HISTOIRE DE FRANCE CONTEMPORAINE

 

LIVRE IV. — LES SECOUSSES DIRECTORIALES.

CHAPITRE II. — LES COUPS D'ÉTAT.

 

 

I. — FLORÉAL.

QUAND Bonaparte arriva à Paris (5 décembre 1797), après avoir à Rastadt échangé avec les plénipotentiaires autrichiens les ratifications du traité de paix, il tenait en main toutes les forces militaires et navales de la République, en même temps que la représentation de la France au dehors, puisqu'il était tout ensemble général en chef de l'armée d'Italie, général en chef de l'armée d'Angleterre, chef de la délégation française au Congrès de Rastadt, et qu'en cette qualité, il avait reçu (5 novembre) le droit de commander aux mouvements des armées d'Allemagne. En France même, il était trois fois  populaire : par la victoire, par la paix et par l'appui qu'il avait donné au gouvernement pour le maintien de la Constitution. Je ne sais plus obéir, disait-il à Miot. Il écrivait à Talleyrand (19 septembre) :

Nous sommes très ignorants dans la science politique morale. Nous n'avons pas encore défini ce que l'on entend par pouvoir exécutif, législatif et judiciaire. Montesquieu nous a donné de fausses définitions.

Il a observé la Constitution anglaise. A quoi bon ? Ce n'est qu'une charte de privilèges ; c'est un plafond tout en noir, mais brodé en or. Et Bonaparte esquissait sa théorie constitutionnelle, code complet de politique ; il priait Talleyrand d'en donner confidentiellement communication à Sieyès : le peuple souverain, élisant deux magistratures bien distinctes, d'une part un pouvoir législatif qui surveille mais n'agit pas, impassible, sans yeux et sans oreilles, mais nombreux et représentatif, formant véritablement le grand conseil de la nation, et d'autre part un pouvoir exécutif concentré, libre et fort. Ainsi on évitera des secousses comme celle de Fructidor. C'est un si grand malheur pour une nation de trente millions d'habitants, et au XVIIIe siècle, d'être obligée d'avoir recours aux baïonnettes pour sauver la patrie ! Et le 10 décembre, à la cérémonie qui avait été organisée pour célébrer le traité de Campo-Formio, Bonaparte déclarait publiquement :

Vous êtes parvenus à organiser la grande nation, dont le vaste territoire n'est circonscrit que parce que la nature en a elle-même posé les limites.... Lorsque le bonheur du peuple français sera assis sur de meilleures lois organiques, l'Europe entière deviendra libre.

Donc, Bonaparte ne demandait rien de moins que la révision de la Constitution, à son profit. Pour le moment, il s'en tint là. Il était devenu très riche en Italie, et, grâce à lui, tous les siens. Mais il affectait les allures les plus simples. Il recevait largement, sans faste, en son hôtel de la rue Chantereine qu'on dénomma officiellement, pour le glorifier, rue de la Victoire. Il prenait soin de se montrer souvent en civil. Le 25 décembre il fut élu membre de l'Institut, à la place de Carnot, à qui il devait tant et qui était maintenant proscrit. Il fréquenta tes savants et les gens de lettres. Le 3 janvier 1798, Talleyrand donna une brillante réception en son honneur, avec toutes les élégances raffinées du cérémonial d'ancien régime. Pas un directeur n'y assista. Mais Mme de Staël était là, vibrante d'émotion et d'espérance. Il est vrai que Bonaparte ne se montra pas d'humeur à s'adjoindre l'Égérie en disponibilité. Par contre, il faisait en sorte de ne pas décourager les royalistes. A la fête anniversaire de la mort du Roi (21 janvier 1798), il se fit plus modeste que jamais, et il passa comme inaperçu, confondu dans les rangs de ses nouveaux collègues de l'Institut.

