HISTOIRE DE FRANCE CONTEMPORAINE

 

LIVRE II. — LES OPÉRATIONS MILITAIRES.

CHAPITRE III. — LA RETRAITE.

 

 

I. — LES TROIS PREMIERS JOURS DE LA RETRAITE.

L'ÉCHEC du centre, le danger d'enveloppement que court la gauche contraignent le général Joffre à dérober cette aile gauche en pivotant sur la droite. Mais, en même temps, il monte une nouvelle manœuvre qui est expliquée dans l'instruction générale n. 2, du 25 août, à vingt-deux heures. Cette instruction commence ainsi :

1° La manœuvre offensive projetée n'ayant pu être exécutée, les opérations ultérieures seront réglées de manière à reconstituer à notre gauche, par la jonction des 4e et 5e armées, de l'armée anglaise et de forces nouvelles prélevées dans la région de l'Est, une masse capable de reprendre l'offensive, pendant que les autres armées contiendront, le temps nécessaire, les efforts de l'ennemi.

2° Dans son mouvement de repli, chacune des 3e, 4e, 5e armées tiendra compte des mouvements des armées voisines, avec lesquelles elle devra rester en liaison. Le mouvement sera couvert par des arrière-gardes laissées sur des coupures favorables du terrain, de façon à utiliser tous les obstacles pour arrêter, par des contre-attaques courtes et violentes dont l'éliment principal sera l'artillerie, la marche de l'ennemi, ou tout au moins la retarder.

Entre l'ordre de repli du 24 et l'instruction du 25, il y a cette différence capitale, que la seconde prescrit la reprise d'offensive par une nouvelle masse de manœuvre constituée à la gauche sur la Somme et destinée à agir dans le flanc droit de l'ennemi. Cette masse, composée de forces amenées en chemin de fer, comprendra le 7e corps. 4 divisions de réserve et peut-être un autre corps actif. Elle sera réunie du 27 août au 2 septembre, soit au nord, soit au sud de la Somme.

L'instruction indique ensuite les positions de fin de repli d'où l'armée repartira pour la nouvelle offensive. La bataille envisagée est une bataille Amiens-Verdun, la gauche sur la Somme, le centre appuyé aux plateaux du Soissonnais puis à l'Aisne moyenne, la droite en barrage entre l'Aisne et la Meuse.

Ce dessein ne put être réalisé. L'armée britannique avait exécuté dans la matinée du 24 un premier mouvement de retraite, le quartier général du 2e corps s'établissant à Ham, celui du 1re corps à Riz de l'Erelle. A quinze heures, sir John French ordonna un nouveau repli sur la ligne Cambrai-le-Cateau. Ce repli s'exécuta le 25. Dans la nuit du 24 au 25, une nouvelle division, la 4e, avait pris position à la gauche de l'armée, vers Cambrai.

Le 25, le maréchal, ne se jugeant pas en sûreté, ordonna de reprendre le mouvement le 26 à l'aube, et de se retirer derrière la Somme et l'Oise. De leur côté, les Allemands essayaient d'accrocher l'armée anglaise qui se dérobait. Sir Horace Smith-Dorrien, attaqué au Cateau, se laissa fixer, et ne put se dégager qu'avec l'aide des cavaleries Allenby et Sordet et des divisions d'Amade, et avec une perte de 14 000 hommes.

Sir John French jugea alors qu'il était impossible de se rétablir derrière la Somme, et le 26 il ordonna la retraite jusqu'à l'Oise, sur la ligne la Fère-Noyon, qui fut atteinte le 28. Le 29, il donna repos à ses troupes. Mais, rejoint par l'ennemi, et quoique la 5e armée française attaquât ce jour-là sur sa droite, il décida de reculer sur l'Aisne, et, à la fin de l'après-midi, l'armée anglaise commença un nouveau repli qui l'amena à quelques kilomètres au nord de la ligne Compiègne-Soissons. Le 31 au matin, la retraite fut reprise une fois de plus, et le soir l'armée anglaise, ayant franchi l'Aisne, s'établit sur la ligne Crépy-en-Valois-Villers-Cotterets.

Ainsi, tandis que l'instruction du 25 août prévoyait le rétablissement des Anglais derrière la Somme, ils étaient le 31 bien au sud de l'Aisne. De son côté, la 6e armée française, constituée, par un ordre du 26 août, à la gauche des Anglais sous les ordres du général Maunoury, et qui devait se rassembler dans la région d'Amiens du 27 août au 1re septembre, emportée dans ce recul, ne put effectuer ses débarquements.

