HISTOIRE DE FRANCE CONTEMPORAINE

 

LIVRE IV. — LE SYSTÈME CONTINENTAL.

CHAPITRE II. — LA FIN DU RÈGNE.

 

 

I. — LE MARIAGE AUTRICHIEN.

DEPUIS qu'il est arrivé au pouvoir, Napoléon a toujours tourné dans le même cercle : faire la paix, profiter de la paix pour accroître son gain, et provoquer ainsi une nouvelle guerre. A ce jeu, il a diminué sa force et accru ses violences, car, même pour lui, la modération est l'indice de la vraie puissance. Ainsi les paix successives, qui ont toutes traité l'Autriche en ennemie, sont de moins en moins modérées, en raison même des difficultés grandissantes, et par conséquent de moins en moins durables. Elles ont établi autour de la France une fédération de républiques, transformées toutes (sauf la Suisse) en royaumes et, principautés qui sont attribués, autant que possible, aux membres de la famille impériale. Jusqu'en 1807, Napoléon a constamment réussi. En 1808 et 1809, sa fortune est étale. Le régime a donné son plein rendement, une orientation nouvelle paraît nécessaire. De même que le Consulat a vie a succédé au Consulat à temps, et l'Empire au Consulat à vie, de même le système dynastique et annexionniste va remplacer le système fédératif et familial. La pensée napoléonienne, en perpétuel mouvement, se hausse toujours plus haut, dans l'obsédante recherche du définitif, qui est inaccessible. L'héritier des anciens rois se substitue au successeur de Charlemagne dans une France dilatée sur tout le continent.

Il est possible que la mort de Napoléon-Charles, le fils de Louis et d'Hortense (5 mai 1807), ait été la cause occasionnelle du changement des idées chez l'Empereur. L'enfant, âgé de cinq ans, était considéré comme l'héritier présomptif. Des nombreuses femmes qu'il a connues (on en compte une douzaine depuis son arrivée au pouvoir), Napoléon aurait eu deux bâtards (1802 et 1804), dont il n'était pas sir qu'il fût le père, mais la naissance d'un nouveau bâtard (1806, mort en 1881), dont la filiation ne paraissait pas douteuse, a pu lui donner le désir d'une descendance légitime, si tant est qu'il eût jamais hésité sur sa capacité de procréation. Des la fin de 1807, il songea à répudier Joséphine, et Fouché aurait, au témoignage de Mollien, avancé les choses au point de provoquer Joséphine à en faire elle-même la proposition, comme celle d'un sacrifice qu'elle devait à la France. Une liste fut dressée des princesses alors disponibles en Europe. On en comptait 18, de treize ans (Anne, sœur du tsar) à vingt-neuf ans (une Saxe-Cobourg), catholiques et luthériennes, grecques et réformées, 9 Allemandes, 3 Danoises, 2 Autrichiennes. 2 Russes, 1 Espagnole et 1 Portugaise. Napoléon jugea le projet prématuré. Anne, qui aurait eu ses préférences, au lendemain de Tilsit, était vraiment bien jeune. Un an plus tard, à Erfurt, il s'en ouvrit à Alexandre, qui répondit dilatoirement. Mais, à l'issue de la campagne d'Autriche, son parti était pris. Un soir, aux Tuileries, seul avec Joséphine, il lui parla de sa détermination (30 novembre 1809). Joséphine s'y attendait. Mais elle eut une crise de nerfs et fit mine de s'évanouir. Napoléon, très ému, les larmes aux yeux, fit entrer Bausset, le préfet du palais, qui soutint l'impératrice. Vous me serrez trop fort, lui dit-elle à mi-voix. Je vis alors, raconte Bausset, que je n'avais rien à craindre pour sa santé et qu'elle n'avait pas perdu connaissance un seul instant. Les rois de Saxe et de Wurtemberg se trouvaient à Paris ; mais Napoléon manda sa famille : LL. MM. les rois de Hollande, de Westphalie et de Naples, S. A. I. le prince vice-roi (Eugène), les reines d'Espagne, de Naples, de Hollande, Madame (Mère), S. A. S. la princesse Pauline, tous les Bonaparte, sauf Lucien, mésallié, Joseph et Elisa. Un Conseil privé rédigea l'acte de dissolution du mariage par consentement mutuel ; l'archi-chancelier Cambacérès, faisant fonction d'officier de l'état civil, l'enregistra devant l'assemblée de la famille (15 décembre 1809), et le Sénat le consacra en un sénatus-consulte voté à la majorité de 76 voix contre 7 opposants et 4 abstentions (16 décembre).

L'article 277 du code civil porte que le divorce par consentement mutuel ne pourra être admis lorsque la femme aura quarante-cinq ans. Joséphine avait plus de quarante-six ans. Il est vrai qu'en se mariant. en 1796, elle s'était rajeunie de quatre ans dans sa déclaration à l'état civil. Mais la dissolution de son mariage n'était pas un divorce au sens juridique du mot. Les règles du droit civil n'étaient pas applicables dans l'espèce. Sans doute, l'article 7 du statut de la famille impériale (30 mars 1800) interdisait le divorce. Mais le statut n'avait pour but que de définir les devoirs des individus de tout sexe, membres de la maison impériale, envers l'Empereur, lequel restait au-dessus du statut comme du code, parce que sa personne était d'État. La dissolution du mariage a été un acte politique et non de droit privé. Quant au spirituel, l'officialité métropolitaine de Paris annula, pour cause de clandestinité dans la célébration, l'union de Napoléon et Joséphine (12 janvier 1810). Joséphine se retira à la Malmaison, avec le titre et le rang d'impératrice et reine couronnée, et un douaire de deux millions de rentes sur le trésor de l'État. Napoléon l'avait répudiée pour placer ses propres descendants sur le trône impérial. Par une revanche de la destinée, ce fut, le petit-fils de Joséphine et non le sien qui lui succéda plus tard sous le nom de Napoléon III. L'élégante beauté de Joséphine, sa grâce conciliante, son esprit, son liant, sa finesse, son tact et sa bonté, avaient depuis longtemps l'ait oublier sa légèreté de caractère et de conduite. Elle n'avait pas été trop indigne de son étonnante fortune. Elle était restée réellement populaire, et Napoléon, qui ne l'était déjà plus beaucoup, le devint encore un peu moins.

Le 21 janvier 1810, l'Empereur réunit en Conseil privé des grands dignitaires et des ministres. Il leur donna à choisir entre Anne de Russie, Marie-Louise d'Autriche et une princesse catholique saxonne. Chacun opina plus ou moins nettement, mais il n'y eut pas de vote. Cambacérès, Murat, peut-être Fouché, d'autres encore, penchaient pour la Russe ; Lebrun, le sénateur Garnier pour la Saxonne ; Talleyrand, Murat, Champagny et les contre-révolutionnaires comme Fontanes, Berthier, Mollien, pour l'Autrichienne, en expiation du crime commis sur Marie-Antoinette. Au fond, Napoléon avait déjà fixé son choix. Le tsar n'avait pas répondu aux avances qui lui avaient été faites. Au contraire, le nouvel ambassadeur d'Autriche à Paris, Schwarzenberg, laissait entendre qu'à Vienne une demande en mariage trouverait bon accueil. Metternich en effet ne craignait rien tant qu'un rapprochement de Napoléon et d'Alexandre. L'Autriche en eût été comme écrasée, et ravalée ait rang de la Prusse. Le mariage lui garantissait d'abord la paix et lui permettrait de se refaire. Il contribuerait en outre à la rupture entre l'Empereur et le tsar, et l'Autriche en profiterait, quel que fût le vainqueur dans la guerre considérée déjà comme vraisemblable. Marie-Louise, fille de l'empereur François et petite-fille par sa mère de la reine Marie-Caroline de Naples que Napoléon avait détrônée si cavalièrement, était âgée de dix-neuf ans. C'était un beau brin de femme, blanche de chair, rouge de teint, aux traits épais, alourdis encore par la lippe habsbourgeoise, docile et passive. L'Autriche fait au Minotaure le sacrifice d'une belle génisse, disait, en souriant, le vieux prince de Ligne. Marie-Louise avait été élevée dans le respect de l'Église et de notre sainte religion. Elle admirait et aimait son père. Papa est là, écrivait-elle à l'âge de neuf ans : j'ai tant de joie que je ne sais pas où je suis ! et plus tard : Mon bon papa !, cet excellent père ! ; il mériterait tant d'être heureux ! Quant à Monsieur Bonaparte, le Corsicain, j'ai déjà eu plusieurs fois envie de croire que nous approchons de la fin du monde et que celui qui nous opprime est l'antéchrist (lettre du 8 juillet 1809). Depuis que la répudiation de Joséphine était devenue publique. Marie-Louise avait des inquiétudes involontaires. Elle se rassurait en pensant que papa est trop bon pour me contraindre (10 janvier 1810). Mais je remets mon sort entre les mains de la divine Providence, ajoutait-elle ; si le malheur voulait, je suis prête à sacrifier mon bonheur particulier au bien de l'État ; priez pour que cela ne s'exécute pas ! (22 janvier) : si cela devait se faire, je serais la seule qui ne s'en réjouirait pas (23 janvier).

Metternich et Otto, l'ambassadeur français à la cour de François, échangèrent les paroles décisives (7 et 11 février) : Berthier se rendit à Vienne, où fut célébré le mariage par procuration (11 mars), et la nouvelle impératrice des Français partit (13 mars). Napoléon la reçut à Compiègne (28 mars), et procéda au mariage civil, froid et triste comme un enterrement, à Saint-Cloud (1er avril). Puis les deux époux firent leur entrée solennelle à Paris. Ils passèrent sous un échafaudage en bois qui représentait l'Arc de Triomphe dont la construction avait été décidée. Le cortège fut magnifique. Le peuple, attiré par la curiosité, ne témoigna ni enthousiasme, ni joie. Fesch bénit le mariage religieux, non pas aux Tuileries, mais au Louvre, palais des anciens rois, dans le Salon carré, transformé en chapelle (2 avril). Les fêtes furent somptueuses et coûteuses. Berthier, par exemple, reçut.100.000 francs pour son voyage ; le feu d'artifice tiré dans la soirée coûta 55.000 francs. Napoléon avait décrété (25 mars) des remises de dettes dues à l'État, des amnisties, le mariage de 6.000 militaires en retraite avec des filles de leur commune dotées à raison de 1.200 francs à Paris, 600 francs en province, et les poètes officiels accordèrent leurs lyres. Témoin, Polydore Alissan de Chazet, auteur dramatique alors fort connu et faiseur de couplets :

Quelles fleurs choisir aujourd'hui

Eh bien ! Pour n'avoir qu'une fleur,

Pour cette alliance immortelle ?

