HISTOIRE DE FRANCE CONTEMPORAINE

 

LIVRE PREMIER. — LES PACIFICATIONS CONSULAIRES.

CHAPITRE IV. — PACIFICATION RELIGIEUSE.

 

 

I. — LE RÉGIME DE LA SÉPARATION.

AU début du Consulat, les divers groupements religieux étaient indépendants de l'État ; mais l'État n'était pas étranger à toutes les cérémonies cultuelles : les fonctionnaires prennent part officiellement au culte décadaire, aux cérémonies civiques célébrées dans les églises le décadi et les jours de fête nationale. Or, le Consulat ne fit rien pour soutenir le culte décadaire. La loi du 24 décembre 1799 réduisit à deux les fêtes nationales : on ne célébra plus que la prise de la Bastille et l'établissement de la République. La loi du 17 février 1800 sur l'administration départementale transforma les municipalités, à qui jusqu'alors revenait le principal soin du culte décadaire. L'autel de la patrie était délaissé presque partout dès le printemps de 1800. Le décadi ne subsista plus que comme jour de repos, et encore l'arrêté du 26 juillet 1800 n'en maintint-il l'obligation qu'aux seuls fonctionnaires. Il fut désormais licite aux commerçants et aux simples particuliers de chômer le dimanche. Les hommes aimeront toujours mieux se reposer un jour sur sept qu'un jour sur dix : dimanche supplanta donc décadi (1800-1801). La disparition du culte décadaire confirma, en la rendant plus complète et plus visible, l'indépendance de l'État en matière cultuelle.

Plus nette, la séparation devenait aussi plus libérale. Le Directoire n'avait jamais été bienveillant pour les organisations et les églises catholiques ; il leur fut même résolument hostile à de certains moments. Au contraire, le Consulat est neutre, et, à peine institué, il fait preuve de bienveillance, sinon pour les organisations, du moins pour les personnes. Il pratiqua, à l'égard des ecclésiastiques, la même politique de réparation et d'oubli qu'à l'égard des otages, puis des émigrés. Pour les uns comme pour les autres, il veut la pacification. De là, sous le Consulat provisoire, l'arrêté du 29 novembre 1799, par lequel sont annulés les ordres de déportation prononcés contre les prêtres qui ont prêté tous les serments exigés d'eux et ne les ont pas rétractés, contre ceux qui se sont mariés et ceux qui, ayant cessé d'exercer avant, le 29 septembre 1795, ne sont plus assujettis au serment. De là encore, quand Bonaparte est devenu Premier consul, les trois arrêtés du 28 décembre 1799 confirmant les dispositions antérieures sur la restitution au culte des églises non aliénées, déclarant que les églises pourront être ouvertes d'autres jours que le décadi (donc le dimanche), nonobstant tous ordres contraires des autorités locales, et n'exigeant plus des ecclésiastiques, comme de tous les fonctionnaires publics, au lieu du serment, qu'une simple déclaration et promesse de fidélité à la Constitution de l'an VIII. Il est probable que ces arrêtés sont dus à l'initiative personnelle de Bonaparte. Ils eurent un retentissement considérable, et modifièrent dans une certaine mesure les résultats déjà acquis du régime de la séparation.

Avant le coup d'État de brumaire, deux faits principaux étaient réalisés, vers lesquels tous les autres convergent : le culte était partout célébré, il était célébré sous des modalités variées. Si la paix religieuse n'est possible que par l'unité à la romaine, la paix n'était assurément pas garantie, encore qu'elle existât de fait ; si, au contraire, elle peut s'accommoder de la liberté mère de la variété, la paix était déjà réalisée. Et, si pour régner il suffit de diviser, le gouvernement était assuré de régner, puisque la division religieuse était faite. A Paris, on ne comptait pas moins de dix sectes diverses, dont cinq catholiques : 1° les catholiques romains ; 2° les catholiques constitutionnels ; 3° les catholiques constitutionnels de nuance janséniste ; 4° un prêtre catholique constitutionnel disait la messe en français conformément au vœu de Clément, évêque de Seine-et-Oise (Le Coz, évêque d'Ille-et-Vilaine, et la majorité des constitutionnels étaient opposés à cette réforme) ; 5° un groupe de convulsionnaires sans prêtres communiait, dit-on, sous les deux espèces — Ducis, qui se proclamait catholique, poète, républicain et solitaire, fréquentait, semble-t-il, leurs réunions (à Lyon, on les appelait les flagellants) — et il y avait encore des calvinistes, des luthériens, des juifs, des maçons, des théophilanthropes, sans parler du culte décadaire. Dans les villes des départements et dans les campagnes, la variété était naturellement moins grande, mais, presque partout, les fidèles pouvaient choisir entre les prêtres romains et les prêtres constitutionnels ou gallicans. Il n'est malheureusement pas possible de donner des chiffres, même approximatifs. Mais il est vraisemblable que tout croyant jouissait des secours de sa religion, et l'on peut affirmer que longtemps avant le Consulat la séparation avait relevé les autels.

Les arrêtés de Bonaparte, appliqués de la manière la plus large, eurent les mêmes effets que les lois directoriales d'avant Fructidor. Les déportés revinrent en plus grand nombre et accrurent les forces qu'on peut appeler réactionnaires. Comme, d'autre part, le gouvernement ne demandait plus, en échange de l'amnistie qu'il accordait, qu'une simple déclaration de fidélité à la Constitution, le mouvement soumissionnaire se développa avec une nouvelle vigueur. Le plus notoire de ses représentants est l'abbé Émery, supérieur général de l'ancienne congrégation de Saint-Sulpice, et membre du conseil archiépiscopal qui représentait à Paris l'archevêque orthodoxe émigré. Il reconstituait alors son séminaire (dans une maison de la rue Saint-Jacques) avec Frayssinous et Fournier comme professeurs. Il arrive fréquemment, surtout parmi les hommes de tempérament métaphysique ou théologique, que les discussions sont d'autant plus vives que les opinions sont plus rapprochées. Soumissionnaires et insoumissionnaires furent donc les frères ennemis. Mais, dès qu'il s'agissait des constitutionnels, ils formaient bloc. Ils étaient alors incommunicants.

En dehors du catholicisme, les protestants s'organisaient lentement. Ils ne savaient pas, même approximativement, combien ils étaient. Les chiffres moyens les plus vraisemblables sont d'environ 550.000 calvinistes pour l'ancienne France, 200.000 luthériens (en Alsace avec l'ancienne principauté de Montbéliard, alors réunie au Haut-Rhin), et 580.000 protestants dans les départements réunis, dont 370.000 réformés et 210.000 luthériens. — Les théophilanthropes n'étaient qu'une poignée, mais, par un phénomène fréquent dans l'histoire des groupements religieux, plus la secte était petite, plus elle comptait proportionnellement d'hommes de valeur. Elle perdit, au début du Consulat, Goupil de Préfeln et Creuzé-Latouche, mais il lui restait Lecoulteux de Canteleu et Lenoir-Laroche, maintenant sénateurs, Andrieux, Chénier, Daunou au Tribunat, Rallier au Corps législatif, Du Pont de Nemours, Chemin, Dubroca. Libérée de toute attache avec le gouvernement, la secte pouvait se livrer, sans arrière-pensée politique, à ses manifestations religieuses. La disparition du culte décadaire était de nature à lui amener quelques fidèles. Ses deux centres principaux étaient Paris et le département de l'Yonne (Sens, Auxerre, Saint-Florentin, et quelques villages) ; elle avait encore des adhérents à Versailles, Rouen, Bourges, Dijon et Châlons-sur-Marne. Elle était viable, mais il lui manquait la force d'expansion et la ferveur du prosélytisme. — Au contraire, la maçonnerie apparaît en pleine croissance. Grâce aux accords conclus avec la Grande Loge de France (10 juillet 1799) et avec le Grand Chapitre d'Arras (27 décembre 1801), le grand vénérable Roëttiers de Montaleau fit accepter à toutes les loges l'obédience du Grand-Orient (rue du Pot-de-fer, à Paris), avec le rite moderne ou rite français à sept degrés — les trois grades symboliques d'apprenti, de compagnon et de maitre, et les quatre hauts degrés d'élu, d'écossais, de chevalier d'Orient et de chevalier de la Rose-Croix —. L'unité maçonnique sembla réalisée. Le nombre des ateliers monta de 70 en 1800 à 111 en 1802. Le mouvement est rapide et coordonné ; il contribue à la disparition de la maçonnerie politique contre-révolutionnaire et royaliste de l'époque directoriale ; il a son importance.

Que fallait-il faire ? Les vœux des Conseils généraux pour l'an IX indiquent fort bien l'état des esprits. Ils demandent qu'on surveille les ecclésiastiques quand leur activité provoque des troubles locaux, mais ils insistent pour qu'on ne revienne pas à la politique de persécution ; la majorité des habitants tient au culte de ses pères : il faut donc maintenir la liberté des cultes. Même dans les départements où les insoumissionnaires dominent, le gouvernement n'a rien à craindre. Pour consolider la paix, qui ne paraît douteuse à personne, quelques départements demandent que le gouvernement intervienne, qu'il réunisse les ecclésiastiques et mette un terme à leurs dissentiments, qu'au besoin il obtienne du pape une décision à cet effet, ou encore qu'il assure aux prêtres une existence à l'abri du besoin. La séparation était trop récente, elle était surtout appliquée depuis trop peu de temps dans un esprit de véritable neutralité, pour que l'idée d'indépendance réciproque fût partout bien comprise. — Bonaparte avait donc le choix entre cieux politiques : ou bien la liberté dans la séparation, ou bien l'intervention de l'État. La politique de liberté, dont il avait réalisé l'application mieux qu'aucun des régimes antérieurs, donnait à tous égards les meilleurs, résultats. Il choisit la politique d'intervention.

 

II. — LA NÉGOCIATION DU CONCORDAT.

LA date de Marengo est ici encore d'importance notable Elle marque le point tournant. Bonaparte n'inaugura la politique nouvelle qu'après qu'il eut été vainqueur dans sa deuxième campagne d'Italie. Une des conséquences de Marengo fut d'abord que le pape recouvra en partie ses États. Au début de 1800, le Saint-Siège n'était temporellement plus rien. Pie VI était mort en exil (29 août 1799). Les Autrichiens occupaient tous les États pontificaux, sauf le Patrimoine de Saint-Pierre, la campagne et la ville de Rome, où étaient installés les Napolitains. Le Sacré Collège se réunit à Venise, en terre étrangère, sous la protection de l'Autriche. Trente-cinq cardinaux seulement étaient présents. Le conclave fut long et difficile. Il dura du 30 novembre 1799 au 14 mars 1800. Finalement, Chiaramonti fut élu et prit le nom de Pie VII. Telle était la méconnaissance qu'il avait des choses de France, qu'il notifia son élection au roi Louis XVIII (14 mars) et félicita les évêques légitimes de leur constance, mais qu'il se garda d'entrer en relations avec le gouvernement consulaire. Les Autrichiens, se croyant maîtres de l'Italie, et voulant conserver pour eux la partie des États pontificaux qu'ils détenaient, retardèrent de toute manière le départ du pape pour Rome. Ils n'y consentirent que lorsque Bonaparte arriva en Italie. Le pape s'embarqua enfin le 6 juin. La traversée fut courte. Mais quand, le 17 juin, Pic VII arriva à Pesaro, les événements avaient marché. La bataille de Marengo avait été livrée, et si, par la convention d'Alexandrie (15 juin), les Autrichiens pouvaient occuper encore la Toscane et Ancône, ils n'étaient plus certains de garder pour eux les Légations, où les troupes françaises pénétrèrent en effet quelques jours après. L'agent autrichien qui avait accompagné le pape lui fit donc remise de ses possessions. Ainsi, Marengo délivra Pie VII des Autrichiens. Mais les Napolitains étaient encore à Rome.

