HISTOIRE DE FRANCE CONTEMPORAINE

 

LIVRE IV. — L'ACTION DE LA GUERRE SUR LA VIE FRANÇAISE.

CHAPITRE PREMIER. — LA POLITIQUE INTÉRIEURE ET LE RETOUR DE L'ALSACE À LA FRANCE.

 

 

DEPUIS le début du conflit avec l'Allemagne en 1914 jusqu'à la conclusion de la paix en 1919, l'histoire de la France se réduit presque entièrement au récit des opérations militaires et des négociations diplomatiques qui devaient décider du sort du pays. Le lecteur aurait cependant l'impression d'une lacune, s'il ne trouvait ici aucune mention ni de la politique intérieure ni des complications financières pendant cette crise, ni de l'état on l'Alsace-Lorraine se trouvait en sortant de la domination allemande pour rentrer dans l'unité française. Mais les événements sont peut-être encore trop proches de nous pour permettre d'en discerner sûrement l'enchainement et la portée. On ne s'étonnera donc pas qu'il ait paru convenable de se borner à une revue sommaire de ces faits et de leurs conséquences.

 

I. — LA POLITIQUE INTÉRIEURE PENDANT LA GUERRE.

LES Chambres se réunirent en session extraordinaire le 4 août 1914, et, de ce jour jusqu'à l'armistice du 11 novembre 1918, toute l'activité politique de la France fut absorbée par la guerre. Le sentiment qui inspira la politique française fut exprimé par le président de la Chambre Deschanel : De la tombe de cet homme... (Jaurès) s'élève une pensée d'union, — par le président du Conseil Viviani : Je salue tous les partis confondus aujourd'hui dans la religion de la patrie, — par le Président de la République Poincaré, qui en donna la formule dans son Message : La France sera héroïquement défendue par tous ses fils, dont rien ne brisera devant l'ennemi l'union sacrée.

Le Gouvernement fil voter une série de lois d'exception pour la durée de la guerre, que toute la France s'imaginait ne pouvoir dépasser quelques mois. — Les unes allégeaient la charge imposée aux particuliers : prorogation des échéances et des obligations commerciales et civiles, prolongation des baux et des loyers, suspension de tous procès contre les citoyens présents sous les drapeaux, allocation aux familles nécessiteuses dont le soutien serait appelé sous les drapeaux. — Les autres conféraient aux autorités des pouvoirs exceptionnels : au gouvernement, le pouvoir d'ouvrir par décret des crédits pour les besoins de la défense nationale, de donner cours forcé aux billets de la Banque de France, et d'augmenter la faculté d'émission (jusqu'à 12 milliards) ; aux autorités militaires, le droit de pourvoir par voie de réquisition au logement et à la subsistance des individus expulsés des places fortes et des étrangers évacués. Une loi maintenait pour la durée de la guerre l'état de siège (déclaré par décret du 2 août) ; elle donnait aux conseils de guerre le jugement des crimes contre l'ordre et la paix publique, même commis par des civils, et conférait aux militaires le droit de faire des perquisitions et d'interdire les publications et les réunions de nature à exciter des désordres.

Aussitôt après, les Chambres s'ajournèrent, laissant théoriquement la session ouverte (jusqu'à la clôture officielle le 3 septembre). Les députés astreints au service militaire partirent pour l'armée, et, jusqu'à la fin de l'année, tout le pouvoir fut exercé par les ministres, les fonctionnaires et les chefs militaires opérant sans contrôle et sans publicité. La loi (du 5 août) contre les indiscrétions de la presse en temps de guerre interdisait, sous peine de prison, de publier aucun renseignement sur un sujet touchant à la défense nationale autre que ceux qui seraient communiqués par le Gouvernement ou le commandement militaire, aucun article concernant les opérations militaires ou diplomatiques de nature à favoriser l'ennemi ou à exercer une influence fâcheuse sur l'esprit de l'armée et des populations. La loi ne créait pas de censure préventive, mais le gouvernement déclarait compter sur la bonne volonté patriotique de la presse de tous les partis, pour ne publier aucune information concernant la guerre, sans l'avoir fait viser par le bureau de presse établi au ministère de la Guerre. Ce bureau central, investi d'un contrôle sur les commissions des départements, opéra à la façon d'une commission de censure militaire ; il recevait les épreuves du journal, et accordait ou refusait l'autorisation de publier. Le gouvernement assura à cette censure une sanction pratique, en frappant d'avertissement, et, en cas de récidive, de suspension pour une durée arbitraire, tout journal qui publiait un article refusé par le bureau de Presse. Ainsi s'établit sur la presse une surveillance militaire préventive, étendue à des objets non prévus par la loi.