Prenez celle que je propose :

IL faudrait des lauriers pour lui.

C'est pour la grâce et la valeur

Il faudrait des roses pour elle.

Qu'on inventa le laurier-rose !

Les anciens révolutionnaires ne laissaient pas que d'être soucieux. L'union de l'Empereur avec la descendante de la plus illustre des dynasties de l'ancienne Europe ne leur présageait rien de bon. François calma quelque peu leurs inquiétudes en décorant Cambacérès et Fouché. Mais bientôt Napoléon disgracia Fouché. Je connais tous les services que vous m'avez rendus, lui écrivait-il le 3 juin 1810, cependant il m'est impossible, sans me manquer à moi-même, de vous laisser le portefeuille. Fouché continuait à entretenir avec l'Angleterre des relations secrètes, tout, ensemble politiques, pour négocier la paix, et financières, pour des opérations sur les piastres mexicaines, avec le concours du banquier hollandais Labouchère, du financier français Ouvrard, et de Fagan, un sujet britannique qui avait servi comme capitaine dans l'armée française, et passait, tantôt pour un émigré rentré, tantôt pour un Anglais retenu en captivité. Napoléon était au courant des démarches de Labouchère et d'Ouvrard, mais non de Fagan, et il avait d'abord donné à Fouché, en manière de compensation, le titre de ministre d'État et le gouvernement de Borne. Quand il sut tout, il fit arrêter Ouvrard et révoqua Fouché de son gouvernement. Fouché prit peur ; il s'enfuit, il alla se terrer en Italie, il pensa même à se sauver en Amérique, puis, revenu en France, il reçut ordre de se retirer à Aix, dans sa sénatorerie (2 août), où il se fit oublier, tout en suivant attentivement les menées Jacobines, royalistes et cléricales de Provence, dont on sait qu'elles avaient commencé dès 1809, et qui prirent un nouveau tour lorsque l'ancien roi d'Espagne, Charles IV, vint habiter Marseille. Le plan des conjurés fut alors de le livrer aux Anglais, qui l'auraient rétabli sur le trône. — Après Talleyrand, Joséphine, et après Joséphine, Fouché : de ces trois ruptures, la dernière était sans doute la plus grave au point de vue intérieur. Fouché était, au fond, resté anticatholique et antiroyaliste, sinon républicain ; il aurait voulu faire la paix avec l'Angleterre, et il était de ceux qui prévoyaient la disparition possible du maitre. Il avait des parties d'homme d'État. Il ne fut jamais domestiqué, mais jamais il ne trahit. Il avait, pour obéir, commis bien des actes arbitraires, et qu'il savait injustes, tout en s'efforçant de les réduire dans la mesure du possible. Napoléon le laissait faire : il comprenait qu'après tout les ménagements dont usait son ministre tournaient à son avantage. Mais il ne lui pardonnait pas la dernière de ses initiatives, avec ses allures dictatoriales, lors du débarquement des Anglais à Walcheren l'année précédente ; et, depuis qu'il était entré dans la noble famille des Habsbourg, il lui pardonnait moins encore ses origines révolutionnaires.

La succession de Fouché à la Police passa au général Savary, l'homme de l'obéissance passive, dont on racontait que Napoléon aurait dit : Il tuerait son père si je le lui ordonnais. Le mot n'est pas authentique, mais il suffit, pour être épouvantable, qu'il ait circulé. J'inspirais de la frayeur à tout le monde, convient lui-même Savary ; chacun faisait ses paquets ; on n'entendait parler que d'exils, d'emprisonnements, et pis encore. Dubois, qui avait si longtemps espéré la place de Fouché, subit peu après le sort de son rival. Napoléon ne l'avait conservé à la préfecture. de police que parce qu'il était l'ennemi déclaré du ministre de la Police et que sa haine aiguisait sa vigilance. Maintenant que Fouché n'était plus là, il s'aperçut que Dubois était un crapuleux personnage, vénal et débauché : il le remplaça par Pasquier, un ancien conseiller au Parlement de Paris, devenu conseiller d'État (14 octobre). Comme Montalivet, comme Molé, Pasquier est d'ancienne famille royaliste. Le haut personnel administratif sera désormais recruté de préférence parmi les anciens nobles. Napoléon s'imaginait qu'ils ne pouvaient pas ne pas être ralliés : l'Empereur n'était-il pas mari d'une archiduchesse ? Le ton de la Cour et des salons devint de plus en plus réactionnaire, antirévolutionnaire, clérical. Les anciens Conventionnels votants seront bientôt qualifiés d'infamie comme régicides. Quand enfin, dans un dernier mouvement ministériel, Napoléon plaça aux Relations extérieures le souple et docile Maret (17 avril 1811), auquel il donna Daru comme successeur à la secrétairerie d'État, tandis que Champagny tombait des Affaires étrangères à la place laissée vacante par Daru, l'évolution fut complète, et deux termes la caractérisent : obéissance plus passive encore que par le passé ; réaction aristocratique et d'ancien régime. — Les transformations constitutionnelles ont pris fin. La session du Corps législatif pour 1809 ne commença que le 2 décembre, et fut suivie aussitôt de la session de 1810, ouverte le 1err février. A la session de 1811 (26 juin-25 juillet) assistèrent les députés des pays nouvellement réunis. Mais ils se dérangèrent inutilement. L'Assemblée n'eut rien à faire. Fontanes, qui avait été plusieurs fois désigné comme président, devint sénateur et eut comme successeur (à partir de la session de 1810) le noble comte de Montesquiou-Fezensac, grand chambellan, dont la lignée remontait à Clovis. Dans les départements, les préfets eurent pour principal souci de surveiller l'esprit. public, recruter les conscrits, rallier les anciens nobles et parfois même marier leurs filles. Pour la première fois la guerre laissait à l'Empereur quelque loisir. Il en profita pour compléter, comme on l'a vu, ses hiérarchies administratives, majestueuses et autoritaires, renforcer le monopole universitaire, réglementer l'Église sans le pape, et confirmer son autocratie arbitraire, avec le Domaine extraordinaire (30 janvier 1810), la direction générale de la librairie (5 février), les prisons d'État (3 mars).

Il vivait dans l'ivresse de sa grandeur nouvelle. Marie-Louise l'aimait, passivement. Puissiez-vous jouir bientôt d'un bonheur pareil à celui que j'éprouve, écrivait-elle à une amie viennoise (24 avril 1810) ; elle vantait chez son mari cette grâce, cette obligeance qui lui est si naturelle (11 mai), et elle ajoutait : Les moments que je passe le plus agréablement sont ceux où je suis avec l'Empereur (1er janvier 1811). Elle allait être mère. Napoléon ne doutait pas qu'elle lui donnât un fils. La naissance d'un nouveau bâtard (4 mai 1810) lui avait paru de bon augure : c'était le futur ministre de Napoléon III, l'enfant de cette belle et touchante Walewska, que l'Empereur avait connue à Varsovie en 1807 à dix-huit ans, et qui s'était donnée à lui par patriotisme polonais. Le sénatus-consulte du 17 février 1810 conféra par avance à l'héritier attendu le titre de roi de Rome, en même temps qu'il prétendait régler le conflit avec le pape et l'organisation du nouvel Empire. Le décret du 25 novembre 1811 organisa splendidement la Maison des Enfants de France : le vocable qui servait au temps des anciens rois était repris textuellement. Le personnel touchait 157.860 francs par an, sous les ordres de la gouvernante, comtesse de Montesquiou. Rien n'était trop beau pour le continuateur de la Quatrième dynastie. Le lit d'accouchement, tout en dentelles, coûta 120.000 francs et son nettoyage 23.000 ; la layette 120.000 ; Dubois, le médecin, fut promu baron avec 100.000 francs de gratification ; la mère reçut un collier de 376.273 francs. Les autorités municipales et départementales siégèrent en personne toute la nuit à l'Hôtel de Ville. Les pages qui leur apportaient des nouvelles recevaient des bijoux de 1.000 à 2.000 francs ; le dernier fut doté d'une pension viagère de 10.000 francs. La naissance (20 mars 1811 à neuf heures et demie du matin), sept ans jour pour jour après le meurtre du duc d'Enghien, fut annoncée par une salve de 121 coups de canon. Il y en aurait eu seulement 25 pour une fille. Au vingt-sixième coup, un frémissement parcourut la ville. Mais ni à Paris, ni dans les départements, on ne constata le moindre signe de joie sincère et spontanée. Les cérémonies du baptême à Notre-Dame (9 juin) se déroulèrent dans le faste solennel d'une Cour de plus en plus fermée et inaccessible. Pour le populaire, on multiplia pendant trois jours, dans toute la France, les réjouissances foraines. A Paris, on distribua, aux mâts de cocagne et autres jeux, 2.400 pâtés, 1.200 saucissons, 900 poulets, 900 langues, 600 gigots, et 24 fontaines débitèrent 124 pièces de vin à 150 francs la pièce. On publia 170 ouvrages de circonstance, pour lesquels les auteurs reçurent 88.400 francs de gratification.

