HISTOIRE DE FRANCE CONTEMPORAINE

 

LIVRE V. — LA POLITIQUE EXTÉRIEURE ET LA POLITIQUE COLONIALE.

CHAPITRE III. — L'ALLIANCE AVEC L'ANGLETERRE CONTRE LA RUSSIE.

 

 

I. — L'INTERVENTION DE LA RUSSIE DANS L'EMPIRE OTTOMAN.

LE tsar Nicolas, devenu le souverain le plus redouté d'Europe, jugea le temps venu de régler à son profit la question d'Orient. Croyant tenir dans sa dépendance l'Autriche et la Prusse, supposant la France impuissante, il estima suffisant de s'entendre avec l'Angleterre. Le ministère de coalition formé après la retraite de Palmerston (déc. 1852) avait pour chef Aberdeen, à qui Nicolas, dans un voyage à Londres en 1844, avait déjà confié ses projets en Orient. L'empire turc était un homme malade ; il était prudent de s'entendre pour régler sa succession. Le tsar, sachant Aberdeen ami de la paix, lui dévoila ses projets par des conversations confidentielles avec l'ambassadeur anglais en Russie, Seymour — qui furent publiées en 1854 en réponse aux notes russes.

Le 9 janvier 1853, le tsar dit souhaiter une amitié intime avec l'Angleterre et, comparant la Turquie à un homme gravement malade, proposa de se mettre d'accord sur les dispositions. — Le 14 janvier, il demandait au gouvernement anglais, puisque le malade pouvait mourir subitement, de se préparer d'avance : Si nous arrivons à nous entendre, peu importe ce que feront les autres. Le gouvernement éluda l'offre en répondant que tout arrangement en vue de la succession du sultan encouragerait ses ennemis. — Le 20 février, le tsar se plaignit de n'avoir pas été compris : il avait voulu s'entendre arec l'Angleterre surtout pour décider ce qui ne devrait pas être fait. Le 21, il précisa ce qu'il ne serait pas permis de faire. Constantinople ne devait ni être occupé par une puissance ni servir à créer un Empire byzantin. La Serbie et la Bulgarie pouvaient devenir des principautés, indépendantes sous le protectorat du tsar ; l'Angleterre pourrait occuper l'Égypte et la Crète. Le gouvernement anglais, fidèle à sa politique traditionnelle, résolut de maintenir intact l'empire ottoman.

Nicolas, déçu par ce refus, se décida à opérer seul. Il avait reçu une requête des notables grecs au sujet de la querelle des Lieux Saints en intimidant le Sultan ; il annonça brusquement l'envoi d'une mission extraordinaire pour la régler. Le chef de la mission, le prince Menschikoff, amiral et aide de camp du tsar, grand seigneur d'allures hautaines, après une, revue menaçante des navires russes de la mer Noire, arriva à Constantinople avec une grande escorte au milieu des acclamations des Grecs (28 février). Il effraya le personnel turc par des manquements volontaires à l'étiquette : il alla à l'audience du sultan en costume de ville, passa sans s'arrêter devant la porte du ministre Fuad qui l'attendait, et déclara ne pas vouloir traiter avec lui ; Fuad fut disgracié et remplacé par un protégé de la Russie.

Cette diplomatie, impérieuse alarma les gouvernements européens. L'ambassadeur anglais à Constantinople, Strafford Canning, alors en congé ; tut renvoyé à son poste. Entré dans la diplomatie très jeune, il avait l'expérience de l'Orient et une grande influence sur le personnel ottoman, et il en voulait à Nicolas de ne l'avoir pas (en 1833) agréé comme ambassadeur en Russie.

Le gouvernement français, laissant tomber l'affaire des Lieux Saints, avait rappelé l'ambassadeur à Constantinople La Valette, trop engagé dans le conflit, et accepté la proposition anglaise de régler la question à l'amiable avec le gouvernement russe ; la mission de Menschikoff ranima le conflit. Les ministres furent d'avis de ne prendre aucune mesure dangereuse pour la paix ; seul Persigny conseilla de soutenir l'Angleterre (19 mars). L'Empereur lui donna raison ; il ordonna d'envoyer la flotte de Toulon à Salamine, à portée de soutenir les Turcs. Le gouvernement anglais, évitant l'apparence d'intervention, autorisa simplement Canning à avertir au besoin l'escadre anglaise de Malte de se tenir prête à partir. L'ambassadeur français Walewski racontait à Londres que l'Empereur avait été trompé et regrettait sa décision ; il priait le ministre anglais de rappeler à son ambassadeur la nécessité de voir souvent l'Empereur et de ne pas se fier au ministre. Napoléon savait l'indiscrétion de ses agents officiels et leur cachait ses projets ; sa politique personnelle secrète, opposée à sa politique officielle, prenait une apparence de duplicité.

Menschikoff présenta au sultan les demandes du tsar par une série de trois notes verbales (16 mars-19 avril). Il commença par l'objet officiel de sa mission, l'affaire des Lieux Saints ; il finit par réclamer le droit de protection, non plus seulement sur les Lieux Saints, mais sur tous les chrétiens orthodoxes sujets du sultan, une population de 10 millions d'âmes, en exigeant que ce droit Mt reconnu, non plus par un firman (ordonnance) du sultan, mais par un traité avec la Russie. On lui objecta la souveraineté du sultan, et le grand vizir lui donna rendez-vous dans sa villa sur le Bosphore pour chercher une conciliation. Menschikoff l'accepta ; mais il se rendit au palais impérial, força la consigne, se présenta au sultan, lui montra le danger de résister aux désirs du tsar et l'obligea à destituer son grand vizir.

Les ministres ottomans, irrités de ces procédés impérieux, suivant le conseil de Canning, répondirent par un refus. Menschikoff déclara que le refus de garantie pour le culte grec imposait à son gouvernement la nécessité de chercher une garantie dans son propre pouvoir ; il partit le 21 mai, le 31 la Russie envoya un ultimatum.

L'opinion en Angleterre, jusque-là pacifique, devint hostile à la Russie. Le gouvernement anglais ordonna à sa flotte de se poster à l'entrée des Dardanelles. Le gouvernement français fit partir son escadre de Salamine ; mais Napoléon continua à envoyer au tsar des dépêches conciliantes : il craignait d'être abandonné par les autres Puissances et de payer les frais de leur réconciliation avec la Russie.

Le tsar ne désirait pas la guerre, mais, convaincu que le ministère Aberdeen ne la ferait pas et jaloux de l'influence de Canning à Constantinople, il continua sa politique d'intimidation. Il publia un manifeste d'un ton religieux sur l'intégrité des privilèges de l'Église orthodoxe, et envoya une armée occuper les principautés danubiennes, en expliquant qu'elle y entrait, non pour faire une guerre offensive, mais pour détenir une garantie matérielle (2 juillet). Le conflit, commencé par une lutte d'influences, aboutissait à une invasion de l'Empire ottoman.

Ce n'était pas encore la guerre. Après quarante ans de paix, la guerre effrayait tout le monde ; les diplomates redoutaient la rupture de l'équilibre européen, les financiers la baisse des valeurs, les commerçants l'arrêt des affaires. Nicolas ne menaçait de la guerre que parce qu'il se croyait sûr de l'éviter, et son chancelier Nesselrode était pacifique. Le personnel anglais se partageait, pris entre deux dogmes contradictoires, l'intégrité de l'empire ottoman nécessaire à la sécurité de l'empire de l'Inde, l'accord entre les alliés de 1814 nécessaire à l'équilibre européen. La reine et le prince Albert, le premier ministre Aberdeen, le représentant du libre-échange Gladstone travaillaient à maintenir la paix. Seuls poussaient à la guerre Palmerston, redevenu ministre des Affaires étrangères, qui craignait de laisser les détroits au pouvoir des Russes, et Strafford Canning, adversaire du tsar. Leur fonction leur donnait le pouvoir de diriger la politique anglaise en Orient, ils s'en servirent pour rendre la rupture inévitable.

En France, ministres et ambassadeurs furent unanimes contre la guerre. Seul Napoléon la voulut, non pour sauver l'empire turc auquel il ne s'est jamais intéressé, mais pour rompre l'entente des alliés de 1814 et prendre un rôle actif dans le concert européen. Il semble que sa tactique ait été de dissimuler son désir, de peur de reformer la coalition de l'Europe contre la France comme en 1840 ; il amena le gouvernement anglais à des actes qui peu à peu le conduisirent à la guerre, en lui laissant toujours le premier rôle. Ce jeu trompa ses alliés anglais et ses adversaires républicains qui le crurent incapable d'oser faire la guerre an tsar. Victor Hugo lui reprocha sa reculade.

