HISTOIRE DE FRANCE CONTEMPORAINE

 

LIVRE III. — L'INVASION ÉTRANGÈRE ET LA GUERRE CIVILE.

CHAPITRE IV. — L'AVÈNEMENT AU POUVOIR DE L'ASSEMBLÉE NATIONALE.

 

 

I. — LA CONVOCATION DES ÉLECTEURS ET LE CONFLIT AVEC LA DÉLÉGATION.

EN concluant avec le gouvernement de la Défense nationale un armistice en vue de l'élection d'une Assemblée, le roi de Prusse décidait indirectement le régime politique de la France : il renonçait à restaurer la dynastie impériale, confirmait la Révolution du 4 septembre, et reconnaissait la République comme le gouvernement de fait, qualifié pour préparer l'établissement du gouvernement définitif.

Le traité était à la fois militaire et politique ; la délégation reçut en même temps (28 janvier) l'ordre d'exécuter l'armistice et de convoquer les électeurs au 8 février pour élire une Assemblée qui se réunirait à Bordeaux le 12. Suivant la décision prise pour la convocation en 1870, on appliquerait 1a loi électorale de 1849: vote au chef-lieu de canton, élection dès le premier tour à la majorité relative, indemnité parlementaire de 25 francs par jour. C'était le régime de la deuxième République antérieur au Coup d'État. Mais ce retour en arrière gênait les électeurs habitués depuis l'Empire au vote au chef-lieu de commune. Les conservateurs protestèrent contre le vote au canton, comme une manœuvre des républicains pour empêcher les paysans de voter.

Le gouvernement de Paris échangeait depuis trois mois avec la délégation par dépêches des reproches réciproques, sur le plébiscite de Paris, les proclamations de Gambetta, l'emprunt Morgan. Dès que le contact fut rétabli, le conflit éclata sur les élections. Le gouvernement, jugeant la guerre terminée par la chute de Paris, se croyait tenu à laisser entièrement libre le choix des électeurs. Gambetta, pour réserver la possibilité d'une Assemblée capable de repousser la paix, prétendait empêcher d'élire l'ancien personnel impérial dont il redoutait l'influence. Il avait, avant l'armistice, contesté à ses collègues de Paris le droit de capituler comme gouvernement. C'est Paris qui est réduit, ce n'est pas la France. Il voulait que la délégation, devenue le gouvernement lui-même, continuât la guerre à outrance.

Le gouvernement, inquiet, envoya Jules Simon à Bordeaux s'y adjoindre à la délégation... et faire exécuter les décrets ; lui donnant, par un décret spécial (tenu secret pour ne pas blesser ses collègues), les pleins pouvoirs les plus absolus pour faire exécuter... les décrets et ordres du gouvernement, au cas improbable où la délégation résisterait, il enleva à Gambetta sa voix prépondérante (30 janvier).

Avant l'arrivée de Jules Simon, Gambetta prit l'offensive (31 janvier) par une circulaire aux préfets.

La politique soutenue et pratiquée par le ministre de l'Intérieur et de la Guerre est toujours la même : guerre à outrance, résistance jusqu'à complet épuisement. Employez donc toute votre énergie à maintenir le moral des populations. Le temps de l'armistice va être mis à profit pour renforcer nos trois armées.... Ce qu'il faut à la France, c'est une Assemblée qui veuille la guerre à outrance et soit décidée à la faire.

Le lendemain, il publiait une proclamation en opposition ouverte contre le gouvernement.

On a signé, à notre insu, sans nous avertir, sans nous consulter, un armistice, dont nous n'avons connu que tardivement la coupable légèreté.... qui nous impose l'obligation de rester 3 semaines au repos pour réunir, dans les tristes circonstances où se trouve le pays, une Assemblée nationale. Nous avons demandé des explications à Paris et gardé le silence, attendant pour vous parler l'arrivée promise d'un membre du gouvernement.... Cependant personne ne vient de l'avis, et il faut agir.... La Prusse espère qu'une Assemblée réunie à la suite de revers successifs.... sera nécessairement tremblante et prompte à subir une paix honteuse. Il dépend de nous que ces calculs avortent.... A la place de la Chambre réactionnaire et liche que rêve l'étranger, installons une Assemblée vraiment nationale, républicaine, voulant la paix, si la paix assure l'honneur, le rang, l'intégrité de notre pays, mais capable de vouloir aussi la guerre.

