HISTOIRE DE FRANCE CONTEMPORAINE

 

LIVRE II. — LA SCISSION ET LES LUTTES ENTRE LES RÉPUBLICAINS.

CHAPITRE II. — LE GOUVERNEMENT DE LA COALITION RÉPUBLICAINE MODÉRÉE.

 

 

I. — LE MINISTÈRE FERRY ET LA NOUVELLE POLITIQUE RÉPUBLICAINE.

LE monde des affaires, mécontent des changements fréquents de ministères, réclamait, pour rétablir la sécurité économique, un gouvernement stable. La rivalité entre les chefs des deux groupes républicains, qui rendait impossible une majorité durable, prit fin par la mort de Gambetta : l'Union républicaine, privée de son chef, s'unit à la gauche républicaine pour constituer une majorité stable à peu près homogène. Le chef de la gauche, Jules Ferry, forma un cabinet où entrèrent un radical modéré et trois des ministres de Gambetta. L'attitude qu'il entendait prendre se marqua dans les formules de sa déclaration (22 février).

Comme gouvernement réformateur, il réclamait un terrain solide h l'abri des crises incessantes et une méthode politique et parlementaire qui consiste à ne pas aborder toutes les questions à la fois, à limiter le champ des réformes... ii écarter les questions irritantes : il fallait modérer l'initiative individuelle de façon à laisser au gouvernement l'initiative qui lui appartient de droit.

Le programme se réduisait à des mesures urgentes, réforme de la magistrature, loi municipale, loi militaire, loi sur les récidivistes, loi sur les syndicats.

Ferry commença par se débarrasser des deux prétextes à agitation. Il expulsa de l'armée les trois princes d'Orléans par un décret de retrait d'emploi. Il fit repousser la proposition de révision de la Constitution en la déclarant inutile et dangereuse. Puis, il fit voter la conversion de la rente, la réforme de la magistrature, la loi sur les récidivistes, les conventions avec les Compagnies de chemins de fer. Les élections des conseils généraux portèrent le nombre des républicains de 1.906 à 2.129, ne laissant aux conservateurs la majorité que dans 9 départements (6 du Nord-ouest).

La paix entre les républicains fut rompue par un accident. Le roi d'Espagne Alfonse XII, rendant visite à l'empereur d'Allemagne, assista à une revue à Strasbourg, vêtu de l'uniforme de colonel de uhlans dont il avait reçu le titre. Au retour il s'arrêta à Paris ; le Président de la République vint à sa rencontre avec les ministres. Les radicaux parisiens, déclarant qu'Alfonse venait d'insulter le sentiment national français, l'accueillirent à son arrivée par des huées et des sifflets (29 septembre). Grévy alla le lendemain à l'ambassade espagnole, où le roi était logé, lui exprimer ses regrets. La manifestation parut avoir été préparée, pour créer des embarras au ministère, par ses adversaires radicaux et par le gendre de Grévy, le député Wilson, qui faisait une opposition sourde : il possédait un journal, et profitait de son intimité avec son beau-père pour y annoncer les actes du gouvernement avant la publication à l'Officiel. Ferry exigea la démission du ministre de la Guerre soupçonné d'entente avec les manifestants, et obligea Wilson à renoncer à son journal. Un manifeste anonyme accusa les ministres d'aider la conspiration orléaniste et de fouler aux pieds la dignité nationale. Ferry irrité prononça à Rouen et au Havre, 13-14 octobre, deux discours contre ses adversaires de gauche.

L'abîme s'est de plus en plus accusé entre la grande majorité républicaine ouverte, dont nous nous honorons d'être les chefs, et ceux qui s'en sont séparés pour mener contre elle une campagne de division, d'outrages et de calomnies sans nom.... Ces tendances constituent assurément pour la République un péril et, j'ose le dire, le plus grand, le seul péril du moment, car le péril monarchique n'existe plus..., mais un autre lui succède....

