HISTOIRE DE FRANCE CONTEMPORAINE

 

LIVRE V. — LA POLITIQUE EXTÉRIEURE ET LA POLITIQUE COLONIALE.

CHAPITRE II. — LES DÉBUTS DE LOUIS-NAPOLÉON DANS LA POLITIQUE ÉTRANGÈRE.

 

 

I. — L'EXPÉDITION DE ROME.

LOUIS-NAPOLÉON entendait diriger lui-même la politique étrangère. Il gardait de la sympathie pour l'Angleterre où il avait vécu depuis son évasion ; il s'intéressait à la délivrance de l'Italie où il avait pris part à l'insurrection libérale de 1831. A des amis italiens venus pour le féliciter de son élection, il répondit qu'il ferait quelque chose pour l'Italie dès qu'il pourrait. Il détestait les traités de 1815 conclus contre la famille Bonaparte ; il approuvait les révolutions nationales. Mais son ministère, formé d'orléanistes, suivait en politique étrangère une tradition opposée à ses sentiments. Le ministre des Affaires étrangères Drouyn de Lhuys restait partisan du morcellement de l'Italie et de l'Allemagne, et favorable à l'Autriche conservatrice.

Le roi de Sardaigne Charles-Albert, obligé par les patriotes italiens à rentrer en guerre contre l'Autriche, envoya le comte Arese, ami personnel de Louis-Napoléon, lui demander l'aide de la France. Napoléon répondit que la carte de l'Europe n'avait pas le sens commun, mais que, s'il proposait de la changer, il n'aurait que sa voix.

La guerre contre l'Autriche se termina en une semaine par la défaite des Sardes à Novare, l'armée autrichienne menaça le Piémont (mars 1849). Le gouvernement français ne se souciait pas de demander à l'Assemblée des crédits pour mobiliser ; Thiers décida l'envoyé extraordinaire de l'Autriche à Paris, Hübner à régler l'affaire par voie diplomatique. L'Autriche fit la paix à Milan en n'exigeant qu'une indemnité de 75 millions.

A Rome la crise était devenue aiguë. Pie IX ayant refusé de rentrer, les républicains irrités avaient proclamé la république romaine (février 1849) et donné le gouvernement à un triumvirat. Louis-Napoléon et ses ministres s'accordaient à rétablir le pouvoir du pape, de façon à satisfaire le parti conservateur, maintenir en Italie le prestige de la France, enlever à l'Autriche le rôle de protectrice du Saint-Siège ; mais, n'osant pas avouer à la majorité républicaine leur projet de détruire une république, ils profitèrent du danger couru par le Piémont et demandèrent un crédit pour envoyer un corps expéditionnaire dans la Méditerranée, sans préciser le but. O. Barrot s'expliqua devant la commission, en phrases vagues ; mais Thiers déclara que la seule solution était de restaurer le pape, ce qui permettrait de l'obliger à faire des réformes. Le rapporteur J. Favre conclut à voter le crédit, en ajoutant que la pensée du gouvernement n'était pas d'aider à renverser la République romaine. Le gouvernement dès lors mena de front deux politiques opposées : il chargeait en secret ses agents de restaurer le pouvoir du pape ; il déclarait à l'Assemblée n'intervenir que pour le réconcilier avec ses sujets.

Pour calmer l'opinion, le ministère tenta d'obtenir de Pie IX la promesse de réformer le régime. Les deux représentants de la France à Naples et à Home, tous deux établis à Gaète auprès de Pie IX, lui demandèrent, une fois que les troupes françaises l'auraient ramené à n'orne, de publier une déclaration conciliante. Mais Pie IX exigeait d'être restauré sans conditions, avec le pouvoir absolu.

Le ministère, mal renseigné, crut qu'il suffirait à une troupe française de se montrer pour entrer dans Rome sans combat. Il donna au général Oudinot, chef de l'expédition, deux instructions contradictoires correspondant à ses deux politiques opposées. L'une, discutée en Conseil, lui ordonnait d'attendre à Civita-Vecchia. L'autre, rédigée aux Affaires étrangères, lui donnait pour but le rétablissement d'un. ordre de choses régulier...