Un décret (du 31 janvier), signé de tous les membres de la délégation, déclara inéligibles les individus qui de 1851 à 1870 avaient accepté une candidature officielle, les fonctions de ministre, sénateur, conseiller d'État, préfet ; il était ainsi motivé :

Il est juste de frapper momentanément les complices du régime qui a commencé par l'attentat du 2 décembre pour finir par la capitulation de Sedan.... de la même déchéance politique que la dynastie à jamais maudite.

Jules Simon, arrivé à Bordeaux le 1er février, essaya en vain de faire renoncer ses collègues à leur décret. Le maire et les conseillers municipaux de Bordeaux lui déclarèrent qu'ils soutiendraient la délégation. J. Simon, après avoir consulté Thiers, demanda au gouvernement de Paris d'envoyer à Bordeaux trois de ses membres et s'entendit avec le général qui commandait la ville. La situation se compliqua quand Gambetta reçut une dépêche de Bismarck qui protestait au nom de la liberté des élections stipulée par la convention d'armistice, et déclarait que des élections faites sous un régime d'oppression arbitraire ne donneraient pas les droits reconnus par la convention. Gambetta répondit par une proclamation où il appelait alliés de M. de Bismarck les partisans de la dynastie déchue.

L'insolente prétention affichée par le ministre prussien d'intervenir dans la constitution d'une Assemblée française est la justification la plus éclatante des mesures prises par le gouvernement.

Le gouvernement de Paris discuta s'il devait destituer Gambetta (ce fut l'avis de Trochu, J. Favre et Picard) ; il lui laissa la Guerre, et transféra l'Intérieur à J. Simon.

Le même jour (3 février), J. Simon, après une séance orageuse, fit connaître à la délégation ses pleins pouvoirs et annonça qu'il allait annuler le décret sur les inéligibles. Dans une proclamation parue au journal républicain, il expliqua qu'il était venu faire appliquer le décret décidé à Paris le 28 janvier avant la dépêche de Bismarck, et Publia un décret qui annulait toutes les incapacités édictées par le décret du 31.

La délégation interdit à la poste et au télégraphe de transmettre ce décret, fit saisir les exemplaires du journal, et déclara maintenir sa décision, malgré l'ingérence de Bismarck, au nom de l'honneur et des intérêts de la France. Le gouvernement, pour fortifier J. Simon, envoya trois de ses membres, Garnier-Pagès, Arago et Pelletan (4 février) ; et, sur la nouvelle des empêchements apportés à la mission de J. Simon, leur donna le pouvoir de transférer hors de Bordeaux le siège de la délégation (5 février).

Gambetta, averti par les réponses de quelques préfets qu'ils obéiraient de préférence au gouvernement de Paris, renonça à lutter. Il fit remettre aux trois délégués arrivés de Paris (6 février) une lettre de démission, et expliqua par une circulaire aux préfets que, voyant dans l'abrogation du décret et l'envoi des délégués à la fois un désaveu et une révocation, il se retirait d'un gouvernement, avec lequel il n'était plus en communion d'idées ni d'espérances.

 Ainsi s'opéra dans le personnel républicain, entre la gauche et l'extrême-gauche, une scission dont il est resté jusqu'au XXe siècle une trace dans la division des groupes au Sénat.

 

II. — L'ÉLECTION DE L'ASSEMBLÉE NATIONALE.

LES élections se firent sans campagne électorale. Dans les départements envahis, au nombre de 43, les autorités allemandes ne laissaient pas tenir de réunions. Dans les autres, les comités formés ou préparés avant l'armistice se réunirent pour dresser une liste de candidats ; il n'y eut de réunions électorales qu'a Paris. Une partie notable des électeurs étaient absents, tous les célibataires, jusqu'à quarante ans, sauf les infirmes, les ecclésiastiques et les fonctionnaires étaient partis en campagne, prisonniers de guerre ou internés en Suisse.

