HISTOIRE DE FRANCE CONTEMPORAINE

 

LIVRE III. — LE RÉGIME IMPÉRIAL.

CHAPITRE III. — L'ACTIVITÉ PRODUCTRICE.

 

 

I. — CULTURES, ÉLEVAGE, INDUSTRIES TEXTILES.

SOUS le premier Empire, la production de blé est en déficit constant dans les départements où la population est la plus dense, comme la Seine et la Seine-Inférieure, et dans la vallée du Rhône (notamment dans le Rhône, la Drôme, le Vaucluse, les Bouches-du-Rhône et le Var). Il est alors nécessaire de faire venir du blé des régions voisines. Mais dans l'ensemble, sur le marché national, en cours de formation, il semble que la production suffisait à la consommation. — Deux nouveautés alimentaires doivent être signalées : la tomate ou pomme d'amour se propage du Midi au Nord, et la pomme de terre achève enfin par la France sa lente et séculaire tournée d'acclimatation à travers l'Europe. Au début du siècle, elle n'était cultivée que dans la banlieue des villes et dans les campagnes les plus pauvres : montagnes du Jura et des Cévennes. Lentement elle gagna du terrain. La disette de 1811 et de 1819 acheva sa victoire. Le blé manquait. On fit du pain avec la fécule de pomme de terre. Le tubercule triompha. — On pressait encore les vendanges aux environs de Paris, en Seine-et-Oise, en Seine-et-Marne, et jusque dans l'Aisne d'un côté, dans les Côtes-du-Nord de l'autre côté. Le classement des grands crus classiques se constituait peu à peu, mais n'était pas encore fixé. Est-ce une illusion ? Mais il semble que la carte des vins était peut-être plus variée, que les individualités étaient plus nettement marquées autrefois qu'aujourd'hui. Déjà les chimistes aidaient les viticulteurs. En 1801, Chaptal publiait son Art de faire le vin. Le sucrage devint le secret de tous au moment même où la culture industrielle de la betterave commençait. On notait, comme un des signes les plus caractéristiques du bien-être général, que la consommation indigène du vin tendait à augmenter. Vers la fin de l'Empire, la production moyenne annuelle en vin était évaluée à 36 millions d'hectolitres, dont 6 étaient employés à la distillation.

En 1809, Napoléon fit venir des Géorgiens du Caucase qui essayèrent d'acclimater le coton dans quatre champs d'essai, à Hyères, Arles, Montpellier et Perpignan. Ils échouèrent. Les essais recommencèrent ensuite en Corse et dans les États romains. Le coton produit dans le royaume de Naples et en Espagne fut de qualité médiocre. — Les nécessités du système continental ont donné des résultats plus décisifs en ce qui concerne les plantes tinctoriales. Il s'agissait de trouver les succédanés des teintures jusqu'alors importées du dehors. On verra plus loin comment la chimie s'y efforça. L'agriculture y aida aussi. La couleur rouge était fournie par la garance, dont la culture prit un notable développement en Belgique, en Alsace, dans la vallée de la Garonne, dans le Vaucluse et les Bouches-du-Rhône. La couleur jaune venait de la gaude et du safran, cultivés dans le Gâtinais, dans le Bas-Rhin, dans le Tarn et le Vaucluse. Enfin, on tirait un indigo indigène, destiné à remplacer l'anil des Indes, de la guède ou pastel. Cette plante était cultivée avec succès dans le Tarn, le Tarn-et-Garonne, la Haute-Garonne. En 1810, la Société d'agriculture publia des instructions pour en développer les plantations. Les préfets eurent ordre de faire la propagande. Une école expérimentale fut établie à Albi sous la direction de Puymaurin, ainsi que dans les départements du Pô et de l'Arno (1811). Dès 1812, une société se constituait à Mulhouse pour la culture et l'exploitation de l'indigo indigène. Mais le pastel était de plus fort rendement sous le climat du Midi. Les établissements de Rouques, à Albi, donnaient des espérances. Le décret du 14 janvier 1813 institua trois fabriques impériales d'indigo indigène : à Toulouse (avec Puymaurin), à Turin et à Florence. Des encouragements devaient être accordés, sous certaines conditions, aux planteurs de pastel, en même temps que des droits prohibitifs étaient imposés à l'entrée de l'anil exotique. L'Empire devait produire tout l'indigo dont il avait besoin — 16.500 hectares fournissant 600.000 kilos par an y suffiraient — et, dans l'Empire, l'État dirigeait et organisait lui-même la production. Le monopole n'était pas déclaré, mais on y allait, quand le système continental s'écroula.

La culture des plantes à essence en avait aussi prouvé l'action stimulante. Les récoltes continuaient comme auparavant, de réglisse à Bourgueil en Indre-et-Loire, d'anis et de coriandre, dont on faisait des liqueurs célèbres, dans les vallons de la Garonne et du Rhône, de simples et de plantes médicinales. La parfumerie continua à utiliser les fleurs de Provence. L'horticulture et l'arboriculture d'ornementation multiplia les innovations. Le jardin d'expériences et d'agrément que Joséphine entretenait à grands frais à la Malmaison et plus tard à Navarre (Eure) fut des plus utiles. De 1804 à 1814, 1 844 espèces nouvelles y ont fleuri pour la première fois en France. Mais le système continental imposait la nécessité d'acclimater ou de remplacer par d'autres les plantes qu'on importait des colonies ou d'Amérique. Pour remplacer la vanille, on parvint à extraire une essence de l'avoine traitée par l'alcool. Pour remplacer le café, on cultiva la chicorée, à l'exemple des Belges, qui, non contents de l'employer comme plante potagère et fourragère, savaient déjà en tirer parti par la torréfaction. — La culture du tabac prit une grande extension. Au début du siècle, les importations étrangères balançaient la production indigène. Lors de l'établissement du monopole (1810), l'administration détermina annuellement, suivant les besoins, le nombre d'hectares à planter en tabac dans chaque département. La culture n'était autorisée qu'après l'obtention d'un permis délivré par le préfet ; la récolte était achetée comptant, à prix fait, et la régie ne devait s'approvisionner qu'en tabac indigène, à l'exception d'un quinzième qu'elle pouvait prendre en tabac étranger.

