HISTOIRE DE FRANCE CONTEMPORAINE

 

LIVRE III. — L'INVASION ÉTRANGÈRE ET LA GUERRE CIVILE.

CHAPITRE III. — LE GOUVERNEMENT DE LA DÉFENSE NATIONALE.

 

 

I. — L'INSTALLATION DU GOUVERNEMENT.

DANS l'après-midi du 4 septembre, trois groupes différents sont occupés à faire un gouvernement.

1° Les députés républicains, réunis dans une pièce attenant au cabinet du préfet, décident que le gouvernement provisoire sera formé des députés actuels de la Seine et de ceux qui, élus à Paris en 1869, ont opté pour un département (J. Simon, Gambetta, Picard). La foule est allée chercher Rochefort à la prison et l'amène. Il vaut mieux, dit Picard, le tenir dedans que l'avoir dehors. Kératry va prendre possession de la préfecture de police. Pour donner au gouvernement un caractère patriotique, on l'appelle Gouvernement de la Défense nationale, et on en donne la présidence au général Trochu. Un député va au Louvre le prier d'accepter, et lui montre une liste où n'est pas le nom de Rochefort. Trochu accepte, met des vêtements civils et dit à ses officiers : Je vais là-bas faire le Lamartine. A l'Hôtel de Ville, J. Favre lui dit : Nous voudrions que le gouvernement ne tombât pas aux mains des gens qui sont à côté (les révolutionnaires). Aidez-nous. Trochu demande si on lui promet de garantir la famille, la propriété, la religion, et prévient que, conformément à ses habitudes hiérarchiques, il va avertir le ministre de la Guerre. Revenu à l'Hôtel de Ville, Trochu apprend que Rochefort est membre du gouvernement ; il se montre blessé ; on l'apaise en lui expliquant que c'est un procédé pour déconcerter les exaltés.

2° Dans l'Hôtel de Ville, près de la pièce où délibèrent les députés, les révolutionnaires dressent une liste de membres du gouvernement où les noms de Blanqui, Pyat, Delescluze, Flourens, sont joints à ceux des députés ; ils en copient des exemplaires, les font passer à la foule entassée dans la salle du Trône, ou les jettent sur la place par les fenêtres.

3° Au Palais-Bourbon, quand la commission chargée de la motion Thiers a fini son rapport, les députés, trouvant la salle des séances occupée par la foule, se réunissent (environ 200) dans la salle à manger du président, et tiennent séance sous la présidence d'un des vice-présidents. A l'unanimité ils adoptent la formule primitive de Thiers : Vu la vacance du trône, décident de donner le pouvoir à une commission de 5 membres, et envoient 8 délégués conférer avec les collègues de l'Hôtel de ville pour régler la création d'un gouvernement. On lève la séance (à cinq heures) en s'ajournant à huit heures. A la nuit, un député républicain, le vieux Glais-Bizoin, vient dire à la foule restée dans la salle des séances que le gouvernement installé à l'Hôtel de Ville a déclaré dissous le Corps législatif, et il appose les scellés.

A l'Hôtel de Ville, les députés de Paris se partagent les ministères : J. Favre prend les Affaires étrangères, Gambetta et Picard se disputent l'Intérieur, Crémieux s'attribue la Justice ; on donne la Guerre à un général, Leflo, la Marine à un amiral, Fourichon. On rédige trois proclamations : A la nation française. — Aux citoyens de Paris. — A la garde nationale. On décide d'annoncer la convocation des électeurs pour une Constituante. La République est proclamée dans la salle du Trône.

La foule remplit les rues, joyeuse d'être délivrée de l'Empire, abat les aigles et les initiales de Napoléon, crie : Vive la République ! Les gardes nationaux ont mis des fleurs et du feuillage à leurs fusils. Paris est en fête, les cafés sont pleins, la police se tient cachée, les théâtres s'ouvrent.

A six heures, arrive à l'Hôtel de Ville la délégation du Corps législatif, où figurent 2 députés de la gauche, Grévy et Garnier-Pagès ; J. Favre la reçoit, Grévy expose que les députés ont décidé de créer une Commission de gouvernement et veulent s'entendre sur les choix. Depuis un mois, répond J. Favre, nous avons supplié le Corps législatif de prendre le pouvoir. Maintenant il est trop tard. Il ajoute qu'il va consulter ses collègues. Les délégués se retirent, sauf Garnier-Pagès.

A huit heures, le Corps législatif reprend sa séance. Thiers préside. J. Favre arrive avec J. Simon ; il remercie la délégation, et déclare qu'il ne reste qu'à accepter les faits accomplis ; il lit la liste des membres du gouvernement de la Défense nationale, en regrettant que Thiers, député de Paris, ait refusé d'en faire partie, et il explique : Si nous laissions subsister le Corps législatif, nous serions balayés de l'Hôtel de Ville comme vous venez de l'être du Palais-Bourbon. Quelques députés protestent : Paris impose à la France sa volonté. Thiers les engage au calme. Les événements, dit-il, ont été plus forts que les calculs. Il ne nous convient ni de reconnaître ni de combattre ceux qui vont ici lutter contre l'ennemi ; Dieu les assiste ! Les royalistes, maîtres du Corps législatif, avaient laissé passer le moment de prendre la place de l'Empire déchu ; prononcée par le peuple de Paris, la déchéance de l'Empire entraînait la proclamation de la République.

Le 4 septembre, à dix heures du soir, le gouvernement de la Défense nationale tenait à l'Hôtel de Ville sa première séance, à laquelle assistaient les 12 membres du gouvernement, 7 députés républicains et quelques anciens députés. Il attribua au scrutin secret à Gambetta l'Intérieur, à Picard les Finances, et constitua le ministère, avec 5 membres du gouvernement, les 2 ministres militaires, et 2 députés de province, l'ingénieur Dorian aux Travaux publics, Magnin au Commerce.

Les révolutionnaires, tenus à l'écart, protestèrent le même soir. La section de l'Internationale se réunit pour discuter les moyens d'empêcher la réaction, dirigée par les bourgeois assermentés du Corps législatif. Une délégation de la Chambre fédérale alla à l'Hôtel de Ville représenter au gouvernement que la proclamation de la République devait mener à supprimer toute institution d'essence monarchique, et l'invita à décréter :

1° les élections municipales de la Seine immédiatement ; 2° la suppression de la police d'Etat parisienne (préfecture de police et gardes municipaux) ; 3° l'abolition de toutes les lois contre la liberté de presse, de réunion et d'association 4° l'amnistie politique ; 5° l'armement de tous les Français et la levée en masse.

Commune de Paris et levée en masse, c'était la tradition de 93. Mais le gouvernement avait déjà nommé maire de Paris Étienne Arago et, dans la proclamation au peuple, remplacé le mot Commune de Paris par Hôtel de Ville. Il prit parti plus nettement en nommant (6 septembre) les maires et les adjoints des 20 arrondissements, refusant aux Parisiens la municipalité élue inscrite au programme de la gauche républicaine, et maintenant le régime discrétionnaire qu'elle avait déclaré intolérable. Cette rupture avec les révolutionnaires heurtait le sentiment du peuple de Paris.

Le 5 septembre, quelques députés essayèrent d'entrer au Palais-Bourbon et furent repoussés par des gardes nationaux. Plus de cent députés réunis chez l'un d'entre eux, avenue de l'Alma, nommèrent une commission et s'ajournèrent. Quand ils revinrent, le lendemain, ils trouvèrent la maison gardée. Une protestation signée de 7 membres parut le 9 septembre dans le Français, organe orléaniste.

L'ennemi allait arriver, on ne pourrait plus d'un seul centre gouverner à la fois Paris assiégé et la France. Le personnel de la Défense nationale allait donc se partager en un gouvernement qui resterait souverain, et une délégation subordonnée. Le gouvernement devait-il rester à Paris et envoyer une délégation en France, ou se transporter en province en ne laissant à Paris qu'une délégation ? L'intérêt militaire et politique interdisait de s'enfermer dans une ville assiégée sans communication avec le pays. Trochu a dit plus tard : C'était élémentaire, et s'est étonné qu'on n'y ait pas pensé. Gambetta a dit qu'il ne comprenait pas qu'une ville réduite à un rôle purement militaire conservât le gouvernement dans son sein. Mais la tradition républicaine ne concevait pas le gouvernement de la France ailleurs qu'à Paris, et les membres du gouvernement députés de Paris se faisaient un point d'honneur de rester à un poste de danger.

Cette résolution si grave fut prise sans discussion le 9 septembre : on décida de maintenir à Paris la tête du gouvernement, et d'envoyer en province des délégués, munis de pouvoirs suffisants à la défense et à l'administration. On crut d'abord qu'un seul suffisait. Puis Gambetta fut alarmé par son ami Challemel-Lacour, préfet du Rhône, qui redoutait une commune indépendante à Lyon ; il prit au sérieux les manifestations de décentralisation de quelques villes du Midi où il y vit des symptômes de désagrégation, et déclara (11 septembre) qu'il fallait hors de Paris un gouvernement énergique pour empêcher le démembrement. Crémieux fut d'abord (12 septembre) seul délégué pour représenter le gouvernement et en exercer les pouvoirs, avec l'aide d'un délégué spécial chef de service pour chaque ministère ; il s'installa à Tours et télégraphia pour demander l'autorisation de changer les maires. Le gouvernement inquiet décida de renforcer la délégation ; il envoya à Tours (17 septembre) ses cieux membres les plus vieux, Glais-Bizoin et l'amiral Fourichon, ceux qu'on ne pouvait utiliser à Paris.

 

II. — L'INVESTISSEMENT DE PARIS.

LE gouvernement insurrectionnel républicain, reprenant la tradition de la Révolution française, continua la guerre contre l'invasion. Rien ne fit d'abord prévoir que sa résistance durerait encore cinq mois. Deux questions se posaient. La France demanderait-elle la paix ? Le roi de Prusse, maitre de traiter à son choix avec le gouvernement impérial renversé ou avec le gouvernement républicain de fait, allait-il ramener l'Empire ou reconnaître la République ? De sa décision dépendait l'avenir politique de la France.

