HISTOIRE DE FRANCE CONTEMPORAINE

 

LIVRE V. — LE POUVOIR PERSONNEL (1840-1848).

CHAPITRE III. — LES PARTIS LES PARTIS POLITIQUES DE 1840 À 1847.

 

 

I. — ESPRIT NOUVEAU DANS LES PARTIS DYNASTIQUES.

BIEN qu'il fût évident que les Chambres qui soutenaient Guizot depuis 1840 eussent, avec un zèle égal, soutenu tel ou tel de ses concurrents s'il eût été au pouvoir, bien que tout le monde sût que la plupart des députés ne se groupaient pas suivant un programme, mais suivant l'intérêt qu'ils avaient à être les amis ou les adversaires du ministère, on parlait encore en France des partis politiques comme s'ils existaient réellement. Des hommes tels qu'Odilon Barrot, chef de la gauche, Thiers, chef du centre gauche, Dupin, Dufaure, Émile de Girardin, chefs sans troupes, proclamaient en toute occasion leur indépendance d'esprit, affirmaient avec une naïveté peut-être sincère qu'ils avaient un programme et qu'ils représentaient une politique. A la vérité, aucun principe ne les séparait les uns des autres, ni chacun d'eux de Guizot, leur grand adversaire, et ils n'étaient rapprochés ou désunis, suivant les moments, que par le désir qui leur était commun d'exercer le pouvoir. Mais les conditions auxquelles ils pouvaient y parvenir déterminaient leur altitude, dosaient leur libéralisme ou leur conservatisme, inclinaient leurs sentiments vers la déclamation pacifique ou belliqueuse, ce qui n'était d'ailleurs d'aucune conséquence. J'ai passé dix ans de ma vie, écrit Tocqueville, dans la compagnie de très grands esprits qui s'agitaient constamment sans pouvoir s'échauffer, et qui employaient toute leur perspicacité à découvrir des sujets de dissentiments graves sans en trouver. L'ironie de cette observation n'en diminue pas la justesse. Tout se passait entre gens de même classe, ayant le même intérêt profond, qui était d'exclure des places tout ce qui était au-dessus ou au-dessous d'eux. Maîtresse de tout comme ne l'avait jamais été et ne le sera jamais aucune aristocratie, la classe moyenne, devenue le gouvernement, prit un air d'industrie privée.... La postérité ne saura peut-être jamais à quel degré le gouvernement d'alors avait sur la fin pris les allures d'une compagnie industrielle où toutes les opérations se font en vue du bénéfice que les sociétaires eu peuvent retirer : c'est encore Tocqueville qui le constate. De là, le peu d'intérêt qu'offraient des débats politiques où' il ne s'agissait en somme que de prendre la défense du ministère, ou sa place.

L'éloquence des orateurs ne doit pas faire illusion. Quelques-uns avaient un talent de premier ordre, et la plupart, pourvus d'une bonne éducation classique, formés au Palais, avaient assez d'habileté pour dissimuler le vide de leur pensée ou pour le draper convenablement dans une doctrine. Ils donnèrent à cet égard des modèles, et des plus éclatants, de l'éloquence parlementaire. Thiers, qui faisait périodiquement, pendant le ministère Guizot, une conférence pour défendre l'honneur national ou pour attaquer le pouvoir personnel, était passé maitre dans cet art ; son discours à l'occasion de la discussion du budget en 1816 est un chef-d'œuvre du genre. Tous les gouvernements commencent par avoir raison et finissent par avoir tort... Le gouvernement avait reçu une légitimité de la nation, qui le dispensait d'en attendre le complément d'un autre pouvoir sur la terre. Il fallait avoir une forte, habile et prévoyante administration. C'est ce qu'on peut appeler la politique modeste, qui peut, avec le temps, devenir une politique honorable et même glorieuse. Il montrait ensuite que le gouvernement n'avait pas su suivre cette voie, parlait longuement des dégradations successives de la politique étrangère, des erreurs de l'alliance anglaise, des fautes commises en Espagne, en Grèce, en Belgique, en Italie ; puis il passait à la politique intérieure, rappelait la lutte funeste entre l'Université et le Clergé où le gouvernement ne savait pas prendre parti, faisait la critique de la marine et de l'armée, et des finances. D'où venait tout le mal ? Aurait-on osé écrire, il y a dix ans, quelque opinion que l'on eût, que le Roi doit gouverner, malgré la responsabilité des ministres ? Au début, quelque opinion que l'on eût sur la balance des pouvoirs, sur l'influence de la royauté et des ministres, l'expérience faite sous la Restauration, le souvenir d'un grand cataclysme, tout cela faisait qu'on cherchait à rendre sérieuse la responsabilité ministérielle, pour rendre sérieuse aussi l'inviolabilité royale. C'est ainsi qu'on eut des présidents du Conseil, Casimir Perier, Broglie ; Molé n'était déjà plus une représentation assez apparente du gouvernement. Aujourd'hui, c'est Soult, qui a bien acquis par son âge et ses grands services le droit de se reposer, qui est véritablement étranger au gouvernement, qu'on juge suffisant pour couvrir la royauté !... Les nations éclairées ne peuvent être gouvernées comme les États de l'Asie ! Pour corriger les inconvénients de l'hérédité, on a imaginé un système, aussi sage que simple, qui consiste à placer des ministres sérieusement responsables à côté du Roi, hommes ayant la réalité et l'apparence du pouvoir.... Les ministres ne doivent pas s'effacer, ils ne doivent pas consentir à jouer le rôle d'intermédiaires !... Des ministres qui s'effacent peuvent être des ministres éloquents ; ce ne sont pas des ministres de haute responsabilité.

Guizot répondait toujours avec hauteur et gravité : Un trône n'est pas un fauteuil vide, déclarait-il dans le discours (29 mai 1846) où est le mieux résumée sa pensée politique, auquel on a mis une clef (sic) pour que nul ne puisse être tenté de s'y asseoir. Une personne intelligente et libre, qui a ses idées, ses sentiments, siège dans ce fauteuil. Le devoir de cette personne... c'est de ne gouverner que d'accord avec les grands pouvoirs institués par la Charte.... Ce n'est pas le devoir d'un conseiller de la Couronne de faire prévaloir la Couronne sur les Chambres ni les Chambres sur la Couronne ; amener ces pouvoirs divers à une pensée et à une conduite communes, à l'unité par l'harmonie, voilà la mission des ministres du Roi dans un pays libre ; voilà le gouvernement constitutionnel. Si l'habileté de Louis-Philippe l'avait conduit où il voulait aller, c'est-à-dire à gouverner sous le nom de ses ministres, où était le mal ? Était-ce donc un crime pour un ministère d'être d'accord avec le Roi, et le ministère n'avait-il pas la majorité dans les Chambres ?

La droite reste hostile aux nouveautés politiques ; elle dresse toutes ses forces contre les mesures propres à préparer l'avènement de la démocratie ; elle considère comme définitif le type de gouvernement réalisé en juillet. Quant à l'opposition dynastique, il est dans son rôle de critiquer le présent et d'y vouloir des changements. Mais la conduite des hommes qui la dirigeaient au temps on ils occupèrent le pouvoir, leur conduite après la chute de la monarchie n'autorisent pas à penser que leur goût pour la réalisation d'un progrès politique fût beaucoup plus ardent que celui de la droite. En réalité, les uns et les autres sont sans doctrine précise ; tous ils souhaitent unanimement que les classes moyennes gouvernent et continuent de gouverner, d'occuper les hautes fonctions de la politique et de l'administration. Un abonné du conservateur Journal des Débats n'a pas sur ce sujet d'autre pensée que l'abonné du plus populaire des journaux libéraux, le Siècle. S'il naît chez quelques-uns d'autres sentiments, ce sont des craintes et non des espérances ; car la poussée des idées nouvelles crée un danger qui les trouve désarmés. Guizot s'est plaint plus tard, en racontant sa vie, de n'avoir pas été soutenu dans la lutte qu'il avait menée contre les idées fausses en politique, en religion, en science.

Contemporaines de notre grande Révolution, nées dans son berceau et de son souffle, les idées qu'il s'agissait de combattre étaient encore, dans la plupart des esprits, implicitement admises et liées à sa cause. Les uns les regardaient comme nécessaires à la sûreté de ses conquêtes ; les autres, comme des conséquences naturelles et le gage de ses progrès futurs.... On ne sait pas assez à quel point se sont étendues et A quelles profondeurs ont pénétré les racines des mauvaises théories philosophiques et politiques qui entravent si déplorablement aujourd'hui le progrès régulier des gouvernements libres et du bon état social.

A la gauche pas plus qu'à la droite des partis dynastiques, on n'avait, en effet, ni remède ni barrière à leur opposer.

 

Cette inquiétude d'esprit qui effrayait rétrospectivement Guizot n'altéra pas alors son optimisme, ni la satisfaction dont il faisait part périodiquement à ses électeurs normands. Rien ne semblait pouvoir détruire sa majorité. C'est pourquoi il ne s'émut pas de l'esprit nouveau, visible pourtant depuis 1840, qui se substituait à celui des hommes de juillet, qui s'élevait au-dessus de leurs ambitions personnelles, de leurs querelles stériles. Esprit qui éclate en éclairs chez Lamartine, qui s'exprime en froids raisonnements chez Tocqueville, et qui va attaquer peu à peu la résistance satisfaite des conservateurs, ou du moins l'isoler, la miner au point qu'un accident suffira pour qu'elle s'écroule.

Lamartine était député depuis 1833. D'abord, sous la Restauration, lecteur enthousiaste de Bonald, ennemi des libéraux et des bonapartistes, royaliste pur pour qui Mine de Staël est dangereuse et Chateaubriand imprudent, puis inquiet sur l'avenir des Bourbons depuis 1827, il est, en 1830, touché de la grâce libérale, et subitement il devient presque démocrate. Eu 1831, il écrit la Politique rationnelle : Nous touchons à l'époque du droit et de l'action de tous... la plus juste, la plus morale, la plus libre de toutes celles que le monde a parcourues jusqu'ici, parce qu'elle tend à élever l'humanité tout entière à la même dignité morale, à consacrer l'égalité politique et civile de tous les hommes devant l'État, comme le Christ avait consacré leur égalité naturelle devant Dieu. Et il proclame qu'il n'y a de vérité dans le pouvoir social qu'autant qu'il y a vérité dans l'élection, et il n'y a vérité dans l'élection qu'autant qu'elle est universelle. A vrai dire, ces affirmations, leur auteur n'espère ni ne désire qu'elles trouvent une réalisation prochaine ; il a simplement construit dans l'abstrait, hardiment rationalisé, comme l'y invite cette heure où chacun donne sa formule ou sa recette pour le salut du monde moderne.

A la Chambre, pourtant, il affirme ses convictions sociales, il veut qu'on jette à pleines mains de la charité dans les lois. En 1834, il est déjà de ceux que Juillet a déçus. Bien qu'il soit, qu'il reste conservateur, qu'il soutienne encore en 1837 Molé contre la coalition, il est le premier parmi les amis du régime à jeter à son parti, à la monarchie, à l'esprit conservateur, un avertissement retentissant et pénétrant :

1830 n'a pas su créer son action et trouver son idée.... Vous avez laissé manquer le pays d'action. Il ne faut pas se figurer que, parce que nous sommes fatigués des grands mouvements qui ont remué le siècle et nous, tout le monde est fatigué connue nous et craint le moindre mouvement. Les générations qui grandissent derrière nous ne sont pas lasses ; elles veulent agir et se fatiguer à leur tour. Quelle action leur avez-vous donnée ? La France est une nation qui s'ennuie. (10 janvier 1830.)

Bientôt après, voici qu'il se prononce contre le gouvernement des classes moyennes (23 avril 1839) et déclare à ses électeurs, en 1842, que le point de vue du gouvernement doit être clans les niasses, car c'est là que sont les souffrances, c'est là que sont les droits, c'est là qu'est la force.

Si l'on songe, pour bien situer ces avertissements et en mesurer la portée, que Lamartine n'a pas rompu avec la dynastie, ni même avec la majorité, on y verra la preuve qu'il y a des hommes qui, sans être des conspirateurs, ni des émeutiers, ni même des républicains ou des socialistes, sont fatigués d'entendre de grands orateurs régler en style magnifique leurs querelles et leurs affaires de famille ; — qui pensent à la possibilité de diriger la monarchie vers une action populaire et féconde ; — qui voudraient inspirer à l'aristocratie bourgeoise qui gouverne, et qui n'est qu'une aristocratie d'argent, le souci de son devoir ; — qui lui conseillent de négliger ses intérêts de classe pour préparer la réalisation de la pensée fondamentale de ce temps, laquelle est (c'est encore Lamartine qui, en 1843, le dit) d'organiser la démocratie en gouvernement.

Ces hommes-là sont ceux qui, vers ce temps, arrivent à la vie politique, et qui rêvent de faire quelque chose. Ils sont, à l'égard de la génération de juillet, dans la position que celle-ci, vers 1824 (à l'heure où elle fondait le Globe), occupait vis-à-vis des vieux libéraux. On les voit s'attacher à l'étude des réformes partielles, rêver d'abolir l'esclavage, de limiter la peine de mort, de réformer les prisons, de civiliser l'Algérie. L'un d'eux, Duvergier de Hauranne, qui se plaît à disserter sur la politique, écrit en 1841 sur la nécessité d'une transaction entre les partis. Les légitimistes ont fait fausse route en passant de la censure à la liberté illimitée de la presse, du double vote au suffrage universel, de la monarchie à la République ; ils n'inspirent pas confiance. Les républicains se sont égarés en conspirant contre la volonté nationale. Le parti conservateur qu'avait groupé Molé est dissous ; les doctrinaires sont ruinés par les coalitions dans lesquelles ils ont perdu leur discipline et leur homogénéité. Le centre gauche (on disait : La France est centre-gauche) a perdu les sympathies qui, un moment, — sous le second ministère de Thiers, — le soutenaient ; il y a là des consciences troublées, des esprits perplexes, des cœurs découragés. La gauche dynastique ne sait que dénoncer les abus, réduire les dépenses, renverser un ministère. La droite combat les doctrines pernicieuses pour la société, défend l'ordre public, mais elle ne sait pas se plier à nos institutions, et cherche sa force ailleurs qu'en elle-même. Il faut que des hommes de tous ces partis cherchent un programme qui permette à tous les modérés de conclure une alliance réelle et positive : réforme électorale, réforme parlementaire, abandon des lois relatives aux attentats, voilà un programme qui leur offre une occasion d'unir leurs efforts... de résister aux causes de trouble et de désordre qui se sont multipliées, d'opposer aux tentatives de désorganisation sociale toutes les forces constitutionnelles, et d'assurer au pouvoir parlementaire le point d'appui qui lui manque ; car, à ce prix, et à ce prix seulement, le Parlement représentera exactement l'opinion.