Cette phrase embrouillée fut condensée dans la courte formule : Le péril est à gauche (que Ferry et ses amis ont toujours désavouée). C'était une déclaration de guerre aux radicaux et l'annonce officielle de la scission définitive du parti républicain. Une autre formule du discours du Havre allait devenir une devise de parti :

Un gouvernement républicain peut être un gouvernement qui gouverne, en même temps qu'un gouvernement qui marche en avant ; il n'y a aucune antinomie entre l'idée d'autorité et l'idée du progrès. A la politique du parti intransigeant, qui inscrit dans un programme tout ce qui peut passer par la tête d'un homme de notre temps, Ferry oppose sa politique de stabilité, qui consiste à déblayer le terrain des questions encombrantes. Il conclut qu'il faut choisir entre la politique gouvernementale et la politique intransigeante.

 

II. — LA LIQUIDATION DU PROGRAMME RÉPUBLICAIN.

LE ministère Ferry liquida en un an (1883-84) tout ce qu'il pouvait réaliser du vieux programme du parti républicain en restant dans les limites tracées par sa déclaration : maintenir une stricte économie et éviter les questions irritantes, c'est-à-dire les mesures radicales.

La réforme radicale de la magistrature avait avorté, et le parti républicain se plaignait des juges inamovibles entrés dans la carrière sous la monarchie et restés monarchistes. L'hostilité, aggravée par les condamnations politiques de la période du 10 mai, était devenue aiguë depuis les jugements rendus par plusieurs tribunaux sur les plaintes des congrégations dissoutes par le gouvernement. La Chambre, revenant au régime de la Révolution, avait (en 1882) voté le principe de l'élection des juges. Mais le projet de loi (qui rendait les juges éligibles pour six ans par un suffrage à 2 degrés) venait d'être rejeté (janvier 1883).

Le ministère présenta d'abord une réforme d'ensemble faite de trois mesures demandées par le parti républicain. 1° il augmentait la compétence des juges de paix ; 2° il étendait le jury à la justice correctionnelle ; 3° il diminuait le personnel reconnu trop nombreux, en supprimant des sièges de juges, des chambres de cour d'appel et des tribunaux trop peu occupés. Mais la Chambre ne discuta que la partie politique du projet, la diminution du nombre des sièges, qui permettait de se débarrasser des juges inamovibles. L'intérêt public, dit le ministre de la Justice, veut qu'on fasse sortir de la magistrature les hommes qui n'ont pas pu se résigner à accepter loyalement les institutions que le pays s'est données. La loi (votée à la Chambre par 343 voix contre 130) supprima quelques centaines de sièges de conseillers de cour d'appel et de juges de première instance, en donnant au gouvernement le pouvoir, pendant trois mois, de mettre à la retraite ou de déplacer les magistrats inamovibles. L'inamovibilité, suspendue seulement pour faire l'épuration, redevenait ensuite la règle.

Le 5 p. 100, coté en 1874 à 84 fr. 50, avait atteint jusqu'à 120 fr. Le gouvernement fit voter la conversion en 4 ½, mais refusa d'employer le bénéfice à dégrever l'agriculture. Il n'y a pas de dégrèvement possible dans le budget de 1884, déclara Ferry. Le bénéfice servit à combler le déficit produit par les moins-values des impôts.

La question financière la plus discutée fut celle des chemins de fer. La dépression économique qui commençait faisait paraître très lourdes les dépenses nécessaires pour construire les lignes prévues dans le plan de 1878. Pour en décharger l'État, le ministre des Travaux publics, Raynal, conclut avec les six grandes Compagnies des conventions qui leur assuraient la possession de presque tous les chemins de fer de France : l'État, renonçant à user de son droit de rachat, confirmait aux Compagnies les lignes déjà exploitées par elles, leur concédait 2.823 kilomètres déjà en exploitation et les chargeait de construire à leurs frais 8.360 kilomètres ; il s'engageait à la garantie d'intérêts quand les recettes seraient insuffisantes pour payer aux actionnaires le dividende prévu.