Ce jour-là, le Conseil des Cinq-Cents quitta l'ancienne salle de la Convention pour s'établir au Palais-Bourbon, préalablement dédié à la Souveraineté du peuple français. Mais les séances manquaient d'animation. Les proscriptions, auxquelles il faut joindre les absences prolongées, les départs et les démissions, avaient décimé les deux Conseils. Les fructidoriens, devenus les maîtres du Corps législatif, essayèrent de surmonter les difficultés administratives et financières, sans cesse renaissantes. Par une anomalie qui n'est paradoxale qu'en apparence, le coup d'État a eu pour effet que la vie politique fut pour un temps plus active dans le pays qu'aux Assemblées.

Les trois partis subsistent, à peine entamés ou fortifiés, et qui sont indestructibles parce qu'ils correspondent aux trois tendances permanentes des hommes en société, et qu'il y aura toujours, quoi qu'on fasse, des partisans d'aujourd'hui, d'hier ou de demain, des conservateurs, des réactionnaires et des novateurs. Les républicains modérés, patriotes constitutionnels, directoriaux ou fructidoriens sont gouvernementaux ; les républicains avancés, que leurs ennemis appellent anarchistes, jacobins, terroristes, exclusifs ou coquins, reprochent aux gouvernementaux d'être trop modérés ; les royalistes qui s'intitulent honnêtes gens et qu'on qualifie encore d'aristocrates, bien que leur recrutement ait un fond populaire grâce à l'appoint des catholiques, estiment que les modérés sont trop avancés. Fructidor a sauvé le gouvernement central de l'emprise royaliste ; il l'a rendu aux modérés, mais il n'a pas fait que les modérés soient devenus plus forts dans le pays. Il n'a ranimé que les avancés, auxquels le Directoire craint de se livrer, car il ne leur fait pas confiance, puisqu'il est conservateur. Sans doute quelques avancés tenaient-ils encore pour une constitution démocratique, mais le plus grand nombre s'est rallié, après Fructidor, à la Constitution bourgeoise de l'an III, à la condition toutefois que les lois révolutionnaires, votées ou remises en vigueur au coup d'État, fussent résolument appliquées. Après Fructidor, ils s'organisent par toute la France. Les clubs renaissent, sous le nom de cercles constitutionnels. Dans un discours prononcé le 27 février 1798 à l'ancien cercle de Salm reconstitué, B. Constant, qui représente l'aile droite du parti, formule le programme des avancés : il proclame son mépris pour le royalisme, son horreur pour le terrorisme, il défend le principe de la propriété, mais il nie le spectre de gauche. Le Directoire fit fermer nombre de cercles en province, et l'arrêté du 14 mars 1798 interdit à ceux qui subsistaient toute adresse ou manifestation collective. La presse resta muselée, et la surveillance de la police, édictée pour un an le 5 septembre 1797 contre les réactionnaires, prorogée d'un an par la loi du 26 août 1798, est dirigée surtout contre les journaux avancés.

Le coup d'État de fructidor avait détruit l'organisation royaliste, mais il n'avait pas supprimé le royalisme, ni surtout l'état d'esprit réactionnaire, mécontent, foncièrement hostile à la Révolution et à la République. D'anciens Clichyens se réunirent, rue de Varennes, en un petit groupement qui subsista jusqu'à la fin du Directoire. Au commencement de 1798, la comtesse de Rochechouart, puis Royer-Collard reprennent à Paris le service interrompu d'information et d'espionnage. L'agence royale se compléta ensuite avec Clermont-Gallerande, Becquey et l'abbé de Montesquiou. Peut-être Fructidor n'a-t-il eu d'autre résultat que de donner une nouvelle forme au danger royaliste. Les républicains gouvernementaux en parlent si souvent et avec tant d'évidente bonne foi qu'il est difficile de ne pas tenir compte de leurs assertions. Il semble bien qu'après Fructidor, le royaliste à bonnet rouge n'est pas un personnage imaginaire, et que les virulentes attaques des modérés contre les avancés à cause de leurs appuis réactionnaires ne sont pas toujours sans quelque fondement. Quand au contraire les royalistes, plus loyalement, s'entendaient avec les modérés par crainte du terrorisme, l'accusation de pactiser avec les ennemis de la République se retournait contre les gouvernementaux. Dans les deux cas, l'action royaliste, parce qu'elle n'obéissait plus à un mot d'ordre, qu'elle n'était plus ni concentrée ni organisée et qu'elle revêtait les formes les plus variées suivant les conditions diverses de la politique locale, contribuait à désunir les forces républicaines.