 Vous ne devrez pas vous arrêter à la résistance qu'on vous opposera au nom d'un gouvernement que personne en Europe n'a reconnu et qui ne se maintient à Rome que contre le vœu de l'immense majorité des populations. Votre marche sur Rome à la tête de vos troupes faciliterait sans doute le dénouement de la crise... en donnant courage aux honnêtes gens. Vous jugerez si les circonstances sont telles que vous puissiez vous y rendre avec la certitude, non seulement de n'y pas rencontrer de résistance sérieuse, mais d'y être assez bien accueillis pour qu'il soit évident qu'en y entrant vous répondez à un appel de la population.

Ainsi partit la première — et l'unique — expédition envoyée par la seconde République pour soutenir un souverain contre un peuple.

Tous les États catholiques se préparaient à concourir à la restauration du pape : l'armée (le Naples arrivait par le sud, l'armée autrichienne venue du nord entrait dans les États de l'Église, l'Espagne offrait ses troupes. Cette émulation mit le gouvernement français dans l'alternative, ou d'abandonner à ses concurrents le bénéfice de la restauration, ou de prendre l'avance pour la faire lui-même.

Le corps d'armée français débarqua à Civita-Vecchia sans résistance (25 avril). Le général Oudinot, partisan de la politique catholique, encouragé par les agents diplomatiques français, marcha sur Rome. Les républicains mirent la ville en défense. Le corps expéditionnaire, repoussé devant les portes, après cinq heures de canonnade (30 avril), se replia sur Civita-Vecchia, ayant perdu 80 morts et laissant 250 prisonniers que les Romains relâchèrent. Oudinot télégraphia pour demander des renforts et des pièces de siège. Le gouvernement décida à la fois d'embarquer des renforts pour le siège de Rome et, par déférence pour l'Assemblée, d'envoyer en mission extraordinaire un consul en congé, F. de Lesseps, négocier avec les Romains. On ne lui donna pas d'instructions écrites. Louis-Napoléon lui remit une lettre pour Oudinot, lui recommandant de rappeler aux Romains que lui-même avait été insurgé contre le pape en 1831, et d'éviter à tout prix de laisser confondre avec la nôtre l'action des Autrichiens et des Napolitains. Le ministre recommanda à Lesseps de s'abstenir de tout ce qui pourrait faire croire aux autorités romaines que la France les considère comme un gouvernement régulier, et d'éviter toute stipulation propre à éveiller la susceptibilité du pape. Cette mission n'avait d'autre but que de gagner du temps jusqu'au départ prochain de la Constituante. Mais Lesseps la prit au sérieux, il négocia avec Mazzini et l'Assemblée romaine pour conclure la paix en formant un gouvernement provisoire chargé d'accueillir l'armée française et de préparer un régime définitif. En attendant, il décida Oudinot à s'abstenir d'hostilités.

Au moment où Lesseps parvenait à conclure un traité avec les Romains (31 mai), il fut rappelé en France, blâmé par le ministre et déféré au Conseil d'État. La Législative, qui venait de se réunir, s'entendait avec le Président pour restaurer ouvertement le pape ; le ministère remanié, avec Tocqueville aux Affaires étrangères, n'avait plus à ménager la république romaine : il ordonna d'attaquer.

La guerre ouverte commença. Oudinot disposait de plus de 20.000 hommes et d'un matériel de siège. L'armée attaqua le Janicule et occupa les villas et les jardins au sud (3 juin), mais il fallut un siège en règle de la ville. L'opération, dirigée par un général d'artillerie, Vaillant, consista à bombarder le faubourg du Transtevere et à ouvrir des brèches dans le rempart (13-30 juin). Après de violents combats, Garibaldi déclara la résistance sans espoir et sortit de la ville avec ses volontaires (1er juillet). L'armée française entra dans Rome.

Le gouvernement français, ayant restauré le pape, tenta d'obtenir de lui un régime libéral. Ses sujets se plaignaient des administrateurs ecclésiastiques, indifférents à la prospérité matérielle, impuissants à empêcher le brigandage et à tenir en bon état les routes et les rues. Les populations, écrivait l'ambassadeur français, d'Harcourt, catholique fervent, veulent bien Pie IX, mais elles ne veulent pas du gouvernement des prêtres et des cardinaux.

