HISTOIRE DE FRANCE CONTEMPORAINE

 

LIVRE II. — LA SCISSION ET LES LUTTES ENTRE LES RÉPUBLICAINS.

CHAPITRE VI. — LA SCISSION DÉFINITIVE DES RÉPUBLICAINS EN DEUX PARTIS OPPOSÉS.

 

 

I. — L'APPEL AUX CATHOLIQUES RALLIÉS.

L'ORDRE donné par le pape aux catholiques français d'accepter la République avait divisé les conservateurs. La polémique continuait entre les ralliés et les monarchistes. L'orateur catholique, le comte de Mun, ancien légitimiste, et le député Piou travaillaient à former un nouveau parti en invoquant le devoir d'obéir au Saint-Siège. La droite royaliste avait d'abord protesté (juin 1892) par un procès-verbal non signé. Ses membres, comme catholiques, s'inclinaient devant l'ordre du pape. Comme citoyens, ils revendiquent le droit qu'ont tous les peuples de se prononcer en liberté sur toutes les questions qui intéressent l'avenir et la grandeur de leur pays. Le comte de Paris envoyait aux présidents des comités royalistes un appel à l'action électorale contre les menaces du socialisme grandissant ; il rejetait sur la République le scandale du Panama : les institutions ont corrompu les hommes. Ces protestations n'arrêtèrent pas le mouvement. Les ralliés, réunis sous la présidence du prince d'Arenberg, créèrent un Comité central de la droite républicaine (mars 1893). Le Congrès catholique de Toulouse, reconnaissant la nécessité de se placer sur le terrain constitutionnel, proposa une assemblée générale qui nommerait un comité.

Les nouveaux chefs de la majorité républicaine, fatigués de la concentration républicaine, essayèrent d'attirer ce nouveau parti, de façon à constituer une majorité nouvelle qui permit de rejeter la gauche dans l'opposition et de reprendre le système du gouvernement par les centres. Le premier appel fut le discours du président de la Chambre. Casimir-Perier, au banquet de Troyes :

Il ne reste guère aux partis monarchistes que des états-majors.... Il dépend de nous de recueillir et d'arrêter les soldats de cette armée en déroute. Mais l'armée républicaine n'accepte que ceux qui s'enrôlent comme soldats... on ne passe pas en qualité de général d'un camp dans l'autre.

Le président du Conseil Dupuy à Toulouse précisa davantage :

La patrie serait singulièrement plus forte si l'unité politique pouvait être réalisée dans ce pays. On dit que nous ne sommes pas éloignés de ce but si désirable. Aujourd'hui tout le monde veut être républicain.... Les conseils partis de Rome dans une pensée élevée d'apaisement... ne sont indifférents à aucun de ceux qui pensent.... Notre nation n'a pas peur des hommes nouveaux et, comme Calypso, elle sait se consoler du départ d'Ulysse. — Le programme des futurs candidats se résumerait en trois principes : 1° lois ouvrières destinées à régler les rapports du capital et du travail dans un esprit de solidarité républicaine ; 2° réformes fiscales pour réaliser la justice sociale ; 3° loi sur les associations pour régler les rapports de la société civile et religieuse dans un large esprit de tolérance.

Aucun des deux ne proposait de concessions à la droite et n'offrait aux chefs des ralliés une part dans le gouvernement, tous deux maintenaient les lois que Dupuy appelait significatives et essentielles, mais ils offraient aux conservateurs l'apaisement.

En même temps la concentration était abandonnée par l'extrême gauche. Les organisations socialistes de Paris s'alliaient entre elles et avec les socialistes indépendants dans une Ligue d'action révolutionnaire pour la conquête de la République sociale. Les radicaux, déjà alliés aux socialistes en 1892 pour soutenir la grève de Carmaux, se rapprochaient d'eux pendant les conflits du Panama. La Petite République devenait leur organe commun. Millerand y proposait (dès le 15 février) une coalition des partis de gauche contre tous les partis conservateurs. Devenu directeur de ce journal (en juillet 1893), il y ouvrait une tribune aux militants de toutes les fractions socialistes pour créer un nouveau et grand parti socialiste, où viendraient se fondre la grande masse d'électeurs désabusés échappés des cadres radicaux et quelques-uns des tronçons du parti boulangiste. Cette tactique visait surtout Paris. Un des chefs radicaux les plus modérés, Goblet, s'y rallia, par son discours de Bordeaux.

Il dénonça cette concentration qui avait pu paraître nécessaire pendant un temps, et à laquelle tous les bons esprits reconnaissent que le moment est venu de renoncer. Il fallait former une majorité radicale en ralliant les opportunistes qui viendraient loyalement à la politique radicale, et un autre élément... de jour en jour destiné à y prendre une place plus considérable... les socialistes, à condition... de ne demander qu'aux moyens légaux et pacifiques le triomphe de leurs idées.... Les socialistes... comprennent la nécessité de commencer par s'emparer des pouvoirs publics. Les radicaux... ont proclamé que le véritable objectif de la politique est d'amener graduellement l'amélioration de notre état social.... La majorité à former ne peut dune être qu'une majorité radicale-socialiste. Son programme consisterait en quatre articles : 1° Révision de la Constitution pour se délivrer de la nécessité d'obtenir sur tous les détails de toute loi un vote conforme des deux Chambres ; 2° Réforme financière par la création d'impôts sur le capital et sur le revenu : 3° Loi sur les associations pour préparer la séparation de l'Eglise et de l'Etat ; 4° Décentralisation.

Le chef du centre gauche, Léon Say, au banquet du Journal des débats (31 mai), condamna lui aussi la concentration, procédé bon pour lutter, mauvais pour gouverner, et repoussa toute entente avec les socialistes. Entre les socialistes et nous, il y n une différence de principes. — L'homme d'action des ministères modérés, Constans, au Cercle républicain de Toulouse (3 juin), constatait le désaccord entre Dupuy et Gobie, et concluait que le pays demandait le repos, la tolérance, des réformes pratiques sur les syndicats, les mutualités, les retraites ; il formulait ainsi la politique nécessaire : fortifier l'autorité, réconcilier le travail et le capital, rassurer les intérêts, développer l'agriculture, établir la paix sociale. Les groupes républicains du centre, rompant l'alliance avec les groupes de gauche, devraient s'unir à leurs anciens adversaires conservateurs sur un programme d'intérêts pratiques.

La Chambre, rentrée le 25 avril, discutait le budget de 1893 retardé par le Panama ; l'équilibre s'établissait par des expédients de dette flottante. Dupuy entra en collision personnelle avec la population de Paris. Pour empêcher la manifestation du 1er mai, il fit fermer la Bourse du travail. Les manifestants des deux groupes révolutionnaires (blanquiste et allemaniste), ayant tenu leur réunion devant la porte fermée, furent dispersés par les sergents de ville ; Dupuy interpellé félicita la police.

Deux mois plus tard, une farce de rapins (le Bal des Quat'zarts) ayant été frappée d'une condamnation légère pour offense à la pudeur, une foute d'élèves de l'École des Beaux-arts et d'étudiants protestèrent devant les Chambres, puis au quartier latin. Sur l'ordre du préfet de police, les agents des brigades centrales chargèrent et arrêtèrent en masse manifestants et spectateurs ; clans la bagarre, un consommateur assis devant un café fut tué. Le public constata que les agents frappaient les individus arrêtés — ce qu'ils appelaient passer à tabac —. Millerand interpella sur ces brutalités (3 juillet). Le lendemain, des bandes d'individus inconnus des étudiants envahissaient le quartier latin, démolissaient les kiosques et renversaient, les omnibus sous les yeux des agents de police qui laissaient faire. L'Association des étudiants protesta contre la conduite de ces gens sans aveu.