Un autre, qu'un voyage aux États-Unis a mis en contact avec un monde nouveau, et qui vient de le décrire, apporte à la démocratie prochaine et inévitable le concours de sa science et de sa raison. Tocqueville a constaté que la démocratie, c'est-à-dire l'égalité politique, est un fait réalisé en Amérique, et qui se réalise ou se prépare partout. Rien n'enrayera l'évolution. C'est en vue de ce résultat fatal, c'est en raison de cet avenir certain qu'il faut dés maintenant prévoir et agir. Car, à mesure que les conditions s'égalisent, les institutions, les coutumes héréditaires qui garantissaient les individus disparaissent ; le pouvoir social s'accroit ; un despotisme plus étendu et plus doux étend sur la société son réseau de petites règles compliquées, minutieuses et uniformes. Il faut trouver ailleurs des moyens de défense : dans la liberté de la presse, dans de fortes associations, dans la décentralisation qui attribue une vie politique à chaque portion du territoire. Voilà de quoi occuper les générations nouvelles. Mais ce n'est pas à la Chambre de 1842 que des vues de cette ampleur peuvent se faire accueillir. Tocqueville repousse l'idée d'une alliance avec Thiers. Sa défiance incurable, dit-il, l'empêcherait de rien produire de grand ni d'efficace. Personne n'est plus foncièrement illibéral que Thiers, plus ennemi des droits individuels, plus centralisateur. Il n'a en vue que l'agrandissement de sa personne. L'organisation d'une monarchie moderne restera-t-elle donc dans le domaine de la théorie ?

Après les élections de 1846, il semble qu'il y aura place dans les assemblées politiques pour de nouvelles pensées. Autour de Tocqueville se groupent quelques hommes, Dufaure, Billault, Rivet, Faucher, qui se mettent à l'étude des questions de gouvernement et d'administration publique : finances, réforme électorale, organisation du travail, travaux publics. Chacun d'eux, après les avoir soumis à l'analyse de la critique, doit apporter les éléments d'un grand programme de réformation. C'est là évidemment à peine un parti, niais c'est l'élargissement de la pensée conservatrice, c'est une tentative pour lui donner de la substance, pour lutter contre son anéantissement dans l'immobilité débile et stérile. Et dès le début, ces conservateurs progressistes pensent et disent que la première condition du progrès monarchique, c'est l'extension du suffrage. Dans une brochure d'octobre 1847. Tocqueville (De la classe moyenne et du peuple) montre la vie politique éteinte dans la seule classe qui a le droit d'en avoir une, et vivante partout ailleurs ; c'est que les intérêts de cette classe sont trop homogènes pour créer un choc d'idées : Dans un monde politique ainsi fait, on ne peut guère trouver de véritables partis, c'est-à-dire qu'on ne saurait rencontrer ni variété, ni mouvement, ni fécondité, ni vie. Car c'est des partis que ces choses viennent dans les pays libres. Au contraire, si les classes inférieures sont admises à une participation régulière aux affaires publiques, elles sauront diriger tout l'effort des lois vers l'amélioration de leur sort matériel et moral, égaliser les charges publiques, assurer au pauvre toute l'égalité légale et tout le bien-être compatible avec l'existence du droit individuel de propriété.... Car ce qui est, en cette matière, honnêteté et justice, devient nécessité et prudence. Alors finira le dialogue où depuis des années s'engourdit la politique : la majorité déclarant tous les jours que l'opposition met la société en péril, l'opposition, que les ministres perdent la monarchie.

La phrase — devenue célèbre — que Guizot lui-même a écrite pour ses électeurs : Toutes les politiques vous promettent le progrès : la politique conservatrice seule vous le donnera, les néoconservateurs en voulaient faire une vérité et un programme.

 

II. — LES ADVERSAIRES DU RÉGIME : LÉGITIMISTES ET RADICAUX.

IL n'y a plus de républicains au Parlement depuis les lois de septembre. Il y a des radicaux, des démocrates. Mais leur parti, dont la propagande se poursuit par le Dictionnaire politique, par la Revue républicaine (Dupont, A. Marrast), suivie de la Revue du Progrès de L. Blanc, compte peu de journaux quotidiens. Le National, où Marrast a pris la succession d'Armand Carrel, reste républicain bourgeois, et rompt avec Cavaignac resté fidèle à la cause des réformes sociales. Un accord ne paraîtrait pas impossible entre le National et l'opposition dynastique telle qu'on la pratique au Constitutionnel, au Siècle, à la Presse, au Courrier français, si l'alliance de Thiers et d'Odilon Barrot en 1845 n'avait laissé l'extrême gauche en dehors des groupes où l'on peut choisir des ministres. Le parti est d'ailleurs affaibli depuis la mort de ses chefs, Garnier-Pagès l'aîné (1841), Cavaignac (1845), et depuis la retraite de Trélat et de Raspail. Les plus ardents se découragent en présence d'un gouvernement qui dure. Arago, en 1844, dit à ses électeurs : Je déclare que le gouvernement constitutionnel monarchique et héréditaire est, suivant moi, le seul qui puisse prendre racine en France, et y fructifier. Hippolyte Carnot, en 1846, lors de sa campagne électorale, est amené à déclarer qu'il est dévoué aux institutions fondées par la Charte ; il suit en cela l'exemple de son père, dit-il, qui, républicain, accepta le régime impérial par respect pour la volonté nationale et par amour pour son pays. En 1847, il s'explique plus complètement dans une brochure, Les radicaux et la Charte : La Charte, dit-il, ne met point obstacle aux progrès démocratiques, puisqu'elle ne repousse aucun progrès, soit pour la réforme électorale (adjonction des capacités, abaissement du cens, suffrage universel direct ou à cieux degrés), soit pour les différentes libertés, presse et enseignement, soit pour la responsabilité du ministère et les attributions du jury.... J'appartiens à ceux qui, en 1830, faisaient des vœux pour l'établissement de la République, mais qui n'étaient pas tellement jaloux d'une satisfaction grammaticale qu'ils eussent tenté une révolution pour acquérir le mot. Le radicalisme demande seulement que la Charte laisse libre carrière à toutes les opinions, que la royauté soit le juge éventuel du combat, et remette le prix au vainqueur, en lui confiant le pouvoir exécutif. Le radicalisme peut trouver dans la Constitution la réalisation de ses vœux. Le parti qu'il forme peut être constitutionnel.... Les institutions de la France et les mœurs du peuple français sont les plus démocratiques de l'Europe. Les institutions sont faussées par un parti hostile au progrès et éludées par le pouvoir exécutif. Le parti radical doit prêter son appui au parti qui embrassera la cause de la réforme électorale et de la moralité politique.

Le parti radical s'était rallié autour d'un organe, la Réforme, dont le premier numéro parut le 26 août 1843. C'était l'œuvre de Ledru-Rollin, un nouveau venu, avocat au Mans, dont l'élection (24 juillet 1841) avait été retentissante. La société du journal, fondée au capital d'un million divisé en 200.000 actions de cinq francs, annonça que son but était de rallier autour de la Réforme toutes les nuances de l'opinion démocratique, de former une opposition nouvelle pour l'application du principe de la souveraineté du peuple, d'étudier la situation de l'agriculture, de l'industrie, du commerce, de poursuivre les satisfactions que demande la condition des classes laborieuses, d'enseigner aux citoyens leurs devoirs, leurs droits, et de rappeler aux peuples que leurs véritables intérêts leur commandent de marcher désormais dans des voies d'union et de fraternité. Parmi les actionnaires fondateurs, figuraient Étienne Arago, Louis Blanc, Godefroy Cavaignac, Crémieux, Flocon, Pierre Leroux, Félix Pyat, Schœlcher. La réforme électorale pour point de départ, et pour but le suffrage universel, telle était la devise autour de laquelle Ledru-Rollin voulait grouper tous les démocrates. C'était le vieux programme de Cavaignac et de Louis Blanc : la réforme politique condition de la réforme sociale. C'était le terrain où se rencontraient républicains et socialistes, suffrage universel et droit au travail.

Le rôle parlementaire des républicains restera effacé, sans originalité propre, jusqu'au jour où les efforts dispersés des dissidents du parti conservateur, de l'opposition dynastique, convergeront vers une formule unique de lutte et d'action, vers la formule qui ralliera tous les mécontents, tous les adversaires de la dynastie et tous ses amis inquiets : la réforme électorale. Ce jour-là, le parti républicain fournira à cette nouvelle coalition un personnel audacieux et nombreux, qui saura au besoin faire une émeute et une révolution. En effet, il subsiste — et c'est l'important — une tradition, une foi, une mystique républicaines. Elles datent du culte de la Convention nationale restauré par Buonarroti ; ce culte, les jeunes républicains de juillet l'ont pratiqué ; il trouve une force nouvelle dans l'exaltation romantique et religieuse des nouveaux martyrs, des vaincus des insurrections, des condamnés des tribunaux, des prisonniers d'un régime odieux ; tous ceux-là, dans le mystère des réunions secrètes comme dans les caves du Mont-Saint-Michel, invoquent le Dieu du progrès qui, au jour de la délivrance, conduira leur marche vers l'amour et la fraternité.

Les légitimistes, qui inspiraient, eux aussi, de l'effroi au gouvernement, étaient divisés et sans prise réelle sur l'opinion. L'aventure de la duchesse de Berry leur avait infligé un ridicule qui ne s'oubliait pas. La conversion démocratique de quelques-uns provoqua entre eux une guerre d'invectives dans les deux principaux journaux du parti, la Quotidienne et la Gazette de France. A la Gazette, que dirigeait M. de Genoude, on pratiquait largement la surenchère, et on réclamait le suffrage universel. C'était aussi la tactique du grand orateur du parti, Berryer. Mais elle s'alliait chez lui à une hauteur de vues et à une indépendance d'allures qui le rendait suspect à ses amis. Quand il félicita Thiers de sa politique en Espagne, la Gazette déclara : M. Berryer est passé à l'ennemi. Genoude saisissait avec joie les occasions de satisfaire sa rancune et sa jalousie contre Berryer ; le marquis de la Rochejaquelein ayant été élu en Vendée en 1842, la Gazette célébra ce triomphe, comme si le parti royaliste avait enfin trouvé un chef digne de lui. Berryer ne trouvait pas un meilleur accueil dans les colonnes de la Quotidienne. Là écrivaient de jeunes royalistes ardents, qui tous les matins prêchaient la croisade. Ainsi les divisions, les haines personnelles dans cet état-major sans troupes, faisaient du carlisme un parti plus bruyant que dangereux. Dès 1836, Berryer disait tristement à Lamartine, à propos d'une nouvelle restauration possible : S'il y a quelque chance, elle n'est plus à vue d'homme, elle est à un horizon inconnu.

 

III. — LE PARTI CATHOLIQUE ET LA LIBERTÉ D'ENSEIGNEMENT.

LES raisons qui avaient, au début du régime (de 1830 à 1833),  brouillé les chefs de l'orléanisme et ceux de l'Église catholique ne survécurent pas à la victoire des conservateurs. De mieux en mieux disposés envers la religion, les gouvernements, depuis Broglie et Molé jusqu'à Thiers et Guizot témoignèrent au clergé une sympathie intéressée : ils comptaient assurément trouver en lui un appui contre les partis de gauche, mais surtout ils espéraient, en le rattachant à la monarchie nouvelle, enlever aux légitimistes les plus actifs de leurs amis. Le nouvel archevêque de Paris, Mgr Affre, nommé en 1840, en remplacement de Mgr de Ouélen que son carlisme intransigeant et boudeur avait tenu à l'écart du château, fit, au 1er janvier suivant une visite à Louis-Philippe, qui en fut joyeux, et répondit aux compliments de l'archevêque :

Plus la lâche de mon gouvernement est difficile, plus il a besoin de l'appui moral et du concours de tous ceux qui veulent le maintien de l'ordre et le règne des lois.... C'est cet appui moral et ce concours de tous les gens de bien qui donneront à mon gouvernement la force nécessaire à l'accomplissement des devoirs qu'il est appelé à remplir... Et je mets au vernier rang de ces devoirs celui de faire chérir la religion, de combattre l'immoralité et de montrer au monde, quoi qu'en aient dit les détracteurs de la France, que le respect de la religion, de la morale et de la vertu est encore parmi nous le sentiment de l'immense majorité.

En revanche, le Pape recommandait au clergé, en toute occasion, la soumission à Louis-Philippe. Le jeune parti catholique, si ardent après juillet, maintenant dispersé, affaibli par la sécession de Lamennais, ne semblait plus dangereux. Des grandes batailles engagées par l'Avenir, il n'avait guère retenu que la profession ouverte et maintes fois répétée d'indifférence à l'égard de la vieille monarchie. Ozanam écrivait le 9 avril 1838 : Pour nous, Français, esclaves des mots, une grande chose est faite, la séparation des deux grands mots qui semblaient inséparables : le trône et l'autel. Tous, prêtres ou laïques, étaient d'avance bien disposés à l'égard d'un gouvernement capable de comprendre les besoins des générations nouvelles, et prêts à soutenir celui qui leur eût donné, sinon une place dans ses conseils, du moins un rôle dans la nation. Et ils faisaient confiance à la monarchie depuis qu'elle n'était plus anticléricale.