 

II. — LA RUPTURE AVEC LA RUSSIE ET L'ALLIANCE FRANCO-ANGLAISE.

L'ARMÉE russe, entrée en Moldavie, arriva sans résistance jusqu'au Danube. Le gouvernement turc, sur le conseil de Strafford Canning, se borna à protester. Le tsar, espérant éviter la guerre, fit demander la médiation de l'Autriche par son ambassadeur, Meyendorf, beau-frère du comte de Buol, premier ministre autrichien. Les ambassadeurs des quatre grandes Puissances, réunis chez Buol en Conférence, cherchèrent une solution en prenant pour base la note de Menschikoff au sultan, et, acceptant le projet envoyé par Napoléon, rédigèrent la Note de Vienne (27 juillet). Elle demandait au sultan une déclaration destinée à consacrer sa bienveillance pour ses sujets chrétiens.

Les ambassadeurs à Constantinople, chargés de remettre la note, se heurtèrent à une résistance imprévue, qu'ils attribuèrent à leur collègue anglais. Strafford Canning, comme doyen du corps diplomatique, présenta la note officiellement, puis engagea personnellement les ministres turcs à proposer d'ajouter dans la déclaration sur le protectorat de la religion chrétienne les mots par la Sublime Porte, ce qui excluait toute protection étrangère sur les chrétiens de l'empire : c'était un échec pour la Russie. Les gouvernements acceptèrent ; le tsar refusa et réclama un droit d'intervention en faveur des chrétiens.

L'Angleterre et la France, pour donner courage aux Turcs, envoyèrent leurs flottes devant Constantinople. La Russie protesta au nom du traité de 1841 qui interdisait de franchir les Dardanelles ; l'Angleterre répondit que l'occupation des principautés dégageait la Turquie. Aberdeen croyait encore suivre une politique défensive : les flottes devaient rester stationnaires, à moins d'une attaque des Russes, qu'il jugeait très peu probable. Mais Napoléon proposa et obtint que les deux flottes fussent autorisées à entrer dans la mer Noire avec ordre de rester sur la défensive. Le prince Albert se rassurait en disant : La France est prête à l'aire tout ce que nous voudrons, guerre ou paix (16 octobre). C'était une démonstration d'une portée décisive : l'accord entre les quatre Puissances pour le maintien de la paix par une pression morale sur le tsar faisait place à une entente agressive de deux États contre la Russie. Le concert européen était rompu.

Le gouvernement turc, ayant eu le temps de préparer son armée, réunit un Divan (assemblée) de 172 hauts fonctionnaires, qui décida de fixer un délai à la Russie pour retirer ses troupes des principautés danubiennes. Le délai expiré, l'armée turque traversa le Danube et attaqua les Russes ; la Porte déclara la guerre (4 novembre).

Ce fut d'abord une guerre locale dans un pays chrétien faiblement rattaché à l'empire turc.. Les gouvernements, espérant encore l'arrêter, ordonnèrent à leurs représentants en Autriche de s'entendre. La Conférence de Vienne signa un protocole de médiation (15 déc.) et décida d'engager le sultan il traiter. Mais le gouvernement turc, voulant atteindre la Russie, envoya des navires sur lu mer Noire porter des armes aux montagnards musulmans du Caucase en guerre avec les Russes. La flotte turque, prise par une tempête, se réfugia dans le port de Sinope, la flotte russe vint l'y attaquer et la détruisit (30 novembre). Le massacre de Sinope, en exaspérant l'opinion anglaise, rendit vaines les précautions prises par Aberdeen. Les gouvernements anglais et français ordonnèrent à leurs flottes d'entrer dans la mer Noire et de renvoyer à Sébastopol tout navire de guerre russe qu'elles rencontreraient. Les flottes arrivèrent, le 4 janvier 1854, sur cette mer que le tsar regardait comme son domaine. Nicolas retira ses représentants, les ambassadeurs anglais et français quittèrent la Russie. Napoléon envoya à Nicolas une lettre personnelle (29 janvier) ; la réponse fut une rupture : La Russie se montrera en 1854 ce qu'elle a été en 1812.

La guerre fut retardée par les négociations avec les neutres. La France et l'Angleterre demandèrent aux puissances allemandes ce qu'elles feraient en cas de guerre. L'Autriche se borna à sommer le tsar d'évacuer lés principautés danubiennes. En Prusse, le parti militaire et national et le prince Guillaume (le futur empereur) poussaient à la guerre contre le tsar. Mais le roi s'indignait de l'alliance de ses amis protestants d'Angleterre avec un musulman et un Napoléon, qu'il appelait l'inceste avec le paganisme et la Révolution, et il se déclara neutre.

L'Angleterre et la France envoyèrent à la Russie (27 février) un ultimatum, dont le tsar refusa de prendre connaissance. — Le 12 mars, par un traité, elles promirent an sultan une armée. — Le 27, elles déclarèrent la guerre à la Russie. — Le 10 avril, elles conclurent entre elles à Paris un traité d'alliance, et s'engagèrent à ne rechercher aucun avantage particulier.

Napoléon avait réussi à rompre le concert formé contre la France en 1814. Il n'avouait en public qu'une politique défensive. Il disait l'ouverture des Chambres (2 mars) qu'il faisait la guerre pour défendre le sultan, maintenir l'influence française en Méditerranée, protéger l'Allemagne contre un voisin trop puissant ; l'Europe voyait le danger dont le colosse du Nord menaçait sa civilisation. Dans l'intimité il laissait entrevoir sa politique personnelle de remaniements de territoires. Au duc de Saxe-Cobourg, le premier souverain qui eût daigné venir le voir à Paris, il parla d'agrandir la Prusse en Allemagne et l'Autriche sur le Danube (c'est ainsi que le duc rapporta ses propos). Un article d'un journal officieux, La révision de la carte d'Europe, proposait de délivrer la Pologne, et de donner la Roumanie à l'Autriche, qui céderait la Lombardie à la Sardaigne.

 

III. — LA GUERRE DANS L'EMPIRE OTTOMAN.

LES Alliés commencèrent par embarquer des troupes pour défendre  Constantinople. Ce fut pour Napoléon l'occasion d'un succès personnel. La reine Victoria lui fit l'immense faveur de lui envoyer son cousin, le duc de Cambridge. Le duc et le général en chef de l'expédition anglaise, lord Raglan, tinrent conseil aux Tuileries avec Napoléon, son cousin, et Saint-Arnaud, commandant en chef de l'expédition.

Les troupes débarquées (avril et mai) aux Dardanelles et cantonnées à Gallipoli et à Scutari (25.000 Anglais, 30.000 Français) formèrent l'armée d'Orient. Les chefs craignaient une explosion de la vieille haine nationale, mais le sentiment national eut moins de force que l'émulation militaire : les soldats se traitèrent en camarades, et s'entraidèrent.

Les armées des trois États alliés avaient chacune son commandement indépendant. Le commandant de Marnée française, Saint-Arnaud, mortellement atteint d'une angine de poitrine, avait pour aide de camp le général Trochu, mis auprès de lui par le ministère pour le modérer. Le chef de l'armée anglaise, lord Raglan, élevé à l'école de Wellington, était un vieux gentleman de manières polies et persuasives. L'armée turque, commandée par Omer pacha, Croate déserteur, devenu musulman, attendait en Bulgarie. L'armée russe franchit le Danube et attaqua Silistrie, place mal fortifiée, défendue par une faible garnison. Les généraux alliés décidèrent de la secourir : Raglan refusa d'y aller par terre et fit décider d'envoyer par mer les deux armées. Elles débarquèrent à Varna, prèles à arrêter les Russes. Mais deux jeunes officiers anglais, entrés en volontaires dans Silistrie, forcèrent le commandant turc à défendre un ouvrage avancé ; les soldats turcs se montrèrent excellents pour la défensive. Un général anglais au service du sultan, envoyé pour harceler les assiégeants, fit entrer sa brigade dans la place. Les Russes levèrent le siège (23 juin). Puis sept jeunes officiers anglais, venus au camp turc de Roustchouk sur le Danube, firent passer le fleuve à des détachements, qui se retranchèrent derrière un marais et repoussèrent les Russes venus pour les déloger.

Ces deux affaires détruisirent le prestige russe et mirent à l'abri le territoire turc. Les armées des alliés, privées d'objectif, n'osaient ni s'écarter de la mer par où venaient leurs approvisionnements, ni poursuivre les Russes dans l'intérieur. Le corps d'armée français envoyé (fin juillet) dans la Dobroudja, couverte de marais desséchés, fut ravagé par le choléra apporté de France. Un incendie détruisit les magasins de Varna. Les alliés ne pouvaient ni avancer ni rester en place.

En même temps, deux escadres anglaise et française, envoyées dans la mer Baltique, attaquèrent les îles d'Aland et y débarquèrent des troupes qui prirent la forteresse russe de Bomarsund (août). Mais Cronstadt, but de l'expédition, resta hors d'atteinte ; les amiraux n'osèrent pas se risquer sur cette côte basse et dans ces passes difficiles.

