HISTOIRE DE FRANCE CONTEMPORAINE

 

LIVRE II. — LA SCISSION ET LES LUTTES ENTRE LES RÉPUBLICAINS.

CHAPITRE IV. — LA CRISE RÉVISIONNISTE.

 

 

I. — LA CRISE PRÉSIDENTIELLE ET LA DÉMISSION DE GRÉVY.

DÈS la rentrée des Chambres (25 octobre), la vie politique fut bouleversée par une crise issue d'un procès. Un général, sous-chef d'état-major au ministère de la Guerre sous Boulanger, accusé d'avoir vendu son influence pour faire obtenir des décorations de la Légion d'honneur. fut révoqué et poursuivi en justice, et Boulanger déclara que l'affaire était lancée pour le compromettre. Les perquisitions de la police chez une dame inculpée de complicité firent découvrir des lettres de Wilson, le gendre de Grévy. Dans le dossier des pièces saisies, transmis par la police au parquet avec un retard, ces lettres manquaient. La justice, avertie par l'inculpée, les réclama : la police remit deux lettres datées de 1881, qui furent reconnues écrites sur du papier fabriqué depuis 1885.

Le publie apprit (ce que le monde politique savait déjà) que Wilson, logé à l'Élysée, employait l'influence de la Présidence pour ses affaires personnelles : propriétaire d'un journal, il recommandait les solliciteurs qui souscrivaient des actions ou des abonnements. Ces détails, publiés un à un par les journaux (octobre-novembre), soulevèrent un énorme scandale. Wilson envoyait par la poste ses lettres privées sous le couvert de la Présidence pour ne pas payer l'affranchissement ; lui-même s'avoua coupable en envoyant un chèque au Trésor (27 octobre). Grévy, très attaché à son gendre, refusait de le renvoyer de l'Élysée. Le ministère, pour ne pas découvrir le Président de la République, essayait d'étouffer l'affaire. L'opposition de gauche s'en servait pour embarrasser le ministère, la droite pour attaquer le régime républicain. Les députés de la majorité craignaient d'être compromis dans le scandale grossissant.

La Chambre, par 264 voix contre 257, malgré le ministère, décida de nommer une commission d'enquête parlementaire (5 novembre). Après le scandale des pièces disparues, elle obligea, par une interpellation, le ministère à ordonner une information judiciaire sur ce fait (10 novembre), et à interrompre le procès sur le trafic des décorations. Le ministre de la Justice donna sa démission, le préfet de police fut révoqué, la Chambre autorisa les poursuites contre Wilson (17 novembre). Clémenceau interpella pour exiger des explications immédiates sur ce désordre. Le parquet et la préfecture de police se livrent bataille devant le public.... Le Parlement met en mouvement l'action de la justice. L'ajournement demandé par le ministère fut repoussé par 317 voix (de la droite et de la gauche) contre 228 (19 novembre).

Le vote visait Grévy. Depuis qu'il se déclarait solidaire de son gendre, la majorité des deux Chambres désirait sa démission, et, n'ayant aucun moyen constitutionnel de la lui demander, employait un procédé indirect, en l'empêchant de constituer aucun ministère. Grévy, résolu à rester, fit appeler Clémenceau, puis plusieurs républicains modérés ; tous refusèrent de former un cabinet et lui conseillèrent de se retirer. Il se résigna d'abord, et annonça un message aux Chambres pour les premiers jours de la semaine suivante.

Ferry parut son successeur probable. Il avait pour lui les deux tiers du Sénat. Les adversaires de Ferry essayèrent alors, pour l'éviter, de maintenir Grévy. Après une réunion au Grand-Orient, où les chefs de l'extrême gauche et les directeurs de journaux partisans de Boulanger cherchèrent en vain une solution, Clémenceau eut deux entrevues de nuit (28 et 29 novembre) avec les chefs du parti boulangiste, Déroulède et le général Boulanger lui-même, venu à Paris en secret — on les a surnommées les nuits historiques —. La première aboutit à envoyer des délégués à Floquet et à Freycinet pour leur proposer de former un cabinet où entrerait Boulanger ; tous deux refusèrent. Dans la deuxième, Grévy fit proposer le ministère à Clémenceau : il refusa. Quelqu'un demanda ce que ferait l'armée, au cas d'un soulèvement contre Grévy ; Boulanger répondit : L'armée restera dans ses casernes, ou : L'armée, on n'a pas besoin de la commander, on la consigne. On alla chercher Andrieux ; il refusa une combinaison où entrerait Boulanger.

Grévy annonça sa démission (30 novembre) ; mais il cherchait à gagner du temps. A Paris, le public s'impatientait de la crise ; la foule s'amassait devant la Chambre des députés, et commençait à attaquer la police. Les Chambres, réunies pour recevoir le message (1er décembre), apprirent que le Président hésitait ; elles décidèrent à la presque unanimité de s'ajourner à une heure fixe pour attendre la communication promise. Grévy envoya enfin sa démission (2 décembre) par un message irrité. Il reprochait aux Chambres, au moment où l'opinion publique, mieux éclairée, accentuait son retour, et lui rendait l'espoir de former un gouvernement, d'avoir voté une mise en demeure au Président de la République de résigner son pouvoir. Il cédait par patriotisme, leur laissant la responsabilité d'un tel précédent.