 

II. — LE GRAND EMPIRE.

HORS de l'ancienne France, Napoléon modifia profondément le système continental, à la fois pour répondre, autant qu'il le pouvait, aux nouveaux procédés de lutte imaginés par les Anglais, et pour donner corps à ses récentes conceptions dynastiques. La marine britannique, maîtresse des mers, achevait sans difficulté la rafle coloniale : elle prenait le Cap aux Hollandais, la Guadeloupe, et en dernier lieu, l'ile de France (3 décembre 1810), puis Java (19 septembre 1811). En Amérique du Sud, la Colombie avec Bolivar (19 avril 1810), le Mexique, le Pérou, le Chili, le Paraguay (en mai 1811) se soulevaient contre l'Espagne devenue française, revendiquaient leur indépendance, et s'ouvraient au commerce anglais. Napoléon était désarmé, puisqu'il n'avait plus de marine. En Europe même, les Anglais tournaient le blocus fictif de leurs îles. La contrebande était active, sur toutes les côtes du continent. Les îles suédoises et danoises de la Baltique, Helgoland dans la mer du Nord, les îles anglo-normandes. la Sicile, la Sardaigne, Malte servaient d'entrepôts aux marchandises prohibées. Contre une majoration de 40 à 50 p. 100, les contrebandiers importaient les produits anglais, coloniaux ou manufacturés. Théoriquement, les neutres qui se soumettaient aux ordres en conseil n'avaient plus accès en Europe. Mais, dès la fin de 1806, les Anglais leur délivrèrent des licences qui les mettaient à l'abri des risques de la visite et de la saisie. Ils en accordèrent aussi à leurs ennemis nominaux, fusses et Prussiens. En 1807, le nombre des licences s'éleva à 2.600, en 1810 à 18.000. Les marins qui en étaient porteurs avaient deux jeux de papiers : aux Anglais, ils exhibaient leurs licences, aux douaniers leurs légitima-mations d'origine, et les cargaisons qu'ils transportaient pouvaient venir d'Angleterre ou des colonies anglaises, soit après avoir été dénationalisées par entrepôt en territoire neutre, soit même directement.

Le décret du 12 janvier 1810 institua du côté impérial un régime semblable de licences. Les corsaires furent autorisés à mettre en vente toutes les marchandises prohibées dont ils auraient opéré la prise (à l'exception des tissus et de la bonneterie de coton), en payant un droit de 40 p. 100. Puis, certains armateurs bénéficièrent de dérogations pareilles contre un droit de 50 p. 100 et l'obligation d'exporter en valeur égale (ils vendirent en Angleterre des produits agricoles français). En d'autres termes, Napoléon se faisait lui-même son propre contrebandier, pour diriger sur le Trésor les profits qui jusqu'alors allaient au commerce clandestin. De plus, le décret du 5 août 1810, ou tarif de Trianon, majora de 10 à 50 p. 100 en moyenne, ad valorem, les droits d'entrée sur le coton, le sucre brut, le café, le thé, l'indigo, le cacao, le poivre, la cannelle, la girofle, la muscade et autres produits coloniaux, sans distinction d'origine. Il n'était fait d'exception que pour le coton. Le droit s'élevait à 8 francs par kilo sur le coton d'Amérique, à 4 et 2 francs pour le coton du Levant, suivant qu'il était importé par mer ou par terre, à 6 francs pour le coton des autres pays, et il ne comportait pas de majoration sur les tarifs antérieurs pour les cotons de Naples. Les pays vassaux et alliés furent invités à adopter le nouveau tarif. Enfin, les décrets des 18 et 19 octobre 1810 instituèrent des tribunaux de douane, et en appel, des cours prévôtales de douane. Les marchandises anglaises ou présumées telles devaient être confisquées ; celles qui étaient tarifées seraient vendues au profit de l'État, celles qui étaient prohibées, brûlées. Bref, Napoléon substituait au régime antérieur, qui interdisait toutes relations commerciales, mais sans les supprimer, un régime nouveau de dérogations, dirigé par l'État et à son profit.

De 1807 à 1810, le commerce général britannique s'est élevé de 47 millions de livres à 56, les exportations des produits de l'industrie cotonnière de 9 à 18. Les États-Unis, qui vendaient au dehors 45.000 balles de coton en 1800, en vendirent 250.000 en 1810. Le blocus des Iles Britanniques par Napoléon et du continent par les Anglais n'avait interrompu ni l'essor industriel, ni les transactions commerciales, ni les importations coloniales, malgré les difficultés subies en Hollande notamment, et en Suisse. Le nouveau régime provoqua une gêne considérable en Allemagne et dans les villes hanséatiques. L'application du tarif de Trianon, les douanes des divers États, le brûlement des marchandises prohibées, la raréfaction des matières premières et des denrées coloniales, les abus de toutes sortes, dont l'administration des douanes donnait elle-même l'exemple : tout contribua à paralyser le mouvement économique, et par conséquent à provoquer la misère et le mécontentement. Pour atténuer le mal, il eût fallu instituer une union douanière dans l'ensemble des pays soumis à la domination impériale. Mais la France maintint son protectionnisme. Elle resta fermée à la concurrence continentale comme à la concurrence anglaise, tout en prétendant s'ouvrir comme débouché le continent entier. Le nouveau régime ne pouvait fonctionner qu'à la condition qu'il n'y eût pas de fissure dans le cordon douanier. Le tarif de Trianon fut accepté par les vassaux et alliés. La Prusse elle-même s'y résigna. Encore fallait-il être certain qu'il serait appliqué. La contrebande, qui consistait précédemment à introduire des marchandises prohibées, était maintenant de les soustraire au paiement des droits. L'annexion, outre qu'elle substituerait à l'ancien système fédératif un Empire centralisé dont hériterait le roi de Rome, apparut à Napoléon comme le plus efficace des procédés de police commerciale.

Plusieurs remembrements territoriaux, opérés dans le courant du premier semestre de 1810, modifièrent les limites de la Bavière, du Wurtemberg, de Bade, de la Westphalie et d'autres États de la Confédération du Rhin. Il est inutile d'en donner ici le détail. Le prince-primat Dalberg crut être agréable à l'Empereur eu conférant au cardinal Fesch l'expectative de sa succession à Francfort. De la même manière, la Diète de Suède, croyant se faire bien voir, désigna Bernadotte comme prince-héritier du roi Charles XIII qui n'avait pas d'enfant (21 août 1810). Ces choix n'agréèrent pas à Napoléon. La Suède était l'ennemie traditionnelle de la Russie, et la perte de la Finlande lui avait été cruelle. L'Empereur aurait sans doute préféré l'élection d'un prince danois, pour éviter que le tsar lui fit grief de placer un Français sur le trône de Suède. Mais il laissa Bernadotte machiner sa candidature (avec l'appui des francs-maçons, semble-t-il), et ensuite il accepta le fait accompli. Quant au grand-duché de Francfort, il remplaça de sa propre autorité, par un message au Sénat (1er mars 1810), Fesch par Eugène. Les principes d'Empire, disait-il, s'opposent à ce que le sacerdoce soit réuni à aucune souveraineté temporelle : le pape en donnait, en effet une preuve mémorable. Au fond, Napoléon avait vraisemblablement l'intention d'annexer le royaume d'Italie à la mort de Dalberg. Déjà il annexait la partie de la Hollande située au sud du Waal, afin de mieux surveiller la contrebande aux bouches du Rhin (16 mars 1810). Le roi Louis, qui avait pris à cœur les intérêts de ses sujets, ruinés par le régime commercial du blocus, abdiqua (1er juillet). Son jeune fils avait reçu nominalement le grand-duché de Berg après la nomination de Murat à Naples (3 mars 1809). Il pouvait lui succéder en Hollande. Mais le mari de Marie-Louise ne se souciait plus de la grandeur de la famille Bonaparte. Il annexa la Hollande entière, et, avec elle, une partie de la Westphalie, tout le littoral de la mer du Nord, y compris l'Oldenbourg (encore que la dynastie en fût apparentée au tsar), et les villes hanséatiques de Brème, de Hambourg, de Lubeck, avec laquelle il atteignait la Baltique. Ainsi les douanes impériales prenaient en main la répression de la contrebande en Allemagne. Pour mieux surveiller le passage des Alpes et les transports suspects de marchandises de Suisse en Italie (qui était la principale cliente de l'industrie cotonnière française), Napoléon fit occuper le Tessin, et enfin il annexa le Valais (12 novembre 1810). Tous ces changements ne laissaient point d'inquiéter les princes, si avantageuses que fussent, pour certains d'entre eux, les nouvelles délimitations territoriales. Les autres devinrent plus ou moins ouvertement des ennemis. Eugène n'avait en rien démérité : en récompense de sa loyauté et de son dévoilement, Napoléon semblait vouloir lui enlever un royaume pour ne lui laisser qu'un grand-duché. La désinvolture de ses procédés à l'égard de son fils adoptif, qui n'était plus rien à ses yeux depuis qu'il se voyait père du roi de Rome, était une menace pour tous les vassaux. De même qu'il s'aliénait les peuples par son nouveau régime commercial, Napoléon s'aliénait les souverains par ses annexions, qui en sont la conséquence.