Le même jour expirait le délai d'un mois accordé par le préfet aux syndicats adhérents it la Bourse du travail pour se mettre en règle avec l'article de la loi de 1884 qui prescrivait une déclaration indiquant les noms des membres du bureau. Le Comité général engagea les syndicats à résister à cet ultimatum en refusant de se soumettre davantage à la loi de 1884. N'abandonnez pas la Bourse, car M. le préfet n'attend que cela pour y mettre ses créatures. Le ministère fit entrer des troupes dans Paris et occuper la Bourse du travail par des soldats ; Dupuy fut soupçonné d'avoir provoqué l'émeute du quartier latin pour servir de prétexte à cette opération. Interpellé à la Chambre, il répondit que le gouvernement avait délivré les ouvriers d'une tyrannie anonyme et éteint un foyer d'agitation révolutionnaire. Il obtint un vote de confiance par 343 voix contre 134. Le ministère promit de réorganiser la police, et, nomma le préfet de police ambassadeur à Vienne.

Après la clôture de la Chambre (22 juillet). Dupuy prononça à Albi un discours qui parut une avance aux ralliés, ces adversaires d'hier qui demandent place aujourd'hui dans nos rangs. Un des plus notables députés modérés, Jonnart, prononça contre l'extrême gauche un discours violent :

Nous voulons un gouvernement. Nous en avons assez de ces missions de sans-travail, parasites des pauvres, entrepreneurs de grèves.... Comme patriote et comme républicain, je salue avec joie le mouvement qui se produit dans l'opinion. Voilà donc les ralliés qui entrent dans la République, c'est leur droit.... De quoi se fâche-t-on ? Voilà des gens qui demandent à cheminer à nos côtés.... Leur compagnie n'a rien de désagréable. La République indiscutée, c'est la fin de la politique de concentration. En face du parti radical-socialiste, qui renie l'œuvre de la Révolution et jusqu'à l'idée, de patrie, se dressera... le groupe des républicains de gouvernement, républicains libéraux et progressifs, défenseurs de la propriété individuelle et de la liberté humaine.

Des deux côtés, les chefs des anciens groupes politiques unis dans la concentration républicaine avaient rompu l'unité du vieux parti républicain, et, pour le séparer en deux partis opposés, ils faisaient appel aux partis formés en dehors de la politique, les catholiques et les socialistes, dont ils s'exagéraient la force électorale.

 

II. — LES ÉLECTIONS DE 1893 ET L'ESSAI DU GOUVERNEMENT PAR LE CENTRE.

LE ministère annonça brusquement les élections pour le 20 août. La campagne électorale, courte et paisible, présenta peu de manifestations d'ensemble. Au banquet de la presse monarchique des départements, d'Haussonville proposa de former la ligue des honnêtes gens pour la défense sociale et la liberté religieuse. Le chef de la droite constitutionnelle Piou disait dans sa profession de foi : La République existe légalement, et depuis trop longtemps pour qu'on puisse la croire provisoire. Un cardinal déclara dans une interview qu'on devait accepter la République comme définitive, et reçut une lettre d'approbation du pape.

Les préfets prédisaient le succès d'un grand nombre de ralliés. Le résultat fut une surprise pour ceux qui jugent les forces des partis d'après le bruit fait autour des manifestations de leurs chefs. Le nombre des abstentions fut énorme. Sur 10 millions d'inscrits il y eut moins de 5 millions et demi de votants.

La droite eut 60 élus, la droite constitutionnelle (ralliés) n'en eut que 33, tous dans des circonscriptions conservatrices. Le ralliement n'aboutissait donc qu'à changer le titre d'un petit groupe de conservateurs, et ne détachait pas d'électeurs républicains. Les deux promoteurs du mouvement, Piou et de Mun, étaient battus. Les socialistes, se posant en parti d'opposition, avaient attiré les électeurs révisionnistes dispersés, et fait élire 18 candidats des 4 organisations (6 guesdistes, 5 blanquistes, 5 allemanistes, 2 broussistes) et 15 indépendants (parmi lesquels les trois orateurs Jaurès, Millerand, Viviani) ; quelques radicaux-socialistes, et les débris des révisionnistes élus sous l'étiquette socialiste, complétaient le total de 48 socialistes indiqué par la statistique du ministère. — Les radicaux revenaient plus nombreux. Il n'était guère possible d'en préciser le chiffre. Le mot radical n'étant pas à la mode dans certains pays, plusieurs députés nouveaux, élus contre un conservateur sous le titre général de républicains, n'avaient pas manifesté nettement leur tendance radicale. Le chiffre de 122 donné par le ministère était trop faible, on le vit par les votes de la Chambre. D'autres évaluations portaient à 190 l'ensemble de la gauche, socialistes et radicaux. — Restaient enfin plus de 300 républicains de gouvernement ; le ministère disait 311. — C'était au total une défaite des conservateurs, qui perdaient près de 80 sièges, et une victoire de l'extrême gauche, qui en gagnait presque autant.

La répartition des partis entre les régions montrait une fois de plus la grande stabilité des opinions. Les conservateurs se maintenaient dans l'Ouest et les montagnes, où le clergé gardait de l'influence. — Les socialistes conquéraient les quartiers ouvriers nord et est de Paris, la banlieue et les centres industriels. — Les radicaux dominaient dans l'Est, le Sud-est, le Languedoc, l'Auvergne, le Limousin, presque tous les pays qui en 1849 élisaient des rouges. — Les républicains avaient gagné surtout aux dépens des impérialistes dans le Sud-ouest, pays de vie politique faible, disposé à se rallier au gouvernement.

Le parti modéré, grossi jusqu'à pouvoir former à lui seul une majorité, reprit l'essai (fait en 1872 et en 1883) de gouverner avec le centre en faisant front à la fois contre la droite et la gauche. La visite de l'escadre russe (voir livre III, chap. I), symbole de l'alliance entre la France et la Russie, excita dans le public un enthousiasme qui donna au ministère confiance dans sa popularité. La Chambre, ouverte très tard (14 novembre), élut président Casimir-Perier par 295 voix contre 195 à Brisson. La déclaration du ministère (21 novembre) repoussait toute discussion sur la révision, le changement du mode de scrutin, l'impôt unique, et déclarait ne reconnaître en aucun cas pour alliés ceux qui n'admettent pas comme principes nécessaires le respect du suffrage universel, la propriété privée et la liberté individuelle avec... la liberté du travail...

Nous répudions les doctrines qui, sous des vocables divers, collectivisme ou autres, prétendent substituer la tyrannie anonyme de l'Etat à l'initiative individuelle... et nous réprimerons avec énergie toute tentative d'agitation ou de désordre, quels que soient les meneurs et les agitateurs.

Aucune concession n'était promise à la droite.

Nous regardons comme acquises la loi scolaire et la loi militaire : elles sont la pierre de touche de l'esprit républicain... la partie capitale de l'œuvre législative de la République. Reste à la compléter u par des lois sociales inspirées du principe de la solidarité humaine. — Suivait une liste de réformes ouvrières et fiscales, qualifiée de programme progressiste.

Les socialistes interpellèrent, et proposèrent un ordre du jour contre la politique rétrograde et provocatrice du gouvernement. Pendant que Dupuy discutait l'interpellation, ou apprit que les trois ministres qui représentaient le parti radical avaient donné leur démission. L'interpellation fut retirée, et le cabinet Dupuy s'effondra (25 novembre). Le président du Sénat déclarait n'avoir jamais vu pareille crise ministérielle.

Après trois refus et un essai manqué, Casimir-Perier forma un ministère (1er décembre) où dominaient les membres du groupe de Gambetta. Sa déclaration, moins agressive que celle de Dupuy, visait encore les socialistes. Elle promettait le maintien de l'ordre et la défense des principes que la Révolution française a donnés pour assises à la société moderne, la liberté et la propriété individuelles, et parlait d'opposer aux doctrines socialistes, non le dédain, mais l'action généreuse et féconde des pouvoirs publics. La Chambre élut président Ch. Dupuy, par 251 voix contre 213 à Brisson. Le centre, sans s'allier à la droite, engageait la lutte contre la gauche.

 

III. — LA CRISE DES ATTENTATS ANARCHISTES.

LES anarchistes, qui tiraient leur nom de la doctrine de Proudhon, n'avaient jamais formé un parti politique. Par leur critique de la société capitaliste, parfois même par un idéal positif de communisme, ils ressemblaient aux socialistes, avec lesquels le public les confondait souvent. Mais leur doctrine, déclarant illégitime toute autorité, les détournait de siéger dans les assemblées politiques, et même de prendre part aux élections.

