; il dit aux médecins : « Messieurs, comme le bain ci-devant qu’on m’a fait m’a soulagé, je crois qu’il ne serait pas mal à propos de le réitérer ». Ce qui fut fait, mais après une demi-heure, le Roi fit retirer la cuvette disant : « Cette odeur me monte à la tête si fort que je craindrais qu’elle me fît tomber en faiblesse ». Ce bain procura un adoucissement et le Roi se fit raser, ce à quoi il ne manqua pas de trois en trois jours.

Après avoir reçu le duc d’Orléans et les deux bâtards légitimés qu’il congédia en disant : « Adieu, Messieurs, ne perdez point l’heure de la chasse », il but deux grands verres d’eau et se recoucha. Mareschal débanda sa jambe en présence des médecins qui n’osèrent témoigner leur surprise de la voir en si mauvais état, ils se retirèrent pour faire place aux officiers de la Chambre et de la Garde-robe qui entrèrent pour lever le Roi. Lorsqu’il fut assis et eut pris un bouillon, la troupe médicale rentra, toujours menée par Fagon, fit sa révérence de cérémonie, tâta le pouls par rang d’ancienneté et interrogea le malade sur l’effet du lait d’ânesse. « Assez bien, dit le Roi, mais point de soulagement à ma jambe » ; ils promirent d’en conférer, ce qu’ils firent et, après une heure entière, imputèrent à l’ânesse le médiocre succès de leur consultation[67].

La Chambre s’était sensiblement remplie de monde, le Roi le fît retirer et demeura seul avec le P. Le Tellier jusqu’à onze heures. C’est alors qu’il aurait rédigé le deuxième codicille à son testament, lequel est daté de ce jour[68]. Il écrivit de sa main une lettre adressée au jeune enfant qui lui succéderait et la confia au maréchal de Villeroy pour la remettre à Louis XV lorsqu'il aurait atteint l’âge de dix-sept ans[69]. La voici :

« Mon Fils, si la divine providence en qui je me confie daigne conserver vos jours jusqu’au temps où la raison puisse vous faire agir par vous même, recevez avec respect cette lettre des mains de ce fidèle sujet à qui je fais jurer qu’il vous la rendra en mains propres : dans laquelle vous trouverez les dernières volontés de votre père et votre Roi, qui, au moment de quitter la vie, sent redoubler sa tendresse pour vous en qui il voit tous ses enfants revivre et dans un âge si tendre que les troubles qu’il prévoit sous votre minorité lui donnent plus d’inquiétude que les horreurs du trépas qu’il va bientôt subir ne lui causent d’effroi. Si quelque chose peut adoucir ma peine dans cet état, c’est, mon Fils, la promesse des bons sujets qui ont tous fait serment dans mon sein de veiller sur vos jours et verser leur sang pour votre conservation. Récompensez-les, mon Fils, lorsque vous en aurez connaissance et ne les oubliez jamais, ni les soins que mon Fils le duc du Maine que j’ai jugé digne de mettre auprès de votre personne prendra de vous. Cette distinction, que j’ai crue nécessaire pour l’amour de vous-même, qui suscitera sans doute pour ennemis ceux qui se trouveront par cette sage prévoyance éloignés de la cupidité qu’ils ont de régner, et si par quelque trouble qui pourrait survenir dans votre royaume il arrivait quelque malheur à ce prince, ou quelque changement dans ce que j’ai établi en sa faveur, je désire, mon Fils, si Dieu vous conserve, que vous rétablissiez les choses dans le même état où elles se trouveront à ma mort, tant pour la religion que pour tout ce qui touche le duc du Maine. Ayez de la confiance en lui ; suivez ses conseils ; il est très capable de vous bien conduire, et si la  mort vous privait d’un si bon sujet, rendez à ses enfants, en leur conservant le rang que je leur ai donné, toute l’amitié que vous devez à leur père, qui m’a promis, juré, de ne vous abandonner qu’à la mort.