Les opérations diplomatiques continuaient. Le gouvernement autrichien s'était divisé : Radetzky et les officiers slaves demandaient un accord avec le tsar pour se partager le protectorat des chrétiens des Balkans ; le ministre des Affaires étrangères Buol décida le jeune empereur François-Joseph à forcer la Russie à évacuer les principautés danubiennes pour les faire occuper par l'Autriche. L'empereur obtint du roi de Prusse un traité (20 avril) pour imposer l'évacuation. Mais le représentant prussien à la Diète, Bismarck, l'adversaire de l'Autriche, profitant des liens personnels des princes allemands avec la cour de Russie. lit rejeter par la Diète la proposition d'intervention (14 mars) ; puis les délégués des États réunis à Bamberg (25 mai) décidèrent de sommer à la fois la Russie d'évacuer les principautés, et les alliés d'évacuer l'empire turc. L'Autriche, isolée en Allemagne, réunit une armée en Galicie, pria la Russie d'évacuer les principautés (3 juin) et conclut un traité avec le sultan. Le tsar déclara retirer ses troupes pour des raisons stratégiques. La guerre pour la défense de l'empire turc était finie.

Les alliés proposèrent d'imposer au tsar des garanties pour l'avenir ; l'Autriche accepta la note du 8 août résumant les 4 points : 1° remplacer le protectorat du tsar sur les principautés par une garantie collective des Puissances ; 2° libre navigation du Danube ; 3° réviser le traité de 1841 dans l'intérêt de l'équilibre européen ; 4° assurer la protection des droits des chrétiens dans l'empire turc d'une manière compatible avec la souveraineté du sultan.

La Russie refusa. Le roi de Prusse et la Confédération se déclarèrent neutres. L'Autriche resta suspendue entre la guerre et la paix, séparée de l'Allemagne neutre, liée aux alliés eu guerre.

 

IV. — L'EXPÉDITION EN CRIMÉE.

POUR forcer le tsar à donner des garanties, les alliés résolurent de l'attaquer. Sur quel point ? La décision vint du public anglais, inquiet de l'accroissement de la flotte russe en mer Noire et des fortifications de Sébastopol, port de guerre et arsenal. Le Times, très puissant sur l'opinion anglaise, écrivit (15, 22 juin) : Le but politique et militaire de la guerre ne peut turc obtenu tant que Sébastopol et la flotte russe existeront. La prise de Sébastopol est la condition essentielle d'une paix permanente. Le gouvernement anglais hésitait : il laissa Newcastle, chargé des Colonies et de la Guerre, rédiger les instructions et la lettre à Raglan chef de l'expédition (20 juin). La lettre, lue au Conseil un soir de grande chaleur, passa sans objection : elle traduisait les exigences du public plutôt que les désirs du gouvernement.

Le cabinet est unanimement d'opinion qu'à moins que vous et Saint-Arnaud ne croyiez ne pas être préparés, il faudrait mettre le siège devant Sébastopol. L'Empereur partage entièrement, cette opinion. — Les instructions laissaient Raglan libre d'exercer son pouvoir discrétionnaire, mais le gouvernement apprendrait avec regret, qu'une attaque dont on attend des conséquences si importantes dût être différée.

Les généraux n'avaient aucun renseignement sur les forces russes en Crimée : les évaluations variaient entre 14.000 hommes et 70.000 : Newcastle, mieux informé, les estimait 45.000 au plus, Raglan croyait la Crimée mieux défendue, mais il interpréta les instructions du Conseil comme un ordre d'attaquer. Les deux commandants un chef et les deux amiraux, réunis en conseil, décidèrent la descente en Crimée, plutôt, écrivit Raglan, par déférence pour les vues du gouvernement... que par suite des renseignements sur l'ennemi (10 juillet).

On envoya reconnaître la côte de ce pays inconnu. Les amiraux décidèrent (20 août) de partir ensemble. Les Français avaient trop peu de navires à vapeur pour remorquer leurs transports : ils entassèrent 20.000 fantassins et 70 pièces sur des navires de guerre et des transports à voiles. La flotte anglaise, formée de voiliers remorqués par des vapeurs, les rejoignit, portant 22.000 fantassins et 1.000 cavaliers. La flotte turque amena 5.000 fantassins.

Pendant ce temps, Napoléon recevait personnellement la récompense de son consentement : le prince Albert venait passer avec lui quatre jours au camp de Boulogne (4-8 septembre). Dans des conversations familières, Napoléon lui confia ses rênes de remaniement de l'Europe : union de l'Espagne et du Portugal, délivrance de la Lombardie, restauration de la Pologne. Ils se séparèrent enchantés Fun de l'autre, et échangèrent la promesse d'aller se voir à Paris et à Windsor.

Les alliés débarquèrent au nord de la côte nord-ouest de la Crimée, près d'Eupatoria, et n'y trouvèrent aucun ennemi. Le gouvernement russe avait envoyé ses plus fortes armées sur la frontière de Pologne, en Crimée moins de 50.000 hommes, sous le prince Menschikoff. Cette petite armée se posta derrière l'Alma, sur des pentes abruptes hérissées de rochers, et les garnit d'artillerie. Les alliés en deux groupes séparés traversèrent la rivière et grimpèrent à l'assaut ; les Français à droite arrivèrent les premiers sur la hauteur : les Anglais, arrêtés par le gros des forces russes, firent plus de pertes et avancèrent moins vite. L'armée russe se retira, puis, saisie de panique, s'enfuit vers l'intérieur, laissant Sébastopol sans défense, Raglan voulait poursuivre ; Saint-Arnaud, abattu par sa maladie et par le choléra, jugea nécessaire de laisser les soldats se reposer. Sébastopol est bâtie au sud d'une baie étroite tournée vers l'ouest. Les alliés, ignorant les forces de l'ennemi, tentèrent d'attaquer par terre du côté du nord, pendant que leur flotte entrerait dans la baie pour bombarder par mer. Mais, sur l'ordre de Menschikoff, l'amiral russe coula sept navires de guerre dans la passe à l'entrée de la baie ; la flotte tenue hors de portée devenait impuissante.

Les alliés, renonçant à une attaque brusque (24 sept.), décidèrent de faire le tour par le plateau pour attaquer Sébastopol par le sud. L'armée, traversant la forêt ; se croisa avec l'armée russe en retraite, sans qu'aucune des deux s'en aperçut, et arriva devant les ouvrages avancés au sud de la ville ; Raglan proposa de donner l'assaut. Saint-Arnaud venait de mourir ; son successeur. Canrobert, brave au combat, hésitant dans la direction, déclara qu'il fallait d'abord ébranler les ouvrages par un bombardement, et attendit l'arrivée des pièces de siège.

Les alliés avaient eu l'avantage de la surprise, mais avaient laissé passer toutes les occasions d'en profiter. L'expédition de Crimée avait manqué son but militaire ; elle eut un effet politique, elle créa entre les Français et les Anglais une fraternité d'armes.

Sébastopol, port de guerre fortifié en vue d'une attaque par mer, n'était défendu du côté de la terre que par des forts insuffisants. La mise en défense fut improvisée par un jeune lieutenant-colonel du génie, Todleben, Allemand des provinces baltiques. Envoyé à par le général de l'armée russe du Danube pour avertir Menschikoff : de l'attaque des alliés, il resta dans la place pour diriger les travaux de retranchement. La garnison était faible et l'artillerie insuffisante. Mais on débarqua les canons de la flotte et 16.000 marins ; Menschikoff en se retirant y laissa plus de 10.000 soldats. Son armée alla se poster en arrière, se 'tenant en relation avec Sébastopol et recevant des renforts de Russie : la place assiégée ne pouvait être bloquée ni prise par la famine. Les soldats, les marins, les habitants même, excités à la résistance par Todleben, creusèrent des tranchées et élevèrent des ouvrages improvisés, adaptés aux formes d'un terrain accidenté. On a défini le siège de Sébastopol une guerre entre deux armées marchant l'une contre l'autre en remuant de la terre.

Les alliés, pour attaquer les ouvrages du sud, s'installèrent au sud-est, sur un plateau pierreux, stérile, exposé au vent, presque désert, où ils n'avaient que l'eau des puits. Il fallait faire venir tous les vivres par mer. L'équipement, calculé pour une expédition rapide, ne suffisait plus. Quand les pièces de siège furent arrivées, on bombarda les ouvrages avancés du sud, on en fit sauter un, et Raglan proposa l'assaut ; Canrobert n'osa pas. On se décida à un siège en règle.