Le gouvernement essaya de traiter. Le ministre des Affaires étrangères, Jules Favre, eut avec Bismarck deux entrevues à Ferrières (15 septembre). Leur conversation, intéressante par la différence de leurs tempéraments et de leurs idées, ne servit qu'à marquer le conflit entre deux conceptions opposées des rapports entre les nations. Bismarck, aristocrate conservateur, raisonnant d'après le passé, prévoyait une guerre éternelle entre les deux peuples, et ne comptait pour la sécurité de son pays que sur la force : la France ne renoncera jamais à la revanche, Strasbourg est la clef de notre maison, nous voulons l'avoir. Il exigeait donc la cession de l'Alsace. J. Favre, républicain démocrate, voyait se préparer le règne de la paix imposé par l'opinion publique dans un avenir où la communauté d'intérêts et le progrès de l'industrie rendraient la guerre impossible ; il montrait le danger d'une mutilation qui inspirerait aux Français la haine et le désir de vengeance. Il s'était d'avance interdit toute cession, en publiant un manifeste aux Puissances (6 septembre) où il déclarait que la France ne céderait pas une pierre de ses forteresses, pas un pouce de son territoire. Il proposa à Bismarck de renoncer à la vieille politique de conquête et de gloire militaire, pour entrer dans la voie de l'union des peuples et de la liberté.

Entre les deux entrevues, Bismarck reçut la visite d'un particulier sans mandat, Régnier, négociant établi en Angleterre, qui se posait en agent confidentiel de la famille impériale. Il montrait une photographie de la ville de Hastings sur laquelle le prince impérial avait écrit quelques mots à l'adresse de Napoléon III ; il se l'était fait donner en Angleterre à Hastings, où résidait le prince, en se mettant en relations avec sa gouvernante et son précepteur. Régnier offrit d'aller à Metz négocier avec Bazaine. Bismarck lui donna un sauf-conduit, et se servit de la photographie pour faire croire à J. Favre qu'il recevait des propositions du gouvernement impérial. Il écrivit à son fils : Les Français doivent rester dans le doute s'il (Napoléon) leur sera rendu. Cela favorisera leurs dissensions. J. Favre demanda, pour faire élire une Assemblée nationale, un armistice de quinze jours avec droit de ravitailler Paris ; Bismarck exigea la cession d'un fort dominant Paris.

Le gouvernement, voyant la paix impossible, se décida à organiser la guerre. Il ne restait de l'armée régulière qu'un seul corps (le 13e) envoyé pour renforcer Mac-Mahon, et qui, ayant appris à Mézières le désastre de Sedan, s'était dérobé en faisant un détour. On appela à la défense toutes les troupes affectées à un usage spécial, infanterie de marine, légion étrangère d'Afrique, marins et artilleurs de marine, une partie des gendarmes, et les services civils recrutés d'anciens soldats et organisés militairement, douaniers, forestiers, agents de police. On utilisa les soldats restés dans les dépôts, les échappés de Sedan, les dispensés, pour encadrer les recrues de la classe de 1870 et former des régiments nouveaux. Les grandes masses furent fournies par la levée de tous les hommes valides : la garde mobile, déjà appelée en août, commandée à partir du grade de capitaine par des sous-officiers ou des officiers retraités, la garde nationale déclarée obligatoire dans toute la France, mais organisée et armée dans une partie seulement du pays.

Les deux armées allemandes venant de Sedan arrivèrent lentement sans résistance le même jour (18 septembre) devant Paris, la IIIe au Sud, la IVe au Nord. Paris formait un vaste camp retranché, entouré d'un rempart de 34 kilomètres, et défendu par une ceinture de redoutes et de 16 forts détachés très inégalement répartis sur un périmètre de 53 kilomètres. Ces défenses, datant de Louis-Philippe, ne suffisaient plus contre la portée de la nouvelle artillerie, et, dans la ligne des fortifications avancées, il restait des lacunes. On travailla depuis le 4 septembre à les garnir par des ouvrages improvisés, mais les redoutes du Sud restèrent inachevées. Les approvisionnements, commencés le 12 août par l'autorité, comprenaient — sans compter les provisions privées — une masse de farine, de blé et de riz évaluée à une consommation de soixante et onze jours, 30.000 bœufs, 180.000 moutons.

Le gouvernement avait concentré dans Paris tout ce qui restait de forces régulières : deux corps d'armée, l'un revenu de Mézières, l'autre formé de réservistes et de soldats échappés encadrés par de vieux officiers avec les régiments improvisés de zouaves et de chasseurs, la gendarmerie et les gardes de Paris, 8.000 agents de police, douaniers et forestiers, les marins ; le total fut de 75.000 hommes d'infanterie (portés à la fin d'octobre à 155.000), 5.000 de cavalerie, 128 batteries d'artillerie. La garde mobile de la Seine et des départements, surtout de Bretagne, fournit 115.000 hommes peu exercés, commandés par des officiers improvisés. La garde nationale de Paris, réduite sous l'Empire à 24.000 hommes, avait été portée à 90.000, divisés en 60 bataillons ; elle s'accrut en septembre jusqu'à 343.000, en 254 bataillons d'un effectif très inégal (de 350 à 2.600 hommes). Le nombre des canons dépassa 2.600, sans compter les pièces (230) fabriquées pendant le siège.

L'enceinte de Paris paraissait trop grande pour que l'ennemi pût l'investir. Les Allemands cherchèrent à s'établir sur la portion au sud, la plus mal défendue du périmètre : ils attaquèrent (le 19) les troupes françaises envoyées pour défendre le plateau de Châtillon. Les zouaves de nouvelle levée, surpris, se débandèrent, entraînant dans la panique l'infanterie régulière ; les fuyards arrivèrent jusque dans Paris. Cette affaire eut des suites graves : les Allemands, maîtres de Châtillon, purent préparer le bombardement de Paris ; la confiance de l'autorité militaire fut si ébranlée qu'elle fit rentrer toutes les troupes dans l'intérieur de l'enceinte. Le soir même du 19, les deux armées allemandes entraient en contact et achevaient d'investir Paris. Le gouvernement ne communiqua plus avec le dehors que par ballons et par pigeons voyageurs, ce qui rendit impossible de concerter les opérations.

Alors commença un siège sans précédent. Les assiégeants (au nombre de 180.000 hommes) occupaient un front de 90 kilomètres, beaucoup trop étendu ; les assiégés eurent dès la fin d'octobre un effectif triple, mais la plupart sans instruction militaire. Le commandant en chef Trochu déclarait la défense une héroïque folie ; ni lui ni son état-major n'avaient confiance en ces troupes improvisées ; n'osant pas les employer à harceler l'ennemi, il laissa les Allemands entourer Paris d'une ligne de retranchements solides. Au lieu de faire sortir de la place assiégée les bouches inutiles, on y avait laissé la population entière, femmes, enfants, invalides, qui gênait la défense. Le plan de Trochu, devenu pour les Parisiens un sujet de moquerie, consistait à faire sortir l'armée de Paris, en descendant le cours de la Seine, vers Rouen où elle se joindrait à l'armée de la Loire. En attendant, les assiégés tentèrent de petites opérations offensives ; ils réoccupèrent Villejuif (23 septembre), échouèrent contre la Malmaison (29 septembre), firent une sortie contre Choisy (30 septembre), une forte reconnaissance au sud sur le plateau de Châtillon à Bagneux (13 octobre), une autre à l'ouest sur Bougival (21 octobre).

 

III. — L'AJOURNEMENT DES ÉLECTIONS POUR LA COMMUNE DE PARIS ET LA CONSTITUANTE.

LE gouvernement, n'étant que provisoire, avait promis de convoquer les électeurs comme en 1848 pour élire l'Assemblée chargée de donner à la France un régime définitif. A quel jour fixer l'opération ? Et fallait-il aussi convoquer les électeurs de Paris à élire leur municipalité ? C'étaient deux questions politiques, mais liées aux opérations militaires. Un conseil municipal élu serait dans Paris un rival du gouvernement et prétendrait prendre part à la direction de la défense ; Trochu n'en voulait pas. La convocation immédiate de l'Assemblée, discutée le 8 septembre, fut soutenue par Picard, Ferry, J. Favre, Trochu, parce qu'elle donnerait au gouvernement une force morale ; Garnier-Pagès ajouta que, plus les élections se feraient vite, plus elles auraient chance d'être républicaines. Les adversaires de la convocation la trouvaient dangereuse en temps d'invasion : Gambetta rappelait à ses collègues qu'ils étaient, non un gouvernement politique, mais un pouvoir chargé de la défense ; Jules Simon objectait le danger d'une Assemblée qui traiterait pendant qu'on se battrait à Paris.

La convocation immédiate fut rejetée par 7 voix contre 6 (deux ministres n'ayant pas été admis au vote) ; on décida de renvoyer l'élection au 16 octobre, et de la faire dans les mêmes formes que la dernière élection de la République, en 1849. L'Empire avait, pour des raisons politiques, décidé l'opération militaire qui l'avait conduit à sa perte ; les républicains de la Défense nationale prirent, pour des raisons militaires, deux décisions politiques qui, en fortifiant leurs adversaires, révolutionnaires de Paris et royalistes de province, menèrent la République à la guerre civile de 1871 et à l'essai de restauration monarchique de 1873. L'ajournement des élections de la Commune de Paris et de la Constituante de France groupa bientôt tous les mécontents en deux partis extrêmes décidés à enlever le pouvoir aux républicains. Toutes les nuances d'opinions se concentrèrent en trois masses, dont les conflits ont jusqu'à la fin du siècle dominé la vie politique de la France.

Les monarchistes, maîtres du pouvoir jusqu'au 4 septembre, venaient d'en être écartés. Les impérialistes, déconsidérés auprès des électeurs, n'avaient plus d'autre chance de ressaisir le pouvoir qu'une entente avec le roi de Prusse. Le personnel orléaniste et légitimiste, resté intact auprès de l'opinion, s'était retiré dans les départements et s'y rendait populaire en aidant à organiser la défense ; il allait former, contre le pouvoir discrétionnaire de la délégation républicaine, l'opposition libérale, d'où sortirait la coalition royaliste de 1871.