« Que le sang et l’amitié vous unisse toujours avec le roi d’Espagne, sans qu’aucune raison d’intérêt ou de politique mal entendue vous en sépare jamais ; c’est là le seul moyen de conserver la paix et la balance en Europe.

« Ayez toujours un attachement inviolable au père commun des fidèles, et ne vous séparez jamais, pour quelque motif que ce puisse être, du sein et du centre de l’Église. Mettez en Dieu toute votre confiance, vivez en chrétien plus qu’en Roi, et n’attirez jamais sa main sur vous par aucun dérèglement dans vos mœurs. Remerciez sa divine providence qui protège si visiblement ce royaume. Donnez à vos sujets le même exemple qu’un père chrétien donne à sa famille ; regardez-les comme vos enfants ; rendez-les heureux si vous le voulez être ; soulagez-les le plus tôt que vous pouvez de tous les impôts violents dont la nécessité d’une longue guerre les a surchargés et que leur fidélité leur a fait supporter avec soumission. Faites-les jouir d’une longue paix qui seule peut rétablir les affaires de votre royaume ; préférez toujours la paix aux événements douteux de la guerre et souvenez-vous, mon Fils, que la plus éclatante victoire coûte toujours trop cher quand il faut la payer du sang de ses sujets. Ne le versez jamais, s’il est possible, que pour la gloire de Dieu ; cette conduite attirera sur vous la bénédiction du ciel pendant le cours de votre règne ; recevez la mienne dans mes derniers embrassements. »

 

Après-dîner et soirée

Après que le P. Le Tellier se fut retiré, le Roi fit appeler Mme de Maintenon, qui attendait ; elle engagea le malade à prendre quelque nourriture, mais le Roi n’accepta qu’un bouillon. Il donna des ordres pour que la gendarmerie regagnât ses quartiers de Normandie. A son dîner, il ne mangea presque rien. Tout l’après-midi fut violent. « Je suis bien à plaindre, dit le Roi à ses médecins, que vous n’ayez pu jusqu’à présent trouver aucun remède aux maux que je sens. » — « Nous faisons, Sire, ce que nous pouvons, lui dirent-ils, mais la maladie de Votre Majesté l’emporte sur les remèdes ; nous espérons cependant avec la grâce de Dieu, d’en trouver des spécifiques qui pourront la surmonter. » Ces paroles tranquillisèrent un peu le malade qui dîna debout, en robe de chambre ; il fut assez gai, badina avec Dangeau sur les projets d’embellissement projetés à Dangeau. Mme de Maintenon, avec les dames familières, passa l’après-dinée dans la chambre du Roi qui avait la langue extrêmement sèche et semblait plus altéré à mesure qu’il buvait. Mareschal débandait, frictionnait et rebandait la jambe sans succès, les médecins dissertaient infatigablement sur les vertus du lait d’ânesse.

Sur les sept heures du soir, raconte Anthoine, garçon de la chambre, le Roi qui a toujours beaucoup aimé la musique, s’avisa pour faire diversion d’ordonner au Premier gentilhomme de faire venir quelques-uns de ses musiciens chanter dans sa chambre, expédient assez peu en usage, quoiqu’il soit conseillé entre plusieurs autres non moins Etranges par le Père Binet, jésuite dans son livre de Consolation des malades. Je ne pense pas que le Roi eut perdu de temps à lire un livre si grotesque... quoi qu’il en soit... le Roi prit plaisir à entendre chanter des airs italiens depuis sept heures jusqu’à neuf, et demeura fort tranquille tout ce temps. S’étant fait lever avec peine, il fit le simulacre de souper, passa quelques instants avec sa famille et revint se mettre au lit[70].