A Paris, où Ferry restait impopulaire depuis 1870, l'agitation avait commencé pour s'opposer à son élection ; les journaux l'appelaient Ferry-Famine, Ferry-Tonkin, le candidat du Vatican. La foule s'assemblait devant la Chambre. Le Conseil municipal reçut les délégués de la fédération des groupes radicaux socialistes, et leur donna un local où ils purent se tenir en permanence ; le bureau du Conseil alla s'entendre avec les députés de la Seine sur les mesures à prendre au cas où Ferry serait élu.

Les députés radicaux avaient proposé une réunion plénière des républicains de la Chambre et du Sénat pour s'entendre sur un candidat unique à la Présidence. L'Union des gauches accepta seulement une réunion à Versailles pour le matin de l'élection. A la réunion tenue au Palais-Bourbon (2 décembre), il ne vint que 336 membres, radicaux et indépendants. Les voix se partagèrent entre les deux candidats radicaux, Floquet (101) et Brisson (66), le candidat modéré Freycinet (94), et Carnot (49), devenu populaire pour avoir refusé, comme ministre des Finances, une faveur à une compagnie recommandée par Wilson. Au deuxième tour, une majorité (190 voix) se rallia sur Freycinet, mais trop faible pour faire échec à Ferry. A la réunion plénière de Versailles, à laquelle prirent part tous les républicains, Freycinet n'eut que 192 voix au premier tour contre 200 à Ferry, 81 à Brisson, 89 à Carnot. Au second, Freycinet en eut 196, Ferry 216. Au troisième tour, l'extrême gauche, pour faire échec à Ferry, se reporta sur Carnot : il eut 162 voix, Freycinet 169, Ferry 179.

Au Congrès, la droite vota pour le général Saussier, gouverneur de Paris, adversaire de Boulanger, qui n'était pas candidat. Carnot eut 308 voix, Ferry 2.12 ; Ferry se désista pour Carnot, qui fut élu au deuxième tour par 616 voix.

 

II. — LA FORMATION DU PARTI RÉVISIONNISTE.

CARNOT, fils du ministre républicain de 1848, polytechnicien, puis ingénieur des Ponts et Chaussées, député depuis 1871 de son pays natal (la Côte-d'Or), membre de la gauche républicaine, mais resté en dehors de la clientèle de Gambetta et de Ferry, était connu pour un républicain modéré et indépendant, travailleur, honnête, modeste, timide, plus occupé de questions pratiques que de politique. Orateur d'affaires sans éloquence, il n'avait occupé que des ministères techniques (Travaux publics et Finances).

Il essaya de former un ministère de concentration républicaine, avec un indépendant, Goblet, puis avec Fallières, ancien ministre de Ferry ; les radicaux refusèrent leur concours ; il s'adressa à son ami Tirard, sénateur indépendant, qui forma un ministère d'affaires avec trois membres du précédent cabinet (dont Fallières) et des indépendants (12 décembre). Sa déclaration promit seulement des réformes pratiques déjà préparées, et parla de concorde et d'entente républicaines.

L'échec de Ferry avait calmé les radicaux, mais la Chambre restait sans majorité. Un groupe, dit socialiste, nouvellement formé (16 décembre), avait publié un manifeste à demi socialiste, réclamant l'autonomie communale, le régime des milices, l'émancipation des femmes. la séparation des Églises, l'impôt progressif, la reprise des monopoles par l'État, la nationalisation progressive de la propriété ; 21 députés y adhérèrent, la plupart radicaux, partisans de Boulanger. Un appel, lancé (29 novembre) par deux indépendants pour constituer une majorité sur un programme de réformes pratiques, n'avait recueilli que 160 adhésions. Les radicaux restaient mécontents, la droite était redevenue hostile. Au renouvellement partiel du Sénat (janvier 1888), pour la première fois, le nombre des élus républicains diminua, les conservateurs gagnèrent 3 sièges.

Le général Boulanger restait en relations avec ses partisans, qui profitaient des élections complémentaires, fréquentes avec le scrutin de liste, pour manifester sur son nom : un Comité, fondé par un journaliste monarchiste, posa sa candidature dans quatre départements, bien qu'il mi inéligible. Boulanger se déclara étranger à ces manœuvres. Mais il vint trois fois à Paris en secret, déguisé et affectant de boiter. Le ministère, qui le faisait surveiller, le mit en retrait d'emploi (14 mars 1888). Boulanger vint s'installer à Paris ; ses partisans radicaux formèrent un Comité de protestation nationale qui posa sa candidature à de nouvelles élections. Un député impérialiste interpella sur les mesures prises contre lui (10 mars), et accusa le ministère d'avoir agi sur un ordre formel de l'Allemagne. Le ministère lit passer Boulanger devant un conseil d'enquête qui le mit à la retraite. Il devenait éligible (31 mars).

Un Comité national, créé à Paris, prit la direction du nouveau parti national, qui eut pour chef officiel Boulanger et adopta pour emblème l'œillet rouge, la fleur préférée du général, il ne semble pas que Boulanger ait cherché à se donner une conviction politique précise ni un plan d'action positive. Il résulte de ses conversations qu'il avait emporté de son passage au ministère le mépris des ministres, des discussions, de la paperasserie et des fonctionnaires civils. Il concevait un Président de la République responsable, gouvernant directement, avec un Conseil d'État pour préparer les lois et une Chambre pour voter sans discussion, peut-être des généraux pour remplacer les préfets. Ce plan rudimentaire, analogue à la Constitution de 52, fut complété par le théoricien du parti, Naquet, chimiste démocrate, un des fondateurs de l'extrême gauche, ennemi du régime parlementaire et du Sénat ; il y ajouta les formules de la souveraineté du peuple. Mais avant tout il fallait détruire le régime fondé en 1875. Le programme indiqué dans les professions de foi du général insistait sur l'action immédiate résumée bientôt en trois mots : Dissolution, Constituante, Révision.

