HISTOIRE DE FRANCE CONTEMPORAINE

 

LIVRE III. — LES PARTIS ET LA POLITIQUE ÉCONOMIQUE.

CHAPITRE PREMIER. — LE SYSTÈME PROHIBITIF.

 

 

I. — LE RÉGIME DOUANIER.

LES partis politiques qui se disputaient le pouvoir depuis 1814 ne se réclamèrent ni des doctrines ni des pratiques économiques adoptées jadis par les gouvernements qu'ils regrettaient. Les royalistes, qui désiraient restaurer le plus possible d'ancien régime, n'essayèrent pas de rétablir les douanes intérieures ; les libéraux, attachés à la Révolution, ne préconisèrent pas la liberté commerciale qui, fondée par la Constituante, ne lui avait pas survécu. Les uns et les autres s'accordèrent à ne rien changer au régime de liberté du travail que la Constituante avait substitué à l'ancienne réglementation : à droite, on ne regretta pas sincèrement les corporations ; à gauche on ne songea pas à donner aux ouvriers le droit de s'associer. Les réformateurs de la génération nouvelle qui demandèrent l'amélioration matérielle et morale de la classe la plus nombreuse et la plus pauvre restèrent sans action sur les politiciens, comme fut sans efficacité la campagne des économistes en faveur du libre-échange. Les partis acceptèrent l'état de fait créé par le gouvernement tombé ; ils accommodèrent empiriquement à leurs intérêts les habitudes prises. La théorie ne leur fut d'aucun usage ; il leur suffit, pour légiférer, d'obéir à des calculs politiques et à des préjugés, c'est-à-dire de s'abandonner à leurs instincts.

Instincts et intérêts invitaient les deux partis à une politique économique analogue. La droite, qui se recrutait en majorité parmi les propriétaires fonciers, était surtout préoccupée d'accroître les revenus de la terre ; la gauche, dominée par la bourgeoisie industrielle et commerçante, désirait grossir le chiffre de ses affaires. Commerçants, industriels et propriétaires s'assurèrent donc les avantages matériels qu'ils attendaient de leur avènement politique en donnant à leurs représentants le mandat de conquérir le monopole du marché national. Ainsi deux forces politiquement hostiles trouvèrent dans un système douanier qui annulait la concurrence étrangère une garantie égale de bénéfices ; elles s'allièrent pour le défendre et le développer ; tous les autres problèmes de la vie économique les laissèrent indifférentes.

La chute du régime napoléonien avait produit une catastrophe commerciale. Par la frontière brusquement ouverte, les marchandises étrangères envahirent la France librement. Or les unes, les anglaises, étaient jusque-là prohibées ; les autres étaient soumises à des droits généralement élevés. Les détenteurs de cotons en laine, de sucre, de café, virent subitement tomber à 3 et 4 francs le kilo des articles pour lesquels ils avaient payé des taxes d'importation de 6 à 8 francs. L'entrée des marchandises prohibées en droit, fils et tissus de coton, ou en fait par suite de la guerre maritime, fers et fontes du Nord, fut également funeste aux manufacturiers et aux maîtres de forges : le fondateur de la filature mécanique du coton, Richard-Lenoir, qui avait sept usines et 41.000 ouvriers, fit une retentissante faillite.

Il était cependant imprudent de maintenir des droits qu'on ne pouvait pas faire payer. On improvisa donc un nouveau régime de douanes qu'on jugea applicable : une ordonnance du comte d'Artois, alors lieutenant général du royaume, rendue le 23 avril 1814 (le jour même où une convention provisoire fixait la nouvelle frontière), établit un tarif modéré sur le sucre, le café (0 fr. 60 et 0 fr. 40 par kilo) et les autres denrées coloniales, remplaça le droit sur les cotons en laine, qui variait de 6 à 8 francs, par un simple droit de statistique de 25 centimes. Ces mesures, données pour provisoires, parurent pourtant dangereuses aux industriels ; elles révélaient des tendances libérales qu'ils jugèrent inquiétantes. En effet, le retour de la paix mettait les fabricants en concurrence non seulement avec les produits anglais écartés depuis 1793, mais avec ceux de la Belgique et des provinces rhénanes qui cessaient alors d'être français. Les fabricants de coton de Lille, Paris, Saint-Quentin. Rouen, réclamèrent 30 millions d'indemnité pour les pertes qu'ils avaient subies, et le retour à la prohibition. Un député de l'Aisne, Dethoraie, déclara : Il faut rendre éternelle la prohibition de tous les fils et cotons étrangers. La Chambre de commerce de Rouen écrivit au Roi (27 mai) : La prohibition est de droit politique et social ; depuis le fabricant jusqu'à l'ouvrier, tous réclament, et avec raison sans doute, le droit de fournir exclusivement à la consommation du pays qu'ils habitent. La Chambre refusa l'indemnité, mais demanda la prohibition. Le gouvernement, plus circonspect, maintint la franchise des cotons en laine et ajourna la décision à prendre sur les droits qu'auraient à payer les fers étrangers en entrepôt dans les ports. Louis, ministre des Finances, déclara à la Chambre (20 août) : Le Roi ne veut élever les droits qu'autant qu'il est nécessaire pour compenser les désavantages actuels de notre industrie... à la condition expresse... de faire de continuels efforts pour atteindre à tous les perfectionnements déjà découverts ou à découvrir, et il fit prévoir de futures réductions sur le tarif. Ces déclarations libérales provoquèrent un nouvel émoi. Industriels et propriétaires, également menacés, nouèrent alors la coalition qui domina les Chambres pendant toute la durée de la Restauration et qui triompha de la résistance de tous les gouvernements, quand ils tentèrent d'en opposer une. La législation douanière, de plus en plus prohibitive, commencée en 1814, achevée en 1826, fut l'œuvre de cette coalition.

Les maîtres de forges étaient légalement placés sous le régime du tarif de 1806, qui fixait à 4 francs seulement la taxe d'entrée sur le quintal de fer en barres. C'était un droit plus fiscal que protecteur, qui équivalait à peu près au dixième de la valeur de la marchandise. Mais, en fait, ils avaient joui, grâce à la guerre, d'une véritable prohibition. Seuls fournisseurs du marché national, ils vendaient 50 francs le fer que l'étranger (Suède, Russie, Angleterre) aurait pu apporter en France au prix de 30 et 35 francs. Ils ne voulaient donc plus du tarif de 1806, si ce tarif, insuffisant mais jusque-là inoffensif, était désormais pratiqué. Ils obtinrent un droit de 16 fr. 50 sur les fers et, sur tous les objets de quincaillerie commune ou fine, un droit variant de 50 à 150 francs le quintal (loi du 17 décembre 1814). Le ministre, Louis, persistait à estimer que de pareilles taxes devaient être provisoires, étant destinées seulement à donner aux maîtres de forges les délais nécessaires pour tendre à l'économie et aux procédés les plus simples, et renoncer au dangereux bénéfice du monopole. Ce fut le contraire qui arriva. Les droits furent vite jugés insuffisants par les maîtres de forges. Ils croyaient en 1814 n'avoir à redouter que les fers de Suède et de Russie, traités au bois et au marteau, les seuls fers étrangers, ou à peu près, dont on eût l'habitude d'user avant la Révolution ; ils ignoraient les progrès accomplis depuis vingt ans par les Anglais dans la fabrication de l'acier, des fers à la houille et au laminoir. Quand ils connurent ces concurrents imprévus et redoutables, ils demandèrent clos armes, et ils en obtinrent. En 1820 (loi du 7 juin), lus aciers forgés furent taxés à 60 francs ; l'acier fondu à 100 francs ; les faux à 100 francs ; les outils, à 140 et 200 francs ; les limes et râpes, suivant la qualité et la longueur, de 80 à 250 francs. Mais les fers anglais en barre, qui arrivaient aux entrepôts à 22 ou 23 francs, ne coûtaient encore, une fois payé le droit de 16 fr. 50, que 38 à 39 francs ; leur concurrence faisait tomber les fers français à 40 francs, prix insuffisant au dire des maîtres de forges : une ordonnance intervint aussitôt (1821), pour maintenir les fers au laminoir en entrepôt jusqu'à promulgation d'un nouveau tarif ; il fut voté en 1822 (27 juillet), et donna pleine satisfaction : le droit sur les fers fut porté à 27 fr. 50 ; le droit sur les fontes brutes, à 4 francs pour celles qui entraient par terre, à 9 francs pour celles qui arrivaient par mer ; le droit sur les fontes épurées, à 15 francs. Les cours s'élevèrent de 25 p. 100. Les fers anglais disparurent du marché français.

