HISTOIRE DE FRANCE CONTEMPORAINE

 

LIVRE II. — LA SCISSION ET LES LUTTES ENTRE LES RÉPUBLICAINS.

CHAPITRE V. — LA CONCENTRATION SOUS LES MINISTÈRES MODÉRÉS ET LE RECLASSEMENT DES PARTIS.

 

 

I. — LA FIN DU PARTI RÉVISIONNISTE.

L'ÉCHEC de l'opposition disloqua la coalition. Le rédacteur en chef du Gaulois, un des tuteurs de l'alliance, la dénonça aussitôt : La révision étant enterrée... la situation se clarifie. Bonsoir, messieurs ! Boulanger répondit : Je vous ai toujours cru capable de toutes les bêtises. Je vous sais maintenant capable de toutes les trahisons. Il convoqua à Jersey, où il s'était installé, les élus révisionnistes ; il en vint 25, ils ne s'accordèrent pas sur la tactique. A la rentrée des Chambres. le général publia un appel à la nation française, qui passa inaperçu.

Les députés des droites, assemblés en réunion plénière, témoignèrent leur désapprobation en ne renouvelant pas les pouvoirs du président de Mackau (21 oct.). Puis ils fondirent leurs trois groupes en une réunion unique, et élurent un comité exécutif où n'entra aucun des trois présidents de groupe. On décida de garder une attitude expectante, et de se régler sur la conduite du gouvernement.

Les républicains aussi ne tinrent plus que des réunions plénières (jusqu'en 1891). La lutte récente contre les conservateurs les faisait renoncer à la politique d'apaisement pour revenir à la concentration républicaine. La réunion du 29 janvier (225 assistants) résolut de tenir une assemblée par mois, sans créer un Comité permanent qui eût risqué de devenir un ministère occulte, et prit pour programme l'application des lois militaire et scolaire et la défense de la souveraineté du peuple contre les partisans de la monarchie.

Sous l'unanimité apparente la division subsistait, mais les forces des groupes avaient changé. Les radicaux, compromis par leur campagne pour la révision, étaient réduits à 110 environ (en comptant le petit groupe qualifié de socialiste). L'ancienne majorité modérée, fortifiée par son succès contre Boulanger, formait une masse de plus de 200 députés, soutenue d'ordinaire par un centre gauche de plus de 40 membres. Le centre opportuniste sans former à lui seul une majorité absolue, dominait tout le parti républicain. Il suffisait de laisser aux radicaux modérés une petite part dans le ministère et de les admettre à are comptés dans la majorité. Floquet avait été réélu président de la Chambre.

L'union se maintenait pour une politique négative. Les radicaux renonçaient à réclamer la révision, devenue l'arme des ennemis de la République : l'urgence pour la révision était rejetée par 342 voix contre 114 (avec 115 abstentions). Ils n'insistaient plus pour la séparation de l'Église et de l'État ni l'impôt sur le revenu. Le programme politique se réduisait à défendre le régime et le ministère contre les deux oppositions. Les modérés, irrités des violences de langage des opposants, firent voter au Sénat une proposition de loi qui enlevait au jury une partie des délits de presse ; mais cette mesure de réaction contre la liberté de la presse fut rejetée à la Chambre par les radicaux et l'opposition.

Le ministère présentait un programme positif de finances, la réforme du budget, de l'impôt des boissons et des douanes et, pour satisfaire les électeurs radicaux, plusieurs mesures de détail dites lois ouvrières ou lois sociales, imitées des pays de grande industrie, l'Angleterre et l'Allemagne, lois sur le travail des femmes, la responsabilité des accidents du travail, l'arbitrage dans les conflits du travail, l'enseignement professionnel.

Les opposants, persistant dans leur tactique offensive, interpellaient les ministres sur leurs actes pour avoir l'occasion d'insulter le personnel ou le régime. Les révisionnistes dénonçaient l'arbitraire, les conservateurs, la persécution contre le clergé. La Chambre, irritée des scènes violentes provoquées par les révisionnistes, modifia son règlement de façon à exclure pendant 30 séances les perturbateurs en état de récidive.

La majorité commença par invalider fi députés révisionnistes de la Seine, qui furent tous réélus. Elle fut beaucoup moins sévère pour les conservateurs élus sous la pression du clergé. L'évêque d'Angers Freppel, député, réclama pour le clergé le droit de combattre les candidats dont le triomphe serait nuisible aux vrais intérêts de la religion. Un modéré du centre gauche, Ribot, repoussa cette thèse, dangereuse pour l'Église  et pour le Concordat : il souhaitait l'Église enseignante, non pas l'Église militante.

Le désaccord personnel entre le président du Conseil Tirard et Constans, ministre de l'Intérieur, éclata à propos de la nomination d'un magistrat, Tirard, qui la désapprouvait, dit au Conseil : Nous allons encore être attaqués par la presse. — Je l'espère bien, répondit Constans. — Vous y contribuerez peut-être. Constans donna sa démission (1er mars 1890), et fut remplacé par un radical modéré, Léon Bourgeois. Mais Tirard se retira, devant un vote protectionniste du Sénat sur les relations de commerce avec l'empire ottoman.

Freycinet reconstitua le ministère avec Constans à l'Intérieur, Bourgeois à l'instruction et 3 membres nouveaux. Sa déclaration annonça l'intention de réaliser la concentration par un appel également, cordial à toutes les fractions du parti républicain et la promesse d'une amélioration progressive du sort des travailleurs. Il obtint un vote de confiance, par 309 voix contre 75.

Le parti national luttait pour conserver Paris. A l'élection du conseil municipal il présenta des candidats dans presque tous les quartiers. Ils réunirent 140.000 voix, mais seulement furent élus, contre 39 radicaux autonomistes, 10 socialistes, 13 conservateurs (27 avril-4 mai). Le Comité national proposa à Boulanger de maintenir son programme de réconciliation française et de réformes sociales ; il répondit que la tâche du Comité était terminée. La révélation de ses négociations secrètes avec le prince Napoléon et le comte de Paris en 1888 (apportée par le livre d'un député de son parti) acheva de le discréditer. Lui-même, découragé et ruiné, se désintéressa de la politique ; il finit (décembre 1891) par se suicider à Bruxelles sur la tombe de la femme qu'il avait aimée.

 

II. — L'ESSAI D'UN PARTI CONSTITUTIONNEL CATHOLIQUE.

L'ESSAI fait en 1885 pour détacher des conservateurs royalistes un parti catholique conservateur républicain avait été jugé prématuré par le pape. Après l'échec définitif de la coalition monarchique, il fut repris, par un prélat autrefois légitimiste, Lavigerie, archevêque d'Alger depuis 1867, cardinal depuis 1882, organisateur des Missions des Pères blancs en Afrique et prédicateur de la croisade contre la traite des esclaves. Léon XIII, averti par des prélats français que le gouvernement désirait un rapprochement, approuva ce projet. Lavigerie fut chargé de négocier en secret, il eut des entrevues avec Carnot et les ministres les plus influents. Revenu à Rome (octobre 1890), il avertit le gouvernement, par une lettre à Constans (18 octobre), que le Saint-Siège reconnaissait la nécessité d'une adhésion explicite de l'épiscopat français à la forme républicaine, et lui demandait d'empêcher toute manifestation irritante contre l'Église.