Les républicains parlementaires au pouvoir étaient liés par un but commun : établir la République et combattre l'invasion. Le souvenir persistait pourtant de la divergence récente entre la gauche ouverte et la gauche fermée, et la gauche fermée elle-même restait divisée. Les hommes de 48, J. Favre, J. Simon, Garnier-Pagès, — (sans compter Grévy retiré à l'écart), — hantés par la crainte des excès révolutionnaires, ne voulaient rien risquer qui pût scandaliser la bourgeoisie ; Trochu, conservateur et catholique, les soutenait. Les irréconciliables, Gambetta, Arago, Pelletan, Dorian, plus démocrates ou plus parisiens, inclinaient à satisfaire le peuple de Paris et à invoquer la tradition militaire de 93. Entre les deux, Ferry, plus jeune que les uns, plus bourgeois que les autres, maintenait la communication. Rochefort, admis pour concilier .les révolutionnaires, était réduit, par son ignorance des affaires, à l'état de figurant.

Les républicains révolutionnaires de Paris, brouillés depuis 1869 avec les parlementaires, dirigeaient la coalition des mécontents qui réclamaient l'élection d'une Commune, la levée en masse, et quelques mesures sociales formulées vaguement. Ce programme unissait les démocrates de la tradition de 1793, les élèves de Blanqui, partisans de la dictature, les ouvriers socialistes de l'Internationale, en un parti populaire, qui avait pour force armée les gardes nationaux des faubourgs ouvriers, surtout Belleville, et pour moyen d'action les manifestations en armes. Sauf deux survivants de 48, Delescluze et Blanqui, les chefs étaient tous hommes nouveaux, ouvriers, journalistes, orateurs de réunions, entrés dans la vie politique à Paris vers la fin de l'Empire, et inconnus du public français.

Le gouvernement lui-même, divisé sur la question des élections, oscillait entre la convocation et l'ajournement. Il décida d'abord (15 septembre) de faire les élections municipales avant les élections à l'Assemblée, pour se débarrasser des conseils municipaux élus sous l'Empire. Mais il ne put s'entendre sur les élections municipales de Paris. Picard, inquiet de voir des comités se former auprès des mairies des arrondissements, conseillait de donner satisfaction aux Parisiens. J. Ferry, préfet de la Seine, objecta que des conseillers élus, investis d'un mandat plus récent, deviendraient les rivaux du gouvernement.

La discussion ajournée fut reprise le 18 septembre. Trochu demanda les élections le plus tôt possible. Gambetta lut un projet de décret, Rochefort le soutint. Picard, républicain modéré, mais parisien, dit que pour traiter avec l'ennemi on aurait besoin d'une représentation de la commune. Mais Ferry, d'accord avec les maires, prédit, si on créait un conseil municipal central, des conflits funestes à la défense, et proposa un conseil élu dans chaque arrondissement. Le gouvernement décida, à la majorité des voix, de faire élire un conseil municipal de Paris, avec des pouvoirs limités comme ceux des autres villes.

Les Parisiens s'impatientaient de ces lenteurs. Des réunions publiques avaient élu clans chaque arrondissement un Comité républicain de vigilance, pour surveiller les fonctionnaires et le maire nommé par le gouvernement et pour recueillir les réclamations et les propositions. Ces comités envoyaient des délégués à un Comité central qui se réunissait dans le local de l'Internationale, rue de la Corderie. Une assemblée de délégués des arrondissements nomma une commission de 20 membres, qui se joignit aux commandants des bataillons de la garde nationale pour venir à l'Hôtel de Ville réclamer l'élection immédiate de la Commune. Gambetta les reçut, et leur fit un discours sans les persuader. Sur la nouvelle apportée par Picard que les Prussiens préparaient une attaque, ils se dispersèrent (22 septembre).

Le soir, au Conseil, Gambetta insista pour qu'on fit les élections, Trochu les déclara impossibles maintenant qu'on se battait tout autour de Paris. Gambetta posa encore la question le lendemain, Ferry affirma que toutes les délégations demandaient l'ajournement, et Picard fit décider de retarder, vu les circonstances, toutes les élections.

Pour la Constituante, la date du 16 octobre, adoptée d'abord, avait paru trop éloignée ; le 16 septembre le gouvernement décidait d'avancer le vote, au dimanche 2 octobre, et de faire les élections municipales le dimanche précédent. La délégation de Tours, sur l'avis des préfets, demanda à retarder les élections municipales : faites sans préparation, elles seraient probablement réactionnaires en province, et imposeraient des maires qui essaieraient de faire élire une Constituante à leur image. La même crainte en 1848 avait fait retarder l'élection de la Constituante. Gambetta en réponse pria la délégation d'accepter la mesure, au nom des principes professés dans l'opposition, et d'expliquer aux populations qu'il était urgent d'appeler la France à constituer librement des municipalités et un gouvernement. Crémieux supplia de renoncer du moins aux élections municipales. On lui répondit que la décision prise en Conseil était irrévocable. La délégation déclara donc dissous les conseils municipaux (20 septembre), et publia une proclamation pour engager les électeurs à choisir des hommes résolus à maintenir la République.

Mais la politique intérieure du gouvernement fut bouleversée par l'échec de sa politique extérieure. Il acceptait l'Assemblée pour faciliter la paix avec la Prusse ; il avait avancé les élections, après avoir lu un communiqué prussien disant qu'on ne pouvait traiter avec la Défense nationale, qui représentait seulement une fraction de l'opposition du Corps législatif. Convaincu par l'entrevue de Ferrières qu'il n'obtiendrait pas de conditions acceptables, et, résolu à continuer la guerre, il ne voulut pas courir le risque d'une Assemblée décidée à la paix, et il annula le décret de convocation, laissant la question en suspens. J. Favre ayant proposé (28 septembre) de publier un rapport sur le local où pourrait se réunir la Constituante, Gambetta déclara inutile de parler de la salle avant d'avoir l'Assemblée.

Alors les rôles furent intervertis entre les deux fractions du gouvernement. Tandis que la Défense nationale, enfermée dans Paris, sacrifiait l'Assemblée pour continuer la guerre, la délégation, entrée en contact avec l'opinion publique de la France, reconnut la nécessité politique d'une Assemblée élue pour faire accepter au pays les mesures de défense. Elle fixa au 16 octobre les élections de la Constituante, et avertit le gouvernement qu'il y avait demande générale des départements et inévitable nécessité (29 septembre).

Cette décision, qui mettait la délégation en conflit avec le gouvernement, fut communiquée au Conseil en même temps que de mauvaises  nouvelles des opérations militaires. Gambetta déclara qu'il fallait envoyer à Tours un homme énergique et empêcher à tout prix ces élections. Le gouvernement annula le décret de convocation (2 octobre), et décida de faire partir par le prochain ballon un de ses membres pour mettre fin, disait J. Favre, à la conduite mystérieuse de la délégation. Jules Favre, que Trochu et J. Simon déclaraient l'homme désigné, refusa cette mission, peu conforme à ses aptitudes ; on se rabattit sur Gambetta, le plus jeune de tous, prêt à courir le risque du départ en ballon.

Il fut chargé de pouvoirs près de la délégation et, pour lui donner la plus grande autorité sans porter ombrage à ses collègues, on décida qu'en cas de partage des voix il aurait voix prépondérante en qualité de ministre de l'Intérieur. Désormais la Défense nationale ne gouverne plus que Paris, Gambetta va gouverner le reste de la France.

Une Ligue du Midi, créée par les révolutionnaires de Lyon et de Marseille, envoya des délégués à Tours (28 septembre) demander pour les 15 départements du Sud-Est une organisation spéciale de défense avec un commissaire général et le pouvoir de lever des troupes et faire des réquisitions. Le gouvernement ayant refusé, Gent, ancien représentant Montagnard, fut déclaré élu commissaire général par la Ligue. Le gouvernement le rendit inoffensif en le nommant membre du Comité de la guerre à Tours. — La tentative de créer une Ligue du Sud-Ouest à Toulouse se réduisit à une proclamation. — Cluseret et le Russe Bakounine, au nom de la Ligue du Midi, surprirent, avec des francs-tireurs et des gardes nationaux, l'Hôtel de Ville de Lyon, où le préfet fut capturé ; mais ils furent aussitôt expulsés. Ces agitations, où Gambetta croyait voir un mouvement séparatiste, laissèrent intacte l'unité de la France.

 

IV. — ORGANISATION DE LA GUERRE EN PROVINCE.

LA délégation de Tours avait rassemblé des régiments rappelés d'Algérie, des régiments de marche formés de compagnies prises dans 90 dépôts, des bataillons de mobiles réunis en régiments. L'état-major travaillait sans espoir. Le général Lefort, chargé de l'opération, disait au ministre : Cette armée n'est peut-être pas destinée à agir efficacement, mais l'organisation aura un effet moral pour peser sur la conclusion du traité. Pour retarder l'invasion, on lui opposa un cordon de mobiles s'étendant depuis les Vosges jusqu'à la Manche, et deux petites masses, l'armée des Vosges et l'armée de la Loire.

Dans la région envahie, les places fortes, défendues par de vieilles fortifications impuissantes contre l'artillerie nouvelle, s'étaient rendues presque sans résistance, excepté Strasbourg, Toul, Bitche et Belfort ; après un bombardement qui détruisit la bibliothèque et força les habitants à vivre dans les caves, Strasbourg capitula (27 septembre) ; la défense fut d'abord célébrée comme héroïque, puis déclarée insuffisante. La petite armée assiégeante devenue disponible pénétra dans les Vosges, et refoula l'armée des Vosges, qui se replia sur Besançon.

La délégation, désirant faire quelque chose pour satisfaire l'opinion, décida une reconnaissance en Beauce ; on envoya trois colonnes (5 octobre) : ce fut le premier combat (à Toury). Il provoqua une contre-attaque de l'armée bavaroise qui marcha sur Orléans (8 octobre). Elle rencontra les troupes françaises dispersées sur 20 kilomètres, les mit en déroute, puis les attaqua dans Artenay et les écrasa après une longue résistance (10 octobre). L'armée française évacua Orléans, mais en y laissant 12.000 défenseurs (parmi lesquels les excellents soldats de la légion étrangère) qui, après une journée de combat, perdirent près de 1.500 hommes et 1.800 prisonniers.