Pie IX, resté à Gaëte, envoya à Rome une commission de trois cardinaux, à qui Oudinot remit le pouvoir. Ils rétablirent l'ancien régime et firent emprisonner et condamner les républicains. Aux diplomates des États catholiques, réunis à Gaëte, le secrétaire d'État Antonelli fit savoir que le pape n'accordait qu'une Con,snUet, corps purement consultatif, dont il nommerait les membres sur une liste dressée par les notables provinciaux. A l'agent français qui proposait un pouvoir délibératif en matière de finances, il répondit que ce serait créer un régime représentatif, inconciliable avec l'indépendance du pape. Les agents des trois autres États catholiques lui donnèrent raison.

Le gouvernement français riposta (19 août) par une note pressante. La France, ayant été appelée par le Saint-Siège à son aide, avait le droit de lui conseiller respectueusement un minimum indispensable de réformes, admettre les laïques aux fonctions publiques et donner à la Consulta un pouvoir financier. Louis-Napoléon exprima sou mécontentement dans une lettre personnelle à son aide de camp, le colonel E. Ney, membre du corps d'occupation (18 août) :

La République française n'a point envoyé une armée à Rome pour y étouffer la liberté italienne... On voudrait donner comme bases à la rentrée du pape la proscription et la tyrannie. Dites de ma part au général Rostolan (successeur d'Oudinot) qu'il ne doit pas permettre qu'à l'ombre du drapeau tricolore se commette aucun acte qui puisse dénaturer le caractère de notre intervention. Je résume ainsi le rétablissement du pouvoir temporel du pape : amnistie générale, sécularisation de l'administration, Code Napoléon et gouvernement libéral.

Le général refusa de publier cette lettre, qui, ne portant pas le contreseing d'un ministre, n'était pas un acte officiel. Mais Ney la fit paraître dans un journal de Toscane et le Moniteur la reproduisit.

Pie IX, soutenu par les trois gouvernements absolus, n'accorda (12 sept.) que des promesses vagues de réforme et une amnistie d'où il excepta tous les députés et les fonctionnaires de la république (283 individus). Rentré à Rome en avril 1850, il y régna en souverain absolu ; une garnison française resta à Rome pour le protéger. L'intervention française n'avait pas réussi à restaurer un régime stable et laissait à la France la charge d'une occupation militaire permanente.

 

II. — LA NEUTRALITÉ DE LA FRANCE DANS LA RÉACTION DE L'EUROPE CENTRALE.

LA France assistait impuissante à la réaction absolutiste contre les mouvements nationaux et libéraux de 1848.

Le gouvernement autrichien, ayant dès 1848 réprimé par la force les agitations nationales, mit fin au mouvement libéral de l'Autriche en dissolvant l'Assemblée constituante ; en Hongrie, avec l'aide de l'armée russe, il écrasa l'insurrection dirigée par Kossuth (1849).

Le roi de Prusse fit expulser par son armée l'Assemblée constituante prussienne (1848), et octroya à ses sujets d'abord une constitution libérale, puis la constitution de janvier 1850, qui ne laissait à l'Assemblée aucun pouvoir. En Allemagne il envoya ses armées écraser les insurrections républicaines du grand-duché de Bade et du royaume de Saxe (1849). Il essaya de l'aire lui-même l'unité de l'Allemagne en concluant une Union avec les princes (1850). Mais son projet fut combattu par le gouvernement autrichien, et par les princes allemands, peu désireux d'élever au-dessus d'eux un de leurs pairs.

Louis-Napoléon, espérant tirer parti de ce conflit, envoya é Berlin en mission confidentielle son ami de Persigny offrir son aide à la Prusse. Persigny, dépassant ses instructions, révéla les espoirs secrets de son maitre ; il fit prévoir la restauration de l'Empire en France et la guerre contre l'Autriche pour l'unité de l'Italie (janvier 1850). Le bruit courut qu'il venait demander pour la France quelque pays allemand, et le Président parla (en juin 1850) à l'ambassadeur prussien d'acquisitions sur la rive gauche du Rhin. Le roi Frédéric-Guillaume, hostile aux Bonaparte, méprisa ces offres. Persigny irrité se plaignit qu'on dénaturât ses intentions, et menaça de la guerre. La cour de Prusse fit savoir à Paris qu'il compromettait les relations entre les deux États. Le gouvernement le rappela et envoya à Francfort un agent légitimiste ami de l'Autriche. A Berlin, le comte de Chambord, de passage, fut reçu avec les honneurs royaux et logé dans le château de Potsdam (août 1850). Ce fut la réponse du roi de Prusse.

L'Autriche, appuyée sur le tsar de Russie, menaça de la guerre le roi de Prusse, et le força à renoncer à son projet d'Union (décembre 1850). La Confédération fut restaurée comme avant 1848.