Plus encore que le tabac, la culture de la betterave est en relation directe avec le système continental. Malgré la guerre maritime, le sucre de canne arrivait encore en quantité, et les raffineries de Nantes, d'Orléans, de la Rochelle, de Bordeaux, de Rouen, d'Anvers, de Bruxelles n'avaient pas cessé de travailler au début du siècle. Mais la reprise de la guerre contre l'Angleterre et surtout l'élévation des droits les ruinèrent. Le kilo de sucre raffiné, qui était de 1 franc avant la Révolution, monta à 8 et 10 francs en 1809 et 1810, à 12 francs en 1811 et 1812. On chercha des succédanés. Le miel était trop cher, et d'ailleurs l'apiculture n'était pas en progrès. On essaya des fruits : les pommes, les poires, les prunes, les cerises, les figues, les mores, et de plantes diverses : l'érable, le varech, le maïs, les pommes de terre ; mais sans succès pratique. Darcet fils et Parmentier découvrirent le sucre cristallisable de châtaigne et de raisin. La châtaigne fut de rendement médiocre, mais le gros raisin sucré du Midi donna une mélasse sirupeuse et noirâtre, un sucre cristallisé terreux, mat et sans saveur, dont, faute de mieux, on se contenta. Dès 1810, 100.000 kilos étaient mis en vente. Le gouvernement encouragea l'industrie nouvelle. En septembre 1811, il assurait encore des primes à plusieurs fabricants de sucre de raisin. Il y en avait dans le Var, les Bouches-du-Rhône, le Gard et même en Dordogne (à Bergerac). Mais on savait depuis longtemps que la betterave pouvait produire le sucre. L'invention, d'origine allemande, était signalée à l'Institut dès 1800, et en 1801 le banquier Delessert commençait à Passy les premiers essais d'application pratique. Le gouvernement intervint. En 1809, Barruel, dans la plaine des Vertus, en 1810, Deyeux, pharmacien de l'Empereur, dans la plaine de Saint-Denis, plantèrent la betterave et en raffinèrent le sucre. Dans le Doubs et le Nord, l'initiative privée créait d'autres établissements de culture et de fabrication. Quand on eut enfin tiré des betteraves du sucre aussi pur que le sucre de canne, le gouvernement abandonna à eux-mêmes les fabricants de sucre de raisin, il multiplia les articles de propagande dans le Moniteur, il fit rédiger par Tessier et Barruel des instructions officielles, il promit des primes pour le perfectionnement des procédés déjà connus, il étudia divers projets pour hâter l'essor de l'industrie nouvelle, et finalement Napoléon promulgua le décret du 15 janvier 1812. Cinq fabriques étaient instituées en écoles spéciales de chimie pour la fabrication du sucre de betterave : aux Vertus, près Paris (avec Barruel comme directeur), à Wachenheim (Mont-Tonnerre), à Douai, à Strasbourg et à Castelnaudary. Elles devaient recevoir 100 élèves pris parmi les étudiants en médecine, en pharmacie et en chimie. En outre, il y aurait 5 fabriques impériales de sucre (le betterave. Une superficie de 100.000 hectares, répartie suivant une procédure analogue à celle qu'on employait déjà pour la culture du tabac, devait être consacrée à la betterave. Enfin, le gouvernement accorderait 500 licences, dont une au moins par département. Pendant une durée de quatre années, les détenteurs de licences étaient garantis contre tous droits spéciaux d'octrois ou d'imposition, mais ensuite, l'État restait libre d'agir à son gré. Le monopole réalisé pour le tabac, déjà esquissé pour le pastel, paraissait devoir être bientôt la conclusion logique du décret de 1812, si celui-ci avait pu être appliqué intégralement et de suite. Mais, en 1812, 6.785 hectares seulement furent ensemencés en betteraves. Le prix moyen du sucre indigène ne dépassa pas 8 francs le kilo, et devait naturellement baisser à mesure que la production augmenterait. Les licences accordées étaient déjà nombreuses et l'industrie nouvelle était en pleine croissance, lorsque la fin du système continental et la réapparition sur le marché du sucre colonial lui porta un coup dont elle fut longue à se relever.

Le nombre des bestiaux était évalué, en millions de têtes, à 2,1 pour la race chevaline, presque autant pour les ânes (qui auraient été proportionnellement plus nombreux alors qu'aujourd'hui), 6,9 pour la race bovine, 35,1 pour la race ovine et 3,9 pour la race porcine, vers 1815. Dix ans auparavant, vers 1805, les chiffres d'évaluation étaient notablement inférieurs (1,8 pour les chevaux, 6,0 pour les bovidés, 30,3 pour les moutons). L'accrue des bestiaux parait d'autant plus vraisemblable qu'on sait, par ailleurs, que l'alimentation carnée devint usuelle sous le Consulat et l'Empire. — 24 départements en 1800, 74 en 1801, demandaient l'établissement de haras et la fourniture d'étalons. La production chevaline était alors insuffisante tant pour l'armée que pour les besoins courants de l'agriculture et des transports. Il fallait acheter des chevaux à l'étranger, et le ministre de l'Intérieur faisait venir des étalons d'Espagne, d'Angleterre et d'Allemagne. Sous l'inspiration de Huzard, Chaptal adopta un autre système : il essaya d'améliorer les races françaises par elles-mêmes et consacra en primes d'encouragement une partie de l'argent dépensé jusqu'alors en achats au dehors. Au total, le gouvernement n'avait pas dépensé plus de 700.000 francs de 1799 à 1804. En 1805 et 1806, il fit un vigoureux effort, il recommença les achats, notamment en Allemagne, il institua des haras et des dépôts d'étalons. Il inscrivit au budget un crédit extraordinaire de 3 millions en deux ans. Le décret du 4 juillet 1806 régularisa, en les complétant, les créations récentes : il y aura six haras (au Pin, à Langonnet, à Pompadour, à Pau, à la Mandrie, à Deux-Ponts) pour chacun des arrondissements chevalins du Nord, (le l'Ouest, du Centre, du Midi, (le l'Est et du Nord-Est, cinq dépôts d'étalons en moyenne par arrondissement, trente au total, et deux écoles vétérinaires d'expériences (à Alfort et Lyon). En 1813, 17 dépôts seulement subsistaient avec leur hiérarchie de fonctionnaires. — La Société d'agriculture prit en 1802 et 1803 l'initiative d'acheter en Espagne des béliers, qu'elle revendait ensuite au prix coûtant. Mais le ministre de l'Intérieur, Chaptal, professait pour les moutons la même doctrine que pour les chevaux : il jugeait inutiles les achats au dehors. Il assura que la laine des mérinos naturalisés en France était excellente, qu'elle valait celle d'Espagne, qu'elle était même supérieure en finesse pour les draps de belle qualité, à la seule condition qu'on procédât avec soin aux croisements, à la tonte, au lavage, au triage et à la filature. Il parut avoir raison. La laine française haussa, et les béliers produits à Rambouillet (où il y avait une école de bergerie annexée à l'établissement d'élevage), à Alfort (auprès de l'école vétérinaire), dans les trois bergeries impériales de Perpignan, d'Arles et de Trèves, suffirent à la production. Tessier, l'inspecteur général des bergeries, était actif et compétent. Vers 1805, on comptait déjà près de 2 millions de mérinos indigènes. Mais l'invasion de l'Espagne par les troupes françaises eut une conséquence inattendue. Les importations privées de mérinos transpyrénéens furent si nombreuses que la laine française baissa, et que les éleveurs, découragés, se défirent (le leurs troupeaux de bêtes à laine fine. La crise était devenue aiguë, quand Napoléon résolut d'y mettre fin. Il eut de grandioses conceptions, à son ordinaire. Le nombre des mérinos indigènes devait être porté à 10 millions. A cet effet, le décret du 8 mars 1811 décida la création de 500 dépôts de béliers mérinos, ayant chacun de 150 à 250 têtes, soit de 75.000 à 125.000 au total. Du décret de 1811 il ne resta guère que le souvenir d'un immense projet. — On ne fit rien pour l'amélioration de la race bovine. La production indigène en cuirs et peaux n'était pas suffisante, et il fallait recourir à l'importation étrangère. Seguin, qui gagna une grande fortune comme fournisseur militaire, avait inventé un procédé nouveau pour accélérer le tannage du cuir, et un tanneur de Nantua, Buscarlet, construisit la première machine à refendre les peaux.