Les fabricants d'étoffes obtinrent une protection aussi efficace. La prohibition des tissus et des filés de coton, générale depuis 1806, fut maintenue. La loi de 1814 greva les toiles d'e lin et de chanvre d'un droit qui variait de 25 francs à 300 francs le quintal suivant leur degré de perfection ; ces chiffres, relevés en 1826, passèrent respectivement à 30 et 350 francs, suivant le nombre des fils de chaîne. Le linge de table damassé paya 500 francs le quintal, à partir de 1822 ; le nankin des Indes, 50 centimes le mètre ; les dentelles, 15 p. 100 de leur valeur ; les Cils de chanvre, taxés de 5 à 10 francs en 1816, furent à leur tour taxés, selon la qualité, de 14 à 44 francs le quintal en 1822. Les fabricants de soierie obtinrent en 1820 la prohibition complète des tissus de soie de l'Inde, et un droit de 45 francs le kilo sur les autres ; le droit de 100 à 220 francs établi en 1822 sur la passementerie fut porté en 1826 à 220 et 250 francs. Les fabricants d'étoffes de laine obtinrent en 1820 la prohibition des aides et cachemires de l'Inde, et le tarif de 1826 taxa les couvertures de laine à 200 francs le quintal.

 

Les prétentions des industriels à détenir le monopole de la consommation nationale en objets manufacturés n'avaient cessé d'être soutenues par les propriétaires fonciers. A leur tour les industriels aidèrent, les propriétaires à écarter toute concurrence alimentaire de l'étranger. Leurs intérêts n'étaient pourtant pas, dans tous les cas, identiques ; il y avait, entre ces alliés, matière à conflit possible : car les propriétaires vendaient non seulement des denrées comestibles, mais aussi des matières premières nécessaires à plusieurs industries ; or, la prohibition des matières étrangères semblables, similaires ou concurrentes n'était pas dans l'intérêt des manufacturiers qui voulaient acheter au plus bas prix les laines, lins et chanvres étrangers et plus encore le coton, grand concurrent des fils nationaux, et que les propriétaires fonciers avaient en horreur. On veut absolument faire de la France un pays manufacturier, et elle est essentiellement agricole, disait le député Puymaurin le 8 mars 1817. Je ne vois pas que les 200.000 ouvriers de nos manufactures de coton méritent plus d'égards que nos laboureurs. Les manufactures que la France doit encourager parce qu'elles lui sont propres, sont celles de lin, de laine et de soie. Fabricants et propriétaires s'entendirent cependant, parce que leur intérêt supérieur fut de ne pas laisser contester le principe de la protection, et parce qu'ils trouvèrent bientôt dans le système des primes un compromis qui accommodait leurs intérêts particuliers.

La conquête du monopole exclusif de l'alimentation nationale par les propriétaires fut laborieuse. Car il fallait, pour les satisfaire, innover, changer la législation, et non simplement, comme dans le cas des industriels, maintenir ou étendre des privilèges acquis. Aussi, pour avoir pleine satisfaction, durent-ils attendre le moment où s'affirma et se précisa, dans le programme politique de la droite, le désir de constituer en France, à l'exemple de l'Angleterre, une féodalité agricole fondée sur le monopole des grains. On protégea la terre contre la concurrence étrangère pour accroître la fortune de ceux qui la possédaient et pour leur permettre ainsi d'acquérir des fonds plus étendus.

En 1814, les céréales étaient encore soumises aux décrets de 1810 qui en laissaient l'entrée libre et qui en prohibaient la sortie : on pensait qu'il ne fallait pas exposer la France à manquer de grains. L'ordonnance du 26 juillet 1814 autorisa provisoirement la sortie, pour faciliter la vente des approvisionnements en excès laissés par les dernières récoltes. Les propriétaires réclamèrent aussitôt le maintien de la libre sortie, pour trouver, dirent-ils, dans la vente à l'étranger une compensation légitime à la concurrence que les grains étrangers venaient librement faire à leurs récoltes quand elles étaient insuffisantes. Il fallut leur donner quelque satisfaction. La loi du 20 novembre 1814 permit l'exportation en règle générale, mais la suspendit dans le cas où le blé dépasserait un certain prix dans les départements frontières, qu'on répartit en trois zones : si le cours moyen du blé atteignait 23 francs dans la première, 21 francs dans la seconde, 19 francs dans la troisième, l'exportation demeurerait interdite. L'importation resta autorisée encore, sauf paiement du droit de statistique (50 centimes par quintal), établi le 28 avril 1816. Il était, en effet, visible que, par suite de la cherté des transports, une province où le blé abondait ne pouvait pas aisément le vendre à une province éloignée où le blé était insuffisant ; dès lors, il n'était pas raisonnable d'exiger de ceux qui pouvaient facilement vendre leur excédent au delà d'une frontière toute proche, qu'ils perdissent un bénéfice assuré, sans gain pour personne :

Ainsi, déclara le ministre de l'Intérieur Montesquiou, tandis que les grains de Bretagne se vendront aux Espagnols et aux Portugais, l'Italie et l'Afrique, pourront approvisionner Marseille avec plus de convenance. Par cela même, la France aura d'aillant plus de blé à exporter, et son commerce fera un double bénéfice. Celte sorte de concurrence ne peut jamais décourager notre culture.... L'importation, loin d'être ici opposée à l'exportation, est le juste complément de cette liberté sagement tempérée que S. M. veut procurer à son peuple pour l'encouragement de l'agriculture.

Le rapporteur insista sur la diminution du prix des grains qui résulterait de la loi. Mais ces dispositions libérales, où s'affirmait le principe de la solidarité des marchés de pays différents, ne durèrent pas : les propriétaires, une fois conquis le droit d'exporter, s'attachèrent à lutter contre la liberté de l'importation.

Une disette ayant fait monter en 1816-1817 le prix du blé à 36 fr. 16 l'hectolitre, le gouvernement favorisa l'importation des blés de Russie, en accordant, du 22 novembre 1816 au 1er septembre 1817, une prime de 5 francs par quintal de blé, de 3 fr. 50 par quintal de seigle et de 2 fr. par quintal d'orge. Puis, les récoltes ayant été très abondantes, l'hectolitre de blé tomba à 24 fr. 62 en 1818, à 18 fr. 42 en 1819 : les propriétaires affectèrent d'attribuer cette baisse à la concurrence des blés étrangers. Decazes, qui avait intérêt à donner satisfaction à une classe où se recrutaient ses adversaires politiques, fit voter en 1819 une loi qui établit pour la première fois des droits à l'entrée des blés. Elle était, dit-il, essentiellement calculée dans l'intérêt de la propriété, et destinée à assurer aux producteurs de grains un prix rémunérateur, c'est-à-dire à faire hausser la valeur de la terre. C'était une imitation adoucie du régime appliqué aux propriétaires anglais qui, habitués pendant la guerre à vendre leur blé 35 à 36 francs l'hectolitre, avaient obtenu après la paix des lois prohibitives pour maintenir ce prix et conserver le monopole du marché intérieur. La loi française ne supprima pas. mais entrava fortement la liberté d'importation ; elle établit un droit fixe de 25 centimes par quintal de blé importé sur navires français, de 1 fr. 25 sur navires étrangers, plus un droit variable de 1 franc par chaque franc de hausse qui se produirait dès qu'en chacune des trois zones[1] le prix tomberait au-dessous de 23, 21 et 18 francs ; enfin, à la limite de 20 francs, 18 francs et 16 francs, les blés étrangers étaient prohibés.

Ce fut le premier essai d'échelle mobile. Mais le système n'arrêta pas la baisse du blé. Beaucoup de terres disponibles furent, grâce à l'espoir des prix rémunérateurs assurés par la loi, ensemencées en céréales ; les récoltes s'accrurent, et le prix moyen du blé tomba en 1821 à 17 fr. 29. Les propriétaires accusèrent plus que jamais les blés étrangers d'avilir les prix, et réclamèrent la prohibition. Ils n'eurent même pas à combattre la résistance des commerçants importateurs et des manufacturiers, qui avaient pourtant intérêt à ce que le pain ne fût pas cher : les armateurs de Marseille et de Toulon réclamèrent eux-mêmes des surtaxes sur les blés importés par des navires étrangers, parce que ceux-ci, génois, grecs, ragusains, naviguant à meilleur marché que les français, étaient presque les seuls à faire de l'importation ; les armateurs de Bordeaux et de Nantes, qui s'enrichissaient dans le trafic des denrées coloniales. ne virent pas d'inconvénients à ce que des produits qu'ils n'importaient pas fussent surchargés ou prohibés ; quant aux industriels, leur opinion était exprimée par l'un d'eux, un libéral, Humblot-Conté : Le bas prix des vivres engendre l'indolence des ouvriers et la cherté les entraîne au travail. Un seul député, Voyer d'Argenson, protesta contre l'élévation du prix de la vie qu'une élévation correspondante du salaire ne compensait pas : A mesure que le prix des denrées s'élève, la nourriture du pauvre devient plus grossière ; de l'usage du méteil il passe à celui de l'orge, de l'orge à la pomme de terre ou à l'avoine. Et il cita la misère des paysans des Vosges pendant la famine de 1817. Un député de la droite, pour toute réponse, réclama des droits destinés à arrêter radicalement l'importation des blés étrangers. L'année suivante, la loi du double vote ayant augmenté l'influence et le nombre des propriétaires à la Chambre, ils obtinrent que le régime de l'échelle mobile fût modifié de telle sorte qu'il aboutît pratiquement à la prohibition. Comme le gouvernement avait proposé en 1821 une loi modifiant la répartition des départements de première zone, qui aurait encore réduit l'importation par le littoral méditerranéen, la Chambre jugea la concession insuffisante, et y substitua un nouveau projet : les départements furent divisés en 4 classes ; si les prix tombaient au-dessous de 24 francs dans la première, de 22 dans la seconde, de 20 dans la troisième, de 18 dans la quatrième, l'importation était interdite ; si les prix étaient égaux à ces chiffres ou supérieurs, l'importation était autorisée, moyennant un droit d'entrée qui croissait à mesure que le prix baissait sur les marchés régulateurs de chaque classe. Le prix du blé ne cessant pas de baisser, l'importation fut prohibée en fait sans interruption de 1821 à 1830, sauf pendant un mois, celui de février 1828.