Peu après son arrivée, le pape apprit des nouvelles singulières. Le 18 juin, à Milan, Bonaparte avait assisté en grande pompe à un Te Deum pour célébrer sa victoire : les généraux de la République n'étaient pas coutumiers de ces manifestations religieuses. Le 25 juin, à Verceil, Bonaparte avait eu une longue et amicale conversation avec le cardinal Martiniana. De Paris, Talleyrand faisait passer à Rome des déclarations rassurantes. Pie VII attendit. Il avait été longtemps moine et, de sa vie ascétique, il avait gardé une candeur d'âme et une simplicité de mœurs vraiment apostoliques. Mais il avait le sentiment très vif des traditions dogmatiques dont il était devenu dépositaire en même temps que de la dignité pontificale, et il porta jusqu'à l'héroïsme le contraste de sa nature nerveuse et même un peu faible avec l'intransigeance absolue des principes que représente le Saint-Siège. Il se défiait donc des ouvertures qui lui étaient faites. Auprès de lui, il avait comme secrétaire d'État un homme habile, séduisant, de formes si souples qu'à certains moments elles touchaient à la fourberie, et, au fond, de convictions réactionnaires et d'ancien régime : Consalvi se défiait plus encore que le pape. Il craignait tout des Français. Les hostilités étaient suspendues, mais déjà les troupes françaises occupaient la Toscane après les Légations. Les Napolitains affichaient des dispositions belliqueuses. Mais seraient-ils capables de protéger longtemps le pape contre les envahisseurs ? Pendant tout le second semestre de 1800, Pie VII se tint prêt à quitter Rome, si les Français y entraient.

Mais ils n'y paraissaient pas disposés. Peut-être, après tout, Bonaparte était-il sincère. On ne risquait rien de s'en assurer. Le 15 septembre, après une longue hésitation, Pie VII se décida à donner ses instructions à Spina, archevêque de Corinthe, qu'il savait connu et apprécié de Bonaparte. Il lui adjoignait un moine, le frère Caselli. Spina et Caselli partirent le 21 septembre pour Verceil. Mais Bonaparte était depuis longtemps de retour à Paris. Le pape compléta ses instructions (13 octobre). Spina et Caselli quittèrent Verceil pour Paris. Ils y arrivèrent enfin le 6 novembre. Les atermoiements duraient depuis près de cinq mois.

Les négociations commencèrent dans le plus grand secret. Au cours de la longue attente, Bonaparte avait d'abord eu le dessein de s'entourer de conseils. Il demanda des indications à Grégoire. Celui-ci répondit par une série de plusieurs mémoires, courts, nets, précis, où les dangers d'une négociation avec Rome et d'un nouveau concordat étaient mis en lumière (août). Ces conclusions déplurent à Bonaparte. Il s'adressa à Talleyrand. L'ancien évêque d'Autun confia le travail à son collaborateur d'Hauterive, qui avait été de l'Oratoire. Le projet d'Hauterive est très remarquable (23 novembre). Le principe est qu'il y aura un établissement ecclésiastique pour toutes les associations religieuses qui manifesteront le désir d'exercer un culte public. Tout établissement ecclésiastique régulièrement et ostensiblement organisé sera sous la protection spéciale du gouvernement. Les effets de cette protection seront que le gouvernement assurera l'exercice paisible des cultes et leur indépendance réciproque, que, d'autre part, il paiera une rétribution convenable aux ecclésiastiques. Une loi sera proposée à cet effet au Corps législatif. En échange, le gouvernement aura connaissance des règles disciplinaires et hiérarchiques de chaque culte et il jouira du droit d'approbation sur la nomination des ecclésiastiques à tous les degrés. Une entente avec le pape sera ici nécessaire. Bonaparte n'approuva pas ces indications. Pour conférer avec Spina et Caselli, il ne désigna ni Grégoire, ni d'Hauterive, ni Émery, mais Bernier. Je sais, disait-il, que c'est un scélérat, mais j'en ai besoin. Il est probable que Bonaparte a cru qu'il était de bonne politique d'utiliser avec lui les amnistiés de l'Ouest. Bernier avait été royaliste avec les Chouans, républicain avec Bonaparte ; il fut ultramontain avec les représentants du pape, gallican avec le gouvernement, et, avec tous, d'une officieuse platitude qui répugne. La politique de Bonaparte pouvait ne pas être la meilleure, mais elle méritait certainement mieux que le plus vil des agents.

Bernier s'aboucha donc avec Spina (8 novembre). L'envoyé du pape formula, comme il était naturel, quelques principes romains :

Le rétablissement de la religion catholique en France comme dominante.... doit être le seul but vers lequel Sa Sainteté doit diriger toute sa condescendance. L'aliénation des biens ecclésiastiques pourra être acceptée, à la condition que le gouvernement assure la subsistance, non seulement des évêques, mais des curés et de tous les ministres inférieurs. Les biens non aliénés seront restitués. La dime pourra être rétablie... Je sais que la dîme a toujours été regardée en France comme sacrée. A tout le moins u on voudra bien permettre de la payer à ceux qui par propre volonté seront contents de la payer.

Quant à la promesse de fidélité à la Constitution, le pape s'est réservé de donner sur cette question une décision propre à l'auguste ministère qu'il remplit de pasteur suprême de l'Église. Du reste, à quoi bon cette promesse ? En rétablissant la religion catholique en France comme dominante, le Premier consul est assuré de la fidélité du clergé.

Il apparaissait ainsi dès les premiers jours que les négociations seraient laborieuses. En effet, on ne compte pas moins de vingt et une rédactions successives du projet de Concordat, et il ne saurait être question de les analyser ici les unes après les autres. Il suffira d'en noter les dates. Au projet que lui soumit Bernier, après leurs premières entrevues (26 novembre, 1re rédaction), Spina répondit par un texte corrigé à sa façon (7 décembre, 2e rédaction), auquel succédèrent un nouveau projet, inspiré par Talleyrand, et par conséquent défavorable aux idées ultramontaines (24 décembre, 3e rédaction), un projet transactionnel proposé par Bernier (4 janvier 1801, 4e rédaction), un nouveau projet de Talleyrand (14 janvier, 5e rédaction), qui demanda à Spina de l'approuver. Spina, qui n'y était pas autorisé par ses instructions, refusa. Alors Bonaparte dicta un nouveau projet (2 février 1801, 6e rédaction) qui devait servir de texte aux discussions ultérieures ; et, puisque Spina n'avait pas qualité pour conclure, le projet fut envoyé à Rome. Mais Bernier ne craignit pas de communiquer secrètement à Spina, pour qu'il le fit tenir au pape à l'insu du Premier consul, un contre-projet personnel (25 février, 7e rédaction), où étaient indiqués les points sur lesquels la curie pourrait rester intransigeante. Tous les documents parvinrent à Pie VII le 27 février et le 10 mars 1801.

Les événements continuaient de donner au pape des préoccupations plus temporelles que religieuses. Continuant leur marche en avant, les Français avaient occupé Ancône, dans les États pontificaux. Les Napolitains avaient pris l'offensive en Toscane, mais ils avaient dû bien vite reculer. Ils évacuèrent enfin Rome et souscrivirent à l'armistice de Foligno (18 février) que compléta la paix de Florence (29 mars). Pour la première fois depuis son élection, le pape était délivré de l'occupation étrangère dans sa capitale. Il est vrai que les troupes françaises occupaient maintenant la plus grande partie des États pontificaux. L'Autriche ne comptait plus. Le traité de Lunéville avait été signé (9 février) sans que l'Empereur eût pu intervenir en faveur du Saint-Siège, dont il croyait naguère avoir définitivement annexé les possessions principales. Le sort du Saint-Siège dépendait donc de la France, et ne dépendait plus que d'elle. Or, il avait été auparavant réglé par le traité de Tolentino (1797), dont les clauses étaient obligatoires à perpétuité, tant pour Pic VI que pour ses successeurs. Les papes s'étaient engagés à ne pas ouvrir les ports de leurs États aux puissances ennemies de la France, à reconnaître au gouvernement de la République les privilèges dont jouissait à Rome l'ancienne monarchie, à renoncer pour toujours à Avignon et au Comtat Venaissin, aux Légations de Bologne, Ferrare et Ravenne, et provisoirement à Ancône. Les Légations formaient la partie la plus riche des anciens États pontificaux ; la perte en était particulièrement douloureuse au Saint-Père et son désir constant était de les recouvrer. La bonne volonté du gouvernement français ne paraissait plus douteuse. Murat faisait payer cher la présence des troupes françaises dans les États pontificaux (il revint de sa campagne d'Italie riche à millions), mais, au point de vue politique, il multipliait les preuves de bienveillance : il eut soin de tenir ses troupes à l'écart de Rome et du Patrimoine, et, quand il alla rendre visite au pape (22 février), il parut le messager de toutes les espérances.

Consalvi crut le moment venu, et, le 7 mars, il manda à Spina de réclamer la restitution des Légations et une indemnité pour le Comtat Venaissin. Les nouvelles qu'on recevait de la négociation religieuse étaient, somme toute, encourageantes. Le gouvernement français admettait que le travail préparatoire fût continué à Rome même. Bien mieux, il avait choisi comme représentant un diplomate dont la curie avait déjà apprécié, quelques années auparavant, lors du traité de Tolentino, la prudence et la modération. Depuis, Cacault était devenu membre du Corps législatif et il se disait lui-même un révolutionnaire repenti. C'était un excellent homme, naïf et avisé, breton d'origine et de foi catholique, qui travailla, avec toute la sincérité de son cœur honnête, à établir de bonnes relations entre Rome et la France. Il arriva à Rome le 6 avril.

Le pape nomma deux commissions ou congrégations, qui travaillèrent lentement. Cacault les pressait de son mieux. Les cardinaux établirent leur rapport d'après le projet de Bonaparte (6e rédaction) et les variantes secrètes de Bernier (7e rédaction). Sans cloute auraient-ils été plus expéditifs si la rédaction de Bernier ne leur avait donné l'idée fausse qu'on pourrait longtemps encore user de la patience du Premier consul. Du travail des commissions sortit le contre-projet romain, élaboré vers la fin de mars (8e rédaction), remanié au milieu d'avril (9e rédaction), et définitivement rédigé, le 12 mai, sous deux formes, dont la première était présentée comme officielle (10e rédaction), et la deuxième ne devait être utilisée que si la première paraissait trop intransigeante (11e rédaction). Les cardinaux avaient été très conciliants, et dans l'ensemble le contreprojet romain répondait, sauf quelques divergences surtout formelles, aux demandes de Bonaparte. Il fut expédié à Paris le 13 mai et il y arriva le 23 mai.