Ils avaient rompu avec les socialistes au Congrès de Marseille en 1879 et, depuis le procès contre le groupe de Lyon en 1883, ils ne tenaient plus eux-mêmes de Congrès. Ils vivaient isolés, ou en petits groupes, unis par des relations personnelles, presque tous à Paris, Marseille et Lyon, ou dans la région d'industrie et de mines qui entoure Lyon, faisant leur propagande par des brochures, de petits journaux à titres changeants et des réunions d'études. Leur irritation contre la misère et l'iniquité se manifestait par des actes de violence sans but direct, destinés seulement à attirer l'attention sur les vices de l'organisation sociale ; c'était la propagande par le fait. La théorie, ébauchée dès 1869 par Bakounine en Russie, avait été formulée par le Congrès de Londres en 1881. Il fallait par tous les moyens répandre l'idée révolutionnaire et l'esprit de révolte dans la grande partie de la masse du peuple qui ne prend encore aucune part active au mouvement et se fait encore des illusions sur la moralité et l'efficacité des moyens légaux.

Pour frapper l'opinion publique, rien ne valait les explosifs ; le Congrès recommandait l'étude et les applications des sciences chimiques, qui ont déjà rendu de grands services à la cause révolutionnaire. Une bombe jetée à Lyon dans un restaurant avait amené la condamnation de 33 anarchistes et la dispersion du groupe lyonnais. Pendant la crise économique de 1883, les anarchistes de Paris avaient pris part aux manifestations des sans-travail, en promenant leur emblème, le drapeau noir, et en pillant une boulangerie.

La répression avait réduit l'anarchisme à de petits groupes surveillés par la police, ou même mélangés d'agents secrets, qui continuaient à discuter sans agir. La propagande par le fait recommença à Paris en 1892 sous la forme de quatre tentatives d'explosion (29 février-27 mars), dont l'auteur, Ravachol, anarchiste de la région de Saint-Étienne, fit devant le jury des déclarations qui émurent l'opinion. Il avoua avoir tué et volé, sans en tirer aucun avantage personnel, pour entretenir les journaux anarchistes et soutenir les compagnons dans leurs luttes contre leurs exploiteurs.

La société est pourrie ; dans les ateliers, les mines et les champs, il y a des êtres humains qui travaillent et souffrent sans pouvoir espérer d'acquérir la millième partie de leur travail ; ils ont des femmes qui meurent de faim et des enfants qu'ils ne peuvent nourrir faute de pain. A côté de cette misère terrible, nous voyons les bourgeois engraissés mener une vie de jouissances, et répondre par un rire méprisant aux larmes des affamés.

Un mois après, le restaurant où Ravachol avait été dénoncé et arrêté fut détruit par une bombe qui tua 2 personnes.

Les anarchistes français étaient peu nombreux, mais, en s'attaquant aux pouvoirs publics, ils prirent dans la vie politique un rôle disproportionné à leur nombre. L'anarchiste Vaillant jeta du haut des galeries dans la Chambre des députés une bombe à renversement qui ne fit que des blessures insignifiantes (9 décembre). Le surlendemain, le ministère déposa quatre projets, et les fit voter presque sans discussion par la Chambre et le Sénat.

1° Une loi sur la presse fut votée le jour même, à la Chambre par 413 voix contre 63, sur un texte non encore imprimé ni distribué aux députés, sans que la commission eût présenté un rapport — le ministère posa la question de confiance pour faire rejeter une suspension de séance — ; le Sénat la vota le lendemain sans discussion, à l'unanimité. Elle punissait d'un emprisonnement jusqu'à cinq ans la provocation, même non suivie d'effet, au vol, meurtre, incendie, crimes contre la sûreté de l'État, et l'apologie de ces crimes, et portait à cinq ans la peine pour provocation des militaires à la désobéissance. Le juge recevait le pouvoir exceptionnel de saisie et d'arrestation préventive.

2° La loi sur les explosifs punissait de deux à cinq ans de prison la fabrication ou la détention illégale de matières explosives.

3° La loi sur les associations de malfaiteurs — votée le 13 à la Chambre par 406 voix contre 29, le 18 au Sénat à l'unanimité — punissait des travaux forcés l'entente en vue de commettre des attentats contre les personnes et les propriétés, et même la participation à l'entente ; le rapporteur expliqua qu'on avait choisi à dessein un terme vague pour pouvoir atteindre toute association anarchiste.

4° Un crédit était voté pour renforcer la police.

Vaillant, condamné à mort, fut exécuté ; les anarchistes avaient menacé de le venger si le président Carnot ne le graciait pas. Un jeune chimiste jeta dans un hôtel de Paris une bombe qui fit plusieurs victimes ; il fut guillotiné.

Les adversaires du ministère le soupçonnèrent de vouloir faire usage des lois de répression contre les militants socialistes ; ils engagèrent contre lui une lutte violente, facilitée par un changement des mœurs parlementaires. Le personnel du gouvernement, formé d'hommes nouveaux, n'avait pas sur la Chambre le même ascendant moral que les vieux républicains éprouvés. Les nouveaux députés socialistes, ardents et combatifs, apportant à la Chambre les habitudes des réunions publiques, déconcertaient les orateurs modérés par des interruptions bruyantes, ou même, par des tapages prolongés, les empêchaient de se faire entendre. Ils harcelaient les ministres par des interpellations fréquentes sur des questions qui touchaient le sentiment de la masse républicaine, et les amenaient à l'aire des déclarations impopulaires. Ils leur reprochaient de négliger les réformes sociales réclamées par les ouvriers et de ménager les adversaires de la démocratie laïque. Jaurès venait (novembre 1893) de montrer par une métaphore célèbre comment la politique scolaire menait à la politique sociale :

Vous avez voté des lois d'instruction.... Vous avez définitivement arraché le peuple à la tutelle de l'Eglise et de ses dogmes. Vous avez interrompu la vieille chanson qui berçait la misère humaine, et la misère humaine s'est réveillée avec des cris.... Vous avez concentré dans les revendications sociales tout le feu de la pensée, toute l'ardeur du désir.... Si vous vous épouvantez aujourd'hui, c'est devant votre œuvre.

Le ministère, reprenant la tentative d'entente avec le pape, pria le cardinal archevêque Meignan, partisan déclaré du ralliement, de demander à Léon XIII d'agir sur les évêques français pour obliger les curés à appliquer la loi de 189'2 et les règlements de 1893 sur la tenue des comptes des fabriques. Le maire socialiste de Saint-Denis ayant interdit sur le territoire de la commune de porter publiquement des emblèmes religieux, une question adressée au ministre par un conservateur donna au ministre des cultes Spuller l'occasion d'exposer la nouvelle politique ecclésiastique. Il désapprouva le maire, et déclara que le gouvernement agirait envers le clergé dans un esprit de tolérance.

Cet esprit nouveau, c'est l'esprit qui tend, dans une société aussi profondément troublée que celle-ci, à ramener tous les Français autour des idées de bon sens, de justice et de charité nécessaires à toute société qui veut vivre.

Le chef des radicaux laïques, Brisson, demanda à transformer la question en interpellation, et proposa un ordre du jour persistant dans les principes anticléricaux dont s'est toujours inspirée la politique républicaine et qui seuls peuvent préserver les droits de l'État, laïque. Spuller répondit en déplorant les luttes religieuses :

La lutte contre le cléricalisme, rendue nécessaire par l'action de l'Eglise, a été ce qui a fait le plus de mal à la République. La politique suivie de 1877 à 1888 ne convient plus en 1894, l'Eglise a évolué. Il nous importe que l'Eglise ne puisse plus prétendre... qu'elle est tyrannisée, persécutée, tenue en dehors de la vie sociale.

Casimir-Perier soutint la politique d'apaisement :

Le pouvoir laïque a remporté la victoire.... Il n'y a plus à faire la  grande guerre il serait puéril d'entreprendre une petite guerre de taquineries mesquines.

La gauche exprima ses sentiments par des interruptions : Ce sont les vainqueurs qui sont prisonniers des vaincus. Millerand dit : Faire la paix à droite pour faire la guerre à gauche. Le gouvernement accepta un ordre du jour de confiance dans sa volonté de maintenir les lois républicaines et défendre les droits de l'État laïque, qui fut voté par 280 voix contre 420 (3 mars 1894).