A son avènement, l'Empire comptait 108 départements, 438 arrondissements, 3 :139 cantons, avec l'ancienne France, la Belgique, la Rhénanie, Genève et le Piémont. Le nombre fut réduit à 107, quand le département piémontais du Tanaro fut disloqué (6 juin 1805). Mais le sénatus-consulte du 8 octobre 1805 incorpora les 3 départements génois (Apennins, Gènes, Montenotte), celui du 4 novembre 1808 créa le département de Tarn-et-Garonne, celui du 24 mai 1808 réunit les 3 départements toscans (Arno, Méditerranée, auquel fut joint, le 8 novembre 1810, le commissariat de l'ile d'Elbe, et Ombrone), avec le département parmesan (Taro) ; celui du 17 février 1810, les deux départements romains (Rome et Trasimène) ; celui du 24 avril 1810, les 2 départements hollandais cisrhénans (Bouches-de-l'Escaut et Bouches-du-Rhin), et celui du 13 décembre 1810, les 12 départements hollandais, westphaliens, hanséatiques et valaisan (Bouches-de-la-Meuse, Bouches-de-l'Yssel, Ems occidental, Ems oriental, Frise, Yssel supérieur et Zuiderzée, Bouches-de-l'Elbe. Bouches-du-Weser, Lippe et Ems supérieur, Simplon). Peu après, les deux départements corses du Golo et du Liamone furent réunis en un seul (24 avril 1811), de sorte que l'Empire agrandi compta finalement 130 départements. La Confédération du Rhin s'étalait alors du Mecklembourg à la Bavière, avec 4 rois, 5 grands-ducs, 11 ducs, 15 princes. Elle se prolongeait au sud, sans solution de continuité, par la Suisse, les royaumes d'Italie et de Naples d'une part, les Provinces illyriennes (limitrophes de la Bavière) et les Îles Ioniennes d'autre part. A l'est, elle était séparée de la Russie par la bande formée du royaume de Prusse, du grand-duché de Varsovie et de l'empire d'Autriche. La géographie politique de l'Europe napoléonienne était donc d'une extrême simplicité, qui contraste avec les complications de l'ancien régime. Mais le grand-duché de Varsovie, qui avait à monter la garde entre la Prusse frémissante, la Russie douteuse et l'Autriche qui était, la veille encore, l'ennemie, se trouvait complètement isolé. Il n'avait accès ni à la mer, ni aux pays subordonnés à l'Empereur. Il représentait à peu près la Pologne ethnique. Or, la Pologne historique comprenait en outre la Lithuanie, la Russie blanche et une partie de l'Ukraine, qui appartenaient au tsar. Et, comme les patriotes identifiaient alors la Pologne historique avec la Pologne ethnique, Napoléon, qui ne se souciait pas de s'aliéner le tsar par une menace de démembrement, refusait, malgré le dévouement. que lui témoignaient les Polonais, de restaurer le nom même de Pologne, sans toutefois s'engager pour l'avenir (6 février 1810). Le tsar tenait néanmoins pour menaçantes à son égard les conditions précaires d'existence qui étaient faites au grand-duché de Varsovie, sinon son existence même.

La crise générale que décelaient l'établissement du nouveau régime commercial et le développement des annexions avait commencé dans l'ancienne France dès 1810, et, l'on en a déjà noté fragmentairement quelques-uns des traits dans le tableau qui a été esquissé de l'activité économique du pays sous l'Empire. Il suffira d'en relever ici les principales dates. L'année 1810 avait bien débuté. Les affaires étaient actives, principalement sur les marchandises dont l'instabilité des cours favorisait la spéculation, le coton, le sucre. le café. Le chiffre des escomptes opérés à la Banque de France à Paris s'éleva à 765 millions en 1810. En mai, des indices de gêne apparurent chez les commissionnaires en produits coloniaux, qui achetaient cher pour revendre plus cher, et ne trouvèrent plus à écouler leurs stocks. Peu après, la place de Paris subit la répercussion d'une crise devenue brusquement aiguë en Bretagne, où l'industrie linière était gravement atteinte depuis le commencement de la guerre péninsulaire. De 1807 à 1808, les exportations françaises en Espagne étaient tombées de 65 à 33 millions, et dès lors la concurrence anglaise expulsa de plus en plus les produits français. Les drapiers et les commerçants du Midi, jusqu'à Toulouse, avaient eu beaucoup à souffrir de ce nouvel état de choses. De septembre à décembre 1810, des failli Les à Lubeck, Amsterdam, Hambourg, Genève secouèrent la place de Paris, où l'on comptait encore 61 faillites en janvier 1811. Les rapports officiels signalent l'aspect effrayant qu'en ce moment présente le commerce de la France (3 novembre 1810) ; ils ajoutent (18 janvier 1811) : La crise est telle que chaque jour tout banquier qui arrive à quatre heures sans malheur, s'écrie : En voilà encore un de passé ! A Lyon, dans le trimestre d'octobre à décembre 1810, le nombre des métiers eu activité diminua de moitié (7.000 au lieu de 14.000). De plus, la récolte de 181.0 fut médiocre, et les difficultés de ravitaillement commencèrent, principalement dans le nord de la vallée du Rhône. En février 1811, les centres cotonniers de Normandie se trouvèrent atteints, et, dans le courant de l'année, la crise se généralisa presque partout en France, sauf peut-être dans l'Est et en Rhénanie. A Paris, la cascade des faillites diminua vers le début de juin ; mais les industries de luxe restèrent dans le marasme. Pour comble, la récolte de 1811 fut mauvaise. L'année 1811 s'acheva dans la stagnation, qui continua en 1812. Le chiffre des escomptes à la Banque de France fut pour ces deux années de 451 et de 430 millions. En temps normal, la liquidation de la crise eût peut-être commencé. Mais les difficultés de subsistance et surtout les événements militaires provoquèrent une recrudescence de gène. L'année 1812 fut celle du pain cher. L'activité économique resta paralysée en 1813, et jusqu'à la fin de l'Empire.

Le gouvernement n'était pas resté inactif. Le nouveau ministère des Manufactures et du Commerce, institué le 22 juin 1811, ne reçut, il est vrai, de titulaire, avec Collin de Sussy, que le 1G janvier 1812. Mais, dès 1810, des avances furent consenties à certains industriels et banquiers : en 1812, elles atteignaient le chiffre de 18 millions, dont la moitié à peine était remboursée à la chute de Napoléon. Un Conseil des subsistances fut organisé secrètement pour assurer l'approvisionnement de Paris (20 août 1811). Il n'est pas impossible que ses achats et ses reventes aient contribué à la hausse du blé. Les décrets du 12 mars, du 4 et du 8 mai 1812 prétendirent y remédier en limitant la distillation des grains, en surveillant la circulation et la mise en vente du blé, et en fixant enfin, comme prix maximum, le chiffre de 35 francs l'hectolitre. Plus de 20.000 ouvriers chômaient à Paris (ébénistes, orfèvres et artisans similaires). On organisa des caisses de secours, des ateliers de charité, des travaux publics et autres palliatifs. Napoléon avait perdu son prestige dans le peuple ; quant.aux classes bourgeoises des villes et des campagnes, elles le rendaient responsable de leurs souffrances. La crise économique de 1810, devenue chronique les années suivantes, a déterminé le divorce entre l'Empereur et les propriétaires ou capitalistes.

 

III. — L'EFFONDREMENT.

LE grand Empire continental était menacé à ses deux extrémités : au sud-ouest par l'Espagne, au nord-est par la Russie. La guerre péninsulaire tournait mal. Soult, après le départ de l'Empereur, avait reçu mission de reconquérir le Portugal, où il espérait se tailler un royaume. Wellesley, qu'on appellera bientôt Wellington, l'en chassa et pénétra en Espagne. Déjà il menaçait Madrid, lorsqu'il fut arrêté à Talavera (27 juillet-3 août 1810). Masséna reprit l'offensive en Portugal. Il échoua aux lignes fortifiées de Torrès-Vedras, que Wellington avait établies en avant de Lisbonne (10 octobre-8 mars 1811). Le Portugal était définitivement perdu. Dans le nord de l'Espagne, Napoléon ordonna (8 février 1810) que l'administration des pays conquis fut entre les mains des généraux qui commandent les provinces. Peut-être pensait-il à démembrer le royaume et à en annexer une partie. Pour la Catalogne, son intention n'était pas douteuse. Il recommandait d'y agir dans l'idée qu'il voulait réunir cette province à la France. Au reste, n'était-il pas l'héritier du roi Louis XIII qui en avait eu l'investiture ? Peut-être voulait-il, en rendant illusoire l'autorité de Joseph à Madrid, l'amener à abdiquer, comme Louis en Hollande. Soult s'établit en Andalousie, mais il ne réussit pas à s'emparer de Cadix, où la régence soutenait énergiquement la guerre d'indépendance. Les généraux ne s'entendaient pas entre eux, et les exactions des troupes contribuèrent à entretenir l'activité, patriotique des guérillas. Seul, Suchet réussit tout ensemble à conquérir et à pacifier le pays sur les deux rives de l'Èbre et jusqu'à Valence (1810-12). Marmont montait la garde sur les frontières du Portugal. Sa défaite aux Arapiles prés Salamanque (21 juillet 1812) livra Madrid à Wellington, qui piqua vers le nord, pour couper les communications avec la France. Mais il échoua au siège de Burgos (19 octobre). Il rentra en Portugal et, Joseph à Madrid. Ainsi la guerre se prolongeait interminablement.

Eu Russie, le tsar était, dès la fin de 1810, décidé à la rupture. Tous les changements que Napoléon venait d'opérer le Tachaient : le mariage autrichien, dont il éprouva quelque dépit, encore qu'il y eût indirectement contribué eu repoussant les ouvertures qui lui avaient été faites pour sa sœur ; l'annexion de l'Oldenbourg, qui le blessait comme une offense personnelle ; le tarif de Trianon, qu'il refusa de faire sien, et auquel il répondit par l'ukase du 31 décembre 1810 en surtaxant certains produits français et en ouvrant ses ports aux neutres. Non seulement il refusait de s'associer au nouveau régime de lutte contre les Anglais, mais il retirait pratiquement son adhésion au régime antérieur du blocus. Contre le grand-duché de Varsovie, il en revenait au plan que Czartoryski lui avait suggéré contre la Prusse en 1805 : unir les parties varsoviennes — ci-devant prussiennes — aux parties russes de la Pologne, et prendre le titre de roi à Varsovie. Enfin et surtout, il n'admettait pas l'accroissement de puissance dont l'Empereur faisait montre ; il l'admettait d'autant moins qu'il le considérait comme illusoire. Pendant de longs mois, ses relations avec Napoléon, avec leurs alternatives de tension jusqu'à la rupture imminente et de trompeuses rémissions, ne retardèrent les hostilités que pour les rendre plus inévitables, et Napoléon, de son côté, en était venu è penser qu'il ne serait vraiment le maître de parler à sa guise eu Occident, en Orient et avec l'Angleterre qu'après une campagne victorieuse contre la Russie.