La décision fut rendue publique par une scène théâtrale. Lavigerie invita dans sa résidence l'état-major de l'escadre de la Méditerranée, les chefs de l'armée et de l'administration d'Algérie, et porta un toast à la marine française, où il exprima le vœu de l'Église et de ses pasteurs de voir l'union de tous les bons citoyens. Puis vint l'exhortation explicite :

Quand la volonté d'un peuple s'est nettement affirmée, que la forme du gouvernement n'a rien en soi de contraire, comme le proclamait dernièrement Léon XIII, aux principes qui seuls peuvent faire vivre les nations chrétiennes et civilisées, lorsqu'il n'y a plus, pour arracher son pays aux abimes qui le menacent, que l'adhésion sans arrière-pensée à la forme du gouvernement, le moment vient de déclarer enfin l'épreuve faite.... C'est ce que j'enseigne autour de moi, c'est ce que je souhaite de voir imiter en France par tout notre clergé, et en parlant ainsi je suis certain de n'être démenti par aucune voix autorisée.

L'amiral, royaliste comme la plupart des chefs de la marine, se rassit en silence ; invité à répondre, il ne dit que quelques mots. Au départ, la fanfare des élèves du collège Saint-Eugène joua la Marseillaise (12 novembre).

Léon XIII et Lavigerie, vivant hors de France, mesuraient mal la force de la répugnance des conservateurs français contre les formes républicaines. Le scandale fut grand dans le monde des  catholiques royalistes. Ils publièrent une lettre de Lavigerie au comte de Chambord, en 1874, où il l'engageait à renverser la République par un coup d'État. Le parlementaire que Léon XIII destinait pour chef au nouveau parti, Keller, l'ancien orateur catholique au Corps législatif, refusa tout acte d'adhésion à la République. Tant que la République s'acharnera à identifier son existence avec la guerre à Dieu et à l'Église, elle causera à la majorité des chrétiens une invincible répulsion (19 février 1891). La plupart des évêques hésitèrent, n'osant ni désobéir au pape ni rompre avec les familles riches royalistes, qui entretenaient les œuvres religieuses de leurs diocèses.

La cour de Rome, inquiète, resta sur la réserve ; le nonce du pape à Paris autorisa même de Mackau à déclarer à la droite que Lavigerie agissait en son nom personnel. Léon XIII ordonna de faire silence jusqu'à l'apaisement des esprits. Puis il fit envoyer à un évêque une lettre de France, signée de son secrétaire d'État Rampolla, pour affirmer que l'Église ne répugne à aucune forme de gouvernement et désire que les fidèles prennent part aux affaires publiques, mais sans préciser la politique recommandée aux catholiques français.

Les partisans des deux politiques opposées vinrent à Rome, et chacun plaida sa cause. Le député Piou affirma que le principe de la République était accepté, car la lutte portait, non plus sur la forme du gouvernement, mais sur la façon de gouverner il proposait donc de sacrifier la chimère de la restauration de la monarchie et de réunir les catholiques en une droite constitutionnelle, pour éviter le nom choquant, de républicain. — L'évêque d'Angers Freppel, porte-parole des catholiques à la Chambre, avait, au contraire expliqué dans son journal que la République en France n'est pas une simple forme de gouvernement, qu'elle est une doctrine antichrétienne, la laïcisation ou sécularisation de toutes les institutions. Il apporta un mémoire signé de 47 députés, et exposa que la monarchie avait acquis des droits incontestables sur la France et que la République française était athée et persécutrice.

Léon XIII approuva la création du nouveau parti. Un confident du comte de Paris, le comte d'Haussonville, protesta dans une réunion royaliste contre la politique de désarmement : une majorité où une droite républicaine remplacerait l'élément radical exigerait le maintien des lois militaire et scolaire ; ce serait une porte si basse qu'il faudrait se mettre à plat ventre pour y passer. Piou répliqua qu'il s'agissait, non de s'entendre avec la majorité actuelle, mais de former un parti conservateur en dehors de toute préoccupation dynastique, pour faire élire une majorité nouvelle. Le clergé français se décida à suivre l'avis du pape, mais avec des précautions. L'archevêque de Paris publia une réponse aux fidèles qui le consultaient sur leur devoir social (1er mars), et les évêques lui envoyèrent leur adhésion.

Le pays a besoin de stabilité gouvernementale et de liberté religieuse.... Apportons un loyal concours aux allaires publiques, niais demandons... que les sectes antichrétiennes n'aient pas la prétention de faire d'un ensemble de lois antireligieuses la constitution essentielle de la République.

Il se forma dans quelques diocèses des comités catholiques. Le pape remplaça le nonce Rotelli, trop lié avec les monarchistes, par un nouveau nonce chargé de faire mourir doucement les anciens partis. Mais les partisans de la nouvelle politique, s'ils s'accordaient sur le but définitif, ne s'entendirent pas nettement sur la tactique. L'évêque de Rodez désirait un rapprochement immédiat avec le ministère républicain. et voulait demander, en signe public de réconciliation, la restitution des traitements suspendes ; c'était probablement la tactique de Léon XIII, qui, mécontent des États de la Triple alliance, aurait aimé leur opposer la France. La plupart des catholiques français répugnaient à une action commune avec le personnel républicain, et n'acceptaient de se rallier que pour faire élire une majorité nouvelle qui changerait le gouvernement.

Le nouveau parti eut quelque peine à trouver des chefs, tous les catholiques notables étaient des royalistes notoires. Quand l'archevêque de Paris constitua un Comité d'union chrétienne. il y fit entrer de Mackau. Le monde catholique protestait contre le toast de Lavigerie. Le représentant du comte de Paris, d'Haussonville, dans un discours à Toulouse (19 juillet), prétendit que sur 84 évêques 2 seulement avaient adhéré à cette oraison funèbre de la monarchie, et il montra le danger pour le clergé d'opposer au candidat du préfet le candidat de l'évêque.