Pour les réconcilier et imposer silence aux mécontents de droite, le gouvernement et la majorité fructidorienne des Conseils instituèrent (à la fin de 1797) une politique qui rapidement tourna contre  son propre but. On commença par des circulaires et des avertissements. Puis,

Considérant que le calendrier républicain, le seul que reconnaissent la Constitution et les lois, est une des institutions les plus propres il faire oublier jusqu'aux dernières traces du régime royal el sacerdotal, et qu'on ne saurait peu conséquent trop s'occuper de faire cesser les résistances qu'il éprouve encore de la part des ennemis de la liberté et de tous les bot-urnes liés par la force de l'habitude aux anciens préjugés,

l'arrêté directorial du 3 avril 1798 en ordonna la stricte observation, et ses dispositions furent confirmées et complétées par les lois du 4 août et du 9 septembre 1798. Donc, il n'y aura désormais, comme jours de repos, que les décadis et les fêtes nationales. Mais ce n'était là que la moitié de la réforme. La loi du 30 août 1798 organisa la célébration laïque du décadi. Dans chaque municipalité, au lieu destiné à la réunion du citoyen, — c'est-à-dire à l'église, — où officiaient, à leur jour, les ministres du culte chrétien, les membres de l'administration et le commissaire du Directoire, en costume, présideront une cérémonie décadaire à laquelle assisteront obligatoirement les élèves des écoles, amenés par leurs instituteurs et institutrices. Le maître des cérémonies décadaires, qu'on appelle parfois le chorège, ou, par dérision, curé décadaire, devient l'un des fonctionnaires municipaux les plus occupés, d'autant plus qu'il ne doit pas négliger les fêtes nationales, morales et politiques, dont on comptait 12 par an. Autant qu'on en peut juger, la stricte observation de l'almanach républicain a provoqué des difficultés beaucoup plus nombreuses que l'institution du culte décadaire. Mais le Directoire tint ferme, et, au bout de deux ans, la France commençait à s'habituer, dans la vie quotidienne, au calendrier républicain, qui est, somme toute, plus commode et plus simple que l'ancien calendrier chrétien. Au contraire le culte décadaire, après quelques mois de vogue, due principalement à la célébration obligatoire des mariages, à la fin de 1797 et au début de 1798, paraît, au cours de 1798, de plus en plus languissant. Peut-être se ranime-t-il quelque peu en 1799.

Il est alors devenu une institution cérémonielle, nationale et municipale, qui, sans supprimer aucun des groupements cultuels antérieurs, comme ses promoteurs l'avaient espéré, s'est fait sa place à côté d'eux, sinon même parmi eux. L'église est simultanée, comme on dit parfois en droit ecclésiastique ; elle peut servir à la fois aux offices du décadi, aux théophilanthropes, aux ecclésiastiques constitutionnels et romains. La théophilanthropie a rencontré quelques adhérents nouveaux à Paris et elle a essaimé en province. Elle est devenue plus libre dans ses rapports avec le gouvernement, puisque c'est le culte décadaire qui seul a un caractère officiel. Il en résulte que souvent les avancés non ralliés au parti directorial préfèrent les cérémonies théophilanthropiques aux jeux ou fêtes décadaires. Plus libre encore est l'Église ci-devant constitutionnelle qui poursuit activement sa réorganisation. Elle avait tenu un concile national à Paris en 1797, et ne sacra pas moins de onze évêques en 1798 (contre 1 et 2 seulement en 1796 et 1797, 6, 6 et 4 de 1799 à 1801). Mais elle ne correspondait ni au parti directorial, comme le culte officiel du décadi, ni aux avancés indépendants, comme la théophilanthropie, ni aux réactionnaires, comme le catholicisme romain : elle était comme suspendue dans le vide entre les partis. Quant aux catholiques romains, séparés de l'État, mais non ignorés de lui, maltraités parce que leurs plaintes entretenaient l'agitation, et mécontents parce qu'ils étaient maltraités, ils avaient à subir non pas seulement les proscriptions, les déportations et les détentions fructidoriennes, mais l'offensive politique du décadi contre le culte dominical. Le résultat fut ce qu'il devait être. La persécution religieuse n'est efficace que si elle procède jusqu'à l'anéantissement. Il n'y a que deux moyens de changer un état d'esprit : la liberté ou la mort. Le fond de l'opposition contre le Directoire devint religieux plus que royaliste, et il arriva que le mécontentement se mua en exaspération. Aux vexations du décadi, les fidèles répondirent souvent par des actes de violence. Le culte décadaire et les persécutions fructidoriennes ont rendu la piété orthodoxe plus ardente. Fructidor a contribué pour une bonne part au réveil du catholicisme en France.

