HISTOIRE DE FRANCE CONTEMPORAINE

 

LIVRE V. — LE POUVOIR PERSONNEL (1840-1848).

CHAPITRE V. — LA RÉVOLUTION DE FÉVRIER.

 

 

I. — LE PRÉLUDE (13-21 FÉVRIER).

PUISQUE Guizot ne veut pas s'en aller de bon gré, ses adversaires décident de l'y contraindre. Ils recommenceront l'agitation qui, depuis l'ouverture de la session, est interrompue ; elle intimidera le Roi, le poussera peut-être à abdiquer, et la majorité déjà ébranlée s'effondrera dans la peur. Et ce sera, comme dit Thiers, une bonne leçon. Car personne, dans l'opposition, n'a la pensée, ni le désir, ni l'espoir de renverser la dynastie. Les républicains mêmes ne songent pas à faire une révolution leur journal, la Réforme, va disparaître dans quelques jours, le 23 février, faute d'argent. Les opposants redoutent d'ailleurs la manifestation qui tournerait mal, l'émeute que le gouvernement écraserait pour sauver l'ordre.

Le banquet, qui, projeté pendant la discussion de l'adresse, est resté décidé malgré l'interdiction, laisse ouverte une possibilité de conflit. Le centre gauche, la gauche dynastique, les radicaux se réunissent, délibèrent. Quelques-uns sont pour une démission en masse. La majorité vote finalement le banquet par 70 voix contre 18. Mais ce ne sera pas un banquet comme les autres, un simple banquet où l'on boira à la réforme : il s'agit de protester solennellement contre l'adresse qui est une violation des droits de la minorité ; il s'agit de jeter les Parisiens dans la bataille contre les ministres ; on convoquera le 22 février à 10 heures une foule d'étudiants, d'ouvriers, de gardes nationaux qui, réunis sur la place de la Madeleine, se formeront en grande procession populaire pour accompagner les convives au lieu de la fête.

Mais parmi les meneurs, un grand nombre, les dynastiques, s'inquiètent : ils se rappellent que l'agitation des précédents banquets a déjà dépassé — c'est l'un d'eux, Gustave de Beaumont, qui le dit — non seulement les espérances, mais les désirs de ceux qui l'ont créée, qu'il importe de la calmer plus que de l'accroître, qu'un banquet, à Paris, organisé malgré le gouvernement, est une imprudence dont le profit ne sera peut-être pas pour eux. Ne peut-on pas réduire l'appareil extérieur de la manifestation tout en lui conservant sa valeur de symbole ? Non sans bonne foi, un peu solennellement peut-être, ils vont négocier avec le gouvernement, qui, lui aussi, est inquiet après sou refus hautain d'autoriser. Voici donc que les adversaires causent et bientôt s'entendent : la cérémonie se passera en actes et en paroles convenus. Les convives se rendront au banquet ; à la porte de la salle, un commissaire de police les avertira qu'ils violent un arrêté préfectoral ; ils entreront nonobstant et ils s'assoiront ; le commissaire déclarera la réunion dissoute et dressera procès-verbal ; alors, Barrot se lèvera, dira qu'il faut céder à la force et s'en aller : on s'en ira, et les tribunaux seront saisis. Voilà le traité. L'important, c'est d'obliger les juges à dire si, oui ou non, le gouvernement a eu le droit d'interdire à ses adversaires de dîner ensemble pour dire, au dessert, tout le mal qu'ils pensent de lui.

Mais le banquet, seul en question dans le traité, n'était déjà plus qu'un accessoire, et les négociateurs l'avaient oublié. C'est la grande procession populaire qui était devenue l'essentiel ; sa portée était tout autre, et elle était évidemment bien plus dangereuse pour l'ordre public. Que le banquet eût lieu ou non, c'était le moindre souci de ceux des membres du comité qui n'avaient pour intention que d'agiter la rue et d'intimider le ministère. Sans donc contester les termes et les stipulations de l'accord, les plus hardis voulurent donner au premier acte de la manifestation — dont les négociateurs n'avaient pas parlé — une ampleur imprévue. Le rédacteur en chef du National, Armand Marrast, chargé de rédiger l'avis qui annoncerait au public le programme de la nouvelle manifestation réformiste rédigea toute une proclamation :

Les députés, les pairs de France et les autres personnes invitées au banquet s'assembleront mardi prochain, à 11 heures, au lieu ordinaire des réunions de l'opposition parlementaire, place de la Madeleine, 2 ;

Les souscripteurs du banquet qui font partie de la garde nationale sont priés de se réunir devant l'église de la Madeleine et de former deux haies parallèles, entre lesquelles se placeront les invités,

Le cortège aura en tête les officiers supérieurs de la garde nationale qui se présenteront pour se joindre à la manifestation ;

Immédiatement après les invités et les convives, se placera un rang d'officiers de la garde nationale ; derrière ceux-ci, les gardes nationaux, formés en colonne, suivant le numéro des légions ; entre la troisième et quatrième colonne, les jeunes gens des Écoles, sous la conduite de commissaires désignés par eux ; puis les autres gardes nationaux de Paris et de la banlieue....

Ces dispositions doivent éloigner toute cause de trouble et de tumulte. Car aucun cri ne sera poussé ; on ne portera pas de drapeau ; les gardes nationaux sont invités à venir sans armes. Il s'agit seulement de faire qu'une nation intelligente, éclairée, qui a la conscience de l'autorité irrésistible de sa force morale, soit en mesure de faire prévaloir ses vœux légitimes par l'expression légale et calme de son opinion.

Le National, la Réforme, la Démocratie pacifique publièrent cet appel le matin du 21 février. Aussitôt, le gouvernement délibéra et riposta. Convoquer les écoles, inviter la garde nationale à se rendre en corps à la cérémonie, c'est, à n'en pas douter, excéder les limites du programme convenu ; la manifestation sera interdite. Le général commandant de la garde nationale rappelle dans un ordre du jour aux légions que leurs chefs seuls et non pas un comité politique ont qualité pour les convoquer ; le préfet de police fait afficher l'ordonnance sur les attroupements, et rappelle dans une autre proclamation que le banquet reste interdit, On distribue des vivres et des munitions aux soldats.

A la Chambre, la gauche est inquiète et indécise. Le ministre de l'Intérieur répond à Odilon Barrot, qui l'interpelle, qu'il est toujours disposé à laisser les convives entrer dans la salle du banquet et dire les phrases convenues, mais qu'il s'opposera par la force à la promenade dans les rues. La gauche tient une nouvelle réunion : si la majorité de ses membres est toujours d'accord pour refuser au gouvernement le droit d'interdire un banquet, elle lui reconnaît celui d'interdire les attroupements : Persister dans la procession, dira plus tard Duvergier de Hauranne, c'était — ce que nous ne voulions pas — violer la loi. Aussi, quand Thiers conseille de céder, on l'écoute et, par 90 voix contre 17, les députés décident qu'ils n'iront pas an banquet ; la commission d'organisation se range à leur avis, annonce que le banquet est ajourné, non sans que quelques-uns, les commissaires du 12e arrondissement surtout, protestent contre la lâcheté des parlementaires. Pour sauver l'honneur, les députés promettent de mettre en accusation le ministère.