Les autres produits agricoles furent également protégés. Le tarif du 25 novembre 1814 avait laissé subsister pour les laines brutes un régime analogue à celui des grains : l'exportation en était prohibée (sauf celle des laines fines que leur prix écartait des marchés étrangers), et l'importation était libre. C'était la survivance d'une ancienne opinion économique : depuis Colbert, les drapiers passaient pour des citoyens particulièrement utiles ; c'est pour eux, c'est pour leur permettre de payer de bas salaires que l'État cherchait jadis à procurer aux ouvriers le blé à bon marché ; c'est pour eux, c'est pour leur procurer la matière première à meilleur compte que Louis XVI et Napoléon avaient, après Colbert, et sans plus de succès que lui, fondé des dépôts officiels de béliers destinés à acclimater en France les mérinos espagnols. Aussi, malgré les droits énormes qui écartaient des frontières tous les lainages fabriqués par leurs concurrents étrangers, les drapiers n'étaient-ils pas disposés à renoncer à la libre importation des laines, grâce à laquelle ils dominaient le marché national des étoffes. Mais les éleveurs de moutons, qui se plaignaient déjà que la libre entrée du coton diminuât la vente de la laine, se voyaient seuls sacrifiés quand tous les autres producteurs bénéficiaient de la prohibition universelle. Ils réclamèrent des droits à l'entrée des cotons et des laines brutes. Les intérêts hostiles des drapiers et cotonniers d'une part, et des éleveurs de l'autre, se heurtèrent devant la Chambre de 1816 : la coalition fut un moment menacée. C'est alors que fut imaginé le compromis qui satisfit tout le monde : le coton fut taxé (loi de finances du 28 avril 1816) de 10 à 30 francs le quintal selon la provenance et la nationalité du navire, mais le droit fut restitué aux fabricants exportateurs sous forme de prime à la sortie des tissus de coton. Puis le mène système (loi des douanes du 7 juin 1820) fut appliqué aux laines : elles furent frappées à l'entrée, selon la qualité et le degré d'ouvraison, de droits qui équivalaient à peu près à p. 100 de leur valeur, et les tissus de laine reçurent une prime de sortie de 33 à 90 francs. On ne s'en tint pas là. Le cours des laines ayant baissé, les éleveurs, malgré la diminution rapide des importations de laine étrangère, réclamèrent une protection plus énergique. Le droit fut doublé sur les laines communes (loi du 27 juillet 1822), et aussi par une conséquence naturelle les primes de sortie. Enfin le tarif du 17 mai 1826 établit à l'entrée des laines un droit de 30 p. 100 à la valeur ; parallèlement, les primes de sortie furent doublées.

Le prix du lia et du chanvre ayant baissé à la suite des bonnes récoltes de 1820 et de 1821, les producteurs du Nord demandèrent une protection destinée à relever les cours ; ils visaient surtout l'importation belge. Les droits furent portés de 3 à 10 francs pour les lins en étoupes, de 6 à 30 francs pour les lins peignés (1822) ; les fils de chanvre furent taxés, suivant la qualité, de 14 à 44 francs. Les droits furent également relevés sur le sumac employé en tannerie et en teinture, à la demande des producteurs provençaux qui étaient concurrencés par la Sicile, l'Espagne et le Portugal. Les Dauphinois, qui avaient quelques gisements d'alquifoux utilisé par les poteries, obtinrent une protection équivalente à 23 p. 100 sur les alquifoux d'Espagne. Puis ce furent les houblons, les huiles, les  suifs, et même le riz, que la France ne produisait pas, tous  les produits de la terre, jadis exempts ou frappés de simples droits fiscaux, entrèrent peu à peu dans le système prohibitif,.

Les bestiaux étaient exempts de toute taxe depuis 1701 ; en 18 ;6, des droits leur fuirent appliqués qui variaient de deux sous à 3 francs  par tête d'animal : les diminutions dans l'approvisionnement causées par la campagne de 1814, l'obligation de nourrir l'armée d'occupation, rendaient impossible l'établissement d'un tarif prohibitif. Mais la réduction des effectifs et la libération du territoire déterminèrent une baisse ; en 1820, une sécheresse ayant relevé le prix des fourrages, on conserva et on éleva moins de bétail. L'importation augmenta. On accusa sans hésiter l'insuffisance du tarif, qui favorisait les éleveurs suisses, allemands, hollandais. Le bétail étranger, affirmèrent les éleveurs poitevins et normands, arrivait en France au prix de 70 centimes le kilo ; or, le prix qu'ils jugeaient rémunérateur, ils le fixaient à 1 franc. Le tarif de 1822 releva les droits dans la proportion qu'ils exigèrent : un bœuf gras paya 50 francs ; un bœuf maigre, 25 francs ; un taureau, 15 francs ; une vache grasse, 25 francs ; une vache maigre, 12 fr. 50 ; les veaux, brebis et porcs, de 2 à 12 francs. Encore, déclara le rapporteur du projet, la commission croit-elle avoir seulement indiqué la route à suivre. Il ne restait plus qu'à fermer la frontière aux viandes de boucherie salées ou fraîches qui tendaient à se substituer aux bestiaux vivants écartés ; le tarif de 1826 taxa à 18 francs le quintal la viande fraîche. et à 30 francs la viande salée. — Les éleveurs de chevaux et de mulets avaient obtenu en 1816 un droit de 15 francs par tête ; c'était encore insuffisant : une ordonnance de 1825 arrêta tout net l'importation par un droit de 50 francs que ratifia le tarif de 1826. — Les viticulteurs, qui n'avaient rien à craindre de leurs confrères étrangers, dénoncèrent le thé, concurrent imprévu mais dangereux : Le thé, déclara à la Chambre introuvable un député propriétaire, Puymaurin, nuit au caractère national, en ce qu'il donne à ceux qui en l'ont usage fréquent le sérieux des hommes du Nord, tandis que le vin répand dans l'âme une douce gaieté, une hilarité qui contribue à donner aux Français ce caractère aimable et spirituel qui les distingue des autres nations. Le droit sur le thé fut porté à 2 fr. 50 et 3 fr. 50 le kilo (1816).

 

II. — LE SYSTÈME COLONIAL.

PENDANT la durée de la guerre contre l'Angleterre, la France perdit peu à peu tout contact avec ses possessions d'outre-mer, cessa de les gouverner et de consommer leurs produits. La paix, en lui rendant un domaine colonial, l'obligea à se refaire un système douanier colonial. Mais, pas plus en cette matière qu'en aucune autre, les hommes de 1814 ne prétendirent innover ; ils adoptèrent sans y presque rien changer la seule tradition économique restée en vigueur, celle de l'ancien régime, et la tradition administrative la plus récente, celle de l'Empire.

Le domaine colonial que la France possédait en 1792 lui fut restitué par le premier traité de Paris, sauf Sainte-Lucie, Tabago, l'île de France et ses dépendances, nommément Rodrigue et les Seychelles. La France rendit à l'Espagne la partie orientale de Saint-Domingue, sans chercher à reconquérir l'autre partie, qui était en fait indépendante depuis la révolte des noirs. C'était un domaine colonial de surface médiocre, dispersé et disparate. Il passait cependant pour magnifique, les Antilles et Bourbon produisant le sucre et les épices, le Sénégal la gomme et les nègres, la Guyane étant encore une grande espérance. Une clause du traité diminuait, il est vrai, la valeur de cet empire : la France promettait de renoncer, dans un délai de cinq ans, à la traite que l'Angleterre avait abolie depuis 1807. Les circonstances ne permirent même pas de profiter du délai : aux Cent-Jours, Napoléon, dans l'intention de plaire à l'Angleterre, abolit la traite définitivement (29 mars 1815).

