LES TROIS COUPS D'ÉTAT DE LOUIS-NAPOLÉON BONAPARTE

STRASBOURG ET BOULOGNE

 

CHAPITRE V. — LOUIS-NAPOLÉON À LONDRES.

 

 

La société anglaise. — L'hôtel de Carlson-Terrace. — La vie du prince. — Les Lettres de Londres. — Les idées napoléoniennes et leur doctrine. — Lady Blessington, miss Howard. Disraëli. — Louis-Napoléon constable. — Louis-Napoléon au Carlson-Club.

 

En arrivant à Londres, le prince descendit à l'hôtel Senton, près de Saint-James[1], puis dans un autre hôtel situé Waterloo place[2]. Il habita ensuite Ring-Street n° 3[3], Carlton gardens n° 1[4] et enfin Carlton-House-Terrace n° 17[5], une maison appartenant à lord Cardigan et donnant dans le Pall-Mall, entre Saint-James Park et Regent-Street. Il était accompagné de sept personnes : Persigny, Arise, le Dr Conneau, les colonels Vaudrey et de Montauban, puis ses deux domestiques, Charles Thélin et Fritz Rikenbach[6].

La société anglaise, qui le connaissait déjà, l'accueillit bien ; elle appréciait le courage et se montrait sans doute enchantée de donner une petite leçon au gouvernement français[7]. Au bout de peu de temps, le prince eut pour camarades le duc de Bedfort, Somerset, Montrose, Hamilton, Beaufort, le marquis de Londonderry, les comtes d'Eglington, d'Evroll, de Scarborough, de Durham et de Chesterfield, et lord Fitz-Harris, dont il fut l'ami jusqu'à la mort ; il y en aurait d'autres encore à citer[8]. Il connut les beaux esprits du temps, le comte d'Orsay, Disraëli, sir Bulwer Lytton, sir Henry Holland, d'Ouin, Walker Savage, Albang, Landas, etc.[9]. Il vit le roi Joseph et en fut reçu convenablement — ce qui n'était pas certain d'abord, car sa famille, au lieu de l'en remercier, lui tenait rancune de Strasbourg[10]. — Un premier banquet solennel lui fut offert à Leannington. puis un second par le club de la marine. Le président du club était ce brave amiral Fleming qui, ayant reçu l'ordre, en 1815, de conduire Napoléon à Sainte-Hélène, donna aussitôt sa démission dans une lettre où il justifiait ainsi sa conduite : Je serai toujours prêt à servir le roi et à mourir pour lui, mais rien ne pourrait me faire concourir à un acte qui déshonore l'Angleterre[11]. — Ce dîner mettait le prince dans une situation délicate : affecter l'oubli au sujet des victoires anglaises eût paru trop de condescendance ; les rappeler semblait impossible pour un Bonaparte. Il y fit allusion. Répondant au toast qui lui avait été porté, il but à la santé de la marine britannique et dit d'un ton un peu grave : Messieurs, je ne parle pas ici de vos triomphes guerriers, car tous vos souvenirs de gloire sont pour moi des sujets de larmes ; mais je parle avec plaisir de la gloire plus belle et plus durable que vous avez acquise en portant la civilisation à mille peuples barbares et dans les régions les plus lointaines[12]. Ces paroles produisirent, paraît-il, une émotion profonde ; tous les journaux les publièrent avec des commentaires élogieux[13]. La presse londonienne s'occupa d'ailleurs beaucoup de Louis-Napoléon au début de son séjour[14], et, aidée de la presse française, retourna le fer dans la plaie orléaniste : Les persécutions dont on accable le prince prouvent à quel point on le redoute, dit l'un d'eux. A Londres, même en y menant l'existence la plus retirée, le prince occupait nécessairement l'opinion ; en Suisse, on eût beaucoup moins parlé de lui et, par contre-coup, l'Europe eût été mal au courant de ses faits et gestes. Ici, sa voiture aux panneaux armoriés de l'aigle impériale ne peut sortir sans être remarquée des passants et signalée par les reporters[15]. Dans l'hôtel de Carlton-Terrace, construit sur l'emplacement de la célèbre demeure royale où s'agita longtemps cette politique de haine et de passion qui devait faire mourir Napoléon à Sainte-Hélène[16], et après la démolition de laquelle, avant les échafaudages de la nouvelle résidence, fut dressée l'immense tente qui se voit encore à Woolwich et où se donna en 1816 la fête fameuse qui célébra la victoire de Waterloo[17], tout, maintenant, était arrangé le mieux possible afin de rappeler le passé napoléonien et paraître en faire un gage de l'avenir. Le salon, un peu nu, comportait un buste en marbre de l'empereur, deux portraits, un de l'impératrice Joséphine par Isabey, un autre de la reine Hortense, puis un médaillon en velours noir renfermant des miniatures de tous les princes et princesses de la famille impériale ; deux grandes tables, l'une chargée de journaux en ordre, l'autre de livres ; enfin une vitrine qui contenait les plus précieux souvenirs : l'écharpe portée par Bonaparte à la bataille des Pyramides, un cachemire donné par le général à sa belle-fille à son retour d'Égypte, l'anneau du couronnement — un rubis enchâssé d'or que Pie VII mit lui-même au doigt de l'empereur —, la bague passée par Napoléon au doigt de Joséphine pendant la cérémonie et composée de deux cœurs, l'un en saphir, l'autre en diamants pressés, avec cette devise : Deux font un, — et les décorations du grand homme. — Parmi les miniatures d'Isabey, on peut citer un médaillon double avec d'un côté Napoléon et de l'autre Marie-Louise, celui-là touchant plus spécialement le prince car il lui avait été donné le 20 avril 1815, jour anniversaire de sa naissance, et deux portraits de Marie-Louise et du roi de Borne, joyaux de Sainte-Hélène qui gardaient peut-être encore en eux du regard qui les avait si souvent interrogés. Le prince possédait en dernier lieu une relique dont la consécration triple faisait un talisman incomparable ; c'étaient, entourés d'un cercle d'or incrusté de diamants, deux gros saphirs entre lesquels une petite croix contenait un morceau du vrai bois sur lequel le Sauveur était mort ; ces débris sacrés avaient été donnés par l'impératrice Irène à Charlemagne qui les avait ainsi fait monter et les portait toujours sur lui dans les combats. Le clergé d'Aix-la-Chapelle l'avait offert à l'empereur[18].

Le prince ne mène peut-être pas à Londres la vie continuellement exemplaire qu'indique Persigny[19], pour les besoins de la cause ; je doute cependant qu'il s'en éloigne, ce genre d'existence étant tout à fait dans sa nature[20]. Il y a citez Louis-Napoléon un goût spontané pour la réflexion solitaire, une sorte de complaisance à la suivre dans ses développements les plus lointains — trop lointains quelquefois, — et nous le retrouverons plus tard effilant, comme ses idées, ses longues moustaches droites et indéfiniment pointues, de même qu'il suit ici déjà le plan de combinaisons nouvelles en ajoutant, d'un doigt distrait, à la courbe de sa moustache déjà forte, mais retombée un peu au coin de chaque lèvre. — Dès six heures du matin, il est dans son cabinet de travail et reste à la besogne jusqu'à midi. Après son déjeuner qui ne dure jamais plus de dix minutes[21], il lit les journaux et prend des notes ; à deux heures, il reçoit des visites à quatre, il sort, à cinq, monte à cheval et à sept, dîne ; généralement il s'arrange pour travailler encore plusieurs heures dans la soirée. Il ne connaît pas le luxe. Il est le plus simplement mis de toute sa maison, et, dès sa plus tendre enfance, méprisait les usages d'une vie efféminée[22]. Passons sur de nombreux éloges — probablement véridiques — et enregistrons le fait significatif suivant : Le prince possède deux grands registres. Dans l'un se trouvent inscrits, avec des notes détaillées sur leur position, leur capacité, leur caractère, tous nos hommes d'État, les membres des deux Chambres, les hauts fonctionnaires publics, les journalistes et les hommes de lettres, et généralement tous ceux qui peuvent avoir une influence dans l'ordre civil. L'autre registre, consacré à l'armée, comprend tout l'état-major général et chacun des régiments de l'armée au courant des mutations et changements de chaque jour. Le prince ne croit d'ailleurs pas l'armée bien organisée ni bien administrée, et il se propose d'améliorer son sort, sans cependant augmenter les charges de l'État[23]. — Ainsi, en 1840, grâce à Persigny, les Français, au cas où ils auraient oublié le prince, continuaient de savoir qu'il conspirait toujours. Non content d'indiquer ses occupations, cet apôtre arrivait à le dépeindre, marie au point de vue physique, comme un descendant de l'empereur, ce qui, on le sait, est complètement faux. Voici le subterfuge dont il se servait : Le prince est d'une physionomie agréable, d'une taille moyenne, d'une tournure militaire ; il joint à la distinction de toute sa personne la distinction plus séduisante de ces manières simples, naturelles, pleines d'aisance et de bon goût qui semblent l'apanage des races supérieures. Au premier abord, j'ai été frappé de sa ressemblance avec le prince Eugène et avec l'impératrice Joséphine, sa grand'mère ; mais je n'ai pas remarqué une égale ressemblance avec l'empereur. — Il est vrai que n'ayant ni l'ovale de figure ni les joues pleines, ni le teint bilieux de son oncle, l'ensemble de sa figure est privé de quelques-unes des particularités qu'on remarque d'abord dans la tête de l'empereur et qui suffisent pour donner aux portraits les plus infidèles et les plus informes une certaine ressemblance avec Napoléon. Les moustaches, qu'il porte avec une légère impériale sous la lèvre inférieure, impriment d'ailleurs à sa physionomie un caractère militaire d'une allure trop spéciale pour ne pas nuire à sa ressemblance avec son oncle ; niais en observant attentivement les traits essentiels, c'est-à-dire ceux qui ne tiennent pas au plus ou moins d'embonpoint et au plus ou moins de barbe, on ne tarde pas à découvrir que le type napoléonien est reproduit avec une étonnante fidélité. C'est en effet le même front élevé, large et droit, le même nez aux belles. proportions, et les mêmes yeux gris, quoique l'expression en soit adoucie ; c'est surtout les mêmes contours et la même inclinaison de tète, tellement empreinte du caractère napoléonien que, quand le prince se retourne, c'est à faire frissonner un soldat de la vieille garde ; et si l'œil s'arrête sur le dessin de ces formes si correctes, il est impossible de ne pas être frappé comme devant la tète de l'empereur, de l'imposante fierté de ce profil romain dont les lignes si pures et si graves, j'ajouterai même si solennelles. sont comme le cachet des grandes destinées[24]. Certainement... — mais il est néanmoins bon de remarquer la date du livre et que son auteur avait bien deviné. Ce qui suit achève de prouver le côté romantique de Louis-Napoléon : Le caractère distinctif des traits du jeune Napoléon est la noblesse et la sévérité ; et, cependant, loin d'être dure, sa physionomie respire au contraire un sentiment de bonté et de douceur. Il semble que le type maternel qui s'est conservé dans la partie inférieure du visage soit venu corriger la rigidité des lignes impériales, comme le sang des Beauharnais paraît avoir tempéré en lui la violence méridionale du sang napoléonien. Mais ce qui excite surtout l'intérêt, c'est cette teinte indéfinissable de mélancolie et de méditation répandue sur toute sa personne et qui révèle les nobles douleurs de l'exil. Maintenant, d'après ce portrait, il ne faut pas vous représenter un beau jeune homme, un de ces Adonis de roman qui excitent l'admiration des boudoirs. Rien d'efféminé dans le jeune Napoléon. Les nuances sombres de sa physionomie indiquent une nature énergique ; sa contenance assurée, son regard à la fois vif et penseur, tout en lui montre une de ces natures exceptionnelles, une de ces âmes fortes qui se nourrissent de la préoccupation des grandes choses et qui seules sont capables de les accomplir[25]. — Louis-Napoléon devient ici le cousin de Ghilde-Harold.