Gambetta, sorti en ballon de Paris, arriva à Tours et prit à la fois les ministères de l'Intérieur et de la Guerre ; mais ce fut un ingénieur des mines, de Freycinet, venu à Tours pour offrir ses services, qui fut le conseiller écouté, regardé par les généraux comme le ministre effectif de la Guerre ; il envoyait à Gambetta, pendant ses absences, plus d'avis qu'il n'en recevait d'ordres.

Gambetta commença, malgré Lefort, par suspendre toutes les règles d'avancement (13 octobre), et conféra au gouvernement le pouvoir de donner des grades dans l'armée au titre auxiliaire, même à des civils (14 octobre). Dans les départements en état de guerre, à moins de 100 kilomètres de l'ennemi, furent créés (14 octobre) les Comités de défense locale, de 5 à 9 membres, présidés par le général commandant, pour organiser la défense et les réquisitions.

Le gouvernement disposait déjà de la classe de 1870 et des gardes mobiles. Le décret du 4 novembre leva tous les célibataires et veufs sans enfants jusqu'à quarante ans, pour former la garde nationale mobilisée, qui devait être rassemblée dans des camps d'instruction.

Pour se procurer de l'argent, Gambetta envoya en Angleterre son ami Laurier conclure avec la maison Morgan un emprunt de 200 millions à 6 p. 100, qui, en comptant la commission, revenait à 7 p. 100.

Gambetta adopta le système de l'offensive, à la fois pour relever le moral des troupes et pour tenter de délivrer Paris. Mais les généraux, vieux officiers rappelés à l'activité, gardaient pour la défensive une préférence théorique, renforcée par l'inertie de la vieillesse et la défiance envers leurs troupes improvisées. Gambetta, n'osant pas, comme en 1793, les remplacer par des officiers jeunes, tâchait de les pousser à agir sans les offenser.

Garibaldi offrit de venir défendre la République et la France ; le gouvernement, embarrassé, n'osa pas refuser. II arriva (8 octobre) avec une troupe de volontaires italiens ou étrangers revêtus de chemises rouges. On ne voulut ni mettre un général français sous ses ordres ni le subordonner à un général français ; Gambetta lui donna des francs-tireurs et des mobiles, et le chargea de couvrir la Bourgogne ; Garibaldi s'installa à Autun et fit la petite guerre. L'armée allemande des Vosges, renforcée de divisions venues de Metz, s'avança jusqu'à Dijon ; abandonnée par les troupes françaises, la ville, après une courte résistance des habitants, capitula (31 octobre).

Sur la Loire, l'armée bavaroise (20.000 hommes), qui avait occupé Orléans, refusait de risquer une attaque sur Bourges. L'armée française, restée au nord de Bourges, se renforça jusqu'à 60.000 hommes. Un vieux général français, d'Aurelle de Paladines, l'organisa au camp de Salbris en allant voir chaque bataillon et en faisant faire des exercices et des travaux ; il y établit la discipline en appliquant le décret (illégal) du 2 octobre, qui créait des cours martiales avec droit de condamner le même soir sans plaidoirie et de fusiller le lendemain matin. — Une troupe de 4. 200 francs-tireurs de Paris, installée à Châteaudun (depuis la fin de septembre), se barricada dans cette ville ouverte et la défendit pendant 8 heures contre une division prussienne (15 octobre).

De Paris arrivaient des instructions contradictoires. Un ami de Gambetta, parti en ballon le 14 octobre, apportait l'ordre d'envoyer des forces vers Bonen pour exécuter le plan Trochu. D'autres instructions, du 23 et du 25, recommandèrent une opération vers Paris combinée avec une sortie des Parisiens, mais en indiquant des dates différentes. Les généraux consultés firent choisir la marche vers Paris. Mais on hésita entre deux routes, l'une par la plaine de Beauce, l'autre par Fontainebleau, sur un terrain accidenté plus favorable à des troupes inexpérimentées. Un conseil réuni à Tours (25 octobre) décida un compromis : envoyer une grande masse par Blois et Vendôme, une petite sur Gien. Mais l'opération, retardée par la difficulté des transports et les pluies, fut arrêtée par la nouvelle de la prise de Metz.

Dans le Nord, une très petite armée, formée de mobiles et de soldats échappés de Sedan par la Belgique, défendait Amiens ; et les Allemands hésitaient s'ils envahiraient la Picardie ou la Normandie. Saint-Quentin, ville ouverte, fut défendue par des francs-tireurs et des gardes nationaux (8 octobre).

Cette résistance inattendue encouragea les Français en leur donnant l'impression d'une guerre nationale faite par les habitants et les volontaires réunis en corps francs. Elle surprit les Allemands ; ils croyaient, comme les officiers français, qu'aussitôt les armées régulières détruites, la guerre finirait. De Moltke avait écrit le 21 septembre qu'il espérait tuer les lièvres vers la fin d'octobre ; Bismarck et. Guillaume pensaient revenir en Allemagne avant la Noël. Dès le 12 octobre, de Moltke dut reconnaître la force d'endurance et l'obstination des Français. Il écrivait (23 novembre) : Toute l'armée française est prisonnière en Allemagne, et il y a plus de belligérants en armes contre nous qu'au début de la campagne. Il s'en prenait alors au terrorisme des avocats et à la puissance de la phrase sur les Français. Mais il e dit plus tard à des officiers :

Après Sedan et Metz vous croyiez la guerre finie... et pendant cinq mois ces armées improvisées ont tenu les nôtres en échec.... Cette lutte nous a tellement étonnés... qu'il faudra étudier cette question.

Le monde utilitaire commença par se moquer des armées improvisées par le dictateur Gambetta. Un écrivain militaire des plus estimés en Allemagne, von der Goltz, en parla le premier avec respect. Les Allemands, dit-ii, admettaient comme article de foi que, si les Français perdaient la première bataille, la guerre serait finie. Le dictateur nous a appris l'existence de forces que nous ne soupçonnions pas avant la guerre. Il devint alors de mode d'admirer l'héroïsme de Gambetta.

La résistance irrita les officiers allemands ; ils ne comprenaient que les opérations des troupes régulières, et ne reconnaissaient ni aux habitants du pays envahi ni même aux corps francs le droit de faire aucun acte de guerre. C'est en ce sens que la proclamation du roi (du 8 août) disait : Nous ne faisons pas la guerre aux habitants paisibles de la France et le premier devoir d'un soldat loyal est de protéger la propriété. Les particuliers français ne devaient pas être molestés par les soldats allemands, mais à condition de se désintéresser de la guerre, qui resterait l'affaire exclusive des professionnels. Quand les habitants essayèrent de défendre leur pays, les Allemands s'opposèrent par la terreur à toute action privée. Ils incendiaient les villages où des soldats allemands avaient été attaqués, ils fusillaient les gens du pays, parfois même les francs-tireurs, qui avaient tiré sur un Allemand ; ils rendaient le maire et les notables responsables des actes de guerre sur le territoire de leur commune, les arrêtaient, ou même les envoyaient prisonniers en Allemagne. Ils organisèrent un service d'accompagnement pour empêcher les tentatives contre la voie ferrée, ils faisaient monter les notables des villes sur les locomotives des trains qui transportaient des Allemands. Le gouvernement général de Lorraine, chargé d'administrer les pays envahis, levait, outre les impôts directs portés au double, des contributions extraordinaires, et forçait les maires des chefs-lieux de cantons à les faire rentrer. Ce mélange de rigueur et d'exploitation donna aux Français l'impression d'une guerre barbare. En fait, les soldats allemands, fortement disciplinés et d'humeur paisible, commirent peu de violences sur les personnes en proportion du nombre des envahisseurs. S'ils mangèrent et burent beaucoup et brûlèrent tout ce qui pouvait servir à les chauffer par un hiver très froid, ils firent peu de dégâts par pure fantaisie. La population, au contraire des autres guerres, se plaignit moins des excès individuels des soldats que de la dureté des officiers.

 

V. — NÉGOCIATIONS IMPÉRIALISTES ET CAPITULATION DE METZ.

L'ARMÉE du Rhin, immobilisée sous Metz, n'avait, depuis les batailles d'août, fait que cieux sorties sans but. Bazaine attendait la paix ; il refusait de reconnaître la République, espérant employer son armée à restaurer l'Empire, pour s'assurer une haute situation personnelle. Ce rôle politique, qui exigeait un accord avec les Allemands, lui fit oublier son devoir de chef militaire qui lui interdisait de négocier avec l'ennemi. Il fit demander au chef des assiégeants, le prince Frédéric-Charles, de lui donnera franchement des renseignements sur le 4 septembre. Le prince lui envoya Régnier, qui lui proposa de capituler ; Bazaine ne refusa pas. Régnier revint, de la part du prince, avec un projet de capitulation ; Bazaine envoya le général commandant la garde, Bourbaki, muni d'un sauf-conduit allemand, s'entendre en Angleterre avec l'impératrice (dont Mme Bourbaki était dame d'honneur). Les anciens ministres réfugiés hors de France, Rouher et Persigny, conseillaient de faire venir de Metz la garde impériale et de convoquer les deux Chambres de l'Empire pour leur faire conclure la paix. L'impératrice ne voulut pas s'engager (28 septembre). Quand Bourbaki revint, les assiégeants refusèrent de le laisser rentrer dans Metz.

Les vivres s'épuisaient, l'armée mangeait ses chevaux. Bazaine réunit les chefs de corps et leur proposa de reprendre les négociations (10 octobre) ; il envoya le général Boyer à Bismarck (à Versailles) avec des instructions de nature politique :

La société est menacée par l'attitude qu'a prise un parti violent..... L'armée placée sous ses ordres (de Bazaine) est destinée à devenir le palladium de la société ; elle est la seule force qui puisse maîtriser l'anarchie.... Elle donnerait à la Prusse, par l'effet de cette action, une garantie des gages qu'elle pourrait avoir à réclamer, et contribuerait à l'avènement d'un pouvoir régulier et légal.

Boyer demanda à Bismarck (14 octobre) de laisser l'armée de Metz se retirer dans une ville de France. Bismarck exigea une déclaration par laquelle l'armée s'engagerait à soutenir le gouvernement de la Régence, et un manifeste de l'impératrice au peuple français pour l'appeler à se prononcer sur la forme du gouvernement. Il parla au maire de Versailles de cette entrevue (le 22). La France, disait-il, voulait la paix, les Allemands seraient obligés de traiter avec Napoléon et de l'imposer. Boyer rapporta la réponse au conseil des généraux de Metz (18 octobre). La majorité rejeta toute négociation politique, et refusa de laisser Bazaine signer un traité par délégation.