Or, le 19 mai, un courrier était parti de Paris, qui le 28 mai remit à Cacault une dépêche impérative. Si, dans les cinq jours, le pape n'accepte pas, sans aucun changement, le projet du 2 février (6e rédaction), Cacault a ordre de quitter Rome. Que s'était-il passé ? Évidemment, Bonaparte estimait, non sans raison, que la curie était trop lente à donner son avis ; il y avait plus de deux mois qu'il attendait. De plus, il était maintenant seul et tout-puissant en face du pape. Ni l'Autriche, ni Naples, ni l'Espagne, ni même la Russie n'étaient en situation d'intervenir utilement : il pouvait parler haut. Enfin, il subissait, quoi qu'il en eût, l'influence des adversaires de l'entente avec le pape. En mars, l'église constitutionnelle annonçait solennellement l'ouverture de sou prochain concile : Bonaparte se rendait compte qu'il y avait là une force, et qui lui était soumise. Grégoire lui fit tenir un dernier mémoire, tout inspiré de gallicanisme. Talleyrand fit rédiger, pour l'édification du Premier consul, une instruction élémentaire sur les anciennes maximes ultramontaines qui ont si longtemps agité l'Europe et sur les libertés de l'Église gallicane (22 mars 1801). Ce ne fut assurément pas une révélation pour lui : dans ses loisirs de garnison, étant jeune officier, il avait pris la peine de résumer, en forme de thèses, les doctrines gallicane et ultramontaine. Mais le plus illustre des disciples de Bossuet fut désormais Bonaparte. D'Hauterive revint à la charge et, dans un nouveau rapport au Premier consul, il rappela qu'en réorganisant l'Église catholique d'accord avec le pape, le gouvernement s'imposait par là même la charge de réorganiser les autres cultes. Bernier, qui espérait bien obtenir le ministère des affaires ecclésiastiques, avec le titre d'aumônier du gouvernement, et sans doute aussi la dignité de cardinal, s'occupait déjà de dresser la liste des futurs évêques, et il y faisait figurer des constitutionnels, bien malgré lui, car il détestait les schismatiques. Mais dès janvier 1801. Spina lui-même avait été avisé que telle était la volonté du gouvernement. Il s'en était désolé. Puis, quand il tenta de parler des Légations, il lui fut répondu dilatoirement. Enfin, le 12 mai, Bonaparte lui déclara nettement qu'il saurait au besoin se passer du pape, même pour la réorganisation de l'Église, et l'ultimatum partit.

Il fut pour Rome un avertissement rude. Consalvi, qui était malade, prit une forte fièvre. Pic VII et. les cardinaux se croyaient revenus aux mauvais jours de l'année précédente. Déjà le bruit courait que 10.000 Français allaient occuper Rome. Le bon Cacault eut une inspiration : il partirait, pour obéir à son ministre, mais il partirait avec Consalvi. Ainsi fut fait. Le diplomate et le secrétaire d'État prirent la même voiture (6 juin). Cacault s'arrêta à Florence et, le 20 juin, Consalvi arrivait à Paris.

Bonaparte l'accueillit avec hauteur (21 juin) ; il lui donna cinq jours pour tout finir ; mais, au fond, il était flatté de la venue de Consalvi. Spina croyait tout perdu : Les portes de l'enfer sont déchaînées ! Au reçu du contre-projet romain, le ministère des Relations extérieures lui avait fait tenir de nouvelles propositions (14 juin, 12e rédaction), lesquelles, après les amendements soumis par Bernier à Talleyrand (17 juin, 13e rédaction), furent révisées et présentées à nouveau comme le projet définitif (26 juin, 14e rédaction). Le délai fixé par le Premier consul expirait : Consalvi répondit en hôte, par un remaniement du contre-projet romain (27 juin, 15e rédaction). Talleyrand en donna communication à Bonaparte, et partit le soir même pour les eaux. Il prévoyait le dénouement proche, et il lui déplaisait d'y participer, car il le désapprouvait. Et puis, la réserve lui était commandée : l'ancien évêque légitime devenu constitutionnel, abdicataire et concubinaire, ne pouvait décemment signer, comme ministre des Relations extérieures, un traité avec le pape. Son départ marqua une détente, bien que le surlendemain (29 juin) eût commencé à Notre-Dame le deuxième concile national de l'Église constitutionnelle.

Avec l'aide de Bernier, Consalvi reprit son contre-projet, le corrigea (3 juillet, 16e rédaction), et le remania encore, quelques jours plus tard (11 juillet, 17e rédaction). On touchait au but : Bonaparte désigna officiellement son frère Joseph, le conseiller d'État Cretet (directeur général des ponts et chaussées) et Bernier, pour négocier, conclure et signer ; mais, au lieu d'adopter la dernière rédaction proposée par Bernier, il fit établir par d'Hauterive un nouveau projet (13 juillet, 18e rédaction), que Bernier transmit immédiatement à Consalvi. Les négociateurs se réunirent chez Joseph le 13 juillet, à huit heures du soir. Consalvi était assisté de Spina et Caselli. La séance dura toute la nuit, mais, avant de donner les signatures, Joseph voulut soumettre à son frère le texte sur lequel on s'était mis d'accord (19e rédaction). Bonaparte avait espéré que le Concordat serait signé pour la fête du 14 juillet, et il se montra très mécontent du retard. Les divergences ne portaient plus que sur quelques mots. Le 15 juillet, Bonaparte remit à Joseph un texte ultime (20e rédaction), et de nouveau les négociateurs se réunirent. Il était midi : ils siégèrent quatorze heures d'affilée. Consalvi obtint un changement sans importance. En luttant opiniâtrement dans ces dernières heures, il voulait donner l'impression que le Saint-Siège allait jusqu'à l'extrême limite des concessions compatibles avec la doctrine romaine. La psychologie des gens d'Église est singulière. Quand ils triomphent, il faut que, très sincèrement, ils se résignent, car ils portent en eux un idéal absolu et intangible, et les concessions que malgré eux ils ont consenties seront le départ de revendications nouvelles présentées en forme de plaintes. Les signatures furent données le 16 juillet à deux heures du matin (21e et dernière rédaction).

 

III. — LE CONCORDAT.

LE texte si laborieusement rédigé comporte un préambule et dix-sept articles qui se grouperont naturellement sous trois rubriques : le Concordat définit la situation présente, de droit et de fait, puis, les principes ainsi posés, il liquide le passé et règle l'avenir. — Il est présenté, dès l'abord, comme une convention entre Sa Sainteté Pie VII et le gouvernement français. Au Bulletin des lois, le Premier consul est nommé avant le pape ; dans l'acte original envoyé par la cour de Rome et signé par le Souverain Pontife, le pape précède le consul. Les négociateurs ont signé alternativement, Consalvi le premier, Bernier le dernier. Les deux pouvoirs se sont placés sur un pied d'égalité.

En principe, le gouvernement de la République reconnaît que la religion catholique, apostolique et romaine est la religion de la grande majorité des citoyens français, et les consuls de la République en font profession particulière. Ainsi, le catholicisme romain n'est ni la religion de l'État, comme l'admettait Bernier (1re rédaction), ni la religion de la nation et de l'État, comme aurait voulu Spina (2e rédaction). Ici, Rome a dû céder à Paris. Mais, par compensation, Bernier avait insinué que le catholicisme romain serait tout au moins la religion du gouvernement (4e et 7e rédaction), et cette demande, maintenue par le contreprojet romain (8e rédaction), puis par Consalvi (15e rédaction), a finalement été admise, sous la forme atténuée que les consuls font profession particulière du catholicisme romain. Le principe fondamental que formule le préambule est donc le produit d'une transaction.

L'article 1er porte que la religion catholique romaine sera librement exercée en France. Son culte sera public, en se conformant aux règlements de police que le gouvernement jugera nécessaires pour la tranquillité publique. Sur les deux premiers principes, il n'y eut pas de discussions : l'accord intervint dès le début, et, de fait, le régime de séparation libérale, tel que Bonaparte Pavait appliqué avant Marengo, n'était incompatible ni avec le libre exercice ni avec la publicité du culte. Mais Bernier (rédaction 1), Spina (rédaction 2), la curie (rédaction 8) et Consalvi (rédaction 16) voulurent plus : ils demandèrent une déclaration explicite pour abroger toutes les lois contraires, ou pour lever tous les obstacles en opposition avec le libre exercice et la publicité du culte. Le gouvernement n'y voulait pas consentir. Finalement, Consalvi proposa une formule nouvelle (rédaction 17) : Le gouvernement lèvera tous les obstacles qui peuvent s'y opposer. Le culte sera public, en se conformant, vu les circonstances, aux règlements qui seront jugés nécessaires. Il y avait là, au point de vue ultramontain, une maladresse évidente. Dans la première phase de la négociation, il n'avait été question du pouvoir réglementaire dont dispose le gouvernement que pour l'annuler ; maintenant, ce pouvoir était reconnu, non sans restrictions, mais de façon positive. Consalvi comprit sa faute, mais le gouvernement profita de l'avantage qui lui était donné et resta sur ses positions. La plupart des difficultés qui, pendant les derniers jours, retardèrent les signataires, viennent de là. Le gouvernement exigea la suppression des mots vu les circonstances (rédaction 18). Consalvi obtint l'addition des mots pour la tranquillité publique (rédaction 21). Au fond, il était battu, et le Concordat reconnaît formellement le pouvoir réglementaire de l'État.

Tels sont les principes. Cinq questions se rapportent à la liquidation du passé : la démission des évêques, le serment des ecclésiastiques, les prières publiques, la restitution des biens ecclésiastiques non aliénés et la reconnaissance de la vente des biens aliénés. Dès sa première conférence avec Martiniana, Bonaparte semble avoir manifesté la volonté de renouveler totalement l'épiscopat. Il fallait donc que les évêques, tant légitimes que constitutionnels, fissent abandon de leur siège. Le procédé était révolutionnaire, et soulevait deux difficultés principales. D'une part, les évêques pouvaient refuser leur démission. Alors, qu'arriverait-il ? Spina hésitait : il proposa de désigner des administrateurs pour les diocèses dont les titulaires n'auraient pas démissionné (rédaction 2). Il était naturel que Rome eût quelque scrupule à abandonner les évêques légitimes avec qui le Saint-Siège faisait encore cause commune quelques mois auparavant. Mais Bernier admettait que les titulaires pouvaient être réputés démissionnaires (rédaction 1) ; Talleyrand (rédaction 5) et le Premier consul (rédaction 6) demandaient que le Saint-Siège déclarât vacants les sièges des non-démissionnaires. Bonaparte, toujours autoritaire, ne voyait nul inconvénient que, sur sa demande, le pape agît par autorité ; il ne comprenait pas la gravité du précédent qu'il inaugurait. Le pape se laissa forcer la main. Jamais encore il n'avait eu ce pouvoir inouï de déposer sans jugement aucun évêque ; la Révolution le lui offrait ; il l'accepta, et désormais il fut entendu (sauf quelques variantes de rédaction) que, par l'article 3, Sa Sainteté déclarera aux titulaires des évêchés français qu'il attend d'eux avec une ferme confiance, pour le bien de la paix et de l'unité, toute espèce de sacrifice, même celui de leur siège. L'article 3 ajoute : D'après cette exhortation, s'ils se refusaient à ce sacrifice, il sera néanmoins pourvu par de nouveaux titulaires au gouvernement des diocèses. — Mais, d'autre part, c'était une question de savoir si le pape ne s'adresserait qu'aux évêques légitimes, ou aussi aux évêques constitutionnels. Le gouvernement n'obtint pas que les constitutionnels fussent nominativement désignés dans le Concordat (rédactions 3 à 7) : c'eût été pour eux une garantie précieuse.