En réalité, c'est un homme petit, comme son oncle, avec un buste assez long, qui lui permet d'être bien à cheval, sur des jambes trop courtes qui lui nuisent à pied. Son front est haut et large, plus large que vers 1860, mais un peu plus étroit que celui de Napoléon ; peut-être, toutefois, semble-t-il tel à cause de sa hauteur. La tête est puissante, les sourcils, moins allongés que ceux de l'empereur, tournent plus vite vers les tempes ; l'œil est également plus petit, mais le regard, par sa douceur et sa pénétration, retient, admirable[26] ; le nez, plus courbé que celui de Bonaparte, est charnu ; d'abord assez en bec d'aigle, il deviendra plus fort vers 1858. — Le prince, à Londres, a un côté de son existence qui est certainement celle d'un prétendant attentif et convaincu, existence souvent secrète qu'il cache sous celle d'un dandy plus intelligent que ses confrères, moins expansif et plus studieux. La correction de tenue qui lui était naturelle devenait ici nécessaire ; sans elle, il n'eût pas réuni les suffrages anglais ; sa froideur et son calme achevèrent de le faire apprécier.

Infatigable, Persigny explique de nouveau la politique de son dieu. Nous la connaissons. Ce qui mérite d'être signalé, c'est une sorte d'annonciation d'alliance entre l'Angleterre et la France, une divination de la campagne criméenne. Envisageant ce que l'Europe pourrait penser d'une restauration bonapartiste, l'auteur déclare que la Grande-Bretagne lui serait favorable, car elle aurait avantage à s'y unir. Le programme du second Empire — au moins dans une de ses parties — y est esquissé lorsque l'auteur observe que, selon toute probabilité, la politique des grandes puissances serait favorable à l'idée de voir arriver en France a une dynastie qui, jouissant d'une immense popularité, pourrait s'en servir pour rétablir l'ordre et empêcher une conflagration générale en Europe[27], car, à l'égard des guerres de conquêtes, il était évident qu'il ne pouvait plus en être question[28]. Ceci est typique et montre l'idéalisme confiant dont les cervelles de l'époque étaient obscurcies — ou illuminées, comme on préférera. Persigny fait encore observer que les partisans des principes monarchiques en sont arrivés à regretter d'avoir renversé l'Empire qui avait su créer en France une autorité politique. — Ces Lettres de Londres parurent surtout pour renvoyer à un ouvrage du prince lui-même, publié un an auparavant, le rappeler à ceux qui l'avaient lu, le faire connaître, au moins par curiosité, à ceux qui l'ignoraient. Fidèle, en effet, à sa ligne de conduite, ne pouvant tenter de suite un nouveau coup de force, n'y pensant pas encore et le jugeant même à cette heure impossible, Louis-Napoléon n'a déposé l'épée que pour reprendre la plume. Ses précédents ouvrages et l'entreprise de Strasbourg, ont défriché la plaine où va maintenant monter la moisson mûre des épis napoléoniens. Les Idées napoléoniennes[29] sont leur résumé ; toute la doctrine principale[30], arrangée au mieux du goût du temps, tient ici dans ce volume mince et sobre. Le dandy de Carlton-Terrace sait trop l'importance acquise dans son temps par l'homme de lettres pour ne pas en profiter de nouveau. Le conspirateur a aiguisé son style. Au premier aspect, il demeure un peu terne, mais cette impression vient plutôt d'une comparaison avec les livres alors à la mode que du style même ; on y reconnaît une pensée logique ; on constate que sa simplicité est comme celle de son auteur même, comme son caractère, comme sa réserve, comme sa tenue et comme son visage où veille la flamme douce mais puissante de son regard bleu et gris.

Arrêtons-nous à ces Idées napoléoniennes. Cet ouvrage, tout compte fait, est remarquable[31]. Si l'on veut bien se reporter à l'époque où il fut écrit et envisager le but vers lequel il tendait, on ne peut qu'admirer la manière dont le prince l'a conçu, construit et présenté ; si l'on veut réfléchir que la doctrine de ce parti n'avait jamais été résumée encore que par lui, on est forcé d'applaudir ; ses premiers Fèves sont devenus des réalités démontrables. tin art certain de soumettre les faits et les idées et de les réunir de façon qu'ils se servent les uns aux autres, marque ces pages et y déroule un enseignement persuasif. On pouvait faire mieux au point de vue littéraire ; ce n'était guère possible au point de vue pratique. Ce livre a le droit d'être classé connue le livre type du prétendant, le plus correct et le plus concis. Dans la préface, le prince recommence à se déclarer le continuateur prochain de Napoléon : L'empereur n'est plus, mais son esprit n'est pas mort. Privé de la possibilité de défendre par les armes un pouvoir titulaire, je puis au moins essayer de défendre sa mémoire par des écrits[32]. Il prévient qu'il sait faire la part des choses, du temps, des idées nouvelles et se plier aux circonstances : Ennemi de toute théorie absolue et de toute dépendance morale, je n'ai d'engagements envers aucun parti, envers aucune secte, envers aucun gouvernement ma voix est libre comme ma pensée... et j'aime la liberté ! C'est dire : Me voici pur et capable d'agir au milieu de vous qui vous déchirez en luttes intestines ; les partis qui se disputent la France tuent la force française, car, intéressés, avant tout. à se maintenir, ils ne peuvent s'occuper du pays et se font passer avant. Moi, au contraire, seul de tous vos hommes politiques, je n'ai pas d'attaches, seul, je ne dois rien à personne et suis mon maître, seul je saurai, le cas échéant, représenter comme il convient la nation et la réunir toute frémissante, formidable par son unité, dans ma main. — En épigraphe, il a mis cette parole de son oncle : Le vieux système est à bout, le nouveau n'est point assis. Vers la fin, il dira : Les idées napoléoniennes ont le caractère des idées qui règlent le mouvement des sociétés puisqu'elles avancent par leur propre force, quoique privées de leur auteur ; semblables à un corps qui lancé dans l'espace arrive par son propre poids au but qui lui est assigné.

Il ne s'agit pas de savoir si le prince a défini toute la pensée de Napoléon[33], ses rouages et ses méandres, ce serait travail de psychologue et le prince fait œuvre de partisan ; il suffit qu'il en ait exactement compris les grandes lignes, le départ et la raison, le moyen de l'adapter à l'époque contemporaine, le procédé le meilleur pour l'y même faire reconnaître indispensable. Ce qu'il devait essayer, chef d'une cause neuve et mal connue[34], c'était de présenter un système répondant aux besoins actuels et montrer que toutes les bonnes idées en cours venaient de l'Empire ; il lui fallait prouver que, sans même que les professeurs de ces idées-là s'en doutassent, nulle autre que l'aigle impériale n'en avait couvé sous ses vastes ailes le premier nid révolutionnaire. Il y a d'ailleurs plus de vérité dans cette plaidoirie qu'on ne le croit au premier abord ; après avoir étonné, elle retient celui qui s'en occupe ; on est à même de juger ainsi par soi cc qu'il en devait être à l'époque. Ceux qui espéraient en l'avenir trouvaient leur pain moral dans cet excellent manuel de propagande. Ce petit volume allait si loin que la plupart des théories audacieuses soutenues aujourd'hui à la Chambre par certaines intelligences peu renseignées, qui s'en attribuent l'invention, y sont formulées ; la seule différence consiste en ee qu'étant raisonnées dans le texte de Louis-Napoléon, elles emploient pour réussir le chemin le plus court, c'est-à-dire celui de la paix et de la force, au lieu que nos parlementaires les mènent sur une route poudreuse dont ils ignorent le but et se soucient peu de les y voir stationner à jamais pourvu qu'ils en puissent parler avec une violence grossière, également éloignée de sens pratique et de retenue.

Le prince — comme clans ses Rêveries — se déclare partisan et serviteur du progrès, car l'amélioration des sociétés marche sans cesse et ne connaîtra de limites que celles du monde. Il décrète que tous les peuples sont frères et qu'un jour même ils s'uniront pour former une confédération européenne ; il démontre que telle était la pensée impériale. Pour les réformer, il les étudie : Les peuples ont tous quelque chose de commun, c'est le besoin de perfectionnement ; ils ont chacun quelque chose de particulier, c'est le genre de malaise qui paralyse leurs efforts. — Les gouvernements ont été établis pour aider la société à vaincre les obstacles qui entravaient sa marche. Leur forme a dû varier selon la nature du mal qu'ils étaient appelés à guérir, suivant l'époque, suivant le peuple qu'ils devaient régir. Leur tâche n'a jamais été et ne sera jamais facile, parce que les deux éléments contraires dont se compose notre existence exigent l'emploi de moyens différents. Sous le rapport de notre essence divine, il ne nous faut que liberté et travail ; sous le rapport de notre nature mortelle, il nous faut, pour nous conduire, un guide et un appui. Il est difficile de mieux mettre sous les yeux du peuple la nécessité du pouvoir — et son excuse ; notre subtilité — qui n'est souvent qu'une prétention — aurait tort de rire devant cette classification en nature mortelle et en nature divine ; il ne s'agit pas ici de finesse, mais de convaincre ; et ce passage-là convainc les gens qui, par suite de leur travail ou de la simplicité brutale de leur logique, n'ont pas le temps de couper les cheveux en quatre. Au sujet du progrès, il agit de même ; comme précédemment dans ses Rêveries, il l'admet et s'en fait le pontife, mais, pour cela aussi, l'embrigade et le discipline ; il le prouve impossible livré à ses seules réclamations loin du pouvoir et cela, sans paraître faire la leçon, en laissant le lecteur juge : Le progrès ne disparaît jamais, mais il se déplace souvent ; il va des gouverneurs aux gouvernés. La tendance des révolutions est de le ramener toujours parmi les gouvernants. Lorsqu'il est à la tête des sociétés, il marche hardiment, car il conduit ; lorsqu'il est dans la masse, il marche à pas lents, car il lutte. Dans le premier cas, le peuple, confiant, se laisse gouverner ; dans le second cas, il veut au contraire tout faire par lui-même. L'auteur montre que les grands hommes ont incarné en eux le progrès, le servant par la fatalité même de leur génie, le faisant avancer à pas, de géant, d'Alexandre à César, de Charlemagne à Napoléon. — La question du gouvernement le meilleur se pose naturellement. Et le prince évite de la trancher aussitôt ; il la discute avec le lecteur, avoue son hésitation, insinue sa façon de voir en la proposant ; il se réclame de l'opportunisme qui est et a été de tous les temps. Les formes du gouvernement ne suivent pas des lois constantes. Les républiques sont aussi vieilles que le monde ; l'élection et l'hérédité se sont, depuis des siècles, disputé le pouvoir, et le pouvoir est resté tour à tour à ceux qui avaient pour eux les sciences et les lumières, le droit ou la force. Il ne saurait donc y avoir de gouvernement assis sur des formes invariables ; il n'y a pas plus de formule gouvernementale pour le bonheur des peuples qu'il n'y a de panacée universelle qui guérisse tous les maux. Toute question de forme politique, a dit Carrel, a ses données dans l'état de la société, nullement ailleurs[35]. Ces paroles renferment une grande vérité. En politique, le bien n'est que relatif, jamais absolu. Louis-Napoléon ne tombe pas dans la faute de faire un procès superflu aux méthodes du passé : En admettant les idées qui précèdent, il serait impossible d'attacher une haute importance aux distinctions savantes que les publicistes ont faites entre le gouvernement d'un seul et le gouvernement de plusieurs, entre les gouvernements démocratiques et les gouvernements aristocratiques. Tous ont, été bons puisqu'ils ont duré ; telle forme a été la meilleure pour tel peuple qui a duré le plus longtemps. Mais, à priori, le meilleur gouvernement est celui qui remplit bien sa mission, c'est-à-dire celui qui se formule sur le besoin de l'époque et qui, en se modelant sur l'état présent de la société, emploie les moyens nécessaires pour frayer une route plane et facile à la civilisation qui s'avance. Et, en examinant le monde, il ne découvre — à regret, dit-il — que deux gouvernements qui remplissent leur mission providentielle, les États-Unis d'Amérique et l'Empire russe. Tandis que notre vieux centre européen est comme un volcan qui se consume dans son cratère, les deux nations orientale et occidentale marchent sans hésiter vers le perfectionnement, l'une par la volonté d'un seul, l'autre par la liberté. Se tournant alors vers la France, il l'interroge : Epuiseras-tu tes forces et ton énergie à lutter sans cesse avec tes propres enfants ? Non, telle ne peut être ta destinée ; bientôt viendra le jour où, pour te gouverner, il faudra comprendre que ton rôle est de mettre dans tous les traités ton épée de Brennus en faveur de la civilisation. Constatation assez singulière et digne de remarque, ceux qui attaquèrent Napoléon III dans la suite le firent au nom de ses propres doctrines ; Victor Hugo, en dénonçant le tyran, était presque absurde, et il est douteux qu'auprès de la postérité Napoléon le petit ajoute à sa gloire ; ce livre fait déjà sourire[36]. — Nous nous étonnons un peu devant cette poli tique sentimentale, presque littéraire,  mais en dehors des raisons que nous lui avons trouvées déjà, reconnaissons qu'elle avait l'intelligence de faire servir l'autorité au profit d'une belle cause en employant les idées de liberté dans le sens de l'ordre et du bien-être général. Il y a là plus de mérite qu'on ne pense, un mérite tel que l'homme qui serait aujourd'hui assez habile pour en faire autant, d'où qu'il vint comme parti, deviendrait le maître de la France.