Le chanvre indigène et d'importation était utilisé à raison d'un tiers pour les cordes (principalement à l'usage de la marine, dans les ports), de moitié pour les grosses toiles : d'emballage, de tentes, pour les toiles à voiles — dont un des types les plus connus s'appelait noyales, du nom de Noyal-sur-Vilaine en Ille-et-Vilaine — ; le reste servait aux tissus solides, soit en chanvre seulement ou combiné avec le lin : les coutils, la cretonne (chanvre tramé de lin). On comptait une centaine de fabriques importantes de fils et tissus de lin. Elles étaient éparses sur tout le territoire, sauf dans le Sud-Est et le Centre. Déjà on employait des machines pour le rouissage et le peignage du lin et du chanvre. En 1804, le ministère de l'Intérieur fit rédiger des instructions pratiques afin de faire connaître un procédé récemment découvert par Bralle, fabricant à Amiens, grâce auquel il était désormais possible de rouir le chanvre également, et en toute saison. Mais l'invention la plus utile était évidemment la machine à filer le lin. Elle devint urgente, quand, le système continental ayant rendu difficiles les importations de coton, on pensa utiliser à la place les fils fins de lin. Il fut même question d'utiliser le genêt comme succédané du coton. Le décret du 12 mai 1810 promit un prix d'un million de francs à l'inventeur de la meilleure machine pour la filature du lin. lin ancien professeur devenu inventeur, déjà connu par plusieurs découvertes ingénieuses, Philippe de Girard, construisit la machine demandée ; il prit un brevet, installa à Paris deux filatures de lin et sollicita le prix. Il lui fut refusé parce que sa machine ne fabriquait pas de fils assez fins. Girard fut ruiné, il subit même la prison pour dettes (en 1815), et sa découverte resta sans action sur l'industrie linière. Elle ne revint en France que longtemps plus tard, après avoir été utilisée en Autriche et en Pologne, démarquée et brevetée sous un autre nom en Angleterre.

Il existait deux types, nettement distincts, de tissus de laine

SERGES. d'une part, les draperies communes, comme la serge, de type ancien, aux prix uniformes, aux variétés peu nombreuses, de gros draps croisés ou d'aspect feutré, sans apprêt, lourds, rigides, inusables, et, d'autre part, les draperies fines, de type nouveau, de prix variés, aux dénominations variées, de tissus croisés, légers, souples, très apprêtés, et souvent peu solides, comme les casimirs (de l'anglais kersey mere qui signifie drap pur). Or, sous le Consulat et l'Empire, les draperies communes sont en recul constant devant les draperies fines, et il serait intéressant de narrer en détail l'histoire de la lutte des casimirs contre les serges. Les causes du changement sont nombreuses. On a vu que l'élevage et l'acclimatation des mérinos ont donné de bons résultats, au moins dans les premières années. Tandis que les paysans qui tissent à domicile gardent la routine des vieux procédés, des industriels construisent des fabriques où la laine est manutentionnée plus intelligemment. Ils y installent des mécaniques à ouvrir les laines, des brisoirs pour le premier cardage et des cardes dites finissoirs, des machines à filer la laine, à lainer, à brosser et à brocher les draps. Nulle invention : toutes ces machines sont d'origine anglaise, et ce sont des constructeurs anglais, établis en France, les Collier, les Cockerill, et Douglas, le plus connu d'entre eux, qui les établissent pour le compte de fabricants. En 1788, le nombre des pièces de laine fabriquées (draps et lainages de toutes sortes) était de 324.440 ; il s'élevait au chiffre quadruplé de 1.240.977 en 1812. Cependant on ne comptait que 17.074 métiers en 1812 au lieu de 7.285 en 1788. Guillaume-Louis Ternaux est le plus célèbre des grands lainiers de France. A seize ans, en 1781, il succédait déjà à son père comme chef d'une fabrique de draps à Sedan, mais il ne commença ses créations que sous le Directoire. Il fonda à Reims, en Belgique, en Normandie, une vingtaine d'établissements, qu'il sut faire prospérer. Ce fut lui qui fabriqua le premier les draps fins, dits mérinos, et qui découvrit que les fameux châles de Cachemire étaient fabriqués avec du poil de chèvre : il en fabriqua d'aussi fins que ceux qu'on importait d'Asie à grands frais. Il se procura en Russie des toisons de chèvres d'Orient ; plus tard, il essaya même d'acclimater en France les chèvres du Thibet.