Après les premières défaites des armées en Lorraine et en Belgique, le ministère Viviani fut remanié (26 août), en conformité avec le principe de l'union des partis, par la démission de plusieurs radicaux et l'entrée des chefs des partis de la minorité, auxquels furent distribués les ministères les plus importants : Guerre (Millerand), Finances (Ribot), Affaires Étrangères (Delcassé).

L'adhésion de l'opposition d'extrême-gauche à l'union sacrée s'affirma par une manifestation officielle ; le représentant le plus connu de la doctrine de la lutte des classes, Guesde, accepta le poste de ministre sans portefeuille, et une déclaration du parti socialiste annonça : Le parti a autorisé nos camarades Guesde et Sembat faire partie du nouveau Gouvernement, et il les a faits ses délégués pour l'œuvre de la défense nationale (28 août). L'accord des ouvriers révolutionnaires avec la masse des Français était symbolisé par l'entrée du secrétaire de la Confédération générale du travail, Jouhaux, dans le Comité de l'œuvre du Secours National.

La vie parlementaire recommença après le retour du Gouvernement de Bordeaux à Paris, avec la réouverture des Chambres (22 décembre). Comme le Gouvernement cessa de faire usage du droit de clôture pendant la guerre, les Chambres ne suspendirent leurs séances que par des ajournements, et restèrent désormais en session permanente jusqu'à l'automne de 1919. Mais leur action ne s'exerça guère en séance publique. Le contrôle sur le Gouvernement et les autorités militaires se fit par les commissions permanentes de la Chambre et du Sénat (de la Guerre, des Affaires Étrangères), et par les missions de députés et de sénateurs auprès des armées. Le ministère cessa de faire discuter un budget annuel, et fit voter des crédits sous forme de douzièmes provisoires. D'ailleurs, il adopta le système de couvrir les dépenses surtout au moyen d'emprunts et de procédés de trésorerie. Deux emprunts de la Défense nationale, au taux nominal de 5 p. 100, en 1915 et 1916, procurèrent, l'un 12, l'autre 10 milliards ; deux emprunts à 4 p. 100, en 1917 et 1918, donnèrent, l'un, plus de 10, l'autre, près de 22 milliards. Les avances de la Banque de France dépassèrent 24 milliards. Le double environ fut fourni par les bons du Trésor, mis à la portée d'une clientèle plus nombreuse, sous forme de Dons de la Défense Nationale, souscrits chez les percepteurs et dans les bureaux de poste. Ces pratiques, continuées après la guerre, portèrent les dépenses de l'État (d'août 1914 à octobre 1919) à un total évalué à 157 milliards, dont 29 1/2 seulement fournis par l'impôt.

L'action parlementaire recommença quand le ministère demanda d'incorporer à la fois les classes 1916 et 1917, en vue d'une grande offensive. Un député radical, Dalbiez, obtint du ministère de limiter l'incorporation à la classe 1916 ; puis il fit voter une proposition de loi pour la meilleure utilisation des forces mobilisées, qui ordonna d'examiner à nouveau les hommes exemptés antérieurement, de façon à récupérer ceux qui seraient jugés aptes au service armé.