La lutte s'engagea à la Chambre (juillet 1883) quand le gouvernement lui présenta ces conventions à ratifier. Bouvier, chargé du rapport par la commission, demandait la ratification pour des motifs financiers : il montrait l'avantage de continuer les travaux sans imposer de charge immédiate au budget, en évitant un emprunt fâcheux pour le crédit de l'État. Les radicaux et une partie de l'Union républicaine, dont le programme réclamait le rachat des chemins de fer, repoussaient les conventions pour des raisons politiques : ils reprochaient au personnel directeur des Compagnies d'être resté monarchiste et d'user de son influence contre le parti républicain. Quelques radicaux dénoncèrent le péril de laisser un instrument indispensable de la défense nationale dans la dépendance des intérêts privés. Allain-Targé, l'ami de Gambetta, qui demandait seulement le rachat de la Compagnie d'Orléans, présenta des arguments techniques : les Compagnies, maîtresses absolues des tarifs, les fixaient uniquement en vue du bénéfice, sans égard pour les besoins du commerce français, et se coalisaient de façon à rendre illusoire le droit de surveillance de l'État ; la possession d'un réseau donnerait à l'État une prise sur les tarifs et un instrument de contrôle.

L'opposition était renforcée par le soupçon que les Compagnies subventionnaient la distribution très active de brochures et d'articles de journaux contre le rachat. Une enquête parlementaire révéla plus tard (1895) que les six Compagnies avaient créé à frais communs un service de publicité et confié à un mandataire la mission personnelle de faire rédiger et imprimer des brochures écrites sur les indications des Compagnies, de conclure avec les journaux des traités de publicité pour publier des documents fournis par elles. Le total de ces dépenses et des allocations, gratifications et encouragements... à divers journalistes, était monté à 402.000 francs en 1881, à 735.000 en 1882 et 718.000 en 1883, pour descendre à 204.000 en 1885.

La convention avec l'Orléans fut, ratifiée par 206 voix contre 94, les autres par de très fortes majorités. Le rachat des chemins de fer devint un des points du programme radical.

Pour les autres entreprises d'utilité publique, chemins vicinaux et bâtiments d'écoles, le gouvernement se procura les fonds par un autre procédé. Au lieu de l'emprunt amortissable, mal vu des financiers, il émit des bons du Trésor et des obligations sexennales, placées dans le monde de la finance et remboursables à court terme. Comme il restait à dépenser pour la caisse des écoles 629 millions, dont 331 à la charge de l'État, une loi (mars 1885) autorisa les départements et les communes à des emprunts amortissables en quarante ans au maximum. Toute réforme qui eût exigé une dépense fut ajournée, et le budget fut mis en équilibre apparent en attendant la fin de la crise économique. Mais la crise dura, les moins-values des recettes continuèrent, il fallut reconnaître officiellement le déficit.

La réforme municipale, retardée par le désaccord entre la Chambre et le Sénat sur les dépenses des cultes, aboutit à la loi de 1884, véritable code municipal. Toutes les communes excepté Paris ont le même régime et les males droits ; seul le nombre des conseillers municipaux et des adjoints varie, suivant le nombre des habitants. Le maire et les adjoints sont élus partout par le conseil municipal. Les séances des conseils municipaux sont rendues publiques. Cette innovation, combattue au Sénat (par 130 voix contre 128) comme révolutionnaire, n'a jamais produit de désordre, et a accru dans les campagnes l'intérêt pour les affaires publiques. — Les décisions du conseil municipal sur les affaires de la commune sont déclarées exécutoires après un délai d'un mois sans l'autorisation du préfet ; mais cet hommage au principe de la décentralisation n'a guère entamé la tutelle administrative, car les décisions importantes sur les revenus, les contributions, les rues, routes, marchés, demeurent soumises à l'autorisation ; presque toutes les dépenses ordinaires (sauf les subventions aux fabriques des églises et le traite-nient des vicaires) restent obligatoires, et sont inscrites d'office par le préfet si le conseil les refuse. Le pouvoir fiscal du conseil reste réduit à voter des centimes additionnels aux contributions directes.