Après la crise révolutionnaire, deux clergés catholiques subsistaient en France, qui avaient réussi, tant bien que mal, à maintenir la hiérarchie, et constituaient l'Église catholique romaine des insoumissionnaires et l'Église catholique française des constitutionnels. Ils avaient par là même donné la preuve évidente qu'ils étaient capables de vie religieuse. Seul, le clergé soumissionnaire était, sauf exception (car il n'avait pas été désavoué par tous les anciens évêques), amorphe et sans hiérarchie. Mais les évêques légitimes, jusqu'ici d'accord avec le pape, étaient en lutte avec le gouvernement, et les évêques constitutionnels, en paix avec le gouvernement, étaient ignorés du pape. Le gouvernement et le pape se sont entendus pour se sacrifier mutuellement, l'un les constitutionnels, l'autre les évêques légitimes, au profit des soumissionnaires. Ce fut un marché ; et, pour l'État, un marché de dupe. Car l'Église insoumissionnaire et l'Église constitutionnelle étaient, l'une et l'autre, malgré toute la distance qui les séparait, imbues de gallicanisme. Avec elles, le gallicanisme a été supprimé, et pour toujours. Le clergé nouveau ne pourra plus prendre appui sur le gouvernement, puisque l'Église n'est plus dans l'État et que le catholicisme n'est plus religion dominante. La concession de principe faite par le pape empêchera, quoi qu'on fasse, la restauration du gallicanisme. Le nouveau clergé de France sera forcément ultramontain. Par ce qu'il dit autant que par ce qu'il tait, l'article 3 est sans cloute le plus important du Concordat. Il a puissamment contribué à développer, au cours du XIXe siècle, l'infaillible souveraineté du pape.

Au sujet du serment, les discussions furent longues et compliquées. Le gouvernement voulait demander aux ecclésiastiques promesse de soumission à la Constitution et d'obéissance aux lois. Mais certaines des lois civiles pouvaient être en opposition avec le dogme. Bernier proposait une restriction : il serait dit que le serment n'engagerait pas quant à la doctrine et à la discipline. Bonaparte se contentait d'un serment de fidélité au gouvernement établi par la Constitution. Consalvi suggéra de revenir à la formule qui était en usage avant le changement de gouvernement. Bonaparte y consentit d'autant plus aisément que le serment transformait les ecclésiastiques en agents de police : Si dans mon diocèse ou ailleurs j'apprends qu'il se trame quelque chose au préjudice de l'État, je le ferai savoir au gouvernement. Le serment sera prêté par les évêques directement entre les mains du Premier consul (art. 6) et par les ecclésiastiques de second ordre entre les mains des autorités civiles désignées par le gouvernement (art. 7). Une formule de prières pour la République et les consuls sera récitée à la fin de l'office divin clans toutes les églises catholiques de France (art. 8). Toutes ces dispositions désarmaient le clergé insoumissionnaire dans sa lutte contre le gouvernement de la République.

On sait que Spina demandait la restitution des biens ecclésiastiques non aliénés. Le traitement accordé aux ecclésiastiques aurait été diminué proportionnellement aux restitutions opérées. Bonaparte s'en tint aux dispositions de l'arrêté du 28 décembre 1799, et encore avec cette restriction que seules les églises nécessaires au culte seront mises à la disposition des évêques. L'expression est celle de Bonaparte lui-même (rédaction 6), qui retrouva ainsi, très probablement sans s'en douter, le texte du décret fameux du 2 novembre 1789 : Tous les biens ecclésiastiques sont à la disposition de la nation. La coïncidence est intéressante. Mais il est bien douteux que Bonaparte ait voulu rendre les évêques propriétaires des églises. L'expression de mettre à la disposition était alors fréquemment employée pour désigner, non le droit de propriété, mais une concession d'usage ou de jouissance, dans un but déterminé et pour une durée fixée d'après la nature même du but indiqué. Par exemple, il est dit des domaines nationaux qu'ils sont à la disposition de l'État quand on en ordonne l'aliénation ; que la garde d'honneur du Corps législatif est mise à la disposition des consuls (loi du 24 décembre 1799) ; dans les projets de loi sur les finances, que les crédits votés sont mis à la disposition des ministres intéressés ; et l'on pourrait multiplier les exemples. Au reste, l'arrêté ministériel du 26 février 1803 et l'avis du 22 janvier 1805 ont déterminé une jurisprudence constante, dont il résulte qu'en règle générale les communes sont propriétaires des églises et presbytères paroissiaux, les départements et l'État des cathédrales et palais épiscopaux. — Par l'article 13 du Concordat, le pape déclare que ni lui ni ses successeurs ne troubleront en aucune manière les acquéreurs des biens ecclésiastiques aliénés, et qu'en conséquence la propriété de ces mêmes biens, les droits et revenus y attachés, demeureront incommutables entre leurs mains ou celles de leurs ayants cause. La formule fut longue à trouver : elle paraissait toujours trop ultramontaine au gouvernement ; mais, sur le fond, les négociateurs étaient d'accord dès leurs premières conférences.

Autant les discussions furent ardues quand il s'agissait des principes et de la liquidation du passé, autant l'entente fut aisée pour régler l'avenir. Il sera fait par le Saint-Siège, de concert avec le gouvernement, une nouvelle circonscription des diocèses français (article 2), et par les évêques une nouvelle circonscription des paroisses de leurs diocèses, qui n'aura d'effet que d'après le consentement du gouvernement (article 9). Conformément aux formes établies par le Concordat de 1516, les nominations aux évêchés seront faites par le Premier consul, et l'institution canonique sera donnée par le Saint-Siège (article 5). Bernier (rédaction 1) et Spina (rédaction 2) firent remarquer que le droit de patronage exercé ainsi par le Premier consul comportait la profession de foi catholique. De là, la déclaration insérée au préambule, sur le catholicisme des consuls. De là, par réciprocité, l'article 16, où Sa Sainteté reconnait dans le Premier consul... les mêmes droits et prérogatives dont jouissait près d'elle l'ancien gouvernement. La liste n'en est pas donnée, de sorte que, suivant les points de vue, il parut également naturel de n'y admettre que les prérogatives surtout honorifiques dont jouissaient auprès du Saint-Siège les anciens rois de France, ou d'y comprendre tous les droits dont les monarques gallicans étaient par tradition munis contre les empiétements de la cour de Rome. De là, enfin, la réserve que formule l'article 17 : Dans le cas où quelqu'un des successeurs du Premier consul actuel ne serait pas catholique, les droits et prérogatives mentionnés dans l'article ci-dessus et la nomination aux évêchés seront réglés, par l'apport à lui, par une nouvelle convention. Rien n'était plus naturel. Mais le gouvernement omit de remarquer, de son côté, que, rien n'étant spécifié quant à l'institution, le pape pouvait, soit le reculer indéfiniment, soit même le refuser sans avoir à donner ses raisons. Il en résulta, du vivant même de Napoléon, que le pape annula en fait le droit de nomination dont se prévalait le gouvernement. L'article 10 porte que les évêques nommeront aux cures, et Bonaparte fit ajouter (rédaction 6) que leur choix ne pourra tomber que sur des personnes agréées par le gouvernement.

Les circonscriptions et les nominations ecclésiastiques ainsi déterminées, le gouvernement s'engage, par l'article 14, à assurer un traitement convenable aux évêques et aux curés dont les diocèses et les cures sont compris dans la circonscription nouvelle. Le Concordat ne dit pas expressément qu'il y a là une indemnité duc au clergé pour les biens qui lui ont été enlevés. Mais toutes les rédactions successives ont, comme le texte défini tif du Concordat, placé côte à côte les cieux articles qui se réfèrent à la reconnaissance des ventes de biens nationaux (article 13) et au traitement garanti aux ecclésiastiques (article 14), comme s'il y avait là corrélation naturelle : corrélation énoncée d'ailleurs, au cours des négociations et plus tard, par les orateurs du gouvernement. Il convient cependant de rappeler que les ecclésiastiques pourvus de bénéfices avant la Révolution avaient déjà droit à une pension dont le chiffre théorique maximum était de 1.000 francs.

Enfin le Concordat donne à l'Église deux précieuses garanties : Les évêques pourront avoir un chapitre dans leur cathédrale et un séminaire pour leur diocèse, sans que le gouvernement s'oblige à les doter (art. 11) ; les catholiques français pourront, s'ils le veulent, faire en faveur des églises des fondations (article 15). Cet article est le seul, de tous ceux qui organisent le nouveau régime, dont la négociation fut difficile. Le gouvernement voulait stipuler que les fondations seraient en rentes (et non en biens-fonds, pour prévenir la reconstitution de la mainmorte), qu'elles seraient assujetties à tous les impôts et charges de l'État, ou tout au moins que le gouvernement pourrait en régler la nature et la forme (rédaction 20). Il ne renonça à ses exigences que tout à la fin, lorsque son droit réglementaire lui fut ailleurs reconnu en termes formels.

Par contre, il ne semble pas qu'à aucun moment il se soit préoccupé du clergé régulier. L'omission ne laisse pas de surprendre. Bernier (rédaction 1) et Spina (rédaction 2) admettaient que les articles du Concordat passé entre Léon X et François Ier seront observés en tout ce qui n'est pas contraire au présent Concordat, et l'on sait de quels droits considérables jouissaient les rois de France sur les abbayes et monastères. Il serait d'autre part inexact de supposer qu'il n'y eût plus de congrégations en France quand le Concordat fut conclu, et que l'intention du gouvernement fût qu'il n'y en eût plus à l'avenir. Tout au contraire, c'est au cours même des négociations que le gouvernement donna officiellement ses premières autorisations : le 22 décembre 1800 aux sœurs de la Charité (ou de Saint-Vincent de Paul), le 7 février 1801 aux dames hospitalières de Saint-Thomas de Villeneuve, le 8 avril 1801 aux filles de Saint-Charles à Nancy et aux dames de la Charité de Nevers. Il y avait alors, à Paris seulement, 404 religieuses groupées dans 62 maisons ; et le mouvement qui échappait à la surveillance officielle n'était pas moins actif. Un ancien jésuite, le P. Bourdier-Delpuits, réunissait pour la première fois le 2 janvier 1801 les adhérents de la Congrégation qui devait jouer plus tard, sous la Restauration, un rôle si important dans l'histoire et la légende anticléricale, et qui n'était alors qu'une modeste association parisienne de prière et de charité. D'autres œuvres, mi-laïques, mi-ecclésiastiques, fonctionnaient : la Marmite des Pauvres, l'Œuvre de la Miséricorde ou des Pauvres honteux. La renaissance des œuvres et des congrégations n'était ni moins vive, ni moins féconde que la renaissance du culte sous le régime de la séparation.