Le Directoire et les Conseils se rendaient si bien compte de l'état des esprits qu'une de leurs principales préoccupations fut de préparer des élections à leur convenance. Sous prétexte que les députés nouvellement élus ne peuvent être à la fois juges et parties, il fut décidé, notamment (31 janvier), que, seuls, les députés non sortants auront le pouvoir de vérifier les opérations électorales. Il y avait 437 députés à élire, dont 249 du 3e nouveau tiers pour trois ans (83 ex-Conventionnels aux Anciens et 166 aux Cinq-Cents) ; 138 du 2e nouveau tiers pour deux ans (41 aux Anciens et 97 aux Cinq-Cents pour les places devenues vacantes), et 50 du Ier nouveau tiers, sortant en l'an VII, pour un an (15 aux Anciens et 35 aux Cinq-Cents). Le nombre des votants ne parait pas avoir été plus considérable que d'ordinaire, mais les scissions ont été fréquentes aux assemblées primaires et plus encore aux assemblées électorales (du 9 au 18 avril). On compte, en effet, 28 assemblées scissionnaires dans 26 départements, les Landes et le Rhône ayant eu scission double, avec 3 listes élues séparément. Les élus des assemblées mères furent en grande partie des avancés, souvent, semble-t-il, grâce à l'appoint des voix royalistes, et les scissionnaires, qui se sont retirés des assemblées mères parce qu'ils s'y trouvaient en minorité, ont fait passer sur leurs listes des modérés gouvernementaux.

Quand les résultats furent connus, les procédés d'invalidation, édictés préventivement, parurent insuffisants. D'accord avec le Directoire, le Conseil des Cinq-Cents désigna (4 mai 1798) une commission de 5 membres, dont le rapporteur, Bailleul, conclut (7 mai) à une révision générale de toutes les élections, députés, magistrats et administrateurs. La résolution (8 mai), soutenue aux Cinq-Cents par Jean De Bry, M.-J. Chénier, Crassous, aux Anciens par Regnier, Baudin des Ardennes, Creuzé-Latouche, fut convertie en loi (22 floréal an VI, 11 mai 1798). En conséquence, les élus de la minorité sont substitués, s'ils sont directoriaux, aux élus de la majorité. Par exemple, dans la Seine, l'Ardèche, le Gard, les Bouches-du-Rhône, la Corrèze, les assemblées mères ont compté respectivement 450, 230, 216, 193, 174 électeurs, les assemblées scissionnaires 212, 67, 149, 137, 52 électeurs, mais ce sont les listes scissionnaires que la loi valide. Dans le Rhône, l'assemblée mère a 188 électeurs, la Ire assemblée scissionnaire 79, la 2e, 67 : c'est cette dernière qui est considérée comme valable. Dans 3 départements, les listes des assemblées mères et scissionnaires sont simultanément annulées. Dans ce cas, les députés invalidés ne sont pas remplacés. Ils ne sont pas remplacés non plus quand la liste de l'assemblée unique est tout entière invalidée (comme en Dordogne ou en Haute-Vienne), ou que la loi désigne nominativement parmi les élus des assemblées uniques ou assimilables aux assemblées mères ceux qu'elle exclut des Anciens ou des Cinq-Cents.