Louis-Napoléon va au-devant des objections qui peuvent lui être faites au sujet de l'empereur, coutume dans ses Rêveries politiques. On a érigé son oncle en ogre, ennemi de la paix. Il prouve qu'il avait un grand souci de l'équilibre européen, mais qu'il a été contraint de faire la guerre par les ennemis de la France et pour avancer l'idée de liberté. Ici perce et se définit la cause des nationalités cette cause profondément populaire et que servaient — nous l'avons vu — les esprits d'alors. Enfin, qu'est donc l'empereur — encore une fois — sinon le soldat même de la Révolution, son exécuteur testamentaire ? Il fut entraîné à des guerres parce que la révélation révolutionnaire était trop prompte, trop brutale pour ne pas épouvanter : Le sort commun à toute nouvelle vérité qui surgit est d'effrayer au lieu de séduire, de blesser au lieu de convaincre. C'est qu'elle s'élance avec d'autant plus de force qu'elle a été plus longtemps comprimée ; c'est qu'ayant des obstacles à vaincre, il faut qu'elle lutte et qu'elle renverse jusqu'à ce que, comprise et adoptée par la généralité, elle devienne la base d'un nouvel ordre social. Et le prince compare la liberté au christianisme qui fut d'abord persécuté, puis triompha. Arme de mort pour la vieille société romaine, le christianisme a excité pendant longtemps la crainte et la haine des peuples ; puis, à force de martyrs et de persécutions, la religion du Christ a pénétré dans les esprits et dans les consciences ; bientôt, elle eut à ses ordres des armées et des rois ; Constantin et Charlemagne la promenèrent triomphante en Europe. Alors la religion déposa ses armes de guerre ; elle dévoila à tous les yeux les principes d'ordre et de paix qu'elle renfermait et devint l'élément organisateur des sociétés, l'appui même du pouvoir. Il en sera ainsi de la liberté. Ceci ne pouvait que plaire en même temps aux républicains et au clergé qui, à cette époque, s'entendaient assez bien[37].

L'empereur a contribué plus que tout autre à accélérer le règne de la liberté en sauvant l'influence morale de la Révolution et en diminuant les craintes qu'elle inspirait. Sans le Consulat et l'Empire, la révolution n'eût été qu'un grand drame qui laisse de grands souvenirs, mais peu de traces ; la révolution se serait noyée dans la contre-révolution. Il y a beaucoup de vrai dans cette dernière phrase ; elle montre ce que les Bourbons n'ont jamais pardonné à l'Empire et à ses généraux[38] ; la Terreur blanche en est une preuve ; et les miquelets de maintenant — il s'en trouve encore pensent de même. Il y a une vérité identique dans la fameuse affirmation napoléonienne où l'empereur dit avoir dessouillé la Révolution, affermi les rois et ennobli les peuples. En effet, il dessouilla la Révolution en séparant les vérités qu'elle fit triompher des passions qui, dans leur délire, les avaient obscurcies ; il raffermit les rois en rendant leur pouvoir honoré et respectable ; il ennoblit les peuples en leur donnant la conscience de leur force et ces institutions qui relèvent l'homme à ses propres yeux... L'empereur doit-être considéré comme le messie des idées nouvelles. Car, dans les moments qui suivent de près un bouleversement social, l'essentiel n'est pas de mettre en application des principes dans toute la stabilité de leur théorie, mais de s'emparer du génie régénérateur, de s'identifier avec les sentiments du peuple et de le diriger hardiment vers le but qu'il veut atteindre. Pour être capable d'accomplir une tâche semblable, il faut que votre fibre réponde à celle du peuple (paroles de l'empereur), que vous sentiez comme lui et que vos intérêts soient tellement confondus que vous ne puissiez vaincre ou tomber qu'ensemble. Prévoyant qu'il serait accusé de faire l'empereur trop grand et par contre-coup de s'attribuer à lui-même, pour l'avenir, un râle trop important, désireux de respecter devant la masse ce fameux et absurde principe d'égalité que chacun révoque au fond de sa conscience, parce qu'il est impossible à reconnaître, formulant la négation même de tout ce qui existe, il ajoute : C'est cette union de sentiments, d'instincts et de volontés qui a fait toute la force de l'empereur. On commettrait une grave erreur si l'on croyait qu'un grand homme a l'omnipotence et ne puise de force qu'en lui-même. Savoir deviner, profiter et conduire, telles sont les premières qualités d'un génie supérieur. Napoléon n'a-t-il pas déjà dit : Je n'ai garde de tomber dans la foule des hommes à systèmes modernes, de me croire par moi seul et par mes idées la sagesse des nations. Le génie de l'ouvrier est de savoir se servir des matériaux qu'il a sous la main. Il montre que son oncle sut justement comprendre que refaire l'ancien régime comme y aspirait la noblesse — était une criminelle sottise, mais qu'il y avait dans le passé certaines bonnes choses et qu'il y aurait folie à ne pas s'en servir, par simple principe jacobin. Afin de donner une nouvelle assurance au clergé et en même temps une garantie aux républicains, il note que Napoléon fut le restaurateur de la religion, mais sans utiliser les prêtres comme moyen de gouvernement. En agissant ainsi, l'empereur ne faisait qu'exécuter le vœu de la majorité, dont il ne s'écartait pas, en général. Et afin de préparer le futur plébiscite qu'il entrevoit déjà, peut-être, le prince écrit : Jamais de si grands changements ne se firent avec moins d'efforts. Napoléon n'eut qu'à dire : Qu'on ouvre les églises, et les fidèles s'y précipitèrent à l'envi. Il dit à la nation : Voulez-vous un pouvoir héréditaire ? Et la nation répondit affirmativement par quatre millions de votes. Mais ceci a peut-être besoin d'une excuse, et la voici : C'est qu'il est difficile de se dépouiller entièrement du passé ; une génération a, comme un individu, des antécédents qui la dominent. Nos sentiments ne sont, pour la plupart, que des traditions. Esclave des souvenirs de son enfance, l'homme obéit toute la vie, sans s'en douter, aux impressions qu'il a reçues dans son jeune âge, aux épreuves et aux influences auxquelles il a été en butte ; la vie d'un peuple est soumise aux mêmes lois générales. Un jour seul ne fait pas d'une république de 500 ans une monarchie héréditaire, ni d'une monarchie de 1.400 ans une république élective. Ce serait donc malgré lui que, l'empereur dut ne pas se contenter de la république. La Terreur, le Directoire avaient montré qu'elle était odieuse, puis insuffisante. Cependant, se refusant à une monarchie basée sur la noblesse du nom, Bonaparte reconnut la nécessité d'une constitution qui s'en rapprochât, mais établie sur le peuple, cette fois, comme sur sa base la plus naturelle, de telle sorte que celui-ci se trouva forcé d'admettre le principe d'autorité en tant que meilleur garant de force et de démocratie. Ce .fut alors l'empire. Et ce pouvoir encore si nouveau, nécessitant un gage de consécration et de durée, par suite du même raisonnement, tous furent amenés à conclure par l'hérédité. Au commencement du XIXe siècle, les idées étaient toutes portées pour l'hérédité du pouvoir de l'empereur, soit par la force traditionnelle des anciennes institutions, soit par le prestige qui environnait l'homme investi de l'autorité, soit enfin par le désir d'un ordre de choses qui donnât plus de garanties de stabilité. Mais la différence de l'établissement de la république pouvait s'expliquer peut-être par une autre considération. La France était démocratique depuis 1789 ; or, dans un grand État européen, il est difficile de concevoir l'existence d'une république sans aristocratie. A ce sujet, après avoir cité une phrase de Thiers : ... En y réfléchissant bien, on aurait vu qu'un corps aristocratique convient plus particulièrement aux républicains, le prince dit fort justement : On peut ajouter que l'aristocratie n'a pas besoin d'un chef, tandis que la nature de la démocratie est de se personnifier dans un seul homme. Et voici un passage de premier ordre sur la question : Il y a pour tous pays deux sortes d'intérêts bien distincts et souvent opposés : les intérêts généraux et les intérêts particuliers ; autrement dit les intérêts permanents et les intérêts passagers. Les premiers ne changent pas avec les générations ; leur esprit se transmet d'âge en âge par tradition plutôt que par calcul. Ces intérêts ne peuvent être représentés que par une aristocratie, ou, à son défaut, par une famille héréditaire. Les intérêts passagers ou particuliers, au contraire, changent continuellement selon les circonstances et ne peuvent être bien compris que par des délégués du peuple qui, se renouvelant sans cesse, soient l'expression fidèle du besoin et du désir des niasses. Or la France, n'ayant plus et ne pouvant plus avoir d'aristocratie, c'est-à-dire de ces corps privilégiés dont l'influence n'est grande que parce que le temps a consacré leur autorité, la république eût été privée de ce pouvoir conservateur qui, gardien fidèle, quoique souvent oppressif, des intérêts généraux et permanents, a fait pendant des siècles à Rome, à Venise et à Londres, la grandeur de ces pays par la simple persévérance dans un système national... Pour obvier à ce manque de fixité et de suite, qui est le plus grand défaut des républiques démocratiques, il fallait créer une famille héréditaire qui fût la conservatrice de ces intérêts généraux et dont la puissance ne fût basée que sur l'esprit démocratique de la nation. Le prince montre le parti pris de ceux qui attaquèrent l'empereur, et termine son chapitre Il sur cette prédiction d'autant plus intéressante qu'il sut la réaliser : Les masses depuis longtemps lui ont rendu justice ; chaque jour qui s'écoule en découvrant une des misères qu'il avait guéries, un mal qu'il avait extirpé, explique assez ses nobles projets. Et ses grandes pensées, qui brillent d'autant plus que le présent s'obscurcit, sont comme des phares lumineux qui font entrevoir au milieu des ténèbres et des tempêtes un avenir de sécurité.