L'autonomie communale était pourtant en fait accrue indirectement, car le maire n'était pas réduit à ses faibles pouvoirs de chef de la municipalité : en devenant le représentant élu du conseil, il conservait les pouvoirs de police, beaucoup plus importants, surtout dans les villes, qu'il tenait par délégation du gouvernement central. Paris restait sous un régime d'exception : le préfet de la Seine continuait à y exercer les pouvoirs du maire, le préfet de police y gardait la police municipale. Pour l'élection des conseillers municipaux, la Chambre avait voté un scrutin de liste de 20 élus par section, le Sénat un scrutin de 4 élus par arrondissement ; ce désaccord aboutit à maintenir le scrutin uninominal par quartier.

Le projet de loi sur la liberté des associations, soutenu au Sénat par Jules Simon, fut rejeté parce qu'il donnait les mêmes droits aux congrégations (1883). Le gouvernement, renonçant à faire passer un projet d'ensemble, détacha un fragment qui devint la loi de 1884 sur les syndicats professionnels. Elle abrogeait les peines contre les coalitions et donnait le droit de former entre personnes d'une même profession, des associations jouissant de la personnalité civile, mais seulement pour la défense des intérêts économiques. Il suffisait de déposer à la mairie les statuts et la liste des administrateurs. On avait obtenu du Sénat deux concessions : la loi n'exigeait pas de déclarer le nom des membres, elle permettait aux syndicats de former entre eux des unions ou fédérations. Les syndicats, jusque-là tolérés (en 1884 on en comptait 531 dont 285 de patrons), devenaient indépendants du gouvernement.

Le divorce, établi par la Révolution, aboli en 1816, fut rétabli, sur la proposition du député radical Naquet, par la loi de 1884, mais soumis à des conditions plus étroites que dans le code Napoléon. Le Sénat, où la résistance fut vive, rejeta le divorce par consentement mutuel et ne le permit que pour trois motifs précis, peine infamante, adultère (du mari comme de la femme), sévices ou injure grave ; il interdit même le mariage entre l'époux adultère et son complice. Appliqué à la lettre, ce régime eût restreint le divorce à des cas exceptionnels. Mais la jurisprudence, par une interprétation large du terme injure grave, a rendu possible en pratique le divorce par entente mutuelle.

La loi contre les récidivistes, motivée par l'augmentation rapide des crimes dans les grandes villes, n'aboutit qu'en 1885. Elle créa la relégation perpétuelle dans une colonie pénale, pour la récidive de certains délits, en laissant au tribunal la faculté de l'appliquer. C'était, contrairement à un principe du droit français, une peine perpétuelle, forme déguisée des travaux forcés, prononcée par des juges en correctionnelle, comme accessoire d'une peine moindre.

La réforme du service militaire, discutée à la Chambre, resta en suspens : on recula devant la dépense du service de trois ans égal pour tous.

 

III. — RÉVISION PARTIELLE DE LA CONSTITUTION.

FERRY avait promis une révision modérée opportune ; la majorité du Sénat l'acceptait, à condition de la limiter à quelques points fixés d'avance. On négocia longtemps avant de se mettre d'accord sur les articles à réviser : le Sénat refusa de laisser discuter son pouvoir financier, le ministère et la Chambre renoncèrent à en demander la révision. La commission du Sénat chercha en vain la garantie que la révision resterait limitée, sans trouver aucune procédure pour restreindre le pouvoir souverain du Congrès. Ferry déclara que les deux Chambres étaient liées par un engagement d'honneur, que toute proposition contraire au texte convenu serait écartée par la question préalable ; on se contenta de sa promesse.