Slesvig-Holstein, le roi de Danemark avait refusé un gouvernement commun aux deux duchés et annexé le Slesvig au Danemark ; le tsar, d'accord avec l'Angleterre, imposa à la Prusse rentrée en guerre la paix de Berlin (juillet 1850). Le roi de Danemark en profita pour écraser l'insurrection dans les duchés allemands. La France n'intervint que pour signer avec la Russie et l'Angleterre le protocole de Londres (2 août 1850), qui exprimait le désir unanime des puissances de maintenir l'intégrité des possessions réunies sous la couronne du Danemark. Le roi n'ayant pas de descendant, le Danemark devait passer à son héritier par les femmes ; pour empêcher les Duchés, soumis à la règle de la succession masculine, d'être séparés du royaume, le protocole du 8 mai 1852, signé par les cinq grandes Puissances, fixa la succession complète dans la branche féminine.

A la fin de 1850 les gouvernements monarchiques avaient achevé la restauration du régime antérieur à la Révolution. Mais l'agitation nationale et libérale avait posé toutes les questions qui allaient occuper la diplomatie jusqu'à la catastrophe de 1870 : question de l'unité italienne, question romaine, question polonaise, question de l'unité allemande, question de l'indépendance hongroise, question des Duchés.

 

III. — LES ESSAIS D'INTERVENTION FRANÇAISE EN ORIENT.

DE la crise de 1848 la France sortait isolée par son régime républicain, la Prusse humiliée par ses reculades, l'Autriche déconsidérée par l'aide demandée au tsar contre ses propres sujets. Les deux États exempts de révolution, l'Angleterre et la Russie, prenaient le premier rôle en Europe. — Le chef de la politique extérieure de l'Angleterre, Palmerston pratiquait l'art de donner à son pays un air de domination par des manifestations diplomatiques, sans opération militaire ; il se posait en défenseur des régimes constitutionnels. — Le tsar Nicolas, ayant restauré l'autorité par son armée en Hongrie et en Valachie, la paix par son intervention en Allemagne et dans les Duchés, apparaissait comme le protecteur des monarchies légitimes. L'Angleterre et la Russie se partageaient la prépondérance : Palmerston exerçait son influence sur l'Ouest et la Méditerranée, Nicolas dominait l'Europe centrale.

Le tsar, protecteur officiel des principautés danubiennes, profitant de la révolution libérale de 1848 à Bucarest contre le hospodar de Valachie, créature du gouvernement russe, avait envoyé une armée écraser la révolution. Par un traité avec le sultan, souverain nominal (mai 1849), il fit abolir les deux assemblées de boyars et réduire à sept ans le pouvoir des hospodars. Son armée se retira en Bessarabie, d'où elle tenait à discrétion la plaine roumaine sans défense.

Les chefs du mouvement révolutionnaire roumain, membres des familles seigneuriales, avocats ou lettrés, instruits à la française et parlant français, se réfugièrent à Paris où ils prirent contact avec les républicains et les libéraux de France ; Michelet se passionna pour la Roumanie et la fit connaître au public. Mme Cornu, sœur de lait de Louis-Napoléon, l'intéressa à cette nationalité latine opprimée ; ce fut l'origine de ses efforts pour la libération et l'unité de la Roumanie.

Le seul État chrétien des Balkans devenu indépendant était le royaume de Grèce, réduit à un territoire très petit et très pauvre ; trois factions s'y disputaient le gouvernement, s'appuyant chacune sur une des trois puissances protectrices, la Russie, la France, l'Angleterre. Le parti français ayant pris le pouvoir, Palmerston, pour rendre le prestige au parti anglais, décida une intervention navale. Il rassembla une demi-douzaine de réclamations faites au gouvernement grec par des sujets anglais ou Grecs des îles Ioniennes (dépendant alors de l'Angleterre) ; la plus forte venait d'un Juif de Gibraltar, don Pacifico : sa maison ayant été pillée dans une émeute en 1844, il réclamait près de 800.000 francs pour son mobilier et ses papiers contenant, disait-il, des créances sur le Portugal. L'agent anglais en exigea le paiement sans discussion ; une flotte anglaise arriva devant le Pirée.