L'armée russe, ayant reçu des renforts, prit l'offensive. Elle attaqua brusquement Balaklava, le port d'approvisionnement des Anglais (25 oct.). L'armée anglaise surprise fut dégagée par une charge de cavalerie qui traversa toute l'armée ennemie. Puis (5 nov.) l'armée russe, portée à 100.000 hommes contre 40.000 Français, 20.000 Anglais et 5.000 Turcs, surprit l'aube les Anglais sur le plateau d'Inkermann. Les Anglais, épuisés après avoir repoussé trois attaques, furent sauvés par l'arrivée des Français ; une partie de l'armée russe était restée inactive. Cette bataille, qui coûta aux Russes 12.000 hommes, aux Anglais 2.600, aux Français 1.700, rendit impossible l'assaut de Sébastopol.

Rien n'était prêt pour une campagne d'hiver : ni vêtements ni ambulances. Un ouragan (14 nov.) balaya les tentes, couvrit de neige et de verglas les chemins entre la mer et le camp anglais, empêcha de transporter les vivres et les fourrages. L'hiver, très rude sur ce plateau, amena des froids très vifs, des vents violents, des tourmentes de neige. Il y eut beaucoup de morts par le choléra ou par le froid. Les Anglais, plus dépourvus et moins habitués aux privations, souffrirent plus que les Français. L'armée française, recrutée par le service obligatoire, se renforçait plus facilement ; elle atteignit un effectif double de l'armée anglaise. La France, après avoir figuré comme alliée de l'Angleterre, finit par prendre le premier rôle.

Napoléon rechercha l'aide de l'Autriche. François-Joseph, malgré l'opposition des généraux et des financiers, avait décidé de mettre toute l'armée sur le pied de guerre ; puis, sur l'avis d'un Conseil de ministres, il révoqua l'ordre (21 nov.). Le tsar lui envoya dire qu'il acceptait les points comme base de discussion (28 nov.) et obtint de rouvrir la Conférence. Mais l'Autriche, à court d'argent, avait besoin des subsides des alliés pour entretenir ses troupes ; Buol, en offrant sa démission, obligea François-Joseph à accepter l'alliance anglo-française. Napoléon eu reçut la nouvelle dans une soirée, Hübner le vit, saisi d'émotion, courir à l'impératrice et l'embrasser (3 déc.). Buol demanda à la Diète allemande la mobilisation des troupes fédérales ; elle ne voulut voter que la mise sur le pied de guerre (8 fév.).

Le gouvernement de Sardaigne, dirigé par Cavour, offrait son alliance, non que le pays y eût aucun avantage direct, — la guerre contre la Russie devait au contraire arrêter le commerce de Gènes avec la mer Noire, — mais pour gagner le bon vouloir des grandes Puissances. Napoléon, par égards pour l'Autriche, mit peu d'empressement à accepter : mais le gouvernement anglais, depuis 1848 en relations intimes avec le Piémont, fit décider le traité d'alliance (10 janv. 1855). Le Piémont promit d'envoyer un corps de 13.000 hommes.

L'hiver arrêtait les opérations. les armées diminuaient vite par les maladies : en trois mois (nov.-janv.) les Français évacuèrent plus de 12.000 malades ou blessés. En France le public s'inquiétait de la longueur du siège, en comparant la pauvreté des résultats avec l'énormité des sacrifices. Le Times avait envoyé, pour la première fois, des correspondants de guerre suivre la campagne. Pour la première fois, le public apprenait par le journal les détails de la vie quotidienne d'une armée et les réalités cruelles de la guerre, que jamais il ne s'était représentées. Le récit des souffrances des soldats en Crimée déchaina un accès de colère contre l'administration de la guerre. La Chambre. à une forte majorité, décida de nommer une commission d'enquête. Le ministère se retira : la reine ne trouva personne pour former un cabinet. Napoléon lui fit dire que celte situation critique rendait indispensable la présence de Palmerston. Victoria s'irrita d'une démarche qui tendait à amoindrir le prestige de la couronne d'Angleterre en faisant de la volonté et de l'intérêt, de Napoléon le seul régulateur du gouvernement anglais ; mais, malgré son antipathie, elle se résigna à nommer Palmerston premier ministre. Ce l'ut un succès pour Napoléon. Palmerston lui écrivit (8 fév.) que l'alliance avait son origine dans la loyauté, la franchise et la sagacité de l'Empereur et qu'il serait honoré de recevoir ses communications personnelles ; proposition que le prince Albert déclara anticonstitutionnelle.

A la fin de l'hiver le tsar Nicolas, très affecté par l'échec de ses armes, mourut, de la grippe (2 mars 1855). La nouvelle fit une impression profonde : on crut à la paix, la Bourse monta. Mais, par respect pour la mémoire de son père. Alexandre II se crut obligé de continuer sa politique.

 

V. — LE RESSERREMENT DE L'ALLIANCE ANGLAISE.

LA Conférence s'ouvrit à Vienne (mars 1855). La France et l'Angleterre y envoyèrent leurs ministres des Affaires étrangères Drouyn de Lhuys et Russell : tons deux désiraient la paix. L'accord se lit sur deux points de la note ; le désaccord porta sur la protection des chrétiens et la neutralité de la mer Noire. Drouyn de Lhuys, désireux de féconder l'alliance avec l'Autriche, soutint le compromis qu'elle proposait : laisser aux deux Etats riverains de la mer Noire le droit d'y avoir des navires de guerre, en nombre égal. Russell accepta la proposition. Palmerston refusa. Au lieu de faire cesser la prépondérance de la Russie en mer Noire, elle la perpétue et la légalise. Si la Russie augmentait sa flotte, l'Autriche lui ferait-elle la guerre ?

Napoléon commença par approuver son ministre. Puis il alla avec l'impératrice faire à la famille royale d'Angleterre la visite projetée en 1854. Il l'ut acclamé par la population de Londres. Victoria écrivit au roi des Belges n'avoir jamais vu un tel enthousiasme, sauf é son couronnement. Elle se disait charmée des manières calmes et franches de l'Empereur, et trouvait l'impératrice très agréable, très gracieuse et fort simple. Après une semaine de séjour, les souverains s'étaient pris mutuellement en affection ; Victoria trouvait à Napoléon un tempérament particulièrement disposé à la tendresse ; dans un memorandum intime elle notait ainsi ses impressions :

C'est un homme très extraordinaire, avec de très grandes un courage indomptable, une fermeté de dessein inébranlable..., une grande discrétion, une grande confiance en son étoile On peut être sûr qu'il pense ce qu'il dit. Nous sommes presque les seules personnes de son rang avec lesquelles il ait pu vivre sur le pied de l'intimité, donc les seules avec lesquelles il puisse parler librement.... Il est en notre pouvoir de le maintenir dans le droit chemin, de le protéger contre... l'amour du changement et... le défaut d'honnêteté de ses serviteurs et de son pays.

Jamais au temps de Louis-Philippe l'entente n'avait été si sincèrement amicale. Les souverains en profitèrent pour décider ensemble leur conduite. Napoléon déclara se désintéresser des opérations diplomatiques ; la question d'Orient, dit-il, ne regarde que l'Angleterre. Deux conseils de guerre, tenus par des ministres et des officiers, réglèrent les opérations militaires.

De retour en France, Napoléon rejeta le projet autrichien, ce qui amena la démission du ministre des Affaires étrangères Drouyn de Lhuys ; il fut remplacé par l'ambassadeur en Angleterre. Walewski, personnage de cour qui devait tout à la faveur impériale. L'ambassadeur anglais if Paris, Cowley. prit une influence évidente. L'Empereur ne voit plus que par les yeux de Cowley, écrivait Hübner. L'Autriche resta définitivement isolée. L'alliance entre l'Angleterre et la France, resserrée par l'intimité entre les souverains, allait suffire pour forcer la Russie à accepter les conditions exigées par l'opinion anglaise.

 

VI. — LA PRISE DE SÉBASTOPOL.

DEVANT Sébastopol, les opérations recommencèrent après la fonte des neiges (fin février 1855). L'armée française s'élevait à 80.000 hommes (sur 130.000) ; les Russes avaient construit des ouvrages nouveaux, ils prirent l'offensive par des sorties contre les tranchées. Les alliés répondirent par un bombardement général (19 avril) ; les Russes eurent 6.000 hommes atteints. Mais le siège n'avançait pas.

Raglan proposait depuis longtemps de détruire les places d'où les défenseurs russes de la Crimée tiraient leurs approvisionnements. Canrobert, qui n'approuvait pas l'opération, demanda à être remplacé. Napoléon voulait envoyer Niel, général d'artillerie ; le ministre de la Guerre lui remontra que pour des batailles il fallait un général d'infanterie. On nomma Pélissier, militaire vigoureux, brutal, égoïste, capable de décision, en qui les soldats avaient confiance. L'expédition, envoyée par mer à l'entrée de la mer d'Azov, prit les magasins russes de Kertch, Iénikalé et Anapa, et détruisit les navires et les provisions de blés.