 

Le premier de tous les rôles, celui qui était, avant tout autre, recherché par le clergé, c'était le rôle d'éducateur. On sait que le monopole universitaire, qui leur refusait en principe la liberté d'enseigner, ne la leur mesurait guère dans la pratique, puisqu'il laissait subsister, à côté des établissements publics d'enseignement secondaire, les petits séminaires, les institutions et les pensions, puisque à la faveur de cette tolérance les jésuites eux-mêmes, qui avaient douze maisons en 1828, en avaient 74 eu 1840, puisque dans l'enseignement primaire les congréganistes avaient une place définie et conservaient le privilège obtenu sous la Restauration, la lettre d'obédience équivalente au brevet de capacité. Les effets de la renaissance religieuse dans la bourgeoisie avaient déjà produit leur effet sur la prospérité des établissements religieux : les pères de famille, même restés voltairiens, désiraient de plus en plus que leurs fils se conformassent, sinon aux croyances, du moins aux pratiques catholiques. Les petits séminaires recevaient une population scolaire qui était loin de se destiner tout entière à la profession ecclésiastique. Les petits séminaires ont beaucoup d'argent, d'où vient-il ? écrivait Stendhal en 1837 dans ses Mémoires d'un touriste. Depuis 1830, ils bâtissent autant et plus qu'avant la dernière révolution. Dès que vous voyez dans la campagne un très grand bâtiment neuf, vous pouvez être sûr que c'est un petit séminaire.

C'était précisément cette prospérité qui faisait désirer davantage. Le clergé se rendait compte qu'il devait son succès autant à l'affaiblissement irrésistible des croyances chez la plupart, qu'à leur vivacité chez quelques-uns, et c'est pourquoi il se prit à espérer qu'avec un peu d'audace et de persévérance et à la faveur d'une liberté complète, il pourrait reconquérir l'éducation publique et fonder son propre monopole. La loi même de 1833, jugée libérale à ses débuts, commençait à lui paraître tyrannique. Il est permis de penser que l'opinion exprimée par Riancey, dans son livre sur L'instruction publique et la liberté d'enseignement, qui parut en 1844, était celle du clergé tout entier : était-il tolérable que le ministre de l'Instruction publique se fût réservé la nomination des instituteurs communaux, le droit de décerner les brevets de capacité, la nomination des membres des commissions d'examen ? Et la liberté ? Et les garanties ? Tout disparaissait sous cette dernière stipulation, et l'Université retenait d'une main ce qu'elle semblait accorder de l'autre. C'était habile ; on ne s'étonnera pas, dès lors, de l'enthousiasme avec lequel les agents et les champions du monopole accueillirent la loi de 1833, cette loi de libelle, celle charte de l'instruction primaire.

La liberté d'enseignement ainsi entendue, c'était, au minimum, pour le présent, la disparition de toute ingérence et de tout contrôle de l'État sur l'enseignement privé, c'était l'espoir, pour l'avenir, d'une conquête complète de la jeunesse, aucune rivalité privée n'étant présumée assez forte pour se mesurer avec la force organisée de l'Église. C'est ainsi que cette liberté devint le but, exclusivement recherché au point qu'il en sembla unique, de toute l'ardeur du parti catholique.

Depuis le fameux procès des rédacteurs de l'Avenir, qui s'étaient fait condamner en 1831 pour avoir ouvert une école, la question, toujours posée, n'avait pourtant plus causé de nouvelles batailles. Car le gouvernement se montrait disposé à élargir sa pratique : Nous n'avons pas besoin de dire, avait déclaré le procureur général Persil au procès, que, quand nous invoquons le monopole universitaire, nous nous appuyons sur une législation expirante dont nous hâtons de tous nos vœux l'abrogation. La nécessité seule fait un devoir de l'invoquer encore, parce que tout le monde sait que, tant que la liberté d'enseignement ne sera pas organisée par une loi, le monopole vaut encore mieux que la licence que nous aurions inévitablement. Le gouvernement faisait, en effet, preuve de bonne volonté : une ordonnance du 5 février 1331 avait créé une commission chargée de la révision des lois, décrets et ordonnances concernant l'instruction publique, et de préparer un projet de loi sur l'organisation générale de l'enseignement, en conformité des dispositions de la Charte constitutionnelle. Bien que l'opinion publique, assez indifférente, n'exigeât guère de lui qu'il réalisât sa promesse, il déposa un projet en 1836, et le fit voter en 1837 par les Députés. L'Université eût été désormais soumise à la concurrence de tous ses rivaux, sans distinction ni exception, et sans imposer à aucun d'eux aucune condition particulière. C'est la Chambre qui rétablit dans le projet, malgré Guizot, l'obligation, déjà posée dans l'ordonnance du 16 juin 1828, pour tout ecclésiastique, de jurer qu'il n'appartenait à aucune congrégation non autorisée.

Mais on en resta là. Le projet n'alla pas aux Pairs. En 1838 (12 octobre), une circulaire de Salvandy remit en vigueur les dispositions du décret de 1811 qui obligeait tous les maîtres de pension à conduire aux collèges leurs élèves âgés de moins de dix ans ; il interdit à toute personne graduée ou non graduée d'annoncer et d'ouvrir, sous quelque forme que ce pût être, des cours préparatoires au baccalauréat ès lettres. C'était là un de ces accès d'autorité qui suivent généralement une longue période de tolérance et de faiblesse. Il réveilla les catholiques de leur indifférente apathie. En 1839, Montalembert, sans reprendre la polémique publique, tenta d'agir personnellement sur le ministre de l'Instruction publique. Il n'y réussit pas. Quelques prêtres prirent alors l'offensive, et cherchèrent à agiter l'opinion. En 1840, parut un livre intitulé : Le monopole universitaire dévoile' à la France libérale et à la France catholique ; les doctrines, les institutions de l'Église et le sacerdoce enfin justifiés devant l'opinion du pays, par une société d'ecclésiastiques sous la présidence de M. l'abbé Rohrbacher. Les prétentions catholiques y étaient présentées sans voiles :

1° L'enfant catholique doit recevoir par voie d'autorité ses croyances et ses pratiques religieuses ; l'exemple est le langage le plus efficace ; des maîtres anticatholiques ne sauraient être sans danger préposés à l'éducation des enfants catholiques. Or, tous ces principes sont violés dans l'éducation universitaire ; d'abord par la composition de son personnel : philosophes, déistes, disciples et adversaires de la révélation, juifs, protestants, catholiques renégats ou fidèles entrent pêle-mêle et aux mêmes conditions dans le sanctuaire de notre éducation nationale ; puis, par la réunion des élèves de tous cultes ; le monopole est incompatible avec la liberté des cultes, puisque les maximes universitaires sont en contradiction avec les croyances et les maximes catholiques sur l'éducation ; la présence d'un aumônier de chaque culte dans les collèges n'est pas une garantie ; c'est un charlatanisme destiné à conserver la clientèle ;

2° Les enfants catholiques auraient-ils au moins la ressource de l'éducation privée ? Trop coûteuse pour le plus grand nombre, ce n'est qu'une tolérance illusoire. Les écoles secondaires ecclésiastiques subsistent sans doute, mais surveillées et limitées par une tyrannie qui décide du nombre des vocations ;

3° Le pouvoir civil n'a pas le droit de se substituer sans injustice et sans violence au pouvoir paternel en matière d'éducation. Les monopoleurs soutiennent, comme les Saint-simoniens, que l'enfant appartient à l'État ; tous sont d'accord pour détruire la famille ;

4° Le monopole est né d'une réaction violente du despotisme contre nos institutions libérales ; il continue à les braver et à les détruire. Il supprime toute émulation d'efforts, toute concurrence de science, il méconnait le progrès ;

5° Ennemi de la liberté et du progrès, le monopole l'est aussi de la société. Il professe un scepticisme désolant qui menace l'ordre social d'un cataclysme universel. L'enseignement de l'Église est la seule force à lui opposer. N'est-il pas identique à celui de la Charte ? L'Église est démocratique ; elle a prêché le dogme de la fraternité universelle ; elle n'est pas favorable au despotisme. L'obéissance passive qu'elle enseigne n'est-elle pas la combinaison la plus sage de l'action de la liberté individuelle avec l'action du pouvoir social ? Plus que jamais, le pape et la hiérarchie catholique sont indispensables à la civilisation moderne.

Ayant ainsi attaqué le monopole au nom de la Charte, de la liberté des cultes, de la liberté des pères de famille, du progrès et de la société menacée, les auteurs s'adressent aux députés. Pour réédifier cette liberté de l'enseignement, vous n'avez qu'un moyen : établissez au-dessus des partisans du régime universitaire, comme au-dessus des partisans du régime rival, un tribunal équitable, assez dégagé d'intérêts et de passions, revêtu d'attributions assez étendues pour offrir toute sécurité désirable à l'État et à la famille, pour préserver surtout la liberté des atteintes du monopole. Que ce tribunal seul soit appelé à prononcer sur la capacité, la moralité des prétendants, quels qu'ils soient, aux fonctions importantes de l'enseignement ; qu'il soit appelé, seul aussi, à délivrer le diplôme de bachelier à tous les élèves des diverses écoles : qu'il soit seul appelé à veiller sur l'enseignement... que tous, sans passer par la filière de l'Université, puissent se présenter devant ce tribunal... et jouir, après le succès de cette épreuve, des avantages attachés à chaque spécialité de mérites juridiquement constatés.... — Députés de la France, le temps est venu de faire droit aux réclamations du sacerdoce ; sa patience chrétienne est à bout ; il a espéré ; il a attendu des circonstances meilleures ; il s'est prescrit le silence de la prudence ; mais, si vous sanctionnez par une loi la servitude et la mort prochaine du catholicisme en France, alors comment n'élèverait-il pas la voix contre vous ? comment ne vous armeriez-vous pas contre lui de toute la force brutale dont vous disposez ?... Les évêques sont enfin sommés de se concerter et d'intervenir : Il faut sortir avant tout de la captivité, et rebâtir Jérusalem.

Ainsi commencée, l'attaque esquissée contre les personnes se fit bientôt violente. Le monopole universitaire, destructeur de la religion et des lois, du jésuite Deschamps, le Simple coup d'œil sur les douleurs et les espérances de l'Église aux prises avec les tyrans des consciences et les vices du XIXe siècle, de l'abbé Védrine, le Miroir des collèges, le Mémoire à consulter, de l'abbé Combalot, et d'innombrables libelles dénoncèrent les écoles de pestilence. Pour l'auteur du Monopole universitaire, qui résume toute l'argumentation catholique dans sa vigueur de pensée et de forme, les professeurs de l'Université, cette sentine de tous les vices, sont les dignes fils de la Terreur, ce temps où la Raison était adorée sous l'emblème d'une prostituée, où Robespierre et ses naïfs bouchers, comme parlent nos écoles, les Carrier, les Couthon, se baignaient dans le sang, à la lueur des incendies ! Le rôle de l'Université, c'est de préparer des victimes, et de fournir des pourvoyeurs aux bourreaux. Le Catéchisme de l'Université ajoutait à ces violences des attaques contre les collèges, leurs mœurs, leur discipline : L'apparence d'ordre y cache en général la plus dégoûtante corruption ; on y laisse entrer des livres auprès desquels les infamies du marquis de Sade ne sont que des églogues...

L'entrée de Louis Veuillot au journal l'Univers, jusque-là assez terne, donna à ces sarcasmes la grande publicité quotidienne. Veuillot s'adresse à la démocratie cléricale, à la plèbe grossière des curés et des vicaires, avec toute la passion d'un converti ; son originalité, c'est de séculariser l'invective, que ses prédécesseurs et ses voisins empruntaient de préférence au vocabulaire biblique. Il fait pleuvoir la feu vengeur de ses injures sur ces prétendus savants, ces docteurs de mensonge, plats et ignares, qu'on voit dans les écoles, au milieu d'une jeunesse qu'ils abreuvent sans scrupule de tous les venins de l'erreur ; qui ont l'audace sur le front, la raillerie à la Louche ; sur l'Université tout entière, école de mauvaises doctrines. Nous demandons à Dieu s'il est une prudence et une humilité qui puissent nous contraindre à conduire de nos propres mains nos enfants vers ces sources de blasphèmes. Les défenseurs de l'Université, dans la presse ou à la Chambre, sont accablés par Veuillot de coups dont la violence étonne alors : s'agit-il de Dupin ? ses paroles sont si haineuses et si abondantes que l'orateur finit par ne plus pouvoir les articuler, et qu'elles se confondent en nous ne savons quel glapissement qu'accompagnent des gestes forcenés ; s'agit-il du Journal des Débats lui-même ? cette feuille universitaire écrit contre l'enseignement catholique d'immondes calomnies. Ce M. Louis Veuillot, écrit Sainte-Beuve en 1843, est l'une des plus violentes plumes du parti. Sans prétendre qu'il ne porte pas dans ses excès un fonds de conviction sincère, il y nourrit toutes les grossièretés humaines et inhumaines. On ne pousse pas plus loin l'insolence et l'injure[1].

 

Le public ne semble pas s'être, au début de cette polémique, ému plus qu'il ne convenait. Sa sérénité ne se troubla que lorsque les jésuites se furent jetés dans la mêlée. Ils n'avaient pas tout de suite manifesté leur opinion dans une querelle où ils étaient pourtant plus que personne intéressés, étant parmi les bénéficiaires éventuels de la liberté de l'enseignement secondaire. Quand leur nom tomba dans la discussion, les indifférents, mis en face de ces adversaires dangereux, prochains, discernèrent les conséquences de la liberté réclamée par les catholiques, et en mesurèrent l'importance pratique. Les partis de gauche et même la plupart des conservateurs avaient gardé contre les jésuites l'usage des arguments qui remontaient à l'ancien régime ; ils retrouvèrent tous, dans cette lutte, la force et l'ardeur qu'ils tenaient d'une vieille tradition française de méfiance et de colère.

La bataille commença par une polémique sur la casuistique. Un pamphlet, publié sous le titre Découvertes d'un bibliophile, mit à profit les manuels des confesseurs où étaient décrites et analysées les plus étranges possibilités de péché, et pourvut la presse de tout un arsenal d'armes contre la moralité de la compagnie. Puis un professeur de Strasbourg, Génin, lança une brochure, Les jésuites et l'Université (1844), où il montrait les jésuites menant sans se découvrir l'attaque contre l'Université : les jésuites avaient voulu se faire oublier depuis 1830 ; en réalité, leur plan d'attaque, après tant de défaites, fut le plus vaste et le plus audacieux qu'ils eussent jamais formé, et portait sur toutes les parties de la société à la fois. S'emparant des femmes et des jeunes gens en offrant la religion comme quelque chose de distingué et de bien porté, des hommes murs en leur parlant raison et philosophie, ils gagnèrent les classes supérieures, en leur offrant la religion au rabais, et les inférieures par les récits des miracles, les promesses d'indulgences, les confréries, les scapulaires, les cercles catholiques. Maintenant, ils veulent avoir les enfants pour avoir les parents ; leur cri de guerre, c'est : Mort à l'Université. Ce sont eux qui ont trouvé le prétexte de la liberté de l'enseignement, qui ont inspiré les protestations des évêques et les libelles qui paraissent depuis 1840. Les ordures d'un des Garets[2], qui raconte que l'Université veut que tous ses élèves expliquent et apprennent la première idylle de Théocrite pour y contempler la conduite des boucs avec les chèvres, sont de leur inspiration. Cependant leurs livres montrent à quel point leur enseignement déforme les esprits et les cœurs : l'histoire y est enseignée par le P. Loriquet, la morale par le compendium de Sœttler, ramas d'obscénités qui soulève le cœur, ou le supplément de Sanchez..., dans cette question, entre les jésuites et l'Université, il faut opter : c'est la vie ou la mort ! Avec l'Université, la France sera libre ; en prenant les jésuites, elle signe son esclavage.