Le gouvernement ne l'ignorait pas, mais, tandis qu'il rétablissait l'Église catholique romaine dans l'alliance ou la sujétion gouvernementale, il laissa le clergé régulier bénéficier des avantages de la séparation et de la liberté ; il dédaigna d'inscrire son statut au Concordat, et de prendre tout au moins pour l'État les garanties qu'il déniait aux congrégations. Une seule explication est possible. Le Concordat a été négocié à peu près de la même manière que la Constitution de l'an VIII. De même que Bonaparte ne porta son attention qu'au pouvoir exécutif, se préoccupant peu de la faiblesse et de l'incohérence du pouvoir législatif, de même, avec les négociateurs romains, il ne pensa qu'au but immédiat qu'il avait devant les yeux. Pour consolider la pacification religieuse, il voulut rendre impossible l'opposition des insoumissionnaires et des évêques légitimes. Le Concordat fut la machine de guerre qu'il employa contre eux. Voilà pourquoi les négociations furent si aisées lorsqu'il s'agit de réglementer l'avenir. Les Romains obtinrent ici tout ce qu'ils demandaient et comme ils le demandaient. Bonaparte s'en désintéressait ; il s'occuperait plus tard des difficultés à venir. Les congrégations n'étaient pas insoumissionnaires ; à quoi bon s'en occuper ? Ainsi, tandis que Bonaparte, dans sa politique à courte vue, n'aperçoit que le péril présent, Rome, plus sage, plus experte, prévoit l'avenir. Bonaparte se tint pour satisfait de la pacification qu'il obtenait, de la sujétion où il pensa tenir l'Église au profit de sa politique, par les traitements qu'il payait, la surveillance qu'il exerçait, la coopération qu'il demanda aux évêques. Mais d'autre part, quels inappréciables avantages pour le Saint-Siège ! Il a détruit le schisme, il a rétabli l'unité, il a rendu le calme aux consciences religieuses à qui l'autorité est nécessaire, il a brisé en souverain absolu l'épiscopat français, et il a rendu illusoire le droit de nomination dont se targue un État qui déjà n'est plus dans l'Église ; il garde auprès de lui, et sans surveillance étrangère, la milice sacrée des ordres religieux, il est le maitre, il le doit à Bonaparte, et, lui devant tout, il ne lui doit rien, puisque Bonaparte ne se doute même pas du présent qu'il lui a fait, et qu'au contraire le Saint-Siège pourra arguer des illusoires concessions qu'il a péniblement consenties pour formuler demain de nouvelles revendications et réclamer l'intégrale restitution de son temporel.

 

IV. — LA RÉCEPTION DU CONCORDAT.

LA signature du Concordat ne fut à Paris une joie pour personne. Les constitutionnels, mal renseignés, avaient cru d'abord pouvoir s'en féliciter : Nous voilà donc triomphants plus que nous ne voulons, écrivait l'un d'eux le 15 juillet ; mais sans doute nous le serons avec modération et charité pour le bien de la religion. Il fallut bientôt déchanter ; le Concordat n'était ni une victoire, ni même une sauvegarde pour les constitutionnels. La clôture du concile national eut lieu le 16 août :

On voyait peinte sur tous les visages je ne sais quelle inquiétude ; plusieurs ne cachaient pas leurs craintes, leur mécontentement ; il en était même chez qui tout annonçait une espèce de rage.

Au Conseil d'État, le 6 août, Bonaparte fit donner lecture du Concordat, qu'il expliqua en un court commentaire ; puis il leva la séance sans consulter le Conseil sur quoi que ce fût de ce traité, ayant fait entendre dans son exposé qu'il n'avait pas besoin de lui. Cette communication fut reçue froidement par le Conseil. Le même jour, Fouché recevait ordre d'interdire aux journalistes, tant politiques que littéraires, de parler de tout ce qui peut concerner la religion, ses ministres et ses cultes divers.

Le texte du Concordat parvint à Rome le 25 juillet, et Consalvi rentra quelques jours plus tard, le 7 août.

Le Sacré Collège entier doit concourir à la ratification, mandait Cacault (le 8 août) ; tous les docteurs de premier ordre sont employés et en mouvement. Le Saint-Père est dans l'agitation, l'inquiétude et le désir d'une jeune épouse qui n'ose se réjouir du grand jour de son mariage.... Le Premier consul jouira bientôt de l'accomplissement de ses vues à l'égard de l'accord avec le Saint-Siège.... Ce sera l'ouvrage d'un héros et d'un saint.

La cour de Rome travailla avec acharnement pendant huit jours, et, dès le 15 août, le pape signa la ratification de la convention, la bulle Ecclesia Domini pour confirmer le traité, et les trois brefs Tam multa aux évêques légitimes, Post multos labores pour les évêques constitutionnels, et Elsi apostolici principalus pour les prêtres mariés. Bonaparte avait demandé l'envoi à Paris d'un légat a latere et désigné le vieux cardinal Caprara, dont il connaissait l'esprit de conciliation : Caprara fut nommé le 24 août et partit pour Paris le 5 septembre. Il ne restait plus à la cour de Rome que d'expédier la bulle sur la circonscription des diocèses français et le bref donnant au légat pouvoir d'instituer les évêques nommés.

Les actes romains du 15 août étaient à Paris dès le 27 août, mais ce fut seulement le 8 septembre que le Premier consul donna sa ratification, et le 10 septembre que les négociateurs signèrent le procès-verbal de l'échange des ratifications. Quand l'heureuse nouvelle fut connue à Rome, Cacault écrivit (23 septembre) : Tout le monde est ici dans la joie de la ratification du Premier consul, et de l'assurance d'une paix stable et d'une protection puissante qui délivrera ce malheureux pays des angoisses de la guerre. Dès le 27 juillet Bonaparte avait donné ordre d'évacuer toutes les places appartenant au pape, hormis Ancône, et que les frais d'entretien des troupes incomberaient désormais, non plus aux États pontificaux, mais au gouvernement français. Pesaro fut remis aux agents du pape le 22 septembre. Pie VII espérait plus encore, et, quand le Premier consul l'informa, le 10 octobre, que la paix avec l'Angleterre, le Portugal, la Russie et la Porte Ottomane a été signée, qu'Ancône allait lui être rendue, il répondit (le 24 octobre), en demandant la restitution des Légations et une compensation pour la perte d'Avignon. Sans doute considérait-il le traité de Tolentino comme annulé par l'éphémère république romaine. Depuis le mois d'août, Consalvi dans ses correspondances avec Spina et Caprara ne cessait pas de leur rappeler les Légations perdues ; mais il ne put jamais obtenir de réponse ferme. Nous verrons, disait Bonaparte en souriant, et Caprara, découragé, s'exclamait : Ah ! ces choses-là, je ne les crois que quand elles sont faites.

En revanche, le gouvernement témoignait de sa bienveillance pour la religion rétablie. Le 30 septembre, Spina déplora devant le Premier consul la profanation sacrilège des églises par les théophilanthropes, et l'arrêté du 4 octobre interdit à la secte de célébrer son culte dans les édifices nationaux. Exclus des églises, les théophilanthropes essayèrent d'obtenir tout au moins l'autorisation de se réunir en privé. Ils prolongèrent les réclamations jusqu'en mai 1803, sans jamais obtenir de réponse. La secte disparut, et les théophilanthropes se firent maçons. Chemin, l'un des chefs de la théophilanthropie, parvint même aux plus hauts grades de la maçonnerie, où il essaya, sans grand succès, de propager un rite persan-philosophique. L'arrivée de Caprara à Paris (5 octobre) rendait inutile la présence de Spina, qui fut rappelé à Rome (24 octobre) : le gouvernement l'autorisa (14 novembre) sur sa demande à ramener à Rome le corps de Pie VI qui était enterré à Valence. Bonaparte voulait bien rendre un pape défunt au Saint-Siège, mais non les Légations.

Ainsi le temps passait, et le Concordat restait lettre morte. Bonaparte ne savait trop comment le faire accepter au pays. Aux termes de la Constitution, les traités diplomatiques devaient être votés par les Assemblées en forme de loi : il était nécessaire de soumettre la convention conclue avec le Saint-Siège aux suffrages du Tribunat et du Corps législatif. Leur assentiment était-il certain ? De plus, Bonaparte commençait à se rendre compte des défectuosités du Concordat. Dans un rapport pénétrant et précis, le 29 août, Talleyrand les lui avait énumérées sans ménagement. Il avait eu soin de ne revenir à Paris que le 25 juillet, le jour même du départ de Consalvi, pour bien montrer qu'il n'était pour rien dans la conclusion du Concordat. Mais il ajoutait :

Si le Premier consul accorde sa ratification à la convention, il lui sera possible de pourvoir aux inconvénients majeurs qui pourraient résulter de son exécution littérale par des arrêtés particuliers relatifs à chacun de ces inconvénients.

Le Concordat n'était pas encore ratifié que déjà on prévoyait la nécessité de l'amender par voie réglementaire. Il fallait donc préparer ces règlements. Mais, puisque aussi bien le catholicisme romain n'était plus religion dominante, il fallait aussi prévoir l'organisation des autres cultes. Les théophilanthropes ne comptaient plus, les juifs étaient réservés, les maçons n'avaient pas de cérémonies publiques ; restaient les seuls protestants : luthériens et calvinistes. Dès le 10 août, le ministre de l'Intérieur Chaptal était chargé de s'en occuper. Les cultes, qui jusqu'alors dépendaient principalement du ministère de la Police générale, furent ainsi annexés à l'Intérieur. Puis, le 7 octobre, fut instituée une direction générale des Cultes, dont le titulaire reçut 60.000 francs de traitement, 30.000 francs pour frais d'installation et 40.000 francs pour frais annuels de bureau. Le conseiller d'État Portalis, nommé le lendemain à ce poste, avait été avocat avant la Révolution et fructidorien sous le Directoire. Esprit modéré, nature obéissante de courtisan flatteur, gallican et catholique convaincu, il lui agréait de renouer sous les ordres de Bonaparte les anciennes traditions parlementaires contre l'ultramontanisme, tout autant que de rompre avec la tradition républicaine de l'indifférence sinon de l'hostilité à l'égard du catholicisme.

Rupture difficile. Le Conseil d'État était nettement hostile. La séance du 12 octobre 1801 fut longue et agitée. Des conseillers protestèrent contre la rétribution des prêtres par l'État ; ils osèrent rappeler le souvenir des guerres de la liberté. Le général Brune, président de la section de la Guerre, s'écria : Eh bien ! nos épées n'ont triomphé que pour nous replacer dans la servitude religieuse. Au Tribunat on disait la presque totalité des membres mal disposés, et l'esprit n'était pas meilleur au Corps législatif ou au Sénat. Bonaparte frémissait. Peut-être commençait-il à comprendre qu'il avait fait fausse route. Chez lui, la colère sert souvent à masquer l'aveu d'une erreur. La conversation qu'il eut avec le sénateur Volney mérite d'être notée. Volney connaissait Bonaparte de longue date, depuis les lointaines années de Corse ; il croyait pouvoir parler sincèrement. Il objectait que la liberté des cultes paraissait suffire, le salaire des ecclésiastiques étant à la charge des fidèles. — Mais, dit Bonaparte, la France me demande l'un et l'autre. — Eh bien ! répliqua Volney, si la France vous redemandait les Bourbons, les lui accorderiez-vous ? Pour toute réponse, le Premier consul lança un coup de pied dans le ventre du sénateur, qui tomba à la renverse ; il sonna pour qu'on le relevât et donna l'ordre de le reconduire à sa voiture.

La tâche de Portalis était d'autant moins aisée qu'il n'avait pas encore de compétence spéciale en matière ecclésiastique et qu'il ignorait tout des négociations du Concordat. A peine nommé, il fut obligé de bâcler en quelques jours un projet d'arrêté en exécution de la convention passée avec le Saint-Siège et un projet d'arrêté sur l'organisation du culte protestant (fin octobre et début de novembre 1801). Dans cette histoire étrange de la réception du Concordat, tout est toujours en retard et improvisé d'urgence à la dernière heure. La même hâte fut imposée au pape, qui n'avait pas encore envoyé la bulle de circonscription des diocèses et le bref donnant à Caprara pouvoir d'instituer les évêques. Bulle et bref furent enfin signés le 29 novembre, et expédiés aussitôt.