Les républicains, avertis des négociations entre le pape et le ministère, s'efforçaient d'empêcher le rapprochement : ils y furent aidés par un incident. Des pèlerinages d'ouvriers français, organisés par l'archevêque de Reims, étaient allés à Rome rendre hommage au pape ; le groupe de la Jeunesse catholique visita le tombeau de Victor-Emmanuel au Panthéon, et, sur le registre des visiteurs, un des pèlerins écrivit : Vive le pape ! La foule romaine hua les pèlerins français ; le gouvernement français, pour éviter des complications, engagea les évêques à s'abstenir de tonte participation aux pèlerinages des ouvriers français. L'archevêque d'Aix écrivit au ministre une lettre qui fut rendue publique :

Nous n'avions besoin de votre invitation ni pour le passé ni pour le présent.... Votre lettre était donc inutile.... La paix est quelquefois sur vos lèvres, la haine et la persécution percent toujours dans les actes, parce que la Franc-maçonnerie, cette fille aînée de Satan, gouverne et commande.

L'archevêque, poursuivi en correctionnelle, fut condamné à une amende. La gauche interpella sur les manifestations ultramontaines des évêques. Freycinet protesta contre leur prétention d'être au-dessus des lois ; il comprenait que le pape pût contester les lois faites sans lui. Mais les évêques ? ce sont, j'imagine, des citoyens français. Est-ce qu'en acceptant la dignité épiscopale, ils renoncent à leur nationalité ? Le nonce dit à un journaliste royaliste que le pape voyait avec regret les catholiques compromettre les intérêts de la religion. Les journaux monarchistes protestèrent, l'organe officieux du Saint-Siège les blâma :

Les vrais catholiques savent déjà que dans cet ordre d'idées ils doivent obéissance et soumission complète au Souverain Pontife et à ses représentants, surtout en ce qui sert à déterminer les rapports entre l'Eglise et l'Etat.

Une déclaration des cinq cardinaux français, destinée à éviter la rupture (20 janvier 1892), exposa en termes nets les mesures du gouvernement républicain contre la religion, et en termes vagues le devoir des catholiques de se placer sur le terrain constitutionnel.

 

III. — L'ADHÉSION DU PAPE À LA RÉPUBLIQUE.

LÉON XIII prit enfin le parti d'imposer sa volonté. Il déclara à un journaliste français que la République était une forme de gouvernement aussi légitime que les autres ; et il publia une encyclique en français (20 février).

Il exhortait non seulement les catholiques, mais tous les Français honnêtes et sensés à repousser loin d'eux tout germe de dissentiment politique. Pour le maintien de la religion une grande union est nécessaire. L'Eglise s'est accommodée de toutes les formes de gouvernement. Quand un gouvernement nouveau est constitué, le devoir est de l'accepter ; c'est la régie la plus sûre pour tous les Français dans leurs relations civiles avec la République. qui est le gouvernement actuel de la nation.

Mais Léon XIII distinguait entre les autorités constituées, qu'on doit accepter, et les lois, qu'on doit changer dans un sens chrétien ; c'est la politique que dans une entrevue privée il résuma dans la formule : accepter la Constitution pour changer la législation.

L'adhésion de Léon XIII à la République n'amena pas la paix avec le gouvernement, et mit la discorde entre les catholiques. Son interview, parue dans un journal français, donna occasion à un député radical de réclamer l'urgence pour la loi sur les associations, afin de rendre possible la séparation de l'Église et de l'État. Freycinet, sans repousser l'urgence, parla pour la conciliation avec le clergé, Clémenceau répliqua : Vous ne ramènerez pas l'Église, parce que l'Église n'eut précisément le contraire de tout ce que nous voulons. La Chambre repoussa successivement la priorité pour l'ordre du jour radical, l'ordre du jour de confiance, l'ordre du jour radical, l'urgence. A chaque vote, une partie différente du parti républicain s'était jointe é l'opposition. Le ministère se retira (18 février 1899), avant duré près de deux ans, — 4 ministres, même, trois ans moins quatre jours.

Rouvier essaya un replâtrage, niais il ne put l'aire accepter Constans, et ne voulut pas renoncer à lui. Après une longue attente, Loubet, ancien ministre des Travaux publics en 1888, constitua un cabinet sans Constans, en gardant six membres du précédent (27 février). Sa déclaration promit de défendre toutes les lois républicaines, maintenir avec fermeté le Concordat, demander aux fonctionnaires d'être des serviteurs sincères de l'État républicain. Suivaient les projets pour l'amélioration du sort des travailleurs.

Les évêques continuèrent les manifestations politiques. —L'évêque de Mende fit lire en chaire par les curés une circulaire sur les élections au conseil municipal. Vous devez demander à chacun des candidats de prendre l'engagement de soutenir en tout dans le conseil les intérêts de la religion. — L'archevêque d'Avignon, par un mandement signé de ses quatre évêques suffragants, recommanda de créer partout des comités pour la défense des intérêts religieux et politiques, et de suivre leur direction. — L'évêque de Nancy protesta contre une tyrannie à la fois odieuse et hypocrite. Le ministère poursuivit huit évêques.

Les chefs des partis monarchiques protestaient contre l'intervention du pape. Leurs journaux distinguaient entre les croyances religieuses, soumises à l'autorité du Saint-Siège, et les opinions politiques, qui doivent être libres. L'organe du comte de Paris déclara que les monarchistes ne consentiraient jamais au sacrifice de leurs convictions. Les partisans du ralliement se retirèrent du comité de l'Union de la France chrétienne. Léon XIII, pour briser la résistance, fit venir à Rome l'archevêque de Paris et l'obligea à dissoudre l'Union. Le comité, en annonçant la dissolution, expliqua que le terrain de neutralité politique... ne paraissait pas répondre aux désirs du pape. Mais l'organe du comte de Paris déclara :

Les monarchistes ne constituent pas un parti religieux, mais un parti politique. Ils demeureront unis autour du prince qui est leur chef et du principe qu'il représente.

La négociation de Léon XIII avait avorté. Le ministère ne pouvait faire accepter l'apaisement aux partis républicains, parce que le clergé n'acceptait pas l'apaisement avec le maintien des lois scélérates. Le pape, en obligeant les catholiques à se rallier à la République, coupait en deux le parti conservateur.

 

IV. — L'AGITATION OUVRIÈRE ET LES DIVISIONS ENTRE SOCIALISTES.

LE parti républicain avait résolu presque toutes les questions politiques qui depuis 1848 occupaient la vie publique, et faisaient l'objet des discussions, des luttes électorales, des conflits entre les partis. Il avait réglé la forme et les pouvoirs du gouvernement, républicain, assuré les libertés politiques des citoyens, créé l'enseignement public laïque, établi le service militaire égal. Ces mesures, les plus faciles à prendre, ne touchaient que la surface de la vie et n'atteignaient guère que le personnel politique, les fonctionnaires et les recrues militaires. Maintenant que l'organisation du gouvernement était réglée, une partie de la nation commençait à réclamer des réformes économiques et sociales, destinées à transformer l'organisation de la société, surtout le règlement des conditions du travail salarié dans l'industrie.

