HISTOIRE DE FRANCE CONTEMPORAINE

 

LIVRE III. — LA VIE ÉCONOMIQUE.

CHAPITRE III. — LE COMMERCE INTÉRIEUR ET LES VOIES DE COMMUNICATION.

 

 

I. — L'AMÉLIORATION DU VIEIL OUTILLAGE.

L'INSUFFISANCE de l'outillage n'est pas moins évidente dans le trafic intérieur. La protection douanière l'accable. Pourtant, on a fait pour l'améliorer un grand effort, supérieur à celui de tous les régimes précédents.

1538 millions ont été dépensés par l'État en travaux publics de 1830 à 1837. L'emprunt en a fourni 984 ; le reste provient d'un fonds spécial (créé en 1837), alimenté par les excédents de recettes et par les prélèvements sur la caisse d'amortissement. A ces crédits se sont ajoutés les crédits que les communes affectèrent, de 1836 à 1848, aux chemins vicinaux, soit 540 millions ; enfin et surtout l'apport des capitaux privés aux grandes entreprises de chemins de fer. L'opinion générale, autant que les pouvoirs publics, furent en ce temps, surtout à partir de 1840, entraînés par un goût plus passionné vers les problèmes relatifs à la circulation des richesses. Le perfectionnement des vieux modes de communications, la création de procédés nouveaux furent parallèlement étudiés et réalisés.

Il y avait à la fin de la Restauration 34.000 kilomètres de routes royales, dont 16.000 en bon état, 18.000 à réparer ou à terminer. La situation s'améliora lentement jusqu'en 1837. A cette date, sur 34.512 kilomètres, 24.717 étaient entretenus (3.154 pavés, 21.583 empierrés), 9 795 étaient à réparer, à rectifier, ou en lacune. Les routes départementales avaient en 1830 une longueur de 36.578 kilomètres, dont 22.228 étaient entretenus, 5.214 étaient à réparer, 9.136 à terminer. On comptait enfin 770.000 kilomètres de chemins vicinaux.

La création du fonds spécial des travaux publics, la loi donnant aux communes l'entretien des chemins vicinaux, la loi créant les Conseils généraux élus (1833), permirent (les progrès plus rapides. 55 millions 1/2 étaient nécessaires pour la réparation, 79 pour les lacunes des routes royales. Un plan d'ensemble fait en 1837 répartit ces crédits sur les années suivantes. On décida de percevoir un péage sur les rampes rectifiées dont la construction et l'entretien seraient donnés à des compagnies privées. Le résultat de ce grand travail fut appréciable. En 1847, le réseau des routes royales est achevé à peu près ; 35 400 kilomètres sont livrés à la circulation. Le crédit d'entretien des routes s'est accru entre 1830 et 1848 de 100 millions. Le réseau des routes départementales, environ 40.000 kilomètres, également terminé, est, pour plus de moitié, en excellent état d'entretien. Sur les 770.000 kilomètres de chemins vicinaux, 60.000 sont transformés en chemins de grande communication, dont la viabilité est convenable.

On dépense de 1831 à 1847, 317 millions pour les canaux el 82 millions pour les rivières. En 1833, 44 millions avaient été votés pour l'achèvement des canaux commencés en 1821 et 1822. On y ajouta 10 millions dans le grand programme de 1837 ; en même temps, 61 millions furent prévus pour l'aménagement de quelques cours d'eau, Ain, Meuse, Marne, Seine, Yonne, Charente, Dordogne, Tarn, Lot, Vilaine, Saône, Aisne ; en 1838, 45 millions furent affectés à la création d'un canal de la Marne au Rhin, 40 au canal latéral de la Garonne entre Toulouse et Castets avec embranchement sur Montauban. Les résultats furent importants. Le canal du Rhône au Rhin, commencé en 1785, repris en 1822, fut enfin achevé. Le 3 octobre 1839, le premier bateau, parti de Besançon avec un chargement de 80 tonnes, arriva à Strasbourg. En 1833, un service régulier de bateaux à vapeur fonctionna entre Mulhouse et Lyon, par le canal, le Doubs et la Saône. On déchargea à Mulhouse 175 bateaux en 1833, 2.055 en 1846. Le trajet durait de 12 à 15 jours. Le même canal, en rejoignant le canal de Bourgogne, l'Yonne et la Seine, assura les communications entre Mulhouse et Paris. Le canal de l'Aisne à la Marne fut achevé. On évaluait à 8 255 kilomètres la longueur des rivières navigables et à 3 700 celle des canaux.