Bien ne manquait donc plus à Bonaparte. Pourtant, il lui fallut encore près de cinq mois d'efforts pour introduire le Concordat en France. L'opposition était devenue plus énergique que jamais. La session de l'an X (ouverte le 22 novembre 1801) ne fut qu'une longue lutte contre le gouvernement. On en exposera les incidents en leur lieu. Il suffira ici de noter qu'une des principales causes du mécontentement n'était autre que le Concordat lui-même. A cet égard, l'élection de Dupuis, l'auteur de L'origine de tous les cultes, comme président du Corps législatif (22 novembre), l'élection au Sénat de Grégoire, le chef de l'Église constitutionnelle, sont caractéristiques (30 novembre). On ne voulait pas du Concordat ni du rétablissement de la religion. Bonaparte n'eut d'autre ressource que de mettre les Assemblées à la diète des lois, puis de les épurer, pour éliminer les meneurs de l'opposition, puis de transformer le Tribunat (20 mars 1802), pour l'empêcher de discuter publiquement. Quand la Constitution eut été ainsi modifiée, il convoqua les Assemblées en session extraordinaire pour le 5 avril 1802. La signature du traité d'Amiens (25 mars) et l'enthousiasme de la paix enfin rétablie devaient, semblait-il, aider au vote du Concordat.

Mais l'opposition était si vive encore dans les Assemblées nouvelles que Bonaparte imagina un dernier subterfuge. Avec Portalis, il reprit les projets d'arrêtés sur les cultes, il les remania pour quelques détails (février et mars), et, sous le nom d'articles organiques, il les incorpora au projet de loi qui primitivement ne s'appliquait qu'à la convention conclue avec le Saint-Siège. Ainsi la loi relative à l'organisation des cultes devait comprendre, en un texte présenté faussement comme homogène : 1° la convention entre le gouvernement français et S. S. Pie VII ; 2° les articles organiques de ladite convention ; 3° les articles organiques du culte protestant. Il n'est pas impossible que Bonaparte ait voulu tromper l'opinion, en faisant croire que les articles organiques du culte catholique avaient été rédigés d'accord avec le pape ou du moins en exécution du Concordat ; mais il est certain que, par les principes posés dans les organiques, il a voulu faire accepter ce que le Concordat avait manifestement de dangereux et d'incomplet. Enfin, par le mensonge même de la combinaison, il a dès l'origine rendu pour toujours impossible l'exécution loyale du Concordat, puisque la loi française confond indissolublement les organiques avec le Concordat, alors que la cour de Rome ne peut connaître, en toute bonne foi, que la convention qu'elle a conclue.

La contradiction est d'autant plus frappante que les organiques outrepassent de partout le pouvoir réglementaire de l'État sur l'exercice public du culte tel que le prévoit l'article 1er du Concordat. Ils constituent un code complet de droit ecclésiastique en 77 articles. Ils n'omettent rien, ni du régime de l'Église catholique dans ses rapports généraux avec les droits et la police de l'État, ni de la hiérarchie — archevêques, évêques, vicaires généraux, curés, chapitres cathédraux et gouvernement des diocèses pendant les vacances du siège —, ni du culte, ni de la circonscription (les diocèses et des paroisses, ni du traitement des ministres, ni des édifices consacrés au culte. Ils sont si détaillés et si catégoriques qu'avant même que le Consulat eût pris fin, Portalis fut obligé d'en modifier plusieurs, et de plus nombreux encore plus tard sous l'Empire. Ils sont tels qu'un prince protestant du Saint-Empire d'ancien régime, muni du jus territoriale et du principe cujus regio ejus religio, aurait pu les rédiger pour ses sujets qui étaient aussi ses fidèles, comme évêque extérieur de son Église territoriale. Portalis y a résumé les principaux des anciens édits royaux sur le clergé, en les aggravant des dispositions nouvelles qu'il lui semblait que les circonstances exigeaient. Et l'anachronisme est étrange vraiment du Concordat, souscrit par le pape, où le catholicisme, forcé de subir les nouveautés de la Révolution, n'est plus ni religion exclusive, ni religion dominante, ni religion d'État, et des organiques qui doivent servir d'arme contre le Concordat, où l'État légifère, comme aux temps abolis où il était d'Église.

Les principes des organiques se réfèrent au gallicanisme de la stricte observance. Sans l'autorisation du gouvernement, l'Église de France ne pourra recevoir ni brefs ni agents du pape, ni canons de conciles. Les professeurs des séminaires devront souscrire aux déclarations de 1682 et y conformer leur doctrine. La surveillance de l'État est plus étroite qu'elle n'a jamais été sous l'ancienne monarchie. Sans l'autorisation ou l'approbation du gouvernement, l'Église ne pourra réunir ni concile national ou métropolitain, ni synode diocésain, les évêques ne pourront pas procéder aux ordinations de prêtres, ni organiser leurs séminaires et leurs chapitres cathédraux, ni fixer le taux des oblations. Les articles du Concordat sur la nomination des évêques et des curés, sur le serment des ecclésiastiques, sur les prières publiques sont rappelés et précisés. Les curés feront au prône les communications qui seront ordonnées par le gouvernement — de la même manière qu'au culte décadaire les fonctionnaires donnaient communication des actes publics et des événements du jour —. En cas d'abus, les ecclésiastiques seront déférés au Conseil d'État ; mais Portalis n'a pas déterminé quelles seraient les sanctions de l'appel comme d'abus.

Sous la surveillance du gouvernement, la hiérarchie est reconstituée. Les archevêques et les évêques pourront, s'ils y sont autorisés par le gouvernement, établir dans leurs diocèses des chapitres cathédraux et des séminaires ; tous autres établissements ecclésiastiques sont supprimés : formule tellement générale qu'on en pourrait inférer que les congrégations religieuses n'ont pas droit à l'existence. Le nombre des archevêques et des évêques, fixé primitivement à 10 et 40, fut élevé par Bonaparte, au dernier moment (le 20 mars), à 10 et 50, soit au total 60 au lieu de 50, les archevêques étant naturellement évêques de leur propre diocèse. La division territoriale des départements et des ressorts de tribunal d'appel servit de base à la nouvelle circonscription diocésaine. On compta 24 diocèses à 1 département, 30 à 2, et 6 à 3 départements — la circonscription nouvelle s'étendait aux 4 départements de la rive gauche du Rhin —. En aucun cas il n'y eut plus d'un évêque par département. Les archevêques furent autorisés à s'aider de 3 vicaires généraux, et les évêques de 2 seulement — dès le 21 novembre 1803, Portalis renonça à exiger la stricte application de cet article —. L'administration des sièges en cas de vacances reviendra à l'archevêque, ou au plus ancien des suffragants de la province métropolitaine, ou aux vicaires généraux ou aux vicaires capitulaires : Portalis n'a pas précisé.

Le Concordat portait qu'un traitement serait assuré aux évêques et aux curés. Pour que la dépense ne fût pas excessive, Portalis imagina de fixer le nombre des paroisses curiales d'abord à 8.000, puis à raison d'une au moins dans chaque justice de paix, soit environ 3000. Mais il était évident que le chiffre ne pouvait suffire aux besoins du culte. En conséquence, les curés seront assistés de vicaires et les paroisses curiales subdivisées par les évêques d'accord avec le préfet en succursales avec desservants. Vicaires et desservants seront placés sous la surveillance et la direction des curés, nommés par l'évêque et révocables par lui. Le serment ne leur est pas demandé ; le gouvernement n'intervient pas dans leur nomination. Combinaison singulière, qui institue, au bas de la hiérarchie, un degré nouveau, inconnu jusqu'alors. Sous l'aristocratie des 3.000 curés, il y aura désormais la foule des 30.000 desservants. Mais, en théorie, tous les prêtres sont égaux, canoniquement. Aussi un règlement du diocèse de Paris, approuvé par Portalis le 13 août 1802 et étendu à tous les diocèses de France, spécifia-t-il que (contrairement aux organiques) les desservants ne sont pas les subordonnés des curés et que ceux-ci n'ont d'autre pouvoir que d'en référer à l'évêque. Il en résulta, plus nettement encore qu'auparavant, que les desservants furent placés sous l'immédiate et l'unique dépendance de l'ordinaire. La différence que le gouvernement fait des succursaux et des curés, mandait Bonaparte à Portalis en avril 1802, c'est que les uns sont inamovibles, et que les autres, s'ils se conduisent mal, peuvent être ôtés. L'évêque est donc maitre absolu de ses desservants. L'État ayant renoncé ici à ses droits de patronage et les patrons privés ayant été supprimés par la Révolution, rien ne fait plus contrepoids à l'autorité diocésaine. D'ailleurs, tout privilège portant exemption de la juridiction épiscopale est déclaré aboli. Jamais, sous l'ancien régime, l'évêque n'avait joui d'un tel pouvoir. Désormais il pourra commander à ses prêtres comme le supérieur d'ordre à ses moines. Le bas clergé formera une milice obéissante et disciplinée. De même que le Concordat a contribué de la manière la plus efficace au développement de l'infaillible souveraineté du pape, de même les organiques ont créé de toutes pièces une autorité épiscopale presque absolue, et sans autre contrôle que la lointaine surveillance du Saint-Siège. — Ni Portalis ni Bonaparte ne se doutèrent de la révolution qu'ils venaient d'opérer dans la constitution ecclésiastique. A leur ordinaire, ils ne prenaient garde qu'aux préoccupations du moment, et ils ne prévoyaient rien de l'avenir. Peu leur importait que l'Église fût grâce à eux plus fortement hiérarchisée et centralisée : ils croyaient au contraire y trouver tout avantage, car ils n'imaginaient pas que les chefs — évêques et pape — pussent jamais ne pas être soumis au gouvernement. Aussi édictèrent-ils qu'il n'y aurait qu'une liturgie et un catéchisme pour toutes les églises catholiques de France.

Les autres articles relatifs au culte combinent, en un dosage qui veut être équitable, les concessions et les restrictions. — Le port du costume ecclésiastique reste interdit (il le sera jusqu'au décret du 8 janvier 1804), mais les cloches sont définitivement rendues au culte. La bénédiction nuptiale ne pourra être donnée qu'après la conclusion du mariage civil, et les registres de catholicité ne pourront en aucun cas suppléer aux registres de l'état civil. Dans leurs instructions aux fidèles, les prêtres ne se permettront aucune inculpation contre les personnes ou les autres cultes autorisés ; mais, dans les actes ecclésiastiques, ils pourront utiliser pour la désignation des dates les jours de la semaine, et le repos des fonctionnaires publics est désormais fixé au dimanche. Si donc la succession mensuelle du calendrier républicain est maintenue, la semaine est du moins substituée à la décade et le dimanche au décadi. Un même temple ne pourra être consacré qu'à un seul culte : l'usage du simultaneum est supprimé. Enfin le seul article qui se rapporte proprement à l'exercice public du culte, tel que l'entendait l'article 1er du Concordat quand il mentionnait le pouvoir réglementaire de l'État, formule un principe d'une singulière hypocrisie : Aucune cérémonie religieuse n'aura lieu hors des édifices consacrés au culte catholique dans les villes où il y a des temples consacrés à différents cultes. L'État rejetait ainsi sur les protestants la responsabilité d'une restriction dont lui seul était l'auteur. Dès que les articles organiques furent connus, les protestants s'en montrèrent vivement affectés, et voulurent demander pour les catholiques le culte extérieur partout. Aussi la circulaire du 20 avril 1803 restreignit-elle la portée de l'article, qui ne semble pas avoir jamais été appliqué sous le Consulat et l'Empire.