Le mouvement était parti des ouvriers : leur programme de réclamations avait été formulé d'abord par les congrès des syndicats et du parti socialiste, Les députés d'extrême gauche, élus surtout par les populations ouvrières, en avaient adopté une partie ; un groupe avait pris le nom de radical-socialiste. En même temps. le sort des ouvriers commençait à intéresser quelques catholiques, prêtres de paroisses populaires, patrons d'industrie en contact avec les familles ouvrières. Il se formait dans les régions industrielles du Nord et à Paris des cercles catholiques d'ouvriers. Des prêtres et des écrivains catholiques, essayant, à l'exemple de l'Allemagne et de la Suisse, d'introduire en France le christianisme social, invoquaient les devoirs des patrons et des autorités envers les classes ouvrières. Léon XIII consacra officiellement ce mouvement par l'Encyclique de 1890 sur la condition des ouvriers. Le gouvernement, cédant à ce courant d'opinion, mit à son programme les lois sur le travail, et la Chambre décida (1801) de consacrer une séance par semaine aux questions sociales.

Les socialistes, coupés en 3 groupes, n'avaient pu s'entendre ni sur la tactique pendant la crise révisionniste, ni sur la réunion du Congrès socialiste international convoqué à Paris en 1889 (qui aboutit à deux congrès séparés), ni sur les élections. La décision du Congrès international de fêter partout, le 1er mai par une manifestation en faveur de la journée de huit heures porta l'agitation sur le terrain ouvrier. A l'exemple des Américains, les manifestants chômèrent le le' mai 1890, et envoyèrent des délégations aux autorités, demander une loi réduisant la durée du travail à un maximum de huit heures : la journée serait divisée en trois parties égales, huit heures de travail, huit heures de sommeil, huit heures de loisir, suivant la formule internationale des trois huit.

La Fédération des travailleurs (possibilistes) était divisée par un dissentiment personnel entre la majorité du Comité, dont plusieurs membres étaient devenus conseillers municipaux de Paris, et les militants révolutionnaires dirigés par Allemane, un ancien ouvrier, qui reprochaient aux membres du Comité leur accord avec leurs collègues bourgeois. Brousse, irrité qu'Allemane eût fondé un journal en concurrence avec celui du parti, le soupçonnait d'avoir accepté l'aide du gouvernement (en réalité, les fonds venaient d'une origine privée). Une querelle à propos de la participation à la manifestation du 1er mai amena la rupture : elle éclata au congrès de Châtellerault (octobre 1890), par une résolution qui excluait Allemane et ses adhérents, pour la campagne d'injures et de calomnies dirigée contre les élus du parti à l'Hôtel de ville. Les adhérents du Comité, surnommés broussistes, restèrent dans la Fédération. Les dissidents de Paris et des Ardennes, surnommés allemanistes, fondèrent un groupe qui reprit le nom de Parti ouvrier socialiste révolutionnaire : il tint en 1891 un congrès national qui décida de préparer la grève générale nationale et internationale, destinée à précipiter le dénouement par la Révolution sociale.

La manifestation internationale pour la journée de huit heures, décidée par le Congrès du Parti ouvrier (guesdiste) de Lille (octobre 1890) et par le Congrès des syndicats de Calais, amena le 1er mai 1891 des bagarres entre les manifestants et la police dans les grandes villes, et. à Fourmies, ville industrielle du Nord, une collision sanglante avec les soldats, armés des nouveaux fusils (Lebel), dont on n'avait pas encore l'ait usage contre une foule. Les balles, traversant les murs, frappèrent des gens dans les maisons il y eut 9 tués, dont 4 jeunes filles, et une centaine de blessés. L'extrême gauche réclama une enquête parlementaire ; la Chambre la rejeta, et refusa l'amnistie pour les organisateurs de la manifestation.

Les rivalités personnelles et le désaccord sur la tactique avaient abouti à fragmenter le parti socialiste en quatre organisations hostiles. La plus ancienne, le Comité central révolutionnaire, recruté surtout à Belleville et dans le Cher et la Nièvre, continuait la tradition blanquiste de 1848 et 1870 ; son chef était le docteur Vaillant, de la Commune. — Le Parti ouvrier français (P. O. F.), formé en 1882, dirigé par Guesde, enseignait la doctrine marxiste, et se donnait pour le seul représentant légitime du prolétariat international ; il avait sa force dans les régions industrielles du Nord, de l'Allier et de la Loire. — La Fédération des travailleurs socialistes (les possibilistes), réduite au groupe de Brousse, n'avait plus guère d'action qu'à Paris dans les faubourgs du nord. — Le Parti ouvrier socialiste révolutionnaire d'Allemane se recrutait à Paris, surtout au faubourg Saint-Antoine, et dans les Ardennes. — En outre, beaucoup de radicaux en Provence et en Languedoc votaient pour les candidats socialistes parce qu'ils paraissaient les plus avancés (on disait aussi les plus rouges). — Les anarchistes, opposés à toute organisation politique, refusaient de voter à aucune élection et de siéger dans aucune assemblée ; mais ils se rencontraient avec les socialistes dans la critique de la société actuelle.

Les organisations, poussées par leur concurrence réciproque, agissaient par les mêmes procédés, grèves, syndicats, élections.

Les grèves qui éclataient spontanément dans les établissements de grande industrie facilitaient la propagande. Les socialistes venaient sur les lieux de grève encourager les grévistes, empêcher les collisions, négocier avec les autorités ; les députés socialistes, jouissant de l'immunité parlementaire et de la gratuité sur les chemins de fer, pouvaient aller dans toute la France, tenir tète aux autorités et donner aux grévistes le sentiment d'être protégés. Ils revenaient à la Chambre raconter la grève et dénoncer les abus du pouvoir ; leurs interpellations donnaient de la publicité aux idées socialistes. Toute ville où se produisait une grève prolongée devenait un foyer de propagande. Cette tactique, commencée à Decazeville en 1886 et dans les mines de houille du Pas-de-Calais en 1887, fit de la grève le symbole des revendications ouvrières. La manifestation annuelle du 1er mai, consistant en une grève d'un jour, confirma cette impression ; dans l'imagination des révolutionnaires, la grève générale, remplaçant l'insurrection, apparut comme le prélude de la Révolution sociale. Ainsi entra dans le programme socialiste ce qu'un théoricien appela plus tard le mythe de la grève générale. Le Congrès de la Fédération des syndicats (Marseille, septembre 1899), malgré les chefs du groupe guesdiste, adopta les conclusions du rapport présenté par un jeune orateur venu de la Bretagne française. l'avocat Aristide Briand, et décida de faire du 1er mai une date de consultation mondiale de tous les travailleurs sur le principe de la grève universelle.