Le parti socialiste, par une résolution de son conseil national, renouvela son adhésion à l'union sacrée en se déclarant prêt à continuer son concours à l'œuvre de la défense nationale jusqu'à la défaite du militarisme allemand (15 juillet 1915). L'opposition socialiste ne se manifestait encore que dans les fédérations départementales, par une résolution votée dans la Haute-Vienne (en mai) et approuvée dans l'Isère et le Rhône de se tenir prêts à accueillir toute proposition de paix. La Conférence socialiste inter nationale tenue au Zimmerwald près de Zurich (5-9 septembre) renforça ce mouvement par un manifeste au prolétariat de toutes les nations, qui réclamait la paix immédiate. Une motion en ce sens à la Fédération de la Seine obtint les 2/5 des voix, et, dans le Congrès du parti tenu à huis clos (à la Noël), la motion transactionnelle, que ta reprise des relations avec les Allemands ne serait possible que s'ils prouvaient par des actes qu'ils avaient répudié l'impérialisme, n'obtint qu'une faible majorité : les socialistes restèrent divisés en majoritaires et minoritaires.

A la Chambre, le contrôle s'organisa par la réunion des quatre grandes commissions (Armée, Marine, Affaires Étrangères, Budget) et la pratique des interpellations reparut. L'interpellation sur la politique suivie dans les Balkans fit tomber le ministre des Affaires Étrangères Delcassé (15 octobre), et bientôt le ministère céda la place à un ministère Briand (29 octobre 1915), où l'union sacrée s'affirma par l'entrée de cinq ministres d'État, le socialiste Guesde, le conservateur catholique Cochin et trois anciens présidents du conseil.

La propagande contre la continuation de la guerre fut encouragée par la seconde Conférence socialiste internationale tenue en Suisse au Kienthal (avril 1916), à laquelle assistèrent trois députés français. La grande majorité du parti socialiste la combattait encore, le conseil national vota (en avril) une motion contre la reprise des relations avec les partis socialistes ennemis et (en août) un ordre du jour contre le dangereux divisionnisme du Zimmerwald et du Kienthal qui ne reconnaissait pas à un pays attaqué le droit de se  défendre ; il réclama une paix durable basée sur la réparation du droit violé en 1871 et le rétablissement dans leur indépendante des nations opprimées. Mais la minorité hostile à la collaboration  avec les partis bourgeois avait augmenté de 961 (contre 1996) en avril,  à 1.081 (contre 1.836) en août. Le Congrès national (28 décembre 1916) vota une dernière motion de confiance mi groupe parlementaire, par 1.595 voix (contre 233 données à une motion dans le sens de celle du Kienthal), mais avec 1 104 abstentions, et il n'autorisa Albert Thomas  à rester dans le ministère que par 1.637 voix contre 1.372.

Le Gouvernement, préoccupé de maintenir la résistance de la population, avait évité de lui imposer des charges fiscales et des restrictions de consommation. Il s'était borné à faire voter par le Sénat l'impôt sur le revenu adopté par la Chambre avant la guerre. Mais le projet du ministre des Finances (Ribot) de doubler le taux des contributions directes fut repoussé par la commission du budget et remplacé par un impôt sur les bénéfices de guerre.

La prolongation de la guerre obligea le Gouvernement, suivant l'exemple des autres États belligérants, à intervenir dans la vie économique. Il fit môme voter, dès 1913, des crédits pour maintenir le pain à bas prix en fournissant la farine aux boulangers au-dessous du prix du marché. Ensuite l'État fixa un prix maximum pour les denrées nécessaires, d'abord le blé, le riz, le son, puis le sucre, le café, le lait, la graisse, les huiles, les légumes secs, le pétrole. — La consommation fut soumise (1917) au régime, déjà appliqué par l'Allemagne, des cartes distribuées à chaque famille par l'autorité, exigées pour l'achat du pain, du charbon et du sucre.