 

Intrigues du duc d’Orléans et de son entourage

Pendant ces journées remplies d’incertitude des conciliabules continuaient. L’abbé Dubois sollicitait de lord Stair un rendez-vous aux Tuileries et se montrait fort rassuré relativement aux mauvais desseins que l’on prêtait à la Cour contre le duc d’Orléans, ce dernier ayant un parti trop fort, disait-il, pour qu’on entreprît de lui nuire[71]. Peut-être la véritable raison de cette assurance se trouve-t-elle dans l’active diplomatie secrète des roués qui, l’un après l’autre, amenaient à leur compagnon de débauche les collaborateurs indispensables au triomphe de sa cause. Ainsi furent conclus des marchés où l’avidité rivalisait avec l’ambition. Le duc de Guiche promit le concours de son régiment des gardes françaises moyennant cinq cent mille francs, Reynolds traita pour les gardes suisses, Villars s’engagea contre la promesse de la présidence du conseil de la guerre, Noailles avait la promesse du conseil des finances. Saint-Simon rêvait tout et n’avait de capacité pour rien. Un soir Noailles lui dit : « Vous n’avez pas voulu des finances, vous ne voulez vous charger directement de rien ; vous avez raison : vous vous réservez pour être de tout et vous attaquer uniquement à M. le duc d’Orléans : au point où vous êtes avec lui, vous ne sauriez mieux faire ; en nous entendant bien vous et moi, nous en ferons tout ce que nous voudrons ; mais pour cela ce n’est pas assez des finances, il me faut les autres parties, il ne faut point que nous ayons à compter avec personne. Des États-Généraux, poursuivit-il, c’est un embrouillement dont vous ne sortirez point ; j’aime le travail, je vous le dirai franchement ; c’est une pensée qui m’est venue, je la crois la meilleure ; encore une fois, agissons de concert, entendons-nous bien, faites-moi faire premier ministre et nous serons les maîtres. » Saint-Simon sursauta. « Premier ministre ! Premier ministre ! monsieur, je veux bien que vous sachiez que s’il y avait un premier ministre à faire et que j’en eusse envie, ce serait moi qui le serais, et que je pense aussi que vous ne vous persuadez pas que vous l’emportassiez sur moi[72]. »

 

L’affaire du bonnet

Les ducs tenaient entre eux de petites assemblées particulières sans bruit. Ils traitaient ensemble une affaire qui divisait un peu plus profondément encore que tout le reste les ducs et pairs et le Parlement ; c’était l’a affaire du bonnet ». L’usage voulait que le premier président, en prenant les voix lorsque l’on est dans les sièges bas de la grand’chambre, n’ôtât pas son bonnet aux conseillers, ni aux pairs de France, mais qu’il l’ôtât aux princes légitimés en les nommant et se levât aux princes du sang sans les nommer. Le Roi avait refusé d’intervenir dans la querelle, le duc d’Orléans se disait favorable aux pairs qui songeaient moins à la mort prévue et prochaine du Roi qu’à ce qui s’ensuivrait lorsqu’ils iraient au Parlement pour la régence[73].

 

Achat de consciences

Et pendant qu’ils se préparaient par de semblables futilités à exercer le gouvernement d’un royaume, le duc d’Orléans s’abouchait avec deux personnages comblés des bienfaits de Louis XIV et honorés d’une longue affection. Seuls ou presque seuls ils savaient les dispositions consignées dans le testament du Roi, ils en livreront le secret sans oublier de stipuler leur récompense. C’étaient le chancelier Voysin et le duc de Villeroy[74] ; ils voyaient le Roi d’assez près pour le savoir perdu sans ressource.

La nuit du 23 au 24 fut pénible ; le Roi fut attaqué de vapeurs qui l’incommodèrent fort. Fagon n’y trouva qu’un prétexte à une nouvelle consultation qui aboutit à la disgrâce de l’ânesse dont le lait ne suppléait pas à leur ignorance. Ils virent l’indice de la gangrène « au-dessous de la jarretière » et firent envelopper la jambe dans des compresses d’eau-de-vie camphrée. On continuait à parler d’érésipèle[75], mais Dangeau lui-même reconnaît qu’« on commence à craindre que ce mal ne soit beaucoup plus sérieux qu’on n’avait cru d’abord[76]. »

 