A Carmaux (dans le Tarn), les ouvriers d'une grande verrerie avaient formé un syndicat en conflit avec le directeur. Le secrétaire du syndicat, ayant été élu conseiller d'arrondissement, fut renvoyé. Les verriers se mirent en grève pour obliger la direction à le reprendre : il s'agissait de maintenir le droit des ouvriers à exercer un mandat électif (août 1899). Ce fut la première grève faite pour un motif purement politique ; soutenue par les souscriptions des journaux de l'extrême gauche et les subventions de quatre conseils généraux, elle dura plusieurs mois, et aboutit à faire élire député Jaurès, qui rentra à la Chambre comme socialiste.

Les syndicats, devenus légaux depuis 1884, facilitaient le groupement des ouvriers pour la lutte économique en leur donnant des chefs élus chargés de discuter collectivement avec le patron les salaires et les conditions du travail. Ils les rendaient plus accessibles à la propagande du parti socialiste, qui les attirait par son programme où entraient les réclamations communes à tout le inonde ouvrier. Les ouvriers élisaient secrétaires des syndicats leurs camarades les plus estimés, ou le plus hardis, ceux que les patrons appelaient les meneurs ; la plupart étaient socialistes, ou le devenaient. Les syndicats étaient les écoles où se formaient, les militants du parti.

La transformation était activée par les conflits fréquents, conflits avec les patrons qui refusaient d'employer des ouvriers syndiqués, ou renvoyaient les meneurs chefs du syndicat, ou s'entendaient mutuellement pour se communiquer les noms des militants, conflits avec les ouvriers non syndiqués, qui continuaient à travailler pendant les grèves, pour les empêcher de travailler, — conflits avec l'autorité, qui protégeait la liberté du travail en envoyant des troupes pour défendre les ouvriers restés au service du patron, ou protéger les machines et les établissements menacés par les grévistes. La loi de 1884, en exigeant de tout syndicat la liste des membres de son bureau, créait une autre occasion de conflit. Beaucoup de syndicats ouvriers refusaient de donner les noms, de peur de dénoncer leurs militants à la haine du patron. La loi n'acceptait dans le syndicat que des ouvriers exerçant actuellement la même profession ; il suffisait clone aux patrons de renvoyer les militants pour les exclure du syndicat : les chefs des mineurs du Pas-de-Calais, Basly et Lamendin, évincés de cette façon par les compagnies de mines, n'avaient pu rester dans le pays qu'en se faisant débitants de boissons, jusqu'au moment où ils furent élus députés.

Les syndicats, qui, dès 1876, avaient réuni le premier Congrès ouvrier, recommencèrent en 1886 à tenir des Congrès nationaux, à dater de 1890 en même temps et dans la même ville que le Congrès du Parti ouvrier. Leurs programmes de discussions et leurs résolutions devinrent nettement socialistes.

Les syndicats de différents métiers d'une même ville se rapprochèrent grâce à une institution nouvelle, la Bourse du travail (analogue au trade council anglais), destinée à centraliser les offres et les demandes de travail, comme la Bourse centralise les opérations sur les valeurs. La première fut créée à Paris (1887) pour servir à la fois de bureau de renseignements et de placement et de centre permanent de discussions. D'autres furent créées, au moyen de subventions des conseils municipaux, dans d'autres villes, surtout du Midi ; il y en avait 14 en 1892. Elles fonctionnèrent peu comme bureau de placement, les patrons ne s'adressant pas à elles pour trouver des ouvriers, mais devinrent des centres d'agitation, incommodes pour les autorités et odieux aux journaux de la bourgeoisie. Un congrès, tenu en 1892 à Saint-Étienne, où 10 Bourses furent représentées, fonda la Fédération nationale des Bourses du travail, qui décida de créer un Comité fédéral et de tenir un congrès annuel.

Les campagnes électorales donnaient aux socialistes un instrument de publicité par les affiches et les journaux, un moyen de propagande par les réunions et les manifestations. Les élections municipales des grandes villes les intéressaient directement, car les socialistes élus au conseil y exerçaient un pouvoir direct sur les entreprises municipales, qui, employant un grand nombre d'ouvriers, agissaient par leur exemple sur le salaire et les conditions du travail ; la minorité socialiste entrée en 1887 au Conseil municipal de Paris usait en ce sens de son influence. Dans la région du Nord, où l'esprit municipal est plus fort que la passion politique, les socialistes commencèrent ce qu'ils appelaient la conquête des Hôtels de ville. Le congrès guesdiste de Lyon (1891) rédigea un programme de réformes municipales pour les élections de 1892. Les socialistes conquirent la majorité (mai 1892) dans quelques villes des régions industrielles du Nord et du Centre : de grandes villes du Midi, où les idées socialistes n'avaient guère pénétré (Marseille, Toulon, Narbonne), élurent au conseil des socialistes parce qu'ils représentaient la forme la plus violente d'opposition.

La propagande socialiste s'était d'abord adressée exclusivement aux ouvriers de l'industrie. Le congrès du Parti ouvrier à Marseille (sept. 1892), pour rallier au socialisme les travailleurs des champs, vota en vue des élections de 1893 un programme de réformes agricoles qui visait trois catégories de prolétaires, journaliers ou valets, fermiers ou métayers, petits propriétaires. Il proposait un salaire minimum, des conseils de prudhommes pour l'agriculture, une caisse de retraite — la révision des baux, une indemnité de plus-value pour les améliorations — la fourniture par l'État des machines agricoles, engrais, semences, la révision du cadastre, la suppression des droits de mutation.

L'agitation socialiste intéressait directement les députés radicaux-socialistes, élus des ouvriers : ils se rapprochèrent du parti socialiste. Dès la fin de 1891, l'un deux, Millerand, avocat de Paris, lançait dans la Petite République, nouvel organe radical, un article où il réclamait, pour accomplir les réformes sociales qui... s'imposent à notre temps... le concours de tous les républicains, de tous les socialistes, si hardies que paraissent leurs théories... pourvu qu'ils ne demandent qu'à des moyens pacifiques et légaux le triomphe de leurs idées. — En février 1893, Jaurès, le nouvel orateur socialiste, proposa d'annexer au programme économique des socialistes le programme politique des radicaux. C'était l'annonce d'un parti socialiste parlementaire.

 

V. — LE TRIOMPHE DU PROTECTIONNISME.

DEPUIS que la diminution des recettes avait amené un déficit chronique, le gouvernement s'était borné à maintenir le budget en équilibre apparent par des expédients, conversion de la rente en 4 p. 100 (en 1887), émission d'obligations à court terme. Il évitait les impôts nouveaux et l'emprunt, de peur de fournir une arme à l'opposition, et conservait le budget extraordinaire pour pourvoir aux dépenses d'armement. Le budget ordinaire restait le même, sauf de petites économies votées pour apaiser l'opinion publique, trop faibles pour compenser les dépenses nouvelles exigées par l'application des lois récentes. Sur un total de 3 milliards un quart, les dépenses improductives — service de la Dette, armée et marine, perception de l'impôt, — en prenaient plus de 2 et demi ; il restait moins de 700 millions pour l'ensemble des besoins du pays.