A la droite des Anglais, la 5e armée était rétablie le 24 au soir sur la ligne Givet-Maubeuge. Le 25, elle se retire sur la ligne Avesnes-Marienbourg. Mais elle s'y trouve découverte à droite par la 4e armée, et à gauche par l'armée britannique qui s'est repliée ce jour-là sur la ligne Cambrai-le-Cateau. Le général Lanrezac ordonne donc pour le 26 la retraite sur l'alignement de ses voisins, la gauche au Cateau, la droite à Rocroi. Le 26 au matin, il reçoit l'instruction générale du 25. Il est en même temps appelé à Saint-Quentin, où il rencontre à onze heures le général Joffre et le maréchal French. Revenu à son quartier général de Vervins à quinze heures, il apprend que l'armée anglaise a été attaquée le matin et qu'elle se replie vers le sud, sa droite marchant par la vallée de l'Oise. Il décide alors de replier son armée le 27 une quinzaine de kilomètres plus en arrière qu'il n'avait pensé d'abord, derrière la coupure de la haute Oise et du Thon, sur la ligne Guise-Aubenton.

 

II. — LA BATAILLE DE GUISE.

LE 27, pendant que l'armée exécute ce mouvement, le général Lanrezac apprend qu'à sa droite la 4e armée a dû resserrer sa gauche sur Mézières, ouvrant un trou entre elle et lui, tandis qu'à sa gauche, les Anglais se retirent derrière l'Oise entre Noyon et la Fère. Il prépare donc l'ordre de repli de la 5e armée, pour le 28, sur la ligne Ribémont-Montcornet. A ce moment, il reçoit du grand quartier l'ordre de se mettre face à l'ouest, et d'attaquer sur Saint-Quentin, dans le flanc de von Kluck qui presse les Anglais.

Il donne donc pour le 28 l'ordre au 3e et au 18e corps de se porter sur l'Oise, entre Origny et Moy, face à l'ouest, pour déboucher contre Kluck, tandis que le 10e corps restera en flanc-garde, face au nord, pour contenir Bülow, qui poursuit mollement. La cavalerie du général Abonneau et la division Bouttegourd feront à droite la liaison avec la 4e armée. Le 1er corps sera en réserve à Sains.

Pendant que ces mouvements s'exécutaient le 28, les Allemands ne soupçonnaient pas l'attaque qui se préparait. La gauche de von Bülow sentit bien une résistance, mais crut avoir affaire à des arrière-gardes. La situation de l'aile droite allemande était alors la suivante. L'armée anglaise, menacée sur sa gauche par von Kluck, avait une tendance à serrer sur sa droite et à venir se coller de plus en plus à l'armée Lanrezac. Elle avait fini par sortir de la zone d'opérations de von Kluck pour venir se jeter dans celle de von Bülow. En effet, celui-ci avait le 28 son corps de droite, le Vile, à Ham ; près de lui, le Xe de réserve avait sa droite à Saint-Simon ; ces unités ne devaient pas bouger le 29 ; mais la gauche du Xe corps de réserve et la droite du Xe se prépareraient à attaquer la Fère par les deux rives de l'Oise, d'Essigny-le-Grand à Villers-le-Sec, tandis que, plus loin encore vers l'est, la gauche du Xe corps et la garde, passant des deux côtés de Guise, devaient atteindre le même jour un front à trois lieues environ au sud de cette rivière. Ainsi la IIe armée marcherait le 29 par sa gauche, sa droite étant immobile. — Ces ordres étaient donnés par Bülow le 28 à vingt heures. Dans la soirée arrivèrent de Luxembourg des ordres du grand quartier allemand, prescrivant à von Kluck de marcher vers la Basse Seine, par la rive ouest de l'Oise ; à Bülow, sur la rive est de l'Oise, de marcher directement sur Paris par le front la Fère-Laon. Ces instructions coïncidaient avec les ordres que Bülow avait déjà donnés pour l'attaque de la Fore.

Les deux adversaires allaient donc marcher le 29 à la rencontre Le 29, l'un de l'autre. Bülow avait devant lui l'armée britannique en même temps que l'armée Lanrezac. Le général Haig, commandant le corps de droite britannique, à la Fère, proposa spontanément de prendre part à l'action. Le maréchal French s'y opposa.