L'agitation faisait appel à un mécontentement complexe, fait de deux sentiments d'origine différente. L'un était le besoin de manifester la haine contre l'étranger et d'affirmer la supériorité matérielle de la France incarnée dans son armée : mélange de patriotisme agressif et de militarisme qui, sans aller jusqu'à vouloir positivement la guerre, semblait justifier le titre de parti national. L'autre était la haine contre la Constitution monarchiste qui méconnaissait la souveraineté du peuple, jointe au mépris du régime de bavardages et de querelles, d'exploitation et de corruption. Ces deux sentiments s'unissaient pour inspirer la haine du personnel opportuniste et du gouvernement parlementaire, qui abaissaient la dignité de la France devant l'étranger en sacrifiant la revanche à l'expansion coloniale, et qui dégradaient la politique intérieure en accaparant tous les profits du pouvoir, et en vendant leur influence. Le remède était de porter au pouvoir le général patriote et populaire, capable d'expulser les parlementaires corrompus, de restaurer l'ordre et l'honnêteté, et de donner à la France une attitude fière devant l'étranger. Ces sentiments étaient nés surtout à Paris, dans un monde d'employés, d'ouvriers, de petits bourgeois, pleins encore des souvenirs du siège et de la Commune, qui aimaient Boulanger comme le seul général radical, le seul qui eût osé combattre les royalistes. Ils s'exprimaient dans des journaux d'extrême gauche, la Lanterne, l'Intransigeant, rédigé par Rochefort, l'irréconciliable de 1869, le déporté de 1871.

Le Comité du parti national, formé de radicaux, la plupart même qualifiés socialistes, présentait Boulanger comme le candidat de l'opposition : sa tactique fut de poser la candidature du général dans tous les départements où il avait chance de réunir une majorité. Mais, le gros du parti radical ayant rompu avec Boulanger, les radicaux boulangistes n'auraient suffi dans aucun département pour faire la majorité, sans les voix des conservateurs. Tout dépendait donc de la décision que prendrait la droite. Les vieux parlementaires libéraux du Sénat refusèrent de travailler avec des révolutionnaires autoritaires à l'établissement d'un pouvoir personnel. Mais les monarchistes de la nouvelle génération, ralliés aux procédés plébiscitaires à l'exemple du comte de Paris, décidèrent de coaliser les oppositions de droite et d'extrême gauche sur le nom de Boulanger, qu'un journal impérialiste appela le syndic des mécontents. On l'appelait aussi le grand dégoût collecteur. Le clergé, pour combattre la politique laïque du parti républicain, entraîna la masse des électeurs des campagnes.

La coalition commença à la Chambre, Le ministère Tirard y défendait péniblement son budget de 1888 en retard (janvier-mars), n'obtenant qu'à de faibles majorités le crédit pour le Tonkin et les fonds secrets. Floquet se préparait, disait-on, à prendre le ministère en allant dîner chez l'ambassadeur de Russie pour se réconcilier avec le tsar : il passait pour avoir en 1867 crié : Vive la Pologne ! devant le tsar au Palais de justice. Le jour où paraissait le manifeste de Boulanger aux électeurs du Nord, un de ses partisans demanda l'urgence sur une proposition de révision. Le ministère refusa d'en accepter la responsabilité. La droite et les radicaux la firent passer, par 286 voix contre (30 mars). Le ministère se retira.

Floquet, assuré d'avance du concours de Goblet et de Freycinet, forma un cabinet de concentration où l'Union des gauches, sur le refus de Rouvier, fut faiblement représentée. Sa déclaration fit appel à toutes les fractions de l'opinion républicaine pour le développement régulier de nos institutions, et promit une loi sur les associations et des réformes fiscales (3 avril). L'élection du président de la Chambre, en remplacement de Hoquet, montra la division du parti républicain ; Méline, candidat des modérés, Clémenceau, candidat des radicaux, eurent le même nombre de voix (168) ; au 2e tour Méline fut élu au bénéfice de l'âge.

 

III. — LES SUCCÈS DU GÉNÉRAL BOULANGER.

BOULANGER, sans avoir publié aucun programme, fut élu dans la Dordogne (8 avril) à une énorme majorité, 172.000 contre S5.000, et dans le Nord (13 avril) : deux départements où les conservateurs avaient eu la majorité en 1885. Dans sa lettre de remerciements, il déclara tue la France réclamait une Assemblée constituante pour donner au peuple la large place qu'il doit occuper. Hoquet, au nom du ministère, demanda un vote de confiance pour défendre les institutions républicaines contre tons les prétendants. Il déclarait ne pas renoncer à la révision, mais il attendrait pour la proposer le moment où elle ne serait plus le piège tendu par les monarchistes ou le manteau troué de la dictature. Il obtint le vote par 353 voix contre 170 ; toute la droite vota contre.

La rupture s'acheva entre les républicains et le parti national. L'extrême gauche décida de ne plus convoquer à ses réunions les membres du groupe entrés dans le Comité plébiscitaire. Le Conseil municipal de Paris vota un ordre du jour contre la campagne plébiscitaire et boulangiste (23 avril). Le comte de Paris prit position par une note publique (24 avril) :

Rien de plus juste que de réclamer, avec la dissolution d'une Chambre discréditée, la révision de la Constitution.... Les conservateurs doivent demander la révision, non à des assemblées divisées, mais au pays lui-même loyalement consulté.