Le ministère résistait à la fois contre la gauche et la droite. Le 7 mars, Casimir-Perier expliqua que son langage ne devait pas être interprété comme un abandon des droits de la société laïque. Le 10, à une interpellation de la droite sur le règlement des comptes de fabrique, Spuller répondit :

L'Etat considère que le règlement des questions relatives au temporel du culte lui appartient exclusivement. C'est un droit... qu'il continuera d'exercer... avec une inflexible modération.

Une proposition de révision amena Casimir-Perier à proposer la création d'un nouveau parti. Il protesta contre le dénigrement systématique, et proclama le devoir de sérier les questions — la formule avait été employée par Gambetta et J. Ferry.

On représente les ministres comme des gendarmes, on les fait passer pour un gouvernement de réaction et de cléricalisme, tandis qu'ils se bornent au maintien de l'ordre sous toutes ses formes, ordre dans la rue, discipline chez les fonctionnaires. Quant aux ralliés, ce doit être l'ambition de tout gouvernement de voir arriver à lui des recrues nouvelles.... Il faut que dans le parti républicain il se fasse un classement nouveau.

La Chambre repoussa l'urgence sur la révision par 295 voix contre 206, mais elle vota l'urgence sur la proposition d'un radical de faire élire les électeurs sénatoriaux au suffrage universel.

Après les vacances de Pâques, une interpellation de Jaurès sur l'aide donnée aux anarchistes par les capitalistes fournit à Millerand l'occasion de montrer l'instabilité du gouvernement par le centre : il lui fallait, ou orienter sa politique à gauche pour réaliser les réformes sociales, ou s'appuyer sur l'Église et la haute banque, sur toutes les forces du passé, pour conserver tous les abus (30 avril). Le ministère était gêné par l'intervention du Saint-Siège dans les règlements sur les fabriques. Une note du nonce (3 mai) ayant annoncé que le gouvernement avait promis de tenir compte des observations des évêques pour les modifications à faire aux règlements, la gauche interpella. Casimir-Perier dut expliquer que le document, conçu dans une pensée d'apaisement, avait été publié contre le gré du nonce et que le ministère n'avait pas négocié. Il lut sa lettre du 7 mars à l'ambassadeur français à Rome, où il promettait, respect et protection à l'Église respectueuse des prérogatives du pouvoir laïque, et la conviait à une œuvre de tolérance et de pacification. La majorité approuva le ministère par 304 voix contre 422, mais le soutint mollement (17 mai). Quelques jours après, elle l'abandonnait.

Le ministre des Travaux publics Jonnart, adversaire déclaré des socialistes, refusa aux ouvriers des chemins de fer de l'État les congés qu'ils demandaient pour se rendre au Congrès de la Fédération des employés de chemins de fer. A une question d'un député radical, il répondit que la loi de 1884 sur les syndicats ne s'appliquait pas aux chemins de fer de l'État. L'opposition rappela qu'un précédent ministre avait accepté une invitation à faire respecter la loi sur les syndicats par les Compagnies de chemins de fer et en première ligne par les chemins de fer de l'État. Un ordre du jour fut proposé par un conservateur pour constater que la loi de 1884 s'applique aux ouvriers et employés de l'État aussi bien qu'aux compagnies et industries privées. La priorité pour l'ordre du jour pur et simple accepté par le ministre fut rejetée par voix contre 217. Le cabinet démissionna (22 mai).

Chacun des groupes républicains précise alors sa politique par une déclaration. — Le groupe des républicains de gouvernement remercie le ministère des services rendus aux idées et aux principes du gouvernement. se déclare résolu à ne soutenir qu'un gouvernement qui par sa composition et son caractère lui donnera les mêmes garanties. — La gauche radicale affirme que le vote de la Chambre indique la nécessité de porter résolument à gauche l'axe de la nouvelle politique, qui devra être nettement hostile à toute compromission avec la droite et exclusive de toute complaisance envers le cléricalisme. — Le groupe radical-socialiste se déclare résolu à n'appuyer qu'un ministère respectueux des droits et des intérêts des travailleurs, qui répudie tout retour à l'esprit clérical et entreprenne résolument les réformes fiscales au moyen d'un impôt sur le capital et sur le revenu.

Bourgeois, appelé (pour la troisième fois) pour former un cabinet de concentration républicaine, refuse cette tâche, rendue impossible par les déclarations des groupes ; Ch. Dupuy forme (30 mai) un ministère de même couleur que le précédent, avec un personnel nouveau d'hommes jeunes (Poincaré, Leygues, Barthou. Hanotaux, Delcassé), et fait une déclaration de combat.

Nous garantirons résolument l'ordre public contre toutes les agitations, et nous assurerons en toutes circonstances l'exacte observation des lois républicaines.

La Chambre élit président Casimir-Perier par 229 voix, contre 187 à Bourgeois candidat de la gauche, et met fin à une interpellation de la gauche par un vote de confiance sur une formule d'équilibre : faire aboutir par l'union des républicains une politique de réformes démocratiques et de défense de la société laïque (14 juin).

Un nouvel attentat anarchiste rendit le conflit aigu. Le Président de la République Carnot était allé à Lyon inaugurer les fêtes de l'exposition ; passant le soir en voiture à travers la foule. il fut tué d'un coup de couteau par un anarchiste italien venu exprès, déclara-t-il. pour venger l'exécution de Vaillant (24 juin). Casimir-Perier, désigné par les groupes de la majorité dans les 2 Chambres, fut élu Président de la République (27 juin) par 451 voix sur 851 votants : Brisson en eut 195, Dupuy 97. La Chambre élut président un modéré, Burdeau, par 259 voix contre 157 à Brisson. Le cabinet Dupuy, maintenu en fonctions, présenta une loi d'exception contre les anarchistes. Elle se heurta à une résistance acharnée des socialistes, et ne fut votée qu'après des séances tumultueuses (17-27 juillet), avec des amendements arrachés à la majorité par la gauche.

La loi avait pour but avoué de prévenir le développement des théories anarchistes. L'article 1er transférait du jury aux tribunaux correctionnels les délits de presse consistant en provocation à des actes de violence ou apologies de ces actes. Le texte du projet ne contenait aucune restriction, ce qui eût permis au gouvernement de poursuivre tous les révolutionnaires devant les magistrats, enclins à confondre les socialistes avec les anarchistes Dupuy lui-même citait comme exemple d'anarchisme un article d'un socialiste contre la peine de mort. Bourgeois fit introduire un amendement qui limitait le régime d'exception aux cas où ces actes auront pour but la propagande anarchiste. Le projet punissait de prison jusqu'à deux ans le fait d'avoir, par des moyens quelconques — la commission substitua par provocation et apologie —, fait acte de propagande anarchiste en préconisant des attentats contre les personnes ou les propriétés ; il donnait aux tribunaux le pouvoir, contraire au droit commun, de prononcer la relégation et d'interdire aux journaux le compte rendu du procès.

La gauche combattit le projet. Les chefs radicaux, Goblet et Brisson, le jugeaient inefficace et dangereux. Quand Dupuy déclara qu'il était temps d'aboutir. et demanda comme preuve de confiance de rejeter tous les amendements qui pourraient être proposés, Brisson protesta contre ce langage presque inconstitutionnel, L'opposition réunit de fortes minorités. 196 voix contre 234 sur la clôture de la discussion générale, 162 contre 278 sur l'urgence, 224 contre 277 pour le maintien du jury. L'ensemble fut voté par 269 voix seulement (dont 20 radicaux), contre 163, dont 143 de la gauche, puis au Sénat par 205 voix contre 34.

Cette lutte violente laissa entre le centre et la gauche une hostilité irréductible et cimenta l'union des socialistes avec les radicaux. La masse républicaine resta coupée en deux partis. La discussion des mesures contre les anarchistes, en rendant définitive l'opposition entre les modérés et les radicaux, ouvrait une ère nouvelle dans la politique de la France. Ce fut le résultat imprévu des attentats anarchistes.