Mais il faut se hâter de contremander la foule. Les journalistes se chargent de prévenir les comités locaux tout prêts pour la mobilisation du lendemain matin, ce qui ne va pas sans difficultés ; des exaltés refusent d'obéir : aux bureaux du Siècle, le comité, dont font partie plusieurs étudiants, se montre fort irrité, et décide que, malgré tout, la garde nationale se réunira en armes. Duvergier, qui essaie avec quelques autres députés de les calmer, n'obtient rien. Toutefois la grande majorité des manifestants penche pour l'abstention et s'y rallie : les sociétés secrètes, rajeunies depuis l'agitation de, 1847, redoutent autant que les parlementaires une bataille qui serait une défaite ; les socialistes communistes semblent seuls disposés à se mêler à une insurrection, si toutefois elle commence sans eux ; les radicaux réunis à la Réforme sous la présidence de Flocon se rangent à l'avis de Louis Blanc, qui ne veut pas que les démocrates tendent eux-mêmes le piège où serait écrasé le peuple : Vous déciderez, dit-il, l'insurrection si vous le voulez, mais, si vous prenez cette décision, je rentrerai chez moi pour me couvrir d'un crêpe et pleurer sur la ruine de la démocratie.

Tout semble donc fini ; l'ordre ne sera pas troublé, puisque les plus disposés au combat ne veulent pas s'y rendre. Le gouvernement se rassure. L'exaltation des esprits, l'inquiétude générale dont il est informé depuis une quinzaine de jours ne lui paraissent plus extraordinairement graves. Il ne prend que les précautions d'usage contre une bagarre possible. Le commandant supérieur des gardes nationales, Jacqueminot, le commandant de la division, Tiburce Sébastiani, le préfet de police Delessert donnent leurs instructions : Sébastiani lit aux chefs de corps la circulaire du maréchal Gérard organisant en 1839 la défense de Paris et fixant à chacun sa place dans des centres déterminés ; Jacqueminot envoie aux colonels des légions l'ordre de protéger les mairies ; Delessert invite ses commissaires de police à s'opposer à tout rassemblement dans leurs quartiers respectifs. Le préfet ajoute d'ailleurs que le gouvernement est parfaitement en mesure de dominer la situation ; s'il envisage quand même l'éventualité d'une bagarre, c'est pour rappeler à la police que dès que les premiers coups de fusil se feront entendre ce sera la guerre civile, et que là finira pour elle toute participation active à des événements que le sort des armes sera seul appelé à décider. Mais, ces instructions données, on se borne à consigner les troupes, et les chefs responsables de l'ordre attendent le lendemain, comme tout le monde.

 

II. — LES JOURNÉES DU 22 ET DU 23 FÉVRIER.

LA manifestation, interdite par le gouvernement, décommandée par ses chefs, se fit le 22 février. Vers neuf heures, malgré la pluie, des attroupements se formèrent à la Madeleine et à la Concorde. On criait : A bas Guizot ! A bas les gardes municipaux ! La foule grossissait rapidement, chantait la Marseillaise, le chœur des Girondins, qu'un drame de Dumas (Le Chevalier de Maison-Rouge) avait rendu récemment populaire. Des bandes d'étudiants qui, réunis vers minuit, avaient déclaré que, si la démonstration n'avait pas lieu par la commission, elle aurait lieu par les Écoles, marchaient du Panthéon vers la Madeleine, très exaltés. Pourtant cette matinée agitée, houleuse, resta sans conflit, sans bataille. La police, les postes d'infanterie refoulaient avec ménagements les manifestants. Quelques étudiants ayant réussi à franchir le pont de la Concorde pour attaquer le Palais-Bourbon, les troupes en réserve aux Invalides les écartèrent. La colère des manifestants ne devint visible qu'à l'arrivée vers la Chambre d'un renfort de gardes municipaux qui furent assaillis à coups de pierres. Il était trois heures ; Barrot apportait à la tribune la proposition de mettre en accusation le ministère, signée de 53 députés ; la Chambre, qui discutait la prolongation du privilège de la banque de Bordeaux, se sépara à cinq heures.

Vers le soir, dans le centre de Paris, il y eut des pavés arrachés, des voitures renversées, quelques coups de feu. Le gouvernement dut reprendre les mesures contremandées la nuit précédente, c'est-à-dire occuper certaines rues et carrefours désignés l'avant-veille aux officiers. La nuit venue, on se battit aux Champs-Élysées, on brûla les chaises de la promenade ; les soldats reçurent des pierres. Rue Saint-Honoré, la foule pilla la boutique d'un armurier ; une attaque contre le ministère des Affaires étrangères fut repoussée. Les manifestants, refoulés des quartiers du centre, se rabattirent sur les faubourgs, jusque sur la banlieue, incendiant quelques barrières. Vers neuf heures, les soldats se rendirent aux emplacements qui leur étaient assignés, mais quelques hommes seulement de la garde nationale répondirent à la convocation de leurs chefs, la plupart aux cris de Vive la Réforme ! Après cette journée indécise, au milieu de la nuit, tout étant apaisé, la police affirmant le désarroi des agitateurs et des sociétés secrètes, le gouvernement fit donner l'ordre de retirer les troupes, et les soldats regagnèrent leurs casernes. Aux Tuileries, le Roi, sans inquiétude, vit, dans cette insurrection manquée un succès décisif pour sa politique ; il félicita ses ministres.

Le lendemain 23 février, à sept heures du matin, sous la pluie, dans la ville calme, les soldats sortent des casernes et vont reprendre les positions occupées la veille. Pas de bruit, pas d'attroupements, sauf dans le quartier du Temple, où des bandes se formèrent vers neuf heures ; quelques barricades furent enlevées par les soldats ; il y eut des coups de fusil. Les émeutiers criaient Vive la ligne ! Toute l'agitation semble s'émietter, se résoudre en bagarres isolées. Mais, comme la veille, le gouvernement fidèle à son plan de défense juge nécessaire la convocation de la garde nationale.

Elle est presque tout entière, sauf peut-être la 10e légion (quartier Saint-Germain), hostile au gouvernement. Hostilité limitée au système du ministère dans certains arrondissements (1er, 2e, 3e, 6e, 9e, 11e), plus radicale dans d'autres (4e, 5e, 7e, 8e, 12e). Presque tous les officiers sympathisent depuis longtemps avec la gauche dynastique, et la plupart des hommes sont radicaux. Tous sont désireux de ne pas paraître, en répondant à la convocation, soutenir la politique de Guizot. Ceux du 4e arrondissement l'écrivent dans une protestation qu'ils portent à Crémieux : nous concourrons, disent-ils, au maintien de l'ordre, mais, en agissant ainsi, nous n'entendons pas nous constituer les défenseurs d'un ministère corrupteur et corrompu, dont nous repoussons de toutes nos forces la politique et les tendances, et dont nous demandons le renvoi immédiat et la mise en accusation. La légion cheval, très royaliste, recrutée parmi les bourgeois aisés et commandée par Montalivet, manifeste presque aussi nettement ses sentiments contre Guizot, un officier dit à Montalivet : La garde nationale à cheval n'a pas fait aujourd'hui acte d'adhésion au ministère ; elle est venue prêter main-forte à l'ordre et aux institutions de juillet.