Par des menaces et des promesses, en laissant entendre qu'il pourrait enlever la Silésie à la Prusse et donner les Provinces illyriennes avec des territoires balkaniques à l'Autriche, il obtint de Frédéric-Guillaume (24 février 1812) et de François (14 mars) des contingents de 20 et 30.000 hommes, que commandèrent Yorck von Wartenburg et Schwarzenberg ; mais secrètement ses nouveaux alliés restèrent en bons termes et d'accord avec Alexandre. — Il eût pu avoir l'alliance suédoise : Bernadotte voulait faire à sa nouvelle patrie le présent d'une conquête, comme don de joyeuse arrivée, soit la Norvège, au détriment du Danemark qui était lié au système napoléonien, soit la Finlande, an détriment du tsar. Mais Napoléon repoussa dédaigneusement ses avances. Il y a tant d'effervescence et de décousu dans la tête du prince de Suède que je n'attache aucune espèce d'importance à la communication qu'il a faite, écrivait-il le 25 février 1811, je suis trop puissant pour avoir besoin de personne avec moi. Quand, plus tard, il s'avisa de son erreur, il n'était plus temps. Bernadotte, irrité de l'occupation qui venait d'être faite de la Poméranie suédoise (19 janvier 1812), s'était tourné vers le tsar ; il avait signé avec lui un traité d'alliance (5 avril, qu'il renforça le 30 août) ; l'Angleterre y accéda (3 mai), peu avant de s'entendre directement avec la Russie (18 juillet). La sixième coalition commençait. — En même temps, Napoléon perdait une possibilité d'alliance : la Turquie consentait à la paix (à Bucarest, le 28 mai) ; le tsar évacuait les principautés moldo-valaques, mais gardait la Bessarabie. — Par contre, les États-Unis déclaraient la guerre à l'Angleterre (18 juin 1812). Pris entre les décrets de Napoléon et les ordres en conseil de Londres, le gouvernement fédéral n'avait d'abord trouvé d'autre solution que de mettre l'embargo sur les vaisseaux américains frétés pour les ports étrangers (23 décembre 1807), puis d'interdire tout échange avec l'Angleterre, l'Empire ou leurs alliés. Napoléon en profita pour décréter (à Bayonne, le 17 avril 1808) que tous les bâtiments américains seraient considérés comme anglais, car, même si par exception tel d'entre eux avait été véritablement neutre en désobéissant aux lois anglaises, il eût désobéi aux lois de son propre pays. En réponse, les Américains annexèrent une partie de la Floride espagnole (1810). De leur côté, les Anglais exagérèrent leurs hautaines prétentions à l'égard des Américains, qui finirent par s'en froisser. Quand on s'en aperçut à Londres et qu'on révoqua les ordres en conseil (17 janvier 1812), il était trop tard.

En 1812, Napoléon avait plus d'un million d'hommes sous les armes et, depuis plusieurs mois, il dirigeait peu à peu ses troupes vers le Niémen et la Russie. Il rassembla ainsi 650.000 hommes environ, dont près de la moitié en contingents alliés et plus des deux tiers en levées faites hors des limites de l'ancienne France. Jamais il n'avait disposé d'effectifs si formidables. Il quitta Saint-Cloud le 9 mai 1812 et tint sa Cour à Dresde (du 16 au 29), avec l'empereur et l'impératrice d'Autriche, les rois et les reines de Saxe et de Bavière, le roi de Prusse (la reine Louise était morte), et il rejoignit l'armée. La guerre n'était pas encore déclarée. Il l'annonça dans sa proclamation à la Grande Armée (22 juin) : Soldats ! La deuxième guerre de Pologne est commencée !... La paix que nous conclurons mettra un terme à la funeste influence que la Russie a exercée depuis cinquante ans sur les affaires de l'Europe.

La traversée du Niémen (24 juin) fut majestueuse et angoissante. Les troupes étaient en grand uniforme. Pas un ennemi sur l'autre rive ; rien, le vide ! Les Russes n'avaient levé que 250.000 hommes, qui se dérobaient. Contrairement à ses habitudes, Napoléon marchait lentement. Il arrivait à Vilna le 28 juin, à Vitepsk le 28 juillet, à Smolensk le 16 août. Les difficultés de ravitaillement, le maraudage, le désordre et la fatigue augmentaient avec la distance. Quelles combinaisons possibles, contre un ennemi mobile, peu nombreux, qui détruisait tout en reculant, et qui avait derrière lui l'espace indéfini des plaines russes ? A gauche, Bardai de Tolly, avec le principal corps russe (150.000 hommes), à droite Bagration (60.000 hommes) esquivaient la bataille. Ils firent leur jonction à Smolensk, qu'ils évacuèrent après l'avoir incendiée. Napoléon aurait pu rester là, se fortifier, reconstituer solidement la Pologne, en faire la barrière de l'Europe contre la Russie ; ou encore prendre la direction de Pétersbourg, s'orienter vers la Baltique. II marcha sur Moscou. Il lui fallait la gloire d'un succès éclatant. Cette fois, les Russes résistèrent, ne voulant pas livrer, sans l'avoir défendue, la ville sainte. Kutusof remplaça l'Allemand Bardai au commandement (29 août). Il avait en ligne 130.000 hommes, Napoléon 150.000. L'acharnement avec lequel fut livrée la bataille de Borodino, sur la Moskowa (7 septembre), est attesté par le chiffre des pertes : 80 à 90.000 hommes, dont 30.000 soldats de Napoléon. L'Empereur n'osa pas faire donner sa garde. et il laissa l'armée ennemie se replier sans avoir été détruite. Il fit, enfin son entrée à Moscou (14 septembre). Le soir même, l'incendie commençait, allumé, semble-t-il, par les ordres du gouverneur Rostoptchine, et qui consumait la majeure partie de la ville. Au lieu de se refaire et de préparer à loisir une nouvelle campagne pour le printemps, Napoléon dut se résigner à la retraite (19 octobre). La bataille de Malo-Iaroslavetz (24 octobre) lui prouva que les Russes étaient résolus à lui barrer la direction du sud. Déjà il subissait la volonté ennemie. Il fut obligé de reprendre pour le retour la route déjà suivie à l'aller, et déjà dévastée. Kutusof le harcelait dans une poursuite latérale, et, en arrivant sur la Bérésina, il se heurta aux armées de Wittgenstein et de Tchitchagof, qui venaient d'opérer leur jonction en venant, l'une de la Baltique, l'autre du Danube, et occupaient les deux rives. La situation était désespérée. Le froid était venu ; la neige tombait. Quelques milliers d'hommes réussirent à passer le fleuve (28-29 novembre) et à continuer leur fuite sur Vilna. Leurs souffrances étaient atroces. A l'arrière-garde, Ney, avec une poignée de soldats, faisait le coup de feu contre les Cosaques. A Vilna, Napoléon abandonna l'armée et rentra à Paris (5 décembre). Aux deux ailes, les alliés trahissaient : Schwarzenberg avait laissé passer Tchitchagof, et Yorck, qui devait défendre la Vieille-Prusse, se rallia aux Russes. La débandade dura jusqu'à l'Oder. Murat. qui commandait, déserta, après de louches négociations avec Metternich, pour retourner à Naples. La Pologne était perdue. Les Russes entrèrent à Varsovie (18 février 1813). Ce fut seulement sur l'Elbe qu'Eugène, successeur de Murat (depuis le 17 janvier), put arrêter le mouvement de recul. Napoléon avait perdu, eu tués, prisonniers ou disparus, plus de 300.000 hommes au désastre de Russie.

La raison pour laquelle il était revenu si précipitamment, était qu'à Paris même il avait la preuve que personne ne croyait à la durée de sa dynastie. Les nouvelles de la campagne de Russie avaient été aussi rares que mensongères. Malet en profita. Après avoir été emprisonné pendant dix-huit mois, à la suite de sa première conspiration, il avait obtenu d'être transféré dans la maison de santé du Dr Dubuisson, à l'extrémité du faubourg Saint-Antoine. Là, il s'était lié avec d'autres détenus politiques, royalistes et cléricaux, qui bénéficiaient de la même indulgence : les deux Polignac (du complot Cadoudal), l'abbé Litron (qui avait été arrêté à Bordeaux pour menées papistes). Deux jeunes gens, Boulreux et Rateau, qui venaient visiter les prisonniers chez le docteur, servirent d'intermédiaires avec le dehors. Malet remania les pièces rédigées en 1808, l'appel à l'armée, le sénatus-consulte fictif, la liste du gouvernement provisoire, auquel il ajouta les noms de Mathieu de Montmorency, d'Alexis de Noailles, de Frochot, d'autres encore. Il ne proclamait plus la République ; il accordait le retour en France de tous les émigrés, y compris les princes et le prétendant, il faisait envoyer une députation au pape pour le prier de pardonner les offenses qu'il avait subies, et, de passer par Paris avant de retourner à Rome. Était-ce pour sacrer Louis XVIII rétabli sur le trône de ses pères ? Malet était-il devenu royaliste ? Au témoignage de Polignac, rapporté par Villèle, la vérité est qu'en cette occasion, les royalistes et les républicains s'étaient entendus pour combiner leurs efforts jusqu'à la convocation des assemblées électorales, qui, une fois Bonaparte renversé, devaient prononcer souverainement entre le rétablissement de la République et la restauration de Louis XVIII. Les conspirateurs de Paris, comme ceux de Provence, avec lesquels ils étaient sans doute en liaison, unissaient dans une action commune contre Napoléon les anciens partisans et adversaires de la Révolution.