Le Congrès, constitué en Assemblée nationale (4 août 1884), après un tumulte provoqué par les motions des radicaux et des monarchistes, élut une commission de 30 membres (prise tout entière dans la majorité). Le rapporteur soutint que les deux Chambres avaient conclu un contrat d'honneur et usé d'un droit en limitant d'avance le programme des délibérations. Mais la majorité n'osa pas écarter par la question préalable les amendements et contreprojets déposés par l'opposition ; elle les renvoya à la commission. Les opposants, parlant sur les amendements ou contre la question préalable, firent une obstruction et des scènes de violence qui prolongèrent jusqu'au 13 août la session du Congrès.

La majorité repoussa d'abord la proposition de convoquer nue Constituante, par 493 voix contre 28G, puis tous les amendements sauf un. Elle vota tous les articles convenus d'avance, puis l'ensemble par 509 voix contre 173 (159 de la droite) ; l'extrême gauche s'abstint. La révision portait sur 4 points :

1° Elle supprimait les prières publiques à l'ouverture de la session.

2° Elle obligeait le ministère en cas de dissolution de la Chambre à convoquer les électeurs dans les deux mois et à réunir la Chambre dans les dix jours après l'élection (c'était la condamnation de l'interprétation adoptée par le 16 mai).

La forme républicaine du gouvernement ne pouvait plus être sujette à révision ; un membre des anciennes familles régnantes ne pouvait être élu président de la République (la propagande royaliste devenait un acte anticonstitutionnel).

4° Le mode d'élection du Sénat cessait d'être inscrit dans la Constitution.

Il restait à faire la loi électorale du Sénat avant le renouvellement de janvier. Le parti républicain protestait contre deux dispositions imposées en 1875 par les orléanistes, le quart des sénateurs (75) élus à vie, l'attribution d'un électeur sénatorial à toutes les communes, quelle que fût leur population, d'où résultait une extrême inégalité au détriment des villes, presque toutes républicaines. Ce fut l'occasion d'un conflit. Le ministère proposa (fin octobre) de faire élire le quart inamovible par le Congrès et de donner aux communes un nombre d'électeurs sénatoriaux variable, suivant le nombre des conseillers municipaux, de 1 à 17. — Le Sénat vota (par 126 voix contre 112) le maintien de l'élection des inamovibles par le Sénat. — La Chambre répondit en élevant le chiffre des électeurs sénatoriaux des villes qui avaient un conseil municipal de 27 membres ou plus, et en discutant la suppression du quart inamovible, qui ne fut rejetée qu'à 19 voix de majorité. Puis une coalition de la droite et de l'extrême gauche vota, par 267 voix contre 250, l'élection des sénateurs au suffrage universel (2 déc.).

Le ministère sauva la réforme en posant la question de confiance, et obtint un compromis. Les 75 sièges à vie seraient, à mesure des vacances, répartis entre les départements les plus peuplés. Les communes auraient un nombre de délégués variant de 1 à 30. On atténuait ainsi la disproportion entre la population du département et le nombre de ses sénateurs, entre la population de la commune et le nombre de ses électeurs sénatoriaux, mais sans supprimer l'inégalité au profit des petites communes.

Au renouvellement du Sénat, en janvier 1885, sur 87 sièges, les républicains en eurent 67, les royalistes 20 (au lieu de 40). Le duc de Broglie et 2 de ses collègues du 16 mai ne furent pas réélus. Il ne resta de royalistes que dans le Nord et l'Ouest. La droite fut réduite à 67, le centre gauche à 30. Le ministère disposait au Sénat d'une majorité sûre (180 environ).

 

IV. — LES OPPOSITIONS DE DROITE ET DE GAUCHE.

PENDANT la discussion des réformes, l'opposition, en luttant contre le ministère, acheva de s'organiser. Jusqu'en 1878, les partis s'étaient formés sur la question préalable de la forme du gouvernement, République ou monarchie, et la lutte se concentrait entre républicains et monarchistes. Puis les républicains vainqueurs, ayant établi définitivement la République, avaient réalisé une partie de leur programme, et s'étaient querellés sur la question des institutions à conserver ou à changer. A la division antérieure entre républicains et monarchistes s'ajoutait la scission entre républicains modérés et républicains radicaux.