Un essai timide de réforme de l'impôt direct, commencé avec les lois de 1879 et 1881 par l'évaluation séparée des terres et des bâtiments, avait abouti au recensement de la propriété bâtie, et fait constater qu'elle était imposée en moyenne beaucoup moins que les terres (3 p. 100 contre 4,60 p. 100). On proposait de rétablir en partie l'équilibre. L'impôt indirect sur les boissons restait encombré de procédés vexatoires, l'exercice (visite à domicile), et les droits de détail chez les débitants. On lui reprochait de peser moins lourdement sur l'alcool, boisson plus malsaine, que sur les vins et la bière, tandis que le droit des bouilleurs de cru de distiller à domicile les fruits de leur récolte encourageait la contrebande.

La reprise des affaires fit reparaître les plus-values des recettes ; elles furent en 1890 de 70 millions. Le 3 p. 100 s'éleva en 1890 à 95 francs ; il atteignit le pair le 14 juin 1892, ce qui ne s'était jamais vu depuis la création de la rente (le cours le plus élevé avait été de 98 fr. 20 en 1845). Les réformateurs budgétaires du parti républicain, Carnot et Tirard, reprirent le projet de rétablir l'unité du budget en faisant rentrer toutes les dépenses dans le budget ordinaire. On décida de consolider la dette flottante en la remboursant au moyen d'une émission de 3 p. 100 perpétuel, demandée par les financiers de la Bourse dont Bouvier passait pour être l'agent. Un emprunt de 869 millions, émis en 1891 à 92 fr. 55 (au-dessous du cours), fut couvert 15 fois. Le gouvernement présenta (1892) un budget unifié, où les excédents de recettes servaient à rembourser 108 millions de dette flottante ; il augmentait l'impôt sur l'alcool et dégrevait les boissons qualifiées hygiéniques (vin, cidre, bière).

La grande affaire financière de la législature fut le nouveau régime douanier discuté en 1891 et voté en janvier 1892. Le régime français, depuis 1860, reposait sur les traités de commerce avec différents États, complétés chacun par un tarif de douane annexé au traité. Les industriels, habitués à des tarifs protecteurs très élevés, n'avaient jamais cessé de l'attaquer. Leur opposition fut renforcée du fait que le traité de Francfort, par une clause valable sans limite de temps, obligeait la France et l'Allemagne à accorder réciproquement à leurs marchandises le traitement de la nation la plus favorisée. La France, ne pouvant plus élever les droits de douane à la frontière allemande au-dessus des droits stipulés par un traité avec un autre État, restait ouverte aux importations de l'Allemagne, dont la concurrence devenait plus redoutable à mesure que croissait la production des industries allemandes. Les adversaires du régime déclaraient que le traité de Francfort nous infligeait un Sedan industriel et voulaient que la France, pour redevenir maîtresse de ses tarifs, laissât expirer ses traités de commerce.

Menée depuis dix ans par la coalition des industriels des anciennes régions de textiles et de métallurgie, le Nord et la Normandie, avec les Alsaciens immigrés en Lorraine, la campagne était dirigée au Parlement par un homme d'affaires vosgien, Méline, ministre de l'Agriculture. Sa tactique était de persuader aux députés des régions agricoles que les droits protecteurs réclamés par les cultivateurs pour les blés et le bétail étaient solidaires du retour au protectionnisme demandé par les industriels. Le personnel parlementaire républicain résista longtemps au nom de la liberté du commerce. Mais les pays viticoles du Midi, les grands ports et la région des soieries lyonnaises, intéressés au libre-échange, ne s'organisèrent pas pour le défendre, et la baisse des prix des produits agricoles, depuis 1882, inquiéta si fort la majorité des Chambres qu'elle passa au protectionnisme et finit par l'imposer au gouvernement.

Les protectionnistes empêchèrent de renouveler aucun traité de commerce. Les douanes furent dès lors réglées, non plus par des traités spéciaux que le gouvernement négociait en les adaptant aux conditions propres à chaque pays, niais par une loi qui, pour chaque article passant à la douane, établissait un système uniforme de droits, tarif maximum appliqué à tous les États à défaut de convention spéciale, tarif minimum pouvant être accordé par une convention passée séparément avec un État. Les tarifs, ne pouvant être modifiés que par une loi, enfermaient entre leurs limites les négociations du gouvernement avec l'étranger.

Le tableau des droits, divisé en 4 sections (matières animales, matières végétales, matières minérales, fabrication) subdivisées en 34 classes, comprenait 654 numéros (formés parfois de plusieurs articles). Les droits agricoles (sur les blés et le bétail), votés antérieurement, restaient fixés à un chiffre unique. Les produits industriels, surtout la métallurgie et les textiles, étaient frappés de droits élevés ; les différents articles de fabrications étaient énumérés avec un tel détail que les gens bien informés prétendaient reconnaître quels établissements particuliers les rédacteurs du tarif avaient voulu favoriser. Les matières premières employées par les industries françaises payaient des droits légers. Les matières brutes étaient admises en franchise, l'État payait des primes à la production de la soie, du lin et du chanvre. Le but était de réserver le marché de la consommation française aux industriels et aux agriculteurs français, et. de réduire l'importation aux matières premières.

Les adversaires du régime lui reprochèrent de diminuer le commerce extérieur, non seulement par l'élévation des droits, mais par l'insécurité du tarif qui, au lieu d'être réglé pour une durée fixe, dépendait de la décision des Chambres. Quelques droits frappaient par leur énormité — 2.000 francs les 100 kilos sur la quinine, 3.000 sur les essences de roses, 5.000 sur les tubes fins en acier fondu — ; ils risquaient d'indisposer l'opinion à l'étranger par un aspect de prohibition déguisée, et ils rendaient la contrebande trop tentante. Le calcul des droits, tantôt suivant le poids, tantôt suivant la valeur (pour les vins suivant le degré d'alcool), la subdivision extrême des articles (19 catégories pour les fils de coton pur simples écrus, 25 pour les tissus de coton pur unis), la proportion des taxes établie souvent sur des chiffres compliqués (par exemple, 142 fr. 38 par 100 kilos), tout cet appareil compliqué faisait craindre des lenteurs, des vérifications difficiles, des contestations à la douane, de nature à décourager le commerce avec la France.

Le système rigide d'un tarif fixé par une loi qui liait les négociateurs à un minimum connu d'avance empêchait le gouvernement français d'obtenir des autres États des avantages pour la France, en leur faisant des concessions sur les articles qui les intéressaient spécialement. La France elle-même fut bientôt obligée de faire fléchir son principe. La Suisse ayant répondu au tarif de 1892 par une guerre de tarifs, les Chambres, pour rétablir les relations commerciales, durent abaisser le tarif minimum sur une trentaine d'articles (1895).