Ainsi la question de la liberté de l'enseignement cessait d'être uniquement un débat de principes. Les universitaires s'émurent, et, même à l'Institut, leurs craintes se firent jour. Chargé d'un rapport sur un prix dont le sujet était Pascal, Villemain s'écriait : Quel souvenir plus instructif aujourd'hui même, et quelle polémique plus intelligible pour notre temps que la résistance passionnée de tant d'hommes éclairés et vertueux dont Pascal était l'âme et la voix, contre cette société remuante et impérieuse que l'esprit de gouvernement et l'esprit de liberté repoussent avec une égale méfiance ! Dans la même année (1842), Mignet, répondant au discours de réception de Pasquier, faisait une allusion à son ancêtre Étienne Pasquier et au rôle joué par le récipiendaire lui-même dans les luttes contre les jésuites : L'esprit de défense des libertés gallicanes contre cette société fameuse, qui, ne reconnaissant d'autre gouvernement que celui de Home, n'avait pas d'autre patrie que la chrétienté, n'a pas cessé de vous animer dans ces jours difficiles où cette compagnie, sortant de sa mystérieuse obscurité, reparaissait en dominatrice parmi nous. A la Cour de cassation, Dupin, prononçant l'éloge d'Étienne Pasquier, rappelait sa plaidoirie célèbre contre les jésuites, et citait sa conclusion : Espérons que nos petits-neveux se souviendront que l'Université de Paris, la première de France et de l'univers, ne fut jamais lasse et ne se lassera jamais de combattre toutes sortes de sectes et de novalités, premièrement pour l'honneur de Dieu et de son Église, puis pour la majesté de notre Prince, et finalement pour le repos et la tranquillité de l'État.

Mais aucune manifestation n'eut l'éclat et le retentissement des cours professés par Michelet et par Quinet au Collège de France en 1843, et qu'ils publièrent ensemble, sous ce titre : Des jésuites. Ces moines qui demandent la liberté sont une menace pour la liberté. Leur machinisme moral n'a produit qu'une œuvre, où règne l'esprit de mort, ces Constitutions qui effrayent par l'immensité des détails... où tout est bâti sur un principe : surveillance mutuelle, dénonciation, mépris parfait de la nature humaine, où, dit Quinet, s'affirme la nécessité systématique de réprimer les grands instincts et de développer les petits. Cette société a réalisé une fois l'idéal de ses doctrines, c'est au Paraguay ; elle provoque la mort de toute forme de constitution politique et d'organisation sociale. Dans l'ordre des études philosophiques, historiques et théologiques, c'est encore l'esprit de mort qu'elle provoque et développe. Les jésuites attachent l'homme à d'immenses travaux qui ne peuvent rien produire, et ainsi l'amusent, le rendent immobile au moment même où il était abusé par toutes les apparences d'un mouvement. A tout ce qu'ils touchent, ils communiquent la mort ; ces hommes tentent une fois de plus de surprendre la conscience du monde.

Un jésuite, le P. de Ravignan, que ses éloquents sermons de Notre-Dame avaient rendu célèbre, prit la défense de sa compagnie (De l'existence et de l'institut des jésuites, 1844). Étudiant successivement les Exercices spirituels, puis la formation des jésuites depuis le noviciat jusqu'à la profession, il montre que l'automatisme, la servilité qu'on leur reproche, c'était simplement la préparation nécessaire des enfants de Dieu à l'obéissance pour le service de l'Église. Dès lors, le jour de l'action enfin arrivé, pour la plus grande gloire de Dieu, pour le service de ses frères, le jésuite sera plus que jamais indifférent à tous les lieux, à tous les emplois, à toutes les situations ; il repoussera loin de lui les honneurs et les dignités... il se dévoue, toujours pour obéir, jamais pour commander, sans réserve, sans exception, sans retour. Les jésuites n'ont pas d'autre doctrine que celle de la religion catholique ; l'esprit de leur enseignement est chrétien, tout simplement ; l'intention de saint Ignace n'a pas été d'abrutir les esprits, mais de les régler, et de prévenir les abus qui pourraient provenir de la liberté d'opinion. Notre esprit consiste dans une vraie tendance à garder les droits de la liberté humaine et de la raison. Le jésuite n'a renoncé ni à son pays ni à son siècle : En m'enrôlant sous la bannière du saint Fondateur de la compagnie, je n'ai pas prétendu me séparer de la milice sacrée de mon pays, j'ai pris seulement un autre rôle dans la même armée.

 

Le clergé a bien peu d'esprit. Il ne comprend pas que, tant qu'il ne fait pas de bruit, il gagne du terrain, qu'il en perd dès qu'il se remue. Cette opinion de Barante explique assez bien quel fut, dans cette bataille, l'embarras du gouvernement. Il lui était impossible, sans scandale, de donner au clergé des gages officiels de sa sympathie. Mais, sauf les rares moments où des abus trop visibles l'obligeaient à montrer quelque fermeté, il adoucissait autant que possible la rigueur d'un monopole dont au fond il jugeait l'abolition légitime. Il accordait presque toutes les demandes tendant à l'ouverture d'institutions et de pensions (du 1er janvier 1830 au 1er janvier 1814, il y eut 2.118 autorisations contre 198 refus et 57 ajournements), et ses agents n'étaient pas très rigoureux sur leur fonctionnement. Les directeurs d'institutions remplissaient rarement les conditions requises pour obtenir ou pour continuer de mériter une autorisation ; ils n'avaient pas toujours les grades exigés, et on le savait, car les inspecteurs généraux signalaient les situations irrégulières ou les personnes interposées. Ainsi c'était au moment où l'État faisait preuve de douceur et pratiquait un laisser-aller débonnaire que l'assaut contre son privilège se faisait le plus furieux. La violence de ces maladroits allait l'obliger à se montrer sévère dans la défense du monopole, s'il ne jugeait pas opportun de l'abandonner tout de suite et sans précautions. En présence de tant de colère, il fallait appliquer la loi ou la changer.

Le ministre de l'Instruction publique, Villemain, chercha une transaction. Il déposa en 1841 un projet de loi qui reproduisait à peu près les dispositions de celui de 1836 ; l'enseignement secondaire était libre, mais les établissements privés étaient astreints aux conditions de grades et à l'inspection. Les évêques protestèrent violemment c'était une atteinte au privilège des petits séminaires ; l'État ne devait pas entrer dans ce domaine réservé ; une autorité humaine aurait cette audace d' empêcher l'épiscopat de veiller au recrutement du sacerdoce, d'ouvrir aux enfants des asiles où ils fussent, couine le dit saint Léon le Grand, instruits dès leur plus jeune âge, a puerilibus exordiis, de les diriger selon leur volonté et leur devoir pastoral, et de confier l'enseignement à telle personne qui leur semblera digne d'une si haute mission. Villemain, peu désireux d'entrer en lutte contre l'épiscopat, relira son projet.

 

C'est alors qu'un catholique tenta de déplacer le débat. Il ne demandait plus la mort pour l'Université, il n'exigeait plus le privilège pour le clergé au nom des saints canons ; ce qui lui semblait la solution acceptable pour les deux adversaires, c'était la liberté totale, complète, sans condition, de l'enseignement pour l'État et pour les particuliers. Montalembert consacra à défendre cette thèse hardie un grand talent, une haute moralité, une activité sans défaillance, une foi invincible dans la force surnaturelle de l'Église et de la vérité. Que l'Université soit condamnée à l'indifférence en matière de religion, c'est un fait qu'il déplore, mais il ne s'en indigne pas : car c'est la raison même pour laquelle les catholiques doivent conquérir la liberté. Qu'ils ne parlent pas d'un droit éminent que leur vaudrait la supériorité de leur religion ou leur orthodoxie, mais qu'ils luttent comme citoyens, au nom de la Charte et des droits imprescriptibles de l'individu, contre une tyrannie. Que leur parti, à l'image des catholiques d'Irlande et de Belgique, n'ait qu'un unique article dans son programme, et que ce soit la liberté de l'enseignement ; qu'il combatte ceux qui la refusent et soutienne ceux qui l'acceptent, d'où qu'ils viennent et quels qu'ils soient.

Cette doctrine et cette méthode, Montalembert les soutint l'une et l'autre infatigablement, par le journal, par la brochure, par la parole. C'est à la Chambre des pairs (en 1842 et en 1845) qu'il la développa avec le plus d'éclat. Je n'ai aucune opposition systématique contre l'institution même de l'Université... j'aimerais en elle son caractère de corporation, son caractère hiérarchique, son esprit de discipline et de tradition. Mais prenez la religion catholique comme base première et suprême de votre enseignement, ou, si vous ne le pouvez pas, si vous ne le croyez pas possible, alors, donnez-nous la liberté, cette liberté promise par la Charte, et qui nous permettra, à nous, catholiques, de prendre en dehors de l'Université, pour base, cette religion que l'Empereur voulait vous imposer. L'Université — qui a eu pourtant jadis un évêque à sa tête — ne peut produire que l'indifférence religieuse. La liberté seule en atténuera les dangereux effets. Les conservateurs finiront bien par le comprendre, eux qui, aujourd'hui encore, dans un intérêt d'étroit égoïsme et d'aveugle orgueil, conservent et maintiennent debout la barrière qui sépare les maux de la société de leur principal remède, — si remède il y a, — l'éducation religieuse de l'avenir. Dans cette lutte, Montalembert s'était assuré l'appui du pape, qui lui avait dit, le 12 février 1837 : L'Église est amie de tous les gouvernements quelle que soit leur origine... pourvu qu'ils ne suppriment pas sa liberté.... Je suis on ne peut plus content de Louis-Philippe ; je voudrais que tous les rois de l'Europe lui ressemblassent. Mais il lui fallait aussi l'appui des évêques, dont l'hostilité avait en 1831 brisé l'Avenir. Conquête difficile ; il écrivait en 1839 :

J'ai peu d'espoir. Tant que les évêques, le clergé et les pères de famille catholiques suivront leur système actuel,— c'est-à-dire tant qu'ils se tiendront à l'écart, s'isolant du mouvement social et des habitudes politiques du pays, attendant le retour d'un ordre de choses que je crois détruit pour toujours, au lieu de descendre dans l'arène, et adressant aux autorités compétentes des milliers de pétitions oiseuses, — il n'y a rien à attendre : le gouvernement maintiendra un monopole qui lui est précieux ; le faux libéralisme se gardera bien de réclamer une liberté qui profiterait surtout au catholicisme, et la voix isolée de quelques pairs ou députés catholiques se perdra dans l'orage des passions égoïstes et bruyantes qui dominent les Chambres. La question de la liberté d'enseignement est tout entière entre les mains des évêques : ils y sont plus intéressés que personne, et c'est à eux que Dieu en demandera compte.

Habitués à foudroyer l'impiété de l'État et pourtant fort désireux de rester dans l'État, comment, les entraîner à se joindre à une action laïque et à renoncer à intervenir dans la politique des partis ? Lamennais a appris ce qu'il en coûte de secouer la torpeur de ces fonctionnaires légitimistes qui sont encore, en 1842, ce qu'ils étaient en ISM ou en 1830, et qui pensent que des laïques ne sont rien autre chose qu'un troupeau, que les évêques seuls ont la charge de défendre la religion, avec la méthode que leur imposent les traditions et les intérêts de leur apostolique autorité.

Pourtant, et avec une rapidité inattendue, l'influence personnelle de Montalembert, et sans doute aussi l'espoir de la victoire prochaine et éclatante de l'Église, brisèrent l'indifférence et l'orgueil de l'épiscopat.. Son effacement, politique depuis 1830 le sauvait de la crainte qu'il eût éprouvée sous la Restauration à la pensée d'entrer en lutte contre la légitimité. Il fut plus courageux, ayant beaucoup moins à perdre. L'unanimité se fit rapidement parmi les évêques pour la conquête de la liberté de l'enseignement, qui, dans la pensée de tous, laïques et prêtres, était la conquête de la France nouvelle.

Il n'y a pas quinze années encore, écrivait Lacordaire en 1841, il y avait des ultramontains et des gallicans, des cartésiens et des mennaisiens, des jésuites et des gens qui ne l'étaient pas, des royalistes et des libéraux... aujourd'hui tout le monde s'embrasse, les évêques parlent de liberté et de droit commun ; on accepte la presse, la Charte, et le temps présent ; M. de Montalembert est serré dans les bras des jésuites ; les jésuites dînent chez les Dominicains...

Le premier prélat qui consentit à suivre Montalembert fut Parisis, évêque de Langres, converti à la nouvelle tactique par les conseils de l'évêque de Liège, van Rommel[3]. Ce qu'il défend, dit-il, ce n'est pas la cause du clergé, mais la cause de tous, même la cause de ceux contre qui nous réclamons ; il ne parle pas comme évêque, mais comme citoyen attaché aux libertés modernes, défenseur des institutions libérales, les meilleures pour l'État et pour l'Église, ami de la publicité, et non pas de ce silence, de ces notes confidentielles, de ces mémoires secrets se plaît le vieil épiscopat. Ce prince de l'Église n'hésite pas à déclarer que Montalembert, ce laïque, est tout ensemble le centre et l'âme de l'action catholique dans toute la France. Son exemple, bientôt, en entraîne d'autres, qui répètent que la question n'est plus une question cléricale, qu'il s'agit de tout autre chose encore que de défendre les petits séminaires : La liberté de l'enseignement, mais une liberté sincère, une libre concurrence, soumise à l'État, mais entièrement indépendante de l'autorité de l'Université, peut seule réaliser la vérité constitutionnelle, la promesse de la Charte et la parole du Roi, écrivent les évêques de la province de Paris. — Tout ce que nous sollicitons, écrit l'évêque de Chartres, c'est que vous affranchissiez les instituteurs catholiques de la surveillance d'un corps rival. L'évêque de Perpignan réclame la liberté comme en Belgique. L'unanimité de l'épiscopat se fait de proche en proche sur la formule de Montalembert.