 

IV. — LA DÉCOMPOSITION DE LA MAJORITÉ GOUVERNEMENTALE.

PENDANT les vacances, le gouvernement fit poursuivre pour association de malfaiteurs des écrivains anarchistes, qui furent acquittés par le jury. L'extrême gauche donna aux lois d'exception de 1893 et 1894 le surnom de lois scélérates. — Elles ne furent plus appliquées à Paris, mais servirent en province à envoyer au bagne de la Guyane quelques anarchistes isolés.

L'opposition se mit à attaquer le nouveau Président de la République, qu'elle accusait d'inspirer la politique de combat contre les révolutionnaires. On reprochait à Casimir-Perier sa fortune, faite par les spéculations de son grand-père, le ministre de Louis-Philippe, l'ennemi des républicains ; grand actionnaire de la puissante compagnie des mines d'Anzin, il symbolisait l'exploitation des mineurs par le capitalisme. Un article intitulé : A bas Casimir ! parut dans un petit journal de caricatures socialiste ; l'auteur, Gérault-Richard, fut condamné à un an de prison, puis élu député à Paris en signe d'opposition. Un instituteur, disgracié pour avoir fait acte de socialisme, fut élu député à Marseille.

Le Congrès de la Fédération des syndicats (septembre 1894) vota, malgré les guesdistes, le principe de la grève générale proposé par Briand, et la création d'un Conseil national formé de délégués des fédérations des syndicats et des bourses du travail. Cette organisation nouvelle allait devenir le foyer de l'agitation révolutionnaire.

Après la rentrée, le chef du Parti ouvrier Guesde interpella sur l'annulation d'un crédit voté par le conseil municipal de Roubaix pour créer une pharmacie municipale ; il en profita pour faire un exposé de la doctrine socialiste. Les orateurs instruits du parti, Jaurès, Guesde, Millerand, donnèrent dès lors à la Chambre, sous la forme de discours théoriques sur le socialisme et les questions sociales, une sorte d'enseignement doctrinal qui finit par inspirer aux députés un respect mêlé d'ennui. La Chambre répliqua par des déclarations de doctrine : l'interpellation sur Roubaix se termina par un ordre du jour réprouvant les doctrines collectivistes.

Un ami du ministère calcula qu'en dix mois il y avait eu 61 interpellations et 31 questions. Cette tactique de l'opposition réduisait la majorité à l'impuissance. La génération nouvelle, n'éprouvant plus le besoin de l'union pour défendre la République, laissait s'introduire un usage qui scandalisait les théoriciens du droit public habitués à l'ancienne discipline parlementaire. Lorsque le gouvernement se trouvait amené à menacer les ouvriers d'une répression ou à repousser une mesure démocratique, une partie des députés de la majorité, de peur de s'aliéner des électeurs actifs, s'abstenaient ou votaient contre le ministère. Avec une majorité plus nombreuse que dans les autres législatures, les crises ministérielles devenaient plus fréquentes : en deux ans (novembre 1893-novembre 1895) il y en eut quatre. Le ministère devenait de moins en moins solide et la majorité moins compacte. Un petit groupe, l'Union progressiste (groupe Isambert), intermédiaire entre la majorité et la gauche, se grossissait par l'adhésion de républicains modérés et se rapprochait des radicaux. La présidence de la Chambre étant devenue vacante, Brisson, candidat de la gauche, fut élu par 249 voix contre 213 à Méline, candidat de la majorité modérée (19 décembre) ; il fut réélu en janvier 1895 sans concurrent.

Le 14 janvier 1895, le ministère s'effondra sans lutte. Le ministre des Travaux publics Barthou avait engagé un procès en Conseil d'État contre deux Compagnies de chemin de fer, il soutenait que la garantie consentie par l'État clans les conventions de 1883 cessait en 1914. L'arrêt ayant décidé qu'elle durait jusqu'en 1931, Barthou donna sa démission. Millerand reprocha au gouvernement de n'avoir pas interprété lui-même les conventions, et mit en cause l'un des ministres, Raynal, qui, ministre en 1883, les avait préparées ; Raynal ne s'opposa pas à la formation d'une commission d'enquête. Mais, la Chambre ayant refusé (par 22 voix de majorité) la priorité à l'ordre du jour qu'il acceptait, le ministère se retira.

Le lendemain soir (5 janvier), Casimir-Perier donna sa démission, en expliquant ses motifs dans un message :

La Présidence de la République, dépourvue de moyens d'action et de contrôle, ne peut puiser que dans la confiance de la nation la force morale sans laquelle elle n'est rien.... On a réussi à égarer l'opinion publique. Depuis six mois se poursuit une campagne de diffamation et d'injures contre l'armée, la magistrature, le Parlement, le chef irresponsable de l'État ; et cette liberté de souffler les haines sociales continue à être appelée la liberté de penser.... Peut-être me comprendra-t-on si j'affirme que les fictions constitutionnelles ne peuvent faire taire les exigences de la conscience politique.

Ce message fut accueilli par les murmures de la majorité : elle en voulait à son élu d'avoir déserté un poste de combat ; sa démission paraissait une victoire des socialistes. Les motifs de cet acte demeurent obscurs. Casimir-Perier était froissé de se sentir impopulaire, irrité de ne pouvoir arrêter les attaques des socialistes, mécontent de l'élection de Brisson et de l'accroissement de l'Union progressiste. Un journal modéré raconta que, lorsque les ministres annoncèrent l'intention de démissionner, il avait déclaré à Dupuy que le Congrès avait élu en lui le représentant d'une politique, et qu'il ne lui était pas possible de présider à une autre. Mais il était irrité aussi contre les ministres, et avant leur démission. Il s'est plaint plus tard d'avoir été tenu par eux à l'écart des affaires ; le ministre des Affaires étrangères (Hanotaux) ne lui communiquait pas les dépêches. On comprend mal comment ce grief l'a fait se retirer au moment même où il était délivré des ministres qui le gênaient. Il semble qu'il prit sa décision sous l'action d'un malaise prolongé, né de sentiments personnels, amour-propre froissé, irritation contre ses adversaires et ses partisans, déception provenant d'une conception confuse de son rôle. Il quittait la présidence de la République faute d'y avoir trouvé les satisfactions qu'il attendait.

Le Congrès montra l'accroissement des forces de la gauche. Son candidat Brisson eut au premier tour 338 voix. Les modérés se partagèrent entre deux anciens ministres de Gambetta ; le moins connu, Félix Faure, ministre de la Marine, eut 244 voix ; Waldeck-Rousseau, l'avocat de la politique d'autorité, n'en eut que 184. Il se désista. Au deuxième tour, une partie des conservateurs, par haine de Brisson représentant de la franc-maçonnerie, votèrent pour Félix Faure ; il fut élu par 430 voix, contre 361 à Brisson (17 janvier).

On revint à la politique de concentration. Bourgeois, chargé de former un cabinet mixte, ne trouva pas de modérés pour accepter l'impôt sur le revenu. Ribot constitua un ministère de modérés, mais avec un programme de conciliation. A l'interpellation de Goblet qui interprétait la formation du cabinet comme une résistance à la démocratie, Ribot répondit qu'il avait formé un cabinet d'union républicaine. La Chambre refusa la priorité à l'ordre du jour explicite de Goblet repoussant toute politique de compromission avec la droite et de résistance à la démocratie, et vota la confiance avec la formule : pratiquer une politique d'union républicaine et de programme démocratique.

Le ministère renonça officiellement à la politique de combat en faisant voter l'amnistie pour les délits politiques, presse, réunion, association, élections, grèves ; on y joignit l'annulation des mesures disciplinaires contre les fonctionnaires et les ministres des cultes. La Chambre travailla à voter le budget resté en retard et les lois d'affaires. La dépression économique de 1892 à 1894 laissait dans le budget (de 3 milliards et demi) un déficit de 55 millions. Le gouvernement proposa de le combler par un impôt sur la richesse acquise, en créant un droit progressif sur les successions, concession de principe faite à la gauche.