L'impératrice, par une lettre (du 22) à Bismarck, demanda un armistice, offrant de donner pleins pouvoirs à Bazaine avec le titre de lieutenant général de l'Empire. Boyer, revenant de Metz, lui apporta en Angleterre les conditions de la Prusse ; Rouher et Persigny conseillèrent de les accepter ; l'impératrice ne voulut pas du manifeste. Informée par l'ambassadeur autrichien à Londres que le gouvernement républicain organisait une armée sur la Loire, elle répondit qu'elle le laisserait opérer, tout en réservant ses droits après la conclusion de la paix. A l'ambassadeur allemand elle dit qu'elle ne consentirait pas à une cession de territoire.

Bazaine, croyant l'accord conclu, chargea les chefs de corps de faire savoir aux troupes le rôle qu'aurait sans doute à remplir l'armée de Metz, de protéger le Corps législatif, qui représentait légalement la nation. L'armée sépare sa cause de celle de la ville de Metz. Mais Bismarck savait l'armée à bout de vivres, épuisée et réduite à se rendre. Il cessa de négocier avec les impérialistes une paix à portée politique. et ne posa plus que des conditions militaires. Il refusa l'armistice à l'impératrice ; il télégraphia à Bazaine : qu'aucune des garanties indispensables pour négocier n'avait été réalisée ; l'avenir de la cause impériale n'était nullement assuré par l'attitude de la nation et de l'armée française. Le roi de Prusse ne se prêterait pas à des négociations dont il aurait à faire accepter les résultats à la nation française.

L'assiégeant exigeait la reddition. Quelques officiers proposaient de tenter une sortie ; Bazaine, ne voulant plus combattre, capitula. La capitulation (27 octobre) livra aux Allemands la place de Metz, avec toute l'armée (150.000 hommes, 4.000 officiers), tout le matériel de guerre et les drapeaux. Bazaine sortit incognito au point du jour, et dit : Cette affaire aura un bon côté, elle fera cesser la résistance de Paris et rendra la paix au pays. L'armée fut emmenée prisonnière. Bazaine, jugé en 1873 par un conseil de guerre, fut condamné à mort pour ses négociations avec l'ennemi, gracié, et enfermé dans une forteresse d'où il s'évada.

Napoléon, interné au château de Wilhelmshöhe près de Cassel, reçut (30 octobre) la visite imprévue de l'impératrice ; elle parait avoir espéré encore que le roi de Prusse lui rendrait son armée pour conclure la paix et rétablir l'ordre. Les impérialistes firent des projets.de restauration ; Rouher, Persigny et Chevreau proposèrent de réunir le Corps législatif dans une ville française neutralisée. Mais la Prusse ne négocia plus qu'avec le gouvernement républicain.

Le gouvernement de la Défense nationale avait essayé d'obtenir l'intervention des États neutres. Il avait envoyé en Italie un républicain de 1848, Senart, et, aux trois grandes Puissances, Thiers, que sa carrière, ses relations, sa résistance à la guerre désignaient pour parler au nom de la France. — En Angleterre, le gouvernement n'offrit à Thiers que de servir d'intermédiaire pour obtenir la paix entre la France et la Prusse. — En Autriche, Beust, ébranlé à la cour par l'échec de sa politique, lui dit : Je ne vois plus d'Europe. — En Russie, Alexandre, lié d'affection au roi Guillaume, pensait à profiter de l'occasion pour faire abroger la clause du traité de 1856 interdisant la mer Noire aux navires de guerre ; il offrit seulement de faciliter une négociation. Thiers vint à Tours rendre compte du résultat de sa mission. La délégation décida d'accepter la proposition du gouvernement anglais, et chargea Thiers de négocier un armistice pour convoquer une Assemblée nationale: un sauf-conduit fut demandé par le tsar à la Prusse.

 Thiers, arrivé à Versailles le 30 octobre, alla au pont de Sèvres s'entendre avec Jules Favre (venu de Paris) sur les conditions à demander pour l'armistice, ravitaillement de Paris et liberté d'élection dans toute la France. Revenu à Versailles, il négocia trois jours, (2-4 novembre). Bismarck, en échange du ravitaillement, exigeait la remise d'un fort dominant Paris et refusait à l'Alsace et à la Lorraine le droit d'élire des représentants à la Constituante. Il se vanta d'avoir le choix, pour traiter avec la France, entre l'Empire, la République et les Bourbons. Le troisième jour (4 novembre), il annonça que Paris venait de proclamer la Commune et que le roi de Prusse exigeait la cession d'un fort, et proposa des élections sans armistice. Le gouvernement décida de continuer la guerre (5 novembre).

 

VI. — LE CONFLIT AVEC LES RÉVOLUTIONNAIRES.

LES révolutionnaires de Paris, mécontents de la nomination des maires et de l'ajournement des élections, avaient résumé dans une déclaration, signée de 46 noms, surnommée l'affiche rouge (14 septembre), les mesures proposées par les réunions publiques en vue du siège,

Pour pourvoir au salut de la patrie ainsi qu'à la fondation définitive d'un régime véritablement républicain par le concours personnel de l'initiative individuelle et de la solidarité populaire, on réclamait l'expropriation de toute denrée alimentaire emmagasinée dans Paris chez un marchand en gros et en détail, remboursable après ta guerre au prix de revient ; chaque quartier élirait une commission chargée de faire l'inventaire des objets de consommation et d'en déclarer les détenteurs actuels personnellement responsables envers l'administration, et de répartir les approvisionnements également entre tous en calculant la durée maximum probable du siège. Les municipalités devraient assurer aux familles le logement indispensable.

L'après-midi, les délégués venaient chaque jour au siège de l'Internationale pour se concerter, et le soir ils rapportaient les décisions dans leur quartier au comité de vigilance local ou dans les clubs. Ils étaient en relations avec Blanqui et avec Flourens, devenu commandant dans la garde nationale à Belleville, qui demandait, par privilège personnel, le grade de colonel. Cette prétention irritait Trochu. Les gardes nationaux réclamaient qu'on fit des sorties, ce que Trochu déclarait une insigne folie (29 septembre, 2 octobre). Quand il devint évident que le gouvernement ne voulait pas faire d'élections municipales, les révolutionnaires décidèrent de l'y contraindre par des manifestations en armes. Le 5 octobre, Flourens, à la tète des 10 bataillons de gardes nationaux de Belleville, arriva devant l'Hôtel de Ville, et demanda :

1° de faire faire des sorties ; 2° de donner des chassepots à ses bataillons ; 3° de renvoyer le personnel réactionnaire des administrations ; 4° de faire immédiatement les élections ; 5° de décréter la levée en masse de Paris et de la province.

Trochu lui répondit sur la question militaire, Gambetta et Ferry sur les autres ; Flourens donna sa démission. Le gouvernement discuta sur le sens de la manifestation : Rochefort en conclut que l'opinion parisienne réclamait les élections, Ferry que Paris s'intéressait aux sorties, non pas aux élections ; Trochu expliqua que, s'il ne voulait plus des élections, c'est qu'on ne pouvait pas céder à une injonction à main armée, et il accusa Flourens de rêver de se faire général en chef.

Le gouvernement, pour faire acte d'autorité, interdit aux gardes nationaux de se réunir sans être convoqués par leurs chefs, et ajourna les élections municipales jusqu'à la fin du siège (7 octobre), mais en expliquant par une proclamation le danger des manifestations armées : Si bien intentionnées qu'elles puissent être, elles prennent des apparences de sédition aussi contraires à la réalité que favorables aux desseins de l'ennemi.

Le lendemain matin, une nouvelle manifestation, conduite par Flourens, arriva devant l'Hôtel de Ville, demandant encore la levée en masse et les élections ; cinq membres du Conseil lui répondirent. Le gouvernement publia à l'Officiel les protestations contre la manifestation. Mais il refusa à Trochu de fermer les clubs, voulant maintenir l'ordre sans tomber dans la réaction (9 octobre).

Le préfet de police Kératry avertit que, dans une réunion de 65 chefs de bataillon, dirigée par Flourens et Blanqui, 12 chefs avaient signé une motion révolutionnaire tendant à remplacer le gouvernement par une Commune. Trochu déclara ne plus pouvoir supporter à la fois les fatigues du siège et les attaques à l'intérieur, et menaça de sa démission à moins qu'on ne prit des mesures de rigueur. Le gouvernement consentit à arrêter Flourens, à l'unanimité moins une voix (celle de Rochefort), Blanqui à l'unanimité moins deux voix (10 octobre). Blanqui se cacha, Flourens se mit en défense ; le préfet de police ne pouvait l'arrêter : ses agents refusaient de s'aventurer à Belleville. Trochu, à qui il demanda son aide, reprocha à Kératry de vouloir faire jouer à l'armée un rôle de police. Kératry donna sa démission.

Le mécontentement continua de grandir, et éclata en une crise aiguë (le 31 octobre), quand les Parisiens apprirent à la fois la capitulation de Metz, la reprise du Bourget par les Allemands, l'arrivée de Thiers venu pour conclure un armistice. La foule envahit la moitié de l'Hôtel de Ville, le commandant se déclara impuissant à défendre le reste, un bataillon de gardes nationaux chargé de la défense mit la crosse en l'air. On criait : Pas d'armistice ! Les élections ! La Commune !