L'opération se fit en un seul jour, presque sans troubles. En beaucoup de pays les paysans se réunirent par communes et vinrent en bandes, souvent avec le curé, voter au chef-lieu de canton. La proportion des abstentions fut très forte presque partout ; elle n'a pas été calculée, le nombre même des inscrits n'a pas été connu exactement. Les militaires de tout genre votaient où ils se trouvaient, pour les élections de leur département ; mais, éloignés de leur pays, sans direction, sans renseignements, ignorant parfois le nom même des candidats, la plupart ne votèrent pas ou égarèrent leurs voix sur les noms de leurs officiers ou de notables de leur département qui ne se présentaient pas. Beaucoup de listes furent élues sans avoir la majorité des inscrits.

Les électeurs votèrent sous l'impression de la situation critique de la France. Mais ce sentiment agit de façons opposées suivant les pays. Deux questions se posaient à la fois : une question de politique extérieure : la guerre ou la paix ? une question de politique intérieure : République ou monarchie ? Dans les pays de l'Est, envahis par l'ennemi, le vote fut une protestation nationale : on élut les notables républicains. Dans le reste de la France, la question était posée par la déclaration de Gambetta : Ce qu'il faut, c'est une Assemblée qui veuille la guerre à outrance. La lutte se concentra entre deux listes : celle du gouvernement soutenue par les préfets de Gambetta, celle de l'opposition soutenue par le clergé et par une coalition formée de tous les royalistes et de quelques républicains modérés, adversaires de la dictature de Gambetta. On les surnommait liste de la guerre et liste de la paix. Les électeurs des campagnes voulaient avant tout la fin de la guerre ; ils votèrent en masse pour la liste de la paix ; elle eut la majorité dans tous les départements du Nord, de l'Ouest, du Centre, du Sud-Ouest.

A Paris, le sentiment dominant était la colère contre les auteurs de la capitulation. Il ne se forma que des comités électoraux d'opposition ; même le Comité libéral républicain, présidé par Dufaure, ne mit sur sa liste aucun membre du gouvernement ; le Comité catholique présenta, outre trois catholiques notables, des généraux et des amiraux. Les Comités républicains radicaux des deux rives s'entendirent pour dresser une liste de fusion : Garibaldi, Gambetta, Delescluze, Tirard, maire, Tolain. Les révolutionnaires présentèrent une liste de fusion des Comités républicains démocratiques socialistes, Delescluze et Blanqui. Une fédération de groupements ouvriers — l'Internationale des travailleurs, la Chambre fédérale des sociétés ouvrières, la Délégation des 20 arrondissements — publia une liste des candidats socialistes révolutionnaires (blanquistes), présentés au nom d'un monde nouveau par le parti des déshérités, avec ce programme :

Défense à qui que ce soit de mettre la République en question. Nécessité de l'avènement politique des travailleurs. Chute de l'oligarchie gouvernementale et de la féodalité industrielle. Organisation d'une République qui, en rendant aux ouvriers leur instrument de travail, comme celle de 1792 rendit la terre aux paysans, réalise la liberté politique par l'égalité sociale.

Les listes des comités républicains furent combinées en listes de fusion. L'une, appelée fusion républicaine et socialiste, se donnait comme un extrait des listes présentées par les comités électoraux et les réunions publiques ; l'autre, patronnée par l'Association républicaine de la garde nationale, réunissait les candidats des 4 comités en écartant les blanquistes.

La masse des électeurs vota pour la liste des 4 comités. La liste révolutionnaire des blanquistes et de l'Internationale n'eut guère que 50.000 voix, à peu près le chiffre des non du plébiscite du 3 novembre. Sur 43 élus de la Seine, il n'y eut que six partisans de la paix, dont Thiers et J. Favre. Tout le reste des élus, partisans de la guerre à outrance, était un mélange de républicains d'extrême gauche et de révolutionnaires, où entraient Gambetta et les radicaux, Rochefort et ses collaborateurs de la Marseillaise, 4 socialistes de la liste révolutionnaire (Gambon, Malon, Tolain, F. Pyat), et quelques noms célèbres : Louis Blanc, premier élu avec 216.000 voix (sur 328.000 votants), Victor Hugo, Quinet, H. Martin, Garibaldi.