Mais la protection était devenue si populaire que les objections n'ébranlaient plus la majorité des Chambres. Les maux prédits par les libre-échangistes, surtout la cherté du pain, ne se produisirent pas, et le ralentissement de l'activité économique ne fut pas assez apparent pour faire apercevoir au public les répercussions du régime douanier sur la production.

 

VI. — LE SCANDALE DU PANAMA.

LE parti républicain, raffermi par sa victoire de 1889, se renforçait à chaque élection. Au Sénat (1891), il gagna 10 sièges. Ferry, élu dans les Vosges, devint président du Sénat. — En 1892, les élections des conseils municipaux donnèrent aux républicains (d'après les évaluations du ministère) la majorité dans 23.524 conseils (au lieu de 20.642), dont 336 chefs-lieux de département ou d'arrondissement ; les conservateurs ne la gardaient que dans 12.409 conseils, dont 22 chefs-lieux. — Aux élections des conseillers généraux, les républicains gagnèrent 181 sièges ; ils avaient la majorité du bureau dans le conseil de 84 départements (sur 87). Un des chefs du comité royaliste donna sa démission (août 1892), en alléguant la perturbation profonde dans les rangs du parti conservateur.

A ce moment, quelques journaux conservateurs commençaient une campagne de scandale contre le personnel républicain en vue des élections de 1893. Ils en trouvaient l'occasion dans l'entreprise financière du canal de Panama, dirigée par F. de Lesseps, créateur du canal de Suez, et son fils Charles, avec des capitaux fournis surtout par la petite épargne française. En 1888, la Compagnie du Panama, à court d'argent pour continuer les travaux du percement, voulut émettre des obligations remboursables par une série de tirages au sort, où quelques très gros lots étaient destinés à attirer le public. Toute loterie étant interdite, il fallut demander une loi pour autoriser l'émission. La commission de la Chambre fui partagée, une moitié n'osant pas refuser secours à une entreprise très populaire, l'autre hésitant à laisser engouffrer de nouveaux capitaux dans une opération visiblement mal conduite. Elle finit par conclure à l'autorisation, et la loi fut votée. Personne ne s'en plaignit alors ; les journaux de l'opposition reprochèrent plutôt au gouvernement d'avoir soutenu mollement une entreprise qui intéressait l'épargne française. La Compagnie fit bientôt faillite, laissant un passif de 433 millions (avec un actif de 163) et une comptabilité irrégulière. La justice ouvrit une instruction contre les directeurs, et la mena très lentement ; on répugnait à condamner de Lesseps, le grand Français, au terme d'une vie glorieuse.

Cette affaire judiciaire l'ut brusquement jetée dans la politique par les journaux de l'opposition, pour compromettre le gouvernement en l'accusant de complicité avec les gens de finance. La campagne commença (novembre 1892) dans la Libre Parole, dirigée par Drumont, qui devait sa réputation à un pamphlet contre l'influence des Juifs, La France juive (publié en 1888), et dans un petit journal boulangiste, la Cocarde, qui passait pour avoir reçu des renseignements de Constans, devenu l'ennemi du ministère. Elle fut portée à la Chambre par une interpellation d'un journaliste catholique, Delahaye (l'organisateur du banquet de Tours en 1880). On reprochait à Floquet d'avoir en 1888 forcé la Compagnie du Panama à donner 300.000 francs pour la campagne contre Boulanger, et au gouvernement d'avoir abandonné les poursuites contre de Lesseps. Floquet nia avoir rien reçu. Le ministre de la Justice expliqua que l'instruction aboutissait à poursuivre quatre administrateurs du Panama et un entrepreneur de travaux, Eiffel, le constructeur de la Tour. Une commission d'enquête parlementaire, demandée par l'interpellateur, fut votée à mains levées, pour faire la lumière sur les allégations portées à la tribune. La commission, composée de 33 membres, où l'on fit entrer 9 conservateurs et 1 boulangiste, élut Brisson président.

La commission fut informée que le banquier juif Reinach, mort subitement le 20 novembre, était soupçonné d'avoir en 1888 servi d'agent à la Compagnie du Panama pour acheter les votes des députés ; l'opposition disait qu'il s'était suicidé. Un autre agent, Arton, s'était enfui. La commission invita le gouvernement à faire l'autopsie du mort et réclama le dossier de l'instruction ; le ministre refusa pour des motifs juridiques. La Chambre, saisie de l'incident, apprit que Reinach était mort le jour même où on décidait de le poursuivre, et que le gouvernement n'avait pas fait apposer les scellés sur ses papiers. Le ministre se justifia par des scrupules juridiques ; Brisson objecta des précédents et réclama la lumière ; la Chambre, malgré le président du Conseil, déclara s'associer au désir exprimé par la commission. Le ministère démissionna (28 novembre).

Brisson, président de la commission d'enquête, puis Casimir-Perier, président de la commission du budget, chargés de former le cabinet, échouèrent tous deux, Bourgeois refusa. On se borna à replâtrer le ministère. Loubet resta à l'intérieur. Ribot prit la présidence du Conseil (6 décembre). Il promit de ne pas étouffer par le silence des scandales ou des faiblesses et d'aider la commission d'enquête, sorte de jury de l'honneur parlementaire.

Le magistrat charge de l'instruction contre la Compagnie du Panama l'accusait d'avoir distribué de l'argent à plus de 500 personnes, dont près de 10 millions à Reinach. Un député conservateur avait entendu dire en 1890 à Ch. de Lesseps que la Compagnie avait été contrainte de payer les journaux pour faire cesser leurs attaques et, pour chaque émission de titres, de donner une commission au syndicat de banquiers de qui dépendait la clientèle des souscripteurs. Le Figaro, journal conservateur, mit en cause deux chefs de parti, un radical, Clémenceau, un modéré, Rouvier, en racontant leurs relations avec un financier étranger, Cornelius Herz, devenu en quelques années grand officier de la Légion d'honneur, parti pour Londres aussitôt après la mort de Reinach. Clémenceau déclara que Reinach était venu avec Bouvier le prier de l'accompagner chez Herz, pour faire cesser la campagne contre lui. Rouvier justifia sa démarche par le désir d'éviter une crise financière ; il donna sa démission, et fut remplacé aux Finances par Tirard (14 décembre). Le 3 p. 100, à 100 francs le 12, descendit à 95,70.

