HISTOIRE DE FRANCE CONTEMPORAINE

 

LIVRE V. — LE POUVOIR PERSONNEL (1840-1848).

CHAPITRE IV. — L'ATTAQUE CONTRE GUIZOT (1847-1848).

 

 

I. — LA DISLOCATION DE LA MAJORITÉ EN 1847.

LE succès du gouvernement aux élections de 1846, le vote de l'adresse et l'approbation des mariages espagnols par une énorme majorité (248 voix contre 84) semblèrent donner à Guizot une force parlementaire qu'aucun ministre n'avait connue. Mais des incidents révélèrent presque aussitôt les discordes du parti conservateur. Un vice-président étant à élire, ce fut le candidat de l'opposition, Léon de Malleville, qui l'emporta sur son concurrent ministériel (22 mars), les dissidents conservateurs-progressistes du groupe Tocqueville avaient voté pour lui. Ces nouveaux-venus à la Chambre affirmaient ainsi leur indépendance et leur volonté de réformes, car Malleville avait fait une campagne ardente contre la corruption parlementaire.

Les propositions de réforme électorale et de réforme parlementaire jetèrent quelque clarté sur la situation des partis. Un nouveau projet d'extension du suffrage avait été élaboré par Duvergier de Hauranne, qui venait de publier une brochure où tous les arguments des réformistes étaient réunis. Il la lut à la Chambre le 8 mars 1847. Tout Français payant 100 francs de contributions directes en principal sera électeur ; si le nombre des électeurs d'un arrondissement ne s'élève pas à 400, il sera complété par l'adjonction des citoyens les plus imposés. Sont en outre électeurs les membres et correspondants de l'Institut, les officiers jouissant d'une retraite de 1.200 francs ayant trois ans de domicile, les juges en activité, les professeurs titulaires des Facultés de droit, de médecine, de sciences, du Collège de France et du Muséum, les avocats ayant cinq ans d'inscription et de domicile, les médecins, notaires et avoués ayant cinq ans de domicile ; les membres des Chambres de commerce, des Conseils de manufactures et des Conseils de prud'hommes, les conseillers municipaux des villes de 3.000 âmes au moins. Cette réforme aurait créé environ 200.000 électeurs nouveaux et 79 députés de plus, soit 533. C'était assez bénin. Mais ce qu'on voulait, c'était changer la majorité de la Chambre et non pas démocratiser le suffrage.

Un second projet, déposé quelques jours plus tard par Charles de Rémusat, proposa la réforme parlementaire, c'est-à-dire des dispositions nouvelles sur les incompatibilités parlementaires. Les membres de la Chambre qui ne sont pas fonctionnaires salariés au moment de leur élection ne pourront le devenir pendant qu'ils font partie de la Chambre, ni au cours de l'année où expire leur mandat. Cette disposition ne s'applique pas aux ministres, ambassadeurs, sous-secrétaires d'État, au procureur général à la Cour de cassation, au gouverneur de l'Algérie, au commandant en chef de la garde nationale de Paris, au grand chancelier de la Légion d'honneur, au gouverneur de la Banque de France ; les députés qui exercent des fonctions publiques ne peuvent être promus dans leurs fonctions que d'un degré immédiatement supérieur, et dans l'ordre hiérarchique et régulier des services auxquels ils appartiennent ; les présidents et juges des tribunaux ne peuvent être élus dans l'arrondissement où ils exercent. Enfin, il est interdit de cumuler le mandat de député avec les fonctions de procureur général, avocat général ou substitut, procureur du roi, ingénieur en chef, secrétaire général, directeur général, directeur, chef de division, employé de ministère, attaché aux Maisons civile ou militaire du roi et des princes. Cette dernière exclusion était une protestation contre l'une des manifestations les plus désagréables de l'action directe du Roi sur la Chambre. Nous avions été frappés du rôle que ces personnages jouaient parmi nous : on les voyait, les jours où quelque question importante se débattait à la Chambre, s'agiter pour recevoir et transmettre sur les bancs des centres les ordres du Roi comme s'ils eussent eu à manœuvrer une armée.

Les réformistes étaient d'accord avec la gauche. Barrot soutint leurs projets devant la Chambre. Il fallait arracher le suffrage à l'action corruptrice du gouvernement : Est-il vrai que du nord au midi, dit-il, de l'est à l'ouest de la France, le thème universel de tous les agents électoraux est celui-ci : Il faut nommer un député agréable au pouvoir, afin qu'il obtienne pour vous plus de faveurs ?Oui, oui, c'est vrai !Or cela veut dire : Vous, vous êtes père de famille, vous avez besoin du gouvernement pour élever gratuitement vos enfants, il vous donnera des bourses. Vous, vous êtes riche, vous avez d'autant plus besoin de distinctions ; le gouvernement vous en donnera de toute espèce. Vous, vous n'êtes ni riche ni pauvre, mais il vous faut une décoration, parce que tel de vos voisins en porte une.

Le gouvernement ne se montra pas embarrassé : cette argumentation n'était pas nouvelle. Duchâtel, ministre de l'Intérieur, déclara : Si le pays avait le désir de cette réforme, on le saurait ; les élections toutes récentes l'auraient fait voir. Quant à Guizot, il affectait d'y voir un pas vers le suffrage universel, et il déclara : Il n'y aura pas de jour pour le suffrage universel, ce qui ne provoqua dans la Chambre aucun mouvement, et il formula une fois de plus sa doctrine : La souveraineté nationale, c'est la souveraineté du Roi et des deux Chambres faisant la loi, exprimant la volonté nationale. Je n'en conçois pas d'autre. Quiconque, à la porte de cette assemblée, dit : J'ai un droit, ment. Il n'y a de droits que ceux que la loi a reconnus. Or, pourquoi changer la loi ? Parce que quelques ambitieux s'agitent ? Dans un régime de liberté où on demande trop, où l'on veut avoir trop vite, où l'on pousse trop fort, la mission du gouvernement est de marcher lentement, mûrement, de maintenir, de contenir. Quant aux jeunes conservateurs qui brûlaient de faire des réformes, il les mettait en demeure de se prononcer pour ou contre le gouvernement. Intimidés sans doute à la pensée de se trouver jetés dans l'opposition, ils votèrent contre le projet, qui se trouva repoussé par 252 voix contre 154.

La proposition Rémusat réunit une minorité plus forte, les conservateurs progressistes s'étant cette fois séparés du ministère ; on put ainsi évaluer l'importance de leur groupe : ils étaient environ cinquante. La discussion, où intervint Thiers — qui s'était abstenu dans les débats sur la réforme électorale — fut pour lui une occasion de répéter : Nous voulons la réalité du gouvernement représentatif. Le Roi règne et, ne gouverne pas. Vous le comprenez autrement ? Ah ! il fallait le dire en juillet 1830 ! Demander l'incompatibilité des employés de la liste civile, des aides de camp du Roi, ce n'est pas être hostile à la royauté.... Guizot répondit encore : Ce qui fait la sincérité du gouvernement représentatif, c'est de marcher avec la majorité. Ayez la majorité, vous ferez les réformes que vous voudrez.