La restitution de ses colonies à la France fut effectuée en trois ans : c'est seulement en 1816 que l'Angleterre rendit la Guadeloupe et la Martinique, en 1817 qu'elle rendit le Sénégal ; le Portugal rendit la Guyane en 1818, après que la France l'eut menacé de la reprendre de force. Dans la suite, le domaine colonial ne fut ni sensiblement accru, ni mieux aménagé. Les projets d'expansion à Madagascar, à la Guyane, au Sénégal, étudiés sous le ministère de Portal (1818-1821), n'aboutirent qu'à préciser des vues qui furent, plus tard réalisées. On fit au Sénégal des essais de cultures tropicales : coton, indigo, café ; ils ne réussirent pas ; le Sénégal passa désormais pour impropre à la culture, et on n'y vit plus qu'une colonie de commerce. Mollien fit commencer l'exploration du Fouta-Djaloun (1819), René Caillé le traversa, atteignit le Niger et entra à Tombouctou (1825-1828). On envoya en 1822 un convoi de 174 Européens pour fonder un établissement en Guyane, sur la Mona ils se dispersèrent, périrent ou revinrent (1827). On occupa Sainte-Marie de Madagascar en 1821, et une expédition faite en octobre 1829 ouvrit les ports de l'île Tintinga et Tamatave à nos navires ; mais une famine empêcha de créer des établissements permanents. Le gouvernement ne chercha pas à compenser ses pertes coloniales par des conquêtes dans le Pacifique où il y avait des territoires vacants, et où la rivalité anglaise n'était pas encore à redouter. Les découvertes des voyageurs Louis de Freycinet (1817-1820), Duperré (1822-1825), Bougainville (1824-1829) n'agrandirent que notre domaine scientifique. Dumont d'Urville lui-même déconseilla de donner suite à l'intention qu'on eut un instant de s'installer en Nouvelle-Zélande. La conquête d'Alger et la résolution prise d'y rester ne profitèrent qu'aux successeurs des Bourbons.

On se faisait eu 1814 la même idée du gouvernement des colonies que sous l'ancienne monarchie et sous Napoléon. L'article 73 de la Charte : les colonies seront réglées par des lois et des règlements particuliers, signifiait que ces territoires étaient exclus du bénéfice de la Charte. Et, comme la distinction était difficile à faire entre les cas où une loi était nécessaire et ceux où un règlement suffisait, il arriva que, dans la pratique, on ne légiféra que sur les questions commerciales qui, seules, intéressaient la métropole : l'administration coloniale fut entièrement abandonnée aux bureaux du ministère de la Marine. Ils restaurèrent tout simplement les institutions dont ils avaient l'habitude. Avant 1789, c'étaient des agents directs du Roi qui exerçaient le pouvoir : un gouverneur, chef militaire et supérieur, et un intendant subordonné, chargé de l'administration civile, judiciaire et financière, appliquant les ordonnances du royaume et la coutume de Paris. La Révolution transforma les colonies en départements français et abolit l'esclavage ; mais Bonaparte rétablit l'esclavage, l'ancien gouverneur sous le nom de capitaine général et l'intendant sous le nom de préfet ; son unique création originale fut une magistrature indépendante. Son œuvre, un ancien régime perfectionné, interrompue par la guerre, fut continuée après 1814. Les gouverneurs et les intendants furent rétablis sous le nom de commissaires ordonnateurs, On se contenta d'adjoindre au gouverneur un conseil composé de fonctionnaires. La justice fut de nouveau confiée à une magistrature inamovible ; le système municipal français fut appliqué aux villes ; chaque colonie eut un comité consultatif choisi par le roi sur une liste de notables dressée par les liants fonctionnaires, et pourvu du droit d'entretenir un député à Paris (1816). Puis un remaniement eut lieu en 1825. Une commission du ministère de la Marine rédigea pour Une Bourbon une ordonnance qui fut ensuite appliquée aux autres colonies : le gouverneur fut assisté de deux conseils consultatifs, le Conseil privé, qui l'aida dans le gouvernement, et le Conseil général (douze membres nommés par le roi), chargé de donner son avis sur la situation générale de la colonie ; le ministre se réserva la nomination à tous les emplois importants. Le résultat fut de rattacher plus étroitement les services coloniaux à la métropole. Le gouvernement colonial fut, politiquement, l'ancien régime ; administrativement, la centralisation napoléonienne développée.

L'ancien régime économique fut également restauré. En 1814, comme sous Colbert, on pensait qu'une colonie est un établissement de culture ou de commerce fondé par l'État pour procurer à la métropole les produits qu'autrement elle serait obligée d'acheter à des étrangers. Les terres y sont mises en valeur par des esclaves noirs sous la direction de propriétaires blancs. Les rapports commerciaux avec la métropole sont réglés par le pacte colonial, autrement dit exclusif. Le pavillon national a le monopole des transports maritimes ; la métropole achète seule les produits coloniaux ; seule, elle fournit les colons des objets nécessaires à la vie. Ils ne fabriquent rien chez eux ; ils n'achètent ni ne vendent que chez elle. On a vu pourtant des atténuations à l'exclusif : un arrêt du Conseil a autorisé en 1784 un certain commerce de denrées alimentaires entre les colonies et l'étranger. Mais le principe est resté intact, même sous la Révolution et sous l'Empire. La Restauration lui rend toute sa vigueur, en l'adaptant aux circonstances nouvelles, issues de la guerre impériale.

Le blocus continental, ayant rompu les relations de la France avec ses colonies, les avait à peu près ruinées. Le sucre, leur principal produit, n'arrivait plus en France ; on l'y remplaça par du sucre de betterave qui revenait, à 12 francs le kilo. Mais la paix fit entrer en France du sucre étranger à 3 francs. Alors les colons réclamèrent les bénéfices du pacte colonial, c'est-à-dire un traitement douanier capable de leur assurer, contre la betterave métropolitaine et contre la concurrence étrangère, le monopole de l'alimentation française en sucre. De leur côté, les négociants des ports demandèrent qu'on assurât au commerce français le monopole de la vente des objets manufacturés et même des objets de consommation dans les colonies. Mais la demande des colons se heurtait aux intérêts du Trésor, qui s'opposaient à tout abaissement du tarit' sur l'entrée des sucres, établi en hâte par l'ordonnance du 23 avril. On se tira d'abord d'embarras (17 déc. 1814) en établissant un droit de 40 francs le quintal sur le sucre brut des colonies, et de 60 à 65 francs sur les sucres étrangers, suivant que la nationalité du navire importateur était française ou non ; et l'on prohiba le sucre raffiné. Mais la surtaxe des sucres étrangers n'assura pas un avantage suffisant aux colonies ; elles se plaignirent encore. La loi de finances du 28 avril 1816 porta à 125 francs la taxe du sucre étranger, de sorte qu'il disparut presque totalement du marché français. Sa part fut réduite à 2 millions et demi de kilos sur 50 millions de kilos consommés. Seul, le sucre de l'Inde, qui était anglais, resta taxé à 60 francs : on voulait encourager la marine marchande à pratiquer la grande navigation, et c'eût été la priver d'un important objet du trafic d'Extrême-Orient que de supprimer le transport du sucre de l'Inde. Les colons prétendirent encore que, malgré leur privilège, la concurrence de l'Inde les obligeait à vendre à un prix insuffisamment rémunérateur, la loi du 7 juin 1820 porta les droits sur le sucre de l'Inde à 95 francs, et releva de 5 à 10 francs le droit sur les autres sucres étrangers ; celle du 27 juillet 1822 les porta à 100 et 135 francs. Les colonies cessèrent alors de se plaindre.

La législation a accompli sa tâche, dit l'exposé des motifs de la loi de 1822, si son unique vue doit être de réserver aux sucres de nos colonies la préférence, ou, plus exactement, le monopole du marché de la France. Mais elle peut plus encore, et doit par conséquent ajouter à l'avantage déjà assuré à nos colonies d'approvisionner exclusivement le marché de la métropole, celui d'en obtenir un meilleur prix. Ainsi, les planteurs devinrent les fournisseurs privilégiés, même les seuls fournisseurs de la métropole. Le droit qui continua de frapper leurs produits — car, en même temps que le sucre, les épices, les bois de teinture, le quinquina, le cacao, le café furent soumis à une législation analogue — fut destiné uniquement à assurer une ressource au trésor ; il fut purement fiscal ; c'était comme un droit d'octroi, d'un octroi national Réciproquement, le marché colonial fut réservé aux importateurs français. Il y eut sans doute quelques atténuations dans la pratique ; on autorisa, en cas d'urgence, l'importation aux Antilles de farines américaines. Une ordonnance de 1826 permit l'entrée d'autres denrées, viande, bois, légumes, poissons secs ; mais ce fut un simple retour à la tolérance de 1784, et non un élargissement du système. Le principe subsista ; l'interdit fut maintenu sur les manufactures des colonies ; le raffinage du sucre y fut toujours prohibé ; les industries qui essayèrent de s'y installer furent fermées par l'autorité publique.