L'Empereur, en communication télégraphique avec la Crimée, depuis le 25 avril par un câble sous-marin, envoyait des avis continuels à Pélissier ; il voulait un siège suivant les règles. Il ne s'agit pas entre nous de discuter, mais d'ordres à donner et à recevoir. Pélissier répondit que sur une carte on a bientôt construit un plan de campagne très séduisant. C'était un conflit entre l'infanterie et l'artillerie. Pélissier réussit à prendre d'assaut un ouvrage avancé, le Mamelon vert (7 juin). Napoléon trouva que ce succès avait coûté trop d'hommes. La position dominante était une tour massive entourée d'un remblai, la Tour Malakoff. Pélissier, bien qu'il ne la trouvât pas assez ébranlée, décida l'assaut, par une surprise de nuit dont il donnerait le signal. Mais le signal n'arriva qu'à l'aube ; les colonnes d'assaut, aperçues de loin par les défenseurs, furent repoussées avec de grosses pertes (18 juin). Napoléon ordonna de retirer le commandement à Pélissier, puis il annula son ordre. La mort de lord Raglan (28 juin) donna à Pélissier un r6le prépondérant. Le siège en se resserrant devenait plus meurtrier ; les assiégés dans leurs ouvrages à demi ruinés, les assiégeants dans leurs travaux d'approche de plus en plus exposés, étaient massacrés par l'explosion des obus ; dans les tranchées ils se battaient corps à corps.

Depuis la destruction des magasins, les assiégés ne recevaient plus de vivres ; ils diminuèrent les rations. L'armée russe de Crimée reçut l'ordre de faire un dernier effort pour dégager la place : elle attaqua les Français et les Sardes, couverts par la rivière de la Tchernaia, et fut repoussée (16 août). Ce succès calma l'opinion française et rassura Napoléon. Une lettre interceptée apprit aux alliés que le tsar regardait Sébastopol comme perdu.

La visite de Victoria consolida l'alliance avec l'Angleterre. C'était la première fois depuis 1122 qu'un souverain anglais venait à Paris. L'accueil enthousiaste, et cordial charma la reine : Je suis ravie, enchantée, amusée et intéressée... je n'ai jamais rien vu de plus beau ni de plus gai que Paris. C'étaient les dix journées les plus agréables, les plus intéressantes, les plus triomphales de sa vie (23 août). Après dix jours passés en compagnie de Napoléon, 12 à 14 heures par jour, souvent en tête à tête, elle déclara (à un ami intime de la famille) ressentir pour lui un sincère attachement et une grande amitié. L'alliance était devenue une amitié.

Il est merveilleux que cet homme envers lequel nous n'étions certes pas bien disposés soit arrivé... à se lier si intimement avec nous, à devenir notre ami personnel... uniquement par ses propres qualités et malgré tout ce qu'on a dit contre lui... il a une puissance de fascination incroyable.

Les assiégeants parvinrent enfin à pousser leurs tranchées, les Français jusqu'à 40 mètres de la Tour Malakoff, les Anglais jusqu'à 200 mètres du Grand Redan. Ils décidèrent un assaut général à une heure insolite (midi), sans signal. Après un bombardement infernal par 844 pièces, qui coûta aux Russes plus de 7.000 hommes (3-7 sept.), ils donnèrent l'assaut à la fois contre 4 positions (les Anglais contre le Grand Redan). Les défenseurs repoussèrent les assaillants sur trois points ; mais l'attaque la plus importante réussit : les Français entrèrent dans la Tour Malakoff et s'y maintinrent (8 sept.). Les assaillants perdaient 10.000 hommes, les défenseurs 12.000. Les Russes, jugeant Sébastopol intenable, se retirèrent en faisant sauter les ouvrages et brûlant les magasins ; ils restaient maîtres des forts du nord. Les alliés entrèrent dans Sébastopol le 10 septembre ; le siège avait duré 350 jours.

 

VII. — LE CONGRÈS ET LE TRAITÉ DE PARIS.

SÉBASTOPOL pris, les armées restées en Crimée ne firent plus que de petites opérations contre Eupatoria et à l'embouchure du Dnieper. — Une armée russe, opérant en Asie, assiégea la place forte de Kars, et, n'ayant, pu la prendre d'assaut, la réduisit par la famine.

La guerre n'avait plus d'objet, mais les alliés ne s'accordaient pas sur les moyens de la terminer. Palmerston proposa, avec l'aide des Turcs, d'aller dans le Caucase soulever les Circassiens musulmans. Napoléon avait un rêve plus vaste : attaquer l'empire russe sur la Baltique avec l'aide des Suédois, soulever les Polonais, donner à l'Autriche la Roumanie en échange de la Lombardie. Il envoya Canrobert au roi de Suède, qui s'engagea par traité (20 nov.) à ne faire avec la Russie aucun échange de territoires. Mais le monde des affaires poussait à la paix. Victoria, pour éviter que l'Angleterre parût à la remorque de la France, impression qui... prévaut en ce moment sur le continent, réclama qu'on imposât à la Russie un ultimatum, et la neutralisation de la mer Noire. Elle ne supportait pas la pensée que l'échec du Redan fût le dernier fait d'armes anglais, et ne voulait pas conclure la paix sur cette défaite. Mais le duc de Cambridge, alors à Paris, l'avertit que l'Empereur était très affecté par le sentiment de toutes les classes unanimes à demander la paix (20 janvier).

Le tsar Alexandre fit la démarche décisive en déclarant accepter l'ultimatum des 4 points avec les clauses ajoutées par l'Angleterre (16 janvier). A Paris la rente monta de 5 francs. La Conférence de Vienne décida de faire régler les conditions de la paix par les représentants des Puissances intéressées, réunis à Paris, pour être agréable à Napoléon. Le roi de Prusse demanda à y Titre représenté : l'Angleterre ne voulut admettre que l'Autriche et los cinq États belligérants.

La réunion, appelée Congrès par la France, Conférence par l'Angleterre, formée de 12 plénipotentiaires, 2 par Etat (France, Angleterre, Sardaigne, empire ottoman, Russie, Autriche), se tint à Paris sous la présidence du ministre des Affaires étrangères Walewski ; le directeur des affaires politiques au ministère, Benedetti, rédigea le protocole. L'armée française avait joué le rôle principal et remporté le succès décisif, l'attitude du gouvernement, français avait décidé de la paix. L'Empereur (disait Hübner) avait brisé la ligue européenne formée contre la France depuis Louis XVI et fait rentrer la France dans la grande famille européenne. Le Congrès de Paris, dirigé par la France, semblait la revanche du Congrès de Vienne, dirigé contre elle. Ce frit un très grand succès personnel pour Napoléon ; les deux puissances dominantes, l'Angleterre et la Russie. se disputaient son alliance.

Le plénipotentiaire russe Orloff avait pour instructions secrètes de s'assurer les bonnes dispositions de l'Empereur en lui faisant entrevoir que la Russie pouvait empêcher toute coalition contre la dynastie napoléonienne. Napoléon essaya d'en profiter pour faire annuler la clause des traités de 1815 contre les Bonaparte. Mais le gouvernement anglais le soupçonnait de vouloir transformer la Conférence en un Congrès européen pour la révision des traités ; il lui représenta qu'il serait peu sage, pour une clause devenue lettre morte, de fournir à tous les signataires de 1815 un prétexte à intervenir.

Napoléon désirait faire quelque chose pour ses deux nations favorites, la Pologne et l'Italie. Walewski implora pour la Pologne, sa patrie ; Orloff répondit que le tsar avait des intentions généreuses, mais devait seul décider : toute ingérence aggraverait le sort des Polonais ; Clarendon refusa d'introduire la question. L'Empereur demanda à Cavour de rédiger un mémoire sur ce qu'on pouvait faire pour l'Italie.

Le Congrès (ouvert, le 25 février 1856) discuta d'abord les points de l'ultimatum. On fut d'accord A déclarer neutre la mer Noire ; aucun État ne devait y avoir ni marine de guerre, ni arsenal (sauf 10 navires de guerre légers pour la police). La flotte et le port de guerre russes étant détruits, le traité ne fit que reconnaître l'état de fait.

La protection des chrétiens de l'empire ottoman fut réglée (plus tard) par un expédient. Les Puissances renoncèrent à exercer dans l'empire aucun droit de protection. Le sultan publia un édit (hattihurnayoun) accordant à ses sujets chrétiens les mêmes droits qu'aux autres, et le communiqua aux gouvernements qui déclarèrent reconnaitre la haute valeur de cette communication. C'était, sans toucher au pouvoir souverain du sultan, permettre l'intervention officieuse.

Le Congrès nomma mie commission de représentants des Puissances, avec pouvoir de faire les règlements sur la libre navigation du Danube et de fixer un droit à lever sur les navires pour couvrir les frais.