Montalembert triomphe, parle, écrit sa brochure, Le devoir des catholiques dans la question de la liberté de l'enseignement. C'est l'appel décisif à tous les combattants :

La raison principale et permanente de l'irréligion publique en France se trouve dans l'éducation actuelle de la jeunesse telle que l'État en a constitué le monopole. L'ensemble des institutions d'instruction publique qui forme l'Université de France et en dehors duquel un despotisme usurpé ne laisse rien surgir... voilà la source où les générations successives vont boire le poison qui dessèche jusque dans ses racines la disposition naturelle de l'homme à servir Dieu et à l'adorer.

Sans doute, détruire tout le mal est difficile ; du moins faut-il ne pas le laisser grandir :

Vouloir refaire de la France un État catholique tel qu'elle l'a été depuis Clovis jusqu'à Louis XIV, ce serait une tentative aujourd'hui impossible, et qui, nous ne le craignons que trop, ne se réalisera jamais ; mais conserver ce qui reste du catholicisme en France et fortifier par tous les moyens légitimes l'empire purement moral de la religion sur les individus et sur les familles qui le professent encore, est un devoir impérieux pour les catholiques, et ils ne peuvent l'accomplir qu'en obtenant la destruction du monopole de l'Université.... L'État n'a pas le droit, sous peine de violer la constitution, qui est la condition même de son existence, d'imposer à tous les citoyens un système d'éducation qui compromet le maintien de la croyance religieuse au sein de leurs familles. De ce que l'État n'a point de religion, il n'en résulte pas pour lui la faculté d'empêcher les citoyens d'en avoir....

Il y va d'ailleurs de l'avenir même de la France : le monopole, s'il subsiste, affaissera le génie de la France sous le joug de la médiocrité intellectuelle, il continuera l'odieux despotisme qui se déguise sous le nom d'esprit moderne ou de progrès social pour absorber dans l'État toute la sève et la force de la vie sociale. Le moment est décisif : aucun ministre (il s'agit de Villemain) n'a adopté avec plus d'acharnement l'esprit égoïste et jaloux de ses subordonnés ; aucun n'a sacrifié plus complètement les devoirs généraux et nationaux du ministre de l'Instruction publique aux intérêts exclusifs et personnels du grand maitre de l'Université. Que les catholiques se méfient des projets de loi qui interpréteront les promesses de la Charte de façon à resserrer les liens de la servitude actuelle ! Qu'ils se groupent, qu'ils résistent ! L'affranchissement ne viendra que d'eux-mêmes ; ils n'ont rien à espérer des Chambres ni de la Couronne. Nombreux et riches, il ne leur manque que le courage.... La liberté ne se reçoit pas ; elle se conquiert.

Ainsi acheva de se conclure vers 1844 l'entente des catholiques pour servir la liberté religieuse sous les drapeaux de la liberté civile (Lacordaire). Les légitimistes qui les menaient jadis les suivaient maintenant ; leur parti était fortifié, rajeuni, redoutable.

Guizot désirait la liberté d'enseignement, mais il détestait plus encore les nouveautés, les réformes, qu'elles fussent postales, électorales, douanières ou universitaires. Si du moins cette concession, en ralliant les catholiques à la monarchie de juillet, avait dû fortifier la majorité ; mais elle aurait avant tout fourni des armes à l'opposition de gauche, et peut-être effrayé les conservateurs eux-mêmes, déjà inquiets de tout ce bruit ; une menace sérieuse de danger clérical eût bientôt rendu au voltairianisme assoupi toute la vigueur qu'il avait montrée en juillet. M. do Carné, un conservateur progressiste, ayant demandé la suppression du certificat d'études universitaires (qui était la garantie la plus solide du privilège de l'université), la lecture du projet avait été repoussée par 7 bureaux de la Chambre sur 9 (1843). Mauvais moment pour se compromettre sur une question qui, après tout, pouvait attendre. Guizot évita donc toute occasion de parler en public de la liberté d'enseignement. D'ailleurs, le Roi, très méfiant, n'avait que mépris pour un clergé agité et révolutionnaire ; les affaires cléricales devaient être réglées diplomatiquement, dans un salon, dans un cabinet de ministre et non sur la place publique ; et puis, qu'était-ce que toute cette affaire ? une querelle de cuistres et de bedeaux.

Il fallait pourtant calmer le clergé. L'évêque de Châlons fut frappé par le Conseil d'État ; un trop ardent prédicateur, l'abbé Combalot, fut condamné à 15 jours de prison (1844). Le mémoire collectif des évêques de la province de Paris fut signalé par le ministre des Cultes à l'archevêque de Paris comme une infraction aux articles organiques qui interdisaient les délibérations communes des évêques. L'archevêque protesta, et 55 évêques l'approuvèrent publiquement. Dupin attaqua le gouvernement, lui reprocha son indulgence pour le parti prêtre. La Chambre tout entière l'applaudit, secouée d'une passion qu'un long silence n'avait pas abolie. Montalembert riposta à la tribune de la Chambre des pairs :

Nous sommes étrangers à toutes vos coalitions, à toutes vos récriminations, à toutes vos luttes de cabinet, de partis. Nous n'avons été ni à Gand ni à Belgrave-Square.... Au milieu d'un peuple libre, nous ne voulons pas être des ilotes ; nous sommes les successeurs des martyrs, et lions ne tremblerons pas devant les successeurs de Julien l'Apostat ; nous sommes les fils des croisés, et nous ne reculerons pas devant les fils de Voltaire.

Le gouvernement ne répondit rien, mais déposa devant les Pairs un nouveau projet de loi (2 février 1844).

Ce projet était beaucoup plus favorable au clergé que celui PROJET as 1844. de 1841. Les petits séminaires pourraient fonctionner comme des collèges de plein exercice s'ils avaient des maîtres pourvus du grade de bachelier ; la rétribution universitaire serait abolie ; l'obligation pour les maîtres des institutions et des pensions d'envoyer leurs élèves aux collèges, supprimée ; le certificat d'études universitaires, nécessaire pour se présenter au baccalauréat, serait transformé, remplacé par une attestation d'études familiales ou d'études faites dans une institution de plein exercice. Cousin s'éleva vivement contre les avantages faits au clergé par la création de véritables collèges confessionnels : c'était ébranler l'unité de la patrie ; s'il y a un enseignement, et le plus important de tous, qui repose sur les principes d'un culte particulier, tous les enfants des autres cultes sont exclus de cet enseignement ; le collège n'est plus l'image de la société commune... il faut des collèges différents pour les différents cultes.... Dès l'enfance, nous apprendrons à nous fuir les uns les autres, à nous enfermer dans des camps différents, des prêtres à notre tête ; merveilleux apprentissage de cette charité civile qu'on appelle le patriotisme ! Mais les catholiques protestèrent encore plus vivement que lui contre le projet. Les petits séminaires tombant désormais dans le droit commun, leur personnel soumis aux conditions de grades, à l'inspection, c'était plus qu'il ne leur en fallait pour crier au despotisme.

Le duc de Broglie, rapporteur du projet, soutint un amendement qui faisait une brèche à la suprématie des universitaires : le Conseil d'État, et non plus le Conseil de l'instruction publique, fixerait désormais les programmes du baccalauréat. C'était une manière de protester contre le professeur Cousin et l'autorité despotique qu'il exerçait sur l'enseignement philosophique : Il y a en ce moment, en France, un petit pape de philosophie, écrivait Broglie à un de ses amis, avec un petit clergé philosophique, qui prétend disposer de l'enseignement philosophique sans que personne y regarde, et qu'on ne puisse devenir avocat, médecin, pharmacien, fonctionnaire... sans avoir souscrit le formulaire de la raison impersonnelle. Cette opinion de Broglie sur la philosophie cousinienne était alors généralement admise ; en réalité, Cousin était plus inoffensif qu'on ne disait. L'enseignement philosophique était, dit un inspecteur général bien placé pour le juger, Cournot, généralement mauvais, mais peu ou point dangereux. Il était mauvais, car la plupart des jeunes maîtres, manquant de connaissances solides et positives, et n'ayant pas pour le déguiser le prestigieux talent du chef d'école, se perdaient dans des formules creuses et pédantesques qui n'avaient pas de sens ; la psychologie donnait lieu à des réponses de perroquet ; sur les questions de Dieu, de l'âme, de la liberté, des fondements de la morale, maîtres et élèves reproduisaient les vieux cahiers de collège ou de séminaire, en les déguisant tant bien que mal par une phraséologie de séminaire. Mais la Chambre des pairs ignorait ce qui se passait dans les classes de philosophie, et elle était émue des attaques que le clergé dirigeait contre Cousin. L'amendement passa, et, comme Montalivet, intendant de la liste civile, se prononça dans le même sens que Broglie, on voulut voir dans cet échec à l'Université la concession que le roi désirait faire personnellement aux catholiques. Le projet fut voté.

A la Chambre, Thiers, rapporteur, dit sa préférence pour le monopole, et défendit la subordination des établissements privés à l'Université. Il s'agissait avant tout de conserver l'unité de l'esprit national, c'est-à-dire l'esprit de la Révolution. Mais le rapport ne vint pas en discussion. Villemain malade fut alors remplacé au ministère par Salvandy, dont la bienveillance pour le clergé, l'indifférence à l'égard de l'Université, à laquelle il n'appartenait pas, étaient connues. Salvandy ferma le cours de Quinet, et modifia le Conseil de l'Instruction publique. Il serait désormais composé de 30 membres, dont 20 renouvelables chaque année (7 octobre 1845). C'était détruire une juridiction inamovible, et très attachée, par la qualité de ses membres, par ses traditions, par ses intérêts, au maintien de la suprématie universitaire. La forteresse du monopole était donc ébranlée. Au cours du débat que ce coup d'État souleva, Guizot osa enfin prendre position (31 janvier 1846) : Les droits, en matière d'instruction publique, n'appartiennent pas à l'État.... Les premiers sont les droits des familles : les enfants appartiennent aux ramilles avant d'appartenir à l'État... Le régime de l'Université n'admettait pas ce droit primitif et inviolable des familles. Il n'admettait pas non plus, du moins à un degré suffisant, un autre ordre de droits, et je me sers à dessein de ce mot, le droit des croyances religieuses. Le gouvernement n'entendait donc pas identifier sa cause avec celle de l'Université, mais s'élever au-dessus des deux combattants et les pacifier.

Les journaux de gauche virent dans ce langage un changement dans la politique du règne. C'était en tout cas un engagement. Le parti catholique crut toucher désormais à une victoire plus décisive, soit la destruction de l'Université, soit l'abolition de son privilège. Un nouveau projet de Salvandy, déposé le 13 avril 1847, accrut son espérance ; il était plus favorable encore à l'enseignement libre que celui de Villemain. C'était le commentaire du discours de Guizot. Le ministre y condamnait le monopole et l'Université avec une gravité explicite :

... Elle (l'Université) reçut l'investiture d'un droit général et absolu sur la direction morale, sur le gouvernement intellectuel de la jeunesse, de l'enfance.... Les établissements particuliers n'existaient qu'à la condition d'être autorisés par elle, incorporés à sa hiérarchie et à ses collèges, placés sous sa main, soumis à ses lois el, au besoin, brisés par son chef. Dans ce système, l'État n'était pas seulement instituteur : il l'était seul, et se privait ainsi volontairement de cet esprit d'émulation, de ce génie inventif de la concurrence, qui est le principe de tous les progrès. Un tel régime n'avait été essayé nulle part. Jamais on n'avait vu cette mainmise universelle de la puissance publique sur les générations nouvelles, sur les méthodes, les exercices, les études.

Le projet, qui devait — c'était encore une expression de Salvandy — réaliser une œuvre qui sera l'une des grandes gloires de notre gouvernement et de notre époque, prévoyait pour l'enseignement primaire privé les mêmes libertés que la loi de 1833 ; quant à l'enseignement secondaire, il annonçait un changement radical, la suppression du monopole : Ce ne sera pas le moindre mérite de la liberté de l'enseignement que de faire comprendre ce besoin à tous les maîtres, de faire tomber aussi à l'égard d'un intérêt si grand tous les ombrages, en donnant satisfaction à tous les vœux les plus intimes de la conscience, et de pacifier un débat qui divisait des forces que la méditation attentive des difficultés et des périls de la société commandait de réunir. Phrase peu claire, qui donnait peut-être à entendre que la liberté de l'enseignement était une concession nécessaire pour accroître les forces du parti conservateur contre la gauche menaçante. On accordait en conséquence : 1° le droit d'enseigner à tous les citoyens, sauf aux membres des congrégations non autorisées ; 2° le droit de surveillance au ministre de l'Instruction publique, au recteur, au préfet, au maire, et pour l'enseignement religieux aux évêques, aux curés et aux consistoires. L'ouverture des établissements privés était soumise à certaines formalités et à la production de certains titres qui variaient suivant la qualité de l'établissement : le chef d'une institution de plein exercice, c'est-à-dire, préparant au baccalauréat, doit être licencié ès lettres et bachelier ès sciences ; le chef d'une institution spéciale, donnant l'enseignement mathématique, doit être licencié ès sciences et bachelier ès lettres ; les chefs de pension, bacheliers ès lettres. Les élèves des écoles ecclésiastiques peuvent se présenter au baccalauréat s'ils produisent un certificat d'études délivré par le ministre des. Cultes constatant que le nombre des élèves de l'établissement n'excède point le nombre autorisé par les ordonnances et que ses maîtres sont licenciés ès lettres....

A toutes ces concessions, le Comité pour la défense de la liberté religieuse répondit : Jamais l'attente publique n'a été plus complètement trompée. On nous avait promis la liberté, on ne nous en donne même pas le semblant.... Cette loi ne peut ni ne doit satisfaire aucune opinion, pas plus les partisans du monopole que les amis de la liberté. Il n'est peut-être personne en France, excepté M. le comte de Salvandy lui-même, qui puisse voir là une bonne loi et une solution définitive.