Au son du rappel, les gardes se réunissent en bien plus grand nombre que la veille, nains nombreux pourtant dans les arrondissements d'opinion radicale. Il se peut, comme on l'a dit plus tard, que des révolutionnaires pourvus d'uniformes d'emprunt se soient alors mêlés à leurs rangs ; c'est, en tout cas, une minorité qui compte peu. L'important, c'est que le gouvernement e appelé lui-même pour le défendre, dans la rue, une force organisée qui a, dans l'opinion générale, le droit de donner son sentiment sur les événements, et qu'il se soumet ainsi an jugement d'amis douteux. Naïveté sans doute, mais inévitable : car la garde nationale a sa place parmi les pouvoirs de l'État, c'est la milice citoyenne, c'est l'institution la plus populaire de la monarchie, qui, comme elle, date de juillet, qui a partagé sa fortune, et qui lui ressemble ; le Roi-citoyen porte son uniforme ; il y a entre elle et lui comme une familiarité historique. Sans doute leurs rapports se sont refroidis : le Roi n'a pas passé la grande revue depuis 1840. On s'en est étonné, et c'est un des défis qu'on adresse souvent à Guizot : Osez donc réunir la garde nationale ! Voici donc qu'étant menacé, le Roi l'appelle à son secours. Qu'elle le défende ! Mais elle ne serait qu'une police, une garde municipale, si, en venant au rendez-vous, elle ne disait pas son mot dans le grand débat qui, de la Chambre et des salles de banquet, a passé dans la rue. Les gardes nationaux, auxquels la Charte a confié la garde des institutions de juillet, sont des citoyens.

Vers dix heures du matin, les légions quittent leurs mairies, pour rejoindre les postes qui leur sont assignés. En route, elles disent leurs sentiments si haut et si net qu'il semble qu'elles ne soient réunies que pour cet objet et non pour maintenir l'ordre. La 2e légion crie Vive la Réforme ! dans la rue de Rivoli en allant prendre position à la Concorde ; la 3e parcourt tout son arrondissement en poussant le même cri ; sur la place des Victoires, elle arrête la cavalerie de ligne qui charge des manifestants, et elle oblige les municipaux à rentrer dans leurs casernes ; la 4e, qui a demandé la mise en accusation du ministère, porte au Palais-Bourbon sa pétition, sans fusils, sans gibernes, suivie d'une foule, et précédée d'un drapeau où est écrit le mot : Réforme ; la 5e agite ses fusils, met la crosse en l'air, et se heurte sur plusieurs points aux municipaux ; la 6e, peu nombreuse, laisse la troupe lutter contre les nombreuses barricades du quartier, rue Saint-Martin et rue Saint-Denis ; la 7e se divise en patrouilles qui se mêlent aux manifestants, fait cesser le feu de la ligne contre les insurgés dans la rue des Filles-du-Calvaire. Dans le 8e arrondissement et dans le 9e, les gardes nationaux n'ont presque pas répondu à l'appel ; au contraire, la 12e, la plus révolutionnaire de toutes, est au grand complet. Elle occupe la place du Panthéon, chasse son colonel, et se met à crier Vive la République ! en chantant la Marseillaise. Trois légions sont à peu près fidèles : la 10e recrutée dans le quartier Saint-Germain, nombreuse et disciplinée ; la 1re et la 2e qui restent silencieuses. Ainsi, en réunissant la garde nationale, le gouvernement a, devant une émeute  populaire sans chefs, faible, dispersée, convoqué une autre émeute armée et organisée, officielle.

Quand Louis-Philippe apprit que la garde nationale criait : A bas Guizot ! et Vive la Réforme !  sa confiance, son assurance subitement s'évanouirent. Il avait cru jusque-là que le mouvement d'opposition à sa politique était superficiel, que la bourgeoisie lui restait fidèle, qu'elle ne consentirait pas à ébranler l'œuvre qui leur était commune. Car il avait à ce point identifié la monarchie et le parti conservateur qu'il ne pouvait concevoir qu'une manifestation hostile à ce parti et à son programme ne mit pas en danger tout le système de juillet. La politique conservatrice qu'il avait définitivement adoptée n'en était-elle pas la conclusion nécessaire ? son pouvoir personnel, sa résistance à toutes les nouveautés, sa politique électorale et sa politique extérieure, n'était-ce pas dans sa pensée le développement logique des événements autant que le résultat de sa volonté particulière et de sa conception personnelle de la nouvelle monarchie ? S'apercevant qu'il était seul, qu'on ne le suivait plus, qu'après dix-huit ans de règne, ceux avec qui il avait gouverné, ceux dont l'appui moral et matériel l'avait créé et soutenu, étaient si bien séparés de lui, que, pour l'établir l'ordre, il fallait maintenant faire tirer les troupes sur les bourgeois de Paris, Louis-Philippe fut épouvanté. Une pareille guerre lui fit horreur. Intransigeant la veille, il se résigna aux concessions. Quand l'état-major, informé par les colonels des légions, quand Duchâtel, ministre de l'Intérieur, quand la reine elle-même le supplièrent de renvoyer Guizot, il ne résista plus. Appelé de la Chambre, à 2 heures et demie, Guizot, aux premiers mots du Roi, offrit la démission du cabinet. Le Roi l'accepta sur-le-champ avec émotion, avec des larmes, mais sans phrases, et il annonça son intention de confier le pouvoir à Molé.

La nouvelle fut portée aussitôt par Guizot à la tribune du Palais-Bourbon. Ce fut un coup de théâtre, et c'était un grand événement. Si son importance fut vite oubliée, parce qu'un plus grand événement lui succéda presque sans intervalle, les députés ne se trompèrent point sur sa valeur et sa signification. Fait exceptionnel et sans précédent, ce n'était pas la Chambre, c'était l'émeute, c'était la garde nationale qui renversait un ministère ! La tempête des sentiments opposés s'éleva. Pour la majorité, que Tocqueville vil s'agiter un instant sur elle-même comme une masse qui oscille, sans qu'on sache de quel côté elle va tomber, le coup fut terrible ; elle éleva des clameurs d'indignation : Abandonner ses amis politiques dans de telles circonstances, c'est une insigne lâcheté ! Quelques-uns parlaient de courir aux Tuileries, de forcer le Roi à revenir sur sa décision. Tous sont pris de désespoir, car ils se sentent atteints autant dans leurs sentiments politiques que dans leurs intérêts privés, ces intérêts dont le ministère avait la garde, par lesquels il les a tenus en servitude, et dont le souci exclusif a fixé leur fidélité quand même, malgré tout, contre toute prudence. La gauche cependant éclate en cris de joie, ne doute pas un moment, après ce premier choc qui a culbuté l'ennemi, que ce ne soit pour elle que l'émeute a remporté la victoire.