La mort du comte de Chambord (21 août 1883) avait unifié les royalistes. Le marquis de Dreux-Brézé, chef officiel de l'organisation légitimiste, avait invité les comités légitimistes à se dissoudre : presque tout le personnel légitimiste français reconnut le comte de Paris, qui devint chef unique du parti royaliste ; seuls quelques fidèles du drapeau blanc et du droit divin, refusant de se rallier aux Orléans, transportèrent leur hommage à la famille des Bourbons d'Espagne. Le parti impérialiste se divisa par la rupture entre le prince Napoléon, chef de la famille impériale, et son fils Victor, que soutenait l'impératrice Eugénie, établie en Angleterre (mai 1884).

Les monarchistes, sous le nom de conservateurs, combattaient le régime républicain, en faisant dans les Chambres et dans la presse la critique des actes du gouvernement. Ils attaquaient sa gestion des finances, lui reprochaient de gaspiller l'argent en traitements à des fonctionnaires superflus, en chemins de fer électoraux, en entreprises inutiles, en construction d'écoles surnommées palais scolaires. Ils l'accusaient de déséquilibrer le budget par des dégrèvements démagogiques d'impôts et des complaisances pour la fraude, de dissimuler le déficit par des expédients, d'engager l'avenir par des emprunts déguisés. Ils blâmaient l'abandon du fonds d'amortissement, le budget extraordinaire, l'emprunt amortissable, et déclaraient les républicains responsables de la crise économique.  — Ils attaquaient l'épuration des fonctions, surtout de la magistrature, qui avait encouragé la délation, expulsé les juges indépendants et désorganisé les services en y faisant entrer des hommes incapables ou malhonnêtes. Ils dénonçaient les fautes individuelles des fonctionnaires républicains. — Ils attaquaient l'ingérence dans l'administration, les démarches des députés dans les ministères et auprès des chefs de service pour nuire aux fonctionnaires royalistes, leurs recommandations pour faire placer ou avancer leurs électeurs ou leurs protégés personnels.

Surtout, ils réprouvaient la politique laïque, la neutralité de l'enseignement primaire, la formation d'un personnel laïque, la dissolution des congrégations non autorisées, la réduction, faible, niais significative du budget des cultes (de 54 millions et demi en 1869 à 52 millions en 1884), la laïcisation des hôpitaux de Paris par le Conseil municipal. Ils exhortaient les parents à ne pas envoyer leurs enfants dans les écules sans Dieu et fondaient des écoles libres tenues par des congréganistes. Les évêques condamnaient les manuels d'instruction civique dénoncés par une interpellation du duc de Broglie (mai 1883). Les curés prêchaient en chaire contre l'école laïque. Le clergé, soutenu par les conservateurs, s'était ainsi engagé dans la lutte contre le gouvernement républicain. Le ministère avait déféré quelques évêques au Conseil d'État, et obtenu une sentence d'abus ; pour renforcer cette sanction sans portée pratique, il remplaça l'ancienne saisie du temporel par la suspension des traitements. Un avis du Conseil d'État (avril 1883) approuva ce procédé nouveau.

Le droit du gouvernement de suspendre ou supprimer les traitements ecclésiastiques, pur mesure disciplinaire s'applique à tous les ministres du culte salariés par l'Etat.

Tandis que les conservateurs déclaraient le pays bouleversé par les mesures radicales, l'extrême gauche reprochait aux républicains gouvernementaux leurs réformes incomplètes ou illusoires, et les appelait par dérision opportunistes, parce que, sous couleur d'attendre le moment opportun pour appliquer les principes de leur programme, ils maintenaient le régime monarchique et se bornaient à prendre la place du personnel conservateur.