L'industrie cotonnière était déjà acclimatée dans le pays avant 1789, et, depuis la terminaison de la Terreur, elle faisait de rapides progrès. Nombreuses sont les nouvelles filatures mécaniques : Bauwers à Gand en 1801, Gross, Davillier, Roman et Cie à Wesserling en 1802, imités bientôt par les Dollfus, les Kœchlin, les Blech et les Schlumberger en Alsace (1804-1810), Heywood à Senones dans les Vosges en 1806, Richard (mort en 1806) et son associé Lenoir à Paris, puis en Normandie, à Séez, à Vire, J.-B. Say, qui renonça à la politique pour l'industrie, à Auchy (Pas-de-Calais). Vers 1806, on comptait près de 25'0 filatures, dont une cinquantaine de premier ordre. Le tissage se faisait à la main, mais, depuis 1803, à Wesserling, le tisserand utilisait un mécanisme, importé d'Angleterre en 1788, pour lancer sa navette ; il produisait ainsi à lui seul autant que deux ouvriers précédemment, et bientôt l'usage de la navette volante devint général. Schupp (né en 1781, mort en 1884) fabriqua pendant quatre-vingts ans les navettes en buis dont se servaient les tisserands d'Alsace. Jusqu'alors, les tisserands en coton travaillaient, comme les tisserands en laine, à domicile, isolément, dans leurs villages ; et la réunion des métiers en un même atelier, dont on avait fait l'essai vers 1750, en Alsace, n'était pratiquée que par exception. Elle devint peu à peu la règle à partir de 1805. On eut des fabriques de 10 à 100 métiers, dont le chef — entrepreneur ou contremaître — travaillait à façon et à prix débattus avec le fabricant de la ville. L'impression sur étoffe devint mécanique : en 1802, Oberkampf à Jouy, près Paris, et, vers le même temps, les établissements de Wesserling, firent établir des rouleaux en cuivre pour l'application mécanique des couleurs. La palette des teintures s'enrichit des couleurs chimiques : en 1808 et 1809, Oberkampf et Dollfus-Mieg découvrirent presque simultanément le vert solide (peroxyde d'étain et alumine hydratée). Enfin, en 1812, Dollfus-Mieg usa le premier de la vapeur comme force motrice dans ses filatures. L'inclus-trie cotonnière s'était développée à l'abri de la concurrence anglaise, qui était, officiellement du moins, totalement supprimée. Elle rattrapait sa rivale, et, exception faite des filés de coton fin qu'elle n'avait pas encore réussi à produire en qualité satisfaisante, et qu'on introduisait par contrebande, pour les tissus de luxe, elle réussissait également bien toutes les sortes de fabrication. Les progrès réalisés sont d'autant plus remarquables qu'il n'était pas facile de se procurer la matière première. Le coton ne s'acclimatait pas en France et n'était pas de bon rendement en Italie et en Espagne. Les États-Unis, qui devenaient grands producteurs de coton, ne vendaient guère qu'aux Anglais. On en était réduit au coton du Levant. Mais la mer n'était pas sûre, et le port de Marseille ne pouvait assurer les importations. Le coton arrivait donc par voie de terre, soit par Vienne et le Danube, soit par Trieste, jusqu'à Bade et au Rhin. Après 1810, les vicissitudes du système continental provoquèrent une si forte hausse sur la matière première et en diminuèrent tellement les importations, qu'une véritable crise interrompit les progrès de l'industrie cotonnière. Elle fut grave surtout dans la région parisienne, la plus éloignée des frontières et la mieux surveillée. Napoléon espérait que le lin pourrait remplacer le coton. Il se souciait peu de l'industrie cotonnière, et les progrès qu'elle avait accomplis le laissaient indifférent, puisqu'ils n'étaient dus qu'à l'initiative privée et qu'il n'avait en somme rien fait pour les favoriser. La crise se prolongea, et s'aggrava encore lorsqu'en 1814 les marchandises anglaises furent de nouveau mises en vente.

Elle gagna, mais pour d'autres causes, l'industrie de la soie vers 1812. Jusqu'alors celle-ci avait fait de constants progrès, à peine interrompus pendant quelques mois en 1806. En France et en  Italie, elle disposait d'environ 1 100.000 kilos de soie grège par an (dont 400 indigènes, 500 d'Italie et 200 du Levant). A elle seule la fabrique lyonnaise en utilisait 700.000 ; elle employait 3.500 métiers avec 5.800 ouvriers en soie en 1800, 10.720 métiers et 15.506 ouvriers  en 1812, mais elle n'avait pas encore rejoint les chiffres antérieurs à  la Révolution. La production de l'industrie cotonnière, spécialement en indiennes, concurrençait les soieries. Mais les efforts du Premier

consul, qui voulait rendre à Lyon son ancienne prospérité, le luxe de la nouvelle Cour, le retour de la mode, l'accroissement des exportations qui allaient jusqu'aux États-Unis par le détour de Vienne et Trieste, malgré l'Océan fermé et malgré la concurrence anglaise qui commençait à manufacturer la soie, d'heureuses innovations techniques aidèrent au développement de la fabrique lyonnaise. Pour dévider les cocons, on chauffa les bassines à la vapeur. Pour mouliner et organsiner la soie, on construisit des machines. Jacquard, tin Lyonnais, fils de canut, qui avait imaginé diverses améliorations mécaniques, réussit, en modifiant le tambour de Vaucanson qu'il avait vu au Conservatoire des Arts et Métiers, où Chaptal lui avait donné une place de mécanicien, à construire un métier à pédales qui permettait de former, tout en tissant, les dessins les plus variés, de changer facilement le dessin et d'augmenter la production (1805). Malgré l'appui de la Société d'encouragement et de la ville de Lyon, qui accorda à l'inventeur une pension viagère de 3.000 francs, le métier Jacquard, tenu en défiance par les canuts, incommode dans sa construction primitive — il n'est devenu pratique qu'après les perfectionnements du mécanicien Breton, vers 1815, — n'entra dans l'usage courant qu'après l'Empire. — Dans la chapellerie, la matière première animale (castor, lièvre, lapin) était en diminution, mais la fabrication du chapeau de soie augmentait. — Paris était la capitale européenne de la passementerie. Certaines firmes étaient célèbres : les modes et lingeries de Mlle Lolive, de Beuvry et Cie, les coutures et modes de Leroy et de son associée Mme Raimbaud, les fleurs artificielles de Mme Vital-Roux.

La papeterie utilisait les chiffons, et elle se rattache à l'industrie textile dont elle n'est, à tout prendre, qu'une application dérivée. Elle était répartie en un grand nombre de départements, mais les papiers de tenture et peints étaient presque tous confectionnés à Paris et en Alsace. On y fabriquait aussi, suivant un procédé importé d'Allemagne à Strasbourg en 180t, à Paris en 1808, le papier maroquiné. Le papier parcheminé venait de Seine-Inférieure. Ambroise Didot (mort en 1804) avait découvert la fabrication du papier vélin. Son frère, Didot le jeune, fonda la papeterie d'Essonnes. Vers 1799, un contremaître y inventa une machine pour fabriquer le papier en rouleaux sans fin, de longueur indéfinie, et non plus feuille par feuille, à la main. Par suite de dissentiments avec Didot de Saint-Léger, fils et successeur de Didot le jeune, l'invention resta inappliquée et passa en Angleterre. — Pierre et Firmin Didot, les fils d'Ambroise, ont réalisé la perfection dans l'imprimerie d'autrefois. Le Racine de Pierre Didot (1801-1805), illustré par Prudhon, Girodet et Gérard, est un des plus célèbres chefs-d'œuvre typographiques. Firmin Didot perfectionna la fonte et le dessin des caractères, il introduisit en France la stéréotypie, qui est d'invention allemande. La lithographie, une autre invention allemande, fut apportée de-Mulhouse à Paris par Engelmann sous le patronage de Lasteyrie. On en déduisit presque aussitôt la lithochromie. Les relieurs soutenaient sans faiblir la tradition artistique du siècle précédent. L'un d'eux, Bradel, fournisseur de l'Empereur, a donné son nom à un nouveau type de reliure. Paris était de beaucoup le centre de librairie le plus important.