Il entra en conflit avec le clergé par une mesure fiscale. Le droit d'accroissement, établi en 1880 sur les biens des congrégations, paraissait trop facile à éluder. Une loi (16 avril 1895) le remplaça par une taxe fixe d'abonnement de 0 fr. 30 p. 100 pour les congrégations autorisées, 0 fr. 50 pour les non autorisées. Quelques congrégations essayèrent de se soustraire à la taxe par des moyens légaux ; la Croix, organe de la Congrégation des Assomptionnistes, engagea à résister ouvertement ; des évêques et des prêtres protestèrent. A une interpellation de Goblet, le ministre répondit qu'il déférait quatre évêques au Conseil d'État, et la Chambre approuva sa politique, définie en ces termes faire respecter les lois, maintenir les droits de l'État laïque et assurer le respect de l'autorité civile (12 juillet). Les évêques, divisés sur la conduite à suivre, consultèrent le pape ; le nonce les engagea à laisser aux supérieurs des ordres religieux le soin de prendre eux-mêmes la décision. L'archevêque de Paris publia une lettre au Président de la République pour réclamer des modifications à la loi exigées par l'équité, et signaler les périls que l'athéisme des lois faisait courir au pays.

Le ministère, combattu par le clergé, fut attaqué par les socialistes pour son intervention dans la grève des verriers de Carmaux. Il fit rejeter la proposition de nommer une commission d'enquête par 280 voix contre 183 (26 octobre). Mais, la direction des chemins de fer du Sud (sur la côte de Provence) ayant donné lieu à un scandale, les socialistes demandèrent la publication du rapport de l'agent chargé de l'enquête. Le ministère la refusa ; beaucoup de députés de la majorité, par crainte d'être compromis, votèrent avec la gauche ; la motion passa par 275 voix contre 196 (28 octobre). C'était, depuis la formation d'une majorité modérée, la quatrième crise ministérielle.

 

V. — L'ÉCHEC DU MINISTÈRE HOMOGÈNE RADICAL.

LÉON Bourgeois, chargé de faire un cabinet de conciliation avec un programme à demi radical, ne put recruter aucun modéré ; il forma, avec des radicaux, un ministère qui fut homogène, non par principe, mais par nécessité. Sa politique, exposée dans sa déclaration et dans un discours-programme, consista à écarter les questions sur lesquelles on ne pouvait obtenir que des votes de coalition. Des trois articles du programme radical, il laissait tomber la révision, renvoyait à plus tard la séparation de l'Église, en promettant simplement une loi sur les associations pour préparer le règlement définitif des rapports entre les Églises et l'État souverain. Il ne gardait que l'impôt sur le revenu, global et progressif, à la place des anciens impôts directs ; il le présentait comme un instrument de justice fiscale, destiné à corriger l'inégalité de la richesse, et le justifiait par une théorie philosophique.

La République porte le poids de deux budgets, le vieux budget de la monarchie passée et le budget naissant de la démocratie à venir ; il faut économiser sur les dépenses des services publics en les simplifiant, et augmenter les dépenses pour l'assistance et la prévoyance. La réforme doit être dominée par trois idées : 1° dans la lutte pour la vie.... créer une moindre inégalité au point de départ ; 2° diminuer des concurrents on allégeant le fardeau des plus faibles ; 3° à l'heure du repos, la main tendue (retraites).

Cet idéal devait être réalisé par un ensemble de lois sociales (sociétés mutuelles, syndicats, arbitrage). Le ministère faisait appel à l'extrême gauche socialiste. Il rouvrit la Bourse du travail de Paris, retira le projet de loi limitant le droit des syndicats, proposa un arbitrage dans la grève des verriers de Carmaux, annonça une politique de confiance envers les ouvriers au service de l'État. Le ministre du Commerce, dans un discours prononcé à Châlons (23 février), employa la formule : un socialisme sage, pratique, et la maintint devant le Sénat. Bourgeois déclara préférer à la politique du poing fermé la politique de la main ouverte.

Cette politique trouva peu de soutien dans le parlement. Le parti radical, formé d'hommes nouveaux, provinciaux obscurs de culture médiocre, n'avait pas d'autre orateur que son chef Léon Bourgeois ; même avec l'appoint des socialistes, il restait en minorité à la Chambre. Le ministère ne réunissait une majorité qu'à la condition d'obtenir les voix des députés flottants, comme il y en a dans toute Chambre française. Ces ministériels sans passion politique sont prêts à voter pour tout cabinet une fois constitué, soit qu'ils aient besoin des ministres pour les affaires locales qui intéressent leurs électeurs, soit crainte de mécontenter leurs électeurs en renversant un ministère ; mais leur appui reste incertain. — Au Sénat, le ministère avait contre lui tous les anciens groupes formant une énorme majorité, et pour lui seulement un groupe nouveau, la gauche démocratique.

Le ministère essaya de donner une satisfaction à l'opinion irritée par les scandales financiers. Il fit arrêter à Londres, extrader et juger Arton, l'agent du Panama, qu'on croyait détenteur de la fameuse liste des 104 parlementaires, et dont le public attendait des révélations. Il ouvrit une instruction sur les chemins de fer du Sud. Ses adversaires lui reprochèrent de vouloir tenir les députés sous la menace d'un scandale.

Après la rentrée de janvier 1896, le ministère fut engagé dans un double conflit. A la Chambre, le ministre des Finances présenta un budget contenant deux nouveautés : 41 millions d'économies sur les dépenses des services (surtout la Guerre, la Marine, les Travaux publics), et un impôt de 150 millions sur le revenu à partir de 2.500 francs, calculé suivant une progression partant de 1 p. 100 et atteignant 5 p. 100 à partir de 50.000 francs. Le revenu serait constaté par la déclaration du contribuable contrôlée par une commission communale.

Le parti modéré fit une vive opposition au principe de la progression et au procédé de la déclaration, qu'il surnomma anthropométrie fiscale. La commission du budget, composée de 28 adversaires du projet et 5 radicaux, prit une attitude hostile. Son président ouvrit ses travaux en l'engageant à écarter tout ce qui pourrait prêter à l'arbitraire, entraîner des procédés inquisitoriaux, et blesser... le sentiment naturel qui porte tous les citoyens à être seuls possesseurs de l'évaluation totale de leur fortune. L'opposition se fondait sur la répugnance de la bourgeoisie française à laisser connaître le chiffre de sa fortune, sentiment très fort, fait de défiance et de vanité. Elle proposait, au lieu d'un impôt unique progressif sur le revenu de chaque individu, des impôts proportionnels sur les différents revenus. La commission, après avoir consulté les Chambres de commerce, proposa une résolution écartant tout système fondé sur la déclaration du revenu global, la taxation arbitraire et les investigations vexatoires, et invitant le gouvernement à présenter un projet qui permît d'atteindre équitablement les revenus.

A la Chambre, Jaurès soutint l'impôt sur le revenu comme un allégement pour les travailleurs et un pas fait vers le socialisme. Les modérés l'attaquèrent, et proposèrent un ordre du jour exprimant la résolution de réformer l'impôt qui pèse trop lourdement sur les petits contribuables, mais en écartant tout système fiscal fondé sur la déclaration du revenu global ou de la taxation sans base légale, et réclamant un impôt sur les revenus.

Le ministère, posant la question de confiance, fit rejeter la priorité par 288 voix contre 272 et voter un ordre du jour de confiance, par 297 voix contre 249, avec la formule : résolue à substituer à la contribution personnelle, mobilière, et des portes et fenêtres un impôt général sur le revenu. Mais il renonça à faire voter cet impôt, et se contenta de demander un vote de principe avec la formule : réservant l'examen de la déclaration globale et des bases de taxation. La priorité pour la formule de l'opposition ne comportant ni déclaration globale ni taxation ne fut rejetée que par une faible majorité de 9 voix, où entraient les voix des ministres (26 mars). Le conflit n'eut donc qu'un résultat théorique : l'un et l'autre partis condensèrent leurs propositions de réforme fiscale en des formules précises, adaptées à la propagande électorale ; tous s'accordèrent à condamner le régime séculaire de l'impôt direct français ; ce qui ne l'a pas empêché de se maintenir vingt ans encore.

Au Sénat, ce fut la majorité modérée qui engagea le conflit. Le ministre de la Justice, soupçonnant le juge d'instruction chargé de l'affaire des chemins de fer du Sud d'éviter de rechercher les coupables, lui avait enlevé l'instruction sans observer les formes légales, et l'avait confiée à un juge nouveau. Le Sénat, par 156 voix contre 63, vota un blâme en ces termes : regrettant les irrégularités commises dans le remplacement du juge (11 février).