 

II — L'OUTILLAGE NOUVEAU : CHEMINS DE FER.

LA réforme des voies de communication, commencée vers 1828 J  avec l'établissement des premiers chemins de fer, fut continuée sous la monarchie de juillet.

La révolution que les voies ferrées apportaient au monde fut célébrée par l'esprit prophétique d'utopistes comme les Saint-simoniens, mais elle émut peu le public, les politiciens et les savants. On se mit très lentement à l'œuvre, on hésita longtemps sur le plan géographique, sur le choix des moyens, sur le rôle de l'État ; la réalisation fut embarrassée et pénible. Après les premiers essais du temps (le la Restauration, douze années se passèrent (1830 à 1842) où l'on ne construisit guère que des lignes d'intérêt local. En 1836, il n'y avait encore en France que 270 kilomètres de chemins de fer : ceux de Lyon à Saint-Étienne, de Saint-Étienne à Andrézieux, d'Andrézieux à Roanne, de Montpellier à Cette, d'Épinac au canal de Bourgogne ; celui d'Alais à Nîmes était en construction. C'étaient des entreprises privées, créées pour relier des centres houillers et industriels à des voies navigables. L'une de ces lignes (Épinas au canal de Bourgogne) ne touchait aucune ville. Les chemins de fer n'étaient pas encore faits à l'intention des voyageurs qui, sauf de Lyon à Saint-Étienne et de Montpellier à Cette, n'en usaient guère.

Pourtant l'idée d'un grand réseau avait déjà été formulée. L'administration des travaux publies avait en 1833-35 étudié le projet de cinq lignes partant de Paris pour aboutir à Lille, le Havre, Strasbourg, Lyon. Bordeaux. Mais le gouvernement n'y avait pas donné suite, et c'était encore l'industrie privée qui avait de 1835 à 1837, créé le chemin de Paris à Saint-Germain, et celui de Paris à Versailles. En 1837, un autre grand projet, présenté cette fois par le gouvernement (Molé), prévoyait sept ligues de Paris au Havre, à Nantes, à Bordeaux et Bayonne, à Toulouse, à Lille, à Strasbourg, à Marseille, et deux autres lignes de Marseille à Bordeaux, et de Marseille à Bâle, soit 1.400 kilomètres ; il échoua devant la Chambre (février 1838). Une énorme majorité se rangea à l'avis du président du Conseil Thiers et du rapporteur de la Commission ; tous deux traiteront fort légèrement le problème des communications par voie ferrée. Ils n'en attendaient, certes, aucune révolution, ni économique, ni morale dans le monde.

Comme on demandait au premier de proposer un abaissement des tarifs sur le fer en barre pour hâter la construction des lignes et en diminuer le prix. il répondit : Pour mon compte, si l'on venait m'assurer qu'on ferait cinq lieues de chemins de fer par année, je me tiendrais pour fort heureux... mais j'irai plus loin : je vais supposer dix lieues de chemins de fer par an. Eh bien, dix lieues, cela exige cinq millions de kilogrammes ; or, je vous le demande, lorsque vous faites par an dans ce pays 177 millions de kilogrammes de fer, serait-il bien difficile de faire cinq millions de plus, c'est-à-dire d'ajouter 5 millions aux 177 millions que vous produisez ? L'industrie des chemins de fer n'était donc pas, aux yeux de Thiers, une nouveauté assez importante pour justifier une modification du régime douanier. Arago était d'avis d'attendre les résultats des constructions entreprises à l'étranger. Il croyait que le transport des soldats en wagon les efféminerait, et il avait en 1836 déclaré que le tunnel de Saint-Cloud projeté pour la ligne de Versailles donnerait aux voyageurs des fluxions de poitrine, des pleurésies, des catarrhes. Il ajoutait que la diminution des frais de transit pour les marchandises étrangères empruntant le territoire français (ce transit tomberait, disait-il, de 2.803.000 francs à 1.051.000 francs) ferait perdre au pays les deux tiers de la dépense totale occasionnée par le mode de transport actuel. Ce serait près de deux millions que le commerce de nos voisins laisserait de moins sur les routes de France. Ce serait deux millions de capitaux étrangers qui se trouveraient enlevés annuellement aux commissionnaires, rouliers, aubergistes, marchands de chevaux, charrons, etc. — Le meilleur défenseur du projet, Jaubert, était lui-même fort sceptique : J'ai toujours déclaré, dit-il, que les canaux, les rivières et les routes constituaient le nécessaire, taudis que les chemins de fer ne pouvaient être considérés que comme un luxe, comme le beau luxe d'une civilisation avancée. On se contenta de céder à des sociétés privées les lignes de Paris à Orléans, de Paris à Rouen, et de Strasbourg à Bâle. Mais les compagnies se montrèrent bientôt hors d'état de tenir leurs engagements. Il fallut les subventionner pour les tirer d'affaire. Au 31 octobre 1840, il y avait en France 433 kilomètres en exploitation, et 541 au 31 octobre 1841.