Traitant au chapitre in de la question intérieure, Louis-Napoléon y démontre quel rôle son oncle eut à soutenir. La grande difficulté des révolutions est d'éviter la confusion dans les idées populaires. Le devoir de tout gouvernement est de combattre les idées fausses et de diriger les idées vraies en se mettant hardiment à leur tête ; car, si, au lieu de conduire, un gouvernement se laisse entraîner, il court à sa perte et il compromet la société au lieu de la protéger. L'empereur réussit parce qu'il fut justement le représentant des idées vraies de son siècle. Quant aux théories nuisibles, il ne les attaqua jamais de front, mais il les prit à revers, parlementa, traita avec elles et enfin les unit par une influence morale ; car il savait que la violence ne vaut rien contre les idées. Cette parole caractéristique donnait un gage de paix aux divers lecteurs, quelles que fussent leurs opinions ; elles nous montre déjà dans le conspirateur d'alors l'homme qui prendra des détours, une fois au pouvoir, pour vaincre ses ennemis et pensera venir à bout des prétentions nouvelles en leur fournissant un place près de son trône. Louis-Napoléon explique que la liberté ne peut être installée qu'après la disparition des partis qui déchirent la France et l'apaisement des haines ; pour son établissement durable, il est nécessaire de recréer l'esprit public, la religion, la foi politique, les mœurs et l'ordre civil ; mais tout cela ne peut être l'œuvre d'un jour et il faut plaindre les peuples qui veulent récolter avant d'avoir labouré le champ... Une erreur fatale est de croire qu'il suffise d'une déclaration de principes pour constituer un nouvel ordre de choses. Les principes seuls ne peuvent pas édifier ; il est facile de parler, beaucoup moins d'agir, et l'essentiel est justement d'agir quand on se trouve à une période de crises. Après une révolution, l'indispensable n'est pas de faire une constitution, mais d'adopter un système qui, basé sur des principes populaires, possède toute la force nécessaire pour fonder et établir, et qui, .tout en surmontant les difficultés du moment, ait en lui cette flexibilité qui permette de se plier aux circonstances, D'ailleurs, après une lutte, une constitution peut-elle se garantir des passions réactionnaires ? Et quel danger n'y a-t-il pas à traduire en principes généraux des exigences transitoires ! Après la révolution, tous les partis réclament bien la liberté et l'égalité, mais seulement pour leur propre compte. Il devait en être ainsi tant qu'il n'y aurait pas un pouvoir national qui, par sa stabilité et la conscience de sa force, fût exempt de passions et pût donner protection à tous les partis, sans rien perdre de son caractère populaire. Est-ce que l'Empire ne fut pas ce pouvoir-là, lui qui réunit des gens de toutes les classes pour le plus grand bien de l'État ? L'empereur disait qu'en politique il faut guérir les maux, jamais les venger. Il déclarait au Conseil : Gouverner par un parti, c'est se mettre tôt ou tard dans sa dépendance. On ne m'y prendra pas — je suis national. Je me sers de tous ceux qui ont de la capacité et la volonté de marcher avec moi. Voilà pourquoi j'ai composé mon Conseil d'État de constituants qu'on appelle modérés ou feuillants, comme Defermon, Rœderer, Régnier, Regnault ; de royalistes comme Devaisnes et Dufresnes ; enfin de jacobins comme Brune, Réal et Berthier. J'aime les honnêtes gens de tous les partis. Tel fut son but et tel sera celui de son neveu : Réunir toutes les forces nationales contre l'étranger, réorganiser le pays sur des principes d'égalité, d'ordre et de justice, telle est la tâche de Napoléon. Il réussit en amalgamant au lieu d'extirper. Il concilie les cultes rivaux en les laissant tous libres et émancipe les juifs qu'il fait citoyens, suivant ainsi, on ne peut mieux, — trop bien, peut-être, clans ce cas spécial, les principes révolutionnaires. Dans son œuvre, on serait mal venu de chercher une concession à l'ancien parti ou à l'ancienne France qui le rendit solidaire le moins du monde des aristocrates ou diminuât les conquêtes de 89 : il a rappelé les émigrés sans toucher à l'irrévocabilité de la vente des biens nationaux ; il a rétabli la religion catholique en proclamant la liberté des consciences et en donnant une rétribution égale aux ministres de tous les cultes ; il s'est fait sacrer par le Souverain Pontife sans souscrire à aucune des concessions que lui réclamait le pape sur les libertés de l'Église gallicane ; il a épousé la fille de l'empereur d'Autriche sans abandonner aucun des droits de la France sur les conquêtes qu'elle avait faites ; il a rétabli les titres nobiliaires, mais sans y attacher de privilèges ni de prérogatives ; ces titres nouveaux atteignent toutes les naissances, tous les services, toutes les professions. Sous l'Empire, la caste est détruite ainsi que l'abus qu'elle entraîne ; elle n'a plus de raison d'être ; logique dans une partie du passé, ici, elle devient une entrave ; l'Empire demande à un homme ce qu'il a fait et non de qui il est né. Pour installer sur des bases solides le respect de la loi en dehors même du pouvoir, il couronne son œuvre par le Code, si solidement bâti que la société moderne se règle encore sur lui. — Il sut enfin une chose unique en son genre et qui ne s'était pas vue depuis longtemps, c'est prouver aux peuples que les sentiments nobles du cœur humain ne sont que les drapeaux des intérêts matériels bien entendus ; de même que la morale chrétienne est sublime parce que, même comme loi civile, elle est le guide le plus sûr que nous puissions suivre, la meilleure conseillère de nos intérêts privés.

Le prince s'étend ensuite sur le mécanisme administratif de l'Empire et l'explique. Il note en passant que sous le régime napoléonien les crimes vont en diminuant et que le nombre des prisonniers d'État, qui était de 9.000 au 18 brumaire, se trouva réduit à 150 en 1814. Il rappelle l'état de la France au commencement du Consulat, alors que Pitt comptait sur son manque d'argent et de crédit pour assurer sa ruine et qu'un an suffit à Napoléon, après le 18 brumaire, pour régulariser le recouvrement des contributions et posséder encore, en portefeuille, trois cents millions de valeurs ; tout cela sans le système d'emprunts qui écrasa l'Angleterre en 1804, l'empereur avant posé les principes contraires en fixant par une loi spéciale le montant de la dette publique à quatre-vingts millions de rente. Il explique les projets de son oncle quant au système financier du pays, projets que la guerre l'empêcha de réaliser en entier ; il passe en revue l'état du commerce, des travaux publics et de l'instruction. Étudiant l'organisation politique, il énonce une vérité qui, malheureusement, n'est pas encore admise de nos jours : Qu'il me soit permis de dire que je considère comme un malheur la fatale tendance qu'on a en France de vouloir toujours copier les institutions des peuples étrangers pour les adopter parmi nous. Sous la république, on était romain ; puis la constitution anglaise a paru le chef-d'œuvre de la civilisation ; les titres de noble pair et d'honorable député ont semblé plus libéraux que ceux de tribun et de sénateur, comme si, en France, cette patrie de l'honneur, être honorable était un titre et non une qualité. Ne serons-nous clone jamais nous-mêmes ? Afin de bien prouver qu'il n'a aucun parti pris dans cette façon de voir, le prince ajoute : La France, sous beaucoup de rapports, est à la tête de la civilisation : et on semble douter qu'elle puisse se donner des lois qui soient uniquement françaises, c'est-à-dire des lois adaptées à nos besoins, modelées sur notre nature, subordonnées à notre position politique ! Prenons des pays étrangers les améliorations qu'une longue expérience a consacrées, mais gardons dans nos lois la forme, l'instinct et l'esprit français... Une constitution doit être faite uniquement pour la, nation à laquelle on veut l'adapter. Elle doit être comme un vêtement qui, pour être bien fait, ne doit aller qu'a un seul homme. Et, afin de parer à l'observation du lecteur : Sous le rapport politique, l'empereur n'a pu organiser la France que provisoirement ; mais toutes ses institutions renfermaient un germe de perfection qu'à la paix il eût développé. Tout le long du livre, chaque fois que l'occasion lui en est fournie, il s'applique à justifier la toute-puissance de son oncle : Constatons d'abord une vérité, c'est que lorsque le peuple français proclama Napoléon empereur, la France était tellement fatiguée des désordres et des changements continuels, que tout concourait à investir le chef de l'État du pouvoir le plus absolu. L'empereur n'eut donc pas le besoin de le convoiter ; il n'eut au contraire qu'à s'en défendre. Autant, autrefois, l'opinion publique avait réclamé l'affaiblissement du pouvoir, parce qu'elle le croyait hostile, autant elle se prêtait à le renforcer depuis qu'elle le voyait tutélaire et réparateur. Il n'eût tenu qu'à Napoléon de n'avoir ni corps législatif, ni sénat, tant on était las de ces discussions éternelles entretenues, comme il le disait lui-même, par une foule de gens qui s'acharnaient à disputer sur les nuances avant d'avoir assuré le triomphe de la couleur. Napoléon devient un maître unique, le maître de l'avenir, sous la plume de son neveu. Comment ne pas croire, en le lisant, que lui-même doit être le sauveur d'une époque qui va si mal, par le fait seul déjà qu'elle existe comme elle est — tant on se refuse, en France, à reconnaître jamais la valeur du gouvernement en cours. N'oublions pas non plus que si l'empereur accepta ce pouvoir qui venait déjà si naturellement à lui, ce fut sans commettre la faute de beaucoup d'hommes d'État qui veulent assujettir la nation à une théorie abstraite, théorie qui devient pour le pays comme le lit de Procuste, non, il étudia, au contraire, avec soin le caractère du peuple français, ses besoins, son état présent ; et, d'après ces données, il formula un système qu'il modifia encore selon les circonstances. Oui, ce fut bien lui le fondateur du fameux ordre civil dont la République réclame la paternité ; il l'annonça au Conseil d'État lorsqu'il dit : Je veux constituer en France l'ordre civil. Il n'y a eu jusqu'à présent dans le monde que deux pouvoirs, le militaire et l'ecclésiastique. Les barbares qui ont envahi l'Empire romain n'ont pu former d'établissement solide parce qu'ils manquaient à la fois d'un corps de prêtres et d'un ordre civil. L'auteur déroulant une vue rapide de l'organisation impériale, affirme l'impartialité napoléonienne, et promet la sienne plus tard par ce moyen : Les principes qui dirigeaient l'empereur dans le choix des fonctionnaires publics étaient bien plus rationnels que ceux d'après lesquels on procède aujourd'hui. Lorsqu'il nomme le chef d'une administration, il ne consulte pas la nuance politique de l'homme, mais sa capacité comme fonctionnaire. C'est ainsi qu'au lieu de rechercher les antécédents politiques des ministres qu'il emploie, il ne leur demande que des connaissances spéciales. De telle sorte que sous l'Empire, toutes les intelligences, toutes les capacités de la France étaient appelées à concourir à un seul but, la prospérité du pays. Depuis, au contraire, toutes les intelligences n'ont été occupées qu'à lutter entre elles, qu'à discuter sur la route à suivre, au lieu d'avancer. La discipline politique s'est rompue, et, au lieu de marcher droit à un but en colonne serrée, chacun a improvisé un ordre de marche particulier et s'est séparé du corps d'armée. Louis-Napoléon insiste sur ce que l'Empire n'était pas un gouvernement militaire ; et, à ce sujet, ne nous étonnons pas de ses redites, l'auteur faisant avant tout œuvre de propagande et n'ayant d'autre but que d'y réussir ; présenter une même idée sous des aspects différents est encore un des meilleurs moyens de forcer le lecteur à s'en souvenir. Etrange gouvernement militaire, dit-il que celui où la tranquillité dans le vaste Empire se maintenait sans un soldat, tandis que le chef de l'État et l'armée étaient à huit cents lieues de la capitale. Il est impossible cependant d'empêcher Napoléon d'être dénigré, car — nous le savions — il y a des esprits vulgaires qui ne peuvent comprendre ce qui est grand et parce que dans les époques de transition, l'esprit de parti défigure les grands traits historiques. L'empereur, envisageant son œuvre exécutée en si peu de temps, n'aurait-il pas le droit de dire, s'il revenait : Tout ce que j'ai fait pour la prospérité intérieure de la France, je n'ai eu, pour l'accomplit, que l'intervalle des batailles. Mais vous qui me blâmez, qu'avez-vous fait pendant vingt-quatre ans d'une paix profonde ? Suit tout un réquisitoire en forme de questionnaire contre le gouvernement de Juillet, questionnaire auquel Louis-Philippe pourra d'autant moins répondre qu'il n'en aura ni le désir, ni la possibilité.