La commission d'enquête demanda le droit d'opérer des saisies et des perquisitions. Le ministère refusa en alléguant la séparation des pouvoirs, et n'obtint à la Chambre qu'une majorité de 6 voix (dont 6 ministres). Il se décida à faire arrêter (16 décembre) deux administrateurs du Panama et l'ancien député qui s'était chargé en 1888 de rédiger le rapport concluant à l'autorisation des lots, moyennant 200.000 francs, disait-on. La commission trouva dans une banque une série de 26 chèques de Reinach, pour un total de 3 millions et demi ; les journaux publièrent les noms des destinataires, députés ou sénateurs, trouvés, disait-on, sur les talons non saisis de ces chèques. Une perquisition fit découvrir les carnets à souche portant des noms et des initiales, et, sur ces indices, le ministère demanda l'autorisation de poursuivre 5 sénateurs et 5 députés. Un radical allié des révisionnistes, Andrieux, remit à la commission la photographie d'une note dictée, disait-il, par Reinach, d'après laquelle 104 députés de la précédente Chambre auraient reçu de l'argent ; et il avoua avoir renseigné la Libre Parole.

Floquet, obligé de reconnaître qu'il avait en 1888 demandé à la Compagnie du Panama de faire une part aux journaux républicains dans leurs distributions, expliqua sa conduite : sachant que les fonds consacrés par la Compagnie à la publicité seraient répartis entre les journaux sous des influences politiques, il avait suivi cette répartition au point de vue politique. La Chambre vota, par 352 voix contre 83, un ordre du jour de confiance dans le ministère pour assurer l'œuvre de justice et de lumière (23 décembre).

Au retour des vacances du jour de l'an (10 janvier 1893), Floquet, n'ayant obtenu que 217 voix, se retira ; Casimir-Perier, un modéré, fut élu président de la Chambre. Le ministère fit savoir que, ne répondant plus dans sa composition actuelle aux nécessités de la situation, il avait démissionné ; Ribot reconstitua le ministère en prenant l'Intérieur, avec 3 membres nouveaux. Mais il subit une scène violente à la Chambre à l'occasion du vote des fonds secrets.

Un jeune député, Cavaignac, le fils du général, récemment ministre de la Marine, démissionnaire en juillet 1892 parce que la commission du budget lui avait refusé un crédit supplémentaire, prit position par un discours contre les agents financiers internationaux et la corruption mondaine. La Chambre se déclara décidée à soutenir le gouvernement dans la répression de tous les actes de corruption, et à empêcher le retour de pratiques gouvernementales qu'elle réprouve. Le blâme atteignait l'ancien personnel républicain. Puis, à une interpellation radicale, Ribot répondit par une avance faite à la gauche, et accepta un ordre du jour qui l'engageait à maintenir les lois démocratiques et affirmer une politique de réformes nettement républicaines (16 février).

Il se produisit encore des révélations scandaleuses. En cour d'assises, l'ancien ministre des Travaux publics de 1888, Baïhant, avoua avoir reçu 300.000 francs pour déposer le projet de loi sur le Panama. Ch. de Lesseps raconta que Freycinet l'avait engagé à verser 5 millions à Reinach pour arrêter la campagne de Cornelius Herz et déclara avoir employé Arton comme intermédiaire. La femme d'un des administrateurs du Panama, Cottu, raconta la visite d'un agent de la sûreté venu de la part du gouvernement pour lui promettre la liberté de son mari, et son entrevue avec le directeur de la sûreté, qui lui avait demandé des renseignements compromettants pour les députés de la droite. Le directeur avoua l'entrevue.

Le ministère se sentait ébranlé. Un conflit entre la Chambre et le Sénat sur la réforme de l'impôt des boissons (voté à la Chambre avec le budget et disjoint par le Sénat) lui donna l'occasion de poser la question de confiance ; la Chambre ayant rejeté la disjonction par 211 voix contre 143, il démissionna (30 mars). Le cabinet fut formé par un homme nouveau entré récemment au ministère, Charles Dupuy, ancien inspecteur d'académie, peu cultivé, sans expérience du langage et des mœurs parlementaires, qui reprit le cabinet antérieur, en remplaçant quatre membres par des radicaux modérés. Il débuta par une déclaration où il tirait du scandale du Panama cette leçon de morale : L'aisance et la fortune ne s'acquièrent que par le travail.

Les procès contre les parlementaires ne fournirent pas la preuve que la Compagnie eût acheté des votes. Les relations avec ses agents prouvaient des complaisances plutôt que de la vénalité ; la fameuse liste des 104 pouvait n'indiquer qu'une série de démarches à faire. Tous les accusés furent acquittés, excepté le ministre Baïhaut qui avait avoué, et, deux administrateurs de la Compagnie. Ferdinand de Lesseps et Eiffel furent condamnés pour opérations frauduleuses, mais le tribunal avait attendu la fin du délai de prescription, de façon que la condamnation fût nulle.

L'effet politique fut beaucoup plus grand. Cette crise de dénonciations, de procès, de révélations en forme de coups de théâtre, accompagnée de conflits entre la commission d'enquête et le ministère, entre la Chambre et le ministère. entre les membres d'un même ministère, entre la Chambre et les autorités judiciaires, aboutissant à la condamnation d'un ancien ministre, fit une impression profonde. Elle révélait au public le secret connu déjà du personnel parlementaire, les relations intimes entretenues par les directeurs des grosses entreprises financières avec les journaux, le gouvernement et les Chambres.

Cette pratique, commune à tous les pays riches, résulte d'une part de la puissance des journaux sur l'opinion publique qui fait le succès des émissions et décide le cours des valeurs, d'autre part du pouvoir que le gouvernement et le Parlement possèdent pour entraver ou aider les entreprises financières par des lois, des règlements, des pratiques administratives. La masse énorme des capitaux engagés permet aux financiers de mettre sur le compte des frais généraux de publicité des sommes suffisantes pour se créer des protecteurs dans la presse et dans les Chambres. Les parlementaires qui font des affaires étaient — et ont toujours été — peu nombreux, et leurs collègues les regardaient avec défiance : l'énorme majorité des députés restait étrangère aux opérations du Panama ; mais le scandale rejaillit sur toute la Chambre. L'opinion publique française, très soupçonneuse en matière d'argent, n'admet lait aucune compromission des hommes politiques avec les hommes d'affaires ; elle distingua mal entre les protecteurs intéressés du Panama ou de ses agents, et ceux qui par prudence avaient seulement cherché à étouffer le scandale. Les chefs des partis républicains furent compromis, les uns par leurs relations avec les financiers, les autres par leurs efforts pour empêcher les révélations. Les chefs radicaux, Floquet et Clémenceau, furent écartés de la vie publique. Les principaux ministres modérés se retirèrent pendant quelques années du gouvernement. Ferry était mort en mars. L'ancien personnel politique fut remplacé par une nouvelle génération qui, n'ayant pas souffert pour la République ni lutté contre ses adversaires, ressentait moins vivement la fraternité républicaine, et n'éprouvait pas la même répugnance à collaborer avec les conservateurs.