Il se créa un Comité de la consultation nationale formé de conservateurs pour aider la campagne électorale. Cette politique, appelée l'action parallèle, fut acceptée par tout le parti conservateur, excepté quelques journaux catholiques. la droite du Sénat, et le duc d'Aumale, qui reprocha à son neveu de s'allier à Boulanger au profit de la démagogie bonapartiste. Pour se concilier les monarchistes, Boulanger, dans un banquet (27 avril), se déclara pour une République ouverte, où tous seront admis, sans que nous ayons à demander à qui que ce soit, d'où il vient. Désormais toute la politique se concentra dans la lutte entre la coalition révisionniste et le parti républicain. Toute la France se divisa en boulangistes et anti-boulangistes. A Paris, les étudiants républicains fondèrent un Comité anti-boulangiste et, dans le quartier latin, ils entrèrent en conflit avec les agents de police qu'ils accusaient de favoriser les manifestants boulangistes.

L'opposition révolutionnaire se scinda. La Fédération (surnommée possibiliste), qui groupait la plupart des socialistes de Paris, s'allia à l'extrême gauche. Une réunion des notables du parti se tint au Grand-Orient (23 mai). Clémenceau présidait, ayant pour assesseur Joffrin, conseiller municipal socialiste. Elle créa une Société des droits de l'homme et du citoyen pour défendre la République contre toute entreprise de réaction ou de dictature, et obtenir la révision républicaine. Elle déclara l'union des fractions de la famille républicaine nécessaire pour mettre un terme à l'aventure boulangiste. — Le groupe guesdiste déclara le prolétariat indifférent à la lutte entre deux partis bourgeois. — Le groupe blanquiste resta neutre, mais hostile au gouvernement.

Une commission avait été élue pour étudier la révision. Floquet refusa de discuter une proposition votée par les voix réunies de la droite néo-césarienne et d'une minorité seulement du parti républicain, et la commission s'ajourna à la fin d'octobre. Boulanger, se décidant enfin à siéger, vint lire à la Chambre un manifeste où il demandait la révision. Il proposait de supprimer le Sénat et la responsabilité ministérielle, de réduire la Chambre au pouvoir de légiférer, en soumettant ses décisions au veto du pouvoir exécutif et au plébiscite. Il dénonçait l'Église opportuniste qui détenait le pouvoir, l'impuissance du gouvernement parlementaire devenu une anarchie constitutionnelle. Floquet répondit en demandant à Boulanger ce qui l'autorisait à parler comme le général Bonaparte revenant de ses victoires, et termina sur un mot resté fameux : A votre âge, Monsieur, Napoléon était mort, et vous ne serez que le Sieyès d'une constitution mort-née. Clémenceau s'attaqua au préjugé le plus fort du parti antiparlementaire, au mépris des luttes de parole.

Ces discussions qui vous étonnent, c'est notre honneur à tous. Elles prouvent notre ardeur à défendre les idées que nous croyons justes.... Oui, gloire aux pays où l'on parle ! honte aux pays où l'on se tait ! Si c'est le régime de discussion que vous croyez flétrir sous le nom de parlementarisme, sachez-le, c'est le régime représentatif, c'est la République sur qui vous osez porter la main !

L'urgence fut rejetée par 377 voix contre 186 (4 juin). Mais le Sénat. où la majorité était modérée, vota un ordre du jour de blâme sur un acte du ministre de la Justice (30 juin). A la Chambre, sur la même question, le ministère n'obtint un ordre du jour de confiance que par 270 voix contre 158 (3 juillet).

Boulanger reparut à la Chambre, déposa une proposition de dissolution et la motiva en des termes qui provoquèrent un tumulte. Floquet lui répliqua : Vous qui avez passé des sacristies dans les antichambres.... — Vous en avez menti, lui cria Boulanger, et il déclara que sa réplique semblait échappée à la bouche d'un pion de collège mal élevé. Puis il donna sa démission de député (12 juillet). Il s'ensuivit un duel à l'épée : Boulanger fut blessé au cou par Floquet.

Boulanger reprit la campagne électorale à la fois dans trois départements et la mena par les procédés de la publicité commerciale : on répandit à profusion des portraits et des biographies du général, des brochures et des chansons en son honneur ; des bandes de crieurs de journaux, venus de Paris, suivaient sa voiture en l'acclamant, et allaient dans les réunions injurier et frapper ses adversaires. Ce système de propagande, très coûteux, dépassait notoirement les ressources du Comité national. Boulanger lui-même, installé luxueusement à Paris, fêté dans les salons, entouré d'un personnel d'auxiliaires, faisait des dépenses très supérieures ses revenus. D'où vient l'argent ? demandaient ses adversaires. Le mystère fut éclairci quelques années plus tard par les déclarations des donateurs : l'argent venait des royalistes, trois millions du comte de Paris, autant de la duchesse d'Uzès, héritière de la plus riche maison de vins de Champagne.