Cela était vrai. Tous les projets destinés à organiser la liberté imposaient à la liberté certaines restrictions plus dures que l'état de fait qui résultait de la pratique du monopole. Dupanloup, qui publia une brochure contre le projet Salvandy, le reconnut assez franchement. Qu'attendait-on du ministre ? qu'il conciliât, dans un juste et convenable accord, les droits primitifs et inviolables des pères de famille, les droits de l'État, les droits de l'Église... Or, son projet anéantit toutes les libertés d'enseignement dont on jouissait sous le régime du monopole. Elles étaient rares, mais du moins était-on libre sous ce régime, dans les collèges de plein exercice, dans les simples institutions et pensions, d'avoir des maitres, des répétiteurs non bacheliers ; de n'avoir qu'un ou deux licenciés pour enseigner, et encore on n'y regardait pas de trop près.

Sous ce régime du monopole, on était libre, dans les établissements privés, de se servir, pour l'instruction classique, des livres élémentaires, des auteurs et des éditions qu'on croyait les meilleurs, les plus appropriés à l'esprit des enfants, au progrès de leur travail, à la marche générale de leurs études, aux méthodes particulières, aux améliorations successives que le zèle, l'intelligence, le dévouement pourraient essayer d'introduire, en dehors des habitudes et des traditions universitaires. En recevant la liberté que donne le nouveau projet, on cesse d'être libre à cet égard, puisque l'art. 16 déclare que les maitres particuliers ne peuvent faire usage que des livres revêtus de l'autorisation du ministre de l'Instruction publique.

Ramenez-nous aux carrières ! dirent les évêques. La gauche était aussi indignée et plus sincèrement inquiète. La commission de la Chambre se montra hostile, et, pas plus que celui de Villemain, le projet n'arriva à la discussion publique.

Le grand élan des catholiques se trouva momentanément ralenti par cet échec. La question de la liberté de l'enseignement passion-riait ceux qui voulaient en faire pour l'Église un puissant instrument de conquête, ou qui espéraient s'en servir pour restaurer sa domination. Mais ces croyants étaient en moins grand nombre peut-être qu'on ne l'avait cru. Le tapage qu'ils avaient mené, les indifférents ou les curieux qu'ils avaient un instant réunis, avaient fait illusion sur leur force. Le bon sens public ne pouvait juger tyrannique ni intolérable un monopole qui laissait vivre, en dehors des 52.000 élèves des collèges de l'État, les 43.000 élèves des institutions et pensions et les 20.000 élèves des petits séminaires.

Le public n'avait, en réalité, jugé important et intéressant dans le débat que la place qu'y occupaient les jésuites. Le gouvernement ne leur voulait pas de mal, mais il les trouvait gênants, Les projets de 1841 et 1844, qui interdisaient l'enseignement aux congrégations non autorisées, montraient sans doute une arrière-pensée hostile aux jésuites, et visaient spécialement à les écarter ; quand Thiers annonça l'intention d'interpeller le gouvernement sur la tolérance dont ils étaient l'objet, Guizot, peu désireux de voir se grouper contre les jésuites et aussi contre lui, s'il les défendait, la presque unanimité de la Chambre, s'occupa de s'en débarrasser diplomatiquement. Il laissa donc la Chambre voter qu'elle se reposait sur le gouvernement du soin de faire exécuter les lois de l'État, et négocia avec Rome. Ne vous y trompez pas, avait dit Louis-Philippe au nonce, je ne risquerai pas ma couronne pour les jésuites ; elle couvre de plus grands intérêts que les leurs. Votre Cour ne comprend rien à ce pays-ci, ni aux vrais moyens de servir la religion.

 Guizot chargea donc un professeur de droit, Rossi. pair de France, Italien d'origine, intelligent et délié, d'obtenir du Pape la dispersion des jésuites. La négociation fut laborieuse ; on croyait généralement qu'elle avait échoué quand le Moniteur annonça (6 juillet 1845) : La congrégation des jésuites cessera d'exister en France et, va se disperser d'elle-même ; ses maisons seront fermées et ses noviciats seront dissous. Rossi, ayant convaincu le pape que le gouvernement français serait dans l'obligation d'obéir à l'ordre du jour de la Chambre, avait en effet obtenu de lui que les jésuites se disperseraient spontanément. Mais ce ne fut qu'une dispersion partielle et lente ; ils fermèrent leurs maisons de Paris, Lyon, Avignon, les noviciats de Saint-Acheul et de Laval, sans quitter la France : Ils sont convaincus, écrivait Rossi à Guizot, que dans peu d'années ils seront les maîtres.... Ils croient que des millions d'hommes seraient prêts à faire pour eux en Europe ce qu'ont fait les Lucernois en Suisse.... La mort de Grégoire XVI (1er juin 1846) acheva de détourner les esprits des jésuites, et le silence se fit sur eux.

 

II. — LA COALITION DES PARTIS D'OPPOSITION AUTOUR DE LA RÉFORME ÉLECTORALE ET PARLEMENTAIRE.

AINSI le seul changement auquel le gouvernement s'était montré sympathique, la liberté de l'enseignement, n'avait pas abouti. Aucune des questions posées devant l'opinion n'était donc résolue. C'est pourquoi la réforme électorale et la réforme parlementaire, qui, prises en elles-mêmes, et en d'autres temps, auraient paru à beaucoup inutiles ou redoutables, semblèrent un moyen, et le seul, de briser l'obstination conservatrice d'un roi engourdi et d'une majorité corrompue.

 La question de l'extension du suffrage était ancienne. La loi du 19 avril 1831 donnait à la France 166.000 électeurs au moment de sa première application ; ce nombre s'accrut peu à peu jusqu'à 241.000 en 1847. Ils se répartissaient alors en 61 collèges de plus de 800 électeurs, 139 de 500 à 800, 87 de 400 à 500, 95 de 300 à 400, 77 au-dessous de 300. A peine né, ce régime avait été combattu. Dès 1831, on parla d'étendre le droit du suffrage à un plus grand nombre de citoyens, et même de le donner à tous. Les légitimistes, Berryer à la Chambre, Dreux-Brézé aux Pairs, proposèrent que tout Français âgé de 25 ans, inscrit depuis un an au rôle de la contribution foncière, fit partie des Assemblées primaires, qui auraient nommé les électeurs. Genoude dans la Gazette de France, Lamennais dans l'Avenir avaient soutenu les mêmes vues. On lisait peu l'Avenir, et, chez les rédacteurs de la Gazette, cette hardiesse était une manière de surenchère démocratique sans portée parce qu'elle semblait sans sincérité. Mais le suffrage universel figura aussi dans le programme de la Société des droits de l'homme, et les pamphlets républicains de Cormenin, de Claude Tillier réclamèrent un suffrage universel direct avec scrutin de liste, ainsi le député ne sera plus, disait Tillier, le chargé d'affaires de son arrondissement. Quand il va à la Chambre il n'a rien à y faire qu'à y bâiller ; mais, la séance finie, ses fonctions commencent ; il va de ministère en ministère solliciter pour ses électeurs.... Puis, des pétitions demandèrent à la Chambre l'extension du droit de suffrage ; l'une, en 1834, proposait vaguement l'adjonction des capacités et l'abaissement du cens ; la Chambre passa à l'ordre du jour sur un rapport d'Amilhau disant que c'était là l'équivalent du suffrage universel ; or, ajoutait-il, en appeler au suffrage universel, c'est rétrograder vers l'origine des sociétés humaines. Une autre, en 1835, eut le même sort : Bizarre coalition, dit le rapporteur, faisant allusion à l'entente des républicains et des légitimistes, que celle où... le bonnet phrygien est parsemé de fleurs de lys. La prépondérance politique appartient de droit à la classe qui assure le triomphe des intérêts généraux, la classe moyenne.

L'insurrection de 1839, les attentats répétés contre le Roi firent craindre à la bourgeoisie libérale que la classe populaire des villes ne fût entièrement acquise aux idées communistes. C'est pour essayer de la soustraire à leur prestige que certains des privilégiés prirent l'initiative d'une réforme électorale qui donnerait au peuple l'espoir d'une participation progressive au gouvernement. La réforme électorale apparut, non plus comme une exigence négligeable d'utopistes ou d'agitateurs, mais comme un moyen de ne pas briser tout lien entre le peuple et les classes supérieures. On espère, encore confusément, que la pratique de la démocratie aura pour effet d'empêcher la formation de partis de classe, de prévenir la lutte des classes, et de préparer par la nation tout entière à la fois le progrès politique et le progrès social. L'agitation pour la réforme organisée par la garde nationale en 1839-40 et l'élection de Ledru-Rollin en 1841 furent des manifestations de cette idée, qui entra ainsi à la Chambre au moment où s'y installait le pouvoir personnel, avec la corruption. Donner au peuple le droit d'élire des représentants, ce n'était pas seulement changer la majorité, c'était promettre que l'État, démocratiquement transformé, s'efforcerait d'abolir l'inégalité des conditions.

A vrai dire, dans le combat pour la réforme électorale qui s'engageait nul ne se préoccupa de justifier en raison l'extension du droit de suffrage. Était-ce un droit naturel, c'est-à-dire attaché à la qualité d'homme, connue Robespierre et Pétion l'avaient dit en 1789, ou une simple fonction publique à laquelle personne n'a droit et, que la société dispense ainsi que le lui prescrit son intérêt, comme l'avait pensé la majorité des Constituants ? nul ne se soucia de préciser, et cette absence d'une doctrine arrêtée diminua la force des assaillants. Le gouvernement n'usa jamais que d'un seul argument pour repousser la réforme ; c'est qu'on n'en démontrait pas la nécessité. Quand Ducos proposa eu 1842 que tous les inscrits de la liste du jury fussent électeurs, Guizot déclara la mesure inopportune : aucun fait grave et pressant ne la justifiait ; c'était une fantaisie ; l'électeur à 300 francs représente parfaitement l'électeur à 200 ou à 100 francs ; il le protège, il le couvre, il parle et agit naturellement pour lui, car il partage et défend les mêmes intérêts. Quels principes invoque-t-on ? Dans une société aristocratique, en face d'une aristocratie ancienne et puissante, c'est par le nombre que la démocratie se défend... il faut bien qu'à l'influence de grands seigneurs puissants et accrédités elle oppose son nombre et même son bruit. Nous n'avons plus à pourvoir à une telle nécessité.... Vous donneriez satisfaction... à ce prurit d'innovation qui nous travaille.... Nous avons une lâche très rude... ne vous chargez pas si facilement des fardeaux que le premier venu aura la fantaisie de mettre sur vos épaules.

Le plus éloquent des adversaires de Guizot et le plus enclin à envelopper ses idées d'un vêtement philosophique, Lamartine, ne sut pour défendre la proposition Ducos que retourner l'argument de Guizot ; alors que le ministre soutenait les avantages du statu quo, l'opposant parla de l'opportunité d'un changement : Je suis, dit-il, un obscur ouvrier de ce travail des nations et des siècles, qui consiste à déplacer les vieilles choses pour faire place aux nouvelles, pour introduire lentement, laborieusement, prudemment, quelques idées de plus dans la masse compacte et immobile des idées acceptées et des faits stationnaires. Il protestait, non pas contre le principe du suffrage restreint, censitaire, conditionné par la loi, niais contre les hommes qui se cramponnent, toujours immobiles et toujours tremblants, à quoi que ce soit.... On dirait, à les entendre, que le génie des hommes politiques ne consiste qu'en une seule chose, à se poser là sur une situation que le hasard ou une révolution leur a faite, et à y rester. La discussion n'aboutit pas. Il n'y avait en présence que des amis et des adversaires de Guizot. La réforme électorale était une question ministérielle.

Elle était aussi un moyen de faire la réforme parlementaire. Celle-ci avait pour objet de diminuer le nombre des fonctionnaires députés. De 1831 à 1839, elle fut proposée onze fois, et sept fois de 1841 à 1847. La Chambre de 1836 comprenait 206 membres fonctionnaires du gouvernement ou placés sous son influence (50 ministres, directeurs généraux, maires, 96 magistrats, 47 officiers, 13 agents de la cour ou de la diplomatie) contre 257 indépendants (55 avocats ou médecins, 45 industriels, banquiers, commerçants, 116 rentiers et propriétaires, 37 conseillers généraux). Celle de 1840, qui soutint successivement le ministère du 12 mai, celui de Thiers et celui de Guizot, comprenait 166 fonctionnaires. Il y en avait 149 (sur 459 députés) dans celle de 1842. Ce n'était pas là, pensait Guizot, un abus choquant. Quand Ganneron présenta une proposition de loi sur les incompatibilités, en même temps que Ducos demandait l'extension du droit de suffrage, Guizot la repoussa par les mêmes arguments. La mesure était inopportune, donc injustifiée[4].

 

Guizot et le Roi subissaient d'ailleurs les attaques de l'opposition avec une parfaite sérénité. Elles étaient vaines et inopérantes. La Charte n'était-elle pas respectée ? Le ministère n'avait-il pas la majorité ? Sans doute, Louis-Philippe après dix ans de patience et de ruses était arrivé à gouverner lui-même, par Guizot ; mais il n'avait pas commis la plus légère illégalité, il était donc irréprochable. Sa victoire même avait démesurément accru son insouciance. Ce roi qui avait échappé à dix assassins, qui avait brisé tant d'insurrections, qui même avait su domestiquer les vainqueurs de la Restauration, n'était pas loin de s'attribuer une manière d'infaillibilité politique. Les invectives des journaux français ne le troublaient pas ; il ne lisait plus que le Times. L'Europe l'admirait, la paix générale était son œuvre et sa gloire. Et c'est pourquoi il refusait de changer de méthode comme de changer de ministres : Vous voulez me priver de Guizot, disait-il un jour à Montalivet, qui ne lui cachait pas le danger que la politique et la personne de son ministre lui faisaient courir, vous voulez donc arracher ma langue de mon palais ? Une innovation, une concession quelconque, c'était la dissolution de la Chambre, les élections nécessaires, peut-être une majorité nouvelle, Thiers ou quelque homme de gauche arrivant au pouvoir, la reprise d'une politique belliqueuse non. Guizot était indispensable. Lui parti, le Roi n'aurait pu trouver un autre ministre n'exigeant pas la réforme (Montalivet).