Arago, maire de Paris, prévenu du danger, convoqua tous les maires à l'Hôtel de Ville ; ils conseillèrent des élections immédiates. Le gouvernement, malgré Trochu, décida par 5 voix contre 3 de promettre les élections sans en fixer la date. A ce moment, quelques chefs de bataillon entrèrent dans la salle du Conseil, et réclamèrent la Commune et un ministère Dorian. Pendant qu'ils discutaient, la foule envahit la salle, criant Vive la Commune ! Les 7 membres du Conseil restés en séance furent pressés contre la table, menacés et insultés. Flourens, arrivant alors, les fit garder à vue par ses tirailleurs, puis, sautant sur une table, il lut une liste de gouvernement où il avait mis son nom en tête. Picard, sorti avant l'envahissement, alla chercher des gardes nationaux ; Ferry et Arago s'échappèrent. Trochu, dégagé et rentré au Louvre, réunit dix bataillons de garde nationale, Ferry les amena pour cerner l'Hôtel de Ville. Il y restait 5 membres du Conseil prisonniers dans une embrasure de fenêtre. Ils furent sauvés par une transaction entre Delescluze, le révolutionnaire le plus respecté, et Dorian, le plus populaire des ministres ; on convint que le gouvernement ne poursuivrait personne et ferait faire les élections municipales, et que les insurgés sortiraient de l'Hôtel de Ville ; mais, avant que l'évacuation commençât, un corps de mobiles bretons, entrant par un passage souterrain, ouvrit la porte aux gardes nationaux, qui délivrèrent le gouvernement (vers 4 heures du matin).

Le matin du 1er novembre, une affiche, signée du maire Arago, convoquait les électeurs à voter à midi pour élire au scrutin de liste 4 conseillers par arrondissement, et expliquait que la journée du 31 octobre rendait urgente la constitution d'un pouvoir municipal autour duquel tous les républicains pussent se rallier.

Le gouvernement, ignorant la transaction de la nuit, fut surpris et irrité, et fit arracher les affiches. Au Conseil, Ferry protesta n'avoir pris aucun engagement. Le nouveau préfet de police Adam répondit que la réaction devenait menaçante, et offrit sa démission. J. Simon se déclara prêt à le suivre. Trochu, Picard, Favre, Ferry, pour montrer de l'énergie, voulaient faire arrêter les chefs, et supprimer les journaux révolutionnaires. Les arrestations furent rejetées par 6 voix contre 4. Le désaccord résultait plutôt des sentiments personnels que des opinions : deux modérés, Simon et Garnier-Pagès, soutenaient les avancés. Le gouvernement parut sur le point de se disloquer.

L'accord fut rétabli par un compromis : les électeurs furent convoqués pour le 3 novembre, non à des élections, mais à un plébiscite en ces termes : La population de Paris maintient-elle, oui ou non, les pouvoirs du gouvernement de la Défense nationale ? et, pour le 3, à élire, non pas une Commune de Paris, mais un maire et 3 adjoints pour chacun des 20 arrondissements. Une proclamation de Jules Favre expliqua cette décision en termes amers :

Le gouvernement, s'étant fait un devoir d'éviter par-dessus tout une collision en face de l'ennemi, a, à force de patience... pu éviter un conflit sanglant, mais il en a assez. La garde nationale ne peut être incessamment absorbée par la nécessité de mettre à la raison une minorité factieuse. Le gouvernement demande donc à la population de Paris si elle veut pour gouvernement MM. Blanqui, Félix Pyat, Flourens et leurs amis, renforcés par une Commune révolutionnaire, ou si elle conserve sa confiance aux hommes qui ont accepté le 4 septembre le... devoir de sauver la patrie. Le scrutin signifie que la journée du 31 octobre doit être la dernière journée de tout le siège.

Gambetta protesta par dépêche (4 novembre) contre ce plébiscite singulier... Le seul fait de vous mettre aux voix dans l'intérieur de Paris sans consulter le reste de la France, frappe de nullité la représentation en province, à laquelle... on va demander le même baptême.

Le matin du 2 novembre, les chefs du mouvement révolutionnaire réunis dans un café ayant décidé une nouvelle tentative, le gouvernement se divisa de nouveau. Trochu, Jules Favre, Ferry, Picard s'entendirent pour exiger des arrestations, et Ferry dressa une liste de 21 révolutionnaires à arrêter. Le préfet de police, Adam, donna sa démission.

Le plébiscite du 3 novembre donna 557.000 oui, 62.000 non — dont 236.000 oui, 9.000 non de l'armée et de la garde mobile ; la population civile donnait 53.000 non, 321.000 oui —. A l'élection des maires et adjoints (5 novembre), la proportion des abstentions fut très forte. La grande majorité des élus soutenait le gouvernement ; mais les faubourgs ouvriers du Nord-Est (11e, 19e, 20e) élurent des partisans d'une Commune élue. Les partisans de la rigueur, fortifiés par le succès du plébiscite, prirent le dessus après deux jours de vives discussions (2-3 novembre) ; la politique d'amnistie fut abandonnée, l'arrestation fut décidée par 6 voix contre 2, et exécutée (5 novembre) par un nouveau préfet de police, Cresson. Le maire Arago, qui avait promis les élections, se retira (15 novembre). La mairie fut abolie, et Jules Ferry fut chargé, comme membre du gouvernement, de l'administration de Paris. Le gouvernement refusa au préfet de police la fermeture des clubs et à Jules Favre des mesures contre la presse ; mais il se montra décidé à réprimer toute manifestation révolutionnaire. L'opposition se réfugia dans les articles de journaux et les discours de réunions publiques.

L'agitation active ne reprit que vers la fin du siège, quand la reddition parut inévitable ; elle se tourna contre Trochu, rendu responsable de l'inaction des assiégés. Les maires, irrités du bombardement, demandèrent l'adjonction d'un conseil de guerre ; Trochu refusa ce conseil de tutelle, et le gouvernement fonctionna jusqu'à la crise du 22 janvier.

 

VII. - LES TENTATIVES POUR DÉLIVRER PARIS.

LA capitulation de Metz fut annoncée à la France par une proclamation ardente de Gambetta, qui accusa nettement Bazaine d'avoir trahi. Elle n'arrêta pas la résistance.

On venait de créer 3 corps d'armée à effectif très élevé, formés de régiments de marche et de mobiles. La marche de l'armée de la Loire, suspendue par les négociations de Thiers, fut reprise. Gambetta déclara à Freycinet que son mandat et son devoir s'accordaient pour continuer la guerre à outrance. L'ordre fut donné (5 novembre) d'exécuter le plan déjà établi : l'année devait prendre l'offensive sur tout le front à la fois, et marcher sur Orléans. Elle partit le 9, forte de 70.000 hommes et 150 canons ; la petite armée bavaroise, de 23.500 hommes et 110 canons, ignorant la position de l'adversaire, prit l'offensive sur une aile ; son autre aile dégarnie fut écrasée sous le nombre à Coulmiers ; les Allemands se retirèrent sans être poursuivis, perdant 1.300 hommes ; les Français en avaient engagé 40.000 et en perdaient 1.800. Orléans évacué fut occupé par les Français.

La victoire de Coulmiers, la première — et la dernière — victoire française, n'eut qu'un effet moral. L'hiver commençait, prématuré et très rude, une épaisse couche de neige couvrait la terre. Le général d'Aurelle, craignant un retour offensif, voulait rester sur la défensive dans un camp retranché au nord d'Orléans. On tint une conférence au quartier général (12 novembre) ; Gambetta proposa de marcher sur Paris : ce fut l'avis du plus actif des chefs de corps, du général Chanzy ; d'Aurelle déclara la tentative insensée. On décida de prendre l'offensive, dès que l'armée se serait renforcée.

L'opération se fit dans de mauvaises conditions. Les hommes, exercés à la hâte, encadrés par des officiers de grades inférieurs, n'avaient qu'un équipement improvisé, vêtements d'étoffe peu solide, et chaussures en mauvais cuir vendus par des fournisseurs sans conscience ; ils couchaient en plein air, sans tentes, souvent sans couvertures, sous la pluie froide ou par la gelée, sur la terre boueuse ou glacée. Beaucoup n'étaient armés que de l'ancien fusil transformé (surnommé fusil à tabatière). La plaine rase de Beauce, sans arbres, sans clôtures, formait un terrain excellent pour la cavalerie et l'artillerie des Allemands, défavorable à des fantassins inexpérimentés. Les généraux français, vieux, défiants de leurs troupes, n'avaient pas l'habitude de manier de si grandes masses. La supériorité du nombre, la seule qui restât aux Français, fut ainsi annulée, parce qu'on ne parvint pas à les concentrer en masses écrasantes.

L'armée allemande rendue disponible par la prise de Metz s'était partagée. Une fraction alla opérer en Bourgogne. Le gros, resté sous le prince Frédéric-Charles, marcha par la Champagne vers la Loire, et atteignit Fontainebleau le 14 novembre. Une forte section, sous le grand-duc de Mecklembourg, se trompant sur la direction prise par les Français, se dirigea vers le pays de Chartres. Elle arriva lentement, alourdie par ses convois et ses troupeaux, dans le Bocage accidenté du Perche, et n'y rencontra que des mobiles (20 novembre), qui se replièrent la nuit sous la pluie vers le Mans.

Le gouvernement français, résolu à prendre l'offensive avant l'arrivée de Frédéric-Charles, ordonna (16 novembre) d'amener par chemin de fer les hommes de l'armée de la Loire. Ils partirent mal équipés, sans guêtres, sans sacs, réduits à mettre dans leur musette leurs vivres et leurs cartouches, portant en sautoir leurs biscuits percés reliés par une ficelle. D'Aurelle voulait laisser l'armée dans son camp ; Gambetta lui télégraphia : Paris a faim et nous réclame (19 novembre). D'Aurelle proposa d'attendre les renseignements de Paris ; Gambetta lui répondit d'un ton sévère qu'on ne pouvait différer l'offensive (20 novembre). Sur une réponse vague du général, le gouvernement, espérant une sortie des Parisiens vers Melun, décida d'envoyer deux corps d'armée ouvrir les voies vers Fontainebleau. Aux objections d'Aurelle, Freycinet répliqua : Depuis 12 jours.... vous ne nous avez proposé aucune espèce de plan. Paris a faim et veut être secouru (23 novembre).

L'armée (environ 80.000 hommes) partit le 24, éparpillée sur 58 kilomètres, marchant très lentement, laissant des traînards dans une marche de nuit. Les généraux, suivant la tradition des guerres d'Algérie, refusaient de cantonner les soldats la nuit dans les bâtiments, de peur d'indiscipline ; ils les laissaient au bivouac dans la houe, sans paille et sans bois ; ce système ébranlait la santé et le moral de ces jeunes troupes (Chanzy seul se mit à cantonner son corps d'armée). Une partie de l'armée française attaqua la gauche allemande (11.000 hommes) concentrée à Beaune-la-Rolande, et fut repoussée ; le reste arriva trop tard, à la nuit ; mais les jeunes soldats, par leur bravoure, étonnèrent l'ennemi (28 novembre).