 Le pays devait élire 768 représentants, dont 9 pour les colonies et 5 pour l'Algérie. Comme les partis n'avaient pas eu le temps de former un personnel régulier, et qu'on avait inscrit sur les listes des personnages notables étrangers au département, il y eut beaucoup d'élections multiples — Thiers fut élit dans 26 départements, Gambetta dans 9, Trochu dans 8 —, ce qui réduisit il 660 environ le total des élus.

On ne peut donner de chiffres précis, les partis n'étant pas encore nettement tranchés ; on évalue en gros à 200 les républicains de toutes nuances, à 400 les royalistes, à 30 à peine les impérialistes. Le personnel de l'Empire, redouté de Gambetta, s'était presque partout senti trop compromis pour se présenter.

La répartition des partis par départements ne donne aucun renseignement utile. L'opinion politique des élus ne représentait pas celle des électeurs : on le vit aux élections complémentaires, quand. la question de la paix étant résolue, la lutte porta sur la forme du gouvernement. En outre, beaucoup n'avaient passé qu'à la majorité relative. Dans l'ensemble, Paris élut des révolutionnaires et des radicaux, l'Est et le Sud-Est des républicains ; les impérialistes venaient surtout de la Corse et des Charentes, les seuls pays attachés de cœur à l'Empire. Le reste de la France envoya des royalistes catholiques, la plupart conservateurs parlementaires de l'opposition libérale, beaucoup membres du parti de l'Ordre en 1849, une centaine de vieux légitimistes de droit divin, presque tous restés hors de la vie politique active depuis 1854 quelques-uns depuis 1830, et tout à fait inconnus du public. La proportion des noms nobles (légitimes ou usurpés) était énorme.

 

III. — L'ORGANISATION DU POUVOIR EXÉCUTIF.

L'INTERVALLE de quatre jours seulement entre la convocation  des électeurs et la réunion de l'Assemblée ne permit pas de faire les opérations régulièrement. Les commissions de recensement proclamèrent les résultats sans attendre les votes des militaires épars de tous côtés ; les élus, avertis par dépêche, partirent aussitôt pour Bordeaux. L'Assemblée se réunit le 12 février dans le théâtre de Bordeaux. Le lendemain, Jules Favre, arrivé de Paris, apporta la déclaration des membres du gouvernement qu'ils déposaient leurs pouvoirs entre les mains du président de l'Assemblée nationale.

La vérification des pouvoirs se lit à la l'hâte ; pour les départements dont les procès-verbaux manquaient, l'Assemblée se contenta d'une déclaration des élus.

Le 16 février, l'Assemblée se constitua. La majorité royaliste n'osait pas encore prendre le pouvoir. Thiers proposa pour président un républicain, Grévy, retiré depuis le 4 septembre, qui avait protesté publiquement (5 novembre) contre la dictature de Gambetta, et déploré... que la représentation nationale n'eût pas été convoquée le lendemain de la chute de l'Empire. Il fut élu par 519 voix sur 538 votants ; les 4 vice-présidents et 8 membres du bureau sur 9 furent des royalistes.

L'Assemblée sentait le besoin d'un gouvernement pour maintenir l'ordre et conclure la paix. Un homme s'imposait. Thiers, l'élu de 26 départements, accepté par tous les partis, populaire pour avoir d'abord parlé contre la guerre, puis cherché des alliés à la France, et qui, sans combattre le gouvernement républicain, ne s'était pas compromis avec lui. Ses amis proposèrent de le nommer chef du pouvoir exécutif de la République française. avec un gouvernement défini en ces termes :

Il exercera ses fonctions sous le contrôle de l'Assemblée et avec le contours des ministres qu'il aura choisis et qu'il présidera.