Malet prépara tout avec un soin extrême. Il rédigea par avance une série de fausses lettres de service, auxquelles il sut donner l'apparence de l'authenticité. Il y prévoyait jusqu'à l'envoi d'un détachement à Saint-Cloud pour protéger Marie-Louise. Et pourquoi n'aurait-ii pas réussi ? Le succès eût-il été moins invraisemblable que la conspiration elle-même ? Dans la nuit du 22 au 23 octobre 1812, Malet s'échappe de la maison Dubuisson, il revêt son uniforme de général dans une maison amie et, accompagné de Boutreux et Rateau, il se présente à la caserne Popincourt, qui servait aux gardes nationaux ; il réveille le commandant Soulier, il lui apprend la mort, de Napoléon devant Moscou, et réquisitionne ses hommes. Soulier obéit. Malet se met à la tête d'un détachement, et va à la prison de la Force libérer deux généraux prisonnier s d'Etat : Lahorie, ancien chef d'état-major de Moreau, et Guidal, récemment compromis dans le complut du Midi. Tous deux étaient gagnés d'avance. Ils vont à la Police générale, arrêtent Savary, l'envoient en prison sans aucune résistance ; mais on raconta de se femme, qui avait sauté du lit fort légèrement vêtue, qu'elle, du moins, s'était bien montrée. Puis les deux généraux se séparent : Lahorie, à la préfecture de police, s'assure de Pasquier, et Guidal, à la Guerre de Clarke. Frochot, à l'Hôtel de Ville, préparait déjà une salle pour le gouvernement provisoire. Tout semblait réussir. Ce fut Malet lui-même qui perdit tout. Il s'était donné pour mission d'arrêter Hullin, commandant la division militaire de Paris. Hullin résiste. Malet l'abat d'un coup de feu. Tumulte. Deux officiers, Delaborde et Doucet, soupçonnent l'imposture, saisissent Malet à bras-le-corps, le reconnaissent et le démasquent. A onze heures du matin, l'aventure était finie, et le ministre de la Police, le préfet de police, le ministre de la Guerre, le préfet de la Seine réintégraient leurs bureaux et reprenaient l'exercice de leurs fonctions. Une commission militaire présidée par Dejean commença dès le 27 le procès des conspirateurs. Il y avait vingt-quatre accusés. Au président qui lui demandait quels étaient ses complices, Malet répondit fièrement : Vous-même, Monsieur, et la France entière, si j'avais réussi ! Il fut fusillé le 29, avec Lahorie, Guidal, Soulier et cinq comparses arbitrairement choisis. Rateau avait été condamné à mort, mais, comme il était parent du procureur général impérial à la cour de Bordeaux, baron Rateau, on l'épargna. Boutreux, qui avait réussi à s'enfuir, ne fut arrêté que plus lard, et exécuté le 29 janvier 1813.

Napoléon revint à Paris le 18 décembre 181'2 au soir, et sa réponse à l'adresse du Sénat (20 décembre) qu'une délégation de l'Assemblée lui porta aux Tuileries prouva qu'il ne se méprenait pas sur la gravité de l'événement. Tant qu'on avait cru l'Empereur mort, Malet s'était fait obéir, et personne, ni parmi les ministres et hauts fonctionnaires, ni parmi les officiers et soldats, n'avait pensé un seul instant que, Napoléon mort. rien n'était changé, puisque le roi de Rome vivait. Ainsi toutes les précautions prises pour établir la quatrième dynastie étaient vaines.

Nos pères, dit Napoléon aux sénateurs, avaient pour cri de ralliement : Le roi est mort, vive le roi : Ce peu de mots contient les principaux avantages de la monarchie. Et, aux conseillers d'État : Si le peuple montre tant d'amour pour mon fils, c'est qu'il est convaincu, par sentiment, des bienfaits de la monarchie. C'est à cette ténébreuse métaphysique qui, en recherchant avec subtilité les causes premières. veut sur ces bases fonder la législation des peuples au lieu d'approprier les lois à la connaissance du cœur humain et aux leçons de l'histoire, qu'il faut attribuer tous les malheurs qu'a éprouvés notre belle France.

En fait, le peuple ne montrait d'amour ni pour Marie-Louise, ni pour le roi de Borne. Il les ignorait. Napoléon essaya d'y remédier. Il ne sévit contre personne. Tout au plus, Frochot fut-il remplacé par Chabrol. Au lieu de tenir l'impératrice jalousement cachée derrière l'étiquette de Cour, il sortit avec elle, et, pendant l'hiver 1812-13, il saisit toutes les occasions de la faire voir aux Parisiens. Il pensa à faire couronner son fils par le pape, en avancement d'hoirie. Il fit promulguer un sénatus-consulte, le 5 février 1813, qui portait organisation d'une régence. Par lettres patentes, au cas où l'Empereur devrait s'absenter, et par droit dynastique, au cas où il mourrait prématurément, l'impératrice mère joindra la régence de l'Empire à la garde de son fils mineur, avec l'assistance d'un Conseil de régence composé des princes du sang, des princes grands dignitaires, et des membres désignés par l'Empereur, soit dans ses lettres patentes, soit dans son testament. Ainsi disparut l'ordre de service en usage depuis le Consulat, qui déléguait Cambacérès à la tête du gouvernement pendant que le maître était aux armées. Marie-Louise pouvait être associée au pouvoir : honneur et charge qui n'étaient jamais échus à Joséphine. Les députés des départements au Corps législatif — c'est ainsi qu'on les désignait, puisque Napoléon était le seul député de la nation — tinrent leur session de 1812 du 14 février au 25 mars 1813. Leur action était réduite à néant. Leur ordre du jour était si peu chargé qu'ils en furent réduits à méditer sur le meilleur moyen d'extraire la couleur indigo du pastel. Pourtant l'exposé annuel de la situation de l'Empire, présenté par Montalivet le 25 février, vaut d'être signalé. Il est beaucoup plus complet que les précédents, et il résume toute l'œuvre administrative depuis 1804, comme si l'on avait eu le pressentiment que ce compte rendu serait le dernier. Les lettres patentes du 30 mars 1813 confièrent la régence à Marie-Louise (avec Cambacérès comme conseiller secret), et Napoléon partit pour l'Allemagne le 15 avril.

Dans le courant de 1813, il rassembla environ 500.000 hommes. L'armée nouvelle, où les vieux gardes nationaux coudoyaient les jeunes conscrits, était, par sa composition, plus française que l'armée de Russie. Elle se battit avec courage, mais sans enthousiasme. Elle manquait de cavalerie, les services auxiliaires furent plus mauvais encore que par le passé, et, à la fin de la campagne, le typhus fit des ravages terribles. La convention de Tauroggen, conclue de son propre chef par Yorck avec les Russes (30 décembre 1812), fut confirmée et élargie par le roi de Prusse — que Napoléon ne réussit, pas à retenir — aux traités de Kalisch (28 février 1813) et de Breslau (19 mars). L'Angleterre consolida l'alliance prusso-russe en promettant des subsides (par le traité de Reichenbach, le 14 juin). Ainsi, la sixième coalition se fortifiait. Des proclamations étaient lancées, qui appelaient les peuples la liberté. Mais les coalisés ne disposaient encore que d'environ 150.000 hommes en cieux armées, sous le Prussien Blücher et le Russe Wittgenstein. Napoléon, quand il eut fait sa jonction avec Eugène à Weissenfels sur la Saale (29 avril), en avait è peu près autant ; il battit les Prusso-russes à Lützen (à l'est de Leipzig, 2 mai), puis à Bautzen (à l'ouest de Dresde, 20-21 mai), et les rejeta en Silésie. L'Allemagne à l'ouest de l'Elbe était dégagée ; Davout reprit possession de Hambourg (29 mai) ; la route de Pologne était ouverte. Néanmoins, un armistice fut signé à Plaeswitz (près Breslau), sur la proposition de l'Autriche qui offrait sa médiation (4 juin). Napoléon eut à Dresde, avec Metternich, de longues entrevues (28 et 30 juin), et les diplomates se réunirent en conférence à Prague (jusqu'au 10 août). Militairement, Napoléon avait diminué ses chances. Il jouait double jeu, comme Metternich lui-même. Tous deux voulaient la lutte, et tous deux essayaient de donner le change, Napoléon pour renforcer son armée, retenir l'Autriche et se donner les apparences de la modération, puisqu'il se croyait sûr de ses alliés allemands, Metternich pour gagner du temps, ne rompre qu'à coup sûr et rejeter les responsabilités sur son adversaire de demain. Peut-être n'offrit-il les limites du Rhin et même une partie de l'Italie que parce qu'il savait que Napoléon, vainqueur, n'accepterait pas. Peut-être se fût-il tenu pour satisfait que Napoléon acceptât, et peut-être la paix eût-elle été possible. Et certainement, Napoléon aurait une autre figure dans l'histoire, s'il avait accepté. Il refusa. Par la déclaration du 12 août, et le traité de Tœplitz avec la Russie (9 septembre), auquel l'Angleterre adhéra (3 octobre), l'Autriche entra dans la sixième coalition.

Le monde entier était alors en effervescence. Dans l'Amérique du Sud, les colonies espagnoles luttaient pour leur émancipation ; dans l'Amérique du Nord, les États-Unis soutenaient énergiquement leur deuxième guerre d'indépendance, et leur jeune marine osait affronter, non sans succès, l'omnipotence britannique. En Espagne, la guerre d'indépendance se développait victorieusement : dans une offensive prudente et hardie tout ensemble, Wellington se rapprochait peu à peu des Pyrénées ; la victoire qu'il remporta à Vittoria (21 juin) rejeta Joseph en France, et força par contre-coup Suchet à évacuer la Catalogne. En Allemagne enfin, plus encore que partout ailleurs, l'année 1813 est celle de la libération. Les principes de la Révolution française se tournaient contre la France elle-même. Les conquêtes révolutionnaires et impériales, et. dans les pays annexés ou vassaux, les fonctionnaires français avaient habitué les peuples à secouer les jougs séculaires, à user des droits consacrés par le code civil, à jouir des bienfaits d'une administration parfois trop stricte à la vérité, mais infiniment plus simple et plus souple que celle d'autrefois, et qui savait entretenir les routes, maintenir l'ordre, refaire les institutions. La Prusse elle-même, pour se réorganiser, en adoptait, sans l'avouer, quelques-uns des principes les plus caractéristiques. Mais les guerres constantes, les passages de troupes, les rigueurs de l'occupation, les contributions et la crise économique avaient réveillé le sentiment national, et réalisé, contre la France, l'accord toujours si rare entre les gouvernements et les peuples : les gouvernements rivaux les uns des autres, mais qui s'unissent pour jeter bas le système continental de domination qu'avait édifié Napoléon, les peuples qui espèrent la liberté de l'indépendance reconquise sur l'étranger envahisseur.