Le grand effort date de la loi de 1812 (11 juin). Cette fois, on accepta le principe du grand réseau ; six lignes furent décidées ayant Paris pour point de départ, et, pour points d'aboutissement, Lille, le Havre, Nantes, Bordeaux, Marseille, Strasbourg. La Chambre ajouta même d'autres lignes à ce programme. Dès lors, la construction ne fut plus interrompue. On concéda successivement en 1843 Avignon-Marseille ; en 18.14, Orléans-Bordeaux, Orléans-Châteauroux, Amiens-Boulogne, Montereau-Troyes, Paris-Sceaux ; en 1845, Paris-frontière belge, Paris-Lyon, Lyon-Avignon-Grenoble, Tours-Nantes, Paris-Strasbourg, Aix-Avignon, Dieppe-Fécamp. Mais la construction fut lente : il n'y avait encore en 1848 que 1.322 kilomètres en exploitation.

Comparé aux résultats obtenus dans d'autres pays, celui-ci était médiocre. Alors que la France, en 1842, n'avait encore que 541 kilomètres de voies ferrées, les États-Unis en avaient 5.800, l'Angleterre 2.521, la Belgique 378, l'Allemagne (avec la Prusse) 627, l'Autriche 747. En 1848, l'Angleterre en avait G 349, les États-Unis 6800, la Prusse 3.424, la Belgique 670, l'Autriche 1.153, la Russie 128.

Si la France subit un tel retard, c'est qu'on y acquit plus lentement qu'ailleurs le sentiment du but à atteindre et des moyens appropriés. Comme on crut longtemps qu'il ne s'agissait que d'une œuvre intéressante, mais de courte portée, comme on ne comprit pas assez vite qu'un immense changement allait s'opérer dans les relations humaines, que la nation qui le réaliserait la première aurait une avance économique sans égale, on ne vit pas non plus que la dépense nécessaire devait être colossale, hors de proportion avec tontes les entreprises antérieures de grande voirie, et qu'il fallait, polir y satisfaire, oublier les timidités et les traditions d'une vie héréditairement casanière. La construction d'un énorme matériel entièrement nouveau impliquait l'obligation de s'adresser aux pays capables de le produire ou d'en fournir les moyens. Maintenir nue barrière douanière presque infranchissable aux l'ers, aux fontes et aux machines, c'était d'abord se condamner à une lenteur d'exécution manifestement contraire à l'objet même de l'entreprise, qui était d'accroître la rapidité des transports ; et c'était de plus en augmenter les frais. Pourquoi, si l'on voulait construire des rails, se contraindre à payer la tonne de fer 325 francs au lieu de 125 comme les Anglais, et 220 francs la tonne de fonte au lieu de 75 ? Le souci de conserver aux propriétaires du Creusot, d'Alois, de Decazeville, d'Hayange, de Moyeuvre et de Terre-Noire le monopole des fournitures qu'ils ne pouvaient exécuter qu'avec des délais interminables greva non seulement le budget de l'État, mais le fret de toutes les marchandises futures, du service d'un capital triple de celui qui eût été strictement nécessaire. Cette erreur initiale domine toute l'histoire des voies ferrées. On fit peu de choses, en dépensant beaucoup d'argent.

Cet argent fut très difficile à trouver. Les capitaux privés avaient suffi aux premières entreprises. Mais on vit bientôt que la construction d'un grand réseau tel qu'on commença à le prévoir dès 1833 ne pouvait leur être entièrement abandonnée. D'abord leur insuffisance était visible : les compagnies ne pouvaient se charger que de petits parcours, à l'usage d'exploitations industrielles ; le moindre mécompte les obligeait à invoquer l'aide de l'État (6 millions furent prêtés en 1837 par l'État à la Compagnie Alois-Beaucaire) ; l'inexactitude des évaluations de dépenses semait périodiquement la panique chez les actionnaires ; et l'État intervenait encore, autorisait des modifications de tracé, résiliait des concessions, les restreignait, allégeait les cahiers des charges, allongeait la durée des contrats, ou promettait un minimum d'intérêt. Il n'y avait pas en ce temps-là de puissance financière privée capable de réunir en France l'argent nécessaire pour faire face à des entreprises aussi neuves, aussi vastes et aussi fertiles en surprises. L'État ne pouvait plus se borner à donner des concessions ; il fallait trouver des ressources plus sûres si l'on voulait faire plus vite et mieux.