Journée du samedi 24

Le Roi entendit la messe, prit un bouillon, tint le conseil des finances jusqu'à onze heures avec des interruptions pour donner le temps à Mareschal de frictionner sa jambe. L’heure du dîner venue on demanda au Roi l’ordre pour servir, mais il n’accepta qu’un bouillon. Il fit appeler ensuite Desmaretz avec lequel il travailla quelque temps, mais la nécessité de panser sa jambe ayant interrompu le conseil de finances, Villeroy, qui en faisait partie, regarda la jambe quand Mareschal la débanda, elle se trouva noire jusqu’au pied. Villeroy sortit en pleurant et le bruit de la gangrène se répandit. Le Roi souffrait moins mais il était extrêmement triste. Après le conseil Mme de Maintenon se rendit près de lui[77].

 

Le Roi apprend qu’il a la gangrène et se confesse

Après son souper, le Roi sentit ses douleurs augmenter considérablement[78]. Comme on voyait l’affaiblissement continu et que lui-même s’aperçut de la gangrène, il jugea que son mal allait devenir sérieux ; en conséquence, comme il avait toute confiance en Mme de Maintenon, il ordonna, dès le jour même, qu’on accommodât une chambre tout près de la sienne, pour qu’elle pût plus aisément passer la nuit auprès de lui, quand elle voudrait. Mlle d’Aumale, qui ne quittait pas Mme de Maintenon, passa avec elle presque toutes les nuits auprès du Roi ; elles allaient quelquefois le matin se coucher deux ou trois heures et revenaient passer le reste de la journée auprès du malade[79]. Mme de Maintenon lui suggérait des sentiments chrétiens pour sanctifier sa maladie et pour se préparer au terme qu’y mettraient les desseins de Dieu. Dès qu’elle fut instruite du danger, elle ne balança pas à en avertir le Roi et à lui proposer de recevoir les sacrements de l’Église. « C’est de bonne heure, dit-il, car je me sens bien, mais c’est toujours bien fait de se prémunir de ce secours[80]. » Dès ce moment il s’y prépara ; elle l'aida elle-même à s’examiner, en le faisant ressouvenir de plusieurs fautes qu’elle lui avait vu faire, afin qu’il s’en humiliât et qu’il en demandât pardon à Dieu[81].

Sur les quatre heures, il manda le Père Le Tellier qui s’enferma avec lui et désormais ne le quitta presque plus[82]. Dès l’instant qu’il eut fini sa confession, il fit s’approcher Mme de Maintenon et lui dit : « Madame, je suis un peu plus en paix ; je nie suis confessé de mon mieux ; mon confesseur m’a dit qu’il faut que j’aie une grande confiance dans la miséricorde de Dieu, vous me le dites aussi », et en pleurant, il ajouta tout haut : « Mais je ne me consolerai jamais de l’avoir offensé[83] ».

L’approche de la fête de Saint-Louis avait attiré à Versailles une infinité de personnes[84], le Roi l’apprit et, vers nuit heures  du soir, se fit rouler à son balcon ; ayant été reconnu par la foule et acclamé à plusieurs reprises, il salua trois fois en ôtant son chapeau et répétant : « Messieurs, je vous en remercie de bon cœur[85]. » Après avoir pris un bouillon, il se coucha sans voir sa famille[86].

 

 

 



[1] E. Drumont, La mort de Louis XIV. Journal des Anthoine publié pour la première fois, in-12, Paris, 1880. Introd., p. III-IV.

[2] La Pentecôte tomba le 9 juin 1715 ; le 16, lord Stair écrit à lord Stanhope (Oxenfoord Castle, Stair Papers, t. III, B.) que le Roi a prolongé son séjour à Marly pour dissimuler son déclin. Sur la scène entre Mareschal et Mme de Maintenon, voir Duc de Luynes, Mémoires, 16 décembre 1736 ; Villars, Mémoires, édit. de Vogüé, t. IV, p. 55-56 ; Saint-Simon, Mémoires, édit. de Boislisle, t. XXVII, p. 181.