La 5e armée française attaque donc seule le 29. Mais son 10e corps, faisant flanc-garde au nord, est attaqué, comme on l'a vu dans les ordres de Bülow, par le Xe corps allemand et par la garde. La nécessité de se défendre de ce côté interdit de poursuivre l'attaque sur Saint-Quentin. Le 18e corps est chargé d'observer cette ville, tandis que tout le reste de l'armée se porte face au nord, la division de cavalerie Abonneau et la division Bouttegourd manœuvrant dans le flanc gauche de l'adversaire, par Vervins.

La bataille se livre donc en potence, face au nord de Guise à Vervins, face à l'ouest devant Saint-Quentin. Sur le front Guise-Vervins, la garde et le Xe corps allemands sont bousculés et repassent l'Oise le 30 au matin ; mais, en direction de Saint-Quentin, les divisions de réserve Valabrègue ont été rejetées derrière l'Oise et le 18e corps a suivi le mouvement le 29 au soir. D'autre part, à droite, la fie armée se replie sur Rethel, et à gauche les Anglais se replient le 30 sur l'Aisne. Le général Lanrezac prescrit alors, le 30, à son armée, le repli sur la Serre et la Souche, de façon à se reformer le 31 derrière ces rivières.

Le 31, la 5e armée est donc en avant de Laon, sa droite couverte par les marais de Sissonne, sa gauche au saillant nord de la forêt de Saint-Gobain. Mais les Anglais, qui sont fort en arrière, laissent un vide ouvert sur sa gauche. A la fin de la matinée, le général Lanrezac apprend que la cavalerie de von der Marwitz a reçu l'ordre de profiter de cet intervalle pour passer l'Oise entre les Anglais et lui, à Bailly. Sa gauche risque donc d'être tournée.

Le général Lanrezac jette au-devant de la cavalerie allemande la brigade d'Afrique du colonel Simon, transportée de Laon eu chemin de fer, qui sera appuyée par la cavalerie Abonneau, transportée de la droite à la gauche, tandis que le gros de l'armée se dérobera au plus vite derrière l'Aisne. La manœuvre réussit. La cavalerie allemande, qui est elle-même épuisée, s'arrête devant la brigade Simon.

Au pivot du mouvement, les armées du centre, 4e et 3e, reculent lentement.

Le 4e armée est le 26 derrière la Meuse, et elle tient là deux jours, le 27 et le 28, contre-attaquant l'ennemi qui essaie de déboucher de la rivière. Le 28 au matin, le général Joffre écrit au général de Langle : Je ne vois pas d'inconvénient à ce que vous restiez sur la Meuse aujourd'hui, pour affirmer votre succès, mais il y aura lieu, dès demain matin, de reconstituer vos gros sur les hauteurs du sud-ouest de la Meuse. En conséquence, dans la nuit du 28 au 29, la 4e armée se dégage, et ses arrière-gardes occupent le 29, sans avoir été inquiétées, la ligne Buzancy-le Chesne, Bouvellemont.

La 3e armée occupait, le 24, la ligne de l'Othain, entre Velosnes et Spincourt. Elle avait devant elle l'armée du Kronprinz, qui manœuvrait par sa gauche pour essayer de déborder la droite française et de la couper de Verdun. La 3e armée était flanquée sur sa droite par 6 divisions de réserve qui formaient, depuis le 19, l'armée de Lorraine, commandée par le général Maunoury. A 14 heures, ces divisions prennent l'offensive dans le flanc gauche découvert du Kronprinz, formé par le XVIe corps et le corps von Oven (33e division de réserve et 5 brigades de landwehr). L'attaque s'étend à tout le front de l'armée et progresse. Mais, sur l'ordre du général en chef, et en se conformant au mouvement général, la 3° armée arrête son mouvement et gagne les positions qui lui ont été assignées sur les Hauts-de-Meuse. Elle y occupe, le 25 au soir, le front Lion devant Dun-Azannes. Le 26, elle repasse la Meuse, sans être inquiétée, et, le 27, elle appuie par sa gauche les contre-attaques de la 4e armée.