Les archevêques recevront 15.000 francs de traitement, les évêques 10.000 francs ; les conseils généraux des départements leur procureront un logement convenable. Les curés auront 1.500 francs et 1.000 francs. Le montant des pensions ecclésiastiques payées en exécution des lois de la Constituante sera décompté sur leur traitement, mais les communes pourront leur accorder des subventions et leur assurer, ainsi qu'aux desservants, un logement et un jardin. La subsistance des desservants sera assurée par les pensions ecclésiastiques et les oblations. Les fondations pieuses ne pourront être instituées qu'en rentes sur l'État. Il sera établi des fabriques pour veiller à l'entretien des églises et à l'administration des aumônes. Portalis s'était enfin donné la peine de définir les devoirs pastoraux des évêques et des curés, comme si l'Église, sans passé et sans traditions, ne datait que des organiques.

Il procéda de même pour les cultes protestants. Ceux-ci sont d'abord soumis aux mêmes dispositions générales que le culte catholique : pour le serment des ministres, les prières publiques, les traitements, le recours au Conseil d'État. Ils auront aussi leurs séminaires, les luthériens à Strasbourg, les calvinistes à Genève. Les professeurs en seront nommés par le Premier consul, et aucun pasteur ne pourra être élu s'il n'y a étudié. Puis les églises réformées (calvinistes) et de la confession d'Augsbourg (luthériennes) reçoivent chacune leur constitution particulière.

Chez les réformés il y aura une église consistoriale par 6.000 âmes de la même communion. Les consistoires sont composés des pasteurs et de 6 à 12 notables laïques ou anciens, choisis parmi les citoyens les plus imposés au rôle des contributions directes, et renouvelés tous les deux ans par moitié. Les électeurs, pris parmi les plus imposés, sont en nombre égal aux anciens, qui ont aussi droit de vote et, sont rééligibles. Le consistoire administre les biens de l'église et élit les pasteurs. Il est présidé indéfiniment par le plus ancien des pasteurs. Cinq églises consistoriales forment l'arrondissement d'un synode, mais jamais Portalis n'autorisa la réunion d'un seul synode réformé. L'organisation ne dépassa donc pas le degré consistorial ; elle est aristocratique, puisque les riches seuls peuvent devenir anciens, et de tendance épiscopale, par la prééminence qui est conférée au pasteur président. Quand on la compare avec l'ancienne discipline des églises huguenotes que les communautés du midi de la France commençaient déjà à restaurer sous le régime de la séparation, ce sont surtout les différences qui apparaissent. Là, tous les pasteurs, toutes les églises, tous les fidèles sont égaux ; toute église a son consistoire ; les églises d'une même région délèguent au colloque ; les colloques délèguent au synode provincial et les synodes provinciaux au synode national. A certains égards, il est vrai, la nouvelle église consistoriale des organiques était assimilable au colloque régional. Les protestants étaient en effet trop disséminés pour que 6.000 d'entre eux fussent ordinairement groupés dans le même lieu. L'église consistoriale devint donc le groupement de plusieurs églises locales munies chacune de leur consistoire particulier, qu'il fallut bien tolérer sous le nom de conseil presbytéral, puisque les organiques n'en avaient pas prévu l'existence.

Plus complète fut la hiérarchie instituée dans les églises de la confession d'Augsbourg — en Alsace, dans le pays de Montbéliard et dans les départements de la rive gauche du Rhin —. L'église consistoriale est identique à celle des réformés. Cinq églises consistoriales  forment un arrondissement d'inspection. Elles délèguent chacune un pasteur et un ancien qui désignent parmi eux, sauf approbation du Premier consul, un pasteur qu'on appelle inspecteur et deux anciens. Les inspections sont groupées en trois consistoires généraux. Le consistoire général se compose d'un président laïque assisté de deux ecclésiastiques inspecteurs nommés par le Premier consul et d'un député de chaque inspection. Il ne se réunit que sur l'autorisation du gouvernement, mais il est représenté par un directoire permanent formé du président, du plus âgé des deux ecclésiastiques inspecteurs et de trois anciens nommés, l'un par le Premier consul, les deux autres par le consistoire général. Le directeur des cultes correspond avec le laïque qui préside le directoire du consistoire général de la confession d'Augsbourg, comme chez les réformés il correspond avec le pasteur président du consistoire, et chez les catholiques avec l'évêque. — Luthériens et réformés accueillirent avec reconnaissance l'organisation qui leur était donnée. C'était pour eux une grande joie d'être officiellement accueillis dans l'État, comme les catholiques, et que leurs ministres, naguère encore persécutés ou à peine tolérés, fussent promus à la dignité de fonctionnaires publics.

Les longs préparatifs sont enfin terminés : le Concordat est ratifié, le légat est à Paris, muni de tous les pouvoirs nécessaires, les Assemblées sont épurées, l'opposition est muette : on est à la veille du vote si longtemps retardé. Bonaparte mena rondement les dernières opérations ; mais, bien qu'il eût tout prévu, les incidents ne manquèrent pas. — Le 30 mars 1802, Caprara fut mandé à la Malmaison, Bonaparte lui fit donner lecture des organiques et lui signifia sa volonté de nommer dix constitutionnels dans l'épiscopat nouveau (il en avait déjà fait part à Spina en janvier et à Consalvi en juillet 1801). Caprara se retira, fort marri. — Le 2 avril, le Conseil d'État reçut communication de toutes les pièces. Quand, à la fin de la bulle de confirmation du Concordat, on entendit que le pape menaçait les contrevenants de l'indignation des bienheureux apôtres saint Pierre et saint Paul, Bonaparte sourit, et toute l'assemblée rit. La délibération fut inexistante. — Le 5 avril, jour de l'ouverture de la session extraordinaire, Portalis déposa le projet de loi sur les cultes au Corps législatif, et lut un exposé des motifs où il démontra déductivement que la religion est nécessaire aux hommes, qu'il était impossible pour le moment de créer une religion nouvelle et que l'accord avec le pape était désirable autant qu'utile. S'il est vrai que l'esprit jacobin a pour méthode d'enchainer les principes abstraits et de mépriser les complexités du réel, Portalis a donné là un excellent spécimen de littérature jacobine. Toutes les questions précises et difficiles que soulevaient le Concordat et les organiques étaient soigneusement passées sous silence. — Le même jour, l'Institut, sans aucun doute par manière d'opposition, mettait au concours la question de savoir quelle a été l'influence de la réformation de Luther sur la situation politique des différents États de l'Europe et sur le progrès des lumières. — Transmis au Tribunat, le projet de loi fut soumis à l'examen d'une commission dont le rapporteur, Siméon, put, dès le 7 avril, donner lecture de son travail : c'était un éloge du Concordat et des organiques, sérieusement écrit, consciencieux, précis et exact. Il n'y eut pas d'autres délibérations. Sur 100 tribuns, 85 seulement votèrent, dont 78 pour et 7 contre. — Lucien Bonaparte porta le même jour au Corps législatif le vœu du Tribunat. Il prononça un discours, dont on ne sait rien, sinon qu'il enthousiasma Caprara : Mousiou Lucien, disait celui-ci à Rœderer, il a mieux saisi et mieux frappé l'objet que Mousiou Pourtalis, quoique Mousiou Pourtalis, c'est très bien aussi. Le texte imprimé a été refait par Fontanes. Sous la prose cadencée du rhéteur, on discerne pourtant quelques-unes des éjaculations exclamatives qu'affectionnait Lucien. Au reste, l'orateur semble s'être contenté de paraphraser la thèse de Portalis, mais, tandis que le directeur des cultes, très prudemment, avait su garder le ton neutre de l'argumentation philosophique, Lucien, en termes grandiloquents, magnifia la religion et stigmatisa l'athéisme. L'impression paraît avoir été mauvaise : le vote fut remis au lendemain. Le protestant Jaucourt prononça alors quelques mots au nom de ses coreligionnaires, et, sur les 300 législateurs, 228 votèrent pour, 21 contre la loi, 51 s'abstinrent : la proportion des suffrages et des abstentions fut exactement la même qu'au Tribunat (18 germinal an X, 8 avril 1802). — Ainsi, ni le Conseil d'État, ni le Tribunat, ni le Corps législatif ne furent admis à discuter la loi du 18 germinal an X : comme le Concordat, les organiques ont été l'œuvre personnelle de Bonaparte.

Le 9 avril, Caprara fut reçu en audience solennelle. Il tremblait comme la feuille sur l'arbre. Il eut à subir toutes les anciennes précautions du gallicanisme contre les légats ultramontains, et de nouvelles encore par surcroît. Bien qu'il fût de très bonne composition et qu'il dût à Bonaparte sa nomination récente au siège archiépiscopal de Milan (2 février 1802), il fut obligé de protester. Mais le jour même, inaugurant officiellement ses fonctions de légat, il signa deux décrets portant publication des bulles pontificales qui confirmaient le Concordat et déterminaient la nouvelle circonscription des diocèses français ; il y joignit un indult fixant à la Noël, à l'Ascension, à l'Assomption, à la Toussaint et aux dimanches les jours de fêtes religieuses. Le surlendemain 11 avril, il sacra Cambacérès, le frère du consul, comme archevêque de Rouen, Pancemont, ci-devant curé de Saint-Sulpice et soumissionnaire actif, comme évêque de Vannes, Bernier, enfin, comme évêque d'Orléans. Toutes les ambitions de Bernier s'évanouissaient les unes après les autres : Portalis avait eu la place qu'il convoitait, et, au lieu d'un siège épiscopal éminent, Paris, Tours ou Versailles, d'où il eût encore été à portée de se faire valoir auprès du gouvernement, voici qu'on l'envoyait en province. Je crois Bernier très attrapé, notait malicieusement Émery. Mais il espérait encore devenir cardinal, et son zèle officieux ne faiblissait pas.

Suivant les ordres qu'il avait reçus de Rome, Caprara ne pouvait donner l'institution aux constitutionnels nommés évêques qu'après l'abjuration de leurs erreurs. Or, ceux-ci se croyaient régulièrement évêques et, soutenus par le gouvernement, ils prétendaient n'avoir rien à rétracter, et refusaient de souscrire la formule qui leur était présentée. Que faire ? Un des Italiens de la légation suggéra (15 avril) qu'une réconciliation orale, devant témoins, suffirait. Bernier et Pancemont acceptèrent de fournir l'attestation. Ils convoquèrent les constitutionnels. Pancemont s'éclipsa. Bernier resta seul témoin, et, triomphant, il attesta au légat que les constitutionnels lui avaient fait leur soumission. C'était le vendredi saint, 16 avril 1802. Quand les constitutionnels eurent connaissance des déclarations de Bernier, ils protestèrent énergiquement. Mais Caprara s'était contenté du témoignage de Bernier et de Pancemont. Plus tard, Bonaparte alloua sur les fonds secrets 30.000 francs à Bernier et 50.000 francs à Pancemont : et, cette fois-ci encore, Bernier fut le plus mal payé. Il est vrai qu'il reçut d'autre part 200.000 francs pour ses pauvres, tandis que Pancemont n'en obtenait que 17.000.