Louis-Napoléon étudie la question étrangère et lui indique nécessairement, comme seule solution favorable, la politique impériale. Il v a trois manières d'envisager les rapports de la France avec les gouvernements étrangers. Elles se formulent dans les trois systèmes suivants : Il y a une politique aveugle et passionnée qui voudrait jeter le gant à l'Europe et détrôner tous les rois. — Il y en a une autre qui lui est entièrement opposée et qui consiste à maintenir la paix en achetant l'amitié des souverains aux dépens de l'honneur et des intérêts du pays. Et le prince n'a pas besoin de dire en passant que cette politique-là est celle des d'Orléans, tout le monde l'a pensé. Enfin il y a une troisième politique qui offre franchement l'alliance de la France à tous les gouvernements qui veulent marcher avec elle dans des intérêts communs. Avec la première, il ne peut y avoir ni paix, ni trêve ; avec la seconde il n'y a pas de guerre, mais aussi point d'indépendance avec la troisième, pas de paix sans honneur, pas de guerre universelle. Le troisième système — on s'y attendait — est la politique napoléonienne. Que fut en effet Napoléon, sinon le seul homme qui s'était fait médiateur entre deux siècles ennemis ? Non, il ne fut pas la cause des guerres ; et l'exilé de Carlton-Terrace écrit bravement : Toutes nos guerres sont venues de l'Angleterre. Passant en revue les états créés par Napoléon, il déclare à propos de l'Italie : Le nom si beau d'Italie mort depuis tant de siècles, est rendu à des provinces jusque-là détachées ; il renferme en lui seul tout un avenir d'indépendance. Enfin, malgré les sacrifices qu'elles entraînaient nécessairement, les campagnes de l'Empire ont été fécondes Si la guerre est le fléau de l'humanité, ce fléau perd une grande partie de sa malheureuse influence quand la force des armes est appelée à fonder au lieu de détruire. Les guerres de l'Empire ont été comme le débordement du Nil ; lorsque les eaux de ce fleuve couvrent la campagne d'Egypte, on pourrait croire à la dévastation ; mais à peine se sont-elles retirées que l'abondance et la fertilité naissent de leur passage. Cette littérature un peu solennelle nous plaît médiocrement ; elle répond pourtant au goût d'alors et ne pouvait que frapper ; bien des esprits se plurent à cette image et conçurent peut-être, grâce à elle et à quelques autres, plus de curiosité pour Louis-Napoléon.

il achève en indiquant le terme où tendait l'empereur, et ce terme, selon lui, est humanitaire, terme idéal et rare pour un souverain, dont ne pouvaient que se féliciter l'Europe libérale et la franc-maçonnerie universelle. Lorsque le sort des armes eut rendu Napoléon maître de la plus grande partie du continent, il voulut faire servir ses conquêtes à l'établissement d'une confédération européenne... Son génie lui faisait prévoir que la rivalité qui divise les différentes nations de l'Europe disparaîtrait devant un intérêt général bien entendu. N'a-t-il pas eu un jour cette mémorable parole — tellement oubliée — : Tant qu'on se battra en Europe, cela sera une guerre civile. — Un long paragraphe suit sur le développement progressif de l'humanité auquel le prince ne manque jamais l'occasion de prouver qu'il croit. La commune, la ville, la province ont, l'une après l'autre, agrandi leur sphère sociale et reculé les limites du cercle au delà duquel existe l'état de nature. Cette transformation s'est arrêtée à la frontière de chaque pays ; et c'est encore la force et non le droit qui décide du sort des peuples. Ceux qui ont abattu Bonaparte ont fait reculer la civilisation. L'aigle, à Waterloo, ne tenait pas seulement dans ses serres la foudre impériale, mais le feu prométhéen ; ce n'est pas rien que la France qui tomba mutilée dans la soie de ses prodigieux drapeaux, c'était la cause mille fois sainte de l'union européenne[39]. Cette cause-là était si belle que les rois, ne pouvant la renier, la volèrent à leur adversaire abattu pour la diminuer et, firent la Sainte-Alliance — une Sainte-Alliance qui, sans Talleyrand, au congrès de Vienne, aurait établi peu à peu la mort de la patrie française[40]. 1815 détruisit un avenir incomparable ; sans cette défaite, la dernière grande transformation eût été accomplie pour notre continent. Et, de même que, dans le principe, les intérêts communaux s'étaient élevés au-dessus des intérêts individuels, puis les intérêts de cité au-dessus des intérêts de commune, les intérêts de province au-dessus des intérêts de cité, enfin, les intérêts de nation au-dessus des intérêts de province ; de même aussi, les intérêts européens auraient dominé les intérêts nationaux, et l'humanité eût été satisfaite, car la Providence n'a pu vouloir qu'une nation ne fût heureuse qu'aux dépens des autres et qu'il n'y eût en Europe que des vainqueurs et des vaincus et non les membres réconciliés d'une même et grands famille. Le passage suivant est encore à retenir : L'identité des intérêts entre le souverain et le peuple, voilà la base essentielle d'une dynastie. Un gouvernement est inébranlable quand il peut se dire : Ce qui profitera au plus grand nombre, ce qui assurera la liberté des citoyens et la prospérité du pays, fera aussi la force de mon autorité et consolidera mon pouvoir. Mais lorsqu'un gouvernement n'a ses partisans que dans une seule classe, que la liberté ne donne des armes qu'à ses ennemis, comment peut-on espérer de lui qu'il étende le système d'élection, qu'il favorise la liberté ? Peut-on demander à un gouvernement qu'il se suicide ? Voilà ce que les diplomates du congrès de Vienne n'ont pas compris et ce qu'on peut leur reprocher. Napoléon avait refermé le gouffre des révolutions ; vous l'avez rouvert en le renversant. Prenez garde que ce gouffre ne vous engloutisse. Napoléon n'est tombé que -par son génie, parce que ce génie dépassait celui de ses contemporains : L'empereur est tombé, parce qu'il a achevé trop tôt son ouvrage, parce que les événements se pressant avec trop de rapidité, il vainquit pour ainsi dire trop promptement. Devançant par son génie et le temps et les hommes, heureux, on le crut un dieu ; malheureux, on ne vit plus que sa témérité. Emporté par le flot de la victoire, Napoléon ne put être suivi dans son rapide essor par les philosophes qui, bornant leurs idées au cercle étroit du foyer domestique, pour un rayon de liberté, aidèrent à étouffer le foyer même de la civilisation... Napoléon n'est tombé que parce que ses projets s'agrandissant en proportion des éléments qu'il avait à sa disposition, il voulut, en dix ans d'Empire, faire l'ouvrage de plusieurs siècles. Et notons ceci, ce n'est pas le peuple français en courroux qui a sapé son trône, il a fallu, à deux fois, douze cent mille étrangers pour briser le sceptre impérial.

Le prince termine ainsi : Répétons-le, l'idée napoléonienne n'est point une idée de guerre, mais une idée sociale, industrielle, commerciale, humanitaire. Si, pour quelques hommes, elle apparaît toujours entourée de la foudre des combats, c'est qu'elle fut trop longtemps, en effet, enveloppée par la fumée du canon et la poussière des batailles. Mais aujourd'hui les nuages se sont dissipés et on entrevoit à travers la gloire des armes une gloire civile plus grande et plus durable. Que les mânes de l'empereur reposent donc en paix ! Sa mémoire grandit tous les jours. Chaque vague qui se brise sur le rocher de Sainte-Hélène apporte, avec un souffle d'Europe, un hommage à sa mémoire, un regret à ses cendres, et l'écho de Longwood répète sur son cercueil : Les peuples libres travaillent à refaire ton ouvrage.

Louis-Napoléon publia ce livre contre l'avis de tous[41], ce qui montre qu'il ne put guère être aidé, afin de formuler les idées politiques du parti et de prouver qu'il n'était pas seulement un hussard aventureux[42].

* * *

D'abord très reçu dans la société anglaise, le prince en fut bientôt un peu éloigné[43] ; sa vogue se soutint à peine jusqu'au printemps, et il était arrivé en hiver ; le prince impérial de Russie, survenu en mai 1839, le remplaça[44] dans l'admiration nécessairement éphémère d'un monde pour lequel la nouveauté figure toujours l'intérêt le plus grand. Louis-Napoléon n'en fut pas autrement affecté ; il vit davantage ses amis intimes, d'Orsay et le marquis de Rosberry ; il fréquenta surtout à Gore-House, chez lady Blessington[45]. Le salon de cette jolie personne, dont les amours défrayaient la conversation, était assez mêlé ; la plupart des femmes de la société bourgeoise s'en étaient volontairement exclues[46]. — Quant à ses plaisirs particuliers, il semble qu'il les ait trouvés à l'opéra italien et dans une petite troupe française installée à Saint-James Théâtre[47] ; on l'y rencontrait souvent, invariablement accompagné du vicomte de Persigny et du marquis de Montauban[48]... En somme, l'existence de l'exilé était agréable. Ce qui avait surtout contribué à le perdre dans l'esprit du beau monde en Angleterre, c'était sa présence à un fancy-ball (bal costumé) à Londres, dans les salons d'Hanover-Squarre, la semaine où il avait reçu coup sur coup la nouvelle de la mort du cardinal Fesch, son grand-oncle et de celle de Mme Murat, la sœur de son père[49]. — Le beau monde, qui ne pouvait guère servir politiquement au prince pour le quart d'heure, devait lui être assez égal ; avec une ambition comme la sienne, il ne sentait que de fortes blessures et celle-ci était par trop légère ; il avait d'ailleurs l'âge où elle ne pique plus.