Devant la Chambre, Bourgeois expliqua que cette affaire n'était qu'un prétexte pour faire échec au gouvernement : au lieu de l'attaquer nettement sur sa politique générale, on essayait de le trouver en faute sur un point pour le faire tomber sur une pelure d'orange — métaphore récemment entrée dans la langue parlementaire, et qui s'appliquait aux incidents exploités par l'opposition pour obtenir un vote contre le cabinet —. La Chambre, par 314 voix contre 45, prit parti contre le Sénat, en exprimant sa confiance dans le ministère pour faire la lumière complète... et pour faire aboutir les réformes promises et attendues par le pays (13 février).

Le Sénat répliqua par un nouvel ordre du jour de blâme, et un des chefs de la majorité souleva un conflit constitutionnel entre le Sénat et la Chambre, en annonçant une interpellation sur l'interprétation de l'article relatif à la responsabilité des ministres devant les Chambres. En quel sens le ministère est-il responsable ? Doit-il se retirer devant un vote du Sénat ? La gauche démocratique, par une déclaration, signala le danger pour le Sénat de porter le débat sur le terrain constitutionnel : c'était rouvrir l'agitation pour la révision. La règle parlementaire, proclamée par Gambetta et Ferry, est que la Chambre seule a le pouvoir de renverser le ministère, et que le Sénat, en compensation, a le pouvoir d'accorder la dissolution de la Chambre et de juger les ministres. Bourgeois défendit la pratique traditionnelle en déclarant à la Chambre : Jusqu'au jour où la Chambre aura dit que nous avons perdu sa confiance, nous resterons... La Chambre, par 309 voix contre 185, confirma son vote et renouvela au gouvernement l'expression de sa confiance.

La majorité du Sénat répliqua par une déclaration votée par 175 voix contre 59 :

Le ministère entend gouverner sans le Sénat.... Il prétend que la responsabilité ministérielle ne peut être évoquée devant le Sénat. Nous protestons contre cette atteinte aux dispositions précises de la loi constitutionnelle.... Nous affirmons notre droit de contrôle et la responsabilité des ministres devant les deux Chambres.

Mais elle n'osa pas rompre les relations avec les ministres, pour ne pas suspendre la vie législative du pays : c'était reconnaître que la Chambre seule avait le pouvoir effectif de forcer le cabinet à se retirer.

Le conflit entre le Sénat et le ministère devint dès lors le symbole de l'opposition entre la politique de conservation et la politique de réformes sociales. Bourgeois, ayant accompagné une tournée du Président de la République dans le Sud-est, fut reçu par les cris : Vive Bourgeois ! Vive le ministère ! A bas le Sénat ! La bourgeoisie parisienne, aux courses d'Auteuil, accueillit le ministre du Commerce par le cri de : Vive le Sénat !

Le conflit fut tranché par une erreur de tactique du ministère. La Chambre, après une interpellation sur la politique étrangère, vota un ordre du jour d'approbation, puis le crédit destiné à ramener les troupes de Madagascar, et s'ajourna pour les vacances de Pâques jusqu'au 19 mai, oubliant d'attendre le vote du crédit par le Sénat (2 avril). Le Sénat, resté seul, vota d'abord, par 155 voix contre 85, un ordre du jour disant qu'il ne pouvait accorder sa confiance au ministère, puis s'ajourna sans voter le crédit (3 avril). Pendant la session de Pâques les conseils généraux émirent des vœux sur l'impôt sur le revenu, 25 pour, 29 contre, 26 pour une réforme fiscale. A la reprise des séances du Sénat (21 avril), les présidents des trois groupes de la majorité lancèrent une déclaration de guerre :

Trois fois le Sénat, à des majorités considérables, a refusé sa confiance au ministère. Cependant, en violation de la loi constitutionnelle, ce ministère s'est maintenu au pouvoir.... Nous ne refusons pas les crédits, mais nous ne pouvons pas les accorder au ministère actuel.

Le Sénat ajourna le vote jusqu'à ce qu'il eût devant lui un ministère constitutionnel ayant la confiance des deux Chambres.

Le ministère n'essaya pas de lutter ; il donna sa démission, et fit convoquer la Chambre pour lui expliquer sa décision, fondée sur des motifs patriotiques ; il ne voulait pas compromettre la sûreté nationale, mais il protestait contre l'accusation d'être inconstitutionnel, car le Sénat n'avait pas le droit d'interpréter à lui seul la Constitution. La gauche accueillit cette déclaration avec colère : le ministère, en se retirant devant un refus de crédit du Sénat, semblait reconnaître au Sénat un pouvoir que la Chambre lui avait toujours contesté. En fait, Bourgeois saisissait une occasion de se retirer parce qu'il savait n'avoir même pas la majorité à la Chambre. C'est ce que prouva le vote de l'ordre du jour qui suivit sa déclaration : la Chambre affirmant à nouveau la prépondérance du suffrage universel (par 282 voix contre 28), et sa résolution de poursuivre les réformes démocratiques (par 379 voix contre 31). L'ensemble ne réunit que 257 voix ; il y eut 324 abstentions (23 avril).

 

VI. — LE MINISTÈRE HOMOGÈNE MODÉRÉ.

DEUX tentatives Ile cabinet de concentration échouèrent : les radicaux ne voulaient renoncer ni à l'impôt sur le revenu ni à la révision. Le chef du groupe protectionniste, Méline, chargé du deuxième essai, après le refus des radicaux, forma avec des modérés un ministère homogène (29 avril). Sa déclaration évitait de résoudre le conflit constitutionnel et écartait l'impôt sur le revenu :

La Chambre issue du suffrage universel exerce une action prépondérante.... Mais il est impossible de légiférer et de gouverner sans le concours du Sénat. — Le ministère promettait en termes généraux des réformes fiscales, sur le régime des boissons, les sucres, et une meilleure répartition des impôts, sans vexations, sans mesures inquisitoriales ou arbitraires ; des lois intéressant les travailleurs, journée de travail, responsabilité en cas d'accident, caisses de retraites. La France qui travaille est lasse d'agitations.

C'était un programme de compromis et de réformes partielles.

Le ministère était soutenu par le Sénat. A la Chambre, où Goblet lui reprocha d'être pris dans la minorité en opposition avec la volonté de la Chambre, il n'eut d'abord qu'une faible majorité (279 voix contre 251) sur la priorité ; mais elle se grossit, aussitôt des voix flottantes des députés ministériels. L'ensemble de l'ordre du jour fut voté par 278 voix contre 214, et bientôt le cabinet put compter sur une majorité stable, de 50 à 80 voix, formée des républicains de gouvernement et des ministériels. Il allait se maintenir deux ans et deux mois, durée qu'aucun ministère n'avait encore atteinte sous la République.

L'opposition, non moins stable, se composait des quatre groupes de gauche : Union progressiste, radicaux, radicaux-socialistes, socialistes. Aux élections municipales de mai 189G, les socialistes conquirent une douzaine de villes. Ils célébrèrent ce succès par le banquet de Saint-Mandé auquel assistèrent 26 députés et 8 maires (30 mai). Millerand y prononça un discours-programme destiné à donner aux parlementaires socialistes une doctrine assez révolutionnaire pour se rendre acceptables aux partis ouvriers.

L'idée socialiste... se résume dans la volonté énergique d'assurer à chaque être, au sein de la société, le développement intégral de sa personnalité, ce qui implique deux conditions, la propriété et la liberté qui n'est qu'un mot sonore si elle n'a pour base et sauvegarde la propriété. Dans le régime de l'anarchie capitaliste... il n'y a de sécurité pour personne.

Le collectivisme... ce mot plein d'horreur qu'on évoque pour exciter les millions de travailleurs... que le socialisme ne suffit plus à apeurer, est la sécrétion du régime capitaliste. Il constate que le développement normal de la société capitaliste substitue à la propriété individuelle, condition et sauvegarde de la liberté, le monopole tyrannique d'une minorité ; il ne se révolte pas, il se borne à demander que la propriété sociale se substitue à la propriété capitaliste.... N'est pas socialiste quiconque n'accepte pas la substitution nécessaire et progressive de la propriété sociale à la propriété capitaliste. Les raffineries de sucre sont l'exemple d'une industrie... mûre dès à présent pour l'appropriation sociale... caractérisée par le perfectionnement de son machinisme et la concentration intense de ses capitaux. Le socialisme ne menace pas les petits propriétaires, puisque leur propriété morcelée ne saurait être l'objet d'une appropriation sociale.