Les coalisés avaient mis. à profit la suspension d'armes. Els disposaient maintenant de 500.000 hommes en trois armées, dites de Bohême, de Silésie et du Nord, sous le commandement de Schwarzenberg, de Blücher et de Bernadotte. Napoléon ne commandait qu'à 350.000 hommes, mais il avait l'avantage de la position centrale sur l'Elbe. Il inaugura la nouvelle campagne par une victoire : Schwarzenberg fut repoussé à Dresde, et un boulet français blessa mortellement Moreau qui était revenu d'Amérique pour aider l'ennemi de ses conseils (27 août). Mais ensuite l'Empereur. surmené et malade, s'en remit pendant quelques jours à ses lieutenants, qui se firent tous battre : Macdonald recule devant Blücher ; Oudinot, puis Ney, chargés d'entrer en liaison avec Davout par Berlin, sont successivement repoussés par Bernadotte à Gross-Beeren (23 août) et Dennewitz (6 septembre) ; Vandamme, lancé à la poursuite de Schwarzenberg en Bohème, et mal soutenu par Saint-Cyr, capitule à Kulm (30 août). Autour de Leipzig, le cercle ennemi se resserra peu à peu. La Bavière jugea le moment venu de passer à la coalition (8 octobre). Enfin, la bataille finale s'engagea. Elle dura trois jours. Le 1G octobre, Napoléon, avec 150.000 hommes, résista victorieusement à Blücher et Schwarzenberg, qui l'attaquaient à Leipzig par le nord et le sud. Le lendemain, il se concentra autour de la ville, au lieu d'opérer sa retraite vers l'ouest, par le pont de Lindenau sur l'Elster. Le 18. à l'arrivée de Bernadotte, les coalisés, au nombre de 300.000, reprirent l'offensive. La défection du corps saxon, en pleine action, brisa le front de défense, que Napoléon eut grand'peine à maintenir avec la garde impériale. Le soir, il donna enfin l'ordre de retraite. Mais le pont de Lindenau était insuffisant ; on le fit sauter trop tôt dans le désordre des attaques ennemies ; Macdonald traversa l'Elster à la nage ; Poniatowski s'y noya (19 octobre). Les pertes totales sont évaluées à plus de 100.000 hommes, dont 40 ou 50.000 Français. La retraite sur le Rhin ne fut gênée que par les Bavarois, qu'on bouscula à Hanau (30 octobre). Mais toutes les garnisons laissées en arrière capitulèrent les unes après les autres. Seul, Davout tint bon à Hambourg. Le Wurtemberg (2 novembre) et Bade (20 novembre), d'autres princes encore, s'unirent à la coalition victorieuse. La Confédération du Rhin s'écroulait. L'Allemagne entière était perdue pour Napoléon.

Pour la deuxième fois, Napoléon revenait à Paris en vaincu. La France frémissait, moins de la douleur des défaites que d'épuisement moral et physique, après tant d'années d'oppression. Pourtant, il lui fallait donner encore un nouvel effort. Une manifestation extraordinaire pouvait seule réveiller l'opinion publique. Napoléon résolut de donner grand éclat à la session du Corps législatif pour 1813. Par le sénatus-consulte du 15 novembre 1813, il décida que le Sénat et le Conseil d'État assisteraient en corps aux séances impériales de la Chambre. L'idée n'était pas sans grandeur, des trois Assemblées réunies en une sorte de Convention nationale pour entendre la parole du représentant suprême de la nation. Il est vrai que, par le même sénatus-consulte, Napoléon s'arrogeait le droit de nommer le président du Corps législatif, en enlevant aux députés la confection d'une liste de présentation. Les motifs allégués par Molé, au nom du Conseil d'État, devant le Sénat, sont presque dérisoires : on craignait que le Corps législatif ne désignât des députés qui ne seraient pas personnellement connus de l'Empereur, et auxquels manquerait la notion des étiquettes, des formes qu'il est convenable de connaître dans le palais. Montesquiou ayant été promu sénateur (5 avril 1813), Napoléon nomma le grand juge Regnier, qui n'était pas député. Il en résulta un mouvement ministériel, le dernier du règne : Molé succéda à Regnier à la Justice, Maret revint à la secrétairerie d'État, Daru remplaça Lacuée (successeur lui-même de Dejean) à l'administration de la Guerre, et Caulaincourt prit les Affaires étrangères. II y avait là un chassé-croisé analogue à ceux de 1807 et 1811, dans lequel la dernière nomination avait seule une importance politique. L'ancien ambassadeur auprès du tsar, le signataire de Plaeswitz, le délégué aux conférences de Prague voulait la paix, et on le savait ; il était prêt à sacrifier le grand Empire au maintien des limites naturelles des Alpes, des Pyrénées et du Rhin. Napoléon comprenait enfin la nécessité de concessions, bien maigres à la vérité : il autorisa le départ du pape et, par le traité de Valençay (12 décembre 1813), il admit la restauration des Bourbons en Espagne.

Mais, continuellement, la coalition se renforçait. Le prince d'Orange faisait son entrée à Amsterdam (2 décembre) ; la Suisse abrogeait Fade de médiation (29 décembre), approuvant ainsi que les Autrichiens eussent, quelques jours auparavant, violé sa neutralité en faisant passer des troupes par son territoire ; Murat enfin traitait avec l'Autriche (11 janvier 1814). Il est vrai que les alliés étaient divisés, et de toutes manières, non seulement sur les questions que la chute de l'hégémonie napoléonienne soulevait en Europe, mais sur la France même, ses limites, sa constitution future ; et les désaccords étaient visibles, non seulement de puissance à puissance, mais à l'intérieur même de chaque gouvernement. Les hésitations et les tergiversations de François, Frédéric-Guillaume, Schwarzenberg, Aberdeen, contrastent avec la violence de Blücher assoiffé de vengeance, la souplesse hardie de Metternich, l'esprit insulaire de Castlereagh, les contradictions d'Alexandre. Une note rédigée par les alliés à Francfort, le 9 novembre 1813, et reçue à Paris le 45, parlait, en termes vagues, de laisser à la France ses limites naturelles ; Napoléon répondit en envoyant Caulaincourt négocier ; un manifeste publié à Francfort le 4 décembre (antidaté du 1er) était, il est vrai, moins affirmatif encore que la note ; mais il fut convenu que les négociations continueraient en congrès. Ces premiers pourparlers, divulgués à Paris, mirent les esprits en ébullition. On rendit Napoléon responsable de la continuation des hostilités. On s'imagina qu'il suffirait d'adhérer aux bases de Francfort pour obtenir la paix avec les limites naturelles. Des intrigues obscures commencèrent. Joseph se voyait déjà associé à la régence, Bernadotte posait sournoisement sa candidature ; le nom du duc d'Orléans circulait, et les royalistes appelaient Louis XVIII. Il semblait que la succession de l'Empereur fût déjà ouverte.

La séance impériale s'ouvrit dans une atmosphère d'orage, le 10 décembre 1813.

Tout a tourné contre nous, avoua Napoléon. Rien ne s'oppose de ma part au rétablissement de la paix. — C'est avec regret que je demande à ce peuple généreux de nouveaux sacrifices—. J'ai la confiance que les Français seront constamment dignes d'eux et de moi.

Pour rassurer l'opinion publique, Napoléon annonça qu'il ferait communiquer aux sénateurs et aux députés toutes les pièces originales sur les négociations qui avaient été entamées avec les puissances étrangères. Le décret du 20 décembre ordonna que deux commissions de cinq membres seraient élues au Sénat et au Corps législatif pour en faire l'examen, avec le président de chaque Assemblée. Au Sénat, tout alla comme l'espérait l'Empereur. La commission, composée de Fontanes, rapporteur, Talleyrand, Saint-Marsan, Barbé-Marbois et Beurnonville, sous la présidence de Lacépède, fit approuver ses conclusions le 21 décembre, et se rendit en corps auprès de l'Empereur, le 30, pour lui présenter l'hommage de son respectueux dévouement et de sa reconnaissance pour les dernières communications qu'il a reçues par l'organe de sa commission. Mais les choses tournèrent autrement au Corps législatif. Les membres de la Commission — Raynouard, député du Var, auteur dramatique alors célèbre et l'un des Quarante, le philosophe Maine de Biran, de la Dordogne, ancien membre des Cinq-Cents, sous-préfet, Flangergues de l'Aveyron, ancien sous-préfet, Gallois, des Bouches-du-Rhône, préfet et ancien tribun, Lainé, avocat de Bordeaux — étaient tous des méridionaux, qui allaient profiter de la parole qu'on leur rendait. Comme Begnier reprochait à Flangergues l'inconstitutionnalité d'une observation : Je ne connais rien ici de plus inconstitutionnel que vous-même, répliqua le député, vous qui, au mépris de nos lois, venez présider les représentants du peuple quand vous n'avez même pas le droit de siéger à leur côté. Langage nouveau, moins surprenant encore que le rapport de Lainé. L'Empereur y était invité à déclarer qu'il ne continuera la guerre que pour l'indépendance du peuple français et l'intégrité de son territoire. Si néanmoins la coalition continuait l'offensive, la France, forcée par l'obstination de ses ennemis à une guerre de nation et d'indépendance, à une guerre reconnue juste et nécessaire, saurait déployer, pour le maintien de ses droits, l'énergie, l'union ci la persévérance dont elle a déjà donné assez d'éclatants exemples. Pourtant, ce n'est pas assez pour ranimer le peuple lui-même, et Sa Majesté est suppliée de maintenir l'entière et constante exécution des lois qui garantissent aux Français les droits de la liberté, de la sûreté, de la propriété, et à la nation le libre exercice de ses droits politiques. Le rapport de Lainé, mis aux voix le 29 décembre, fut adopté par 229 voix contre 31.