 

II. — MINES, MÉTALLURGIE, INDUSTRIES MINÉRALES.

LA loi sur les mines du 12 juillet 1791 avait sagement essayé de concilier les droits respectifs de l'État, de la propriété et de l'exploitation. Mais le code civil posa en principe (art. 552) que la propriété du sol emporte la propriété du dessus et du dessous. Il sacrifiait à la propriété l'État et l'exploitation. Il était logique avec lui-même, puisqu'il avait été rédigé pour la propriété. Mais il est évident, que les mines sont économiquement une richesse de nature spéciale dans beaucoup de cas leur exploitation est nécessaire à la société et leur abandon un mal public ; le travail est difficile, il réclame un outillage compliqué, il peut léser les droits des voisins, compromettre la sûreté générale : une police particulière lui est indispensable. Peut-être eût-il été plus simple de ne pas mettre le code en contradiction avec la loi. On n'y pensa pas. Il ne restait plus qu'à se mettre en contradiction avec le code. On n'y manqua pas. Dès 1806. Napoléon faisait mettre à l'étude une nouvelle loi sur les mines. On peut, si l'on veut, ne pas dire expressément que les mines font partie du domaine public, déclarait-il au Conseil d'État, le 23 mai 1806, mais j'entends qu'au fond cela soit ainsi. En revendiquant les droits de l'État, l'Empereur se proposait de faire payer aux mines une redevance fructueuse pour le Trésor. Interrompus bientôt, repris en 1809, les travaux n'aboutirent que l'année suivante, à la loi célèbre du 15 avril 1810. Il est permis de dire que cette loi n'a pas répondu aux vues de l'Empereur. Très longue, rédigée avec attention, elle apporte dans le détail quelques améliorations, moins nouvelles qu'il ne parait, pour peu qu'on s'en réfère à la législation antérieure. Mais, dans l'ensemble, elle n'équivaut pas à la loi de 1791. Elle établit d'abord une distinction fondamentale entre les mines qu'on exploite par galeries souterraines pour en extraire les métaux en filons, en couches ou en amas, les minières qui comprennent les minerais de fer dits d'alluvion, à fleur de terre, les terres pyriteuses, alumineuses et les tourbes, enfin les carrières de pierres ou de terres. En ce qui concerne les carrières, le propriétaire conservait intact son droit sur le tréfond ; il exploitait ou non, à sa guise. Pour les minières, il lui fallait obtenir permission préalable de l'autorité. Mais si, dans le voisinage, des maîtres de forges avaient obtenu l'autorisation d'établir leurs usines, ils pouvaient exploiter le minerai de fer pour alimenter leurs fourneaux, malgré le propriétaire du terrain, et à la seule condition de l'indemniser. De fait, la propriété était donc sacrifiée à l'exploitation, sous la surveillance de l'État.

Elle l'était plus complètement encore quant aux mines. Celles-ci ne pouvaient être exploitées, même par le propriétaire, qu'en vertu d'un acte public de concession, et l'État n'accorde de concessions qu'aux candidats qui lui paraissent les mieux qualifiés, qu'ils soient Français ou étrangers, propriétaires ou non du terrain, inventeurs ou non de la mine, isolés ou en société. Une fois la concession accordée, elle constitue une propriété perpétuelle, qui dès lors est disponible et transmissible indéfiniment. Le cas d'un retrait de concession n'est donc juridiquement pas possible. Le concessionnaire ou plutôt le propriétaire de la mine doit indemniser le propriétaire du terrain, et éventuellement l'inventeur de la mine ; il doit de plus une redevance à l'État. Mais la redevance minière ne donna jamais qu'un produit dérisoire, malgré le soin avec lequel on en fixa plus tard l'assiette et la perception (décret du 6 mai 1811). — Le décret du 18 novembre 1810 constitua un Corps impérial des mines, avec une hiérarchie savante de fonctionnaires. Celle-ci rappelle, à certains égards, la hiérarchie forestière qui, réorganisée de 1801 à 1805, comptait déjà 8 246 agents en 1803 et rendit dès ses débuts de grands services contre le déboisement et les dégradations dont les riverains avaient pris l'habitude pendant la Révolution.

A la fin de l'Empire, l'extraction de la bouille dépassait annuellement 800.000 tonnes. Elle ne donnait encore que 250.000 tonnes en 1794. De plus en plus, l'industrie faisait usage de la houille. Mais la vapeur ne servait pas encore de force motrice, et c'est à peine si, dans les hauts fourneaux, on commençait à traiter le fer non plus au bois, mais au charbon de terre. L'un des premiers à s'y décider fut Charles de Wendel, un ancien officier de marine, qui, revenu d'émigration, se fit maître de forges à Moyeuvre et Hayange, en Moselle (1804). L'usage s'introduisit au Creusot vers 1810. Le type de la plupart des sociétés françaises de charbonnage était fourni par la Compagnie d'Anzin, dans le Nord, qui, fondée en 1757, avait été réorganisée en 1794 par Claude Perier et Lecoulteux, sur les conseils juridiques de Berryer père. — Les nombreux gisements de fer en France faisaient presque partout l'objet d'une modeste exploitation locale. Dans es Pyrénées on travaillait au procédé catalan, qui donnait d'emblée un fer purifié ; dans une cinquantaine de départements, le minerai était traité dans les hauts fourneaux. On comptait 86 forges catalanes et environ 200 hauts fourneaux avec 800 fours d'affinerie. Le procédé catalan ne livrait que 9.000 tonnes de fer ; les hauts fourneaux de l'ancienne France donnaient plus de 100.000 tonnes ; au total, environ 112.000 tonnes de fonte et de fers bruts, presque le double du chiffre antérieur à la Révolution (60.000 tonnes en 1788). Les besoins de la guerre avaient naturellement augmenté la consommation du fer, mais à certains indices on pouvait prévoir que le fer allait prendre dans l'industrie moderne une place plus importante encore qu'autrefois. Le pont des Arts, inauguré à Paris en 1803, a été le premier pont en fer de France ; en 1811, la coupole de la Halle aux Blés à Paris fut établie sur une armature métallique. Mais, d'une façon générale, on en était encore au stade de la production régionale et comme éparpillée, qui n'était ni localisée à proximité de gisements de houille, ni agglomérée en établissements de grande industrie. — Les autres minéraux étaient exploités de la même manière, et, comme la consommation était restreinte, les importations difficiles et coûteuses, on tirait avantageusement parti, en France et dans les départements réunis, de gisements qui aujourd'hui passent pour médiocres et insuffisants (plomb, cuivre, zinc, antimoine, manganèse, mercure, amiante, cobalt, soufre, asphalte, vitriol, couperoses, alun). Les relations commerciales avec l'Angleterre étant rompues, on essaya, mais sans grand succès, d'extraire l'étain de la Haute-Vienne, de la Loire-Inférieure et de la Sarre. En 1788, la production de sels marins et de sels gemmes était de 40.000 tonnes ; elle fut de 150.000 tonnes en 1812 : elle avait quadruplé grâce à la suppression des gabelles, et aussi parce que le sel est utilisé dans la fabrication de la soude artificielle. L'exploitation des tourbières fut régularisée. Les eaux minérales étaient si célèbres, qu'on avait déjà commencé à les fabriquer artificiellement.