Un ballon de Paris, tombé en Norvège, annonça que le 24 Trochu préparait une sortie pour le 29. Au reçu de la nouvelle (30 novembre), Gambetta tint conseil et proposa d'aller à la rencontre des Parisiens. Les généraux objectèrent la nécessité de concentrer d'abord l'armée ; Freycinet expliqua qu'il ne restait plus qu'à régler l'exécution d'un plan déjà arrêté. L'armée, évaluée à plus de 200.000 hommes, se mit en marche vers Fontainebleau, sur un front de 70 kilomètres, divisée en deux masses séparées par la forêt.

Paris tentait enfin de concert avec la province l'opération demandée par Gambetta ; Trochu renonçait à son plan de sortie vers Rouen, et décidait d'opérer par la rive gauche de la Marne. La sortie fut annoncée (28 novembre) par des proclamations de Trochu, du gouvernement et du général en chef Ducrot (échappé de Sedan) ; Ducrot assurait à ses hommes qu'ils seraient plus de 150.000, tous bien armés, bien équipés, pourvus de munitions, et s'engageait par serment... devant la nation tout entière : Je ne rentrerai dans Paris que mort ou victorieux. Vous pourrez me voir tomber, mais vous ne me verrez pas reculer.

La sortie fut retardée de vingt-quatre heures par la lenteur à établir des ponts sur le courant trop fort de la Marne — sans qu'il se fût produit de crue imprévue, comme on l'a dit plus tard —. Les Allemands eurent le temps de se retrancher fortement.

L'armée, ayant franchi la Marne, attaqua Champigny et l'occupa (30 novembre), mais fut repoussée des collines ; elle avait engagé 70.000 hommes contre 40.000, et en perdait 4000. En même temps, pour tromper l'ennemi, on faisait des sorties dans les autres directions : au nord on occupa le village d'Épinay près de Saint-Denis. Gambetta, lisant ce nom dans une dépêche, l'esprit obsédé par la sortie vers le sud, pensa à Épinay-sur-Orge au delà de Longjumeau, et annonça à toute la France par une proclamation que l'armée de Paris avait percé les lignes ennemies sur la route de Fontainebleau.

La surprise était manquée ; mais Ducrot n'osait pas rentrer dans Paris. L'armée passa la nuit par un froid de 10°, ayant laissé ses couvertures et ne pouvant allumer de feux. Après un jour de repos (1er décembre), elle fut attaquée par les Allemands et résista à Champigny (2 décembre). Le gouvernement, apprenant par une dépêche de Gambetta du 30 la marche de l'armée de la Loire, décida de défendre la position ; mais Ducrot vit ses troupes si ébranlées qu'il les fit rentrer dans Paris (3 décembre).

En province, l'affaire décisive fut la bataille de Patay (appelée aussi Loigny), où le général de Sonis, avec 800 hommes, mobiles, francs-tireurs bretons, volontaires de l'Ouest (anciens zouaves pontificaux), attaqua Loigny à la baïonnette et perdit près de 400 hommes. Les Allemands repoussèrent les attaques (2 décembre). Le lendemain ils prirent l'offensive, à Artenay ; les Français, épuisés par le froid et la faim, reculèrent et rentrèrent cri désordre dans Orléans (3 décembre). L'armée de Frédéric-Charles les suivait ; elle occupa Orléans, évacué sans combat. L'armée française, coupée en deux, se retira dans deux sens opposés : Chanzy vers l'ouest sur Vendôme en combattant à Beaugency ; Bourbaki vers l'est sur Bourges, en déroute. Le gouvernement, menacé dans Tours, se transporta à Bordeaux. L'armée de Chanzy, poursuivie par Frédéric-Charles, se replia sur le Mans (16 décembre).

Dans le Nord, une armée allemande arrivée à Compiègne (21 novembre) avait mis en déroute les troupes qui défendaient Amiens (27 novembre), et allait occuper Rouen (6 décembre).

 

VIII. — LA DICTATURE DE GAMBETTA ET LES DERNIÈRES RÉSISTANCES.

GAMBETTA, chef de la délégation, investi d'un pouvoir sans contrôle sur toute la province, était, dès l'échec des négociations de Thiers, entré en conflit avec les royalistes et tes républicains modérés, à la fois sur sa politique extérieure et son gouvernement intérieur. Ils lui reprochaient de sacrifier les hommes et l'argent de la France à une guerre désormais sans espoir, et de réserver les fonctions aux hommes de son parti et de son entourage. Non seulement tous les préfets et sous-préfets de l'Empire avaient été remplacés par des républicains, ou .même des partisans personnels de Gambetta, mais, à la place des conseils municipaux dissous et non réélus, Gambetta nommait des commissions municipales formées de républicains. Il ordonnait (10 novembre) aux préfets de faire lire chaque dimanche par l'instituteur, à la population de la commune convoquée à la mairie ou à l'école, le Bulletin de la République (qu'il avait créé le 12 octobre) ; l'instituteur devait expliquer que la République peut seule assurer, par ses institutions, la liberté, la grandeur et l'avenir de la France.

Thiers avait apporté de Paris à la délégation un mémoire du gouvernement blâmant les actes arbitraires et violents de agents, parlant de l'anarchie et de la dissolution sociale. Gambetta répondit à ces exagérations de langage, en déclarant que l'ordre le plus complet régnait dans les villes signalées, et en invitant ses collègues de Paris à ne plus écouter les personnes étrangères au parti républicain (9 novembre). Thiers blâmait la prolongation de la guerre, et demandait les élections, même sans armistice. Gambetta les déclarait dangereuses (dépêches du 16 novembre), à moins qu'on n'obtînt une Assemblée composée de républicains, ce qu'il ne croyait possible que si le personnel impérial était inéligible. Ne distinguiez plus entre la République et la France. Thiers protestait contre cette prétention antinationale de vouloir à quelques-uns se substituer à tous.

L'opposition devenant plus vive, Gambetta demanda à Paris (20 décembre) de balayer impitoyablement toutes les créatures de la monarchie déchue restées à leur poste et qui conspirent ouvertement contre la République et le salut de la France. — Autorisez-moi à purifier les personnels administratifs. Absent de Tours pour une inspection, il demanda à la délégation de dissoudre les seuls corps électifs épargnés, les conseils généraux, foyers de toute conspiration bonapartiste. Crémieux répondit en priant Gambetta de mettre son nom sur cet acte. Un décret (25 décembre) déclara les conseils dissous, et les fit remplacer par une commission départementale formée de délégués cantonaux nommés par le gouvernement avec des pouvoirs mal définis. Ce fut l'occasion d'un conflit avec des conseillers généraux et des journaux royalistes de l'Ouest, qui déclarèrent les commissions illégales. Gambetta, par une dépêche confidentielle (1er janvier), chargea les préfets de dresser la liste des fonctionnaires (des Finances et de l'Instruction) gravement compromis dans le régime déchu, et les autorisa à changer les instituteurs. Il écrivait à Paris (31 décembre), se plaignant de Thiers et ses amis, qui traitaient son gouvernement d'usurpateur, la guerre d'insensée. Le pays tout entier veut la guerre sans merci, même après la chute de Paris. Les royalistes et les républicains modérés, Thiers et Grévy, étaient d'accord contre ce régime dictatorial, aggravé par les formes personnelles de Gambetta, ses proclamations déclamatoires, ses manières de bohême, ses allures autoritaires. Ainsi se forma la coalition qui allait donner la majorité aux conservateurs.

La supériorité des armées allemandes empêchait toute tentative pour débloquer Paris et réduisait partout les Français à la défensive. La délégation se décida à reprendre le projet, ébauché dès septembre, d'une diversion offensive du côté de l'Est, pour menacer les communications des Allemands sur leurs derrières. La place forte de Belfort, défendue par le colonel Denfert et une garnison de mobiles, tenait encore ; on voulut la dégager, ce qui donna l'idée d'opérer par Besançon. On y employa la portion de l'armée de la Loire refoulée sur Bourges, dont on fit l'armée de l'Est commandée par Bourbaki ; jointe au corps d'armée réuni à Lyon, elle devait atteindre l'effectif de 120.000 hommes ; Garibaldi devait rester en Bourgogne pour surveiller ses derrières. L'opération, pour réussir, devait être secrète et rapide ; mais un article du Moniteur révéla qu'on préparait une diversion. Les trains, encombrés de troupes, restèrent dix jours en route par un froid de 12° à 15° ; en janvier seulement l'armée affamée et démoralisée commença les opérations dans un pays couvert de neige, et par un froid exceptionnel. Bourbaki se défiait de ses hommes ; il avait dit qu'on n'improvise pas d'armées dans les temps modernes ; le gouvernement se défiait de Bourbaki : Freycinet, le soupçonnant de ne pas vouloir exécuter son plan, le faisait accompagner par un délégué civil.

L'armée allemande de l'Est (commandée par Werder) avait occupé la Bourgogne jusqu'à Nuits, où elle avait repoussé les Français (le 11 décembre). Elle évacua Dijon (27 décembre), et se concentra en Franche-Comté pour couvrir le siège de Belfort. L'état-major prussien, se méprenant sur les forces et le but de Bourbaki, ordonna de réoccuper Dijon ; Werder, mieux informé, manœuvra pour retarder l'armée française, et lança sur son flanc une division qui l'arrêta toute une  journée à Villersexel (9 janvier 1871). Il eut le temps de se retrancher fortement derrière la Lisaine, et avertit Moltke (14 janvier) qu'il ne croyait pas pouvoir protéger à la fois l'Alsace et Belfort. L'armée française, très supérieure en nombre, l'attaqua en avant de Montbéliard, par le grand froid et la neige, pendant 3 jours (15-17 janvier), et fut repoussée par l'artillerie avec une perte de 4.000 hommes.