[3] Saint-Simon, Additions au Journal de Dangeau, t. XVI, p. 12-13.

[4] Saint-Simon, Additions au Journal de Dangeau, t. XVI, p. 13 ; P. Narbonne, Journal des règnes de Louis XIV et de Louis XV de l’année 1701 à l’année 1744, édit. J.-A. Le Roi, in-8°, Paris, 1866, p. 41.

[5] Mémoires du cardinal Dubois [par Paul Lacroix], in-8°, Paris, 1829, t. III, p. 156, assertion fort douteuse, vu l’ouvrage d’où elle est tirée.

[6] Saint-Simon, Mémoires, 1905, t. VII, p. 29 ; édit. de Boislisle, t. XXVII, p. 174.

[7] Dangeau, Journal, t. XVI, p. 9 ; Saint-Simon, Mémoires, 1905, t. VII, p. 30.

[8] Lettre d'un grand seigneur inconnu, dans Journal de Dangeau, t. XVIII, P. 372.

[9] Anthoine, La mort de Louis XIV, édit. E. Drumont, 1880, p. 8 ; Dangeau, Journal, t. XVI, p. 10.

[10] Anthoine, op. cit., p. 8 ; Saint-Simon, op. cit., t. VII, p. 30 ; Dangeau, op. cit., t. XVI, p. 10.

[11] Anthoine, op. cit., p. 8. On peut négliger J. Travers. Analyse et extraits du Journal historique ou récit fidèle de ce qui s’est passé de plus considérable pendant la maladie et à la mort de Louis XIV, roi de France et de Navarre par les sieurs Anthoine dans Mémoires lus à la Sorbonne, Hist. philol. sc. mor., 1864, t. III, p. 471.

[12] Mémoire du marquis de Dangeau sur ce qui s’est passé dans la chambre du Roi pendant sa maladie, dans Journal, t. XVI, p. 118. Ce mémoire fut abrégé et publié en supplément au Mercure galant d’octobre 1715 par Le Febvre de Fontenay, Journal historique de tout ce qui s’est passé depuis les premiers jours de la maladie de Louis XIV jusqu’au jour de son service à Saint-Denis avec une relation exacte de l’avènement de Louis XV à la Couronne de France, in-16, Paris, 1715. Marmontel réimprima le récit de Le Febvre, dans le Nouveau choix de pièces tirées des anciens Mercures et d’autres journaux, t. XXXII, p. 5, d’où F. Danjou l’a tiré pour l’insérer sans nom d’auteur dans les Archives curieuses de l’Histoire de France..., 2esérie, t. XII (1840), p. 431-456 : La mort de Louis XIV, 1715.

[13] Saint-Simon, Mémoires, t. VII, p. 30 ; édit. de Boislisle, t. XXVII, p. 176.

[14] Anthoine, op. cit., p. 9.

[15] Dangeau, Journal, t. XVI, p. 10 ; Saint-Simon, Mémoires, t. VII, p. 30.

[16] Anthoine, op. cit., p. 9.

[17] Saint-Simon, Mémoires, t. VII, p. 30, édit. de Boislisle, t. XXVII, p. 177-343.

[18] Anthoine, op. cit., p. 9.

[19] Anthoine, op. cit., p. 9-10 ; Dangeau, op. cit., t. XVI, p. 10.

[20] Anthoine, op. cit., p. 10-11.

[21] Dangeau, op. cit., t. XVI, p. 11.

[22] Mémoires du duc d’Antin, dans Mélanges publiés par la Société des bibliophiles français, in-8°, Paris, 1822, t. I, p. 120 (rédigés en 1716).

[23] Cette lettre est donnée par La Beaumelle, ce qui impose quelques réserves sur l'authenticité. Voir H. Frère, Notes sur Fagon, premier médecin de Louis XIV, dans Précis analytiques des travaux de l’Académie des sciences, belles-lettres et arts de Rouen, 1901-1902, t. CIV, p. 299-322.