Molé arrive aux Tuileries vers quatre heures, peu désireux d'accepter la mission que le Roi lui offre. Il désigne Thiers, puisque les banquets triomphent. Sans doute, Thiers n'était pas des banquets ; mais il y avait tous ses amis. Pourtant, le Roi insiste auprès de Molé, qui cède et part à la recherche de ses futurs collègues. Thiers lui dit : Je n'entrerai jamais dans un cabinet dont je ne serai pas le chef. — Mais voulez-vous me donner vos amis ?Certainement, s'ils veulent se donner eux-mêmes, et je vous aiderai de tout mon pouvoir ; je serai tout, sauf votre collègue. Mais l'appui de Thiers, à défaut de sa collaboration, c'est la réforme électorale, la réforme parlementaire et la dissolution. Molé hésite, perd sa soirée en conversations stériles avec Dufaure, Rémusat, Passy et d'autres. Cependant le temps presse ; il importe que le gouvernement ne soit pas vacant à pareille heure.

La nouvelle de la démission de Guizot a rassuré et apaisé la plupart des gardes nationaux ; la joie a succédé à la colère avec une soudaineté qui prouve clairement les sentiments antiministériels, mais pacifiques, de la bourgeoisie parisienne. Ils rentrent chez eux, portant leur shako au bout de leur fusil, et criant : Vive la Réforme ! Les députés dynastiques, réunis chez Barrot, conseillent à la foule le calme dans le triomphe, tandis que les radicaux réunis à la Réforme enregistrent avec satisfaction la chute de Guizot et demandent comme un nécessaire complément de concession que le peuple entier soit incorporé dans la garde nationale et que la garde municipale soit dissoute.

Mais les insurgés qui ont suivi ou organisé l'émeute, avant la garde nationale ou à côté d'elle, sont moins disposés à croire que tout est pour le mieux. Molé ne leur apparaît pas comme une solution. Dans les quartiers d'ouvriers et d'étudiants, au faubourg Saint-Denis, au faubourg Saint-Antoine, au Panthéon, l'agitation continue. Si la bataille a cessé, le désordre subsiste. La force publique restant sans direction, inactive, la soirée se passe dans une confusion extrême. Les maisons s'illuminent. Des postes, des casernes de gardes municipaux sont forcés, la foule réclame leur désarmement ; des prisonniers sont délivrés. Une bande se forme, sans but précis, au faubourg Saint-Antoine ; portant des drapeaux, des torches, elle suit les boulevards, criant : Vive la ligne ! Les soldats la laissent passer. Arrivée au boulevard des Capucines, elle se heurte aux troupes qui gardent le ministère des Affaires étrangères, devant lequel on crie depuis la veille : A bas Guizot ! Elle parlemente, elle veut passer ; la pression qu'elle exerce sur les soldats devient une poussée : A bas Guizot ! Vive la Réforme, vive la ligne ! La Marseillaise retentit. Le colonel du détachement est obligé de faire reculer ses hommes pour qu'ils puissent croiser la baïonnette. A ce moment, un coup de feu part, suivi d'une décharge générale qui tue ou blesse une cinquantaine de personnes. La foule prise de panique s'échappe par les rues latérales ; la troupe, elle-même épouvantée, se débande. Il est neuf heures et demie du soir. La foule arrête un chariot qui passe, y entasse seize cadavres. Des hommes lui font cortège, tenant des torches allumées, criant : Des armes ! nous les vengerons ! Procession tragique, qui sème la terreur et la colère à travers la foule, depuis la rue Le Peletier où elle fait halte devant le National, par les Boulevards, les Halles, puis les petites rues du centre, jusqu'à la mairie du 4e arrondissement où sont déposés les cadavres.

Ce grave incident, connu aux Tuileries vers 10 heures, décide Molé à renoncer aussitôt à sa mission. Le Roi, malgré les sollicitations des anciens ministres, n'a pas encore voulu choisir un chef à toute l'armée de Paris, parce qu'il se méfie du maréchal Bugeaud qu'on lui indique comme l'homme nécessaire ; il se résigne alors à le nommer, et — nouveau sacrifice — il fait demander à Thiers de former le cabinet ; il accepte d'avance que Barrot en fasse partie. Cependant, dans les quartiers du centre soulevés par la nouvelle du massacre des Capucines, on prépare des fusils, on en prend dans les boutiques d'armuriers. Puis, subitement, dans presque toute la ville, les barricades s'élèvent. C'est une prise d'armes générale. La nuit s'achève en branle-bas de combat. Des postes de police sont enlevés, saccagés, des casernes envahies, où les insurgés trouvent armes et munitions. On répète partout que le peuple a été trahi. Personne ne sait plus, écrit le Siècle, ce qui se passera dans la nuit, ni où en seront demain les affaires de la France.

 

III. — LE 24 FÉVRIER.

BUGEAUD a de l'énergie, de l'entrain, et il sait ce qu'il veut. Au lieu de rappeler les troupes démoralisées qui occupent la Bastille, l'Hôtel de ville, le Panthéon, il forme quatre colonnes pour les joindre et les renforcer ; la première gagnera l'Hôtel de ville par les rues du centre ; la deuxième gagnera la Bastille par les boulevards ; la troisième circulera entre les deux premières ; la quatrième marchera sur le Panthéon ; des réserves occupent la place du Carrousel. Bugeaud ne se sert donc que de l'armée ; il ne compte plus sur la garde nationale pour rétablir l'ordre.

Les colonnes se mettent en marche vers six heures du matin. Partout les chefs ont l'ordre formel d'attaquer les rebelles, mais aussi la mission d'annoncer le nouveau ministère. Elles rencontrent quelques barricades qu'elles enlèvent. Sans grandes difficultés, après quelques coups de fusil rue Beaubourg, qui tuent une douzaine d'hommes, la première colonne (Sébastiani) arrive à l'Hôtel de ville ; mais toutes les rues voisines restent armées et barricadées, et les postes sont aux mains des insurgés. La quatrième est au Panthéon vers sept heures. Mais la deuxième colonne, commandée par Bedeau, est arrêtée par une barricade boulevard Bonne-Nouvelle ; au lieu de l'enlever comme il en a l'ordre, Bedeau parlemente, écoute des gens qui le supplient d'éviter l'effusion du sang : on lui dit que la foule ignore encore le nouveau ministère Thiers-Barrot, que, dès qu'on le saura, tout se calmera.... Bedeau hésite, envoie un messager à Bugeaud qui, lui-même ému par les assurances qu'il revoit d'une détente possible, certaine, envoie à Bedeau l'ordre d'éviter les collisions et de se replier sur les Tuileries. Puis il avertit les autres chefs de colonne de cesser le feu, d'annoncer que la police sera confiée à la garde nationale. — Il semble à Bugeaud que la retraite de Guizot, l'avènement de la gauche doivent être soulignés non par une offensive violente et décisive, mais par des concessions, par une volonté apparente de conciliation. Nous n'entrerons pas au pouvoir les pieds dans le sang, avait dit Thiers. Ce serait la fin des hostilités, si les émeutiers, que cet ordre de retraite laisse maîtres des rues fortifiées, étaient eux aussi décidés à faire la paix.