Ainsi fut restauré dans l'empire colonial français l'ancien régime économique.

 

III. — LES RÉSULTATS.

PROTECTEURS ou simplement fiscaux, les droits perçus pour satisfaire aux exigences protectionnistes des producteurs métropolitains et coloniaux offraient un même danger, qui était de compromettre le progrès du commerce extérieur. On pensa le sauver en l'encourageant, en le protégeant lui aussi, du moins dans la mesure où les intérêts qui y étaient engagés se montrèrent, par leur cohésion, capables de se défendre. Ainsi le commerce par voie de terre, qui était disséminé, qui n'occupait pas, comme le trafic maritime, une population groupée, fut rarement l'objet des préoccupations des pouvoirs publics ; ainsi encore, on ne s'arrêta pas aux protestations des départements de l'Est contre la prohibition des bestiaux : quand, en 1818, l'Alsace demanda qu'on restituât aux denrées coloniales importées de Hollande en Suisse la faculté de traverser son territoire de Strasbourg à Saint-Louis, la Chambre refusa, pour ne pas sacrifier nos ports à ceux de la Hollande ; il fallut, pour autoriser ce transit en 1819, que le gouvernement démontrât, après enquête, que les marchandises écartées de la rive française du Rhin prendraient la rive allemande ; encore la résistance fut-elle très acharnée, et la majorité faible. D'ailleurs, la plupart des départements frontières montrèrent plus d'empressement à élever les barrières qu'à les abaisser. An contraire, les ports de mer, dont l'activité était presque uniquement commerciale, furent pourvus de privilèges. Ils eurent le monopole de l'importation des denrées coloniales. Toutes les lois de douanes stipulèrent un léger abaissement de tarif pour les marchandises importées sur navires français. Marseille fut l'objet d'avantages particuliers : la franchise du port, création de Colbert, fut rétablie par la loi du 16 décembre 1814, pour contrebalancer les franchises analogues rétablies à Gènes, Livourne et Trieste. Mais les Marseillais ne virent pas d'avantages à la liberté du commerce avec l'étranger qui leur valait d'être séparés par une barrière douanière du territoire national. Le port franc fut aboli en 1817 et remplacé par d'autres privilèges : la faculté de transit donnée à toutes les marchandises non prohibées, un entrepôt où toutes les marchandises même prohibées étaient admises, l'autorisation de réexporter les marchandises étrangères sur des navires d'un tonnage inférieur au tonnage exigé par les règlements, une prime à l'exportation des savons fabriqués à Marseille avec des matières étrangères.

Ainsi les commerçants des ports obtinrent des privilèges, de même que les manufacturiers avaient obtenu des primes à la sortie. Ce système de compensations maintint quelque temps l'équilibre toujours instable des intérêts divergents. Mais un jour vint où, après avoir obtenu tout ce qu'ils demandaient, les intéressés s'aperçurent que les résultats n'étaient pas ceux qu'ils avaient attendus.

Lors de la discussion de la loi de 1822, le directeur général des Douanes, Saint-Cricq, déclara que la doctrine du gouvernement était qu'il fallait acheter aux autres le moins possible et leur vendre le plus possible. La naïveté anachronique de ce propos ne fut pas relevée : les nations qui achètent sans rien vendre et qui payent ne se rencontrent guère. On eut aussi l'illusion que les voisins de la France accepteraient sans répliquer la quasi-interdiction dont elle frappait leurs marchandises. Or, les représailles ne se firent pas attendre. A la surtaxe imposée aux produits importés sous pavillon étranger, les États-Unis répondirent en frappant les navires français d'un droit de 10 dollars par tonne (1820) ; le gouvernement français ayant riposté par une taxe de 90 francs, l'importation du coton se trouva entravée ; il fallut négocier ; un droit uniforme de 20 francs fut perçu par les deux pays (1822). L'Angleterre obtint le même régime. La Suède, dont les fers étaient écartés, établit un droit de 200 francs par barrique de vin ; le royaume des Pays-Bas, frappé dans son exportation de bestiaux, de houblons et de produits fabriqués, prohiba nos tissus de laine, mit un droit de 100 p. 100 sur nos faïences et nos poteries, et interdit l'entrée par terre des vins français (1823). La Russie, les États allemands limitrophes prirent des mesures analogues. L'Espagne répondit aux droits sur les laines par des droits prohibitifs contre les produits français manufacturés.

Il est difficile d'apprécier dans quelle mesure cette guerre économique paralysa nos transactions avec l'étranger. Le chiffre de nos échanges ne pourrait être évalué avec quelque précision que si nous possédions des statistiques correctes d'entrée et de sortie et des données sur la contrebande. Mais les unes et les autres manquent, et l'histoire de la contrebande n'est pas faite ; on peut seulement présumer que le bénéfice qu'il y avait à échapper à la douane était assez grand pour multiplier les fraudeurs. Un mémoire des filateurs et manufacturiers de Lille (24 février 1820) estime que sur 100.000 pièces de nankin, il n'en est pas 2.000 qui acquittent les droits. Ils exagèrent probablement, comme il est d'usage dans les plaintes de ce genre ; mais le souci croissant de la répression, les mesures draconiennes prises pour lutter contre la fraude attestent assez son organisation et ses succès. Les contrebandiers en groupes furent justiciables des Cours prévôtales ; la recherche de certains produits prohibés, cotons filés, tissus de coton et de laine, fut autorisée dans tout le royaume et non pas seulement dans la zone douanière, c'était donner aux agents (les douanes le droit de visite domiciliaire, de perquisition et de saisie, c'était mettre les commerçants et confectionneurs dans l'obligation de justifier à tout instant l'origine nationale de leurs marchandises. Et pourtant, la fraude semble, dans certains cas, un correctif si légitime à la prohibition que le gouvernement lui-même lui accorde parfois, sinon sa protection, au moins son indulgence. Le cas le plus significatif est celui des filés de coton étrangers. Ils sont interdits ; mais les manufactures françaises ne peuvent guère produire de fils d'une finesse supérieure au numéro 60, et ces fils plus fins sont indispensables à la fabrication des percales, des mousselines et des tulles. Il y a donc des industries qui ne peuvent vivre que de produits prohibés ; elles sont nombreuses : des villes entières, comme Tarare, ne travaillent guère que grâce à la contrebande. Il faut donc que la rigueur de la loi de 1816 ait fléchi pour elles. En effet, tandis qu'ils peuvent rechercher par tout le territoire les produits prohibés, les douaniers s'arrêtent spontanément à la porte des fabricants de mousseline. Les filés étrangers ne courent ainsi le risque de la saisie que depuis la frontière jusqu'à l'usine. Ce risque étant variable selon la distance à parcourir, selon les difficultés de la route, et selon l'efficacité également variable de la surveillance, la prime aux entrepreneurs de contrebande est tantôt de 20, tantôt de 40 et de 50 p. 100. Tous les cotonniers savent le cours des primes d'importation des filés de coton prohibés. Voilà, pour n'en pas citer d'autres, un élément important du commerce extérieur qui échappe officiellement à tout contrôle. Mais que dire et que penser de ceux qui figurent aux statistiques officielles ?

Ces statistiques sont de plusieurs sortes : les unes émanent d'un bureau du ministère de l'Intérieur, dit de la Balance du commerce ; les autres (publiées à partir de 1818) de l'administration des Douanes. Leur désaccord est constant. Si la douane accuse pour 1820 un excédent total d'exportations de 92 millions, le bureau de la Balance le réduit à 13 ; l'écart, pour 1821, est encore de 29 millions. Le bénéfice en exportations de soieries (déduction faite des importations et, des matières premières) est évalué en 1824 par la Douane à 88 millions, par la Balance à 44. Les causes de cette divergence échappent. Est-ce pour les deux services une manière de justifier leur existence concurrente ? On ne sait rien en tout cas des procédés qu'emploie le bureau de la Balance pour établir ses chiffres ; et ce qu'on aperçoit des procédés de la Douane suffit à détruire toute la confiance qu'on serait tenté de leur accorder.