C'était à la fois le régime parlementaire et le maintien de la République. Le principe ne fut pas discuté : le gouvernement personnel était définitivement condamné ; royalistes et républicains, pendant leur opposition à l'Empire, avaient pris pour idéal le régime parlementaire, seule garantie de la liberté. Les royalistes protestèrent dans les bureaux contre le mot République introduit dans le titre du chef du gouvernement. Pour les apaiser, la commission ajouta au décret un considérant marquant le caractère provisoire du régime :

L'Assemblée nationale, dépositaire de l'autorité souveraine, considérant qu'il importe, en attendant qu'il soit statué sur les institutions de la France, de pourvoir immédiatement aux nécessités du gouvernement et à la conduite des négociations....

En séance publique (17 février), Louis Blanc seul protesta contre cette restriction, parce que la République.... est la forme.... nécessaire de la souveraineté populaire, parce que le suffrage universel lui-même ne peut rien contre la République. Le décret fut voté sans scrutin, presque à l'unanimité. Les royalistes n'osaient pas proposer la monarchie de peur des grandes villes encore en armes ; de Falloux a dit qu'il préférait laisser à la République l'impopularité du traité de paix.

Thiers forma aussitôt un ministère, avec trois républicains membres du gouvernement, adversaires de Gambetta, Jules Favre aux Affaires étrangères, Picard à l'Intérieur, Jules Simon à l'Instruction publique, deux orléanistes centre gauche, Dufaure à la Justice, un amiral à la Marine, trois royalistes de droite, et (un peu plus tard) aux Finances Pouyer-Quertier, protectionniste ardent. Il présenta cet équilibre entre les partis comme une politique de conciliation (19 février) :

En temps normal, chaque parti représente un système politique ; les réunir tous dans un même ministère, c'est aboutir à l'inertie ou au conflit. Mais, dans l'état où est la France, il n'y a qu'une politique possible : pacifier, réorganiser, relever le crédit, ranimer le travail, à laquelle chacun peut travailler, quoi qu'il pense sur la monarchie ou la République ... Quand cette œuvre de réparation sera terminée, le temps de discuter les théories du gouvernement sera venu.... Ayant opéré notre reconstitution sous le gouvernement de la République, nous pourrons prononcer en connaissance de cause sur nos destinées.

Ce langage était calculé pour satisfaire les républicains, en reconnaissant la République dans le présent, et calmer les royalistes, en réservant la monarchie dans l'avenir.

 

IV. — LA CONCLUSION DE LA PAIX.

AYANT créé un gouvernement, l'Assemblée aborda la question de la paix. Elle élut une commission de 15 membres pour assister les négociateurs et les tenir en relations avec l'Assemblée, et des commissions spéciales pour étudier l'état des forces de la France. L'enquête faite par les généraux aboutit à un rapport qui évaluait ces forces à 14.000 marins, 70.000 soldats des régiments de marche, 135.000 mobiles avec des cadres sans expérience ; outre les mobilisés, dont tous les cadres sont le produit de l'élection et qui n'ont rendu presque aucun service. La résistance n'avait donc plus chance de succès.

Les représentants des 4 départements menacés d'être cédés en tout ou en partie à l'Allemagne protestèrent d'avance (17 février) par une déclaration solennelle contre un acte contraire ait principe de la souveraineté du peuple.

L'Alsace et la Lorraine ne veulent pas être aliénées.... Elles ont scellé de leur sang l'indissoluble pacte qui les rattache à l'unité française.... La France ne peut consentir ni signer la cession de la Lorraine et de l'Alsace.... Une assemblée, même issue du suffrage universel, ne pourrait invoquer sa souveraineté pour couvrir... des exigences destructives de l'unité nationale.... L'Europe ne peut permettre... l'abandon de l'Alsace et de la Lorraine.... La paix faite au prix d'une cession de territoire ne ferait qu'une trêve ruineuse et non une paix définitive.... Nous tenons à l'avance pour nuls.. tous actes et traités, vote ou plébiscite qui consentiraient abandon... de tout ou partie de nos provinces... Nous proclamons à jamais inviolable le droit des Alsaciens et des Lorrains de rester membres de la nation française, et nous jurons... de le revendiquer éternellement envers et contre tous usurpateurs.

Thiers répondit qu'il s'agissait du sort de deux provinces très intéressantes ou du sort du pays tout entier, et l'Assemblée vota une résolution par laquelle, en accueillant avec la plus vive sympathie la déclaration, elle s'en remit à la sagesse de ses négociateurs.