Il devenait donc chaque jour plus évident que Guizot ne voulait rien entendre. La fameuse phrase de Lisieux : Toutes les politiques vous promettent le progrès, la politique conservatrice seule vous le donnera, que la Presse réimprimait chaque jour en tête de ses colonnes, était décidément une mystification. Les députés les plus disciplinés commençaient à soupçonner le danger qu'ils couraient en soutenant cet irréductible entêtement, et, de temps à autre, ils gémissaient ou s'indignaient. Un député, nommé Desmoussaux de Givré, fut un instant célèbre pour s'être écrié, pendant la discussion des fonds secrets : Qu'avons-nous fait depuis 1840 ? Rien ! rien ! rien ! Parfois, sur une question secondaire, pour prendre une petite revanche sur leur bassesse de politiciens satisfaits, ils mettaient en minorité un ministre dont l'insuffisance était par trop apparente. Guizot dut ainsi remplacer trois de ses collègues ; ceux des Finances, de la Guerre et de la Marine. L'exécution fut pénible : l'un d'eux, Lacave-Laplagne, résista ; il fallut le destituer. Il fut difficile de leur trouver des successeurs, personne ne souhaitant d'entrer dans un ministère compromis. Guizot choisit des fonctionnaires membres de la Chambre des pairs (10 mai 1847). Quelques mois plus tard (19 septembre) il prit la présidence du Conseil ; Soult reçut le titre de maréchal général. Mais ces remaniements, qui ne changèrent ni son programme ni sa position à l'égard des partis, n'accrurent pas le prestige d'un gouvernement que son inaction déconsidérait plus encore que sa médiocrité. Guizot se jugeait assez fort pour couvrir toutes les faiblesses. Si sa majorité devenait nerveuse, si elle avait des soubresauts factieux, c'est qu'elle contenait de jeunes députés ambitieux et vaniteux : il les dresserait.

 

II. — LA CRISE FINANCIÈRE.

LES conservateurs, qui se vantaient d'être seuls à connaître les conditions nécessaires à l'existence des sociétés ordonnées et des gouvernements forts, avaient-ils du moins bien administré la fortune publique ?

Le gouvernement de juillet avait traversé deux crises coûteuses, celle qui suivit la Révolution et celle que détermina eu 1840 le traité de Londres. Le déficit qu'elles causèrent dans le budget, joint à l'augmentation régulière des dépenses[1], ne fut suffisamment compensé ni par l'accroissement des recettes, qui fut en moyenne de 23 millions par an[2], ni par les emprunts, dont la somme s'éleva à 1.355 millions, ce qui porta le capital de la dette à 5.954 millions en 1847. C'est pourquoi s'accrut sans cesse la charge de la dette flottante, qui atteignit en 1816 le chiffre de 600 millions. Le budget extraordinaire affecté aux constructions neuves, et, particulièrement aux chemins de fer depuis la loi du 11 juin 1842, souffrit également du déficit. Les réserves de l'amortissement, qui devaient l'alimenter à partir de 1837, étant indisponibles depuis la crise de 1810, la dette flottante assura péniblement la continuation de quelques grands travaux, mais ne permit pas de les activer.

Il fut deux fois question d'alléger la charge du budget par une conversion de la dette. La mesure, repoussée par le gouvernement en 1835, fut proposée de nouveau par un député, Muret de Bort, en 1845. On aurait converti en 4 ½ p. 100 le 5 p. 100 qui était alors à 125 francs. La plupart des rentes 5 p. 100 avaient été acquises à 73 francs, taux moyen : les porteurs avaient donc reçu un intérêt de 7 p. 100 du capital primitif ; s'ils refusaient la diminution de revenu résultant de la conversion, ils auraient la faculté de se faire rembourser leur capital à raison de 100 francs pour 5 francs de rente. Le revenu ancien resterait toutefois assuré aux Invalides de la Marine, à la Légion d'honneur et aux Hospices. — La Chambre vota le projet, mais les Pairs le repoussèrent ; leur commission soutint que l'État n'avait pas le droit d'offrir aux rentiers le remboursement, la dette ayant été déclarée perpétuelle par la loi qui avait institué le Grand-Livre.

L'occasion favorable d'une conversion ne se retrouva plus ; la rente ne s'éleva plus au cours de 125 francs. La mauvaise récolte de 1846, qui causa tant de troubles, eut pour conséquences la baisse des valeurs et un déficit dans les prévisions budgétaires. On n'y était pas accoutumé : il fallut porter l'émission des bons du Trésor (loi du 20 juin 1847) de 210 à 275 millions. Pour en trouver le placement, leur intérêt fut relevé de 4 ½ à 5 p. 100. On songea alors à consolider une partie de cette dette flottante devenue trop lourde ; le gouvernement fut autorisé à faire un emprunt de 300 millions (8 août), qu'il serait maitre de réaliser quand il jugerait le moment favorable. Le déficit atteignit 257 millions à la fin de 1847.

Ainsi le mauvais état des finances ébranlait un gouvernement qui avait fait de la défense des intérêts matériels l'article unique de son programme.

 

III. — ÉCHEC DE LA POLITIQUE EXTÉRIEURE.

GUIZOT avait célébré comme une victoire française la conclusion des mariages espagnols. C'était surtout une satisfaction personnelle ; l'impertinence hargneuse de lord Palmerston avait été humiliée. Mais elle ne se résigna pas tout de suite. Quand Isabelle afficha ouvertement son dégoût pour son mari et sa préférence pour le général Serrano, Palmerston la poussa au divorce ou à l'abdication. Isabelle hésita d'abord, recula finalement devant le scandale, se réconcilia avec son mari et appela au ministère Narvaez, l'adversaire le plus connu des progressistes et de l'influence anglaise. Alors, Palmerston abandonna la partie en Espagne. Mais il s'offrait d'autres terrains de lutte.

Partout où les diplomaties française et anglaise purent exercer leur action, ce fut entre les agents des deux pays, sans grand intérêt ni grande conséquence d'ailleurs, une continuelle guerre d'embuscades ; les chancelleries en furent très occupées. En Grèce, où le ministre de France, Piscatory, soutenait le ministre Colettis, Lyons, ambassadeur anglais, suscita d'incessantes chicanes. Comme le gouvernement grec mettait bien du retard à payer les intérêts de la dette de 60 millions contractée jadis partiellement en Angleterre, Palmerston envoya des vaisseaux sur la côte de l'Attique. L'Europe s'émut ; le bruit courut d'une révolution fomentée par Palmerston : il aurait chassé Othon et mis à sa place Louis Bonaparte. Mais Colettis mourut ; la chance était contre nous ! Guizot s'aperçut à propos qu'on pouvait sans inconvénient se désintéresser des querelles grecques, et nomma Piscatory à Madrid. — En Portugal, une insurrection des miguelistes, en 1846, poussa la reine Dona Maria à réclamer, conformément au traité de 1834, le secours de la France et de l'Angleterre. Palmerston ne voulut pas — comme il fallait s'y attendre — d'une action commune avec la France, et essaya d'une médiation directe ; elle échoua ; il dut alors se charger d'une intervention armée ; la France s'en désintéressa. — A Montevideo, au temps de l'entente cordiale, les gouvernements français et anglais étaient intervenus ensemble, par un blocus, contre le dictateur Rosas. Brusquement, l'agent anglais déclara qu'il renonçait à l'intervention. Nouvel émoi, nouvelles conversations aigres-douces entre Londres et Paris.

Mais il se passait en Europe des choses de plus sérieuse conséquence, où il fallait que la France prît parti.

 

Le désir d'unité nationale et de liberté politique qui, depuis trente ans, sans cesse comprimé par les gouvernements, sans cesse renaissant chez les peuples, agitait les États de l'Europe centrale, éclata en 1846 en Allemagne, en Suisse et en Italie avec une vigueur toute pareille à celle du lendemain de juillet. L'œuvre territoriale et politique de 1815, que la Révolution de 1830 avait partiellement détruite, fut de nouveau remise en question par l'action des patriotes allemands ou italiens, et des radicaux suisses.