Les régions d'industrie minérale les plus actives étaient formées par les départements qui entouraient l'Ourthe au Nord, la Nièvre au Centre, et dans la zone intermédiaire de Bourgogne, de Franche-Comté, de Champagne, de Lorraine et d'Alsace. Mais, d'une façon générale, les industries du métal n'étaient pas plus concentrées que les exploitations minières elles-mêmes. La division du travail était si avancée dans l'industrie de la coutellerie qu'elle pouvait soutenir la comparaison avec l'exemple, célèbre alors en économie politique, de l'épinglerie. Aussi la production pouvait-elle livrer à très bon marché. Aux établissements de Thiers, les couteaux revenaient à 0 fr. 90 la douzaine, les canifs et les ciseaux à 0 fr. 75, les fourchettes à 0 fr. 50, les rasoirs de 5 à 10 francs suivant la qualité. Japy, à Beaucourt, fabriquait d'avance et séparément les pièces interchangeables d'horlogerie qu'il suffisait ensuite d'assembler. Une montre d'argent ne coûtait pas plus de 12 francs. La ville de Genève était célèbre par ses chronomètres et ses instruments de précision. Paris la concurrençait. Bréguet, Chevalier, Lepaute, d'autres encore réussirent, dans les premières années du siècle, à fabriquer des montres marines d'une exactitude parfaite. Les pendules fabriquées à Paris étaient aussi remarquables par le mouvement d'horlogerie que par l'ornementation de marbre et de métal. L'industrie de la ciselure, du cuivre doré et du bronze vit de goût et d'art autant que de perfection technique. Aussi Paris y était-il sans rival. Un ingénieur des ponts et chaussées, Philippe Lebon, construisit le thermolampe : le bois ou le charbon de terre, distillé en vase clos, produisait un gaz qui éclairait, chauffait et pouvait même, au dire de l'inventeur, fournir une force motrice utilisable pour toute industrie. Lebon fit breveter (28 septembre 1799) et construisit un moteur à explosion marchant avec un mélange d'air et de gaz, qui est le prototype des moteurs actuels d'automobiles et d'avions ; mais l'inventeur ressemblait fort au Premier consul : on l'assassina un soir aux Champs-Élysées (1804), et ce furent les Anglais qui, ayant chez eux découvert aussi le gaz d'éclairage, en enseignèrent plus tard l'usage aux Français ; ce furent les Allemands qui, ayant démarqué les inventions des continuateurs français de Lebon, exploitèrent les moteurs è explosion.

Déjà on savait fabriquer industriellement la soude artificielle, l'acide chlorhydrique ou muriatique, l'acide sulfurique ou vitriolique, l'acide azotique ou nitrique, l'ammoniaque, l'alun, et l'on savait aussi le parti qu'on en peut tirer. La découverte de la soude artificielle a transformé toute l'industrie ; l'inventeur, Nicolas Leblanc, était tombé dans la misère, et il se suicida en 1806. Mais c'est en 1786 qu'il avait ouvert sa première fabrique. C'est encore avant le Consulat que Berthollet a reconnu les qualités décolorantes du chlore pour le blanchiment, que Chaptal a décrit le blanchissage à la vapeur, que Conté a trouvé la plombagine, Vauquelin le chrome. L'application féconde de la science à l'industrie n'est donc pas une nouveauté. Elle continue, certes, et plus jamais elle ne cessera ; mais, pour le moment, elle ne donne guère que des résultats de détail. Les découvertes portent sur les couleurs, les produits pharmaceutiques et les produits alimentaires. Thénard fait entrer le blanc de céruse dans l'industrie, et l'on a vu d'autre part que, dans les fabriques de coton, on commence à utiliser les teintures chimiques. Darcet fils révèle le bicarbonate de soude et, en traitant les os par des acides, confectionne des tablettes de gélatine qu'il prétend être très nutritives. La pharmacopée se tourne vers la chimie, et l'art des conserves alimentaires se perfectionne. Si intéressantes que soient ces découvertes, la nouveauté importante n'est pas là. Mais les usines se multiplient ; la science appliquée se généralise. Il naît une industrie chimique.

On en trouvera un dénombrement dans le décret du 15 octobre 1810 qui, rendu sur le rapport fait par la section de chimie de la classe des sciences physiques et mathématiques de l'Institut classait en trois catégories les manufactures et ateliers qui répandent une odeur insalubre ou incommode. Suivant la nature de l'odeur, il fallait une autorisation du Conseil d'État, du préfet ou du maire. La hiérarchie administrative fonctionnait d'autant plus complètement que l'odeur était plus nocive ou désagréable, et ce sont les fonctionnaires les plus élevés en grade, mais les plus éloignés et par conséquent les moins à portée d'en juger, qui décident des établissements les plus insalubres ou gênants. Au reste, la mesure était utile, et le développement de l'industrie chimique l'avait rendue nécessaire. La classification annexée au décret mentionne près de 70 industries diverses, qui pour la moitié sont spécifiquement chimiques. En 1807, Darcet fils énonça la théorie chimique de la formation du savon, et il installa à Paris une savonnerie modèle ; mais Marseille resta la reine du savon. Avant la Révolution, la France se poudrait plus qu'elle ne se lavait. Elle produisait pour 24 millions de francs d'amidon et 18 millions de savon. En 1814, les chiffres sont retournés : amidon 6 millions, savon 33 millions.