La Grèce demanda l'aide des deux autres États protecteurs. La flotte anglaise bloqua le Pirée et captura les navires de commerce grecs (janvier 1850). La France offrit sa médiation : elle envoya à Athènes un commissaire spécial qui obligea les Anglais à discuter les chiffres de leurs réclamations, puis elle conclut avec l'Angleterre la convention de Londres (avril 1850), qui renvoyait à un arbitrage la, demande de Pacifico et relâchait les navires capturés. L'agent anglais, laissé sans ordres, fit continuer le blocus, le gouvernement grec effrayé céda. Louis-Napoléon irrité rappela l'ambassadeur français de Londres (16 mai), le tsar menaça de l'imiter. Le gouvernement anglais se décida alors à appliquer la convention d'avril.

Louis-Napoléon, après avoir manifesté en faveur de la Grèce, se posa en protecteur des catholiques en Terre-Sainte. La France, par une capitulation avec le sultan (en 1740), avait fait reconnaître aux Latins ses protégés la possession des lieux de pèlerinage : à Bethléem l'église de la Nativité et la Crèche, à Jérusalem le Saint-Sépulcre et le tombeau de la Vierge. Mais, les pèlerins orthodoxes des pays grecs et russes, venant beaucoup plus nombreux et fournissant plus d'argent, les moines grecs avaient acquis peu à peu le droit de célébrer leur culte sur les autels et de garder les clefs des Lieux Saints. Aidés par les agents diplomatiques russes, ils avaient obtenu des firmans (ordres) du sultan contraires au traité de 1740 ; la France n'avait pas protesté.

Sous l'influence des catholiques, le gouvernement français en 1850 changea de politique. Le pape venait de nommer un patriarche latin à Jérusalem, des ordres religieux fondaient des églises latines en Turquie d'Asie. L'ambassadeur français à Constantinople reçut l'ordre de réclamer l'exécution de la capitulation de 1740. Il représenta que la réclamation de la France fondée sur un traité bilatéral entre deux États primait les droits reconnus au clergé grec par un firman, simple décision de la volonté du sultan. Le gouvernement ottoman, de peur d'offenser le tsar, gagna du temps en prétextant des fêtes et des voyages, et finit par nommer une commission mixte de musulmans et de chrétiens. Le nouvel ambassadeur accepta un compromis : les Grecs gardèrent l'usage des Lieux Saints accordé par le firman, les Latins le droit de célébrer leur culte au tombeau de la Vierge et les clefs des sanctuaires de Bethléem. La décision fut annoncée aux Latins par une lettre au consul français, aux Grecs par un firman au patriarche grec (février 1852). Ce fut l'occasion d'un conflit de vanité entre diplomates. Le consul français et le consul russe de Jérusalem s'attribuèrent tous deux la victoire, et tinrent à la rendre publique en exigeant la lecture solennelle de l'acte du sultan. Le commissaire turc lut le firman devant les Latins, afin que leur déception de n'avoir pas tout obtenu fût une satisfaction pour les Grecs ; puis, pour calmer les Latins, il refusa de le lire devant les Grecs. Le consul russe protesta, et l'affaire des Lieux Saints laissa le tsar mécontent.

 

IV. — LA RECONNAISSANCE DU COUP D'ÉTAT ET DE L'EMPIRE.

LES gouvernements monarchiques d'Europe avaient été satisfaits de l'élection de Louis-Napoléon, allié au parti de l'ordre contre le parti démocratique ; ils préféraient un prince, même un Bonaparte, à un Président républicain. Le coup d'État leur plut, comme la restauration de l'autorité dans le pays le plus dangereux par son exemple. Le prince Schwarzenberg, premier ministre d'Autriche, l'approuva cordialement, alors même que le Président prendrait le titre d'Empereur, si contraire à la dignité des anciennes maisons qu'il puisse paraître d'accorder un rang égal à un individu comme Louis-Napoléon. Le tsar de Russie l'approuva, en faisant une réserve contre le titre d'Empereur. Le roi de Prusse, mal disposé personnellement, n'osa pas agir autrement que le tsar. Le gouvernement anglais l'ut partagé entre la satisfaction de voir affermir Louis-Napoléon, qu'il savait sympathique à l'Angleterre, et l'indignation de l'opinion publique contre la fusillade des boulevards. Palmerston, pour prendre l'avance dans la faveur de Napoléon, s'empressa de féliciter l'ambassadeur français A Londres, qui télégraphia la nouvelle au ministère des Affaires étrangères, d'où elle fut communiquée aux diplomates. L'ambassadeur anglais à Paris. Normanby, ami des orléanistes, n'ayant pas été prévenu par son ministre, envoya des renseignements défavorables sur le coup d'État ; Victoria, irritée de n'avoir pas été avertie, fit des remontrances au chef du cabinet Russell, qui obligea Palmerston à donner sa démission. Et elle fit dire à Normanby de ne pas assister au Te Deum en l'honneur du coup d'État.