 

III. — LA SITUATION AU 2 SEPTEMBRE.

LE 2 septembre, la situation est la suivante. Devant notre droite, de Belfort à Nancy, les VIe et VIIe armées allemandes se sont retranchées. Au centre, les Ve et les IVe armées allemandes sont en contact avec les 3e et 4e armées françaises entre Verdun et Vouziers, comme il était prévu par l'instruction du 25 août. Mais à la gauche alliée la situation reste difficile. La IIIe armée allemande a franchi l'Aisne entre Château-Porcien et Attigny. La IIe armée passe l'Aisne dans la nuit du 1er au 2 ; le 2, elle franchit la Vesle, et, à sou aile gauche, la garde entre dans Reims. Le quartier général de von Bülow est le 2 à Fismes.

A l'ouest, la Ire armée a son aile gauche le 2 à Long-pont, sans rencontrer de résistance sérieuse. Entre la Ire et la IIe armée, la cavalerie de von der Marwitz pénètre, le 2 au soir, jusque devant Château-Thierry.

Du côté allié, l'aile gauche de la 4e armée forme depuis le 29 août un groupement spécial, qui prend le nom de 9e armée, et qui est commandé par le général Foch. Le 2 septembre, la 9e armée a sa gauche sur le front nord de Reims, on elle est en liaison avec la 5e armée. Celle-ci a sa droite au nord de la Vesle, en aval de Reims, sa gauche en échelon refusé derrière l'Ourcq, de Fère-en-Tardenois à Oulchy-le-Château. La liaison entre la 5e armée et les Anglais est faite par un corps de cavalerie créé le 1er septembre et placé, sous les ordres du général Colineau. Il a sa tète au sud de Château-Thierry. L'avinée britannique borde la rive gauche de la Marne, qu'elle se prépare à passer. Enfin, à gauche des Anglais, la 6e armée, qui s'est, réunie le 1er au nord de Clermont, s'est retirée au nord du camp retranché de Paris, son quartier général à Écouen. Le camp retranché est mis ce jour-là sous les ordres du général Gallieni.

Le général en chef trouve la situation trop aventurée pour reprendre l'offensive. Un récit des opérations envoyé le 21 septembre au ministre de la Guerre et composé au grand quartier s'exprime ainsi :

Accepter la bataille immédiate avec l'une quelconque de nus armées entraînerait fatalement l'engagement de toutes nus forces, et la 5e armée se trouverait fixée dans une situation que la marche de la armée allemande, préparée et facilitée par l'incursion du corps de cavalerie, rend des plus périlleuses.

Le moindre échec courrait le risque de se transformer en une déroute irrémédiable, au cours de laquelle les restes de nos armées seraient rejetés loin du camp retranché de Paris et complètement séparés des forces anglaises.

Les troupes, qui ont constamment combattu, sont d'ailleurs fatiguées, ont besoin de combler les vides produits dans leurs rangs, et les commandants d'armées, consultés, ne sont pas favorables l'idée d'un engagement général immédiat.

Le général Joffre décide donc de prendre encore du champ, et, le tee septembre, par l'instruction générale n° 4, il prescrit :

Malgré les succès tactiques obtenus par les 3e, 4e et 5e armées dans la région de la Meuse et à Guise, le mouvement débordant effectué par l'ennemi sur l'aile gauche de la 5e armée, insuffisamment arrêté par les troupes anglaises et la 6e armée, oblige l'ensemble de notre dispositif à pivoter autour de sa droite. Dès que la 5e armée aura échappé à la menace d'enveloppement prononcée sur sa gauche, l'ensemble des 3e, 4e et 5e armées reprendra l'offensive.

Le lendemain 2 septembre, une note pour les commandants d'armée précise les intentions du général en chef, et indique une ligne de fin de repli sensiblement différente de celle qui était indiquée par l'instruction de la veille. En particulier à l'aile droite, les points d'appui de l'Argonne et de Verdun sont abandonnés. L'armée se retire et se fortifie sur la ligne Pont-sur-Yonne-Nogent-sur-Seine-Arcis-sur-Aube-Brienne-Joinville. Elle se recomplète sur ces positions. Deux corps d'armée prélevés sur les armées de l'est renforcent l'aile droite. Ces renforts reçus, on passera à l'offensive. L'aile gauche est couverte par toute la cavalerie disponible, qui tiendra la Seine entre Montereau et Melun. Au delà de la cavalerie, l'armée anglaise occupera le fleuve de Melun à Juvisy et participera à l'attaque générale. Elle se liera par sa gauche au camp retranché, dont la garnison agira en direction de Meaux.