Le Roi résista donc obstinément à tous les conseils ; il refusa de s'associer à aucune inquiétude, même à celles qu'on éprouvait dans sa famille. Les princes, Aumale et Joinville surtout, voyaient l'avenir très sombre et le disaient tout haut : il envoya l'un en Afrique et l'autre sur la flotte. La reine, bien qu'aveuglément confiante dans son mari, était pourtant émue des avertissements que les donneurs d'avis — nombreux, au dire de Montalivet, — ne lui ménageaient pas. Les maréchaux Gérard et Sébastiani, le chancelier Pasquier, assiégeaient la sœur du Roi, Madame Adélaïde, dont on savait l'influence sur son frère ; ils ébranlèrent auprès d'elle le crédit de Guizot, mais elle inclinait davantage à penser que le Roi avait raison contre tous. Montalivet, qui fut le témoin de ces démarches et qui vivait dans la familiarité du Roi, ne cachait pas non plus ses sentiments personnels : Guizot lui ayant offert la succession de Villemain, il lui fit répondre brutalement qu'il se considérerait comme le plus indigne et surtout le plus aveugle des hommes s'il devenait le collègue de M. Guizot, en fortifiant ainsi une influence qui lui semblait aujourd'hui aussi nuisible qu'elle avait pu être utile à de certains moments. Le salon de la duchesse d'Orléans, au Pavillon de Marsan, était le centre des inquiétudes les plus vives et même d'une certaine agitation. L'entourage de la duchesse souhaitait sans réserve l'abdication du Roi. Louis-Philippe tint la duchesse à l'écart, il la recevait peu et la faisait surveiller.

Ce qu'on sentait confusément à la cour vers 1846, c'est le danger que faisait courir au Roi l'impopularité d'un ministre et d'un système, c'était la désaffection. Mais on n'y pouvait mesurer la distance chaque jour grandissante qui séparait les Français de leur Roi : on n'y voyait pas toute la France devenue par sa vie morale et politique étrangère à son gouvernement, universellement indifférente à la monarchie et à son avenir, chaque jour plus irritée contre ses actes et contre ses représentants.

 

V. — LA POLITIQUE ET LES CONDITIONS DE LA VIE INTELLECTUELLE.

L'EXAMEN de la vie publique — dans l'ordre politique aussi bien que dans l'ordre économique — a fait apparaître à quel point il est difficile, à mesure qu'on avance dans le siècle, de faire un départ rigoureux entre les diverses catégories de manifestations intellectuelles. L'action réciproque des grands courants de pensée et d'activité est de plus en plus forte ; les hommes eux-mêmes se classent mal, sauf quelques cas extrêmes. Aussi les conditions de la production littéraire ou artistique sont-elles plus étroitement liées que jamais aux circonstances nées des événements politiques et du progrès matériel.

Parmi les traits essentiels et qui frappent, il faut retenir le mélange chaque jour plus apparent de la littérature (et même parfois de l'art) et de la politique. Ce mélange existe depuis que la nation participe à la vie publique, et la biographie d'un Chateaubriand — pour ne prendre que le nom le plus illustre — en est un exemple très clair ; mais il est plus intime, plus fréquent depuis 1830. Il devient normal que les lettres soient représentées au Parlement et la politique à l'Institut. C'est que par le livre, par l'article, l'écrivain conquiert la puissance, et que le politicien, dans la pratique familière de la science ou des lettres, cherche la gloire. Un député, un pair, un ministre aspirent à s'asseoir dans un fauteuil académique, à côté d'un philosophe, ou d'un romancier, ou d'un poète, un savant, un homme de lettres seraient fiers de gouverner leurs contemporains, ou au moins de leur donner des lois. Thiers a autant l'ambition d'entrer à l'Académie française que Victor Hugo celle d'entrer à la Chambre des pairs ; un discours politique donne à Montalembert la gloire littéraire, et, quand Victor Hugo apprend l'interdiction du Roi s'amuse, il dit : Je commence ma vie politique.

Ce trait de physionomie sociale est particulier à la France. Un Anglais, Bulwer, qui voyage en France dans les premières années de la monarchie de juillet, remarque qu'on ne voit ailleurs rien de pareil : ni en Amérique, où il n'y a, dit-il, point d'adoration pour les arts, où la vanité de la richesse, si naturelle chez un peuple qui doit tout au commerce et à l'industrie, l'emporte sur les pensées plus sublimes et sur les travaux plus nobles de la littérature ; ni en Allemagne, où un de devant votre nom est une nécessité sociale, où il y a des gens bien nés, des nobles et des très nobles ; ni en Angleterre, où la politique est la seule passion des hommes et la mode la seule idole des femmes, où l'on est bien plus excusable d'être un sot que de demeurer dans un vilain quartier, où l'on est plus populaire pour avoir voté coutre l'impôt des portes et fenêtres que pour avoir écrit le plus beau traité de législation. C'est que, en France, ce trait n'est que la manifestation immédiatement sensible de faits plus profonds qui révèlent à quel point la vie publique conditionne le mouvement intellectuel.

L'extension du suffrage qui diminue l'inégalité politique, la division de la propriété qui diminue l'inégalité des conditions, le progrès des communications, une certaine familiarité d'humeur et de relations que la Révolution a créée et que le développement des grandes fortunes n'a pas encore fait disparaître, ont fondé et chaque jour accroissent la démocratie des lecteurs. C'est à cette démocratie que les écrivains s'adressent, car elle seule confère la gloire et le succès : un succès sans précédent jusque-là, une gloire plus retentissante, plus populaire que celle des armes. On voit dans ce temps-là des historiens se faire tribuns, au lieu de rester, selon l'ancienne formule, des moralistes de salon ou des savants d'académie ; on voit des romanciers qui prophétisent au lieu de conter, des poètes qui prêchent au lieu de chanter. Le verbe passionné, oratoire, coloré, ou solennellement apostolique, apocalyptique même, remplace la distinction compassée, académique, doctrinaire, de l'âge précédent. A défaut de minutieuses comparaisons qui seraient ici oiseuses, ne suffit-il pas de mettre en parallèle les noms d'un Royer-Collard, d'un Benjamin Constant et ceux d'un Michelet, d'un Quinet ?

Mais la production de l'œuvre littéraire et son succès deviennent dans ces conditions coûteux et compliqués ; une littérature qui cherche les applaudissements, qui veut s'adresser à la foule, devient une affaire, et peut devenir parfois une bonne affaire. Elle comportera donc désormais une organisation mercantile, nouveauté scandaleuse contre laquelle s'élève Sainte-Beuve en 1839, dans son célèbre article sur la littérature industrielle. Il va de soi que l'organe le mieux adapté pour la production littéraire et, pour la publicité, le journal, est touché le premier par les besoins nouveaux. C'est un grand événement, et dont s'émeut l'opinion, que la transformation des journaux. Depuis qu'Émile de Girardin a fondé la Presse (1836), dont l'abonnement ne coûte que 40 francs, le vieux journal à 80 francs, à clientèle peu nombreuse, fixe, politiquement et socialement homogène, bat en retraite : les Débats, qui avaient eu 25.000 abonnés sous l'Empire, 13.000 sous la Restauration, tombent à 9.000 ; le Constitutionnel, qui en avait 22.000 en 1830, 6.000 en 1837, n'en a plus que 3.720 en 1840 ; cependant que la Presse, toute moderne, sans grande dignité morale ni élévation de pensée, mais libérée de tout esprit de classe, défend hardiment les nouveautés qui effraient, montre à une monarchie — qui ne sait pas comprendre — les chemins de l'évolution pacifique et lui donne l'exemple de la liberté d'allures. L'Époque (en 1845) a la prétention de faire mieux encore, de donner à ses clients non seulement un journal politique, mais le journal spécial de leur profession ; à l'avocat, le journal des tribunaux ; au négociant, le journal du commerce ; au militaire, le journal de l'armée ; au professeur, le journal de l'instruction publique, etc. C'est un cabinet de lecture à domicile.

Dès lors, quel changement dans les journaux et dans les journalistes ! Les abonnés croissent en nombre sans doute : en 1835, les  journaux de Paris avaient 70.000 abonnés ; en 1846, 200.000 ; il y a  42 millions de feuilles timbrées en 1836, 80 millions en 1846. Mais les frais sont énormes. Des journaux comme le Siècle, en 1845, versent à l'État 641.443 francs pour le timbre, et 335.242 francs de frais de poste. Il faut couvrir ces frais par l'annonce et la réclame. Le journal devient une vaste maison de commerce qui prélève sur les produits, — ceux de la pensée comme ceux de l'industrie, — un impôt de publicité, de cette publicité dont ces produits ont besoin pour parvenir à la foule des lecteurs. Du coup, le prix du livre annoncé est grevé de ces frais et s'accroit en conséquence. Et l'annonce payée tend naturellement à évincer la critique désintéressée. Ainsi, la moralité commerciale envahit le domaine de l'art.

Une classe d'hommes se forme qui est obligée de vivre en écrivant, ce qui est un scandale pour beaucoup ; Louis Blanc s'en indigne : Rousseau, dit-il, copiait de la musique pour vivre et faisait des livres pour instruire les hommes. Telle doit être l'existence de tout homme de lettres digne de ce nom. S'il est riche, qu'il s'adonne tout entier au culte de la pensée, il le peut. S'il est pauvre, qu'il sache combiner avec ses travaux littéraires l'exercice d'une profession qui subvienne à ses besoins. Mais les choses ne se passent pas de cette manière. Tous ceux que leur médiocre fortune éloigne de la pratique politique, qui ne peuvent pas être députés, vont au journalisme ; toutes les énergies, tous les talents se rencontrent là ; c'est là qu'il s trouvent, avec l'influence immense sur l'opinion, la gloire, la puissance, et aussi l'argent. S'ils cherchent ailleurs, au théâtre par exemple, les mêmes réussites, ils les obtiennent par les mêmes procédés. Les fournisseurs dramatiques les plus goûtés reçoivent pour leurs pièces, avant même qu'elles soient mises en répétition, une prime qui est comme les arrhes du marché. Le roman est lui aussi pris par l'engrenage commercial ; le journalisme se l'annexe. On le publie dans des revues, la Revue de Paris, la Revue des Deux Mondes, puis dans le journal : il devient le roman-feuilleton.

C'est la plus retentissante des révolutions dans les conditions de la production littéraire. Le roman-feuilleton est à l'origine une manière d'attirer le lecteur, de l'amuser, de retenir sa fidélité en entretenant sa curiosité. Le Siècle l'inaugura ; les romans d'Alexandre Dumas lui valurent la foule des abonnés, tout un monde nouveau de lecteurs où le journal n'avait pas encore pénétré. Grâce à eux, le Siècle devint pour le peuple ce que le Constitutionnel avait été pour les bourgeois. Et l'on vit les vieux journaux à doctrines l'imiter. Les Mémoires du diable, de Frédéric Soulié, passionnèrent pendant deux ans (1837-38) les lecteurs des Débats. Eugène Sue publia dans le même journal les Mystères de Paris qui, en librairie, remplirent six volumes ; il rendit momentanément une clientèle au Constitutionnel, qui paya 100.000 francs le Juif-Errant (1844-45) ; Véron, du Constitutionnel, et Girardin, de la Presse, s'attachèrent Alexandre Dumas pendant cinq ans, pour la fourniture de 18 volumes par an, avec un salaire annuel de 63.000 francs.

C'est encore au journal quotidien que doit sa naissance une forme littéraire nouvelle, faite pour lui, la chronique parisienne, accessoire nécessaire pour toute feuille qui veut être lue : Jules Janin y étincelle, et aussi Mme de Girardin, qui signe vicomte de Launay dans le journal de son mari, et le musicien Berlioz qui rédige les soirées dramatiques des Débats. Ainsi naît toute une littérature, éphémère, brillante, faite pour amuser un moment un public qui la demande, qui l'exige à son goût, à sa portée. Et dans ce tumulte à la fois industriel et littéraire, le journaliste et l'homme de lettres s'unissent, pour défendre leurs intérêts, et fondent, en 1838, une association, la Société des gens de lettres, faite pour aider au placement et pourvoir au bon rendement de leurs produits.

 

Mêlée à la politique et aux affaires, la vie intellectuelle s'accommode de ces conditions nouvelles. L'art et les lettres, qui sont l'expression de la société, suivent la courbe qu'elle a décrite. Chez les écrivains, comme chez les politiciens, à l'explosion de révolte qui a marqué le romantisme d'après juillet, a succédé un apaisement. La fougue se discipline, et la maladie du siècle n'est plus que le mal de quelques-uns, qui s'en confessent et qui s'en délivrent. C'est quelque chose comme le testament du romantisme sentimental, que cette Confession d'un enfant du siècle (1836), où Musset décrit le mal de la génération arrivée à l'âge d'homme après l'Empire, et lui fait ses adieux. Le romantisme, plus que Musset lui-même, semble profiter des conseils que lui donne alors Sainte-Beuve : A cet âge de sève restante et de jeunesse retrouvée, ce serait puissance et génie d'ensevelir à propos sa douleur et d'imiter, poète, la nature tant aimée, qui recommence ses printemps sur des ruines et qui revêt chaque année les tombeaux.

S'il faut voir une persistance de la tradition romanesque et mélodramatique chez un Frédéric Soulié, un Alexandre Dumas, un Eugène Sue, et parfois dans l'œuvre même d'un Balzac, — de la protestation byronienne de l'individu dans les premiers romans de George Sand, dans Volupté de Sainte-Beuve, et mène dans Jocelyn (1833), dans Chatterton (1833) et dans Kean (1836), le goût de la mesure renaît vers 1840. Sans tirer argument plus qu'il ne convient de la chute des Burgraves en 1813 et du succès de Lucrèce, ni de l'apparition de Rachel (1838), après les grands acteurs romantiques (Frédérik Lemaitre, Mlle George, Bocage, Mine Dorval), il faut pourtant signaler que le type byronien est tourné en ridicule. Gautier le bannit de la littérature avec une évidente satisfaction (préface des Jeune-France, 1833) :

Avant-hier, je me suis grisé d'une manière tout à fait byronienne ; j'en ai encore mal à la tête ; de plus, j'ai fait acquisition d'une mignonne petite dague en acier de Toscane, pas plus longue qu'un aiguillon de guêpe, avec quoi je trouerai tout doucettement votre peau blanchette, ma belle dame, dans les accès de jalousie italienne que j'aurai quand vous serez ma maitresse.... Comme je suis naturellement olivâtre et fort pâle, les dames nie trouvent d'un satanique et d'un désillusionné adorable ; les petites tilles se disent entre elles que je dois avoir beaucoup souffert du cœur... je suis décidé à exploiter cette bonne opinion qu'on a de moi.... J'ai fait emplette de quelques rames de papier à lettres azuré... pour répondre aux billets doux qu'on m'écrira. Je n'ai pas oublié une échelle de soie : l'échelle de soie est de première importance, car je n'entrerai plus maintenant dans les maisons que par les fenêtres.