La verrerie commune, blanche ou noire, avait des établissements dans presque tous les départements, au nord et à l'est d'une ligne tirée de la Seine-Inférieure à la Nièvre, à la Loire et au Léman. Dans le reste de la France, on ne la retrouvait que sporadiquement. En céramique, la blanchaille ou porcelaine blanche, opaque, dont la fabrication avait été importée d'Angleterre, remplaçait peu à peu la faïence, dans l'usage courant. A Lille, à Sarreguemines, à Paris et autour de Paris, à Limoges, dans le Vaucluse (à Apt), ailleurs encore, les manufactures de poterie fine de faïence et de porcelaine adoptèrent la fabrication nouvelle. Beaucoup étaient récentes. L'ancienne faïencerie locale, disséminée partout, ne conserva d'importance que dans quelques départements, notamment dans le Nord, la Seine-Inférieure, la Meurthe, le Vaucluse. Cette transformation eut pour conséquence que la faïencerie à images populaires, si abondante pendant la Révolution, disparut. Les assiettes enluminées de motifs napoléoniens, et qu'on peut dater authentiquement de l'époque impériale, sont rarissimes. Peut-être craignait-on la police, et sans doute l'Empire était-il moins populaire que la Révolution. Il va sans dire que la production continua comme par le passé de la poterie commune, de la tuilerie, de la briqueterie et de la tuyauterie de terre, et qu'elle dépassait en quantité comme en valeur totale la poterie fine et la porcelaine. A l'autre extrémité de l'industrie céramique, la manufacture de Sèvres, sous la direction du savant Brongniart, travaillait pour le compte de l'État. Elle resta digne de son illustre réputation, comme les manufactures de tapisseries des Gobelins et de la Savonnerie (à Chaillot). A Sèvres, un buste de l'Empereur coûtait de 60 à 1200 francs, suivant la grandeur, une tasse de 4 à 600 francs. Par économie, les blancs défectueux étaient vendus ; des chambrelans, ou artisans en chambre, les ornaient à bas prix, et il circulait ainsi dans le commerce des Sèvres de pacotille. Mais, à la manufacture, les dessins étaient fournis par les artistes les plus connus : Percier, Gérard, Isabey. Et les décorateurs étaient eux-mêmes des artistes.

On touche ici aux industries d'art., qu'il suffira de mentionner en terminant. A la différence des industries textiles, qui progressent surtout par la technique, et des industries chimiques ou minérales, qui avancent avec la science elle-même, certaines industries ont ce caractère particulier que la valeur marchande de leur produit est pour beaucoup en raison de leur valeur d'art. Sans doute, l'ébénisterie, avec sa sœur jumelle la carrosserie, n'est à tout prendre qu'une des industries du bois. Les frères Simon, de Bruxelles, les plus célèbres carrossiers du temps, ne sont rien de plus que d'avisés fabricants. Mais l'ébénisterie de luxe appartient à l'art décoratif et doit être étudiée avec lui. Elle fut, jusqu'à la crise générale de 1810, très prospère sous Napoléon. Pourtant, la matière première se faisait rare, et les bois des lies manquèrent parfois, à quelque prix qu'on voulût les acheter. Ou employa des bois indigènes. D'autre part, si les vieux maîtres ébénistes continuaient la tradition du travail consciencieux qu'ils tenaient du siècle précédent, quelques-uns des nouveaux venus sacrifiaient parfois le fini du détail à la production hâtive. Les procédés techniques sont donc stationnaires ou en recul. Malgré tout, les ébénistes de Napoléon étaient dignes de leur réputation européenne. A peine s'en trouvait-il quelques-uns à Strasbourg : presque tous habitaient Paris, où leur production, dans les bonnes années, était d'une douzaine de millions. Le plus connu des grands ébénistes parisiens est Desmalter. Et Paris affirmait encore sa maîtrise dans l'orfèvrerie, la bijouterie, la joaillerie, la marquetterie, la tabletterie, dans la fabrication en or, en argent, en filigrane, en cannetille, en écaille, en corne, en laque, en bois précieux, des objets de toute sorte, ornés de gemmes, d'intailles, de camées, de mosaïques et de miniatures, dont le luxe fait une nécessité : les parures, les peignes, les bagues, les tabatières, les cachets, les poignées de sabres, les boucles de souliers, les agrafes, les broches, les croix, les nécessaires de toilette, les services de table. Lyon, Genève, Strasbourg et Montpellier n'avaient plus qu'une réputation départementale : Biennais, l'orfèvre de l'Empereur, et ses rivaux du Palais-Royal, du quai des Orfèvres et de la rue Saint-Honoré, donnaient à eux seuls les trois quarts de toute la production française. On se servait déjà des procédés expéditifs : l'estampage mécanique remplaçait souvent le modelage et la ciselure à la main, mais, en devenant industrielle, la fabrication gardait son style, et elle a sa place dans l'histoire de l'art.

 

III. — LE TRAVAIL ET L'ÉTAT.

BIEN que les estimations statistiques au temps de Napoléon soient toutes sujettes à caution, quelques chiffres ne seront peut-être pas inutiles, même s'ils sont donnés sans garanties suffisantes d'exactitude. A tout le moins, ils feront comprendre l'idée que les hommes les plus instruits et les mieux renseignés se faisaient de la production française, au temps où ils vivaient. La valeur nette de la production agricole pour l'ancienne France, vers 1812, était évaluée par Chaptal à 1.344, 1.480, ou 1.626 millions, d'après les divers procédés d'estimation. Suivant Montalivet, la production globale des mines et des industries ressortait à 2 132 millions pour tout l'Empire ; suivant Chaptal, à 1 404 millions pour l'ancienne France, ou à 1 820 millions, si l'on y joint la valeur des matières premières indigènes fournies par le sol et le sous-sol, les matières premières importées étant de 186 millions vers 1812. Le détail de la production industrielle, tel qu'on peut l'interpréter d'après Chaptal, a été rapproché, dans la Statistique de la France, des indications fournies par Tolosan sur l'industrie en 1788 (avec un total de 991,4 millions). On peut en résumer comme suit les données comparatives (par millions de francs) :

Industries textiles : 831,2 en 1812, soit 45,1 p. 100 du total (contre 618,8 ou 62,4 p. 100 en 1788), savoir : chanvre et lin 242,3, coton 191,6 (et 235 pour ces trois catégories en 1788), laine 238,1 (225), soie 107,5 (130,8), chapellerie 19,5 (20), papeterie 31,1 (3). — Industries minérales : 331,9 ou 18,2 p. 100 (152,4 ou 15,4 p. 100), savoir : fer brut, fontes 190,3, quincaillerie, fers marchands 67,5 (et 131,3 pour ces catégories en 1738), cuivre 16,1 (5), sel marin et gemme 18 (3,6), orfèvrerie, bijouterie 40 (12,5). — Industrie schimiques : 101.1 ou 5,6 p. 100 (28,1 ou 2,9 p. 100), savoir : plomb, céruse, produits chimiques 3,6 (0,7) ; teinturerie 40,1 (produits comptés aux textiles en 1788), savons 33 (18), verres et glaces 10 (6), céramique 11 (4). — Industries agricoles : 248,5 ou 13,7 p. 100 (121,5 ou 12,2 p. 100), savoir : cuirs et peaux 143,4 (66), raffinerie de sucre 55.1 (30), tabac 44 (1,5), amidon 6 (24). — Industries diverses, arts et métiers : 306,1 ou 16,8 p. 100 en 1812 (contre 70 ou 7,1 p. 100 en 1788).