Sa méthode est, en effet, singulière. La Douane ignore le prix des marchandises qu'elle vérifie, et ne cherche pas à le savoir. Comme, pourtant, elle veut leur en attribuer un, ce ne peut être qu'une valeur théorique, algébrique en quelque sorte, qui, sans renseigner sur la valeur réelle, permettra de fonder, d'une année à l'autre, des comparaisons utiles. La douane procède ainsi en Angleterre : les importations y sont évaluées d'après un tarif des valeurs qui remonte à 1696 ; ses chiffres sont évidemment très éloignés des prix réels de 1815 ou de 1820 ; mais la différence est fixe entre les prix réels et les chiffres de la douane anglaise. La Douane française, elle, n'a pas de tarif des valeurs ; et elle prétend, malgré son ignorance, donner la valeur vraie des objets. Pour les objets importés, elle la calcule d'après le prix qu'elle dit être payé dans le lieu d'achat ; elle ne tient compte ni du bénéfice du vendeur, ni des frais de transport, ni du bénéfice de l'acheteur qui revendra à son tour, de sorte qu'on n'a pas la moindre idée du prix réel payé par le client français : par exemple, si l'indigo, qui vaut 9 francs au lieu d'origine, et 15 francs à Marseille, est coté 9 francs par la Douane, il est clair que la valeur des importations se trouvera, sur cet article, réduite de 40 p. 100. A l'exportation, la Douane pourrait demander une déclaration ; elle préfère s'efforcer d'établir un prix réel moyen ; ce prix, assez facile à établir pour des produits naturels dont les cours sont connus et les qualités peu variées, ne l'est plus quand il s'agit d'objets manufacturés, dont les formes, les qualités sont infiniment nombreuses. Les calculs de la Douane pour établir le prix moyen d'un kilo de porcelaine ou d'un kilo d'armes de chasse sont aussi inutiles qu'extravagants. Et ces chiffres ont encore une autre infirmité, plus surprenante. Ils ne l'ont pas la distinction, si nécessaire cependant, entre le commerce général et le commerce spécial. C'est en 1826 seulement, qu'à la suite de protestations, la Douane se résigne à séparer les marchandises françaises vendues ou achetées à l'étranger de celles qui ne font que traverser le territoire.

Tant de fantaisies et de négligences seraient inexplicables — et il eût suffi de les signaler sans les décrire — si elles ne donnaient à craindre qu'elles n'aient servi à dissimuler quelque mauvaise foi. La statistique douanière est mise au service de la politique, on attend d'elle qu'elle fasse ressortir des excédents d'exportation. C'est le directeur général des Douanes qui défend à la tribune le système protecteur ; c'est sur ses chiffres qu'on discute ; c'est sur sa parole que l'on vote. Il est le seul qui puisse affirmer que, grâce au système, la France s'enrichit ; car on ne demande qu'une preuve de la richesse du pays, la preuve décisive, irrésistible : la balance du commerce est-elle en sa faveur ? Or, elle l'est toujours ; donc, la Restauration est un bon gouvernement. En 1813, l'excédent d'exportations est de 200 millions, en 1817 de 33, en 1818 de 92, en 1819 de 107, en 1820 de 91. En 1821, il n'est plus que de 10 millions, la balance du commerce deviendrait-elle hostile au système en 1821 ? Sans doute. C'est l'année où propriétaires et industriels réclament un relèvement de tarifs, il faut leur fournir un argument : la statistique de 1822 est encore plus mauvaise ; elle accuse un excédent de 41 millions d'importations. Mais le tarif réparateur est voté ; sous son influence bienfaisante, en 1823, les exportations se relèvent brusquement et dépassent de 29 millions les importations. En 1824, nouvelles réclamations protectionnistes : la Douane accuse aussitôt une perte de 14 millions. Ainsi la statistique opportune sert les intérêts du travail national.

Mais quelques mai intentionnés protestent, et accusent la Douane de prêter aux choses des valeurs arbitraires auxquelles on ne peut se fier. On leur donne satisfaction, en établissant eu 1826 un tarif fixe des valeurs. La réforme n'aboutit qu'à faire mieux ressortir l'excellence du système. Le commerce de 1825, évalué par l'ancien procédé, donnait 473 millions à l'importation et 479 à l'exportation ; avec le nouveau, c'est pour 406 millions qu'on achète à l'étranger et pour 543 millions qu'on lui vend. Et pourtant, dans la nouvelle évanation, la somme totale des achats et des ventes est inférieure à la première de 5 millions Ainsi, avec un moindre mouvement d'échanges, la France a réalisé un bénéfice 34 fois plus grand. Dès lors, la prospérité ne se dément plus. En 1826, la France vend pour 461 millions contre 436, en 1827, 506 contre 414 ; en 1828, 511 contre 453 ; en 1829, 504 contre 483. Le rapporteur du budget des recettes, Humann, signale avec satisfaction (30 mai 1829) la prospérité d'un pays qui a vu passer, de 1815 à 1828, ses achats de 198 millions à 453 et ses ventes de 397 à 511.

On partagerait volontiers l'optimisme de la Douane, si elle ne fournissait pas elle-même, mais ailleurs que dans ses statistiques, les chiffres propres à la mettre en défaut. Si les importations et les exportations sont en hausse constante, ses recettes doivent suivre la même progression, et même, le tarif des droits à l'importation ayant été prodigieusement accru, une progression bien plus rapide. Or, les recettes varient peu : la Douane encaisse 70 millions en 1820, 69 en 1821, 78 en 1822, 70 en 1823 ; sa recette la plus élevée est de 104 millions en 1828. C'est une trentaine de millions de plus-value. Sur ce chiffre, une vingtaine est due à la seule augmentation de l'entrée des sucres coloniaux, dont la production a passé de 40.000 tonnes (1820) à 71.000 (1828), et qui figurent pour 5 millions dans la recette totale de 1828 ; le reste peut, sans inconvénient, être attribué à l'énorme augmentation du tarif. De même, la taxe de navigation reste stationnaire malgré l'accroissement de son taux : elle est de 2.844.000 francs en 1816 et de 2.972.000 en 1829. — Les recettes de l'exportation sont plus inquiétantes encore. La douane ne perçoit à la sortie que des droits de balance ; mais ils donnent un élément d'appréciation. Or, de 1821 à 1829, ils décroissent constamment : de 2.671.202 francs, ils tombent à 1.394.613 francs. Ajoutez que le cours des changes sur l'étranger indique que, dans les liquidations internationales, la France doit payer une différence. On peut donc croire, sans grand risque d'erreur, malgré les statistiques officielles, que, de 18114 à 1829, l'importation en France reste à peu près stationnaire et que l'exportation diminue.

Aurait-on, d'ailleurs, quelque répugnance à tenir pour négligeables les chiffres optimistes de la statistique, que la déception et la plainte de tous ceux dont le régime est chargé de faire le bonheur suffirait à dissiper tout scrupule. Une crise survenue en 1826 provoque contre le système la colère des industriels, des commerçants, des agriculteurs et des simples consommateurs, c'est-à-dire de ses bénéficiaires comme de ses victimes. Sans doute, ils ne sont aucunement d'accord sur la réforme à accomplir, chacun désirant, comme vendeur le monopole, et comme acheteur la liberté. Mais leurs prétentions contradictoires fournissent au libre-échangisme, qui n'est encore qu'une théorie, assez de recrues pour le constituer en un parti.

 

IV. — FORMATION D'UN PARTI LIBRE-ÉCHANGISTE.

UN arrêt brusque des affaires se produisit en 1826 à la suite d'une crise du commerce anglais. Sa prospérité croissait depuis 1822 ; l'argent affluait en Angleterre au point que le gouvernement put convertir le 5 p. 100 en 4 et demi, le 4 en 3 et demi, et que le 3 p. 100 monta jusqu'au cours invraisemblable de 96 francs. 270 compagnies se fondèrent, représentant un capital de près de 3 milliards. Des affaires considérables furent nouées avec les républiques nouvelles d'Amérique, que le gouvernement anglais avait été le premier à reconnaître. Mais le chiffre des négociations fut bientôt supérieur aux disponibilités réelles de capitaux. Le change devint défavorable ; l'or anglais sortit ; la réserve de la Banque diminua. Ce fut une panique : les banques privées, incapables de satisfaire à leurs engagements à vue, sombrèrent, entraînant dans leur chute la faillite de 7.000 maisons. Ce désastre, en restreignant subitement le pouvoir d'achat du marché anglais, frappa tous les marchés du continent ; la France, dont l'Angleterre était le meilleur client, fut le plus fortement touchée. Les affaires ne vont plus, dit-on de toutes parts : les producteurs de toute catégorie se plaignent de ne plus vendre ; il y a surproduction, disent-ils, et manque de débouchés. Ils sont, en réalité, victimes d'un accident momentané, qui, en ruinant certaines entreprises, provoque, avec le discrédit d'une foule d'autres, une diminution générale de la confiance et de la dépense, une baisse de la richesse publique. Mais cet accident, qui n'est pas une conséquence directe du régime économique, est le point de départ d'une critique approfondie de ce régime par ceux-là mêmes qui l'ont réclamé et prôné comme le vœu national.