En Prusse, le désir de tenir les promesses libérales faites par son père Frédéric-Guillaume III en 1807 et en 1813, autant que le sentiment vague du bénéfice moral que tirerait son royaume de leur réalisation, détermina Frédéric-Guillaume IV à promulguer une constitution. A vrai dire, il se garda de lui donner l'apparence d'une concession à l'esprit révolutionnaire. Les lettres patentes du 3 février 1847, qui convoquèrent en diète générale les représentants des princes, ceux de l'ordre équestre, des villes et des villages, c'est-à-dire les vieux États provinciaux, le discours d'ouverture où le roi donna libre cours à sa haine pour les damnables désirs et l'esprit négatif du siècle, précisèrent ses intentions. Mais presque aussitôt les manifestations d'indépendance de ces 600 députés et l'émotion qu'elles causèrent en Allemagne changèrent le sens que Frédéric-Guillaume avait voulu donner à son œuvre ; il fut aisé d'apercevoir qu'une Prusse libérale prendrait dans la Confédération un autre visage et une valeur nouvelle, et qu'un gouvernement habile en pourrait tirer parti. Ainsi, par un détour singulier et imprévu, toute une partie de l'œuvre de 1815 fut remise en question sur l'initiative d'un prince absolutiste de sentiment et décidé à le rester en fait. C'est de ce jour que l'idée se précisa dans la nation que le procédé le plus pratique pour réaliser l'unité nationale serait la transformation de cette fédération d'États en un État fédératif sous la direction de la Prusse. L'Europe ne pouvait pas ne pas être attentive à un événement qui promettait de la bouleverser.

C'est aussi des diplomates de 1814 que la Suisse avait reçu sa constitution, et c'est contre cette constitution que les radicaux suisses avaient dressé leur programme centraliste, libéral et anticlérical, analogue au programme républicain français de 1831 et de 1843 : un de leurs chefs, James Fazy, avait été en 1830 rédacteur en chef d'un journal parisien, le Mouvement, avait collaboré à la Tribune et au National ; il avait même été condamné comme gérant de la Révolution en 1833. Les conservateurs méprisaient ce radicalisme autant qu'ils le détestaient : Le radicalisme, écrivait en 1843 un professeur de droit de Genève, Cherbuliez, est une théorie politique professée par des hommes capables, mais peu fortunés, auxquels l'éducation n'a donné ni la connaissance du monde et des usages, ni un esprit, étendu et cultivé, et par des théoriciens de cabinet qui déduisent d'une idée abstraite l'organisation politique.... C'est un résumé des tendances anarchiques et subversives, des besoins de licence, d'agitation et de domination.... Politique de cabaret, disait un autre.... Souveraineté du peuple et égalité sociale, voilà ce qu'ils veulent ! Les radicaux s'attaquèrent d'abord à la forteresse des conservateurs, aux cantons catholiques, où dominaient les congrégations.

Leur tactique fut de conquérir la majorité dans chaque canton, puis, la majorité conquise, d'y détruire les congrégations. A Lucerne, le gouvernement, local ayant décidé, par manière de défi, de confier le séminaire aux jésuites (oct. 1814), les radicaux préparèrent un coup de force. Un corps franc marcha sur Lucerne ; mais il fut repoussé. Les sept cantons catholiques : Lucerne, Uni, Schwytz, Unterwalden, Zug, Valais, Fribourg, se sentant menacés, conclurent alors (11 déc. 1843) une union particulière (Sonderbund). La diète n'osant pas la dissoudre, les radicaux réussirent, en provoquant des révolutions locales, à conquérir, en 1817, la majorité des cantons de la Confédération et du même coup la majorité à la diète : elle vota alors l'illégalité du Sonderbund et l'expulsion générale des jésuites de tout le territoire suisse.

Ainsi, les révolutions cantonales avaient eu pour conséquence de préparer un changement dans la constitution que les puissances avaient donnée à la Suisse en 1814 ; mais la neutralité dont elles l'avaient dotée en même temps ne lui conférait-elle pas le devoir de ne rien changer à son statut sans le consentement de l'Europe ? C'était une grave question. De plus, s'il y avait violation du droit public international, c'était par l'action d'un parti dont le programme et les procédés avaient une couleur particulièrement inquiétante. Aux yeux des gouvernements absolutistes ou conservateurs, les radicaux suisses donnaient un exemple dangereux ; ils venaient d'infliger au grand parti de l'ordre le plus grave échec qu'il eût subi depuis juillet. Laisserait-on une nation qui jouissait d'un privilège international opérer une révolution qui compromettait les intérêts que les gouvernements avaient la mission de défendre, et qu'ils avaient, jusqu'ici, à peu près victorieusement défendus ? Comme autrefois en Espagne et en Italie, faudrait-il une intervention armée pour maintenir le statu quo ?

Au même moment l'Italie donnait aux conservateurs européens de plus grands soucis encore. Le désir de l'indépendance et de l'unité nationale venait d'y prendre une forme nouvelle. L'impuissance des révolutionnaires et des conspirateurs ayant été démontrée par leurs échecs, une propagande pacifique et publique s'y exerçait maintenant, qui s'adressait à la bourgeoisie cultivée et aux princes. Les livres de Balbo, de l'abbé Gioberti, de Massimo d'Azeglio, la propagande personnelle des patriotes agitaient profondément l'âme de la nation (1843-46). L'Autriche expulsée de la Lombardo-Vénétie et dédommagée dans l'Empire turc, les princes unis dans une confédération sous la présidence du pape, le roi de Sardaigne désigné pour en être le chef militaire, c'était l'espérance confuse et passionnée des hommes de ce risorgimento. Elle prit tout à coup un sens, une valeur, une forme, quand, à la mort de Grégoire XVI, pape conservateur, absolutiste et rétrograde, les cardinaux élurent un patriote italien et libéral, l'évêque d'Imola, Pie IX (juin 1846).

Tout de suite, dans un élan de cœur, Pie IX proclame l'amnistie des condamnés et des exilés politiques, et déchaine un enthousiasme inouï dans Rome et par l'Italie ; une émotion secoue l'Europe. Pie IX n'a aucun plan arrêté, mais, poussé par l'acclamation des foules, il continue de donner des gages ; il promet des écoles, autorise des réunions de notables dans les provinces, la création d'une municipalité romaine, d'une garde civique ; il laisse naître la presse politique, il projette des chemins de fer, il annonce un code civil et pénal : Rome sort du tombeau. Le duc de Toscane imite le Pape ; le roi de Sardaigne Charles-Albert, ancien révolutionnaire toujours suspect à Metternich, s'échauffe aussi et promet à d'Azeglio de se donner tout entier à la cause italienne. C'est comme un incendie qui se propage.

 

Ainsi, en 1846, une Europe s'agite, qui ressemble à celle du lendemain de juillet. Mais les conditions sont changées. Louis-Philippe, qui a travaillé pendant tout son règne à se donner un air de roi légitime, connaît maintenant ses devoirs. Il y a en Europe un rôle à jouer, celui de chef du parti conservateur. Metternich, vieilli et mélancolique, a besoin d'un second, bientôt d'un successeur. L'heure est venue pour Louis-Philippe et Guizot de se décider à cueillir cet héritage, d'achever la figure de la monarchie née sur les barricades de juillet, de fonder en force et en durée le gouvernement conservateur d'une dynastie légitimée.

Évidemment, cette heure, ils ne l'ont point choisie, et elle leur est peu favorable. Ils viennent précisément de protester contre la dernière audace de l'absolutisme autrichien, l'annexion de Cracovie. Guizot, rassuré d'abord par l'affirmation venue de Berlin et de Vienne que ce n'était là qu'une mesure exceptionnelle destinée à cesser aussitôt que les conjonctures permettraient de rentrer sans danger dans la situation créée par le traité de Vienne, avait, en apprenant son erreur, manifesté sa surprise pénible : La France n'a point oublié quels douloureux sacrifices lui ont imposés les traités de 1815 ; elle pourrait se réjouir d'un acte qui l'autoriserait, par une juste réciprocité, à ne consulter désormais que le calcul prévoyant de ses intérêts, et c'est elle qui rappelle à l'observation fidèle de ces traités les Puissances qui en ont recueilli les avantages ! Mais ces paroles, où le regret égoïste diminue la valeur de la protestation, peuvent-elles changer l'orientation d'une politique essayée à plusieurs reprises depuis 1836, la politique du rapprochement avec les Puissances continentales ? A cette heure, la rupture de l'entente cordiale, la nécessité de consolider les résultats acquis en Espagne par les fameux mariages fout de l'amitié autrichienne une nécessité. Il est même fort à propos pour Guizot et pour Louis-Philippe que le trouble de l'Europe provoque également chez Metternich le désir de s'entendre avec eux.