Le 19 août, Boulanger fut élu à la fois dans trois départements (Nord, Somme, Charente-Inférieure). Cette triple élection donnait l'impression d'un courant d'opinion en sa faveur dans toute la France. En fait, le courant se limitait aux régions anciennement royalistes ou impérialistes, le. Nord et l'Ouest, où le parti républicain était récent ; les voix des mécontents républicains, s'unissant à la masse des conservateurs, y donnaient à Boulanger une majorité assurée. Les pays anciennement républicains, l'Est et le Sud, où dès 1849 on se divisait en blancs et en rouges, ne se prêtèrent pas à cette coalition, et restèrent fidèles au parti républicain. Dans aucun département de cette région le Comité national ne se risqua à présenter Boulanger. Il ne posa sa candidature qu'à la frontière de la région, dans l'Ardèche, où la liste conservatrice avait eu une petite majorité en 1885, et ce fut sans succès : il ne recueillit que les voix des conservateurs d'un arrondissement.

La coalition révisionniste s'apprêtait à conquérir la majorité aux élections générales de 1889 ; mais il lui fallait le scrutin de liste pour réunir les voix de tous les mécontents, conservateurs et républicains, sur la liste qui dans chaque département porterait en tête le nom de Boulanger. Le personnel républicain, pour déjouer cette tactique, proposa de changer le mode de scrutin : à la session d'août, les majorités républicaines de 53 conseils généraux républicains, réunies hors séance, émirent le vœu que le scrutin uninominal fût rétabli. La proposition en fut faite à la rentrée des Chambres.

Floquet, partisan ardent du scrutin de liste, proposa la révision (15 octobre) pour détruire l'équivoque révisionniste : les deux Chambres seraient renouvelables par tiers ; le Sénat, élu par le suffrage universel à deux degrés, serait réduit à un veto suspensif, les ministres ne se retireraient que devant un vote formel. Le président de l'Union des droites, de Mackau, déclara : Ni la concentration qui a cessé d'exister ni les avances tardives à la droite ne sauveront la situation du parti républicain désormais perdu (17 octobre). Pour ranimer l'enthousiasme républicain, la Chambre vota le transfert au Panthéon de Carnot, Hoche, Marceau, héros de la Révolution, et du représentant Baudin, victime du coup d'État. Le Conseil municipal célébra l'anniversaire de la mort de Baudin par un cortège formé des sociétés républicaines, des loges maçonniques et d'une foule énorme.

Un siège de député étant devenu vacant dans la Seine, le journal de Clémenceau défia Boulanger d'affronter le vote de Paris. Boulanger se présenta. Les chefs des fractions républicaines décidèrent de lui opposer un candidat unique ; un Congrès des délégués des comités républicains choisit le président du Conseil général de la Seine, un radical, Jacques ; il prit le titre de candidat de la République. La campagne électorale fut violente des deux côtés : on vit les murs tapissés d'affiches que les colleurs du parti adverse s'empressaient de recouvrir, dans les réunions publiques des bagarres, et dans les journaux des polémiques personnelles. A Boulanger on reprochait son passé militaire, une adresse de 1871 au gouvernement pour demander à marcher contre la Commune, les flatteries au duc d'Aumale, sa vie privée, son luxe, son alliance avec les monarchistes. Les boulangistes tournaient en ridicule le nom du candidat républicain : Frère Jacques, Pauvre Jacques ; ils accusaient les membres du gouvernement et du Parlement d'exploiter la République à leur profit.

Boulanger fut élu (27 janvier) par 244.000 voix contre 162.000 à Jacques, et 16.000 à un candidat révolutionnaire soutenu par les terrassiers en grève. Boulanger avait la majorité dans toute la banlieue et tous les arrondissements de Paris, sauf le 3e, quartier de commerçants. Tous les conservateurs et la plupart des électeurs radicaux avaient voté pour lui. Ou vit alors, ce que l'expérience a confirmé, que la population parisienne est frondeuse plus que radicale : elle avait voté pour les radicaux tant qu'ils étaient dans l'opposition ; le ministère ayant pour chef un radical, elle votait pour son adversaire.

Le soir de l'élection, l'entourage du général le poussa à marcher sur l'Élysée avec la foule et la Ligue des patriotes. Le gouvernement, ne pouvait compter pour se défendre ni sur les troupes de police, restées en partie impérialistes, ni sur les soldats de la garnison de Paris. Mais Boulanger refusa d'employer la force ; il comptait arriver légalement au pouvoir par les élections.

 

IV. — LES MESURES CONTRE L'AGITATION RÉVISIONNISTE.

L'ÉLECTION de Paris effraya le personnel républicain au point qu'il se décida à sacrifier le scrutin de liste, adopté en 1885 comme un dogme commun aux modérés et aux radicaux. Hoquet se résigna à déposer un projet de loi rétablissant le scrutin par arrondissement. Il n'en demanda pas l'urgence ; mais la majorité républicaine décida d'élire la commission (2 février), et la commission conclut, pari voix contre à adopter le projet. Ainsi commença la crise d'où le parti républicain sortit reconstitué.