Pour opérer la transformation sociale, le parti socialiste n'emploiera pas de moyens révolutionnaires. Il lui suffit de poursuivre par le suffrage universel la conquête des pouvoirs publics.

Les socialistes connaissent le caractère international du programme social. Mais l'entente internationale des travailleurs ne leur donne pas l'idée impie et folle de briser... la patrie française, incomparable instrument de progrès matériel et moral ; ils sont patriotes et internationalistes.

Le programme socialiste consiste en trois points. Intervention de l'Etat pour faire passer du domaine capitaliste dans le domaine national les diverses catégories des moyens de production et d'échange à mesure qu'elles deviennent mûres pour l'appropriation sociale. — Conquête des pouvoirs publics par le suffrage universel. — Entente internationale des travailleurs.

Le groupe socialiste de la Chambre confirma ce programme par une déclaration à laquelle adhérèrent 28 députés.

Pour dissiper les équivoques fâcheuses, il déclare nettement qu'en conformité avec la pensée essentielle des socialistes de tous les pays et avec la tradition socialiste française depuis la Révolution, il entend abolir le régime capitaliste lui-même, et mettre un terme à l'exploitation de l'homme par l'homme au moyen de la conquête du pouvoir politique par le prolétariat, la substitution de la propriété sociale à la propriété capitaliste et l'entente internationale des travailleurs.

Le parti socialiste, en adoptant les formules traditionnelles des blanquistes et des marxistes, donnait à son programme un aspect doctrinal. Le Congrès du Parti ouvrier français à Lille (21-24 juillet) le formula avec rigueur comme règle de la discipline électorale. L'Internationale, chantée à la fin de ce Congrès par les délégués du parti, allait bientôt (au Congrès de 1899) devenir le chant officiel socialiste, et remplacer la Carmagnole que les blanquistes avaient reprise dans la tradition révolutionnaire.

Le président de la commission du budget Cochery, devenu ministre des Finances, proposa de réformer l'impôt direct en le remaniant sur le modèle anglais de l'impôt par cédules. Il groupait les revenus en 4 catégories, frappées chacune d'une taxe égale de 4 ½ p. 100 sur le revenu : 1° la propriété non bâtie, 2° la propriété bâtie, 3° les créances hypothécaires, 4° les valeurs mobilières y compris la rente française. Il y joignait, une taxe complémentaire calculée sur les signes extérieurs de la richesse (loyer, domestiques, chevaux). L'accroissement atteignait la richesse mobilière et les bâtiments, et permettait de diminuer la charge sur la propriété bâtie, là où elle était supérieure à 4 ½ p. 100, de déduire les dettes hypothécaires, d'abolir les impôts mobiliers et des portes et fenêtres. C'était un dégrèvement de 187 millions, au profit surtout des campagnes.

Le contre-projet de la gauche fut rejeté par 283 voix contre 254. Mais le projet du gouvernement fut, mis en échec par le financier du parti modéré, Rouvier ; il déclara l'impôt sur la rente française illégal, impolitique, imprudent, dangereux. Le ministère présenta un nouveau projet en 1897, puis il abandonna la réforme fiscale, y compris l'impôt sur les successions voté en 1895.

Le gouvernement ne pouvait proposer aucune réforme politique sans mécontenter l'aile droite de sa majorité ; il ne voulait pas revenir à la politique de combat contre la gauche ; il se borna à expédier les affaires courantes. Méline finit par résumer sa politique dans la formule : Ni révolution, ni réaction. Ce régime d'inaction pacifique fut facilité par les manifestations de l'alliance franco-russe (visites du tsar en France et du Président de la République en Russie), qui détournèrent l'attention vers la politique extérieure.

L'opposition de droite avait cessé toute attaque, les conservateurs soutenaient le cabinet modéré par crainte du socialisme. L'opposition de gauche en profita pour accuser le ministère de favoriser la réaction conservatrice et cléricale. C'est, déclara Bourgeois en 1896, la lutte entre ceux qui soutiennent et ceux qui combattent la démocratie. La gauche reprit la tactique des interpellations fréquentes ; le ministère se plaignit d'en avoir subi en deux ans plus de cent. Les députés socialistes continuèrent à la Chambre leurs conférences sur les questions sociales.

Les opposants reprochaient surtout au ministère ses complaisances envers le clergé. Méline répondait que, sans avoir fait aucune concession, il amenait des partisans à la République. Il finit par reprendre la formule de l'apaisement, abandonnée depuis dix ans. Le 10 octobre 1897, à Remiremont, il repoussa l'anticléricalisme, tactique des radicaux pour tromper la faim des électeurs...

Nous faisons respecter le Concordat et les lois de l'État.... La seule chose que nous nous refusions à faire, c'est de déclarer la guerre à l'idée religieuse ; parce que, si la France n'est pas cléricale, elle est dans sa grande majorité très tolérante.... Au lieu de la guerre, nous poursuivons l'apaisement dans le domaine religieux.

L'équilibre entre les deux partis extrêmes était difficile à maintenir dans la pratique de l'administration. Les préfets, ne se sentant plus surveillés, suivaient la pente naturelle qui pousse les hauts fonctionnaires à plaire aux familles anciennes ou riches en possession de l'influence sociale ; on leur reprochait d'accueillir avec faveur les recommandations des conservateurs et d'arrêter la laïcisation des écoles publiques.

Les catholiques partisans des réformes sociales s'organisaient. Le Congrès ouvrier chrétien, tenu à Reims pour le 14e centenaire de la conversion de Clovis (24 mai 1896), créa un parti démocratique chrétien et arrêta un programme ouvrier et agricole. Le Congrès ecclésiastique (24 août) de plus de 600 prêtres discuta l'organisation et l'action du clergé. Un polytechnicien enthousiaste. Marc Sangnier, fondait le Sillon, groupe de jeunes catholiques, et commençait. une propagande de conférences pour mettre au service de la démocratie française les forces sociales du catholicisme. Les congrégations reconstituées augmentaient leur richesse, le nombre de leurs membres et de leurs élèves. Un écrivain catholique a reconnu les progrès de l'influence et des œuvres catholiques sous le ministère Méline. Il fallait remercier la Providence de nous permettre de combattre dans des conditions si favorables.

Les radicaux s'inquiétèrent. Ils interpellèrent le ministère sur le Congrès de Reims et sur les menées cléricales. Ils signalèrent les discours violents, les missions des Pères de l'Assomption. En Bretagne, un prêtre du Midi, Gayraud, candidat du pape, fut élu contre le candidat royaliste, après une campagne marquée par des prédications en chaire et des refus d'absolution ; la Chambre l'invalida : il fut réélu. Le convent maçonnique tenu à Paris (septembre 1897) invita les francs-maçons membres du parlement à remplacer le gouvernement réactionnaire et clérical.

Le scandale du Panama, ranimé par les dénonciations d'Arlon, décida la Chambre à élire une commission d'enquête (29 juin). Elle ne réussit pas à faire parler Cornelius Herz qui, réfugié en Angleterre, joua de sa maladie pour se dérober. Le rapport présenté le 30 mai 1898 donna l'occasion à l'orateur socialiste Viviani de prononcer un discours dont la Chambre vota l'affichage par 311 voix contre 174. La Chambre, par un vote unanime, blâma les défaillances de la magistrature qui avait assuré l'impunité aux coupables, les manœuvres de police concertées au ministère de l'Intérieur (1892-93) pour engager à Venise des pourparlers entre un émissaire de la police et un inculpé de droit commun, et la participation d'hommes politiques dans les négociations ou opérations financières ayant un lien avec les pouvoirs publics.

Vers la fin de la législature, les Chambres, pour liquider le programme de réformes sociales présenté en 1891, votèrent quelques lois tenues en suspens depuis plusieurs années. La principale fut la loi de 1898 sur la responsabilité des accidents du travail.