Guizot convoita donc la gloire d'être le grand ouvrier de ce moment de l'histoire, et il ne le dissimula pas, se croyant assez fort pour être franc. Il écrivit à Metternich le 18 mai 1847 :

Avec des points de départ et des moyens d'action fort divers, nous lutions, vous et moi, j'ai l'orgueil de le croire, pour les préserver et les guérir [les sociétés modernes] de ce mal [l'esprit d'anarchie]. C'est là notre alliance. C'est par lit que, sans conventions spéciales et apparentes, nous pouvons, partout et en toute grande occasion, lions entendre et nous seconder mutuellement.... Il n'y a pas deux politiques d'ordre et de conservation. La France est maintenant disposée et propre à la politique de conservation. Elle a, pour longtemps, atteint son but et lais son assiette.

Puis, passant l'Europe en revue, il démontra l'identité des intérêts autrichiens et français, particulièrement en Europe occidentale. C'était seulement avec le concours de la France, de la politique conservatrice française qu'on pouvait lutter efficacement contre l'esprit révolutionnaire et anarchique dans les pays où il soufflait.... Sans répondre avec la même chaleur à de telles protestations, Metternich les écouta avec joie ; il y goûta la satisfaction agréable de rencontrer son style sous la plume d'un disciple, sinon imprévu, du moins généralement moins empressé et plus discret.

Les événements de Prusse pouvaient donner aux deux hommes d'État un sujet d'entretien plus précis, et une occasion d'appliquer leurs vues communes. La Prusse n'allait-elle pas encourager et stimuler le libéralisme par toute l'Europe ? et l'Allemagne n'en serait-elle pas plus immédiatement bouleversée ? La Prusse troublait l'équilibre de la Confédération et indirectement celui des Puissances. Guizot l'aperçut bien et s'empressa de communiquer sa découverte à Vienne : Nous sommes frappés du grand parti que la Prusse ambitieuse pourrait désormais tirer, en Allemagne, des deux idées qu'elle tend évidemment à s'approprier : l'unité germanique et l'esprit libéral. Elle pourrait, à l'aide de ces deux leviers, saper peu à peu l'indépendance des États allemands secondaires, et les attirer, les entraîner, les enchaîner à sa suite.... Metternich lui fit savoir qu'entre l'impression de Guizot et la sienne, il ne saurait guère y avoir de différence ; mais ce n'était là qu'un échange de paroles sages, perspicaces et vaines. Car il ne pouvait être question d'une intervention de ce côté-là.

 En Suisse, au contraire, l'entente franco-autrichienne était moins gênée. Metternich prétendait maintenir la constitution de 1814, et Guizot avait en horreur le radicalisme anticlérical. En décembre 1846, il envoya en Suisse comme ambassadeur un catholique ardent, Bois-le-Comte, avec le mandat de rester en union étroite avec les agents de l'Autriche. Mais les événements, trop rapides, déconcertèrent tous ses plans. Quand les radicaux eurent conquis, en mai 1847, la majorité des cantons et annoncé leur intention de réduire le Sonderbund par la force. Guizot eut le sentiment du péril que recouvrait l'agitation suisse, soit pour les étrangers qui voudraient l'entraver, soit pour lui-même s'il s'y laissait aller. Si une intervention armée faisait l'affaire de Metternich et avait toute sa sympathie, elle inspirait à Guizot un effroi sincère, et, après s'être fort avancé, il jugea suffisant de protester par la voie diplomatique contre les décisions de la diète.

La diète ne montra aucune émotion et confia le commandement de l'armée fédérale au général Dufour (octobre). Alors Guizot proposa aux cabinets de Londres, Berlin, Vienne et Pétersbourg la remise d'une note collective ; elle offrait aux cantons la médiation des cinq Puissances pour le règlement de la question de souveraineté politique ; le pape réglerait la question religieuse, c'est-à-dire celle des jésuites de Lucerne. Les cabinets acceptèrent ; mais Palmerston fit engager secrètement les radicaux à agir vite avant que l'Europe eût le temps de faire remettre sa note à la diète ; et, pour retarder de son mieux l'intervention diplomatique des Puissances, il feignit de se rallier à la proposition quant au fond, tout en demandant des modifications de forme dans une contre-proposition. Guizot se trouva fort embarrassé. Si, sans attendre l'Angleterre, il persistait dans son projet de médiation, la diète, rassurée par l'abstention anglaise, le refuserait certainement, et Metternich enverrait des troupes en Suisse ; Guizot, isolé, en présence d'une Angleterre qui se serait assuré la gloire de rester le seul pays libéral de l'Europe, serait rejeté dans le camp des absolutistes, confondu avec eux, comme un Villèle, comme le Chateaubriand de 1823. Il fallait, à tout prix, attendre les conditions de l'Angleterre. Elles étaient dures pour Guizot : Palmerston, repoussant l'arbitrage du pape, exigeait que le Sonderbund demandât lui-même au pape l'expulsion pure et simple des jésuites. Guizot s'y résigna pourtant, et même s'employa à faire admettre aux Cours la nouvelle rédaction. Tout paraissait enfin réglé, quand on apprit la défaite complète du Sonderbund (24 novembre) et la soumission de Lucerne. La note diplomatique parvint en Suisse après la bataille, et Palmerston fit offrir ses compliments aux vainqueurs. Guizot était joué.

Il s'agissait de n'être pas ridicule. Ayant fait figure de chef du parti conservateur européen, il devait à ses alliés une direction. Il ne pouvait se soustraire à cette obligation, s'il voulait sauver cette entente des Puissances continentales qui était son œuvre ; d'autre part, comment se servir de cette entente, sans savoir où elle le mènerait ? L'Autriche et la Prusse envoyèrent à Paris des négociateurs. Il fut décidé qu'une nouvelle note serait remise à là diète ; les Puissances y déclaraient qu'elles considéraient la souveraineté cantonale comme violée et se réservaient de prendre des mesures (18 janvier 1848). Mais ces mesures, elles n'eurent pas à les envisager. Le danger parlementaire était alors si menaçant pour Guizot, que la conversation fut remise au 15 mars. A cette date, les révolutionnaires avaient fait des conquêtes ailleurs encore qu'en Suisse.

L'élection de Pie IX avait causé à Guizot une grande surprise, et l'agitation qui la suivit, une grande méfiance. Il fit dire au pape par son ambassadeur à Rouie, Rossi, sa sympathie pour de sages réformes administratives et sa crainte d'un libéralisme politique prématuré. Ce langage plut à Metternich ; Rossi avait pour instructions de ménager l'Autriche, car il ne s'agissait plus de se poser en Italie, comme sous Casimir Perier, en adversaire de Metternich, il fallait au contraire y avoir avec lui une action concertée. Mais ce condominium moral désiré par Guizot serait-il du goût de l'Autriche, qui avait en Italie d'autres habitudes ? Depuis 1815, une petite garnison autrichienne occupait la citadelle de Ferrare ; la ville elle-même était gardée par des soldats pontificaux. Brusquement, le commandant autrichien, à la suite de quelques rixes, occupa la ville et en chassa les soldats du pape (août 1847). Metternich n'y était peut-être pour rien, étant alors très inquiet lui-même sur sa propre sécurité à Vienne. Mais ce fut une explosion de colère en Italie. Le pape proteste ; et le chef du parti révolutionnaire, Mazzini, approuve le pape avec enthousiasme. Le cri de guerre à l'Autriche retentit. Charles-Albert parle publiquement du beau jour où l'Italie pourra jeter le cri de l'indépendance nationale.