Malgré les conseils de modération que lui donnait Cambacérès, Napoléon en interdit l'impression, et décréta, le 31 décembre, que le Corps législatif est ajourné. A la réception du 1er janvier 1814, aux Tuileries, il apostropha avec violence les députés présents, et ses paroles, dont les diverses versions concordent pour le fond, furent aussi impolitiques qu'expressives. On sent la colère qui vibre sous leur éloquence passionnée et la douleur de l'orgueil blessé. Elles marquent la rupture entre la bourgeoisie française et Napoléon :

Vous pouviez me faire beaucoup de bien et vous n'avez fait que du mal... Êtes-vous  représentants du peuple ? Je le suis, moi : quatre fois, j'ai été appelé par la nation, et quatre fois j'ai eu les votes de cinq millions de citoyens pour moi. J'ai un titre et vous n'en avez pas. Vous n'êtes que les députés des départements de l'empire... M. Lainé est un conspirateur, un agent de l'Angleterre... C'est un méchant homme. Que vous a donc fait cette pauvre France pour lui vouloir tant de mal ?... Vous avez voulu me couvrir de boue ; mais je suis de ces hommes qu'on lue et qu'on ne déshonore pas. Était-ce avec de pareils reproches que vous prétendiez relever l'éclat du trône ? Qu'est-ce que le trône ? Quatre morceaux de luis doré, revêtus d'un morceau de velours. Le trône est dans la nation, et l'on ne peut, me séparer d'elle sans lui nuire, car la nation a plus besoin de moi que je n'ai besoin d'elle. Que ferait-elle sans guide et sans chef ?... Lorsqu'il s'agit de repousser l'ennemi, vous demandez des institutions ! Comme si nous n'avions les d'institutions !... Vous voulez donc imiter l'Assemblée Constituante, et commencer une révolution ? Mais je ne ressemblerai pas au roi qui existait alors.... J'aimerais mieux faire partie du peuple souverain que d'être roi esclave.... Retournez dans vos départements !

Avant de rejoindre l'armée, Napoléon envoya 23 sénateurs ou conseillers d'État, en qualité de commissaires extraordinaires, dans les divisions militaires, pour accélérer la levée de la conscription et l'organisation des gardes nationales (décret du 26 décembre 1813) ; Carnier et Lefebvre refusèrent ; les autres ne firent que des rapports décourageants, qu'il serait cruel de comparer avec ceux des représentants en mission sous la Convention. A Paris, la garde nationale fut, mise en activité, sous le commandement de l'Empereur, avec Moncey comme major général, commandant en second, Hullin, Bertrand, Montesquiou et Montmorency comme aides-majors généraux (décret du 8 janvier 1814). Les lettres patentes du 23 janvier renouvelèrent la régence de Marie-Louise (assistée de Cambacérès) ; mais l'instruction du 24 janvier et le décret du 28 conférèrent à Joseph les fonctions de lieutenant général, comme si, dans les circonstances tragiques où il se trouvait, l'Empereur, après avoir rompu avec les députés, croyait pouvoir trouver des garanties en associant simultanément à sou destin ses deux familles successives. Au fond, il ne se faisait pas d'illusion. Si l'ennemi arrive aux portes de Paris, disait-il, il n'y a plus d'Empire. Le 24 janvier il donna audience aux officiers des gardes nationales de Paris ; il leur confia Marie-Louise et le roi de Rome, qu'il embrassa dans la soirée pour la dernière fois de sa vie. Il partit le lendemain au petit jour.

Pour faire campagne, il ne put rassembler que 110.000 hommes environ, dont la moitié seulement à sa disposition immédiate, y compris ceux des enfants de la classe 1815, les Marie-Louise, qui furent incorporés. Les trois armées ennemies (de Bohème, ou Austro-russe, de Silésie, ou Prussienne, et du Nord) étaient fortes de 194, 117, et 155.000 hommes, avec Schwarzenberg, Blücher et Bernadotte. Ce dernier avançait lentement par la Belgique. Maison lui opposait une énergique résistance. Au reste, Bernadotte préférait n'entrer en France qu'après que les événements auraient pris tournure. Par contre, Schwarzenberg et Blücher avaient aisément rompu le mince cordon de troupes qui leur était opposé, traversé la Lorraine et l'Alsace pendant qu'un corps autrichien débouchait du Jura contre Lyon, et ils pénétraient déjà en Champagne, l'armée de Silésie par la Marne, l'armée de Bohème par la Seine. Napoléon se posta entre les deux rivières, et chercha d'abord à empêcher leur jonction. Mais Blücher, battu à Brienne (29 janvier), se rejeta à Bar-sur-Aube, où il entra en liaison avec Schwarzenberg, et Napoléon, accablé sous le nombre, à la Rothière (1er février), dut reculer jusqu'à Troyes. Les prétentions des alliés croissaient en raison de leurs succès. Dans leur protocole du 29 janvier, ils parlaient déjà de réduire la France à ses limites de 1792, et, lorsque Caulaincourt s'aboucha avec leurs diplomates réunis en congrès, comme il avait été convenu, il n'obtint à Châtillon que des réponses dilatoires (5-9 février). Napoléon passait par des alternatives atroces de fatigue et de découragement, d'énergie et d'espérances. Mais quand, pour marcher plus commodément sur Paris, Blücher et Schwarzenberg se séparèrent de nouveau, il retrouva brusquement, dans un sursaut de volonté, tout son merveilleux génie. Blücher allongeait maladroitement ses colonnes sur la Marne. Il fond sur elles et, en quatre combats victorieux, il les culbute les unes après les autres : à Champaubert, le 10 février, où les Marie-Louise montrèrent autant de fermeté que de vieux soldats, à Montmirail le 11, à Château-Thierry le 12, à Vanchamps le 11. Aussitôt, il se précipite sur Schwarzenberg, dont l'avant-garde atteignait déjà Fontainebleau, il prend possession du pont de Montereau (18 février), et force le gros des forces ennemies à rétrograder sur Troyes et Chaumont. Alors, continuant sa manœuvre, il se retourna contre Blücher, qui, sans l'attendre, remonta l'Ourcq pour s'appuyer sur Bernadotte, dont l'avant-garde approchait enfin. La place de Soissons aurait pu empêcher la jonction des deux armées. Elle capitula (4 mars), et Napoléon se heurta, à Laon, à des forces tellement supérieures, qu'il dut reculer (9-10 mars), et il ne fut pas plus heureux, dans une dernière tentative contre l'armée de Bohème, à Arcis-sur-Aube (20 mars). Tout espoir n'était peut-être pas encore perdu. Au début de la campagne, quelques patriotes seulement, avaient compris que la cause de Napoléon était devenue nationale ; Carnot, par exemple, avait noblement demandé à reprendre du service (le 21 janvier), et des tentatives de résistance spontanée s'étaient esquissées dans l'Est. Rapidement, les horreurs de l'invasion, les barbaries des Busses, les brutalités des Prussiens, les exactions des Autrichiens réveillèrent chez les habitants le sentiment patriotique. Napoléon se porta à Saint-Dizier, sur les derrières de l'ennemi, pour le couper du Rhin, le détourner de Paris, avec ce qu'il avait encore de troupes et le concours des habitants levés en masse.

Projet chimérique. Les coalisés étaient maintenant sûrs de la victoire. Ils resserraient leur alliance. Par le traité de Chaumont, du 9 mars (antidaté du 1er), l'Angleterre, l'Autriche, la Prusse et la Russie s'unissaient pour vingt ans, s'engageaient à ne pas traiter séparément, à entretenir chacune 150.000 hommes jusqu'à la paix, et invitaient les autres puissances à se joindre à elles. Les conférences de Châtillon ne furent rouvertes (du 10 au 19 mars) que pour le désaveu formel des principes énoncés à Francfort, et Vitrolles y proposa la restauration de Louis XVIII. Dans le Midi, Soult, battu à Orthez par Wellington (27 février), se repliait sur Toulouse, et les Anglais entraient à Bordeaux (12 mars), où le rétablissement de la royauté était proclamé. En Italie, Eugène résistait sur le Mincio aux Austro-Napolitains ; les Anglais débarquaient à Livourne, puis à Gènes. Sur la frontière suisse, les Autrichiens occupaient Genève (20 décembre), envahissaient la Franche-Comté et la Savoie, et Augereau évacuait Lyon (19 mars). Au nord-est de Paris, de l'Oise à la Seine, les trois armées coalisées formaient une masse infranchissable, qui avançait lentement, repoussant devant elle Marmont et Mortier au combat de la Fère-Champenoise (23 mars), laissant derrière elle Napoléon impuissant. Le péril devenait extrême. Le Conseil de régence décida le transfert de Marie-Louise à Blois (29 mars), et Napoléon revint, en toute hâte de Saint-Dizier par Troyes, Sens et Fontainebleau sur Paris (30 mars). Il était trop tard. Marmont et Mortier, avec leurs troupes, les gardes nationales de Paris, les hommes des dépôts, les élèves de Polytechnique et d'Alfort, n'avaient à opposer que 42.000 hommes à 111.000 ennemis (64.000 de l'armée de Bohême et 47.000 de l'armée de Silésie). La bataille de Paris commença le 30 mars au matin, sur les hauteurs des faubourgs, entre Charonne et Clichy. L'attaque ennemie, mal coordonnée, se développa lentement. Pendant les premières heures, Marmont résista, avec succès, entre Pantin et Romainville. Mais, sous lu pression du nombre, il recula vers Ménilmontant et Belleville. Dès midi, Joseph l'autorisait à entrer en pourparlers avec l'ennemi. Vers une heure, le général Dejean apportait de Troyes la nouvelle que Napoléon arrivait. Il ne trouva personne à qui parler. Marmont ne se décida à parlementer qu'à quatre heures, quand l'ennemi touchait aux barrières de la ville. La bataille de Paris, la plus sanglante de la campagne, avait fait au total 18.000 hommes de perles, égales de part et d'autre.

 

FIN DU TROISIÈME VOLUME