Le dimanche de Pâques, 18 avril 1802, le gouvernement célébra la première fête religieuse du Consulat. Un long cortège se rendit à Notre-Dame : les vieux carrosses royaux et les fiacres aux numéros barbouillés se suivaient à la file. La foule curieuse et amusée regarda passer les uniformes, les domestiques, que pour la première fois on voyait en livrée, les généraux, les diplomates, les membres du gouvernement dans leur costume officiel, les consuls, et Bonaparte, qu'on acclamait, comme toujours. Les soldats qui faisaient la haie gouaillaient et tenaient hautement les propos les plus irréligieux. La cérémonie dura trois longues heures. Le nouvel archevêque de Paris, de Belloy, escorté des prélats récemment nommés et qui allaient prêter serment, reçut Bonaparte comme autrefois les rois. Caprara dit la messe ; au moment de l'élévation, les troupes, qui étaient en grand nombre dans l'église, battirent aux champs et présentèrent les armes selon l'ancien usage. Boisgelin, ci-devant archevêque d'Aix, maintenant archevêque de Tours, avait été désigné pour le discours, sans doute parce qu'il avait parlé au sacre de Louis XVI, et avec tant d'éloquence qu'il avait été, en dépit du cérémonial, deux fois interrompu par les applaudissements et élu ensuite l'un des Quarante. Il fit l'éloge de la paix, de la paix en Europe, de la paix en France, et de la religion qui assure la paix ; il fit l'éloge du pape, puis (très brièvement) du Premier consul, et termina par des actions de grâce à Dieu. Au reste, personne ne l'entendit. Dans la nef, chacun parlait tout haut. Les officiers et les généraux, convoqués par ordre, se gaussaient de la prêtraille. Moreau et plusieurs autres n'étaient pas venus. Deux orchestres de cent cinquante exécutants, dirigés par Méhul et Cherubini, exécutèrent le Te Deum, en l'honneur de la paix d'Amiens et du Concordat. Dans le Moniteur, Fontanes vantait les beautés du Génie du Christianisme que Chateaubriand venait de publier. Mais de bouche en bouche voltigeait le mot d'un général à qui le Premier consul aurait demandé comment il trouvait la cérémonie, Delmas, disait-, on, qui connaissait sans doute l'exclamation de Brune au Conseil d'État : C'est une belle capucinade. Il n'y manque qu'un million d'hommes qui ont été tués pour détruire ce que vous rétablissez.

 

V. — L'APPLICATION DU CONCORDAT.

ON comptait dans l'Église de l'ancienne France 19 archevêques et 116 évêques, soit 135 diocèses, auxquels les annexions de la Belgique, de la rive gauche du Rhin, de Genève, la Savoie, Avignon et Nice ajoutèrent 24 autres diocèses. Sur ce total de 159 sièges épiscopaux, 64 étaient vacants en avril 1802 : pour l'ancienne France, 50 par décès, 3 par adhésion à l'Église constitutionnelle ; et. pour les pays réunis, 10 par décès et 1 par translation. Il restait donc 82 sièges pourvus en France et 13 dans les pays réunis, soit 95. Lorsqu'ils furent touchés par le bref Tain motta, 46 évêques de l'ancienne France démissionnèrent, 36 refusèrent ; un seul des 13 évêques des pays réunis refusa sa démission. Le pape obtint donc 58 démissions et essuya 37 refus. — L'Église constitutionnelle comptait à l'origine autant de diocèses que de départements, soit 83. Quatre diocèses nouveaux avaient été créés ultérieurement : deux pour les pays réunis (Savoie, Avignon) et deux pour les colonies. Des 87 sièges épiscopaux de l'Église constitutionnelle, 28 étaient vacants en 1801, savoir 15 par décès, 12 par abdication ou rétractation, 1 par translation. Les 59 évêques en exercice participèrent au concile national de 1801 ; dont 8 par procuration et 51 en personne. Ils donnèrent tous leur démission. — Le nouvel épiscopat de 1802 se composa de 16 anciens évêques dits légitimes, 12 anciens évêques constitutionnels et 32 ecclésiastiques de second ordre : vicaires généraux, chanoines et curés, choisis presque tous dans le clergé soumissionnaire. Deux des anciens évêques constitutionnels n'exerçaient plus leur fonction en 1801 ; ils avaient renoncé et rétracté.

La proportion n'était donc pas en faveur des constitutionnels. Néanmoins, Portalis s'efforça de maintenir la balance égale. La circulaire du 8 juin 1802 ordonna aux anciens constitutionnels de ne prendre que des orthodoxes comme vicaires généraux, et inversement. Mais on ignore encore quelle a été exactement la situation des prêtres constitutionnels entrés dans la hiérarchie nouvelle. Portalis avait déclaré qu'il suffirait d'adhérer au Concordat pour être réconcilié avec la papauté. Mais l'incident des rétractations attestées par Dernier, niées par les évêques constitutionnels nommés, acceptées provisoirement par le légat, considérées ensuite comme insuffisantes par la cour de Rome, redemandées par le pape en personne quand il vint en France pour le sacre, et obtenues enfin tant bien que mal, cet incident, si douloureux à tous égards et qui se prolongea plus de deux ans au détriment d'archevêques et d'évêques régulièrement nommés et institués dans la nouvelle hiérarchie, permet de supposer que. dans certains diocèses tout au moins, la condition faite aux prêtres constitutionnels ne dut pas être très enviable. Lorsque l'évêque concordataire de Montpellier envoya un vicaire général à Albi (dont le siège était supprimé), l'évêque constitutionnel du Tarn l'attendit à la porte de la cathédrale revêtu de ses ornements pontificaux. Le vicaire général passa devant lui sans paraître l'apercevoir, entra dans la cathédrale, et procéda solennellement à la réconciliation de l'église. Telle fut, presque partout, l'attitude hautaine de la nouvelle Église concordataire à l'égard de l'ancienne Église constitutionnelle.

Un peu moins mal connues sont les résistances de l'ancien clergé orthodoxe au nouvel ordre de choses, encore que pendant longtemps le gouvernement et l'épiscopat aient été d'accord pour organiser le silence à leur sujet. Deux évêques légitimes non démissionnaires, et réfugiés en Espagne, de Coucy, évêque de la Rochelle (mort en 1824), et de Thémines, évêque de Blois (mort en 1828), dirigèrent l'opposition ; mais il semble bien que le mouvement ait eu, presque partout, des origines locales. D'anciens prêtres réfractaires refusèrent de reconnaître les nouveaux évêques et groupèrent autour d'eux un certain nombre de fidèles. Mais, parce qu'ils n'avaient pas changé, les orthodoxes se trouvaient maintenant être schismatiques. On a donné à leur groupement le nom de petite Église, mais il s'en faut qu'au début tout au moins le terme soit exact. Partout où il y avait des réfractaires, il y eut des schismatiques : en Provence, ce sont les Fidèles, en Languedoc les Purs, en Guyenne et Gascogne les Illuminés, les Enfarinés, en Poitou (où la résistance fut opiniâtre) les Dissidents, en Bretagne les Louisets (partisans de Louis XVIII), en Normandie les Blanchardistes, les Détournés et les Clémentins, dans le Maine, le Cher, la Touraine, les Filochois, en Lorraine, la Chambre ardente. Il y en eut encore en Champagne, dans le Doubs, en Dauphiné, en Belgique même (les Stévenistes). Le schisme a persisté en quelques endroits, à Lyon notamment, jusqu'à nos jours : quand ils n'eurent plus de prêtres, les fidèles organisèrent eux-mêmes leur culte, et, ce furent des laïques de leur communauté qui baptisèrent les enfants, bénirent les mariages et prièrent aux sépultures. — L'exécution du Concordat ne fut donc pas aisée, et, comme il fallait en outre délimiter les paroisses et les succursales, nommer ou confirmer tous les curés et les desservants, les évêques eurent fort à faire. La mise en train du régime concordataire n'a pas encore été racontée. Dans certains diocèses, elle se prolongea jusqu'après 1804.

Mais le gouvernement secondait avec efficacité son église. De même qu'il payait maintenant les rentes avec régularité, il tint à acquitter exactement les pensions ecclésiastiques dues en exécution des lois révolutionnaires. Le montant en était d'environ 10.000.000. D'autre part, le budget du culte catholique, tel qu'il ressortait du Concordat et des organiques, s'élevait à 4.150.000. Mais on sait que les pensions des curés devaient être précomptées sur leur traitement. On estimait à 1.550.000 francs le chiffre des pensions incorporées ainsi aux traitements. Il restait donc 8 450.000 francs de pensions attribuables aux desservants et à tous les anciens bénéficiers, à la seule condition d'être réunis à leur évêque (arrêté du 23 mai 1802). L'État n'avait donc plus à payer qu'un supplément de 2.600.000 francs pour parfaire la somme de 4.150.000 francs nécessaire aux traitements. Tel est le devis approximatif du premier budget du culte catholique (an XI, 1802-03). En réalité, par suite des libéralités non concordataires que prodiguait Bonaparte, les dépenses excédèrent les prévisions de près de 1.500.000 francs : elles atteignirent 4.081.000 francs (non compris les pensions) ; l'année suivante (an XII) elles furent de 7.500.000 francs, ayant ainsi presque doublé, tandis que d'autre part le chiffre des pensions doublait aussi. De plus, les départements et les communes eurent à fournir le logement avec le jardin, et furent invités à voter des compléments de traitement aux ecclésiastiques ainsi que des allocations pour les églises et les trais du culte.

Mais, en multipliant ainsi ses faveurs à l'Église de France, Bonaparte entendait tenir Rome à l'écart. La publication des bulles et brefs du pape, des décrets et de l'indult du légat fut autorisée par arrêtés du 19 avril 1802 ; ce fut tout. Caprara n'intervint pas dans la réorganisation ecclésiastique. A Rome, le pape s'affligeait des précautions prises contre son légat, il s'indignait de la nomination d'évêques intrus dans la nouvelle hiérarchie, il essayait enfin de protester contre les organiques. Consalvi écrivit à Caprara le 21 avril et le 5 mai 1802, il en fit une circulaire aux nonces le S mai, il en parla le 21 mai à Cacault, qui le 12 mai avait déjà transmis à Portalis la plainte de Pie VII ; enfin, clans une allocation au consistoire, le 24 mai, le pape formula solennellement ses réserves. A la vérité, il ne condamnait pas les organiques, il demandait seulement la révision de certains articles ; mais il protestait contre la publication des organiques confondus avec le Concordat, et contre l'extension abusive donnée au pouvoir réglementaire de l'État. Bonaparte à son tour protesta contre l'allocution consistoriale :

Les réclamations du chef de la chrétienté contre des actes de souveraineté nationale, écrivit Talleyrand, ne comportent pas une telle publicité, capable de jeter des inquiétudes dans les esprits et de mettre obstacle au bien.

La discussion en resta là, pour un temps. Le pape craignait de se brouiller avec son trop puissant ami. Et, quand Bonaparte lui demanda, en exécution de l'article 16 du Concordat, cinq places de cardinaux pour les Français (8 juillet 1802), il désigna les archevêques Belloy de Paris, Fesch de Lyon, Boisgelin de Tours et Cambacérès de Rouen, avec Bayane comme cardinal français de curie. Bernier ne devint jamais cardinal, alors que Spina et Caselli avaient été promus rapidement. Au début, les constitutionnels avaient eu la naïveté de rêver du chapeau rouge pour le plus éminent d'entre eux, mais Grégoire ne s'était pas fait d'illusions. Croyez, écrivait-il à un ami dès le 17 septembre 1801, que cet ornement prétendu n'est pas réservé pour les têtes qui sont simultanément religieuses et républicaines.