La question la plus débattue fut le sort de la Moldavie et de la Valachie. Napoléon, sympathique à la nation roumaine, proposait de les réunir en un seul État ; les Russes soutinrent la proposition, les Anglais ne la combattirent pas : Victoria voyait dans une monarchie héréditaire une barrière contre les intrigues russes. Mais les gouvernements autrichien et ottoman s'y opposèrent. Une commission fut nommée pour aller organiser séparément les deux principautés, d'accord avec les représentants des populations, sous la garantie collective des puissances. La Russie céda à la Moldavie un morceau de la Bessarabie, de façon à mettre les bouches du Danube hors de l'empire russe.

Ces discussions commencèrent à rapprocher la France de la Russie. Napoléon restait personnellement attaché à l'alliance anglaise, et en donnait l'assurance à Clarendon, qui le mettait en garde contre le système de flatterie des Russes ; mais les ministres français ne partageaient pas, ses sentiments ; Hübner les trouvait plus russes qu'Orloff.

Après la discussion de l'ultimatum, le Congrès, sur la demande de Napoléon, décida d'inviter la Prusse à se faire représenter pour la révision du traité des Détroits de 1811 dont elle était signataire. Les Puissances déclarèrent garantir l'intégrité du territoire ottoman. Le sultan était pour la première fois admis dans le concert des États européens.

Tout étant réglé, le traité fut signé (28 mars) avec une plume arrachée à un aigle du Jardin des Plantes. il ne contenait que les clauses relatives à la question d'Orient, réglée suivant le désir de l'opinion anglaise. Il mettait l'empire ottoman à l'abri de la Russie et supprimait toute puissance navale sur la mer Noire ; il écartait la Russie du Danube en lui enlevant la rive nord du Delta et en rendant les principautés danubiennes autonomes sous la garantie de l'Europe ; œuvre fragile dont trente ans plus tard il ne restait rien. La promesse du sultan à ses sujets chrétiens ne fut pas tenue, les peuples chrétiens devinrent autonomes ; la neutralité de la mer Noire fut abolie, la Russie reprit la Bessarabie ; aucune des puissances garantes ne défendit l'homme malade contre la Russie ; l'Angleterre elle-même s'appropria Chypre et l'Égypte : c'était ce que Nicolas proposait aux Anglais en 1853.

Les résultats en Orient importaient peu à Napoléon. Il avait voulu le Congrès pour réaliser quelqu'un de ses rêves. Il ne put rien pour les Polonais : Orloff se déclara satisfait de n'avoir pas entendu en séance prononcer le nom de la Pologne. L'Italie était en meilleure position ; les plénipotentiaires sardes siégeaient au Congrès malgré l'Autriche. Cavour (dans un mémoire du 21 janvier) précisa les demandes des Italiens : l'Autriche devait lever le séquestre sur les biens de ses sujets lombards émigrés et adoucir le régime du royaume Lombard-Vénitien, le roi de Naples changer son régime qui scandalisait l'Europe, le pape donner à la Romagne une administration autonome. Mais l'impératrice désirait avoir le pape pour parrain de son fils né le 16 mars. Cela a beaucoup gâté mon plan primitif, écrivit Cavour.

Pour amener le Congrès à s'occuper de l'Italie, Cavour, Walewski et Clarendon, le 18 mars, imaginèrent une conversation à partir d'un fait relatif à la question d'Orient. Napoléon proposa de profiter de ce que toutes les grandes Puissances avaient leurs représentants réunis pour régler les questions d.intérêt commun. Après la signature du traité, le Congrès continua donc à siéger. Il commença par formuler quatre règles du droit maritime international : 1° La course est abolie ; 2° Le pavillon neutre couvre la marchandise ennemie ; 3° La marchandise reste neutre sous le pavillon ennemi ; 4° Le blocus n'est valable que s'il est effectif.

Walewski introduisit la question d'Italie (8 avril) en proposant d'évacuer les ports de Grèce que les alliés avaient occupés pour empêcher les Grecs d'attaquer la Turquie. L'évacuation de la Grèce l'amena à parler de l'évacuation des États de l'Église. Clarendon était d'avis d'y établir un régime laïque. Les Autrichiens protestèrent : le Congrès n'avait à s'occuper que des affaires d'Orient. Cavour se plaignit de l'occupation de la Romagne par les Autrichiens ; Hübner lui opposa l'occupation de Rome par les Français. Walewski, malgré l'Autriche, fit décider que le Congrès émettrait un vœu et que l'échange des idées serait consigné au protocole. Benedetti, chargé de le rédiger, supprima toute trace des discussions ; il n'y resta que les vœux en quatre articles : la Grèce, l'évacuation des Etats de l'Église, les mesures de clémence en Italie, la répression des excès des journaux belges.

Pour forcer la Russie à observer le traité, l'Angleterre, la France et l'Autriche, par une convention secrète (15 avril), s'engagèrent à considérer comme casus belli toute atteinte à l'empire turc et fixèrent le chiffre des contingents. Napoléon révéla aussitôt la convention à Orloff, l'impératrice lui confia que l'Empereur avait refusé de préciser les cas qui constitueraient un casus belli. Mais, sur la dépêche qui lui en portait la nouvelle, le tsar, irrité que la France eût signé la convention, mit en note : Cette conduite... n'est pas loyale et doit nous servir à mesurer le degré de confiance que Napoléon peut nous inspirer.

De cette guerre où la France avait supporté la plus lourde charge, elle ne tirait aucun avantage direct. Tous les profits étaient pour Napoléon : il avait grandi sa position personnelle en Europe, fait admettre sa dynastie d'intrus dans le monde des familles souveraines, pris une influence qu'aucun souverain français n'avait eue depuis 1815, et préparé le terrain pour sa politique personnelle en Italie.

 

VIII. — LE RELÂCHEMENT DE L'ALLIANCE ANGLAISE.

NAPOLÉON, avec l'amitié de la famille royale d'Angleterre, avait acquis la situation d'un souverain régulier. Les autres souverains vinrent à Paris le visiter. Le premier (mars 1851) avait été un petit prince allemand, Ernest de Saxe-Cobourg, frère du prince Albert. Puis vinrent le roi des Belges, le roi de Portugal, le prince Albert, tous trois des Cobourg (1851). Le roi de Sardaigne Victor-Emmanuel, allant à Berlin, s'arrêta à Paris (nov. 1855). Les autres attendirent la fin de la guerre : en 1856 et 1857 affluèrent les hôtes princiers, les rois de Wurtemberg et de Bavière, le grand-duc de Toscane. le prince Guillaume de Prusse, le grand-duc Constantin.

Napoléon commença à entretenir ses alliés de ses projets personnels sur l'Italie, dès 1854 le prince Albert, en 1856 l'ambassadeur anglais Cowley. Mais il ne trouvait pas d'auxiliaires sûrs dans son propre gouvernement. Son ministre des Affaires étrangères suivait la tradition conservatrice, favorable à la paix et au statu quo. Les ambassadeurs, hommes de la carrière, ennemis des révolutions et des sentiments nationaux, tenaient à sauvegarder le morcellement de l'Italie et de l'Allemagne contre le Piémont et la Prusse, l'intégrité de l'empire ottoman contre la Russie, protectrice des orthodoxes, rivale traditionnelle de la France catholique. Fould, représentant du monde des affaires, travaillait pour la paix. Les rares partisans d'une politique d'initiative polissaient en deux sens opposés : Persigny restait dévoué à l'alliance anglaise ; Morny, envoyé en mission extraordinaire en Russie pour le couronnement d'Alexandre, en revenait acquis à l'alliance russe.

Napoléon savait qu'il ne pouvait compter sur ses représentants officiels pour exécuter ses ordres, ni même pour les tenir secrets ; ils ne prenaient pas au sérieux ses idées et racontaient ce qu'ils savaient. Les ministres ne tenaient même pas à le renseigner exactement. Le prince Albert en 1854 s'étonnait de lui voir lire avec soin les rapports de police alors qu'il se contentait d'extraits des dépêches de politique étrangère. Napoléon lui expliqua qu'il préférait recourir à des hommes de confiance qui le renseignaient directement : méthode dangereuse, mais nécessaire. N'ayant aucune confiance dans ses ministres. il jugeait plus sûr de causer avec les ambassadeurs étrangers et d'envoyer secrètement à l'étranger des hommes dévoués à sa politique. Pour les affaires d'Italie, il employait son cousin, son secrétaire privé, son médecin Conneau et ses amis italiens, Arese et Pepoli. Sachant que sa politique ne plaisait à aucune des grandes Puissances, il s'efforçait de la tenir cachée jusqu'au moment où il fallait la découvrir pour agir. Ne se sentant pas assez fort pour opérer contre le gré des grands États, il tâtait chaque gouvernement pour voir quelle aide il en pourrait tirer et, incertain sur ce que chacun consentirait à tolérer, il hésitait entre eux. Ces craintes et ces indécisions le faisaient s'arrêter, osciller, changer de route, comme un homme qui sur un terrain peu sûr tâtonne avant d'avancer ; et cette attitude lui donnait un air de duplicité.