Thiers et le ministre des Affaires étrangères Jules Favre partirent le soir même du 19. Thiers se présenta d'abord seul (le 21) à Bismarck, et obtint une prolongation d'armistice jusqu'au 26. Bismarck indiqua ses conditions qui, vu la situation, prenaient la force d'un ultimatum : indemnité de guerre de 6 milliards et cession de tout le territoire placé déjà sous une administration allemande — suivant la carte au liséré vert, c'était toute l'Alsace y compris Belfort et un bon tiers de la Lorraine — ; jusqu'à l'échange des ratifications, l'armée allemande resterait dans Paris. Thiers, trouvant ces conditions inacceptables, demanda à voir l'empereur Guillaume ; il essaya en vain de lui faire comprendre le danger d'une politique qui rendrait la réconciliation impossible, et l'inconvénient d'annexer des populations malgré elles.

Le lendemain 22, Thiers discuta le montant de l'indemnité ; le 23, deux banquiers allemands proposèrent à la commission de l'Assemblée à Paris d'avancer 6 milliards moyennant un gros intérêt. Dans la journée, Bismarck reprit la négociation avec Thiers et J. Favre, et fixa la somme à 5 milliards. La discussion, qui dura jusqu'au 25, ne porta plus que sur Belfort et l'entrée des troupes allemandes dans Paris. Thiers parla d'un ton si ému que Bismarck décida de le consoler par une concession. Il alla trouver Guillaume, et revint en lui offrant le choix entre l'entrée des Allemands dans Paris et la cession de Belfort. Thiers préféra l'entrée dans Paris. Les Allemands devaient y entrer le 1" mars, et y rester jusqu'à l'échange des ratifications. Belfort resta à la France, avec un rayon qui serait précisé plus tard.

L'Empereur tenait à donner à ses soldats la satisfaction de défiler dans Paris ; pour leur en laisser le temps, Bismarck retarda jusqu'au 26 dans la soirée la signature de la convention. Outre les clauses de cession, elle fixa les dates de l'évacuation par les Allemands, en leur donnant le droit de percevoir les impôts dans les territoires occupés. L'armée française devait se retirer derrière la Loire, en ne laissant que des garnisons et 40.000 hommes pour garder Paris. Une convention additionnelle fixait la partie de Paris où entreraient les troupes allemandes (les Champs-Élysées jusqu'à la Seine et au faubourg Saint-Honoré).

Thiers, rentré à Bordeaux le 28 février, présenta aussitôt à l'Assemblée la convention, et la pria de la voter d'urgence pour abréger le séjour des Allemands dans Paris. La commission, élue le soir même, déposa le lendemain, 1er mars, son rapport qui concluait à l'acceptation.

Ce fut l'occasion d'une manifestation contre l'Empire. Un député de Metz protesta contre le traité, une des plus grandes iniquités de l'histoire. Un seul homme, dit-il, pouvait le signer, c'est Napoléon III, dont le nom restera cloué au pilori de l'Histoire. Un impérialiste essaya de justifier l'Empire. L'Assemblée se leva dans un mouvement d'indignation, et vota à l'unanimité moins 6 voix la motion suivante :

En face de protestations inattendues, elle confirme la déchéance de Napoléon III et de sa dynastie déjà prononcée par le suffrage universel, et le déclare responsable de la ruine, de l'invasion, et du démembrement du territoire.

Après quelques discours contre la paix, la ratification fut votée par 316 voix contre 107 avec cette formule : L'Assemblée, subissant les conséquences de faits dont elle n'est pas l'auteur.... Après le vote, les représentants des pays sacrifiés se retirèrent en déposant une protestation :

Livrés, au mépris de toute justice et par un odieux abus de la force, à la domination de l'étranger..., nous déclarons nul... le pacte qui dispose de nous sans notre consentement.... Vos frères d'Alsace et de Lorraine, séparés en ce moment de la famille commune conserveront à la France absente de leurs foyers une affection fidèle jusqu'au jour où elle viendra y reprendre sa place.