Mais les dispositions des émeutiers ont changé. A mesure que la colonne Bedeau, retournant sur ses pas vers la Madeleine, suit les boulevards, elle rencontre les barricades relevées ; les soldats, enlisés dans la foule, se débandent, se mêlent aux insurgés, abandonnent les canons, mettent la crosse en l'air. C'est une cohue ridicule et misérable qui reflue vers la Concorde. Là, une collision sans cause apparente éclate entre les premiers rangs de la colonne et les gardes municipaux rangés devant le poste Peyronnet. Bagarre où s'exaspère la colère toujours vivante de la foule contre les municipaux : ils sont dispersés, massacrés. Enfin, vers dix heures et demie, les troupes de Bedeau se rangent au Carrousel.

Cependant Thiers a obtenu le concours de Barrot, de Rémusat, de Duvergier de Hauranne. Convaincu que l'attitude conciliatrice adoptée le matin n'a échoué que par suite de l'impopularité personnelle de Bugeaud, il envoie dans les rues Lamoricière, investi du commandement des gardes nationaux, et Odilon Barrot, pour prêcher le calme. Mais Barrot, accueilli par les cris de : A bas Thiers ! à bas Bugeaud ! arrêté par la barricade du boulevard Bonne-Nouvelle, retourne sur ses pas par les boulevards, escorté d'une foule qui crie : A bas les endormeurs ! A bas Louis-Philippe ! rencontre Lamoricière qui n'a pas mieux réussi que lui, et finalement rentre chez lui, où la foule massée sous ses fenêtres répond à ses exhortations par le cri de : Vive la République ! tandis que Lamoricière regagne les Tuileries. Comme la répression armée, l'appel au calme a échoué à son tour.

Dans les autres quartiers de Paris, l'émeute grandit, s'empare des casernes, des bureaux d'octroi ; chaque bande opère séparément ; il n'y a pas de chef, pas d'organisation, pas de direction générale. Des placards sont affichés ou distribués ; l'un, qui sort des bureaux de la Réforme, dit : Citoyens, Louis-Philippe nous fait assassiner comme Charles X ; qu'il aille rejoindre Charles X ! Un autre énumère les réformes nécessaires : Amnistie générale, sauf pour les ministres, réforme électorale, réforme parlementaire, travail assuré au peuple ; union et association fraternelle entre les chefs d'industrie et les travailleurs ; paix et Sainte-Alliance entre tous les peuples ; la France gardienne des droits des peuples faibles ; l'ordre fondé sur la liberté ! Fraternité universelle ! C'est l'appel de la Démocratie pacifique. Le Courrier français dit : Peuple de Paris ! Ne désarmez pas ! maintenez toutes vos barricades ! et repousse aussi bien Barrot que Thiers et Molé. Une affiche anonyme est plus violente : Citoyens, vous avez encore une fois, par votre héroïsme, forcé le despotisme dans ses derniers retranchements, mais vous l'avez déjà vaincu le 14 juillet 1789, le 10 août 1792, le 29 juillet 1830, et chaque fuis l'on vous a ravi le bénéfice de votre victoire.... Courez aux Tuileries.... Aux armes ! aux Tuileries !

Cependant, nulle part la garde nationale chargée de la police n'intervient, si ce n'est parfois pour se joindre à l'émeute. Les vainqueurs ont des points naturels de ralliement auxquels ils pensent tous, sans se concerter ; c'est l'Hôtel de ville, les Tuileries, la Chambre. Un capitaine de la garde nationale, avec ses hommes, envahit l'Hôtel de ville sous les yeux des soldats qui occupent la place de Grève ; le préfet et le général l'évacuent aussitôt, tandis que les troupes se débandent, laissent là leurs fusils et retournent à leurs casernes. De l'Hôtel de ville une colonne se forme pour marcher sur le Palais-Bourbon, ayant à sa tête des polytechniciens, des officiers de la garde nationale et un tambour ; elle suit les quais, peu nombreuse d'abord, bientôt grossie d'une cohue armée de fusils, criant Vive la Réforme ! à bas Guizot ! mort à Guizot !

 Depuis le matin (dix heures et demie), Thiers, Duvergier de Hauranne, Rémusat, ont obtenu du Roi la promesse de dissoudre la Chambre ; ils s'occupent de trouver les moyens d'annoncer au peuple cette importante concession, quand arrive la nouvelle de la retraite de la colonne Bedeau rejetée en désordre sur la place de la Concorde. Les Tuileries ne sont plus protégées que par les réserves massées au Carrousel, c'est-à-dire par deux légions de la garde, la 1re et la 10e, qui semblent sûres, quelques gardes nationaux d'autres légions et 4.000 hommes de troupes. Dans le palais, on parle déjà de fuir, de mettre le Roi en sûreté, soit à Vincennes, soit à Saint-Cloud ; puis, on se ressaisit : le danger est-il si grand, la catastrophe si prochaine ? Les troupes du Carrousel, il faut leur faire confiance ou leur rendre confiance, il faut rallumer chez ces derniers gardiens du Roi, qui tout à l'heure peut-être auront à se battre pour le sauver, la flamme du royalisme ; le Roi, qui les voit de sa fenêtre, décide de les passer en revue.

Il monte à cheval avec ses deux fils, Nemours et Montpensier, avec Bugeaud, Lamoricière ; Thiers et Rémusat suivent à pied. La  1re et la 10e légion, devant qui passe d'abord le cortège, crient : Vive le Roi ! et, çà et là, Vive la Réforme ! Mais les autres gardes nationaux crient Vive la Réforme ! seulement et aussi, et violemment : A bas le système ! à bas les ministres ! en agitant épées et fusils, quelques-uns sortant des rangs. Brusquement, sans aller jusqu'aux troupes de ligne, le Roi tourne bride et rentre au château, sans force, découragé. Des bandes envahissent la place. La reine, la duchesse d'Orléans et son fils se tiennent auprès du vieux Roi. De tous côtés, les mauvaises nouvelles arrivent. Crémieux vient dire que tout est perdu si l'on ne remplace Thiers par Barrot et Bugeaud par Gérard. Le Roi consent. Puis c'est Lamoricière qui, après avoir une fois de plus tâché de rallier ses gardes nationaux et de calmer l'insurrection, annonce que la foule parle maintenant d'abdication. Un secrétaire de Thiers l'affirme également. Le Roi proteste. La reine s'indigne ; ce serait une lâcheté ; elle aimerait mieux se faire tuer devant le Roi. Mais on le presse. Le duc de Montpensier répète avec Thiers : c'est la dernière chance de la monarchie.