Les Cours éprouvaient peu de sympathie pour un Bonaparte. Les vieilles cours d'Autriche, de Russie, de Prusse auraient préféré le roi légitime, dont leurs agents diplomatiques à Paris leur annonçaient la restauration prochaine. Les souverains de la famille des Cobourg, Victoria et Léopold, alliés par mariage à la famille d'Orléans, conservaient des sympathies orléanistes. Seul, le roi de Sardaigne, cherchant un allié contre l'Autriche, entra en relations cordiales en envoyant à Napoléon son ami personnel Arese. Napoléon le reçut avec chaleur (mars 1852), le logea aux Tuileries et l'invita à revenir. Dites au roi qu'il peut compter sur mon amitié et que je serai enchanté de le voir à Paris.

La perspective de l'Empire fit craindre aux voisins de la France un retour à la politique de conquête ; on parla d'un décret d'annexion de la Belgique. Le prince Allient invita le ministre de la Guerre à étudier les mesures pour la défense nationale. Mais le gouvernement anglais décida de ne faire aucune objection au titre d'Empereur.

Napoléon, pour rassurer l'Europe, prononça le discours de Bordeaux. Il chercha à épouser une princesse. Mais il n'avait d'autres relations de famille dans le monde des souverains que salante Stéphanie, grande-duchesse de Bade, et le roi de Wurtemberg, beau-frère de son oncle Jérôme. On fit demander la fille du prince suédois de Vasa, plis une nièce de Victoria, Adélaïde de Hohenlohe ; les parents firent des réponses évasives : l'avenir ne paraissait pas sûr.

Le chiffre III qu'allait prendre Napoléon inquiéta les gouvernements étrangers ; comme une violation des traités de 1815 : Napoléon II n'ayant jamais été reconnu par l'Europe, leurs ambassadeurs à Paris le discutèrent entre eux (novembre 1852). Le Président expliqua qu'il n'attachait pas à ce chiffre le sens d'un droit héréditaire des Bonaparte, car son oncle et son père auraient dû succéder à Napoléon II et l'Empire était électif. Le gouvernement anglais laissa passe le chiffre, pour empêcher que la France pût se sentir offensée, mais exigea une interprétation écrite. Le tsar persista à protester.

Après le plébiscite, le gouvernement français demanda la reconnaissance officielle de l'Empire. Les représentants des quatre États signataires des traités de 1815 réunis à Londres décidèrent par un protocole secret (3 décembre) de reconnaître le titre d'Empereur, mais seulement à titre de transformation du régime intérieur de la France, en prenant acte des promesses pacifiques de 'Napoléon et en déclarant que les Puissances continueraient à veiller surie maintien du statu quo.

Restait à décider si les souverains s'adresseraient à l'Empereur élu avec la formule d'usage entre eux : Mon bon frère. Le gouvernement anglais, désirant satisfaire Napoléon, l'employa pour publier la reconnaissance (4 décembre). Les petits États suivirent son exemple. L'Autriche et la Prusse tardèrent ; Napoléon leur représenta qu'elles s'humiliaient à attendre la décision du tsar et elles ordonnèrent à leurs ambassadeurs de remettre leurs lettres de créance (janvier 1853).

Quand Nicolas se résigna à reconnaître l'Empire, pour marquer la position de Napoléon, il l'appela seulement : bon ami. Son ambassadeur expliqua que, pour des raisons de politique intérieure, le tsar ne donnait le nom de frère qu'aux souverains dont le droit reposait sur le même principe que le sien. Drouyn de Lhuys, ministre des Affaires étrangères, se plut à embarrasser l'ambassadeur en se montrant surpris que la tradition fût représentée par la Russie, le plus jeune État de l'Europe. L'Empereur affecta de remercier le tsar pour le nom de bon ami, car, dit-il, on subit ses frères et on choisit ses amis. Mais il resta reconnaissant envers les Anglais, et irrité contre Nicolas.