Quelques révolutionnaires de Paris (dont Rochefort) donnèrent aussi leur démission. Gambetta, démissionnaire comme député d'Alsace, se retira en Espagne.

Le procès-verbal de ratification du traité, apporté par un attaché, arriva à Paris le 2 mars, assez tôt pour obliger les Allemands à retirer leurs troupes avant que l'Empereur eût eu le temps de faire une entrée solennelle. Pendant le séjour des troupes ennemies (1er et 2 mars), la partie occupée par eux fut isolée par des cordons de soldats et de gardes nationaux. La ville entière se mit en deuil, les magasins fermés, les drapeaux cravatés de noir, les journaux ne paraissant pas. Deux cafés qui avaient reçu les officiers allemands furent saccagés par la foule.

 

V. — LE PACTE DE BORDEAUX.

LE siège avait bouleversé la vie économique de Paris, arrêté les affaires et fait cesser le travail. Deux mesures d'exception paraient aux besoins les plus urgents : 1° Une loi avait suspendu le 13 août les échéances des effets de commerce ; les paiements n'étaient plus exigibles. 2° Tout garde national recevait une solde de 1 fr. 50 par jour : c'était le seul moyen d'existence des ouvriers sans travail.

L'Assemblée mit fin à ce régime. Malgré une pétition des commerçants de 60 chambres syndicales de Paris qui demandaient une prorogation, une loi (votée le 10 mars) déclara exigibles sept mois après leur date les effets de commerce échus dans les trois mois entre le 13 août et le 12 novembre, exigibles avec un délai de trois mois, y compris les intérêts calculés du jour de l'échéance, les effets échus de novembre à avril. C'était exiger le paiement immédiat des effets échus en août ; or, les communications n'étant pas rétablies et les succursales de la Banque n'étant pas ouvertes, les commerçants ne pouvaient pas se procurer d'argent par l'escompte. La solde de la garde nationale fut supprimée, à moins de présenter un certificat d'indigence. Ces deux mesures atteignaient directement le peuple de Paris.

L'Assemblée discuta la ville où elle allait transférer sa résidence. La majorité ne voulait pas de Paris ; on parla de Bourges ; la commission proposa Fontainebleau ; l'amendement des députés de Paris fut rejeté par 427 voix contre 154. Thiers fit accepter Versailles par 461 voix contre 104 ; ce compromis maintenait le gouvernement à Paris, en attendant de pouvoir y faire revenir l'Assemblée. Fontainebleau était une sottise, Bourges un attentat, Versailles un expédient, a dit J. Simon.

Thiers, expliquant sa politique, félicita l'Assemblée de ne pas s'être déclarée constituante, et de vouloir s'occuper d'abord de réorganiser.

Pour réorganiser, vous n'avez rien à faire qui vous divise.... Et cela vous explique comment des hommes... d'opinions politiques différentes ont pu se réunir dans le cabinet actuel... parce que nous avons évité soigneusement toutes les questions qui peuvent nous partager et n'avons songé qu'à celles de réorganisation qui nous unissent tous....

Quel est mon devoir à moi ?... C'est la loyauté envers tous les partis qui divisent la France et qui divisent l'Assemblée. Ce que nous leur promettons à tous, c'est de n'en tromper aucun ; c'est do ne pas nous conduire de manière à préparer à votre insu une solution exclusive qui désolerait les autres partis, non, je le jure devant le pays..., de ne tromper aucun de vous, de ne préparer sous le rapport des questions constitutionnelles aucune solution à votre insu, ce qui serait de ma part une véritable trahison.

Cet engagement de neutralité, surnommé le pacte de Bordeaux, s'adressait aux royalistes ; mais un passage devait rassurer les républicains :

Vous m'avez appelé chef du pouvoir exécutif de la République française. Dans tous les actes du gouvernement ce mot de République se trouve sans cesse répété. Cette réorganisation, si nous y réussissons, elle se fera sous la forme républicaine et à son profit.

La République restait provisoire, mais avec la perspective de devenir définitive.

Le 11 mars, l'Assemblée s'ajourna, pour se réunir le 20 à Versailles.