L'hésitation commença avec l'exécution du traité de Paris. Le gouvernement russe tardait à démolir les forteresses et maintenait sur la mer Noire plus de dix navires de guerre. Il prétendait garder File des Serpents et la ville de Bolgrad, sur une lagune qui aboutit au Danube. Le gouvernement anglais envoya une escadre dans la mer Noire et invita la France à réclamer. Napoléon le soutint mollement ; il préféra se rendre agréable au tsar, en proposant une conférence pour régler la question de frontière. Alexandre s'était abstenu de parler d'affaires à Morny, alléguant que l'expérience faite par son père lui enseignait le silence envers les diplomates ; mais Morny rapportait de Russie l'impression que le tsar désirait une entente avec Napoléon en personne.

Le gouvernement anglais s'inquiéta ; Persigny, ambassadeur à Londres, vint à Compiègne avertir que, si on voulait sauver l'alliance anglaise, il fallait soutenir l'Angleterre dans l'affaire de Bolgrad. Le cabinet anglais jugea plus prudent de refuser la conférence (11 nov.).

 

IX. — L'INTERVENTION FRANÇAISE DANS LA FORMATION DE LA ROUMANIE.

LA commission nommée par le Congrès pour organiser la Moldavie et la Valachie avait à décider le régime de gouvernement et le mode d'élection des deux Divans chargés d'exprimer les vœux des populations. Les libéraux et la plupart des seigneurs roumains désiraient l'union des deux principautés sous un seul prince. Mais les pouvoirs des hospodars nommés pour sept ans expiraient en 1856, le sultan gardait le droit de nommer les gouverneurs provisoires, et les troupes autrichiennes occupaient encore le pays. Or le gouvernement turc avait protesté au Congrès contre l'union, et l'Autriche ne voulait pas d'une nation roumaine qui aspirerait à un État indépendant embrassant la Bucovine et la partie roumaine de la Transylvanie. Napoléon, indifférent à la question d'Orient, s'intéressa à la nation roumaine. La décision effective dépendait de la pression exercée sur le gouvernement turc par les ambassadeurs à Constantinople. Walewski prescrivit à l'ambassadeur français d'obtenir un système électoral qui fit des Divans une véritable représentation du peuple roumain.

L'Empereur tient extrêmement à cette union des deux principautés et veut que vous Tassiez tous vos efforts pour arriver à ce résultat avec ou sans le consentement de la Porte.... Il ne renoncerait à son idée que si les Divans se prononçaient en sens contraire. L'Autriche nous contrecarrera de tous ses efforts, mais nous avons pour nous la Russie.... Nous avons posé en principe que l'occupation étrangère était un obstacle absolu a la libre expression des vœux des populations... ; les Divans ne seront convoqués qu'après le retrait des troupes autrichiennes.

Thouvenel, qui avait fait sa carrière en Orient, méprisait également tous les Orientaux, ce qu'il appelait le fumier turc, le fumier grec, le fumier roumain. Il redoutait l'unité roumaine comme un succès de la Russie rivale de la France. Il désapprouvait la politique de l'Empereur en Roumanie, qu'il s'expliquait par des combinaisons secrètes avec sa politique en Italie, l'envie de régler sur le Pô les questions soulevées sur le Danube. Mais, ayant reçu des instructions impératives, il les exécuta d'une façon qui lui acquit la faveur de Napoléon.

Le gouvernement turc, par une circulaire aux Puissances (31 juillet), affirma les droits souverains du sultan sur les principautés, et repoussa l'union demandée par une minorité. D'accord avec l'Autriche, il nomma deux gouverneurs (caïmacans) décidés à intimider les partisans de l'unité : en Valachie Ghika, ancien hospodar vieilli et impopulaire, en Moldavie Balshe, intéressé à maintenir la séparation pour devenir hospodar. Balshe rétablit la censure et destitua les fonctionnaires patriotes. Il mourut en 1837 et fut remplacé par un Grec des îles, Vogoridès, qui ne parlait pas roumain.

Le gouvernement anglais combattait maintenant l'union comme dangereuse pour l'intégrité de l'empire ottoman ; l'ambassadeur anglais opérait d'accord avec l'autrichien contre l'ambassadeur de France, soutenu par ses collègues de Russie, de Prusse et de Sardaigne. Ce renversement des rôles scandalisait le personnel français. A Paris, Walewski se lamentait sur la crise amenée par cette malheureuse question des principautés. Thouvenel, écrivant à un collègue (26 mars), se moquait du travail qu'on lui faisait faire. Si le gouvernement anglais cesse de s'opposer à l'union, peut-être obtiendrons-nous notre joujou. Sinon le joujou se cassera et nous fera mal aux mains.

L'Autriche ayant retiré ses troupes (mars 1857), le gouvernement, turc, sous la pression des ambassadeurs, publia le firman qui réglait le mode d'élection des Divans. Il divisa les électeurs en 6 classes : prélats, haut clergé, grands propriétaires, petits propriétaires, villes, paysans. Mais les caïmacans n'inscrivirent sur les listes qu'un très petit nombre de propriétaires, celui de Moldavie, 350 grands sur 2.000 et 2.264 petits sur 20.000 ; il fit saisir les journaux et fermer les réunions des patriotes. Le consul français protesta, le consul autrichien approuva. L'élection donna la majorité aux adversaires de l'union.

 Les ambassadeurs des États favorables à l'union, France, Russie, Prusse, Sardaigne, par une note identique, avertirent la Porte qu'ils avaient ordre de demander leurs passeports si l'élection n'était pas annulée. Il s'ensuivit une crise du gouvernement turc (31 juillet 1857). Le nouveau grand vizir suspendit la convocation du Divan de Moldavie. Cette intervention décida du sort de la Roumanie : la nation roumaine fut constituée (en 1858) suivant la volonté de Napoléon. Ce fut l'unique résultat durable de la guerre de Crimée.

 

X. — L'HÉSITATION ENTRE L'ALLIANCE ANGLAISE ET L'ALLIANCE RUSSE.

DANS l'exécution du traité de Paris, la France avait opéré d'accord avec la Russie contre l'Angleterre et l'empire ottoman. Napoléon avait mécontenté le gouvernement anglais et s'était rapproché du tsar ; il allait désormais osciller entre les deux. Obligé d'ajourner ses projets sur l'Italie, il s'occupa de se concilier l'Allemagne et la Russie.

Il venait d'avoir l'occasion de rendre au roi de Prusse un service personnel. La principauté de Neuchâtel, appartenant au roi de Prusse, était depuis 1815 devenue un canton de la Confédération suisse. La réorganisation de la Suisse en État fédéral mit tin à cette contradiction en 1848 : Neuchâtel fut déchiré république. Le roi de Prusse, par haine des radicaux et par attachement à son cher petit peuple du Jura, s'obstinait à ignorer ce changement. Pour lui être agréable, les Puissances avaient signé en 1852 un protocole qui reconnaissait ses droits de souverain ; pure manifestation, car la France, seule voisine du canton, refusait d'intervenir par les armes. En 1856, une bande de royalistes de Neuchâtel s'empara par surprise du château ; elle fut bientôt capturée par les troupes fédérales. Le roi de Prusse réclama la mise en liberté de ses sujets fidèles et, sur le refus de la Suisse, demanda à la France un passage pour ses troupes. Napoléon réunit à Paris une conférence qui fit relâcher les prisonniers et obtint du roi la renonciation à sa souveraineté illusoire. C'est alors que l'envoyé prussien Bismarck prit contact avec Napoléon, qui lui parla de l'Italie. Cette intervention valut à Napoléon l'appui de la Prusse à Constantinople et des relations plus cordiales avec les princes allemands ; le prince royal Guillaume vint à Paris, le prince Napoléon fit une visite à Berlin.

Napoléon essaya d'entrer en relations personnelles avec Alexandre par une lettre de nouvelle année (1857) ; autant j'ai été franc et fidèle à l'Angleterre, autant je le serai à Votre Majesté si de grands événements survenant en Europe, l'intérêt de nos deux pays nous permettait de combattre ensemble. Le nouveau ministre des Affaires étrangères, Gortschakoff, fit répondre (28 janvier) : Une entente sincère entre la France et la Russie est le meilleur gage du repos du monde, et parla du respect des transactions. Gortschakoff faisait remarquer au tsar qu'il avait évité les mots de dynastie et de remaniements. Napoléon parlait combat, Alexandre répondait paix et traité.

Le grand-duc Constantin, envoyé à Paris, eut une conversation avec Napoléon, qui lui exprima ses désirs secrets. Le gouvernement anglais s'inquiéta. Pour le rassurer, Napoléon, à ses félicitations sur le mariage de la princesse Victoria avec le prince Frédéric de Prusse joignit le regret qu'on attachât en Angleterre à la visite de Constantin un sens qu'elle n'a pas. Mais Clarendon engagea Albert (18 mai) à surveiller étroitement l'Empereur, qui désirait s'immortaliser par un remaniement de l'Europe. Persigny, inquiet pour l'alliance, fit des confidences à Clarendon, lui parla des utopies de l'Empereur, et proposa une visite pour dissiper les mésintelligences.