On se demanda au même temps si. pour d'autres raisons encore, l'État pouvait se désintéresser d'une aussi gigantesque entreprise, abandonner le monopole d'un moyen de communication aussi puissant sans en contrôler les tarifs et les conditions d'exploitation. La défense nationale, le développement de la richesse générale en dépendaient étroitement. L'État avait le devoir de ne pas l'oublier. Mais était-il de taille à prendre conscience de son rôle, et ensuite à le jouer ?

Ainsi naquit la grande controverse. Elle commença dans la presse, et éclata à la tribune en 1838, à l'occasion du premier grand projet du gouvernement. Le ministre des Travaux publics Martin en évaluait le coût à 350 millions, et, proposait la construction par l'État. La résistance fut vive. L'État, dirent ses adversaires, ne peut se faire industriel, engager le budget dans une affaire où la responsabilité est illimitée. Peut-être la dépense atteindra-t-elle 500 millions. Comment la mener à bien, avec quelles lenteurs, et quelles inexpériences ? C'est une aventure où il serait téméraire de lancer les finances publiques, et dont il importe de laisser les risques à la souplesse de l'initiative privée. La thèse étatiste fut défendue par Jaubert et par Lamartine à la tribune, par le National, le Bon sens, le Journal du peuple dans la presse. Lamartine en résuma les principaux arguments et les releva d'une philosophie politique singulièrement perspicace. La liberté, dit-il, est incompatible avec l'existence de grandes corporations dans l'État ; du moins si l'on entend une liberté démocratique, et non une liberté aristocratique :

Si ces corps résistent à ce qui est au-dessus d'eux, ils oppriment de la même force ce qui est au-dessous ; ils soumettent à leur influence même les gouvernements libres, se glissent partout, dans la presse, dans l'opinion, dans les corps politiques où ils trouvent des intéressés et des auxiliaires. Leur cause a autant de soutiens qu'ils ont d'associés à ces intérêts.... Vous leur asservissez et les intérêts du peuple et les intérêts généraux. Vous les laisserez, vous, partisans de la liberté et de l'affranchissement des masses, vous qui avez renversé la féodalité et ses péages, vous les laisserez entraver le peuple et murer le territoire par la féodalité de l'argent... Non, jamais gouvernement, jamais nation n'aura constitué en dehors d'elle une puissance d'argent, d'exploitation et même de politique, plus menaçante et plus envahissante que vous n'allez le faire en livrant votre sol, votre administration et 5 ou 6 milliards à vos Compagnies.

Et, pour répondre aux adversaires économiques de l'État, il ajoutait : Les oppositions se croient encore au temps où le pays et le gouvernement étaient deux.... [Aujourd'hui] les gouvernements ne sont plus que l'action de tous les citoyens centralisés dans le pouvoir ; le gouvernement, c'est la nation agissante. Le débat n'aboutit pas ; le rapport d'Arago qui concluait à l'ajournement, l'art des chemins de fer étant encore dans l'enfance, ayant fourni un nouveau prétexte pour rejeter le projet dit gouvernement, la question de principe ne fut pas tranchée ; on se contenta, après ce débat académique, de garantir à la Compagnie d'Orléans l'intérêt à 4 p. 100 des capitaux (40 millions) qu'elle avait engagés.

Cette combinaison timide, les événements permirent de la généraliser. En effet, la question du rôle de l'État changea d'aspect, quand les armements de 1840 eurent creusé dans les budgets de 1840 à 1843 un déficit de 500 millions, bientôt doublé par les travaux extraordinaires de défense qui coûtèrent 500 antres millions. Ce milliard du 1er mars ôta aux auteurs du projet de 1842 toute velléité de recourir à l'État pour la grande construction prévue. D'autre part, les mécomptes des premières entreprises avaient trop cruellement découragé les capitaux privés pour qu'on prit leur laisser toute la charge d'un projet auquel ils n'auraient pas suffi. Il fallut organiser une collaboration efficace. L'État se chargerait d'acquérir le terrain (avec participation des départements et des communes), de construire la voie et les gares, et il en resterait, le propriétaire ; les Compagnies fermières armeraient la voie, fourniraient le matériel roulant, et auraient la charge de l'entretien ; des baux particuliers détermineraient la durée de l'exploitation, ses conditions el ses tarifs. A l'expiration du contrat, l'État pourrait racheter, à dire d'experts, les voies et le matériel des Compagnies. Votre commission, dit le rapporteur Dufaure, pense que ce système est en ce moment le plus raisonnable qu'on puisse adopter. Il n'imposait en effet, aux compagnies qu'une dépense facile à évaluer, sans aléas capables d'effrayer les préteurs, et il permettait à l'État de réduire la durée de leur gestion. La dépense de l'État fut évaluée à 475 maillions ; ils seraient fournis par les réserves de l'amortissement.