Le mouvement de protestation commence par une pétition des viticulteurs de la Gironde, suivis de ceux de la Lorraine, de l'Alsace, de la Bourgogne, de la Touraine, du Languedoc, du Roussillon. Ils n'exportent plus assez, et ils en accusent les droits sur les fers, qui ont provoqué les représailles douanières des pays acheteurs de nos vins. Les vins français paient en Angleterre plus que tous les autres vins du monde, près de 2 francs par litre ; en Suède et en Russie, le tarif appliqué aux vins français serait abaissé, si ces pays trouvaient dans leurs fers un objet d'échange.

Après les producteurs de vin, voici les consommateurs de fer, qui protestent contre le tribut prélevé sur toutes les industries par les hauts fourneaux et par les feux d'affinerie. C'est 30 millions par an que l'industrie française paye aux martres de forges, le fer français revenant, prix moyen, à 48 francs, quand le fer anglais, rendu aux ports français, vaut 22 francs. La fonte se paie 13 francs en Angleterre et 32 francs à Paris ; de sorte qu'une machine à vapeur de 30 chevaux conte 45 à 50.000 francs en France. 30 à 32.000 francs en Angleterre. Tout le monde en souffre, depuis le gros usinier jusqu'au paysan qui achète une faux ou une charrue.

Les maîtres de forges ripostent qu'ils souffrent, eux aussi. L'appât des gros bénéfices assurés par les droits protecteurs a attiré vers l'industrie du fer des capitaux considérables — 30 millions depuis 1820 — qu'il faut rémunérer ; les profits sont réduits par la concurrence qui les égalise. Quand les consommateurs de fer parlent d'un sacrifice de 30 millions, ils ne tiennent pas compte de la plus-value du bois et de la houille. Elle est de 15.750.000 francs sur le bois, de 28 750.000 francs sur la houille depuis la loi de 1822. Même à Saint-Étienne, où le minerai se traite entièrement à la houille, la dépense de combustible est de 130 francs pour une tonne de fonte, tandis qu'elle n'est que de 65 francs en Angleterre. En réalité, la protection a assuré uniquement le profit des propriétaires de mines et de forêts.

Le pacte colonial est attaqué à son tour, et par ceux-là mêmes, colons ou métropolitains, pour qui il est fait. La législation des sucres n'a pas prévu qu'à l'abri des hauts prix de vente assurés par le tarif, l'industrie betteravière renaitrait. Crespel-Dellisle, à Arras, l'a sauvée de la ruine de 1814. Son usine, probablement unique en France à cette date, sert à d'autres de modèle et d'exemple, En 1827, 101 fabriques de sucre français donnent une production de 5 millions de kilos. Les raffineurs ayant obtenu — comme les drapiers — une prime de sortie de 90 francs par quintal, il arrive que les fabricants de sucre de betterave, qui n'ont pas payé de droit à l'entrée, exportent toute leur fabrication et touchent la prime. Voilà une loi faite dans l'intérêt des planteurs et des raffineurs, et qui favorise leurs- concurrents. Les raffineurs, qui ne peuvent réexporter que lorsque le cours est inférieur à 73 francs, partent alors en guerre contre le monopole des colonies ; si le sucre brut étranger payait le même droit que le colonial, les cours baisseraient, et leurs affaires seraient meilleures. En 1828, 71.600.000 kilos de sucres coloniaux sont entrés au prix de 76.226.800 francs ; la même quantité au prix du sucre étranger aurait coûté 54.810.800 francs ; l'économie eût été de 21.416.000 francs. Et le consommateur s'en fia bien trouvé. Depuis la surtaxe de 1822, les Antilles ont renoncé à toutes les autres cultures, café, coton, indigo, cacao ; on a planté la canne à sucre dans toutes les terres disponibles, si médiocres fussent-elles, de sorte que la Guadeloupe, qui produisait 16 millions de kilos en 1817, en donne 34 en 1826 Mais le sucre des Antilles est mauvais, inférieur à celui de l'Inde, de Porto-Rico, et la consommation française reste la plus faible de l'Europe, 4 livres par tête, au lieu de 14 en Angleterre, 22 aux Pays-Bas.

Les commerçants des ports se déclarent encore plus durement lésés. Bordeaux, Nantes, le Havre, Marseille végètent. Le mouvement total du tonnage, non compris pèche et cabotage, oscille entre 740.000 et 785.000 tonnes (1824-1827) ; le nombre des navires français qui fréquentent ces ports, malgré les surtaxes de pavillon, n'atteint pas la moitié du nombre total des navires (3.450 sur 8.000). Pourquoi cette stagnation en regard de l'accroissement énorme des ports anglais ? C'est encore le régime colonial qui a tort. Si l'on achetait du sucre à l'Amérique, à l'Inde, on aurait un fret de retour ; mais l'obligation de revenir sur lest ruine la navigation marchande. Pourtant des négociants bordelais ont essayé d'étendre leurs affaires en Extrême-Orient, en Indochine, en Chine, au Japon ; on leur a même accordé une réduction de 50 p. 100 sur les droits de douanes pour les produits, sauf les tissus, les cafés et les sucres, qu'ils en rapporteraient. Mais la France n'a dans ces pays ni établissement permanent, ni représentants. Ce que voudraient les armateurs, c'est commercer avec la Nouvelle Amérique, avec ces républiques émancipées du joug de l'Espagne, dont les habitants ont besoin de tout, et où les Anglais font de si grandes affaires. Si le gouvernement s'obstine à ne pas les reconnaître, et conserve au roi d'Espagne une protection qui coûte déjà si cher, que du moins il permette à la France, en abaissant les tarifs sur les produits de ces pays, d'y vendre les siens. Sans doute, mais les produits du Brésil sont analogues à ceux de nos Antilles ; ce serait porter atteinte au pacte colonial. Qu'importe ! car il n'est pas démontré que les Antilles eussent à en souffrir. Les Antilles ne sont plus, disait déjà le général Foy dans la discussion de 1822, ni les jardins, ni les fiefs de l'Europe. C'est une illusion de notre jeunesse à laquelle il faut renoncer. La nature les a placées sur les rivages de l'Amérique ; avec l'Amérique est leur avenir. En voulant protéger en même temps les commerçants métropolitains et les colons, le gouvernement s'entête dans une tâche impossible. Et le gouvernement le sait bien : il n'y a pas réciprocité vraie dans le pacte colonial, l'exclusif est au seul profit des colons ; les sacrifices qu'on leur a consentis pour leur assurer le monopole du marché français ne correspondent à aucun bénéfice appréciable pour l'industrie française. Nos colonies ne nous demandent que les produits qu'elles ne trouvent pas ailleurs ; la fraude d'importation y est énorme, et la douane se déclare impuissante à la combattre. Il arrive que les planteurs des Antilles achètent du sucre à leurs voisins de la Jamaïque et de Cuba pour l'envoyer en France !

Ces plaintes confuses, où se mêlent tant d'intérêts contraires, où la politique même a sa place, ne trouvent pas tout d'abord une expression claire. Certains disent depuis longtemps l'absurdité d'un régime qui ne contente personne. Laisné de Villevêque, raffineur d'Orléans et colonial avisé, déclare en 1821, à propos du budget des colonies, que l'ancien système des métropoles pour régir leurs colonies, que l'ancien système colonial enfin, ne peuvent plus dorénavant subsister avec leur désordre et leurs abus, dans leur inflexible immobilité. Alexandre de Laborde, dans la discussion de la loi douanière de 1822, a précisé la critique :

Dans le système actuel, ce ne sont point les colonies qui appartiennent à la métropole, c'est la métropole qui parait être dans la dépendance des colonies ; ce ne sont point 20.000 habitants qui s'approvisionnent chez la puissance qui les protège, c'est cette puissance qui renonce à l'avantage de tous les autres marchés pour ne consommer que les produits de ces 20.000 habitants, et les payer un tiers en sus de ce qu'ils lui conteraient ailleurs.

De tels propos mettent en question, non seulement le pacte colonial, mais encore tout le système prohibitif. Personne, cependant, dans le tumulte des récriminations, n'exprime encore la critique décisive de cette méthode d'économie politique. On n'ose pas encore affirmer que la prétention qu'ont les pouvoirs publics d'évaluer le prix rémunérateur, le profit raisonnable auquel peut légitimement prétendre un industriel, un producteur, a abouti à un échec : on n'aperçoit que le conflit des intérêts irrités. Si les cotonniers s'élèvent contre les métallurgistes, ils ne souffrent pas qu'on parle de supprimer la prohibition des filés et des tissus, contre laquelle protestent les tullistes ; si les drapiers en laine réclament le droit d'acheter des laines fines de toute provenance, les propriétaires de troupeaux protestent contre toute diminution du droit de 33 p. 100. Si les viticulteurs prônent la liberté du commerce, les agriculteurs veulent vendre leurs céréales sans concurrents. La Chambre de commerce de Lyon dresse un réquisitoire contre les droits sur les cocons et les soies grèges. et se plaint que les fabricants soient à la merci des variations énormes des prix imposés par les sériciculteurs français ; elle reproche au régime d'avoir développé en Angleterre une production de soieries qui occupe 90.000 métiers, qui lui fait concurrence pour l'achat des soies grèges d'Italie et d'Orient ; mais elle ne compte pas à renoncer pour son compte aux bénéfices de la prohibition des étoffes étrangères. Ainsi les contradictions, les antagonismes réapparaissent. Un instant coalisés pour le partage du butin à prélever surie consommateur, les intérêts se retrouvent, après leur victoire, divisés, hostiles et déçus.