Victoria accepta dans l'intérêt de l'État, en exprimant la crainte que l'Empereur ne s'en retournât désappointé. La réception de l'Empereur et de l'impératrice dans la villa loyale d'Osborn (juil. 1857) montra combien l'intimité s'était refroidie. Napoléon parla du désaccord sur la Roumanie ; il se dit peiné qu'on l'accusât de trahir l'alliance chaque fois qu'il soutenait une opinion personnelle. Albert lui demanda s'il était vraiment attaché à l'intégrité de l'empire ottoman qui pour les Anglais était le but de l'alliance : la Russie travaillait à le démembrer en petits États, et, depuis la paix, elle avait fait d'immenses progrès. Napoléon avoua n'avoir aucune sympathie pour les Turcs ; il confia son désir de réviser les traités de 1815 et son rêve de partager les pays musulmans sur la Méditerranée. — Il n'est pas prouvé qu'il ait parlé d'annexer la Belgique et d'agrandir la Prusse.

Les souverains tinrent avec leurs ministres une conférence où l'on régla l'affaire de Moldavie. Le gouvernement anglais consentit à appuyer la France pour faire casser l'élection ; la France en échange renonça à demander un prince unique. La Porte, contrainte par cet accord, annula l'élection. Les élections, laites sur de nouvelles listes, donnèrent une majorité énorme aux partisans de l'union. Le Divan de Moldavie (ouvert le 4 oct. 1837), par 81 voix contre 2, vota une motion qui exprimait ses vœux : union de la Roumanie sous un prince héréditaire étranger, assemblée unique, neutralité, garantie collective. Le Divan de Valachie (ouvert le 11 oct.) vota une motion identique. La Russie proposa de sanctionner ces demandes ; Napoléon, lié par l'engagement pris à Osborn, refusa. La décision fut remise à une conférence des ambassadeurs tenue à Paris en mai 1858, qui, après deux mois de discussion, aboutit à un compromis (convention du 19 août) : les principautés, mises sous la garantie collective des puissances, devaient former deux États avec deux hospodars élus à vie, deux assemblées, deux drapeaux, mais avec les mêmes lois, la même. Cour de cassation, le même système de milice. Les Roumains allaient bientôt tourner l'obstacle à leur unité en élisant le même prince.

Napoléon désirait une entrevue personnelle avec Alexandre ; le roi de Wurtemberg, parent de tous deux, les invita ensemble à Stuttgart. Chacun vint avec son premier ministre ; Napoléon comptait amener l'impératrice, mais la tsarine, pour éviter de la voir, laissa sans réponse trois dépêches du roi. et arriva quand l'impératrice eut renoncé à venir.

Dans l'entrevue du 26 septembre, Gortschakoff et Walewski rédigèrent trois projets d'accord qui différaient surtout par une phrase relative au cas où les traités de 1815 devraient être révisés. Aucun ne fut signé — Napoléon a dit plus tard qu'il avait refusé pour ne pas rapetisser un tel événement — ; Gortschakoff résuma les points où l'accord s'était fait. Aucun des deux empires ne prendrait part à une coalition dirigée contre l'autre. Ils opéreraient d'accord en Orient et se concerteraient en cas de dissolution de la Turquie. Le 28, les deux souverains déjeunèrent ensemble sans leur suite, causèrent durant deux heures et se séparèrent très satisfaits. Rentré à Paris, Walewski fit communiquer à Gortschakoff la circulaire qui enjoignait aux consuls français en Orient de marcher d'accord avec les consuls russes.

 Le monde diplomatique eut l'impression que l'Empereur avait fait un pas vers la Russie. Mais la politique de Napoléon était paralysée par une contradiction irréductible entre ses différents désirs. Il tenait à garder l'alliance anglaise qui lui avait donné en Europe une place inespérée, — mais il savait par le prince Albert que l'Angleterre ne tolérerait pas une alliance russe. Il recherchait avec la Russie en Orient un accord qui mettait l'Angleterre en défiance, — sans vouloir aller jusqu'il la concession indispensable pour obtenir une entente vraiment cordiale avec le tsar, la révision du traité de 1856. Dans sa lettre de jour de l'an (de 1858) au tsar, il appelait de ses venus le jour où, sans se brouiller avec l'Angleterre, il pourrait marcher côte à côte vers un but élevé et civilisateur. Alexandre mettait en note : Voilà l'anicroche. Napoléon désirait l'aide de la Russie pour réviser les traités de 1815. Le tsar offrait son alliance, mais défensive seulement, pour garantir la France contre une coalition : la rédaction russe du projet de Stuttgart ne disait rien des traités de 1815.

 

XI. — LES CONSÉQUENCES DE L'ATTENTAT D'ORSINI.

EN Italie, le gouvernement autrichien, pour calmer le mécontentement national, signalé au Congrès de Paris remplaçait le vice-roi de Lombardie-Vénétie, Radetsky, odieux aux Italiens, par l'archiduc Maximilien, accordait une amnistie politique, levait le séquestre sur les biens des émigrés lombards, retirait ses garnisons de Parme et de Modène (1857). Napoléon ne faisait plus d'opposition ii l'Autriche. Il n'osait intervenir que dans le royaume de Naples, et d'accord avec l'Angleterre : après des représentations sur le traitement des prisonniers politiques, les deux États retiraient leurs envoyés.

Ce fut le gouvernement sarde qui obligea l'Europe é s'occuper de l'Italie. Les républicains italiens, Manin, dictateur de Venise en 1848, Garibaldi, défenseur de Rome en 1849, La Farina, Sicilien, déclarèrent se rallier au roi de Sardaigne s'il faisait l'unité ; ils fondèrent une Société nationale ouverte é tous les Italiens (1857) ; Cavour la soutint en secret et encouragea une souscription pour fournir des canons é la place forte d'Alexandrie. Le gouvernement autrichien demanda des explications ; sur le refus du roi il rompit les relations (mars 1857).

Les républicains italiens reprochaient à Napoléon d'avoir manqué à son serment de délivrer l'Italie. Ce l'ut un partisan de Mazzini, un membre de l'Assemblée romaine de 1849, Orsini, qui tenta de le tuer. Cet attentat eut des effets imprévus et contradictoires.

Le premier fut la colère de Napoléon contre tous les pays qui donnaient asile aux réfugiés et laissaient publier des journaux hostiles à l'Empire. Il fit adresser des réclamations aux quatre États libéraux voisins de la France. Les trois petits États, intimidés, cédèrent. La Suisse expulsa quelques réfugiés. La Belgique poursuivit trois journaux, chassa des proscrits français et adopta une loi sur les offenses contre un chef d'État. En Sardaigne, Cavour refusa de violer la constitution en supprimant des journaux par décret, mais il fit voter une loi contre les attaques à un souverain étranger. Napoléon, d'abord irrité du refus, fut calmé par une lettre de Victor-Emmanuel, et dit au porteur : Votre roi est un brave. En Angleterre, Palmerston présenta un projet de loi qui permettait de condamner les complices d'un crime commis à l'étranger. Mais l'opinion anglaise fut blessée par la lettre de Walewski, qui demandait une garantie de sécurité qu'aucun État ne saurait refuser à un État voisin et que nous sommes autorisés à attendre d'un allié. Elle s'exaspéra quand parurent au Moniteur les adresses à l'Empereur (22-31 janv.), où l'Angleterre était qualifiée de repaire (voir livre IV, chap. IV). La Chambre rejeta le projet de loi, Palmerston donna sa démission. Un réfugié français, accusé d'avoir aidé Orsini, fut acquitté ; Persigny, exaspéré, menaça de la guerre.

Napoléon, revenu au calme, chargea l'ambassadeur Cowley d'expliquer qu'il n'avait jamais songé à dicter les mesures du gouvernement de Londres et qu'il s'en rapportait à la loyauté du peuple anglais (8 mars). Persigny, mécontent, démissionna. Napoléon nomma à sa place Pélissier, compagnon d'armes des Anglais en Crimée. Victoria, heureuse de cet hommage à l'armée et à l'alliance, vint en France en signe de bon accord et fut reçue sur la flotte à Cherbourg. Mais elle sentit la cordialité diminuée, et eut l'impression que l'Angleterre pour la première fois allait être dépassée par le nombre des navires français ; l'Angleterre augmenta sa marine.

La Conférence sur la Roumanie, où les représentants de la Russie et de la France marchèrent d'accord, relâcha encore l'entente. Napoléon, comprenant qu'il n'obtiendrait contre les traités de 1815 ni l'alliance de l'Angleterre ni celle de la Russie, se décida à faire seul sa politique personnelle. La période des alliances finissait, on entrait dans une période d'action.