Cet accident bouleverse tout le plan juste milieu de Guizot. Les patriotes italiens s'étonnent et bientôt s'indignent que la France reste muette devant l'attentat de l'Autriche. Guizot refuse de faire d'un incident romain une question italienne. Rossi déclare : La France n'est point un caporal aux ordres de l'Italie. Guizot écrit dans une circulaire qu'il veut bien favoriser des réformes dans les États italiens, mais non l'explosion d'une force unique et déréglée. Alors les injures éclatent contre la France alliée de l'Autriche, et Palmerston se réjouit. Un article du Times annonce à l'Europe que la France et l'Autriche se sont alliées pour maintenir les Italiens sous le joug ; que l'Angleterre seule est pour eux. On acclame les agents anglais. Palmerston charge un de ses collègues, lord Minto, de porter en Italie le témoignage de la sympathie de l'Angleterre pour le patriotisme et le libéralisme italiens. Voilà le sauveur ! Guizot espère encore que l'incendie n'éclatera pas, que les princes tiendront bon. Mais voici que Ferdinand II de Naples cède devant l'émeute, accorde une constitution et se fait acclamer par une foule délirante (29 janvier 1848). Puis c'est Charles-Albert qui le 8 février donne un statut à son peuple, et le grand-duc de Toscane qui l'imite la semaine suivante. Le pape, qui hésite, effrayé du déchaînement qu'il a causé, se voit aussitôt menacé parce qu'il semble trop tiède. Guizot prépare une expédition pour le soutenir.

Que la France de juillet en soit arrivée, en 1848, à se présenter à l'Europe comme une alliée de l'Autriche ; que Guizot apparaisse comme le successeur de Metternich vieilli, cela n'est pas sans conséquences. Le gouvernement qui en est là permet à ses adversaires et même à ses amis de mesurer le chemin parcouru depuis juillet ; il fournit un argument redoutable à l'opposition : car le mécontentement des Français se renforce de colère et d'humiliation ; et tout à coup apparaît la distance qui sépare la nation de son gouvernement.

 

IV. — LA CAMPAGNE DES BANQUETS.

AU moment où grandissait le discrédit du conservatisme de Guizot, des incidents imprévus affaiblirent son gouvernement. La corruption sous toutes ses formes, malversations, prévarications, fraudes électorales, chantage, alimentait une polémique chaque jour plus passionnée. Émile de Girardin menait grand bruit dans la Presse autour des affaires d'un de ses concurrents conservateurs, l'Époque, qui venait de sombrer, et dénonçait tous les bénéfices qu'il avait tirés du gouvernement : on avait vendu dans les bureaux de l'Époque des privilèges de théâtre, des croix de la Légion d'honneur, des lettres de noblesse et même des promesses de pairie. La Chambre des pairs, indignée, cita Girardin à sa barre ; il ne prouva rien, fut acquitté, et recommença. A la Chambre des députés, ses accusations obligèrent le ministère à se disculper et, pour en finir, la Chambre se déclara satisfaite des explications données par le gouvernement. On ne sut jamais si Guizot avait été aussi corrupteur que le disait Girardin, qui ne le prouvait pas ; mais les satisfaits passèrent pour complices d'une corruption qui n'était pas douteuse (juin).

L'affaire Teste-Cubières eut plus de retentissement. Dans un procès relatif à l'exploitation d'une mine de sel, on exhiba des lettres d'un ancien ministre de la Guerre, le général Cubières, pair de France, où il était parlé de sacrifices à faire pour s'assurer la faveur du gouvernement (2 mai 1847). Or, à la date à laquelle la concession avait été faite, le ministre des Travaux publics s'appelait Teste, et il était aussi pair de France, et même président de Chambre à la Cour de cassation. L'enquête établit que Cubières avait proposé de donner 100.000 francs à Teste pour lever son opposition à la concession, et Teste fut également inculpé. Pendant le procès, jugé en juillet, Teste essaya de se tuer. Il fut, ainsi que Cubières, condamné par la Cour des pairs à la dégradation civique et à trois ans de prison.... Et comme, pendant le procès, le duc de Montpensier donnait une fête à Vincennes, ses invités, s'y rendant en équipage et en grande toilette par le faubourg Saint-Antoine, furent salués par le peuple qui les regardait passer, aux cris de : A bas les voleurs ! La philosophie des journalistes tira de ces scandales un jugement sévère : ce gouvernement valait vraiment peu de chose, il était naturellement corrompu, comme la classe qu'il représentait ; l'histoire n'offrait pas le spectacle d'une décadence morale plus évidente ; la ruine politique en serait l'inévitable et prochaine conséquence ; un coin du voile seulement était soulevé ; qu'eût-ce été si on l'eût arraché ?

Quelques jours après la condamnation des deux anciens ministres bourgeois, un autre pair, un grand seigneur, le duc de Choiseul-Praslin, assassina sa femme (18 août) puis s'empoisonna avec de l'arsenic. On dit que le gouvernement avait favorisé son suicide pour lui éviter une condamnation. Les pairs, préoccupés d'échapper au reproche de partialité envers un des leurs, et sans arrêter la procédure éteinte pourtant par la mort du prévenu, firent publier le rapport qui concluait à sa culpabilité.

A coup sûr, le pays fut ému ; on parla beaucoup de ces crimes et sans bienveillance pour le gouvernement ; mais les classes dirigeantes furent plus profondément bouleversées que le public. Elles se jugèrent perdues ; leur confiance succomba. Ces propos : la société est malade, nous sommes à la veille d'une révolution, étaient de la conversation courante. Le personnel du gouvernement ne découvrait plus de raison valable de croire à sa propre durée. Symptôme d'autant plus inquiétant qu'en face de son pessimisme découragé se dressait l'optimiste enthousiasme, l'idéalisme naïf et puissant de la jeune démocratie.

C'était le temps où Louis Blanc et Michelet publiaient l'un et l'autre, presque au même jour (6 et 13 février 1847), le premier volume de leur histoire de la Révolution. Ces livres suivaient de près les cinq premiers volumes de l'Histoire du Consulat et de l'Empire, que Thiers avait fait paraître en 1845, et où, comme dans son histoire de la Révolution, il réhabilitait les fondateurs de la France nouvelle. Mais Thiers avait parlé à la manière des libéraux, des constitutionnels de la Restauration, de Benjamin Constant, de Mme de Staël. De même le livre où Tocqueville prophétisait l'avènement de la 'démocratie était resté sans action sur le public, qui attendait autre chose sur ce sujet qu'une froide philosophie. Au contraire, Louis Blanc, Michelet, enflammés, prophétiques, ne raisonnent plus en critiques, ne racontent plus en historiens ; ils fondent un culte et une foi, ils créent des demi-dieux et les adorent : Au moment de vous évoquer afin qu'on vous juge, ombres chères ou condamnées, dit Louis Blanc, tragiques fantômes, héros d'une épopée incomparable, j'ai peine, je l'avoue, à commander à mon émotion, et je me sens le cœur plein de respect et d'effroi. Et les lecteurs de Louis Blanc éprouvent les mêmes sentiments. Voici un livre qui s'ouvre sur Jean Huss et se ferme sur Turgot ; vestibule magnifique au récit de la magnanime révolte, vraiment unique, dans laquelle, à travers les âges et d'un cours inévitable, les révoltes du passé sont venues se réunir et se perdre, comme font les fleuves dans la mer. Que pèse le présent timide et blafard au regard de cette gloire et de cette histoire, où l'on voit que la France est née pour faire au prix de son sang la besogne du genre humain ? Moins occupé à définir la pensée de la Révolution, Michelet annonce qu'il en dira l'âme, la passion, cette richesse de cœur qui fut telle alors, que l'avenir, sans crainte de trouver le fond, peut y puiser à jamais. Tout homme qui en approchera, s'en ira plus homme. Toute âme abattue, brisée, tout cœur d'homme ou de nation, n'a, pour se relever, qu'à regarder là ; c'est un miroir où, chaque fois que l'humanité se voit, elle se retrouve héroïque, magnanime, désintéressée. Il dit aussi, ce poète : Plus j'ai creusé, plus j'ai trouvé que le meilleur était dessous, dans les profondeurs obscures.... L'acteur principal est le peuple. Ainsi, une expression est donnée à l'orgueil confus de la démocratie, qui se découvre des ancêtres, une tradition éclatante, et qui conçoit dans une espérance sans limites l'ampleur de ses destinées.