L'extrême gauche avait pour orateurs à la Chambre un Montagnard de 1848, Madier-Montjau, et deux radicaux du temps de l'Empire, Clemenceau, médecin, Pelletan, journaliste, fils d'un député républicain de 1863. Elle luttait avec l'aide d'une partie de la gauche radicale, nouveau groupe fondé sous le ministère Gambetta. Le gendre de Grévy, Wilson, installé à l'Élysée, concertait son action contre le ministère Ferry avec l'extrême gauche, par l'intermédiaire de l'ancien préfet de police, Andrieux.

Le conflit s'engagea sur toutes les solutions transactionnelles proposées par le ministère et jugées insuffisantes par les radicaux, surtout les conventions avec les grandes Compagnies et la révision de la Constitution : l'extrême gauche combattit en 1883 l'ajournement, en 1884 la révision partielle. Au début de 1881, la gauche radicale se scinda ; les dissidents se joignant à l'extrême gauche publièrent un manifeste (signé de 45 noms) ; ils disaient avoir mandat de doter la République d'institutions démocratiques, et ne pouvoir transiger sur 3 principes fondamentaux : révision de la Constitution, — séparation de l'Église et de l'État, aucun Concordat ne pouvant concilier... deux autorités d'origine absolument opposée, — élection de la magistrature. Ils réclamaient aussi la décentralisation, le développement de l'instruction, la réduction au minimum du service militaire, la réforme démocratique de l'impôt. La Ligue pour la révision protesta contre l'ajournement et, après la révision partielle, lança une circulaire pour en énumérer les vices : refus d'une Assemblée constituante, maintien du suffrage restreint et du droit de dissolution, conflit budgétaire organisé. C'était un défi à l'esprit de la Révolution et à la tradition du parti républicain. La démocratie ne devait pas laisser la France aux mains des politiciens opportunistes. Liens les élections, le premier mot du programme devait être : révision de la Constitution.

Ainsi se reconstitua un parti radical qui, rejetant le régime parlementaire et les deux Chambres, revenait à la tradition de 1848, l'Assemblée souveraine unique. Dès 1883, Madier-Montjau donnait pour mot d'ordre : Sus au Sénat ! Ce parti reprenait, dans le programme de Gambetta en 1869, les parties abandonnées par les républicains parvenus au pouvoir : séparation de l'Église et de l'État, impôt sur le revenu, élection des juges, allégement du service militaire.

Ce conflit entre les programmes recouvrait une antipathie entre les tempéraments et une rivalité entre les personnes. La majorité opportuniste, acceptant ce qui restait de l'ancien régime, désirait vivre en paix avec les puissances du passé, les vieilles familles notables, le clergé, la haute finance, et espérait les rallier à la République. Elle tachait de réserver à ses membres et à ses partisans les fonctions et les mandats électifs. Ses chefs jugeaient l'autorité centrale déjà trop affaiblie par l'intervention des élus dans les nominations et les opérations administratives ; ils voulaient rendre la direction des affaires aux ministres et aux chefs de service. Ils supportaient même avec impatience l'initiative parlementaire. et auraient volontiers demandé aux Chambres de ne discuter que les projets présentés par le gouvernement. — La minorité radicale ne voulait de conciliation ni avec les institutions ni avec le personnel du passé. Elle réclamait sa part. de pouvoir et prétendait l'exercer, soit par des interventions individuelles dans les nominations, soit en usant du droit de présenter des propositions ou des amendements. Elle protestait contre les allures autoritaires des ministres.

 Le parti socialiste naissant restait divisé en deux groupes hostiles dont chacun tenait obscurément son congrès, — les possibilistes à Paris (1883), et à Rennes (1881), les guesdistes à Roubaix (1884) — et achevait de se constituer un organe de direction. Il n'avait pas assez de force électorale pour faire élire un seul représentant.