Le commerce avec l'étranger l'ut soumis au pouvoir de l'État ; une loi interdit l'importation et donna au gouvernement le droit de régler les matières premières à importer et de faire les marchés (1916). Des comités interministériels et des consortiums d'industriels, créés par décrets, furent chargés de centraliser les demandes, de fixer la nature des produits à fabriquer, les prix de vente et les quantités à importer pour chacune des matières, l'ordre de priorité et la répartition entre les industriels. Ce régime supprimait toute concurrence  et rendait l'État maitre du marché et juge des prix ; on lui reprocha de soumettre l'industrie privée à la bureaucratie, d'opprimer les commerçants en détail, de ne pas tenir compte des variations dans la production et d'aggraver la hausse des prix.

Le ministère Briand, remanié (12 décembre 1916) par la suppression des ministres d'État et la création d'un Comité de guerre (formé des cinq ministres dont les attributions touchaient à la guerre), n'obtint un vote de confiance que par 314 voix contre 165. Il fut invité à supprimer les emplois inutiles dans l'administration militaire et à diminuer le nombre d'automobiles des officiers de l'arrière ; il ne put décider la Chambre à lui conférer le pouvoir de légiférer par décret en matière de défense nationale.

La politique économique pour le ravitaillement en blés et en charbon fut attaquée à la Chambre, où la priorité pour un ordre du jour de défiance ne fut rejetée que par 256 voix contre 178 (mars 1917). Le ministère Briand se retira et, dans le ministère Ribot, un républicain-socialiste, Painlevé, ministre de l'Instruction, passa à la Guerre, et un socialiste, A. Thomas, eut les Munitions.

L'union des partis fut ébranlée par l'échec de l'offensive d'avril 1917, l'affaiblissement de l'armée russe et la proposition de réunir un Congrès socialiste international à Stockholm pour mettre fin à la guerre. Le parti socialiste décida (28 mai) d'aller à Stockholm pour définir les buts de guerre et préparer la réunion complète de l'Internationale. Le Gouvernement refusa les passeports ; ce refus renforça la minorité socialiste hostile à la collaboration. La Chambre, adoptant la procédure (prévue par la Constitution de 1875) de la discussion en comité secret, délibéra sur le projet de négociations à Stockholm (juin) et sur une vingtaine d'interpellations relatives à la conduite de la guerre (juillet). La campagne menée par quelques journaux radicaux pour préparer l'opinion à réclamer la paix immédiate inquiéta le Gouvernement, qui fit arrêter les collaborateurs du Bonnet Rouge suspects d'avoir reçu de l'argent de l'ennemi ; il s'aliéna les radicaux attachés à Caillaux, qui reprochèrent au gouvernement de ménager les adversaires de la République en ne réprimant pas les violences du journal royaliste l'Action française. Le ministre de l'Intérieur Malvy donna sa démission (août) et, dans le ministère remanié, Painlevé prit la présidence du Conseil en gardant Ribot aux Affaires Étrangères (13 septembre).

Les socialistes hésitèrent à soutenir le ministère. Le Congrès national de Bordeaux (octobre) décida de prendre part au Congrès de Stockholm et réclama la révision des buts de guerre, et, s'il maintint la décision de voter les crédits pour continuer la guerre par 1.552 voix, la minorité obtint 831 voix pour une motion qui restreignait le vote des crédits à la guerre défensive, 385 pour une motion de paix immédiate, et 118 pour une motion extrémiste interdisant le vote de tout crédit. A. Thomas donna sa démission pour ne pas rompre l'unité du parti. Le ministère, ébranlé par la démission de Ribot (24 octobre), n'obtint un vote de confiance que par 254 voix contre 193, et, sur une demande d'ajournement combattue par les socialistes, fut mis en minorité par 276 voix contre 116.