La même année, Lamartine lance coup sur coup, en trois mois, du 20 mars au 12 juin, les huit volumes de l'Histoire des Girondins. Gigantesque roman historique, splendide, épique, où le public cherche et trouve l'ivresse des drames illustres, les grandes légendes des mythologies sacrées, sources des religions nouvelles. Le succès est sans précédent. Le livre fait dans les âmes la révolution que, portées sur les sommets où le poète les a entraînées, elles attendent, elles souhaitent comme la conclusion légitime de leur exaltation.

A quoi bon, dans cet état passionné, s'adresser encore à un gouvernement dont s'est retirée la vie, qui, comparé à la République et à l'Empire, apparaît sans force et sans beauté ? Qu'on demande directement an pays la réponse aux affirmations ministérielles : si, comme Guizot le prétend, le pays est sceptique, indifférent aux réformes, à la politique, s'il ne désire que le bien-être et la paix, que le pays soit consulté, et réponde ! L'opposition s'employa à créer un grand mouvement d'opinion populaire. Ce fut la première fois qu'en France on y mit de la méthode. Cobden avait exposé à Paris en 1846 le système anglais d'agitation, les pétitions monstres, les réunions. C'est à l'imiter que les gauches réunies occupèrent l'intersession de 1847.

Les chefs de la gauche dynastique, ceux du centre gauche et les radicaux du Comité électoral de 1846 s'entendirent d'abord (mai) pour une pétition, puis pour un banquet. Le 8 juin, ils convinrent avec les principaux journalistes de l'opposition que le banquet serait offert aux députés réformistes do toutes nuances, avant la fin de la session. Les électeurs seuls y seraient admis, la cotisation serait de 10 francs. Le 9 juillet, dans l'établissement du Château-Rouge, 1.200 convives, parmi lesquels 80 députés sur 151 qui avaient été invités, dînèrent aux accents de la Marseillaise et d'autres airs révolutionnaires, et écoutèrent les discours, dont le texte avait été écrit et discuté par les organisateurs du banquet. L'attaque fut générale contre le gouvernement ; en demandant une réforme, la Réforme, les orateurs proclamèrent qu'ils pensaient y trouver le remède au mal profond dont souffrait la France, c'est-à-dire au pouvoir personnel : Guizot recommençait Polignac ; en 1830, la force avait déchiré la Charte ; en 1847, elle était ruinée par la ruse et la corruption. On ne brise plus les institutions, on les fausse. On ne violente plus les consciences, on les achète ; les scandales récents ne sont pas des accidents, c'est la conséquence nécessaire, inévitable de la politique perverse qui nous régit, de cette politique qui, trop faible pour asservir la France, s'efforce de la corrompre. Ces paroles furent dites par un député du centre gauche, Duvergier de Hauranne. Dans ce banquet, personne ne porta la santé du Roi. Quelques jours après, à Mâcon, le 18 juillet, un autre banquet était offert à l'auteur de l'Histoire des Girondins. Devant une foule immense de convives et de spectateurs, dans le tumulte d'un orage, à la lueur des éclairs, Lamartine jeta des paroles de feu, prophétisa que la France, après avoir connu les révolutions de la liberté et les contre-révolutions de la gloire, aurait la révolution du mépris.

Ainsi commencée à Paris et à Mâcon, entretenue par l'affaire Choiseul-Praslin (août), l'agitation se poursuivit méthodiquement ; il y eut des banquets un peu partout, 70 environ, et on calcula qu'ils réunirent à peu près 17.000 convives. L'orateur principal était le chef de la gauche dynastique, Odilon Barrot. Ou n'y portait pas, on rarement, le toast au Roi. Mais, selon la nuance politique des organisateurs, on y buvait à la souveraineté nationale, aux institutions de Juillet, ou aux travailleurs, ou à l'organisation du travail. A mesure que se multipliaient les banquets, les radicaux y occupèrent une place plus grande, et les socialistes aussi. Louis Blanc, Ledru-Rollin, Arago, qui d'abord s'étaient abstenus, parlèrent çà et là de la révolution politique comme moyen, de la révolution sociale comme but, portèrent des toasts à la Convention, aux Droits de l'homme et du citoyen. Finalement, dynastiques et radicaux se séparèrent au dernier banquet, qui fut donné à Rouen (25 décembre), ceux-là voulant boire aux institutions de juillet et ceux-ci s'y refusant. Mais les uns et les autres étaient également exaltés et décidés à porter à la Chambre l'écho du tumulte qu'ils avaient promené ou suscité d'un bout à l'autre du pays.

On ne peut pas affirmer que la campagne des banquets ait profondément troublé la majorité des Français, ni qu'elle leur ait fait souhaiter plus passionnément de voir s'accroître le nombre des électeurs. Mais ce mot, la réforme, même mal défini, et qu'on évitait de préciser, avait fini par prendre un sens mystique, comme celui de corruption, auquel il s'opposait. Il avait permis de diriger contre le gouvernement une attaque générale, menée par les amis de la monarchie elle-même, et à la faveur de laquelle les républicains avaient pu librement produire leurs critiques et célébrer leurs espérances. On n'avait rien vu de pareil depuis le procès d'avril. Et pourtant, aucun adversaire, en I817, ne déclarait ouvertement qu'il voulait détruire la monarchie. C'est un républicain, Crémieux, qui, le 21 novembre, au banquet de Compiègne, disait :

Je suis, nous sommes tous, et je le dis bien haut et volontiers dans cette ville à séjour royal, nous sommes tous les hommes de la monarchie constitutionnelle et représentative... Pourquoi voudrions-nous le trouble, le désordre ? Est-ce que tous, tant que nous sommes, nous n'avons pas conquis à la sueur de nos fronts les positions plus ou moins brillantes que nous occupons ? Quelqu'un de nous serait-il bien heureux de voir la guerre dans les rues, le pillage dans les maisons ?

Il est intéressant et important que ces bourgeois conservateurs aient travaillé avec une si impitoyable ardeur à dissoudre un régime qu'ils avaient si grand peur de voir disparaître.