[24] Anthoine, op. cit., p. 11 ; Dangeau, Mémoire sur ce qui s'est passé..., t. XVI, p. 118.

[25] Anthoine, op. cit., p. 11.

[26] Mémoires du maréchal de Villars, publiés d’après le manuscrit original, édit. de Vogüé, in-8°, Paris, 1891, t. IV, p. 59.

[27] Anthoine, op. cit., p. 12.

[28] Anthoine, op. cit., p. 12 ; Dangeau, Journal, t. XVI, p. 11 ; Saint-Simon, Mémoires, t. VII, p. 30-31 ; Narbonne, Journal, p. 39-40 ; Journal historique du voyage et des aventures singulières de l’ambassadeur de Perse [Muhammed Riza] en France. Augmenté et corrigé sur de nouveaux mémoires, mars 1715, in-12, Paris 1715 (par Le Febvre de Fontenay). M. Herbette, Une ambassade persane sous Louis XIV, d’après des documents inédits, in-8°, Paris, 1907.

[29] Anthoine, op. cit., p. 13-14 ; Saint-Simon, Mémoires, t. VII, p. 31.

[30] Anthoine, op. cit., p. 14-15. Le cabinet du Conseil tel qu’il existe de nos jours comprend l’ancien cabinet du Conseil, contre la chambre du Roi et le cabinet des Perruques.

[31] Anthoine, op. cit., p. 15-18.

[32] Saint-Simon, Mémoires, t. VII, p. 63-64 ; édit. de Boislisle, t. XXVII, p. 254-256. C’est la galerie des Glaces qu’on désignait ainsi.

[33] Aujourd’hui salon de l’Œil-de-bœuf, alors grande antichambre.

[34] Anthoine, op. cit., p. 19-20 ; Dangeau, Journal, p. 95 ; Saint-Simon, Mémoires, t. VII, p. 33 ; édit. de Boislisle, t. XXVII, p. 189.

[35] Saint-Simon, Mémoires, t. VII, p. 20 ; édit. de Boislisle, t. XXVII, p. 155.

[36] Saint-Simon, Mémoires, t. VII, p. 27 ; édit. de Boislisle, t. XXVII, p. 171.

[37] Hardwicke Papers, Stair's Journal, 14 août.

[38] Lord Bolingbroke au Prétendant, Paris, 15 août, dans lord Mahon, History of England, 1853, t. I, p. 398-399.

[39] Saint-Simon, Mémoires, t. VII, p. 28 ; édit. de Boislisle, t. XXVII, p. 172.

[40] Anthoine, op. cit., p. 20-21 ; Saint-Simon, Mémoires, édit. de Boislisle, t. XXVII, p. 253, reporte ceci au 23 août.

[41] Anthoine, op. cit., p. 22-24 ; Dangeau, Journal, t. XVI, p. 96.

[42] Madame à la raugrave Louise, Versailles, 15 août, op. cit., t. II, p. 233.

[43] Madame à la raugrave Louise, Versailles, 16 août, op. cit., t. II, p. 233.

[44] Anthoine, op. cit., p. 25-26 ; Saint-Simon, Mémoires, t. VII, p. 33.

[45] Anthoine, op. cit., p. 26-27.

[46] Saint-Simon, Mémoires, t. VII, p. 33-37, édit, de Boislisle, t. XXVII, p. 193.

[47] Anthoine, op. cit., p. 27-28.

[48] Dangeau, Journal, t. XVI, p. 97.

[49] Anthoine, op. cit., p. 28.

[50] Anthoine, op. cit., p. 28-30.

[51] Dangeau, Journal, t. XVI, p. 98 ; Saint-Simon, Mémoires, t. VII, p. 37 ; Anthoine, op. cit., p. 30.

[52] Dangeau, Journal, t. XVI, p. 99 ; Saint-Simon, Mémoires, t. VII, p. 37.

[53] Extrait d'une lettre de Madame, cité par P. E. Lémontey, op. cit., t. I, p. 31, note 2.