Le ministère Clemenceau (17 novembre), formé d'une coalition de républicains adversaires de Caillaux, sans collaborateurs socialistes, se présenta avec fin programme de guerre jusqu'à la victoire et de répression contre les défaillances, et obtint un vote de confiance par 418 voix contre 65. Il engagea (décembre) des poursuites contre Caillaux qu'il fit arrêter en janvier, et constitua le Sénat en Haute-Cour pour juger Malvy, qui fut condamné, en août 1918, par 136 voix contre 83 (de la gauche), à cinq ans de bannissement.

La minorité socialiste hostile à la guerre, organisée dans l'intérieur du parti avec son organe propre, le Populaire, conquit la majorité dans le Conseil national du parti ; il vota la motion Longuet pour une paix sur la base de la Révolution russe, et décida le refus des crédits militaires, par 1.544 voix, contre 1.171 à la motion de l'ancienne majorité et 152 à une motion communiste (30 juillet 1918). Le Congrès national d'octobre confirma la victoire de l'ancienne minorité devenue majorité en votant le refus des crédits.

Le ministère Clemenceau fut désormais combattu à la Chambre par une opposition permanente formée de tout le parti socialiste et d'une partie des radicaux-socialistes ; il rallia tous les groupes de droite qui avaient parfois voté contre les précédents cabinets, et resta soutenu par une coalition de partisans dévoilés qui lui donna une majorité énorme, dans toutes les interpellations, jusqu'à la paix.

 

II. — LE RETOUR DE L'ALSACE-LORRAINE À LA FRANCE.

LE premier effet de l'armistice fut de faire rentrer dans l'unité française le territoire séparé de la France en 1870. L'annulation du traité de Francfort, rétablissant juridiquement l'état de choses antérieur au traité, rendait inutile un plébiscite pour décider du sort du pays. L'accueil enthousiaste fait par les habitants, d'abord aux troupes françaises. puis au Président de la République venu en compagnie des présidents des Chambres, manifesta clairement les sentiments de la population. Mais un demi-siècle de vie politique en dehors de la communauté française, sous un régime si différent de celui de la France, avait introduit dans le pays des institutions et des pratiques qu'il apportait en rentrant dans son ancienne patrie. Il ne paraîtra donc pas déplacé dans une Histoire de France d'indiquer sommairement l'action de la domination allemande sur les pays annexés.

Le territoire organisé en 1871 sous le nom nouveau d'Alsace-Lorraine consistait en deux pays habités par deux populations différentes qu'aucun lien n'avait jamais unies, l'Alsace et un morceau de la Lorraine ; les frontières en avaient été déterminées pour des motifs stratégiques. Les Alsaciens et une partie des Lorrains parlaient un dialecte allemand ; le pays messin et l'ancien Ban de la Roche. sur le versant alsacien, parlaient le français-lorrain.

L'Alsace-Lorraine, sous la domination allemande, n'a pas été un État pourvu d'une constitution et d'un gouvernement propres, égal aux autres États de l'empire allemand ; elle était constituée en une Terre d'Empire (Reichsland), possession commune de l'empire, sans droits politiques, soumise directement à l'empereur (c'est-à-dire au roi de Prusse), gouvernée en son nom par le Chancelier de l'empire et ses conseillers résidant à Berlin, sans aucun contrôle des habitants, administrée par une bureaucratie étrangère investie d'un pouvoir discrétionnaire.

Au lieu des trois préfets français, elle avait trois présidents de district (Bezirk), — au lieu des sous-préfets, des directeurs de cercles (Kreis), deux fois plus nombreux, car les cercles étaient plus petits que les arrondissements ; au commet était le président supérieur, chef civil de toute la province, en résidence à Strasbourg.