 

V. — LA DERNIÈRE RENCONTRE DE GUIZOT ET DU PARLEMENT (28 DÉCEMBRE 1847-12 FÉVRIER 1848).

UNE nation fatiguée de l'entêtement conservateur du gouvernement et plus encore de sa politique extérieure, agitée par les scandales du inonde parlementaire, inquiète de la situation économique, des vivres chers, du commerce arrêté, par la disette des subsistances, des affaires paralysées par la crise des chemins de fer, d'un budget en déficit, d'une trésorerie obérée (la dette flottante est de 630 millions), d'un emprunt émis au taux le plus lias qu'on eût vu depuis 1830, à 75,25 ; un sentiment général de lassitude désemparée chez ceux dont leur situation faisait les défenseurs naturels de l'ordre établi ; la crainte d'un lendemain où l'on ne prévoyait rien que d'obscur et de douteux ; un réveil général de l'esprit révolutionnaire, voilà les obstacles que rencontrait le conservatisme satisfait de Guizot au moment où s'ouvrit la session, le 27 décembre 1847. Sa majorité n'était plus confiante ni résolue. Ses meilleurs amis souhaitaient, sinon dans le programme du gouvernement, au moins dans son personnel, un changement qui eût désarmé pour un temps la violence des attaques. Parmi les collaborateurs mêmes de Guizot, quelques-uns passaient pour désapprouver les refus catégoriques qu'il opposait à une opinion réformiste qui n'était pourtant ni subversive ni même très audacieuse, et surtout pour déplorer que la France se fût compromise avec les Puissances absolutistes.

Dans la famille royale, l'hostilité contre Guizot, déjà visible depuis deux ans, était plus âpre et plus attristée : le prince de Joinville songeait à une démonstration publique de défiance que son aide de camp député, le contre-amiral Hernoux, aurait portée à la tribune : sa mère l'en empêcha. Il partit pour l'Afrique, d'où il écrivit (7 novembre) à son frère Nemours la lettre célèbre où il disait la dynastie compromise dans cette bataille, et où il jugeait fondée l'accusation contre le pouvoir personnel :

Il me parait difficile que, cette année, à la Chambre, le débat ne vienne pas sur cette situation anormale qui a effacé la fiction constitutionnelle et a mis le Roi en cause sur toutes les questions. Il n'y a plus de ministres, leur responsabilité est nulle ; tout remonte au Roi. Le Roi est arrivé à cet âge où l'on n'accepte plus les observations. Il est habitué à gouverner, et il aime à montrer que c'est lui qui gouverne. Son immense expérience, son courage et ses grandes qualités font qu'il affronte le danger audacieusement, mais le danger n'en existe pas moins... Le pis est que je ne vois pas de remède......

Le départ de Guizot en était un ; un instant le ministre sembla en avoir conscience et s'en ouvrit au Roi. Mais le Roi répétait son raisonnement : Je suis parfaitement résolu à ne pas sortir du régime constitutionnel.... Aujourd'hui, il n'y a point de nécessité constitutionnelle ; vous avez toujours la majorité. Si le régime constitutionnel veut que je me sépare de vous, j'obéirai à mon devoir constitutionnel ; mais je ne ferai pas le sacrifice d'avance, pour des idées que je n'approuve pas. Ainsi, ce Roi qui avait l'esprit si délié voyait la situation sans finesse. Il ne comprenait pas qu'entre les diverses façons toujours possibles d'envisager les choses, il adoptait la façon étroite et littérale. Il avait su pourtant jadis renverser discrètement des ministres qui avaient pour eux la majorité de la Chambre ; et maintenant il refusait de se séparer de Guizot, qui avait contre lui l'opinion de la France. C'est que Guizot faisait la politique du Roi comme pas un autre ne l'eût faite. Vous voulez, disait Louis-Philippe à Dupin, que je renvoie mon ministre et que j'appelle Molé. Je n'ai pas, vous le savez, la moindre répugnance pour Molé ; mais Molé échouera ; et après lui, que reste-t-il ? M. Thiers, escorté de MM. Barrot et Duvergier, qui voudront gouverner, qui m'ôteront tout pouvoir, qui bouleverseront ma politique ; non, non, mille fois non. J'ai une grande mission à remplir, non seulement en France, mais en Europe, celle de rétablir l'ordre... c'est là ma destinée ; c'est là ma gloire, vous ne m'y ferez pas renoncer.

Le discours du trône fut agressif (28 décembre) :

Au milieu de l'agitation que fomentent des passions ennemies nu aveugles, une conviction m'anime et me soutient c'est que nous possédons dans la monarchie constitutionnelle, dans l'union des grands pouvoirs de l'État, les moyens assurés de surmonter tous les obstacles et de satisfaire à tous les intérêts moraux et matériels de notre chère patrie. Maintenons fermement, selon la Charte, l'ordre social et toutes ses conditions. Garantissons fidèlement, selon la Charte, les libertés publiques et tous leurs développements.

La phrase sur les passions ennemies ou aveugles, c'était la réponse aux banquets. L'opposition s'indigna, parla d'outrage, de provocation, délibéra sous la présidence de Barrot si elle donnerait une démission en masse. Guizot avait dit : Je veux porter la guerre dans leur camp. Cette hardiesse rallia la majorité ; le bureau de la Chambre, la commission de l'adresse ne comptèrent pas un opposant. Mais la discussion publique de l'adresse permit d'apporter à la tribune l'expression de tous les mécontentements, de toutes les alarmes, de toutes les tristesses, de toutes les colères. Ce fut une liquidation oratoire de toute la politique du ministère et à certains moments de tout le régime. Aux Pairs, on parla pendant huit jours (10-18 janvier) ; à la Chambre, pendant trois semaines (24 janvier-12 février).

Successivement s'élevèrent au Luxembourg les lamentations qui traduisaient l'amertume des abandons, des faiblesses, des défaites morales subies depuis tant de mois : l'Italie livrée à l'Autriche, une lâcheté ; les radicaux suisses victorieux du Sonderbund, une humiliation.... Et dans cette humiliation, Montalembert montra, avec une éloquence enflammée, la défaite de la liberté sombrant dans le réveil de l'esprit révolutionnaire, avec ses intolérances et ses violences. Le drapeau que vous avez vaincu à Lyon, en 1831 et en 1834, ce drapeau-là est aujourd'hui relevé de l'autre côté du Jura, et, ce qui est plus grave, il est appuyé par l'Angleterre ! A l'intérieur, vous avez ce que vous n'aviez ni en 1831 ni en 1834, des sympathies avouées, publiques, croissantes, pour la Convention et la Montagne.... Étrange gouvernement que celui de ces conservateurs ! Il avait mis le peuple de Juillet à la remorque d'une politique autrichienne, et il rouvrait, sinon dans la rue, du moins dans les esprits, le club des Jacobins....

Au Palais-Bourbon, l'attaque fut plus directe. Les plaintes firent place à la colère. Il y eut de l'effroi, comme une panique, disaient les journaux conservateurs. L'atmosphère était lourde, irrespirable, toute chargée des souvenirs qu'avaient laissés les pénibles débats sur l'immoralité du régime, sur sa corruption ; chacun se sentait mal à l'aise ; on voyait s'en aller en lambeaux la dignité, l'autorité morale qui jadis valaient à Guizot le respect de ses adversaires. Avant même la rédaction de l'adresse, il fallut qu'un fait divers scandaleux, l'achat de quelques démissions à la Cour des Comptes pour le gouvernement qui avait besoin de places vacantes, — achat fait par un fonctionnaire douteux dans le bureau du secrétaire particulier de Guizot, — vînt raviver tous ces souvenirs, qui enlaidissaient le régime avant de le détruire. Bassesses sans portée, habituelles à tout gouvernement, mais qui, tombant sur des âmes inquiètes, diminuaient encore leur courage et leur confiance, les inclinaient à toutes les résignations, à toutes les abdications.