Ce système n'était qu'un essai : Duvergier de Hauranne fit voter un amendement qui en limita l'application aux tronçons de ligne à entreprendre immédiatement, c'est-à-dire qui réserva la possibilité d'un retour au système des concessions. Mais, après une période de spéculation si ardente qu'une loi de 1845 interdit la vente des promesses d'actions, une crise causée par la mauvaise récolte de 1846 amena une baisse telle des valeurs qu'une autre loi fut nécessaire (6 juin 1847) pour autoriser l'État à restituer aux Compagnies leurs cautionnements au fur et à mesure de l'avancement des travaux. Malgré ces interventions, trois Compagnies concessionnaires renoncèrent en 1847, et un milliard de travaux se trouva ajourné.

Au total, la grande opération projetée en 1842 devait coûter 2 270 millions, dont 1 051 fournis par les Compagnies. En 1847, déduction faite des dépenses soldées et des chemins terminés, il restait environ 1 500 millions de travaux à faire en quatre ou cinq ans, soit 300 millions par an, que ni l'État ni les Compagnies n'étaient en mesure de fournir.

 

Le progrès des autres moyens nouveaux de communication intérieure ne fut pas plus rapide. L'inventaire dressé par les ingénieurs  des mines en 1833 mentionne 75 bateaux pourvus de machines à vapeur (2.035 chevaux) ; celui de 1845, 227 (11.856 chevaux). La télégraphie électrique fonctionnait déjà en Angleterre entre Windsor et Londres, Norwich et Yarmouth, Blackwell et Londres ; en Russie entre Pétersbourg et Cronstadt ; en Amérique entre Baltimore et Washington ; en Allemagne et en Belgique, d'Ems à Liège, — tandis que la France en était encore au système aérien (Paris-Lille, Paris-Strasbourg, Paris-Toulon, Paris-Bayonne, Paris-Brest, Paris-Perpignan) qui reliait 29 villes à Paris, comptait 534 stations et couvrait une longueur de 5.060 kilomètres, C'est en 1845 seulement qu'un crédit de 215.000 francs fut voté pour la pose d'un fil télégraphique entre Paris et Rouen, et en 1846, 40.800 francs pour un fil entre Paris et Lille.

 

III. — LA CIRCULATION.

IL est impossible de rendre compte par des chiffres de la circulation des personnes et des choses à l'intérieur du pays. L'insuffisance des statistiques est évidente ; trop de faits leur échappent. On peut pourtant en utiliser les données pour marquer ici ou là les progrès et les reculs. Il importerait sans doute de savoir si telle quantité de marchandises a fait plus ou moins de chemin qu'autrefois, et d'en connaître les raisons ; si telle catégorie de personnes s'est déplacée dans telle direction, et d'en connaître les raisons. Mais il faut se contenter de constatations plus grossières, plus sommaires, et de savoir seulement s'il y a eu un accroissement ou une diminution dans les relations entre les individus et dans l'échange des choses.

La circulation des voyageurs et des marchandises par chemin de fer (ils n'ont guère commencé à transporter les uns et les autres qu'en 1832) est en 18'el de 6 378 666 voyageurs et de 1 059.000 tonnes de marchandises transportés à toute distance ; en 1847, le chiffre des voyageurs a doublé (1'2 177.000) et celui des marchandises a triplé (3.596.000 tonnes).

Les tarifs pour voyageurs sont de 0 fr. 10 par kilomètre en première classe, 0 fr. 075 en deuxième, 0 fr. 055 en troisième, plus élevés qu'eu Belgique (0 fr. 074, 0 fr. 056, 0 fr. 034), moins élevés qu'en Angleterre (0 fr. 178, 0 fr. 113, 0 fr. 075). Le transport de la tonne kilométrique revient en moyenne à 0 fr. 12 : économie considérable sur le prix du roulage, qui est encore en moyenne de 0 fr. 20 par tonne et par kilomètre vers 1847. Si les vieux moyens de transport subsistent, c'est donc uniquement parce que les chemins de fer sont encore trop rares pour avoir porté un sensible préjudice à la diligence, à la malle et au coche.