Les Allemands avaient compté. pour assimiler la population des pays annexés, sur la communauté de langue et sur les souvenirs historiques du vieil empire dont ils avaient jadis fait partie. Mais il n'y survivait aucun souvenir de l'empire germanique, et la tradition vivante ne remontait pas au delà de la Révolution française. Metz avait toujours été une ville française ; l'Alsace, dirigée par une bourgeoisie qu'une longue tradition avait habituée au régime républicain, n'éprouvait aucune sympathie pour la monarchie. Les Alsaciens exprimaient leur attachement à la France par des manifestations publiques, des chants patriotiques français, des drapeaux tricolores : ils refusaient de recevoir dans leur maison les fonctionnaires allemands et se tenaient à l'écart des lieux de réunion allemands. Le gouvernement fit condamner les manifestants à la prison ou à l'amende, interdit l'entrée des journaux français, et imposa l'allemand dans les actes publics, les tribunaux, et même les enseignes privées. Bismarck déclara que l'Alsace-Lorraine avait été annexée pour servir de glacis à l'Empire, et pour être le ciment de l'unité allemande ; le pays fut gouverné suivant les vues du gouvernement de Berlin, sans égard pour la volonté des habitants. Les recrues furent incorporées dès 1872 dans l'armée allemande. Les jeunes gens qui ne voulaient pas servir l'Allemagne durent s'expatrier et furent condamnés connue réfractaires ; ceux qui voulaient servir la France ne pouvaient être reçus dans les régiments français : beaucoup s'enrôlèrent dans la Légion étrangère.

L'Université de Strasbourg, créée et entretenue aux frais du pays, dirigée par des professeurs allemands, fréquentée par des étudiants allemands, servit d'instrument de germanisation. L'enseignement fut réorganisé à l'allemande : on lui imposa les méthodes allemandes et l'enseignement en allemand.

 La première fois que l'Alsace-Lorraine eut à prendre part aux élections du Reichstag (1874), ses 15 députés décidèrent de réclamer que les populations incorporées à l'empire sans leur consentement fussent appelées à se prononcer. L'un d'eux, Teutsch, présenta au Reichstag, en leur nom, une protestation contre l'annexion qui, faite sans leur consentement, constituait un esclavage moral.

Même après que le régime provisoire de 1871 fut remplacé par un gouvernement régulier en 1879, l'empereur conserva le pouvoir exécutif qu'il déléguait à un lieutenant résidant à Strasbourg, assisté d'un secrétaire d'État, et de 4 sous-secrétaires d'État (Justice, Intérieur, Finances, Agriculture, Commerce). Il exerçait le pouvoir législatif, en collaboration avec le Conseil fédéral de l'empire et la Délégation élue par les conseils généraux des 3 départements.

Le pays restait livré à l'arbitraire des fonctionnaires allemands et même, après les élections au Reichstag en 1887 on les 15 députés de l'Alsace-Lorraine furent des protestataires, h' gouvernement, irrité par cette manifestation du sentiment tramais, prit des mesures pour empêcher les relations entre les Alsaciens-Lorrains et la France.

Puis vinrent les mesures législatives destinées à introduire dans les pays annexés le droit allemand : le code municipal (1892), qui fut la première loi d'organisation. — le droit pénal, le droit commercial, la procédure civile, — la législation sociale (caisses pour les accidents du travail et les assurances de maladie et de vieillesse), — en 1898 la loi sur la presse, qui permettait de publier des journaux en d'antres langues que l'allemand, — en 1900 le code civil allemand. Les impôts directs français étaient remplacés (1896-1901) par des impôts sur les revenus de la propriété foncière, de la propriété mobilière, des professions et des salaires.

Le régime allemand de l'école primaire confessionnelle s'était établi par l'organisation de l'instruction religieuse, que l'instituteur donnait dans l'école. sous la surveillance du curé ou du pasteur ; catholiques et protestants étaient élevés séparément. Les Écoles normales, où se formaient les instituteurs, étaient transformées en établissements confessionnels.

L'union économique, sous une douane commune, en ouvrant des débouchés dans l'empire allemand aux industries et aux produits agricoles, surtout aux vins d'Alsace, créait des liens avec l'Allemagne qui faisaient participer les Alsaciens-Lorrains à l'accroissement rapide de la richesse allemande.