Pendant trois jours, on parla finances ; Thiers mit en pièces le budget et la politique qui avait coûté si cher, les folies de la paix. Puis, un député plein de perfidie, Billault, demanda d'ajouter à l'adresse une phrase où il était conseillé au gouvernement de travailler sans relâche à développer la moralité des populations et de ne plus s'exposer à l'affaiblir par de funestes exemples. Aussitôt recommença le débat, le vieux débat sur la misère morale du régime. Véritable obsession de malade, où chacun retrouva son pessimisme inquiet, ses terreurs secrètes ; Tocqueville leur donna une forme élevée et grave : Il se fait, dit-il, une sorte de morale vulgaire et basse, suivant laquelle l'homme qui possède des droits politiques se doit à lui-même, doit à ses enfants, à sa femme, à ses parents, de faire un usage personnel de ces droits dans leur intérêt.... Cette morale a discrédité la monarchie : ... Je crois que je puis en appeler à tous ceux qui m'écoutent, et que tous me répondront... qu'un certain effroi a envahi les esprits pour la première fois peut-être depuis quinze ans, et que le sentiment, l'instinct de l'instabilité, ce sentiment précurseur des révolutions, qui souvent les annonce, qui quelquefois les fait naître, que ce sentiment existe à un degré très grave dans le pays.... Songez à l'ancienne monarchie ; elle était plus forte que vous par son origine, elle s'appuyait mieux que vous sur d'anciens usages, sur de vieilles mœurs, sur d'antiques croyances, et cependant elle est tombée dans la poussière.... Elle est tombée parce que la classe qui gouvernait alors était devenue, par son indifférence, par son égoïsme, par ses vices, incapable et indigne de gouverner.... La tempête est à l'horizon, elle marche sur nous : vous laisserez-vous prévenir par elle ?...

La politique extérieure ne fut pas moins amèrement critiquée. Lamartine montra la France, depuis les mariages espagnols, gibeline à Rome, sacerdotale à Berne, autrichienne en Piémont, russe à Cracovie, française nulle part, contre-révolutionnaire partout ! Thiers, moins lyrique, souleva l'enthousiasme quand, après avoir défendu les radicaux suisses et mis le ministère au défi d'envoyer une armée contre eux, il déclara solennellement :

Je ne suis pas radical, les radicaux le savent bien.... Mais entendez bien mon sentiment. Je suis du parti de la Révolution, tant en France qu'en Europe ; je souhaite que le gouvernement de la Révolution reste dans la main des hommes modérés : je ferai tout ce que je pourrai pour qu'il continue à y titre ; mais quand le gouvernement passera dans la main d'hommes qui sont moins modérés que moi et mes amis, dans la main d'hommes ardents, fit-ce les radicaux. je n'abandonnerai pas ma cause pour ce motif ; je serai toujours du parti de la Révolution...

Les paroles de Thiers ébranlèrent l'assemblée, créèrent en elle comme un remords. Guizot se contenta de faire approuver ses actes et déclara que le passé n'engageait pas l'avenir. Il n'osa pas dire qu'il irait plus loin dans le rapprochement avec les Puissances absolutistes. A pareille heure, c'eût été trop demander à sa majorité.

Des amis de Guizot lui firent savoir qu'il était plus dangereux encore de s'obstiner à repousser la réforme parlementaire, que sa majorité était sur ce point convaincue ou résignée. Le moment était d'autant plus favorable que les députés de la gauche dynastique, sollicités d'organiser un banquet réformiste projeté dans le XIIe arrondissement de Paris par les officiers radicaux de la 12e légion de la garde nationale, venaient de s'y refuser. Guizot, loin d'écouter ces conseils et de mettre à profit cette rupture, réconcilia ses adversaires en interdisant le banquet (14 janvier). Aussitôt la gauche dynastique se ravisa, et décida qu'elle y prendrait part pour protester contre la confiscation d'une liberté politique par la police. Quand vint dans la discussion la phrase où il était parlé des passions haineuses ou aveugles, Guizot fut attaqué non seulement sur sa politique antérieure, mais sur son attitude nouvelle. Pour le défendre, les ministres durent soutenir que le droit de réunion n'existait pas ; la gauche protesta que Charles X, Ferdinand de Naples, Polignac et Peyronnet n'en avaient jamais dit autant. Odilon Barrot s'écria : Ce droit de réunion que vous attaquez et condamnez aujourd'hui, vous, ministre d'un gouvernement issu d'une révolution populaire, vous dont le pouvoir a été scellé du sang des martyrs de la liberté, eh bien, ce droit que vous nous contestez, les ministres de la Restauration, au moment de sa crise suprême, l'avaient reconnu et respecté. Oui, ce droit que Polignac a respecté est violé par vous ; voilà ce que j'ai dit et ce que je répète.... Le tumulte éclata et dura trois séances. Après quoi, le ministère eut la majorité ; mais elle n'était plus que de 43 voix.

Un conservateur, Sallandrouze, ayant demandé, dans un amendement, que le gouvernement prît l'initiative de réformes sages et modérées, Guizot fit une réponse ambiguë :

Le maintien de l'unité du parti conservateur, le maintien de la politique conservatrice et de sa force, voilà ce qui sera l'idée fixe et la règle de conduite du cabinet.... Il fera de sincères efforts pour maintenir, pour rétablir, si vous voulez, sur cette question, l'unité du parti conservateur, pour que ce soit le parti conservateur lui-même et tout entier qui en adopte et en donne au pays la solution. Si une telle transaction dans le sein du parti conservateur est possible, st les efforts du cabinet dans ce sens peuvent réussir, la transaction aura lieu. Si cela n'est pas possible, le cabinet laissera à d'autres la triste tâche de présider à la désorganisation du parti conservateur et à la ruine de sa politique.

Ce qui voulait dire que le parti conservateur seul avait qualité pour proposer et faire des réformes, mais qu'il fallait auparavant que ses membres se missent d'accord pour les vouloir. Du mouvement de l'opinion publique dans le pays, il n'y avait pas à tenir compte. La majorité tomba à 33 voix.

Le Roi dit le soir même : Il n'y aura pas de réforme ; je ne le veux pas. Si la Chambre des députés la vote, j'ai la Chambre des pairs pour la rejeter. Et quand bien même la Chambre des pairs l'adopterait, mon veto est là ; et comme Montalivet le félicitait de la concession libérale que semblait indiquer le discours de Guizot, il déclara : Moi, je vous l'ai déjà dit, vous n'aurez pas votre réforme.... M. Guizot n'a fait que ce qui est convenu entre nous ; mais il m'a bien promis que la réforme ne se ferait pas et qu'elle serait enterrée bien facilement avant même d'avoir vécu. C'est son affaire, ce n'est pas la mienne, et je suis bien sûr qu'il tiendra sa promesse. Pourtant le principal journal conservateur, les Débats, commentant le discours de Guizot, concluait que la réforme serait faite dans le cours de la législature.

L'impression générale resta pénible. De la droite à la gauche, on répétait : Le ministère est perdu. Le roi des Belges écrivit au duc de Saxe-Cobourg : Mon beau-père sera sous peu chassé comme Charles X. Et l'ambassadeur de Prusse manda le lendemain du vote à son gouvernement : Cela peut finir demain, comme cela peut durer encore quelque temps.... Tout ce qu'on peut dire, c'est que la mécanique construite en 1830 n'a plus aucun principe de vie.

 

 

 



[1] Voici les principaux accroissements de dépenses portés au budget entre 1831 et 1847 : l'enseignement passe de 7 à 19 millions, l'armée de 219 à 350, la marine de 173 à 233, les travaux publics de 54 à 75. Il faut ajouter les dépenses de l'Algérie.

[2] Voici les principales augmentations de recettes :

De janvier 1830 au 31 décembre 1847, les contributions directes passèrent de 332.181.038 à 423.435.500 ; l'enregistrement le domaine et le timbre de 186.609.840 à 271.493.058 ; les forêts de 25.222.000 à 29.434.979 ; les douanes et sels de 155.627.552 à 201.100.440 ; les contributions indirectes, de 202.650.951 à 304.912.336 : les postes de 33.727.650 à 53.287.196, soit un accroissement total de 347.647.288 francs.