Alors une fusillade retentit à deux cents mètres des Tuileries, du côté du Palais-Royal. C'est le poste du Château-d'Eau qui reçoit le choc de l'émeute. Depuis le matin, le Château-d'Eau est occupé par un détachement du 14e de ligne. Laissé sans ordre, le capitaine qui le commande refuse de le céder à la garde nationale. La foule l'entoure, réclamant les armes des soldats ; le capitaine est couché en joue, un lieutenant a les épaulettes arrachées. Les officiers sont finalement entraînés ; d'une barricade voisine, on tire sur le poste, tandis que les soldats, de l'intérieur, se défendent. C'est un massacre. En vain Lamoricière qui accourt du Carrousel essaie par ses gestes désespérés d'obtenir qu'on cesse le feu. La fumée, le bruit, la fureur populaire déchaînée contre cette résistance inattendue, la présence de plusieurs chefs républicains, Arago, Lagrange, Caussidière, Albert, rendent toute négociation impossible. Il semble que là, à deux pas des Tuileries, ce soit plus qu'ailleurs, plus clairement, plus délibérément, la royauté qu'on attaque et qu'on veut vaincre. Le but de la guerre civile, jusque-là voilé, indécis, apparaît.

Lamoricière retourne aux Tuileries, pénètre chez le Roi et lui dit : On ne se contente pas de ce que je dis au nom de Votre Majesté, on demande autre choseAutre chose, s'écrie le Roi ; c'est mon abdication ! ils ne l'auront qu'avec ma vie ! D'autres arrivent, font des récits effrayants de la fureur du peuple. Girardin brandit un papier où il a écrit : Abdication du Roi, régence de la duchesse d'Orléans, dissolution, amnistie générale. C'est donc le mot, le cri de tous : Abdication ! Vaincu, le Roi dit : J'abdique ! La reine, la duchesse d'Orléans le supplient encore de résister. La fusillade s'approche. Le Roi demande : La défense est-elle possible ? Il y a là, devant lui, Soult, Gérard et Sébastiani, des officiers, des généraux, mêlés à des gens entrés on ne sait comment. Tout ce monde reste silencieux, immobile. Alors le Roi dit : Je suis un roi pacifique et, puisque toute défense est impossible, je ne veux pas faire verser inutilement le sang français, et j'abdique. Il s'asseoit à sa table et écrit lentement : J'abdique cette couronne que la volonté nationale m'avait appelé à porter, en faveur de mon petit-fils le comte de Paris. Puisse-t-il réussir dans la grande tache qui lui échoit aujourd'hui ! Quelques-uns demandent qu'il proclame régente la duchesse d'Orléans, à l'exclusion des princes. Subitement, le pauvre homme écrasé relève la tête et s'écrie : Je ne signerai jamais cela ! Plutôt mourir ! C'est contraire à la loi.

Mais l'émeute continue. Lamoricière, qui essaie d'arrêter l'attaque contre le poste du Château-d'Eau, a son cheval tué et est fait prisonnier. Les Tuileries sont menacées. Le Roi, la reine, les Montpensier, quelques amis s'enfuient par la grille du Pont-Tournant, montent dans des voitures d'aides-de-camp ; deux escadrons de cuirassiers les enveloppent et les escortent au galop vers Saint-Cloud. Il est midi et demi. Le duc de Nemours est resté dans la cour des Tuileries, et la duchesse d'Orléans n'a pas quitté le palais. Nemours veut la conduire, sous la protection d'un régiment d'artillerie, au Mont-Valérien avec ses enfants. Mais Barrot envoie dire qu'il faut se rendre à l'Hôtel de ville par les boulevards ; Dupin, qui arrive, déclare que c'est folie, qu'il faut aller à la Chambre, et il y entraine la duchesse avec les princes. Nemours charge Bedeau, qui a rallié ses hommes à la Concorde, de protéger le Palais-Bourbon.

A ce moment commencent d'arriver de la rive droite, de la rive gauche, toutes les bandes qui, retardées dans la matinée par les combats contre les postes, contre la Préfecture, se rencontrent, sans l'avoir concerté, aux Tuileries, rendez-vous général des insurgés ; les combattants du Château-d'Eau, après l'incendie du poste, les y rejoignent. Le palais évacué par la famille royale est encore défendu par les troupes de la place du Carrousel. Nemours donne à leur chef, Rulhières, l'ordre de la retraite, qui s'opère lentement, comme pour contenir le plus longtemps possible la marée montante de l'émeute, mais sans tirer un coup de fusil ni de canon ; Rulhières va rejoindre les troupes déjà massées sur la place de la Concorde. Dans le palais vide, par le grand escalier, les insurgés, pêle-mêle avec la garde nationale, montent, délogent encore quelques gardes municipaux oubliés qui jettent leurs armes et s'enfuient ; alors, vers une heure et demie, le pillage commence. Ou brise les glaces et les meubles, on enfonce les portes. Un ancien insurgé d'avril, Lagrange, assis sur le trône, lit à haute voix l'acte d'abdication, auquel la foule répond : Vive la République !

A la Chambre, Thiers fait une apparition, puis s'en va. Barrot, qui est président du Conseil depuis midi, ne bouge pas du ministère de l'intérieur. La gauche dynastique ne sait que faire. Au contraire, les républicains, qui se sont concertés dans les bureaux du National, y ont composé un Comité de direction (Lamartine, François Arago, Marie, Garnier-Pagès, Barrot, Marrast) et y ont décidé de proposer la formation d'un gouvernement provisoire (Dupont de l'Eure, F. Arago, Marie, Garnier-Pagès, Ledru-Rollin, Barrot, Marrast) ; ils gagnent la Chambre avec quelques amis résolus ; ils entourent Lamartine et le décident à les soutenir. A une heure et demie, quand arrive la duchesse d'Orléans avec ses deux enfants, bientôt rejointe par le duc de Nemours, la Chambre l'acclame. Dupin monte à la tribune, annonce l'abdication, la régence. On applaudit. Mais Marie, à la tribune, demande une suspension de séance pour permettre à la duchesse de se retirer. Elle refuse de sortir et s'asseoit sur un banc de député. Marie demande alors la constitution d'un gouvernement provisoire. Barrot, qui apparaît enfin, s'y oppose. Notre devoir, dit-il, est tout tracé. Il a heureusement cette simplicité qui saisit toute une nation, il s'adresse à ce qu'elle a de plus généreux et de plus intime, à son courage, à son honneur. La couronne de juillet repose sur la tête d'un enfant et d'une femme.... Est-ce que par hasard on prétendrait remettre en question ce que nous avons décidé par la Révolution de juillet ? Un légitimiste, La Rochejaquelein, s'écrie : Vous n'êtes plus rien, plus rien.... Je dis qu'il faut convoquer la nation.