Ce fut la bataille d'Héricourt, la dernière de la guerre. L'armée, épuisée, ne pouvant plus manœuvrer sur le terrain détrempé par le dégel et la pluie, se retira. L'entreprise sur Belfort était manquée. L'armée allemande, qui arrivait de Bourgogne au secours de Werder, changeant alors de direction, tourna vers l'est, passa le Doubs et manœuvra pour couper la retraite à Bourbaki. Garibaldi, chargé de garder les derrières, souffrait de la goutte, et se laissa retenir par une attaque dirigée sur Dijon.

En même temps, l'armée commandée par Chanzy, appelée IIe armée de la Loire, s'était renforcée des mobilisés de Bretagne rassemblés et exercés à la hâte dans le camp de Conlies, et formait une masse de 120.000 hommes, armés de fusils de modèles différents, mal équipés pour un hiver si froid. Chanzy se préparait pourtant à revenir vers Paris. L'armée de Frédéric-Charles l'attaqua dans ses lignes près du Mans. Après sept jours de combats dans la neige (6-12 janvier), les  mobilisés, saisis par une panique, se débandèrent ; l'armée abandonna Le Mans et se replia sur Laval. Les Allemands, fatigués et éprouvés par une perte de 3 400 hommes, ne la poursuivirent pas.

Dans le Nord, un nouveau général en chef, Faidherbe, le créateur de la colonie du Sénégal, avait réorganisé l'armée du Nord à Arras. Il maintenait ses troupes en bonne santé en les faisant cantonner la nuit à couvert. et les aguerrissait par de petites attaques ; ses soldats le comparaient à un chiendent dont l'ennemi ne pouvait se débarrasser.

Il marcha sur Amiens évacué (15 décembre), mais les Allemands, avant reçu des renforts de Normandie, y rentrèrent et défendirent leurs lignes en avant de la ville par un long combat (23 décembre). Faidherbe, ayant porté son armée à 40.000 hommes, reprit l'offensive, fit reculer les Allemands (15.000 hommes) sur Bapaume, et les y attaqua (3 janvier). La bataille les ébranla au point qu'ils préparèrent la retraite, mais lui-même fut obligé de s'arrêter (4 janvier). Il reprit sa marche sur Paris et s'avança jusqu'à Saint-Quentin. Les Allemands, ayant concentré toutes leurs forces, l'attaquèrent, enfoncèrent son centre et débordèrent ses ailes. L'armée du Nord se mit en pleine déroute, laissant 10.000 prisonniers (19 janvier).

 

IX. — LA CAPITULATION DE PARIS ET LE DÉSASTRE DE L'ARMÉE DE L'EST.

APRÈS l'échec de Champigny, Paris n'avait fait que de petites sorties pour occuper la garnison. Le Bourget (près de Saint-Denis), pris par les assiégés et repris par l'ennemi (28-30 octobre), fut attaqué, occupé et évacué (21 décembre). Les Allemands, ayant reçu leur matériel de siège, décidèrent de bombarder Paris par le sud. Le roi Guillaume expliqua son but au commandant de l'artillerie : amener la populace maîtresse de Paris à désirer une capitulation et la paix. Le bombardement, commencé le 5 janvier dans le brouillard, fut limité à la rive gauche et lit peu de victimes, niais irrita comme une barbarie inutile. Le gouvernement protesta (10 janvier) par un appel aux cabinets européens et à l'opinion publique du monde.

La population souffrait de plus en plus du froid, de la faim, de l'isolement. Le combustible manquait. Les vivres devenaient rares ; le pain, fait en mêlant des farines inférieures et du son à la farine de froment, était noir et indigeste. On ne vendait plus que de la viande de cheval ; on mangeait les chats, les chiens, les rats, les animaux du Jardin des plantes. Les familles riches parvenaient à se nourrir à des prix élevés. Les autres n'avaient que la ration quotidienne de pain et de viande, que la lemme avait attendue des heures en plein air à la porte de la boulangerie et de la boucherie. La mortalité des enfants fut énorme.

Les partisans de la Commune blâmaient violemment l'inertie de Trochu et réclamaient une sortie torrentielle. Leur colère s'accrut quand Trochu fit évacuer le plateau d'Avron, devenu intenable par le bombardement qui (depuis le 27 décembre) s'étendait sur les forts de l'est et la ville de Saint-Denis. Un Conseil de guerre (31 décembre) décida, pour satisfaire l'opinion, une dernière opération offensive. L'exécution différée fut réglée en Conseil (16 janvier) : on résolut d'opérer dans la direction de Versailles, avec 70.000 hommes, dont 42.000 gardes nationaux. La sortie, en 3 colonnes retardées par l'encombrement des ponts, aboutit à gauche à la prise de Montretout, à droite à l'attaque de Buzenval ; les Parisiens, exposés au tir des ennemis retranchés derrière les murs des parcs, perdirent 4.000 hommes : ils étaient le soir si épuisés et si découragés qu'il fallut les ramener dans Paris (19 janvier). Trochu donna sa démission, refusant de prendre la responsabilité d'un combat nouveau, qui serait une tuerie sans but.

Les partisans de la sortie en masse donnèrent rendez-vous aux gardes nationaux devant l'Hôtel de Ville le 22 janvier. Un bataillon, venu dans la nuit, délivra Flourens et ses amis, détenus à Mazas. Les manifestants, rassemblés devant l'Hôtel de Ville, envoyèrent des délégués au gouvernement, défendu par les mobiles bretons. Les gardes nationaux restés sur la place tirèrent, les mobiles répondirent par un feu meurtrier qui balaya la place, puis ils entrèrent dans les maisons pour arrêter les insurgés. Le nouveau gouverneur de Paris, le général Vinoy, ferma les clubs et supprima deux journaux révolutionnaires.

Pendant la fin du siège, deux actes solennels manifestèrent les changements produits en Europe par la défaite de la France :

1° Les Puissances signataires du traité de Paris, réunies en Conférence à Londres sur la demande du gouvernement russe (11 janvier), acceptèrent d'annuler la clause de neutralité de la mer Noire imposée à la Russie en 1856. Le gouvernement français avait accepté d'abord d'envoyer Jules Favre à la conférence, de façon à faire reconnaître la République ; mais l'ouverture fut retardée, et il ne parut plus possible de laisser partir le ministre des Affaires étrangères ; la France ne fut pas représentée dans cette réunion des Puissances.

2° Le 18 janvier, après des négociations compliquées avec les princes souverains de l'Allemagne du Sud, le roi de Prusse fut proclamé empereur d'Allemagne dans le palais de Versailles.

Le gouvernement, jugeant dangereux d'attendre jusqu'à l'épuisement complet des vivres (prévu pour le 4 février), décida (22 janvier) d'envoyer Jules Favre à Versailles négocier avec Bismarck. Il proposa à la fois la capitulation, acte militaire, qui mettait fin au siège de Paris, et un armistice pour élire une Assemblée nationale, acte politique qui préparait la conclusion de la paix (23 janvier). Bismarck, au nom du roi, accepta (le 24) : les forts seraient livrés ; les troupes, désarmées et prisonnières de guerre, resteraient cantonnées sur place. Paris paierait une contribution de guerre. Elle est une demoiselle assez riche et bien entretenue, dit Bismarck, pour payer sa rançon. On discuta sur la durée de l'armistice et sur l'entrée des Allemands clans Paris, qui fut reportée après la fin de l'armistice. On s'abstint de désarmer la garde nationale, opération dangereuse dont personne ne désirait se charger — Jules Favre, après la Commune, se reprocha d'avoir empêché le désarmement, mais il n'est pas sûr que Bismarck le lui ait offert.

Le gouvernement approuva (le 25) ; Favre retourna à Versailles pour régler les limites du terrain rendu neutre par l'armistice. Bismarck refusa d'y comprendre Belfort assiégé ; J. Favre, croyant l'armée de l'Est en marche pour délivrer Belfort, proposa d'attendre d'avoir reçu des nouvelles (26 janvier). Le soir même on tira les derniers coups de canon. Le 27, l'Officiel annonça les négociations, et J. Favre retourna à Versailles pour délimiter la zone neutre, assisté d'un général qui essaya d'étendre l'armistice à l'armée de l'Est ; Moltke refusa.

La convention officielle, signée le 28 au soir, établit lin armistice de 21 jours à commencer dans 3 jours, et traça à travers la France, depuis le Calvados jusqu'à la Côte-d'Or, une ligne de démarcation. Le siège de Belfort et les opérations militaires dans les 3 départements où opérait l'armée de l'Est continueraient, jusqu'au moment où on se sera mis d'accord sur la ligne dont le tracé... a été réservé à une entente ultérieure. Paris payait 200 millions. Les troupes resteraient dans la ville et déposeraient leurs armes, sauf 12.000 hommes pour le service intérieur.

Favre invita par dépêche Gambetta à faire exécuter l'armistice, mais il oublia de mentionner l'exception. Gambetta ordonna d'arrêter les opérations partout. L'armée allemande, prévenue par Moltke, continua à manœuvrer pour couper la retraite à Bourbaki. L'armée de l'Est, n'ayant plus la force de s'ouvrir un passage, marchait depuis le 24 vers Pontarlier, épuisée par la fatigue et le froid. Le 26, Bourbaki désespéré essaya de se suicider. Les Allemands coupèrent la dernière route de retraite (29 janvier). L'armée de l'Est, apprenant l'armistice où elle se croyait comprise, arrêta sa marche et protesta contre la continuation des hostilités. Elle perdit dans une série de combats 15.000 hommes ; 20.000 environ s'étaient échappés. L'armée, réduite à 92.000, entra en Suisse, où elle fut désarmée (1er février). Belfort ne fut rendu que par une convention signée le 15 février, qui laissa libre la garnison.

Il y avait alors en Allemagne près de 400.000 Français prisonniers, sans compter l'armée de Paris, et 100.000 hommes internés en Suisse ou en Belgique. Les Allemands occupaient 25 départements avec 570.000 hommes d'infanterie, 63.000 de cavalerie (sans compter les officiers) et 1.750 canons. La France, d'après les évaluations (peut-être exagérées) de Freycinet, avait mis sur pied depuis le 4 septembre 230.000 soldats, 110.000 mobiles, 180.000 mobilisés, 30.000 francs-tireurs, 32.000 cavaliers, et fabriqué 1.400 canons. Il lui restait moins de 250.000 hommes armés, la plupart soldats improvisés, hors d'état de continuer la guerre.