[54] J. Buvat, Journal de la Régence, édit. Campardon, 1865, t. I, p. 39.

[55] J. Buvat, op. cit., t. I, p. 40.

[56] Dangeau, Journal, t. XVI, p. 98.

[57] Anthoine, op. cit., p. 31-32.

[58] Anthoine, op. cit., p. 32-33 ; Dangeau, Journal, t. XVI, p. 90 ; Saint-Simon, Mémoires, t. VII, p. 37.

[59] Anthoine, op. cit., p. 34.

[60] Dangeau, Journal, t. XVI, p. 99-100 ; Saint-Simon, Mémoires, t. VII p. 38-39 ; P. Narbonne, Journal, p. 41 ; Mascara, Lettre, Paris, 97 août, dans le t. XXVII, p. 347 des Mémoires de Saint-Simon, édit. de Boislisle.

[61] Saint-Simon, Additions au Journal de Dangeau, t. XVI, p. 88 ; P. Narbonne, op. cit., p. 43 : « Les jours où le Roi paraissait s’approcher du moment critique, sa chambre se trouvait vide des seigneurs et de courtisans, qui allaient en foule chez le duc d’Orléans ; mais déjà qu’il se répandait que le Roi se trouvait mieux, on voyait tout-à-coup la même foule de seigneurs et de courtisans, quitter les appartements du duc d’Orléans pour retourner chez le Roi ».

[62] D’Antin, Mémoires, 1822, p. 122.

[63] Anthoine, op. cit., p. 35 ; Dangeau, suivi par Saint-Simon mot, ceci au 23 août, voir Boislisle, op. cit., t. XXVII, p. 160, 164, note 4, 254.

[64] Villars, Mémoires, 1891, t. IV, p. 59. Le maréchal de Villars et le président de Maisons avaient épousé deux sœurs, Mlles de Varangeville.

[65] Villars, Mémoires, t. IV, p. 59-60.

[66] Anthoine, op. cit., p. 36 ; Dangeau, Journal, t. XVI, p. 100 ; Saint-Simon, Mémoires, t. VII, p. 42 ; édit. de Boislisle, t. XXVII, p. 210.

[67] Anthoine, op. cit., p. 37-38.

[68] Plus probablement le codicille est du 25, voir A. de Boislisle, op. cit., t. XXVII, p. 360-361.

[69] Cette lettre nous a été conservée par Mlle d’Aumale qui l’inséra dans ses Mémoires, voir Souvenirs sur Madame de Maintenon, publiés par A. d’Haussonville et G. Hanotaux, t. II, (1903), Les Cahiers de Mlle d’Aumale, p. 332. En rappelant la dernière entrevue du Roi avec le Dauphin, laquelle eut lieu le 26, Mlle d’Aumale écrit : « Il avait écrit quelque temps avant une lettre qu’il adressait au Dauphin ». Villeroy, un des rares visiteurs de Mme de Maintenon à Saint-Cyr a pu lui montrer cette lettre originale qu’a vue et copié Mlle d’Aumale. Elle n’aura jamais été remise à Louis XV, car, en 1727, Villeroy était relégué dans son gouvernement de Lyon. La lettre a été libellée pour la première fois dans les Souvenirs, cités, t. II, p. 372-374, depuis dans Saint-Simon, édit. Boislisle, t. XXVII, p. 276 note 1, et p. 373-375.

[70] Anthoine, op. cit., p. 38-40 ; Dangeau, Journal, t. XVI, p. 101.

[71] Hardwicke Papers, Stair’s Journal, 23 août ; L. Wiesener, op. cit., t. I, p. 43.

[72] Saint-Simon, Mémoires, t. VII, p. 45-46, édit. de Boislisle, t. XXVII, p. 215-218 ; Dangeau, Journal, t. XVI, p. 153.

[73] Saint-Simon, Mémoires, t. VII, p. 46, A. Grellet-Dumazeau, L'affaire du bonnet et les mémoires de Saint-Simon, in-8°, Paris 1913.