Le gouvernement s'émut. Un ministère spécial du Commerce et des Manufactures fut créé en 1828. On y vit l'annonce d'une grande réforme. Une commission d'enquête fut chargée de réviser la législation commerciale. Elle interrogea les représentants des intérêts hostiles, maîtres de forges, commerçants des ports, mécaniciens, quincailliers, viticulteurs, sucriers des colonies, betteraviers. raffineurs. Cependant, les industriels du coton organisaient de leur côté une enquête analogue. Des particuliers qualifiés intervinrent dans le débat. Les Chambres de commerce rédigèrent des mémoires. Et tout ce travail aboutit à constater qu'il était dangereux de toucher au système. Deux rapporteurs, Pasquier et d'Argoùt, résumèrent l'enquête : Vivant de fait sous le régime de la protection du travail, il est superflu d'en discuter le principe, déclara Pasquier. Comment la commission aurait-elle proposé une mesure qui n'eût été l'expression d'aucun vœu ? Elle a donc été d'avis, à l'unanimité, que le système ne devait pas être abandonné, déclara d'Argoùt : il s'est créé, à l'abri de la... protection, de nouveaux intérêts, et par conséquent de nouveaux droits l'ébranlement du régime peut détruire des industries qu'il a suscitées. Sans doute, il pourrait suffire à l'intérêt général qu'à côté de l'industrie qui tomberait, il s'en élevait une également profitable ; mais, envers l'entrepreneur, cette compensation n'est pas admissible ; le seul fait de l'existence de son établissement en constitue un droit. La commission proposa cependant, pour dissimuler sa faillite, quelques réductions sur l'entrée des sucres, des soies, de la fonte et des fers. Le gouvernement, plus timide encore, déposa un projet (21 mai 1829) qui réduisait seulement le droit sur les fers. Il ne fut pas discuté. On ne pouvait évidemment toucher an régime prohibitif, tant que le pouvoir politique était aux mains des grands industriels et des grands propriétaires.

Pourtant, ils n'étaient plus d'accord, et c'était un résultat. La coalition qu'ils avaient nouée survivait péniblement à leurs antagonismes, et surtout au malaise que tous éprouvaient. A la faveur de la lutte qui divisait les bénéficiaires du système, l'opinion publique s'était émue. Les résultats matériels du système apparaissaient déplorables, et la foi dans son principe fut ébranlée par l'atteinte qu'il reçut en Angleterre dans le même temps.

Les Anglais, en effet, qui avaient inventé la prohibition des céréales (1815) pour assurer aux propriétaires fonciers le monopole du marché et la prépondérance politique, commençaient alors à en redouter les inconvénients. Le bill présenté par Canning pour substituer l'échelle mobile à la prohibition, voté par la Chambre des communes (1827), n'échoua que contre une faible majorité à la Chambre des lords. Mais la réforme du régime douanier, proposée par Huskisson, avait eu un plein succès : depuis 1823, les Anglais consentaient l'égalité du traitement aux pays qui acceptaient pour leurs navires le tarif appliqué par eux-mêmes aux navires étrangers ; elle avait signé des traités de commerce avec la Prusse, la Suède, le Danemark, les Villes hanséatiques ; l'exportation des laines anglaises fut autorisée en 1824 ; la loi qui défendait aux ouvriers de quitter l'Angleterre fut abolie ; les soieries étrangères furent admises ; moyennant un droit de 30 p. 100. Huskisson proposa en 1825 d'abolir toutes les prohibitions, et d'y substituer des droits qui ne dépasseraient jamais ce taux. La Chambre des communes approuva les vues qu'il résumait ainsi : Les prohibitions ne sont qu'une prime à la médiocrité... elles condamnent la société à souffrir, pour le prix comme pour la qualité, tous les inconvénients du monopole, sauf le remède déplorable qu'apporte l'odieuse industrie du contrebandier.

Cet exemple toucha l'opinion française an moment même où éclatait l'échec de toutes les espérances politiques et sociales qu'on avait fondées sur la prohibition. La féodalité agricole ne se reconstituait pas ; les tentatives de la droite pour lui créer un droit civil privilégié restaient vaines. Le système prohibitif, qui était le soutien de cette politique, en partagea le discrédit. Les élections de 1827, qui renversèrent Villèle, les compromirent tous deux. L'adresse de la Chambre nouvelle attaqua aussi vivement l'un que l'antre. Elle tint, sans scandale, des propos libre-échangistes : Le premier besoin du commerce et de l'industrie est la liberté. Tout ce qui gène sans nécessité la facilité de nos relations porte au commerce un préjudice dont le contre-coup se fait sentir aux intérêts les plus éloignés.

Cette grande agitation sans résultats pratiques avait du moins créé un mouvement d'idées. Un parti libre-échangiste se forma, qui railla les erreurs protectionnistes. Un économiste, professeur au Conservatoire des Arts et Métiers, Charles Dupin, lut à l'École spéciale de Commerce, en séance solennelle, le 13 juillet 1827, un discours qui fut un manifeste :

Les hommes qui font profession de donner au commerce des théories... ont conclu de leur observation que le commerce doit tendre vers un nouveau but... acheter le moins et vendre le plus possible. Si cette idée avait pu tout à coup prendre racine dans toutes les cupidités des peuples et des gouvernements, on aurait vu les diverses nations du globe déclarer solennellement qu'elles étaient décidées à vendre toujours sans jamais acheter.... Aussitôt que la balance du commerce eut été définie et proclamée chose prospère aux États, les administrateurs demandèrent à leurs calculateurs commerciaux les calculs rigoureux qui fissent connaitre au juste cette balance. Ils furent servis à souhait, et chacun d'eux parvint cet admirable résultat que la totalité des ventes surpassait de beaucoup hi totalité des achats. Ainsi, l'or et l'argent qui payaient toutes ces balances favorables, affluaient partout sans venir de nulle part. C'était le beau idéal de la création des richesses.

D'autres relevèrent avec ironie la prétention que le gouvernement avait affichée en 1828, d'encourager par des prohibitions toutes les exportations de notre sol. C'est, écrivait en le directeur de l'Imprimerie royale, Anisson-Duperron, encourager les exportations de nos produits par l'exclusion de ceux qu'on nous offre en échange.

La Douane déconcertée n'osa plus prendre la responsabilité de ses chiffres éloquents. L'excédent d'exportations dont elle faisait si grand état, elle-même le traita, dans l'Avertissement de la Statistique pour l'année 1827, avec un grand dédain ; elle prévint le public de n'accepter ses chiffres que pour ce qu'ils valaient. La Douane n'a plus la prétention de présenter une balance vraie du commerce ; si elle a fait ressortir presque toujours un excédent d'exportations, cet excédent, dit-elle, lorsqu'il existe, ne peut s'apprécier qu'avec la connaissance des conditions auxquelles on a vendu et acheté ; et cette connaissance, l'état des douanes ne peut pas la donner.

Enfin, quelques vues pratiques se produisirent, qui rallièrent tout, le monde. Si l'on ne pouvait rien changer aux relations extérieures, on pouvait du moins tenter d'améliorer les conditions de l'échange et de la production à l'intérieur. Protectionnistes et libre-échangistes réclamèrent des routes, des canaux, des chemins à rainures, des entrepôts à l'intérieur, qui rapprocheraient les matières premières des fabricants, un régime plus large de l'association commerciale et financière, un enseignement primaire et un enseignement technique qui fissent des ouvriers meilleurs à la terre et à l'industrie.

 

 

 



[1] La 1re zone comprit tous les départements frontières, de la Gironde à la Haute-Garonne, des Pyrénées-Orientales au Doubs ; la 2e comprit le Haut et le Bas-Rhin, le Nord, Pas-de-Calais, Seine-Inférieure, Eure, Calvados, Loire-Inférieure, Vendée, Charente-Inférieure ; la 3e comprit la Moselle, Meuse, Ardennes, Aisne, Manche, Ille-et-Vilaine, Côtes-du-Nord, Finistère, Morbihan.