On voyage encore par la poste aux chevaux, en chaise ou cabriolet (deux places, deux chevaux, 4 francs par myriamètre), en limonière (trois places, 3 chevaux, 6 francs par myriamètre), en berline (4 places, 4 chevaux, 8 francs par myriamètre). Le postillon (il en fa ut deux pour une berline) coûte en plus 2 francs par myriamètre ; un cheval de renfort coûte autant ; un myriamètre doit être parcouru entre 46 et 58 minutes. Si l'on prend la malle-poste, il faut un passeport, et parcourir au moins 8 myriamètres ; le prix est de 1 fr. 75 par myriamètre. Mais le nombre des places est de quatre au plus, et toutes les malles n'ont pas de places pour les voyageurs. Les Messageries royales et les Messageries générales (Laffitte et Caillard), entreprises privées qui transportent voyageurs et marchandises sur toutes les grandes routes de France, sont toujours le principal et le plus populaire des moyens de communication. Ces deux grandes compagnies ont 5 à 600 diligences, à 15 places réparties entre quatre compartiments, coupé, intérieur, rotonde et banquette ; elles desservent, les unes (royales), 5.685 lieues par jour, les autres (générales), 3.516. Mais il y en a d'autres, petites entreprises au nombre de 4 à 5.000, qui font rouler près de 9.000 voitures de tout genre et à toute distance. Le prix d'une place en diligence est en moyenne de 0 fr. 45 par lieue (0 fr. 75 en 1829). La vitesse moyenne s'est accrue depuis que les routes sont meilleures : la distance de Paris au Havre en messagerie est parcourue en dix-huit heures en 1818 (37 en 1814) ; de Paris à Lille, il faut vingt heures (48 en 1814) ; de Paris à Lyon, 55 heures 100 en 1814). Les coches d'eau ne vont plus que de Paris à Auxerre, d'où ils correspondent avec la voiture de Lyon.

La circulation sur la route n'a cessé de croître. Elle est, en 1842, de 30 p. 100 supérieure à celle de 1837. Ce progrès se mesure à l'impôt sur toutes les messageries de France, qui est du dixième du prix des places : il rapporte 6.261.000 francs en 1837, 8.202.000 en 1812. D'autres taxes permettent, sinon d'évaluer le même progrès, du moins de le constater. Le produit des contributions indirectes passe de 212 millions en 1828 à 211 en 1812. Les droits de navigation et de péage, le dixième des octrois, sont de 68 millions en 1834, de 82 en 1844, de 90 en 1847, augmentation d'autant plus significative que la loi de 1836 a abaissé les tarifs sur les canaux non concédés. Le timbre rapporte 29.685.530 en 1831, 38.100.718 en 1840, 45.804.870 en 1847. Le revenu de la taxe des correspondances postales passe, de 30.134.806 francs en 1830, à 40.617.505 en 1810, à 47.756.385 en 1847. Il y a 2.548 bureaux de poste et 1.034 bureaux de distributions en 1847 au lieu de 1.780 en 1829. Le nombre des lettres distribuées est de 42 millions en 1830, de 104 en 1841, de 150 en 1818 ; celui des journaux et imprimés est de 31 millions, de 53, et de 90 aux mêmes dates. Mais la taxe est restée la même depuis la loi de 1827, c'est-à-dire proportionnelle à la distance aérienne et au poids : pour un poids maximum de 7 grammes et demi, 2 décimes jusqu'à 40 kilomètres ; 3 décimes de 40 à 80 kilomètres ; de 80 à 150, 4 décimes ; de 150 à 220, 5 décimes, etc. de 750 à 900, 11 décimes et, au-dessus de 900 kilomètres, 12 décimes. Une lettre coûte, de Paris à Lyon, 0 fr. 70 ; de Paris à Marseille, 1 fr. 10, de Paris à Bordeaux, 0 fr. 80. Toutefois le décime rural établi en 1829 pour le port des lettres dans les communes sans bureau fut aboli en 1847. 11 n'y eut pas d'autre réforme. La taxe uniforme pour toutes les lettres circulant en France fut souvent proposée, à l'exemple de l'Angleterre qui l'avait réalisée en 1810 au tarif de 1 penny ; la majorité des Conseils généraux, de nombreux députés la demandèrent ; ils ne triomphèrent pas de l'opposition du gouvernement, qui allégua le déficit probable qui en résulterait. Humann, ministre des Finances, déclara en 1811 : Si l'expérience était à faire, nos voisins ne la tenteraient plus. Une commission spéciale de la Chambre demanda en 1814 la taxe uniforme à 0 fr. 20 : au vote, la Chambre se partagea exactement en deux ; la réforme, encore repoussée en 1817, ne fut réalisée que par le décret du 24 août 1848. Comme il n'était pas d'usage d'affranchir les lettres, sauf avec les fournisseurs (l'affranchissement passait pour une impolitesse parce qu'il paraissait supposer la pauvreté du destinataire), le paiement à l'arrivée faisait l'objet d'un débat de comptabilité avec le facteur.