Le sort du pays dépendait d'un vote de priorité. Si la révision venait la première en discussion, les républicains se diviseraient et n'arriveraient plus à voter la loi électorale. Ce fut une course de vitesse entre les rapporteurs des deux projets ; les deux rapports furent lus le même jour (9 février). Le Conseil des ministres, après plusieurs séances, avait décidé, sur les instances de Carnot, de demander la priorité pour la loi sur le scrutin. La Chambre la vota par 297 voix contre 231 (la droite, les révisionnistes et 42 radicaux). Mais il fallait la procédure d'urgence pour que la loi pût aboutir ; Hoquet, qui préférait la révision, ne la demanda pas ; elle ne fut votée qu'à 9 voix do majorité, et le passage à la discussion des articles que par 290 voix contre 266. Les deux partis votèrent coutre leurs principes dans le sens de leurs intérêts actuels. La droite, dévouée jusque-là au scrutin d'arrondissement, vota contre lui en bloc (173 voix), et en silence, pour ne pas compromettre par ses paroles le régime qu'elle tenait à conserver. Les modérés de l'Union des gauches, anciens champions du scrutin de liste, en votèrent la suppression. Seuls, les 17 boulangistes et 76 radicaux votèrent pour le scrutin conforme à leur programme. La discussion fut courte. Le scrutin uninominal fut combattu par deux jeunes orateurs : Jaurès, un radical modéré, le dénonça comme un acte de défiance contre le pays ; Millerand, du groupe socialiste, le surnomma le scrutin de la peur. Le projet, voté par 268 voix contre 222 (59 républicains s'étant abstenus), fut en deux jours voté au Sénat par 222 voix contre 51. Ce fut le retour au scrutin établi en 1875, sauf que les petits arrondissements municipaux de Lyon, assimilés aux arrondissements de Paris, reçurent chacun un député.

Le parti républicain modéré, rassuré, se débarrassa du ministère Floquet. Après avoir rejeté, d'accord avec les radicaux, par 263 voix contre 175, la motion de dissolution proposée par la droite, il vota, avec l'aide de la droite, l'ajournement de la discussion sur la révision réclamée par Floquet (14 février). Le ministère se retira.

Carnot essaya de former un cabinet de concentration, d'abord avec le président de la Chambre, Méline. qui ne put s'entendre avec les radicaux, puis avec Freycinet, qui refusa de prendre des mesures de répression contre les boulangistes. Il revint à son ami Tirard, qui parvint à former un ministère (21 février) où dominaient les anciens ministres de Gambetta et de Ferry. A l'Intérieur fut mis Constans, qui passait pour avoir contribué comme ministre de l'Intérieur au succès des républicains en 1881 ; Freycinet prit la Guerre.

Le ministère, mal accueilli par les journaux radicaux, se déclara prêt à une politique large, tolérante et sage, pour assurer le succès de l'Exposition universelle qui allait s'ouvrir en l'honneur du centenaire de la Révolution française. Mais il annonçait aussi une action commune, énergique et décisive pour assurer le maintien de l'ordre légal et le respect dû à la République (23 février).

Il affirma aussitôt sa politique de répression par des actes. Le ministère Floquet avait permis aux préfets de recevoir les délégations ouvrières qui venaient présenter aux pouvoirs publics les desiderata de la classe ouvrière ; c'étaient les mesures réclamées par les deux Congrès de la Fédération des syndicats à Bordeaux (octobre) et du parti ouvrier à Troyes (décembre), la journée de huit heures, le salaire minimum fixé suivant le coût de la vie dans chaque ville, le droit des vieillards et des invalides du travail à une pension. Constans ordonna aux préfets de ne pas recevoir les délégués, et de les inviter à présenter leurs vœux sous la forme légale d'une pétition aux Chambres (21 février).

Une bande armée conduite par un cosaque s'était installée de force sur un territoire dépendant de la colonie française d'Obock, et venait d'être expulsée par un navire français. Le comité de la Ligue des patriotes publia un manifeste contre les inqualifiables procédés du gouvernement parlementaire désavoué par tous les patriotes, qui n'a pas craint de faire verser le sang russe par des mains françaises. Le gouvernement déclara dissoute la Ligue des patriotes et fit poursuivre les membres du Comité pour délit de société secrète. La Chambre l'approuva par un ordre du jour exprimant sa confiance dans l'énergie... du gouvernement pour... réprimer les entreprises des factieux (2 mars).

Boulanger acheva de conclure son alliance avec les conservateurs au banquet de Tours (17 mars), organisé par un journaliste royaliste, d'accord avec le sénateur radical Naquet, le théoricien du parti. Il s'agissait de se concilier le clergé, allié indispensable dans la lutte électorale. Pour la première fois les alliés d'origine différente, radicaux et impérialistes, parurent ensemble en public. Le général formula la doctrine du parti républicain national, la République consolidée, l'autorité restaurée, la liberté garantie, promit de rompre avec le système d'oppression. La République... doit répudier l'héritage jacobin de la République actuelle, elle doit apporter au pays la pacification religieuse par le respect absolu de toutes les croyances et de toutes les opinions.

Le ministère prit l'offensive. Le pouvoir conféré par la Constitution au Sénat, de s'ériger en Haute Cour pour juger les crimes politiques, était resté à l'état de principe. Le ministère fit voter une loi réglant la procédure du jugement, et donna à Boulanger l'impression qu'il allait le faire arrêter. Boulanger, épris il(s la femme d'un officier supérieur, tenait plus à sa liberté qu'il son rôle politique ; il s'enfuit à Bruxelles der avril). Là, il publia un manifeste où il se déclarait prêt à comparaître devant ses juges naturels, magistrats ou jurés ; il n'acceptait, pas la juridiction d'un Sénat composé de gens qu'aveuglent... leurs vieilles rancunes et la conscience de leur impopularité. Sa fuite déconcerta ses partisans ; quelques-uns le désavouèrent.