Soudain, une porte de la salle des séances est forcée et laisse passer une foule de gens en armes. Le président Sauzet éperdu oublie que toute une brigade chargée de protéger la Chambre est massée devant le Palais-Bourbon. Il se couvre, et le tumulte commence. Lamartine monte à la tribune, salué par la foule et par les députés, parle de l'émotion que lui cause cette scène : Je partage aussi profondément que qui que ce soit le double sentiment qui a agité tout à l'heure cette enceinte, en voyant un des spectacles les plus touchants que puissent présenter les annales humaines : celui d'une princesse auguste se défendant avec son fils innocent, et venant se jeter du milieu d'un palais désert au milieu de la représentation du peuple ; mais, après quelques phrases, il se prononce pour le gouvernement provisoire. Une nouvelle poussée de la foule fait entrer une bande d'émeutiers plus violents. Ce sont, mêlés aux envahisseurs des Tuileries, ceux qui arrivent de l'Hôtel de ville, et qui, en passant, ont vu le Carrousel vide de troupes et les Tuileries pleines d'insurgés. Ils crient : Vive la République ! rien que la République ! La Rochejaquelein déclare qu'il faut rendre au peuple le suffrage universel. La duchesse s'enfuit avec ses enfants, dans le tumulte, par l'hôtel de la Présidence, jusqu'aux Invalides. Dupont de l'Eure jette à la foule les noms de la liste du National un peu remaniée. Elle les acclame au hasard. Ledru-Rollin recommence pour donner à ce gouvernement l'apparence d'une élection régulière. On acclame de nouveau les noms de Dupont de l'Eure, Arago, Lamartine, Ledru-Rollin, Garnier-Pagès, Marie, Crémieux. Mais des voix crient : A l'Hôtel de ville ! et tout le monde part en tumulte.

Il est 4 heures. Les troupes de Bedeau et de Rulhières, qui ont laissé passer l'émeute et laissé prendre le Palais-Bourbon sans bouger, se retirent maintenant dans leurs casernes ; celles qui sont au Panthéon depuis le matin en font autant ; à la Préfecture de police, les gardes municipaux brisent leurs armes ; les uns gagnent la mairie du 2e arrondissement ; les autres se dispersent. La duchesse d'Orléans, à six heures du soir, quitte les Invalides, se rend au château de Bligny, près de Limours, d'où elle part pour l'Allemagne deux jours après. Le duc de Nemours quitte Paris le 25, et s'embarque à Boulogne le 26. Le Roi, la reine et les membres de la famille qui sont avec eux s'arrêtent à peine à Saint-Cloud, vont coucher à Dreux, où ils apprennent la proclamation de la République. Ils partent pour la côte normande, près de Honfleur. Ce n'est que le 2 mars que le Roi, bientôt rejoint par les siens, peut gagner Newhaven sur un bateau anglais.

 

Il apparaît assez clairement que, si Louis-Philippe succomba le 24 février 1848 et entraîna dans sa chute la royauté avec la dynastie, c'est qu'il ne sut pas ou qu'il ne voulut pas se défendre. A aucun moment de cette courte lutte, sa défense ne fut impossible ni sa ruine inévitable. Il était très fort, et ses ennemis étaient très faibles. Tout était organisé pour sa victoire, et rien n'était préparé pour sa défaite. Il avait vaincu des émeutes plus redoutables que celle-ci, qui était improvisée, dispersée, sans chefs. Chemin faisant dans les moments successifs de cette journée, on se dit que Bedeau aurait pu enlever la barricade Bonne-Nouvelle au lieu de parlementer ; ou bien que les troupes du Carrousel auraient pu marcher au secours du poste du Château-d'Eau au lieu de rester immobiles, ou encore, et même après le découragement subit, du Roi et jusqu'après l'abdication, que Bedeau pouvait empêcher les émeutiers d'entrer au Palais-Bourbon et que la duchesse d'Orléans en serait sortie régente ; car c'est seulement à la fin de la journée que la petite poignée de républicains s'aperçut que le gouvernement était vacant, et qu'il suffisait d'un peu de décision pour s'y installer.

Louis-Philippe ne s'est pas défendu. Mais tout indique que, s'il n'a d'abord pas cru au danger, et si, l'ayant enfin compris, il a ensuite perdu confiance, c'est qu'il n'imaginait pas qu'il pût avoir à se défendre, c'est qu'il s'attendait à être défendu par la nation. Ce fut sa plus grande erreur. Il croyait être populaire, il croyait à la garde nationale, gardienne des institutions de juillet, il croyait qu'entre ses adversaires, hommes de désordre, et lui, les gens sensés n'hésiteraient jamais ; et, c'est pourquoi depuis un an, quand tout le monde le voyait menacé, il conservait tant de sérénité. Comment imaginer que tous ces hommes qui, avec lui, comme lui, pour eux autant que pour lui, avaient fait ce gouvernement à leur image et à leur goût, comment imaginer qu'ils allaient le laisser tomber sans rien faire, qu'ils le regarderaient périr avec indifférence ? C'est que Louis-Philippe avait fini par être dupe de l'équivoque qui avait présidé à la naissance de son gouvernement. Il en était arrivé à croire que les Parisiens avaient renversé Charles X parce qu'ils voulaient le duc d'Orléans. Il avait oublié que les bourgeois royalistes qui l'avaient appelé en 1830 avaient tiré profit d'un dévouement républicain qu'ils n'avaient ni provoqué ni partagé, que les gouvernants du régime de juillet, les hommes de juillet, n'étaient pas les combattants de juillet, qu'ils ne verseraient pas plus leur sang pour défendre leur monarchie qu'ils ne l'avaient répandu pour la fonder. Ne les voyait-on pas disposés chaque jour davantage à renier ou au moins à diminuer la légende héroïque qui avait abrité la naissance de leur œuvre — parce qu'ils n'y avaient point eu de rôle ? Comment lui auraient-ils demandé l'inspiration courageuse qui eût été nécessaire pour la maintenir et l'achever ? Quel courage attendre des hommes de juillet ? Quel sacrifice avaient-ils jamais fait qui pût aujourd'hui susciter en eux un dévouement passionné — ou une abnégation enthousiaste ?

Mais ils avaient une autre raison — et plus grave — de s'abstenir : ils n'aimaient plus leur monarchie, ils s'étaient détachés d'elle, ils n'y tenaient plus. Le gouvernement, qui, depuis 1847, était menacé de mort, et qui effectivement mourut, n'était plus en effet celui qui, sinon grâce à eux, du moins pour eux et par eux, avait été instauré en 1830. La révolution avait eu pour résultat de donner le pouvoir à la bourgeoisie ; or, tout l'effort de Louis-Philippe s'était employé à le lui reprendre. Et cet effort avait abouti : en 1848, le Roi semble définitivement victorieux ; il a brisé la puissance politique de la classe dominante et il y a substitué la sienne. Le trône est tout ; il a sa politique intérieure, et sa politique extérieure ; il ne fait plus état d'aucune opinion que de la sienne. Ce qui compte dans le gouvernement, c'est sa volonté à lui, au service de ce qui est ou de ce qu'il croit être son intérêt dynastique. Le droit écrit, c'est bien une Chambre élue et un roi irresponsable ; le fait, c'est un roi qui gouverne et une assemblée fabriquée par les soins combinés de la loi et de l'administration, de façon que la majorité se borne à traduire les désirs du roi.