Le commerce de détail avait tendance à se centraliser. C'est par la confection, la nouveauté que le mouvement commença. On vit à Paris, dans les premières années de la monarchie de juillet, à l'enseigne du Bonhomme Richard, l'un des premiers magasins de confection ; la Belle fermière, la Chaussée d'Antin, le Coin de rue, le Pauvre diable, vendaient surtout la lingerie. C'étaient des magasins monstres. Le Charivari caricaturait les tribulations d'un étranger s'enquérant auprès d'un commis de l'emplacement du comptoir des bonnets de coton : Au fond de la neuvième galerie à droite ; puis la quatrième à gauche, et, une fois arrivé au quinzième comptoir, vous demanderez les bonnets de coton ; là on vous indiquera parfaitement le chemin que vous devez prendre pour y arriver.

La circulation des valeurs prit une activité que n'avait pas connue la Restauration. Il y avait 44 valeurs cotées à la Bourse de Paris en 1831, fonds d'États étrangers (Angleterre, Autriche, Deux-Siciles, Espagne, Haïti), fonds français, valeurs de banque, d'assurances et de canaux. En 1836, le total des valeurs inscrites est de 99 : presque tous les fonds étrangers, Belgique, Grèce., Hollande, Portugal, Prusse, Rouie, États sardes, figurent à la cote ; la France devient un grand marché des valeurs d'État. La cote s'ouvre aux Banques provinciales, à la Banque belge, aux deux chemins de fer de Saint-Étienne à Lyon et de Paris à Saint-Germain. En 1841, 154 valeurs sont inscrites : fonds des États-Unis, quinze Compagnies de chemins de fer, sociétés de houilles, d'asphaltes et, de bitume, trois Compagnies de mines, dix sociétés métallurgiques, savonneries, sucreries, fabriques de bougies, etc. En 1847, le nombre des valeurs se monte à 198.

On ignore le nombre et les catégories de personnes intéressées dans le marché des valeurs. Sans doute, Paris est le centre et fournit la grosse clientèle 1. Pourtant, la part des provinciaux s'accroît. Une ordonnance du 29 avril 1831 autorise les propriétaires de rentes nominatives sur le Grand-Livre à en réclamer la conversion en rentes au porteur, pour que la négociation des rentes soit affranchie des formes qu'entraînent les justifications d'individualité et de propriété exigées par le trésor public pour chaque transfert. Il n'existe pas d'impôt sur les opérations de bourse qui permette d'évaluer meule vaguement le chiffre d'affaires engagé dans les spéculations et les transactions mobilières. Mais le produit des droits sur les lettres de change, sur les billets à ordre, billets simples, est connu. Il passe de 6.643.685 francs en 1826, à 7.160.421 en 1830, à 8.116.129 en 1840, à 9.930.390 en 1847. De même, le produit des droits sur les mutations de biens meubles, créances, rentes, prix d'offices, et en général sur toutes sortes de ventes (sauf celles de valeurs mobilières qui ne furent imposées qu'en 1857) augmente régulièrement : il est de 7.234.970 en 1826 ; s'il tombe à 6.311.131 en 1831, année de crise, c'est pour atteindre 8.315.024 en 1833, 10.766.929 en 1845, 11.247.483 en 1847. La poste expédie pour 13 millions de valeurs en mandats-poste en 1830, et près de 40 en 1817.

La richesse foncière perd un peu de sa traditionnelle immobilité. Les mutations à titre onéreux portent sur un capital taxé de 1 milliard en 1826, de 1.045 millions en 1830, de 1.327 en 1840, de 1.471 en 1847 ; la perception des droits correspondants est de 65 millions en 1826, de 95 en 1847.