Le gouvernement fit poursuivre pour attentat contre la sûreté de l'État le général Boulanger, Dillon, ancien officier royaliste, son principal agent électoral, et Rochefort, le journaliste le plus connu de son parti. Le procureur général, conservateur, refusa de rédiger la procédure, en disant que les faits invoqués ne suffisaient pas à asseoir une accusation de complot. Il fut remplacé par un magistrat d'esprit inventif, Quesnay de Beaurepaire, qui s'était essayé à écrire des romans. Les trois accusés, ayant quitté la France, furent poursuivis par contumace (12 avril). La droite protesta contre cette parodie de la justice. Au Sénat elle avait proposé d'arrêter l'affaire par la question préalable ; elle invita la Haute Cour à se déclarer incompétente, et refusa de siéger pour le jugement.

L'Exposition, ouverte le 5 mai, jour anniversaire de la réunion des États généraux en 1789, détourna l'attention de la politique. Elle attira une foule imprévue de Français et d'étrangers : le nombre des entrées dépassa en six mois 25 millions, le double du chiffre de 1878. Elle donna des impressions de grandeur, de nouveauté, de gaieté et d'élégance, et inspira une admiration unanime. Ce fut le triomphe de la nouvelle architecture du fer, représentée par des constructions sans précédent, la Tour de 300 mètres, l'édifice le plus élevé du monde, la galerie des Machines, immense et harmonieuse, les palais à charpente de fer revêtue de briques émaillées de vives couleurs. Ce fut la révélation des pays exotiques transportés à Paris par des reconstitutions exactes, les pavillons des États américains, la rue du Caire, le palais des danseuses javanaises, et surtout l'Exposition coloniale, où chaque colonie française avait exposé un village peuplé d'indigènes qui vivaient et travaillaient sous les yeux du public. Le succès de l'Exposition rehaussa le prestige de la France et du régime républicain et raffermit le gouvernement.

Les révisionnistes annonçaient l'intention de présenter Boulanger dans un grand nombre de circonscriptions. Pour éviter cette manœuvre, vouée à un échec certain, les Chambres, par une précaution devenue inutile avec le scrutin uninominal, votèrent une loi obligeant tout candidat à faire une déclaration à la préfecture, et lui interdisant de se présenter dans plus d'une circonscription. Les voix données à un candidat non déclaré ou inéligible ne devaient pas être comptées dans le nombre des votants. La déclaration obligatoire de candidature introduisit en France un régime (analogue à celui des pays anglais) qui restreignit la liberté des électeurs dans un sens contraire à la tradition républicaine, en limitant leur choix aux candidats déclarés. Le régime de la circonscription unique entravait la conduite politique des chefs des partis en les obligeant à ménager l'opinion particulière de leur circonscription ; il allait contribuer au discrédit du scrutin d'arrondissement.

Avant de se séparer, les Chambres achevèrent la réforme militaire, tenue en suspens depuis quatre ans. La loi du 18 juillet 1889 établit le service militaire de trois ans égal pour tous en principe. Mais, comme l'incorporation de tout le contingent annuel, évalué à 210.000 hommes, eût exigé une trop forte dépense, le service fut réduit à un an pour plusieurs catégories de dispensés. La Chambre n'avait accepté la dispense partielle que pour les soutiens de famille à raison de 5 p. 100 du contingent, les aînés d'orphelins ou de fils de veuve, les frères de militaires. Le Sénat l'imposa pour les futurs membres de l'enseignement public et les futurs ministres des cultes, pour les étudiants ou les élèves des Écoles supérieures pourvus d'un diplôme, pour les ouvriers des industries d'art admis par un jury départemental. La durée totale de l'obligation militaire fut portée à vingt-cinq ans : trois ans dans l'armée active, 7 dans la réserve avec deux périodes d'exercices de quatre semaines, six dans l'armée territoriale avec une période de deux semaines, neuf ans dans la réserve de la territoriale. Par la suppression de la deuxième partie du contingent, des engagés conditionnels d'un an et des exemptions, la loi diminuait l'inégalité, et augmentait l'effectif de l'armée active.

A l'élection des conseillers généraux, le Comité du parti national essaya de faire une manifestation sur le nom de Boulanger en le présentant dans 80 cantons choisis. Il ne fut élu que dans 12 : ce fut un échec. Les républicains ne perdirent que 29 sièges et gardèrent la majorité dans 74 conseils sur 90.

Le réquisitoire de Quesnay de Beaurepaire attribua à Boulanger des détournements de fonds et des manœuvres Pour exciter des émeutes. Boulanger, réfugié à Londres (après la fin d'avril), déclara faux les faits allégués. Devant la Haute Cour, lui et ses deux coaccusés furent déclarés coupables de complot et d'attentat pour changer la forme du gouvernement, et condamnés par contumace à la déportation dans une enceinte fortifiée, ce qui les rendait inéligibles (14 août). Boulanger protesta, et, par une lettre adressée au gouvernement, s'offrit à comparaître devant les juges de droit commun.

 

V. — LA VICTOIRE DU PARTI RÉPUBLICAIN AUX ÉLECTIONS DE 1889.

LES journaux monarchistes avaient conseillé (fin avril) d'employer Boulanger aux élections comme catapulte contre la République, pour faire une trouée. A la fin de juin, les députés de la droite publièrent un appel où l'on reprochait à la majorité républicaine le Tonkin, le déficit, le trafic des croix d'honneur, l'espionnage, la dénonciation quotidienne contre les fonctionnaires. A la clôture des Chambres, le président de l'Union des droites invita à réunir toutes les forces honnêtes et conservatrices contre la faction qui détient le pouvoir. Les groupes catholiques, réunis en assemblées provinciales sous la direction du comte de Mun, rédigèrent les cahiers des assemblées de 1889, où ils énuméraient leurs vœux se rapportant, les uns à l'Église, les autres à la société.