La vogue de Balzac, qui commence avec la Physiologie du Mariage et la Peau de chagrin (1831), n'est pas à coup sûr due à la persistance du romantisme des sentiments et du lyrisme, mais à un désir nouveau du public, le goût de la peinture exacte des mœurs et des tempéraments de toute la société, de toutes les classes et de toutes les espèces sociales, de Paris et de province, de la ville et de la campagne.

C'est bien chose nouvelle que ce désir de vérité dans l'observation extérieure. Il est si fort que le public va jusqu'à en goûter la caricature ; le succès d'un Scribe, de ses personnages cossus, satisfaits, sympathiques, de ses industriels, commerçants ou notaires, tous si loin d'Antony, de Chatterton, d'Hernani, montre à quel point le bon sens et le terre à terre ont reconquis le bourgeois français, un instant étourdi par le tapage révolutionnaire de la jeunesse. Si ce goût de la réalité est né — comme on peut le croire — de la passion romantique pour le pittoresque et la couleur locale, à cette heure il en dépasse singulièrement les formules.

La curiosité devient psychologique, morale, s'attache aux réalités de la vie intérieure, et le goût de la recherche historique s'en accroît. Après avoir aimé le moyen âge pour ses donjons et ses tourelles, ses cathédrales et ses armures, on l'étudie dans sa vie politique et intellectuelle. Le romantisme, en libérant l'esprit français, a rendu possible la vue historique et critique sur le passé, depuis l'étude des monuments de l'art du moyen âge et de l'art antique, inaugurée par la Commission des monuments historiques (1837), par la fondation de l'École d'Athènes (1847), jusqu'aux études critiques sur la littérature et la langue. Raynouard et le Sainte-Beuve du Tableau de la poésie française au XVIe siècle ont fait école : Fauriel (L'origine de l'épopée du moyen âge, 1833, Histoire de la poésie provençale, 1846), J.-J. Ampère (Histoire de la littérature française avant le XIIe siècle, 1839-40 ; Histoire de la littérature française au moyen âge, 1841), Ozanam (Dante et la poésie catholique au XIIIe siècle, 1839), J.-V. Leclerc, qui entreprend de continuer l'Histoire littéraire de la France commencée par les Bénédictins, renouent la tradition des érudits du XVIIIe siècle. L'étude des littératures étrangères se poursuit ; c'est l'âge des traducteurs infatigables. Les dialectes populaires, la poésie locale sont également étudiés. Enfin, dans le rationalisme français, s'insinue la notion allemande du devenir historique. Michelet, Quinet se réclament de Herder. A séparer par une abstraction de notre esprit les différentes manifestations du passé, on risque de perdre le sentiment de la vie, de la réalité complexe et organique. C'est pourquoi l'histoire devient une résurrection. La vision extérieure, un peu puérile, des choses, qui caractérisait le romantisme, a conduit à la perception claire des différences créées par la race, par le moment, par les données de la nature et du milieu, par les circonstances et par l'évolution, c'est-à-dire à la science du passé.

C'est encore une déviation du romantisme que l'influence exercée — cette fois sans conteste — sur les littérateurs par les doctrines de réformation sociale. La génération de 1830 formule cette idée que la littérature importe à la société, qu'elle doit non seulement plaire en décrivant ou en exprimant la beauté des choses ou de l'âme, mais conduire les hommes dans les voies du progrès. Aussi est-ce autre chose qu'un lyrisme individualiste et révolté qui inspire George Sand après les Lettres d'un voyageur (1834). Et n'est-ce pas aussi le temps des poètes ouvriers, du Saint-simonien Vinçard, de Savinien Lapointe, d'Hégésippe Moreau et de Pierre Dupont ?

Dans l'abondance diverse, désordonnée, de cette production, nul groupe, nulle école constituée, nulle grande influence dominante. C'est la dispersion dans la variété des talents libérés. Cette anarchie de la littérature fait souhaiter à Sainte-Beuve la création d'une union conservatrice, qui rallierait à la Revue des Deux Mondes et réunirait autour d'elle les talents distingués, formant barrière à l'industrialisme littéraire. Ce serait, sinon le cénacle de sa jeunesse, du moins un cercle de gens rassis, une assemblée de notables, quelque chose comme la rédaction littéraire de l'ancien Globe, qui offrirait aux survivants du romantisme, du lyrisme, de l'humanitarisme, ces maladies de jeunesse, un foyer paisible, des succès honorables, la sérénité reconquise et la vieillesse assurée : Ce n'est plus certes le navire Argo qui peut voguer d'une proue magique à la conquête de la toison d'or ; mais, de toutes ces nefs restantes, de tous ces débris d'espérances littéraires et de naufrages, n'y aurait-il pas à refaire encore une noble escadre, un grand radeau ? Sainte-Beuve n'y réussit pas ; on ne l'écouta guère. La littérature bourgeoise et juste-milieu ne conquit pas la situation qu'il rêvait pour elle ; l'esprit d'anarchie continua de souffler, et les petites Revues, des Guêpes d'Alphonse Karr à la Revue parisienne de Balzac, en passant par le Courrier de la ville, les Papillons noirs, Hic, hæc, hoc, etc., continuèrent de pulluler, éphémères il est vrai, mais toujours renaissantes. Et les journaux continuèrent d'être le centre de la vie intellectuelle, groupant les financiers et les parlementaires, et même les académiciens.

Aux Débats, chez Bertin, se réunissent l'élite des parlementaires, l'Institut, la Finance ; à la Presse, chez Delphine Gay (Mme de Girardin), fréquentent Hugo, Lamartine, Gautier, Soulié. Quelques hommes de lettres rivalisent d'hospitalité avec les journalistes ; les réceptions luxueuses d'un Lamartine, d'un Eugène Sue sont un moment célèbres ; mais on ne tient pas de propos littéraires chez ces littérateurs ; on s'y groupe suivant ses préférences politiques ; les deux sociétés, l'ancienne noblesse et l'aristocratie bourgeoise, qui ont rompu depuis 1815, restent séparées jusqu'en 1848. Elles ne se ressemblent que par le costume, incommode et laid, juste-milieu, que Paris impose d'ailleurs au monde entier. La nouveauté, dans cette vie mondaine, c'est la place que commencent à y occuper des étrangers : Mme de Lieven, cette Russe qui émigra de Londres à Paris vers 1835 et qui y fut l'amie célèbre de Guizot, est naturellement doctrinaire ; la princesse Belgiojoso, Milanaise qui n'a pas pu supporter la domination autrichienne, laisse à ses amis — au premier rang desquels sont Mignet et Augustin Thierry — une plus grande liberté de ton et manifeste un goût très vif pour la gauche. La politique loge et héberge la littérature.

Les artistes ont, eux aussi, atténué, discipliné leur fougue romantique. L'effort libérateur une fois accompli, ils n'ont plus que faire des outrances et des couleurs provocantes ; de même, dans les sujets, est levé l'interdit qui pesait sur l'antiquité. C'est Delacroix qui écrit en 1830 à un ami : Je vous applaudis bien d'aimer l'antiquité ; c'est la source de tout, et qui, après la Barricade (1831), peint une Médée (1838), une Cléopâtre (1839), un Trajan (1840), un Marc-Aurèle (1845). Sans doute, il ne comprend pas, il ne traite pas ces sujets à la façon dont David faisait des Sabins et des Horaces ; il entend l'antique comme Shakespeare, disait justement de lui Th. Gautier. Mais c'est l'indice — chez le plus fougueux et le plus grand des romantiques — d'un retour à l'équilibre de santé qui succède à la fièvre. En peinture comme en littérature, c'est la fin du mal du siècle. Il ne reste (lu romantisme que la liberté définitivement acquise dans le choix des sujets et le droit à la recherche personnelle dans les émotions esthétiques. La conquête d'un nouveau domaine, l'Orient (avec Decamps), est pour les peintres une date d'importance. L'Orient, dit M. Rocheblave, mettait nos artistes en face d'une société barbare, niais vivante, dont l'imprévu déroutait toute esthétique, et qui provoquait chez eux le jeu purement artistique de leurs facultés. En débarquant, ils laissent dans la felouque le bagage oiseux d'académicien qui les chargeait. Le paysage, traité souvent jusqu'ici comme un accessoire, devient un sujet principal. — La sculpture, plus longue à s'affranchir des traditions, publie en quelque sorte son manifeste dans le fronton du Panthéon de David d'Angers (1837) qui marque l'entrée du vêtement moderne dans la statuaire, et Rude donne à la fois la mesure et peut-être la limite (au moins pour un temps) des audaces possibles dans sa Marseillaise de l'Arc de l'Étoile (1836). — Si les architectes montrent une intelligence de Fart du moyen âge qui se traduit par les restaurations célèbres d'un Lassus, d'un Viollet-le-Duc, ils savent aussi, dans le même temps, prouver leur désir d'affranchir la construction de ses règles traditionnelles et obligatoires, non par des supercheries et des dissimulations, mais par l'emploi audacieux de matériaux nouveaux : la Bibliothèque Sainte-Geneviève de Labrouste (1843-1849) est une création sans précédent. — De même, en musique, Hérold, Auber, Meyerbeer (les Huguenots sont de 1836) reprennent une tradition italianisante et juste-milieu, au moment où le poème symphonique — chose nouvelle — naît avec Berlioz et Félicien David.

 

La production scientifique se distingue nettement des autres formes de l'activité intellectuelle ; son évolution est de plus en plus indépendante et originale. Car la science cesse tout à fait d'être accessible aux gens du monde. Il y faut une initiation difficile. Aussi la grande affaire est-elle l'organisation du travail scientifique ; il devient international. Il est impossible d'étudier l'effort français en le séparant de l'anglais et de l'allemand. Même dans les applications pratiques, la part des efforts individuels ou nationaux est parfois indiscernable. C'est le pays le mieux organisé pour le travail qui produira les résultats les plus utiles ; l'état politique ou social de ce pays favorisera sans doute plus ou moins cette organisation, et contribuera ainsi à lui faire une part plus ou moins grande ; mais il n'y a plus de rapport direct entre l'évolution générale et le progrès scientifique. Sans doute, il serait puéril de nier que tous les grands progrès en physique et en chimie sont directement provoqués par les exigences de la grande industrie, mais c'est là un fait international : il n'y a pas de solidarité — du moins qui apparaisse clairement entre le mouvement scientifique d'un pays et ses autres mouvements d'idées. On ne voit pas, par exemple, que l'invention de la chimie organique par J.-B. Dumas, en opposition avec la doctrine de Lavoisier reprise par Berzélius, se rattache en quelque manière que ce soit à l'état de la société française après la Révolution de juillet.

Toutefois, si la recherche, si la découverte scientifique semblent se produire suivant des lois d'évolution et d'apparition désormais sans lien étroit avec l'évolution générale d'une nation et se rapporter à une série internationale et indépendante, il reste à formuler la synthèse de tous ces efforts dispersés. La conscience du but à atteindre, la place que la recherche scientifique Lient dans le monde des idées, ses limites, toute cette étude est du domaine de la philosophie générale et se rattache à l'ensemble des mouvements de la pensée. La recherche scientifique a beau se libérer des conditions traditionnelles du travail intellectuel, l'idée qu'on se fait de la science reste sous leur dépendance. C'est pourquoi il est à propos de constater que c'est à cette date, et chez les Français, que commence à se manifester la foi en la science, la religion de la science, le besoin d'unité scientifique et d'intelligence totale.

Le petit Breton Ernest Renan, qui, en 1847, s'enfuit de Saint-Sulpice parce qu'il crut s'apercevoir qu'une partie de ce que ses maîtres lui avaient dit n'était peut-être pas tout à fait vrai, substitua à sa croyance catholique perdue une foi frénétique en la raison humaine. Le rêve qu'il confia en 1848 au manuscrit de l'Avenir de la science (publié seulement en 1890) reste un témoignage précieux de cet enthousiasme juvénile la science renferme l'avenir de l'humanité ; elle seule peut lui dire le mot de sa destinée ; un jour viendra où la raison éclairée par l'expérience conduira le monde non plus au hasard, mais avec la vue claire du but à atteindre ; organiser scientifiquement l'humanité, tel est le dernier mot de la science moderne.... Ces pensées et tant d'autres analogues traduisent la certitude que la science n'est pas seulement appelée à accroître l'empire de l'homme sur la nature, mais encore à lui fournir une règle de conduite publique et privée, une morale et une politique. Au nom du ciel, s'écrie Renan, accordez-moi que la science seule peut fournir à l'homme les vérités vitales, sans lesquelles la vie ne serait pas supportable, ni la société possible. Aucun mystère des choses ni de l'âme ne doit échapper à l'investigation de la raison ; Dieu, l'homme, l'univers, voilà son objet. C'est par cette conception nouvelle, qui trouve alors (1847) dans le Cours de philosophie positive d'Auguste Comte son expression systématique, c'est sous cette forme et par ce détour, que. au même titre que la littérature et l'art, la science se prépare à exercer une influence sur la société politique. Mais la génération suivante seulement la subira : c'est un philosophe de la science qui l'aura faite positiviste en politique et en littérature.

 

 

 



[1] Les principaux articles de Veuillot entre 1842 et 1844 ont été reproduits dans Mélanges religieux, historiques, politiques et littéraires, t. II, 1857.

[2] Auteur présumé du Monopole universitaire cité plus haut, qui est en réalité du jésuite Nicolas Deschamps.

[3] C'était l'auteur d'un livre anonyme qui fit grand bruit en 1840 : Exposé des vrais principes sur l'instruction publique, primaire et secondaire, considérée dans ses rapports avec la religion, Liège, 1840.

[4] L'unique réforme parlementaire réalisée fut celle du scrutin à la Chambre : il cessa d'être secret en 1845.