La proportion respective des principaux groupes d'industrie est restée la même. Cependant, on notera que la production des industries textiles a diminué de 16,7 p. 100, et que les industries minérales et chimiques se sont renforcées de 5,4 p. 100. De même, les industries diverses — telles que l'ébénisterie, la carrosserie, l'horlogerie, la librairie, la parfumerie, les instruments de musique, etc. — augmentent de 9,7 p. 100. En 1788, la production était de 39 fr. 60 par habitant ; elle est de 72,80 en 1812 ; elle aurait ainsi presque doublé.

Elle n'est plus de l'ancien régime, elle n'appartient pas encore à la grande industrie moderne. Sous le Consulat et l'Empire, toutes les marchandises d'autrefois sont offertes à la consommation, et des fabrications nouvelles ont commencé. Le machinisme devient usuel, et, avec lui, la division du travail, mais la force motrice artificielle n'est utilisée que rarement. Si l'expression de période de transition a un sens, il faut l'appliquer ici, ou jamais. Le pays a fait preuve d'une activité, d'une ingéniosité, d'une souplesse d'aptitudes vraiment remarquables. On discerne, dans ses efforts, la volonté de vivre, d'agir, de produire, de consommer et de s'enrichir. — Peut-être même voulait-on aller trop vite. Les vins chaptalisés, les toileries composites, les meubles fins à bon marché, les bijoux estampés, les eaux minérales artificielles, ne sont pas encore la fraude, la sophistication, l'adultération et la camelote ; mais ils en préparent la fâcheuse arrivée. Et déjà, quelle différence entre l'artisan de jadis, vêtu de serge et mangeant sa pétée dans son écuelle de faïence, avec l'élégant fashionable, habillé de kersey mere, tranchant un morceau de bœuf, qu'il appellera beef steak, sur son assiette de blanchaille à l'anglaise ! — A la regarder de près, la transformation n'a pas été originale. Presque tout est venu d'Angleterre, et la perfide Albion, victorieuse sur mer, triomphe encore du conquérant victorieux sur terre, et chez lui. Même si l'Empereur avait réussi dans son projet, la matière première eût été toute d'origine française, mais les procédés restaient anglais. Il s'est trouvé que la plupart des inventions françaises les plus fécondes, la filature du lin, le métier Jacquard, le gaz d'éclairage, la fabrication mécanique du papier, ont échoué ou n'ont réussi que lentement. Mais, dans la concurrence nationale aux productions nouvelles, la France n'était pas seulement en passe de rattraper sa rivale ; elle avait aussi conquis son domaine propre, et les industries chimiques, pour ne citer que celles-là, ne sont pas d'importation étrangère. L'effort n'a pas été servile ; il semble même que les résultats ont été d'autant plus brillants que l'initiative a été plus originale. — Géographiquement, l'industrie agricole et manufacturière était plus qu'aujourd'hui éparse sur toute la surface du territoire. Les progrès récents avaient déterminé une extension autour des centres originaires, créés précédemment par des causes topographiques, historiques ou commerciales. La concentration que réclame la grande industrie moderne, pour la production continue, à proximité des approvisionnements de houille, n'avait pas encore commencé. L'évolution territoriale de la production a donc eu deux stades : une extension suivie d'une concentration, dont est issu le marché national au-dessus des marchés régionaux et locaux. Le Directoire, le Consulat et l'Empire en sont encore à l'extension, mais ils sont en plein progrès.

Les guerres constantes n'ont donc pas empêché le développement de la production française. Souvent il arrive que les succès militaires donnent aux peuples victorieux l'optimisme, l'entrain et la confiance en soi qui sont, pour l'entreprise industrielle, agricole ou commerciale, le meilleur des toniques. Mais qu'eût-ce été si la paix générale avait été maintenue après les traités de Lunéville et d'Amiens ? Le système continental, tantôt utile, tantôt mortel, n'a jamais donné au pays la sécurité — factice pour beaucoup de bons esprits — que lui aurait valu un protectionnisme maintenu avec régularité. L'industrie cotonnière, qui a réussi à se développer dans les conditions les plus difficiles, entre en agonie sur un simple revirement du maître tout-puissant. Mais, même si on ne tient pas compte des guerres et du système continental, si l'on observe seulement le rôle de l'État à l'intérieur, pour aider à l'accrue de la production, que d'incohérence et de contradiction ! Certes, les intentions étaient excellentes, la bonne volonté entière. Mais. ici c'est une industrie nouvelle que l'État cherche à monopoliser : raffinerie de sucre indigène, fabrication d'indigo pastel ; là, c'est l'abdication qu'il fait de ses droits les plus certains et les plus anciens au profit de grands capitalistes, et l'exploitation minière devient scandaleusement le fief de quelques privilégiés. Une industrie nouvelle apparaît : elle est encouragée, subventionnée par l'État, qui brusquement l'abandonne pour une autre industrie concurrente, déjà connue auparavant, et les fabricants de sucre de raisin sont ruinés quand s'enrichissent les fabricants de sucre de betterave, qui seront ruinés à leur tour quand le système continental sombrera. Pour transformer la race ovine, on fait des projets grandioses et irréalisables, et l'on abandonne la méthode prudente et store qui avait jusqu'alors donné des résultats certains. Les plans ne sont pas exécutés, mais le nombre des fonctionnaires augmente constamment. Chaque fois qu'il en trouve l'occasion, l'Empereur institue de nombreuses hiérarchies administratives, souvent plus décoratives qu'utiles. Et il réglemente, il classe, il subdivise, il réglemente encore. Ici, du moins, la pensée gouvernementale est toujours identique à elle-même. L'Empire, c'est la réglementation. Elle n'est assurément pas inutile, comme le prouve, par exemple, l'histoire de l'administration forestière, mais elle va parfois si loin, qu'il lui arrive de friser le ridicule. Qu'on se rappelle le classement des établissements insalubres, et son étrange souci des préséances administratives. Il est certain que, sous Napoléon, l'État polissait jusqu'à l'excès les soins de police qui lui incombent et par quoi il peut utilement aider à la production.