Exemption du service militaire pour les ecclésiastiques ; des aumôniers dans l'armée, les hôpitaux, les prisons, les cimetières confessionnels, le repos légal du dimanche, les traitements des ecclésiastiques (qualifiés d'indemnité due au clergé) assurés par une dotation permanente, rétablissement des religieuses dans les hôpitaux, surveillance des enfants assistés par le curé, abrogation du divorce. Liberté de tester pour les pères de famille, gratuité des mandats électifs, adjonction des plus fort imposés aux conseils municipaux, représentation des groupes professionnels et sociaux.

Le comte de Paris, par un manifeste (28 août), se rallia au programme révisionniste :

Une révision nouvelle... rendra la parole à la nation.... Conservateurs chrétiens, pourriez-vous hésiter ? Quel gouvernement vous donnerait plus de garanties que la monarchie pour l'éducation de vos enfants et le respect de vos consciences ?... Conservateurs... ne traitez pas en ennemis ceux qui ont les mêmes adversaires que vous....

Le prince Victor se prononça, lui aussi, pour la révision, suivie d'un plébiscite.

Les deux partis extrêmes, hostiles au gouvernement, restèrent séparés. Mais, pour mener l'action parallèle contre l'adversaire commun, ils furent amenés à se soutenir réciproquement par leurs votes. Un comité de 12 membres, créé par l'Union des droites, désigna les candidats en les classant en deux catégories : ceux qu'il soutient, ceux qu'il ne combat pas. Le Comité national distingua de même trois espèces de candidats : 1° républicains d'origine, 2° républicains ralliés, 3° révisionnistes qu'on ne combattra pas (c'étaient les conservateurs).

Le clergé, comme en 1877, fit le lien de la coalition. Il luttait, contre les lois surnommées les lois scélérates, qui l'atteignaient directement, les lois scolaires qui l'écartaient de l'école, la loi militaire qui lui imposait le service, et, pour les faire abroger, il travaillait à chasser du pouvoir les républicains. Boulanger lui demanda son appui par un appel à la France (15 sept.) : Je n'ai pas à refaire mon programme, c'est celui de Tours. A Paris, le clergé soutint un journaliste boulangiste contre l'orléaniste catholique Cochin, resté fidèle au régime parlementaire. La plupart des évêques publièrent des lettres pastorales enjoignant à leurs prêtres de rappeler aux fidèles le devoir de voter pour les candidats favorables à la religion. Dans les pays où le clergé avait de l'influence, beaucoup de curés ne s'en tinrent pas à l'action discrète des visites à domicile ; ils firent de la propagande électorale en chaire, malgré l'interdiction formelle du gouvernement. L'archevêque d'Aix, nommé en 1886 comme républicain, écrivit :

Si vous trouvez que vos élus ont obéi au mot d'ordre de la maçonnerie et non au vôtre, qu'ils vous ont humiliés et indignés par leurs laïcisations, leurs expulsions et leurs crochetages... dites-leur qu'ils ont été des serviteurs infidèles, et que vous leur donnez congé, puisque vous êtes les maîtres.

Les républicains se présentèrent avec des professions de foi individuelles, et soutenus par des comités locaux. Ils promirent surtout de défendre la République et de maintenir les lois scolaire et militaire, et représentèrent que le succès des conservateurs ouvrirait la perspective d'une révolution. Le centre gauche, ressuscité par le scrutin uninominal, sous le nom d'Union libérale, reprit sa formule, la République libérale et résolument conservatrice, et proposa de concilier les catholiques en faisant donner l'instruction religieuse dans les écoles publiques par les ministres du culte.

L'élection du 22 septembre fut paisible, mais très animée ; la proportion des votants augmenta. Le total des voix, d'après la statistique du ministère, fut d'environ 3.900.000 pour le gouvernement, contre 3.400.000 pour l'opposition (sur le chiffre des voix boulangistes. les évaluations varièrent depuis ½ million jusqu'à 1 million). Il passa au premier tour 230 républicains, 138 conservateurs, 22 révisionnistes. Le succès du gouvernement était assuré. Au deuxième tour, la discipline républicaine fut observée entre modérés et radicaux. Les conservateurs et révisionnistes coalisés se désistèrent de même réciproquement pour le candidat opposant qui avait la majorité relative. Après le deuxième tour et l'élection des colonies, le nombre total fut de 366 républicains, 172 conservateurs. C'étaient à peu près les chiffres de la Chambre de 1876 ; mais le nombre des députés ayant augmenté, l'opposition était proportionnellement plus forte, car il y entrait 38 révisionnistes.

Le changement du scrutin avait fait disparaître près de la moitié du personnel : il entrait 284 députés nouveaux (dont 173 républicains et 15 révisionnistes) sur 576. Ferry était battu par un boulangiste. Boulanger avait la majorité à Montmartre, mais, ses voix étant annulées, le socialiste Joffrin fut proclamé élu. La répartition des opinions par régions n'avait pas changé. Le Nord, l'Ouest, une partie du Sud-Ouest et les montagnes élisaient des conservateurs. L'Est, le Sud, le Centre, les pays industriels et les grandes villes restaient républicains. Les révisionnistes étaient des élus de Paris et de la banlieue, et quelques isolés élus par une coalition de mécontents et de conservateurs en 4 points très éloignés, Nancy, Bordeaux, Tulle et l'Aisne. Dans 25 départements et en Algérie, tous les députés étaient républicains, dans 15 autres, tous sauf un.