Cela, tout le monde depuis longtemps le sait et le dit en France et au dehors. Mais la conséquence n'apparaît qu'à cette heure. Pour atteindre ce résultat, pour briser la puissance politique de la bourgeoisie, le Roi a dû entrer en guerre contre elle, et la vaincre. Or, si cette classe, qui prétend à dominer dans la société française depuis la Révolution, qu'ont écartée les militaires sous l'Empire, les nobles et les prêtres sous la Restauration, dont l'ambition est enfin, depuis juillet, réalisée, a voulu conserver la royauté, c'est uniquement pour gouverner elle-même à l'abri de cette royauté qui la garantit à droite contre la réaction d'ancien régime et à gauche contre la république. L'habileté de Louis-Philippe, qui retira à ses chefs la réalité de la puissance politique, l'ayant obligée à se défendre contre le Roi lui-même, elle imagina la réforme électorale, pour élever une digue contre un double danger : le pouvoir personnel à qui la corruption serait rendue plus difficile, le suffrage universel qui donnerait le pouvoir aux non-propriétaires. La réforme électorale devait restituer le gouvernement à la classe qui se sentait en possession du droit historique de l'exercer et qu'un accident imprévu — l'ambition et le caractère de Louis-Philippe — en avait exclue une fois encore. Et c'est pourquoi les bourgeois parisiens de la garde nationale ou de la rue regardèrent sans chagrin se débattre contre ses ennemis un gouvernement qui était libéral, pacifique, point malfaisant, — pour cette unique raison qu'ils n'en étaient plus les maîtres.

Si Louis-Philippe fut surpris de leur attitude au point d'en perdre contenance, c'est qu'il croyait que le changement opéré par lui dans le gouvernement avait passé inaperçu. L'aspect extérieur en était le même, en effet ; il avait gardé l'air bourgeois ; il était soutenu par des bourgeois. La Charte était scrupuleusement respectée. La malveillance des adversaires et l'exagération des journalistes pouvaient seules inspirer les propos où Guizot était comparé à Polignac et le Roi à Charles X. Louis-Philippe pouvait craindre de périr par l'assassinat, mais non pas imaginer qu'il finirait comme son prédécesseur. Tout cela était exact. Mais il eût été plus sage de s'apercevoir que les ministres qui gouvernaient et la majorité qui les soutenait n'étaient dans le pays qu'une imperceptible minorité de satisfaits, tenus par la corruption ou par la peur, que tout le reste était mécontent et brûlait du désir de donner au Roi et à ses amis une sévère leçon. En second lieu, il eût fallu également comprendre que le pays légal qui donnait à Guizot le moyen de gouverner légalement n'était presque plus rien dans la société française renouvelée ; qu'en restant dans la vérité juridique, le Roi était sorti de la réalité politique et historique ; que l'immense majorité de la nation n'avait plus d'intérêt à le soutenir ; que la preuve ou au moins l'indice en était fourni par cette impression d'insécurité qui devait le frapper et le faire réfléchir parce qu'elle était générale. Le gouvernement fonctionnait comme une mécanique bien montée ; mais il était de plus en plus étranger à la vie de la nation. L'apparence de légalité n'empêchait pas le public d'en avoir le sentiment clair.

Enfin, la fidélité gardée à la Charte, l'orgueil que le Roi en tirait étaient sans grande valeur pratique ; la sécurité qu'il y puisait était trompeuse. En 1848, la Charte ne peut plus défendre le Roi ; elle est usée ; elle n'est plus valable. Elle ne correspond plus à l'état d'esprit des Français, on ne songe plus raisonnablement à y voir une solution définitive du problème politique. Or, la monarchie de juillet est précisément à cette date tombée aux mains de ces doctrinaires qui, dès 1814, étaient convaincus que la Restauration avec la Charte était le grand compromis historique où aboutissait l'histoire de France. Guizot et les autres adversaires du radicalisme, qui ont prétendu substituer à ses abstractions les résultats de l'expérience historique, et qui ont cru que leur système était le produit naturel de l'évolution française, ne faisaient en réalité qu'habiller d'un costume historique leurs préférences personnelles et leurs conceptions abstraites. C'est pourquoi, au moment où ils s'imaginaient construire et consolider le régime par leur résistance, l'œuvre de destruction se poursuivait. Ils ne virent pas que le règne de la bourgeoisie politique n'était qu'une étape dans la marche vers la démocratie politique. Aussi la minorité qui profita de l'émeute pour proclamer la république fut-elle aisément la plus forte. Le gouvernement créé par la Révolution de février n'était peut-être pas très solide, mais celui qu'elle avait vaincu était ruiné sans retour.

Bien que la question de savoir si l'on aurait pu conserver la royauté en changeant le système de Louis-Philippe n'offre guère d'intérêt, on ne peut éviter de se la poser quand on aperçoit que la plupart des hommes qui ont renversé Guizot et le Roi désiraient tout au plus un changement de ministère et l'abdication d'un prince trop obstiné. Mais sans doute ne faut-il pas oublier que c'était depuis 1814 la seconde fois que les rois entraient en lutte avec la société française. C'était probablement se faire une grande illusion que de s'imaginer que cette fois encore un changement de personne suffirait. Le royalisme des Français n'était pas de force à résister à une nouvelle épreuve. Liée sous la Restauration aux intérêts d'une caste, mais sans racines dans la nation, la monarchie ne fut plus après 1830 qu'un expédient utile. Elle permit d'éviter des solutions qui paraissaient plus fâcheuses. Mais la nation ne tenait pas au régime monarchique. Il n'avait aucun fondement dans ses habitudes ni dans ses passions. En repassant ses souvenirs, le peuple français n'y retrouvait rien de royal, car il avait oublié la majesté de l'ancienne dynastie, et la nouvelle ne la lui aurait pas rappelée. Au contraire, les souvenirs dont il vit, ceux qui le ravissent ou l'exaltent, ceux où il trouve les éléments de sa vie morale et ses raisons d'agir ou d'espérer, ceux où il se sent vivre d'une vie collective supérieure, le reportent aux temps de la République et de l'Empire : ils sont la véritable nourriture de son âme.

Ainsi échoua définitivement la monarchie parlementaire tentée une première fois avec la vieille dynastie historique, l'ancienne noblesse et le clergé, une dernière fois avec une branche cadette et une aristocratie bourgeoise. L'une et l'autre étant artificielles et fragiles, il suffit d'un accident pour les détruire.

 

FIN DU CINQUIÈME VOLUME