Ce fut sans doute chez lady Blessington qu'il rencontra Miss Howard, l'admiratrice dévouée qui jouera désormais — sans aller jusqu'à la conspiration même — le rôle de Mme Gordon. Elle dépassa celle-ci dans l'ordre intime, car elle fut, et longtemps, la maîtresse du prince. Bonapartiste fervente, elle aida le prétendant de toutes les manières et lui avança certaines sommes — qui lui furent remboursées dans la suite[50]. Ce fut également chez lady Blessington qu'il acheva de se lier avec Disraëli. Le futur lord Beaconsfield n'était pas encore célèbre. Petit juif légèrement suspect, il commençait néanmoins de s'imposer à l'attention par son élégance et ses manières, n'ayant pu faire encore comprendre la force pratique dont il était pourvu. Un de ses contemporains a laissé de lui, vers cette époque, ce curieux tableau : Il était assis dans l'embrasure d'une fenêtre donnant sur Hyde-Park ; les derniers rayons du soleil couchant empourpraient de leurs reflets les somptueux ramages de son gilet merveilleux ; ses escarpins vernis, son stick blanc orné d'une cordelière à glands noirs ainsi qu'une quantité de chaînes autour du cou ou pendant de ses poches ne servaient qu'à attirer l'attention sur lui. Il a une des plus extraordinaires figures que j'aie jamais vues. Il est d'une pâleur livide et, si ce n'était l'énergie de la parole et de son geste, il semblerait destiné à être une victime de la consomption. Son œil est noir comme l'Erèbe, laissant passer la plus inimaginable expression de moquerie que je connaisse. Sa bouche est vivante, comme travaillée par une impatience nerveuse ; quand il a fait une sortie, ainsi qu'il le fait constamment et avec une volubilité d'expression étonnante, sa bouche alors prend une courbe de triomphant mépris, digne de Méphistophélès ; sa chevelure est aussi originale que son goût pour ses gilets. Une lourde.et épaisse masse de boucles d'un noir de jais retombe sur sa joue gauche presque jusque sur l'encolure toujours dégagée, tandis que, sur la tempe droite, elle se trouve partagée et rejetée avec insouciance et grâce comme une jeune fille... Il me serait plus facile de rassembler l'écume de la mer que de chercher à donner une idée des expressions dont il revêt ses descriptions... Il parle comme un cheval de course qui va toucher le poteau, tous ses muscles sont en action. Imagine-t-on le prince avec sa réserve devant ce jeune israélite impudent, pressé de parvenir ? Certains portraits servent à en faire entrevoir d'autres, et c'est dans ce but que nous avons proposé celui de lord Beaconsfield. Pas de fortune plus heureuse, mais pas de vie plus réglée que la sienne malgré ses modes exagérées et sa prétention ; pas de vie plus hasardeuse que celle de Napoléon III malgré son calme, son silence et sa tenue ; pas de politique extérieure plus raisonnable que celle du premier, peu d'aussi neuve que celle du second ; et à ces deux hommes dont l'un devait devenir ministre et l'autre empereur, qui donc eût alors osé prédire le succès ? Personne — sauf quelques fidèles pour ce qui est du prince.

Afin de se faire bien venir du gouvernement anglais et de se rendre compte par lui-même, — ce qu'il aimait plus qu'on ne l'a dit, — Louis-Napoléon se soumit à une des plus singulières coutumes de la vie londonienne. Il y était établi qu'un citoyen s'honorait en prêtant son aide à l'autorité pour contribuer, dans sa mesure et sous certaines conditions, au maintien de l'ordre public ; les membres les plus haut placés de la société pratiquaient ce devoir civique, et ces détectives du grand monde étaient désignés sous le nom de constables ; c'était, — pour essayer un parallèle qui fasse saisir la chose, — à peu près, l'équivalent d'une garde nationale secrète. Le prince qui avait payé, en quelque sorte, son hospitalité à la Suisse en servant dans son armée, acquittait ici la même dette par le moyen le plus commode et qui le laissait le plus libre. Cela lui valait au surplus d'assister à de nombreux meetings. — Cet exercice un peu particulier ne parait d'ailleurs point avoir répondu à ses goûts ; il ne le remplit que deux mois, — en admettant qu'il l'ait rempli ; on croit qu'il se fit inscrire constable et n'en essaya jamais les fonctions[51].

Louis-Napoléon passait certaines de ses soirées au Carlton-Club. Là, en frac, il fumait des cigares et feuilletait les magazines d'un air las et excédé. C'était de bon ton. Ce club, installé depuis peu, succédait à ce qu'on appelait auparavant la coterie de Charles-Street. Seuls, les gens qui menaient grand train songeaient à. en faire partie[52]. Il comptait quinze cents membres triés sur le volet par un comité tout-puissant[53]. Les deux avantages de l'endroit — les deux seuls possibles dans un pays puritain — consistaient à posséder une installation parfaite et à réunir les fortunes les plus considérables à côté, des plus grands titres, ce qui se désigne communément sous le nom d'élite, on n'a jamais très bien su pourquoi, peut-être parce que le mérite qui ressort le mieux pour l'ensemble est-il naturellement le plus vain. Louis-Napoléon retrouvait parmi cette société solennelle et choisie certaines des idées d'européanisme qu'il avait rédigées dans son dernier ouvrage. L'homme fort de l'époque, l'homme à la mode, admettait le principe cosmopolite introduit dans les affaires humaines par la Révolution française à côté du principe national ; ce que le prince oubliait, peut-être, de saisir ici, c'est que, dans ce plan d'universelle concorde, son interlocuteur sous-entendait la vieille Angleterre à laquelle sa situation d'île embusquée au coin de l'Europe comme pour guetter celle-ci, en rire et la mordre, vaut une situation tout à fait à part. — Ces soirées auraient semblé ternes au jeune homme qui avait connu à vingt ans les bals de Borne et de Florence s'il n'avait possédé en lui la veillée impérieuse de son ambition et cette facilité rare de s'adapter instantanément à toutes les circonstances les plus variées sans rien y perdre de lui-même, faculté qu'il garda toute sa vie. Le Londres d'alors était sévère, comparé à celui d'aujourd'hui que nous jugeons cependant déjà si morose ou, du moins, si restreint, si plombé ; il n'y avait ni Alhambras, ni Crémones, ni Palais de Cristal dans des jardins en terrasses, ni casinos, ni salles de concert, ni aquarium, ni concerts-promenades[54]. Deux fois par semaine, Louis-Napoléon donnait des diners où se réunissaient des convives de tous les pays[55]. Il y parlait peu, mais, quand il le faisait, la netteté de sa parole et la profondeur de sa pensée présentaient quelque chose de frappant et se gravaient dans la mémoire[56]. Il était fort remarqué. Lord Wellington écrivait de lui : Croiriez-vous que ce jeune homme ne veut pas se laisser dire qu'il ne sera pas empereur des Français ? L'affaire malheureuse de Strasbourg n'a ébranlé en rien cette conviction étrange et il pense notamment à ce qu'il fera quand il sera monté sur le trône[57]. Je voyais souvent le prince Louis-Napoléon à Brodrick-Castle, dit le duc de Newcastle dans une lettre à Archibald Alison. Nous allions parfois chasser ensemble, mais, ne nous souciant alors beaucoup de sport ni l'un ni l'autre, nous préférions nous asseoir sur la bruyère et parler de choses sérieuses. Il ouvrait toujours la conversation en discutant ce qu'il ferait quand il porterait la couronne et je suis convaincu que cette idée ne l'a pas abandonné un seul instant[58].

A Paris, on s'occupait de lui[59] et on continuait à le redouter[60]. Il restait constamment sous la surveillance de la police française qui savait à quoi s'en tenir sur ses projets[61]. Elle avait même réussi à parvenir dans son intimité en corrompant quelques-uns de ses affidés qui, s'il faut en croire les feuilles de Londres, instruisaient le ministre de l'Intérieur de toutes les démarches des personnes qui visitaient le prétendant et livraient même le secret de ses plus intimes correspondances[62]. Il n'y aurait rien là de surprenant et le fait doit être exact. Des indiscrétions nombreuses furent commises par les propres amis du prince, très courageux, mais peu réservés[63]. A Strasbourg, ils avaient montré la même insouciance[64]. Il est bien rare que des secrets comme les leurs puissent être entièrement gardés ; avec le va-et-vient qu'il y avait à Carlton-House, le mystère était presque impossible. — Ce jeune et élégant Bonaparte dont le costume irréprochable n'est pas, cependant, de coupe anglaise[65] et dont la physionomie irrégulière et pleine de charme[66] présente ce calme qui est le signe distinctif des gens bien élevés[67], prépare un second coup d'État. Ce taciturne, que la haute société affecte de dédaigner, peut-être par prudence, juge de nouveau le moment venu. Sa confiance n'a fait que grandir[68]. Il la justifie dans sa pensée, à travers ses plans, en face de la situation française. La monarchie de Juillet, de plus en plus impopulaire à l'intérieur, est rejetée du concert européen. Une politique honteuse a commencé d'apprendre au peuple le plus brave les raisonnements par lesquels on excuse la peur et glorifie l'amour exclusif du repos. Bientôt une frégate va ramener sur te territoire les restes de Napoléon[69]. — Le prince veut être là pour les recevoir. Deux vaisseaux vogueront alors sur les mers, l'un portant les cendres impériales, l'autre celui qui allait essayer de faire flotter les trois couleurs sous des aigles pour leur débarquement[70].

 

 

 



[1] De Barins, éd. déjà citée.

[2] Thirria, Napoléon III avant l'Empire, déjà cité.

[3] Blanchard Jerrold, ouv. déjà cité.

[4] Extrait des registres de la police de Malborough Court. Cette maison est située dans un des plus beaux quartiers de Londres sur une large place entourée de jardins, entre Saint-James Park et Regent Street, et dans le voisinage des beaux clubs United service, Athœneum et Travellers Club, qui donnent à tout ce quartier un aspect monumental. Procès de Napoléon-Louis Bonaparte. Pagnerre, 1840.

[5] Procès de Napoléon-Louis Bonaparte, etc. Pagnerre 1840.

[6] G. Ducal, Napoléon III, déjà cité, etc.

[7] G. Duval, Napoléon III.

[8] Blanchard Jerrold, déjà cité.

[9] Blanchard Jerrold, déjà cité. Le prince savait s'adapter au pays où il se trouvait contraint d'habiter. Sa vie de voyages l'avait formé à cela. Il parlait couramment l'anglais, l'allemand et l'italien. Il était assez naturellement cosmopolite, et, en employant le mot dans le sens de Nietzche, Européen.