La population lorraine, continuant à parler français et à ignorer l'allemand, opposait à l'assimilation une résistance passive ; mais, privée de ses chefs bourgeois émigrés en France et de son centre, Metz, peuplé d'immigrés allemands, elle consistait surtout en un petit peuple de paysans, d'ouvriers de la grande industrie et de petits commerçants, à faible vie intellectuelle et politique. En Alsace, une nouvelle génération d'hommes élevés sous la domination allemande entrait dans la vie publique, qui, n'osant plus rêver un retour à la France, réclamaient l'autonomie, pour faire à l'Alsace une place dans l'empire, où elle pût vivre librement sans se fondre dans la nation allemande. Leur devise était : Français ne puis. Allemand ne veux, Alsacien suis, et, pour maintenir l'esprit alsacien, ils travaillaient à entretenir le contact avec la vie française, par les journaux alsaciens en français, les conférences françaises et les spectacles français.

La Constitution, votée par le Reichstag en 1911, ne fit pas de l'Alsace-Lorraine un État autonome gouverné par ses citoyens. Elle resta un pays d'Empire, dont la Constitution, octroyée par une loi d'empire, pouvait être retirée de même. L'empereur, resté souverain, gardait la nomination du gouverneur et des fonctionnaires et le droit de veto sur la législation. Le Landtag, chargé de voter les lois, était formé d'une Chambre haute dont la moitié des membres était nommée par l'empereur et d'une Chambre de 60 députés élus au suffrage universel direct par les habitants âgés de vingt-cinq ans, ayant trois ans de domicile. L'allemand restait la langue officielle de l'administration et de l'enseignement.

L'agitation belliqueuse — qui accompagna le renforcement de l'armée en Allemagne — mit en conflit les autorités allemandes avec la population. La Chambre élue du Landtag protesta contre l'idée d'une guerre entre l'Allemagne et la France. Le gouvernement, après avoir dissous le Souvenir alsacien-lorrain, fit arrêter président de la Lorraine sportive, et reprit la chasse aux emblèmes, aux cris séditieux, aux inscriptions en français. La fameuse affaire de Saverne (novembre 1913) montra un lieutenant prussien insultant les soldats alsaciens, un colonel prussien faisant charger les soldats sur la foule alsacienne, emprisonner des habitants, et, même arrêter des juges. Puis on vit le Chancelier et l'Empereur prendre officiellement parti pour les militaires contre la population civile et mépriser ouvertement les protestations du Landtag et du Reichstag ; ce fut l'éclatante victoire de la force.

La guerre acheva la rupture : les autorités militaires, investies par l'état de guerre de pouvoirs illimités, traitèrent l'Alsace-Lorraine en pays ennemi ; les conseils de guerre condamnèrent les manifestations de sympathie françaises, emblèmes, cris ou chants. Il fut interdit d'écrire en français, même dans la correspondance privée, et de parler français, m'élue en conversation. L'oppression parut si lourde que l'entrée des troupes françaises fut acclamée dans tout le pays comme une délivrance.

Le gouvernement français, rentrant en possession des pays détachés de la France en 1870, ne voulut pas les soumettre brusquement au régime français, dont une évolution d'un demi-siècle les avait déshabitués. Il promit de laisser à la population les institutions dont elle avait pris l'habitude, régime municipal, droit civil, système d'impôts, lois ouvrières, assurances sociales, écoles confessionnelles ; toutes, excepté le Concordat, récentes et d'origine allemande, sans racine dans la tradition alsacienne ou lorraine. On conserva la division en départements et en cercles établie par les Allemands ; leur création artificielle, l'Alsace-Lorraine, maintenue provisoirement, fut confiée à un haut commissaire, assisté de chefs de service, pourvus de pouvoirs plus étendus qu'en France. La rentrée dans la vie française était préparée par une transition de durée indéfinie.