[74] P. E. Lémontey, op. cit., t. I, p. 28. Saint-Simon, Mémoires, édit. de Boislisle, t. XXV, p. 19, fait dire au Roi à propos de son testament : « Il n’y a qui que ce soit que moi qui sache ce qu’il contient » ; or, dix ans plus tôt, en annotant le Journal de Dangeau, le même écrivait : « Le testament du Roi fut minuté par le chancelier. Le Roi, Mme de Maintenon, M. du Maine, le Chancelier et le maréchal de Villeroy furent seuls dans ce secret ». Cette participation du chancelier Voysin à la rédaction du testament est confirmée par une note contemporaine conservée au Cabinet des titres, dossier bleu, Voysin, n° 18011 (vol. 677), fol. 12 ; en voici le texte : « [Il fut] l’un des confidents de Louis XIV ; le testament [fut] en partie écrit de sa main. Cependant il nia constamment au Régent en avoir jamais eu connaissance, jusqu’à ce que, au Parlement, on eût fait la lecture du testament, où le Régent reconnut l’écriture du Chancelier. Reproches aigres. Reparties plus vives, qu’il était en droit de lui mentir dans une chose qu’il n’était pas en droit de lui demander ; que la mort du Roi n’empêchait pas qu’il ne dût lui garder un secret qu’il lui avait juré, et que cette preuve de sa fidélité, dans un temps où il n’avait plus de grâces a attendre de son maître, au contraire de l'indignation de S. A. R., lui était une sûreté de celle qu’il lui vouerait quand il lui ferait l’honneur de lui faire part de sa confiance ; qu'au reste il ne méritait ni les reproches ni les ressentiments de S. A. R. mais plutôt son amitié et ses bonnes grâces. » La scène a pu être arrangée pour sauvegarder Voysin de tout soupçon. A. de Boislisle, op. cit., t. XXVII, p. 360, adopte cette solution : le testament fut minuté par Voysin et retranscrit par le Roi.

[75] Cottard, Mort du roi Louis XIV, dans Bulletin du Comité de la langue, de l’histoire et des arts de la France 1857, t. IV, p. 913 ; c’est une lettre écrite de Paris, le 28 août 1715, par un courtisan qui passait ses journées à Versailles, reproduit par de Boislisle, op. cit., t. XXVII, p. 341-343.

[76] Dangeau, Journal, t. XVI, p. 109.

[77] Anthoine, op. cit., p. 41-42 ; Dangeau, Journal, t. XVI, p. 110.

[78] Gazette d’Amsterdam, n° LXXIII : « S. M. se préparait à dîner en public ; mais il lui survint des douleurs si cuisantes, qu’elle ordonna de faire sortir tout le monde qui était dans la chambre, excepté le maréchal de Villeroy, avec lequel elle resta seul plus de deux heures et demie, lui donnant toutes les marques possibles de son amitié et de sa confiance, lui disant qu’elle voyait que son heure approchait et qu’il fallait songer sérieusement à mourir. »

[79] Mémoires de Mlle d’Aumale, édit. d’Haussonville et Hanotaux, t. II, p. 325-326.

[80] Th. Lavallée, La famille d’Aubigné et l’enfance de Mme de Maintenon, suivi des Mémoires inédits de Linguet de Gergy, sur Mme de Maintenon et la Cour de Louis XIV, in-8°, Paris, 1863, p. 455.

[81] Mlle d’Aumale, Mémoires, t. I, p. 198 ; t. II, p. 326.

[82] Anthoine op. cit., p. 42 ; Mlle d’Aumale, Mémoire, t. II, p. 326.

[83] Mlle d’Aumale, Mémoires, t. II, p. 326. Quincy, Histoire militaire du règne de Louis XIV, in-4°, Paris, 1726, t. VII, p. 392.

[84] Anthoine, op. cit., p. 42.

[85] Buvat, op. cit., t. I, p. 41.

[86] Anthoine, op. cit., p. 42 ; Dangeau, Journal, t. XVI, p. 110.