[10] Nous l'avons vu précédemment. Persigny écrivait le 9 janvier 1840 au roi Joseph : Sire, etc. J'ai été bien flatté d'apprendre par le prince, votre neveu, que vous m'aviez conservé quelques sentiments d'estime ; j'ai été d'autant plus heureux que les calomnies qui s'accumulent contre moi dans certains salons de Paris tirent en partie leur source de l'opinion où se trouvent certaines personnes que Votre Majesté aurait envers moi des sentiments d'une nature bien différente. Maintenant, Sire, permettez-moi de vous exprimer le sentiment de bonheur quo j'ai éprouvé en apprenant la manière dont vous avez reçu votre noble et digne neveu. Dévoué à la légitimité impériale, quoique paraissant en dehors de cette voie, je ne saurais pas sous exprimer tout ce que j'éprouve de joie en voyant la tendre et Mu-chante intimité qui existe aujourd'hui entre les deux personnes en qui se personnifie le plus noble culte de la terre... (Collection A. L.). Ceci demande à être expliqué. Il y avait chez Persigny un côté à la fois ardent et théorique qui choquait beaucoup de bonapartistes parce qu'ils ne pouvaient pas le comprendre. A ce qui chez eux était un mot en de parvenir, s'ajoutait, chez Persigny, une religion véritable. La première fois qu'il avait vu Louis-Napoléon, il passa la plus grande partie de la nuit sous un arbre, dans une sorte d'extase, se représentant dans l'avenir un Napoléon qui apparaissait au peuple et à l'armée... Et, pendant cette hallucination, ou plutôt cette mystérieuse révélation, des larmes brûlantes inondaient son visage. Joseph Delaroa, Le duc de Persigny, etc. Pion, 1865. — Le fonds de ceci est vrai. D'autre part Fialin est plus pour les actes que pour les paroles — ce qui gène toujours nu nombre considérable de partisans, heureux de faire do l'opposition sans se donner de mal. S'il nous était permis d'agir, dit-il dans la Revue de l'Occident français, nous n'aurions garde de penser à la discussion publique. Il est, comme l'époque, fortement individualiste, ce qui plaît au prince, niais inquiète peut-être un peu sa famille. a Jamais, affirme-t-il, l'humanité n'a fait un pas que par un homme... Pour empêcher, pour conserver comme pour détruire, il se peut que des efforts divers s'emploient avec avantage ; mais pour agir, pour créer, l'unité est la première condition. Enfin il se déclarait napoléonien plus que bonapartiste, — et cela l'avait de suite fait tenir en suspicion par le parti : Lorsque je ressentis l’inspiration d'une idée gigantesque, le hasard m'avait placé tout à fait étranger à certaines personnes. Pour arriver jusqu'à elles, je n'avais, il est vrai, qu'un pas à faire ; mille aboutissants se présentaient à moi. Mais j'ai répugné à faire la soumission de mes idées. Les chefs n'acceptent jamais les hommes nouveaux qu'à cette condition. Or mes idées étaient de nature à ne s'humilier devant personne. Je ne suis pas membre du parti bonapartiste ; je suis de la région napoléonienne. Le principe de mon dévouement n'est pas seulement dynastique, il est religieux. Je ne pourrais donc pas 'n'enrôler sous le drapeau d'un parti. Je n'ai jamais été lié aux princes Bonaparte que je ne connais point (écrit dans la Revue de l'Occident). Si je me dévoue à eux, c'est eu vertu de ma foi. Ils portent en eux, indépendamment de leurs qualités personnelles, un principe dont ils ne sont pas maitres et qui aura ses conséquences inévitables, quelles que soient leurs volontés... Du reste, le dogme de ma foi est inconnu des bonapartistes, et il ne peut leur être sacrifié.... Louis-Napoléon, répondant, à ses yeux, à ce qu'il en attendait. il décida de le servir ; mais il lui fut avant tout le moyen de son œuvre d'apostolat, son point d'appui d'Archimède. Ce sont les propres expressions de Persigny.

[11] Giraudeau, Gallix et Guy, etc.

[12] Lettres de Londres, éd. déjà cité.

[13] Lettres de Londres. Procès de Napoléon-Louis, déjà cité.

[14] Les premiers instants de son séjour y rencontrèrent une sympathie passagère qui fut plus courte même que celle qu'excitent d'ordinaire à Londres ceux qu'on appelle les lions de la saison. Procès de Napoléon-Louis Bonaparte, etc. Pagnerre 1840. — Voir plus loin.

[15] Procès de Napoléon-Louis Bonaparte, etc. Pagnerre 1840.

[16] Procès de Napoléon-Louis Bonaparte, etc. Pagnerre 1840.

[17] Procès de Napoléon-Louis Bonaparte, etc. Pagnerre 1840.

[18] Lettres de Londres, déjà cité.

[19] Lettres de Londres, déjà cité.

[20] Il allait souvent le matin à la bibliothèque de Westminster et y arrivait, parait-il, le premier. — Il eut à côté de cela, à Londres, plus d'une aventure. Parmi les têtes oh figura le prince et dont il fut le plus parlé, on n'a pas oublié le l'amena tournoi donné par le comte d'Eglington et que les pamphlétaires d'alors reprochèrent si longtemps au neveu de l'empereur. Ce tournoi fut fameux à l'époque. Le prince y portait un costume rappelant celui des héros que célébrait sa mère dans ses mélodies. Costume du matin : une grande cuirasse eu acier poli sur une jaquette de cuir, ornée de satin cramoisi ; un casque à visière en acier avec un grand panache de plumes blanches bas blancs et Lottes russes. — Costume du soir : une courte soutane velours vert foncé avec chemise et manches eu satin cramoisi ; une épée ceinturon on une ceinture d'or autour de la taille ; bonnet de velours violet avec une plume jaune retenue par une aigrette ornée de pierres précieuses et tombant du côté gauche ; bas de soie et grandes bottes couleur presque rouge nouées avec de la dentelle d'or. — Récit véritable des chevaliers et dames qui gagnèrent l'admiration au grand tournoi tenu en son château par le comte d’Eglington. James Bulkeley, Londres, 1840. — Disraëli a raconté ce tournoi dans son Endymion. — G. Duval, ouv. déjà cité. — Il faut rappeler aussi le duel qu'il faillit avoir avec le comte Léon. Celui-ci, fils illégitime de l'empereur, s'était rendu à Londres dans l'intention de réclamer an roi Joseph l'exécution des dispositions prises en sa faveur par le cardinal Fesch. Il alla voir le comte de Survilliers, le prince de Montfort et le prince Louis ; tous trois s'abstinrent de le recevoir. Furieux, le comte écrivit à Louis-Napoléon : Mon petit-cousin, il faut avouer que si j'ai nue bien de la patience à chercher à vous voir, vous avez mis par contre une impolitesse bien basse à ne pas me recevoir. Vous vous êtes permis d'interpréter en mauvais termes à mon désavantage, et sans (n'avoir entendu, le refus de me voir de mon oncle Joseph. Je vous ai laissé plusieurs fois nia carte et vous avez cru pouvoir vous abstenir de m'envoyer la vôtre. Ne pensez-vous pas, monsieur mon cousin, que votre conduite à mon égard soit offensante pour moi ? J'ai pu regarder les mauvais procédés et les écrits de MM. mes oncles Joseph et Jérôme comme malicieux, perfides et méchants ; à leur âge, on se croit tout permis ; niais au vôtre, mon petit-cousin, croyez-vous qu'il puisse en être do même ? Comme vous vous dites Français, vous devez sentir que mou honneur se trouve offensé de tant de déloyauté et qu'il m'en faut une juste réparation. J'attendrai tant que vous voudrez, on tant qu'il le faudra ; mais je vous jure sur les cendres de l'empereur Napoléon, mon père, que vos mauvais procédés envers moi auront un jour leur châtiment. Si je nie trompais, si vous n'avez pas une goutte de sang français dans les veines, par respect humain, vous devez me faire le renvoi de cette lettre ou en abuser il votre fantaisie ; je me résigne à tout. Sur ce, monsieur mon petit-cousin, j'ai l’honneur de vous saluer... Le prince envoya le lendemain le commandant Parquin auprès du comte Léon pour lui faire savoir les raisons qui empêchaient la famille impériale d'avoir des rapports avec lui et pour lui dire qu'il ne devait pas de réponse à sa provocation, d'autant plus qu'elle ne reposait sur aucun fait personnel venant du prince, mais sur une résolution adoptée par toute la famille. Le comte Léon riposta par une lettre grossière à laquelle Louis-Napoléon ne répondit pas davantage. Mais, le lendemain, le lieutenant-colonel Ratcliffe, officier estimé, s'étant présenté pour renouveler la proposition d'un duel, le prince n'hésita plus. Ses témoins furent le comte Alfred d'Orsay et le commandant Parquin. Dans une entrevue avec les témoins du comte Léon, il fut alors réglé par le colonel Ratcliffe et par moi, dit Parquin dans une lettre publiée au Capitole, que le prince, ayant été provoqué, avait le chois des armes ; et, après avoir fixé l'heure et le lieu du combat, nous nous séparâmes vers minuit. Le lendemain, nous étant rendus avec le prince, à 6 heures du matin, à Wimbleton Commons et le colonel Ratcliffe ayant déclaré que le prince avait le choix des armes, le prince choisit l'épée. Je présentai donc deux épées aux deux adversaires, mais le comte Léon refusa cette arme. Etonné de son refus, je lui demandai s'il ne savait pas tirer l'épée ; il me répondit qu'il savait tirer, qu'il ne voulait pas se battre à l'épée, mais au pistolet. Cette circonstance éleva une contestation assez longue dans laquelle je ne cachai pas à M. Léon les sentiments que me faisaient éprouver son refus. Voulant cependant arriver promptement à un résultat, le comte d'Orsay et moi nous proposâmes de tirer an sort le chois des armes. Le colonel Ratcliffe nous remercia de la générosité de notre proposition, mais le comte Léon la repoussa encore. Dans un tel état de choses, nous ne pouvions ni ne devions (aire de nouvelles concessions, niais le prince Napoléon nous déclara qu'ennuyé de cc refus, il préférait accepter le pistolet plutôt que de prolonger nue telle discussion ; c'est après de longs délais, et lorsqu'on allait charger les pistolets, que la police intervint et mit fin à cette affaire qui, sans les refus successifs du comte Léon, eut eu des résultats différents ; car si M. Léon se fût rendu aux décisions des témoins, ou aurait eu tout le temps de se battre. — Le comte Léon passait pour aimer les duels et en avait eu déjà. Son plus célèbre avait été causé par une trop forte perte qu'il avait faite au jeu chez le marquis de Rosenberg eu jouant contre un ancien aide de camp de Wellington. Il tua son adversaire. — Le comte Léon ressemblait beaucoup à l'empereur, mais il était bien plus grand que lui. — d'Alton-Shée. Mémoires, déjà cité p. 87. — Ph. Audebrand, Derniers jours de la Bohême. Cal. Lévy., s. d.

[21] Lettres de Londres, déjà cité.

[22] Lettres de Londres, déjà cité.

[23] Lettres de Londres, déjà cité.

[24] Lettres de Londres, déjà cité.

[25] Lettres de Londres.

[26] Toutes les personnes que j'ai entendu parler de l'empereur ont été d'accord-sur ce singulier regard. — même celles qui trouvaient à Napoléon III l'aspect d'un sergent de ville. Ses yeux conservèrent leur expression pénétrante jusqu'à la fin. Voir le portrait mis en frontispice aux Œuvres posthumes de Napoléon III, Paris, Lachaud, 1873.

[27] Il ne se tirait pas un coup de canon en Europe, sous le Second Empire, avant 1865, sans l'autorisation des Tuileries.

[28] Ce fut Bismarck qui les fit revivre. Ce remarquable politique a fait reculer la civilisation européenne d'un demi-siècle au moins, et sans doute de plus : l'avenir le prouvera. Il a également fait reculer, et pour un temps indéfini ; la possibilité de l'entente qui aurait amené à la longue — peut-être !... — les Etats-Unis d'Europe.

[29] Paris, Paulin, 1839. — Il y eut également, et aussitôt, d'autres éditions, populaires, à cinquante centimes : Paris, chez tous les marchands de nouveautés, et chez Bobaire, libraire, boulevard des Italiens, 10. — L'exemplaire de ce livre que Louis-Napoléon offrit à l'auteur de Zanoni se trouve aujourd'hui à la bibliothèque de Kuebworth. On lit sur la page de garde : A sir Bulwer Lytton, souvenir de la part de l'auteur, Napoléon-Louis B.

[30] Ce ne sont pas seulement, dit-il, les cendres, ce sont les idées de l'empereur qu'il faut ramener.