Tout ce progrès implique un développement du crédit. La crise économique qui suivit la Révolution de juillet en marqua toute l'importance. L'État dut alors prêter 30 millions au commerce et à l'industrie : intervention sans précédent dans l'histoire financière. Sur cette somme, 1.300.000 francs furent employés à fonder un Comptoir d'escompte qui escompta les effets à deux signatures sur Paris et sur la province ; le capital en fut porté en décembre à 4 760.000 francs, puis la Ville de Paris lui avança 4 millions ; d'autres comptoirs analogues furent fondés en province sur le même crédit de 30 millions. Les demandes de prêts formulées par les commerçants s'élevèrent à 59 millions pour Paris et à 53 pour les départements. Après la réduction nécessaire, 445 maisons reçurent des avances, dont l'intérêt fut fixé à 4 p. 100.

Les comptoirs disparurent en 1832 : ils avaient provisoirement compensé l'insuffisance des banques établies. On chercha un remède plus durable : la masse des escomptes annuels de la Banque de France étant tombée en 1831 à 223, en 1832 à 151 millions (le chiffre le plus bas depuis 1814), le gouvernement se préoccupa de pourvoir la province d'établissements nouveaux. Six Banques départementales nouvelles (il y en avait 3 sous la Restauration, Rouen, Nantes, Bordeaux), furent fondées de 1835 à 1838 : Lyon avec 2 millions de capital ; Marseille avec 4 ; Lille avec 2 ; le Havre avec 4 ; Toulouse avec 1.200.000 francs ; Orléans avec 1 million, Puis le gouvernement autorisa de 1841 à 1848 la création de 15 comptoirs de la Banque de France dans les villes qui n'avaient pas de Banques départementales. Ces établissements rendirent de grands services au commerce local. En 1837, la Banque de Rouen escompte 4G milli.ons d'effets de commerce, et fait circuler 5 millions et demi de billets ; Nantes escompte 24 millions d'effets, et fait circuler 2 millions et demi de billets. La Banque de Bordeaux avait failli sombrer après les désastres commerciaux qui suivirent la Révolution de juillet ; elle avait dit rembourser ses billets, convertir en espèces toutes les valeurs sur Paris, emprunter à la recette générale : mais elle reprit un grand essor : en 1839, sa circulation atteignit 13 millions ; elle escompta 127 millions d'effets. Le portefeuille des succursales de la Banque de France passa de 3.100.000 francs en 1836 à 24.700.000 en 1840. La moyenne des comptes courants resta stationnaire à la Banque de France (156 millions environ depuis 1830), jusqu'à la création des succursales ; niais la valeur des escomptes (taux 4 p. 100) effectués depuis la création des succursales passa de 112 à 174 millions.

Le mouvement d'affaires de la Banque de France renseigne avec assez d'exactitude sur le développement du crédit commercial considéré dans sou ensemble ; les versements des comptes courants particuliers sont de 4.635 millions en 1830, de 6.345 millions en 1847 ; il y a 247.000 effets escomptés (valant 484 millions) en 1830, et 1.216.000 (valant 1.816 millions) en 1817 ; les avances sur titres passent de 2 millions à 70 entre 1830 et 1840.

Mais la circulation des billets de banque de comptoir à comptoir reste précaire. On s'en défie ; ce n'est pas une monnaie commode : un comptoir est seulement tenu de rembourser les billets qu'il a émis lui-même ; les plus petits coupons sont encore comme à l'origine (loi du 24 germinal an XI) de 500 francs, soit pour la Banque de France et ses comptoirs, soit pour les Banques départementales. Ce n'est qu'en 1847 (loi du 10 juin) que la plus petite coupure fut fixée à 200 francs[1]. La circulation des billets de banque, qui était en 1831 de 286 millions et en 1837 de 204, atteint en 1847 311 millions. Elle est rarement supérieure à l'encaisse métallique : c'est le préjugé contre la monnaie de papier qui réduit la circulation fiduciaire ; car la loi n'impose aucune proportion entre l'émission et l'encaisse.

D'importantes maisons privées de crédit furent fondées. La Caisse générale du commerce et de l'industrie, créée par Laffitte en 1837, avait pour objet de faire pénétrer le crédit dans toutes les classes sociales, d'escompter toutes sortes de valeurs, de faire des avances sur garanties, des payements et recouvrements, d'ouvrir des comptes courants au commerce et aux particuliers ; autant de hardiesses à cette date. Elle n'émettait pas de billets, mais elle imagina la première forme du chèque, en lançant le billet à ordre à échéance fixe (5, 15, 30 jours), portant intérêt, billet qui circule de main en main avec un endos en blanc, les intérêts s'ajoutant au capital : billet de banque qui est aussi un placement.

 

 

 



[1] Le billet de 100 franc demandé dans la discussion de 1847 ne fut créé que par décret du 15 mars 1848.