[31] Je sens bien que j'étonne quelques lecteurs. Qu'ils jugent par eux-mêmes en se procurant ce petit livre qui mériterait une réimpression. Béranger disait plus tard : Si mon suffrage littéraire peut être agréable à l'empereur, dites-lui que je le regarde comme le premier écrivain du siècle. — Ceci était exagéré.

[32] Eclairer l'opinion en recherchant la pensée qui a présidé à ces hautes conceptions, disait-il aussi, rappeler ces vastes projets est une birbe qui sourit encore à mou cœur et qui nie console de revit... Des idées qui sont sous l'égide du plus grand génie des temps modernes peuvent s'avouer sans détours ; elles ne sauraient varier au gré de l'atmosphère politique.

[33] Napoléon, n'y aurait pas suffi ; à Sainte-Hélène il s'efforça de se réexpliquer à lui-même et surtout au monde, mais il ne fit en réalité qu'indiquer la matière du beau travail qu'il y aurait à entreprendre. En tout cas, Joseph déclara, en qualité d'ami et de dépositaire des pensées intimes de l'empereur, que le livre de son neveu en était le résumé exact. E. Ollivier, Louis-Napoléon et le coup d'Etat, déjà cité, p. 61.

[34] Dans les Mémoires et Correspondance du roi Jérôme et de la reine Catherine (déjà cité), on trouve une phrase intéressante à propos du roi qui ne veut rien demander à Louis-Philippe, ni lui rien devoir : Sa fierté de Bonaparte, le vieil esprit révolutionnaire qui virait en lui, tradition mystérieuse dont le fil s'est perdu de nos jours, lui rendaient fort pénible un rapprochement, etc.

[35] La littérature, a dit de Bonald, dans un autre ordre d'idées, est l'expression de la société.

[36] Il y a une sorte de symbole dans le corps de Victor Hugo placé sous l'Arc de Triomphe lors de son enterrement. A l'œuvre réaliste, guerrière et logique de l'empereur, la fin du siècle répondait par la plus éminente représentation des idées vagues et du style oratoire. Au maitre de la lutte et des hommes, elle opposait le maitre du songe et des mots. Souhaitons que le XXe siècle consacre et, avant cela, possède le maitre des idées nettes. — Napoléon le petit comptera, sinon au point de vue historique, du moins, au point de vue littéraire. C'est, d'ailleurs, le seul dont son auteur se soit soucié, sans doute avec raison, car il était absolument incapable de comprendre la sagesse politique de Louis-Napoléon au deux-décembre.

[37] Une des gravures sur les journées de 1830 montre un ouvrier portant la croix avec respect au milieu des combattants qui se découvrent sur son passage.

[38] L'empereur et ses généraux ont consacré la Révolution, aux yeux de beaucoup de ses ennemis, par leurs victoires. Sans Bonaparte, après la chute de Barras, le pouvoir serait, selon toute vraisemblance, revenu aux mains des Bourbons ou des d'Orléans. La Révolution avait fauché elle-même ses garanties d'avenir le jour où elle envoya la Montagne à l'échafaud. Robespierre et Saint-Just en furent les deux expressions les plus politiques et les plus organisatrices. Saint-Just disait : Rien ne vaut l'ordre.

[39] L'empereur disait à la Malmaison, en juin 1813 : Ce n'est pas à moi précisément que les puissances font la guerre. C'est à la Révolution. Elles n'ont jamais vu en moi que le représentant, l'homme de la Révolution. Henri Houssaye 1815, t. III. Napoléon plaidait évidemment sa cause, mais ses paroles étaient justes.

[40] Ce jour-là, Talleyrand sauva la France et empêcha l'Allemagne de se former ; celle-ci dut attendre jusqu'à Sadowa et Sedan.

[41] Œuvres de Napoléon III, déjà cité. — En 1810, le prince luisait publier pour insister encore sur les Idées Napoléoniennes et les Lettres de Londres : De l'avenir des idées impériales (Paris. Charpentier, 18.40). La même théorie s'y déroulait. Ce n'est plus, y était-il affirmé, comme l'âme d'un parti que se présentent les idées impériales. mais comme un évangile national, en attendant que cette sublime et nationale doctrine de l'Empire soit reconnue et adoptée par tous, que ceux à qui elle n'a jamais cessé d'être chère se réunissent et en constituent le foyer... Si l'on entend par impérialistes, ceux qui ont gardé un souvenir d'admiration pour la brillante époque qui s'étend de 1800 à 1814, ceux qui... ont enfin ouvert les yeux sur les résultats d'une expérience de vingt-cinq années, ont dépouillé leurs illusions et ont reconnu la fausseté d'un système emprunté à un peuple si différent des Français par les mœurs et par les institutions, alors nous dirons que les impérialistes sont très nombreux en France...

[42] Œuvres de Napoléon III.

[43] Procès de Louis-Napoléon Bonaparte, etc., déjà cité. — Lady Blessington e publié eu dehors du livre cité précédemment et de quelques autres, ses conversations avec lord Byron. Trad. française : Fournier, Paris, 1833. — C'était une jolie femme, uu peu prétentieuse et insuffisamment intelligente pour comprendre le poète dont elle parle. D'Orsay suffisait à occuper son admiration. — Il faut citer aussi parmi les amies du prince, et comme l'une des plus dévouées, la comtesse d'Espel chez laquelle, afin de ne pas donner l'éveil, il fit prendre comme domestiques plusieurs des hommes embauchés par Forestier (déposition de Thévoz, de Croizier, de Meurisse, de Brunet, de Duhomme, etc. Procès du prince Napoléon-Louis, etc., Bobaire, 1840), La comtesse d'Espel habitait près de Londres, à Braested. Ce fut elle qui donna aux gens désignés l'ordre de rejoindre le prince. Ce nom de d'Espel est-il un pseudonyme ?

[44] Procès de Louis-Napoléon Bonaparte, déjà cité.

[45] Procès de Louis-Napoléon Bonaparte, etc., déjà cité. Voir : G. de Contades, Le comte d'Orsay, Quantin, 1810.

[46] Cela n'empêchait pas ce salon d'être le rendez-vous de l'élégance et de gens fort intéressants. En dehors des deux Disraeli, le père et le fils, et des deux frères Bulwer, on y voyait Thomas Moore, Ch. Dickens, W. Thackeray. Parmi les hôtes de passage, citons A. de Vigny et Eugène Site, Louis Blanc, Ledru-Rollin, d'Arlincourt, etc. Le dévouement d'Alfred d'Orsay et de son amie ne firent jamais défaut au prince ; ils avaient une foi entière en son étoile. Ce que sou rêve contenait d'aventureux ne pouvait d'ailleurs are accepté plus aisément par personne que par ceux dont la brillante carrière n'avait été qu'une succession d'aventures heureuses. D'Orsay appelait Louis-Napoléon : le prince taciturne. — De Contades, ouv. déjà cité.

[47] Procès de Louis-Napoléon Bonaparte, etc. Voir : G. de Contades, Le comte d'Orsay.

[48] Procès de Louis-Napoléon Bonaparte, déjà cité.

[49] Procès de Louis-Napoléon Bonaparte, déjà cité.

[50] Voir Papiers et Correspondance de la famille impériale, Paris, 1872.

[51] Londres. Paroisse de Saint-James. Au bureau de police de Marlborough-Street — le prince Louis-Napoléon, demeurant n° 3 King-Street, Saint-James. a prêté serment comme constable spécial, pour deux mois, entre les mains de S. P. Binghem, esquire, et a commencé ses fonctions le 10 avril comme constable pour la paroisse de Saint-James, pendant les meetings chartistes, sous les ordres du comte de Grez. Ceci était en avril 1848 donc après Ham. Voir H. Thirria, Napoléon III avant l'Empire.

[52] Disraëli, Endymion, trad. J. Girardin. Hachette, 1881, 2 vol. Voir aussi pour se rendre compte de cette existence le Pelham de Bulwer-Lytton.

[53] Disraëli, Endymion, déjà cité.

[54] Disraëli, Endymion, déjà cité.

[55] Lettres de Londres, déjà cité. — Procès de Napoléon-Louis Bonaparte.

[56] Disraëli, Endymion, déjà cité.

[57] Comte G. de Coutades, Le Comte d'Orsay, physiologie d'un roi de la mode. Quantin, 1890.

[58] Comte G. de Coutades, Le Comte d'Orsay, physiologie d'un roi de la mode. Quantin, 1890.

[59] Fidèle à sa tactique habituelle de ne rien laisser passer sans y répondre ou en profiter, le prince saisit l'occasion au début de mai 1839. On cherchait effectivement à le mêler à l'insurrection préparée par Barbès ; on allait jusqu'à dire qu'il en avait été l'instigateur Exagéra-t-il lui-même ces bruits afin de se rappeler publiquement à tous et bien spécifier que l'insurrection qu'il allait tenter différait entièrement de celle dont on s'occupait ? C'est possible. — Il protesta dans le Times : Monsieur, je vois avec peine, par votre correspondance de Paris, que l'on veut jeter sur moi la responsabilité de la dernière insurrection. Je compte sur votre obligeance pour réfuter cette insinuation de la manière la plus formelle. La nouvelle des scènes sanglantes qui ont eu lieu m'a autant surpris qu'affligé. Si j'étais l’âme d'un complot, j'en serais aussi le chef au jour du danger, et je ne le nierais pas après une défaite. De Barins, Histoire populaire de Napoléon III. E. Pick, 1853, p.101. — Cette accusation avait sans doute été avancée par la monarchie orléaniste et semble prouver l'inquiétude que continuait de lui inspirer Louis-Napoléon.

[60] On assure cependant qu'il a trouvé des traîtres dans son intimité et parmi ceux qui jouissaient de sa confiance. Sou oncle en avait bien trouvé aux Tuileries autour de son trône ; il ne serait pas impossible que le neveu n'eût pas été plus heureux dans l'exil ; car la police française avait un grand intérêt à savoir ce qui se disait, ce qui se projetait à Carlton-Garderas, et à payer même fort cher la trahison. Procès de Louis-Napoléon Bonaparte.

[61] Procès de Louis-Napoléon Bonaparte.

[62] Procès de Louis-Napoléon Bonaparte.

[63] Procès de Louis-Napoléon Bonaparte.

[64] Souvenirs de la baronne du Montel.

[65] Disraëli, Endymion, déjà cité.

[66] Disraëli, Endymion, déjà cité.

[67] Disraëli, Endymion, déjà cité.

[68] Le prince Napoléon comptait sur un succès presque certain. Ratier, Histoire de Louis-Philippe, t. III, p. 51, déjà cité.

[69] C'est le 7 juillet, au coucher du soleil, que la Belle-Poule et la Favorite partirent pour Sainte-Hélène.

[70] Il est certain que le moment était propice. Le retour des cendres justifiait en quelque sorte Louis-Napoléon. L'instant le plus favorable eût été celui où le cercueil même de l'empereur eût abordé sur le sol de la patrie, mais le calcul de cette date, exactement fait comme il était nécessaire, demeurait impossible pour le prétendant. Arriver au moment même de la cérémonie à Paris était en troubler la grandeur et se livrer aux troupes ; arriver après était courir le risque de ne plus trouver l'enthousiasme que refroidi. Certain comme il l'était de réussir, le prince comptait que l'apothéose funèbre, avant lieu une fois sou coup d'Etat terminé, consacrerait celui-ci, déchaînerait un enthousiasme général, irrésistible, dont le résultat le plus important serait de lui valoir une élection triomphale. Il apparaissait ainsi ana veux des masses comme la providence visible dont lui parlait la reine Hortense à Arenenberg.