 Au total, les listes de 37 départements ont été modifiées par 98 exclusions (27 aux Anciens, 71 aux Cinq-Cents) avec 45 substitutions d'élus scissionnaires (11 aux Anciens, 34 aux Cinq-Cents), de sorte que 53 sièges sont restés vacants (16 aux Anciens, 37 aux Cinq-Cents). Parmi les députés validés, on compte près d'une centaine de fonctionnaires. Le coup d'État du 22 floréal an VI (11 mai 1798) a l'hypocrisie de la légalité et il est l'arbitraire même. Au reste, les avancés n'ont pas tous été exclus, soit par négligence, camaraderie et recommandation, soit parce que le nombre des invalidations prononcées a paru suffisant pour le maintien de la majorité gouvernementale.

Et l'arbitraire engendre l'arbitraire. On avait brisé les élections : on écorna la Constitution. François de Neufchâteau venait d'être désigné par le sort pour quitter le Directoire (10 mai). Treilhard, le 1er (avec 234 voix) de la liste décuple dressée aux Cinq-Cents, fut élu aux Anciens par 166 voix (15 mai). Agé de cinquante-cinq ans, il avait déjà siégé à la Constituante et à la Convention où il avait voté pour la mort du Roi avec sursis et s'était classé ensuite parmi les thermidoriens. Il avait passé au Conseil des Cinq-Cents, et son mandat prit fin le 20 mai 1797. Or l'article 136 de la Constitution interdisait aux députés de devenir directeurs ou ministres pendant la première année après l'expiration de leurs fonctions législatives. Faute de quatre jours, l'élection de Treilhard était donc irrégulière. Le second de la liste décuple était Monge, qu'on savait très lié avec Bonaparte. Peut-être Talleyrand a-t-il songé à poser sa candidature, et Bonaparte à proposer le général Berthier. Il y a eu là des intrigues obscures, mais qui décèlent des tiraillements intérieurs parmi les fructidoriens, et peut-être aussi les manœuvres du parti révisionniste dont Bonaparte était le centre. S'il en est ainsi, Treilhard aurait été élu inconstitutionnellement par les fructidoriens constitutionnels, en opposition avec les révisionnistes.

 

II. — PRAIRIAL.

LE coup d'État du 22 floréal valut un an de répit aux fructidoriens du Directoire et des Conseils. Jamais la vie parlementaire ne fut plus calme. Gouvernement et députés semblaient en parfait accord. Le pays travaillait activement. La reprise des affaires, dont l'agiotage thermidorien et directorial n'est qu'un des indices, l'élan social vers la terre, la prospérité agricole, la renaissance de l'industrie : tout atteste la réfection économique de la France par elle-même, après la crise révolutionnaire. Le Directoire a eu deux grands administrateurs : aux Finances, Ramel comme ministre, à l'Intérieur, François de Neufchâteau, comme ministre et directeur. On ne saurait décrire ici le détail technique de leurs réformes. Encore faut-il en noter les résultats. L'organisation financière, telle qu'elle a subsisté jusqu'à nos jours, ne date ni de la Constituante, ni du Consulat, mais du Directoire. Les contributions directes, dont les premiers révolutionnaires avaient fait la base de leur système, ont pris leur forme définitive avec les grandes lois du dernier trimestre de 1798 (22 octobre, 23 et 24 novembre, 23 décembre) sur la contribution foncière, la contribution personnelle et mobilière, la patente et la contribution des portes et fenêtres, les quatre vieilles, comme on les appelle aujourd'hui. Les contributions indirectes ont été réorganisées et complétées avec les droits sur les cartes à jouer (30 septembre), le tabac (12 novembre 1798). Dans l'état de prévision de l'an VI (1797-98), elles représentaient déjà 32 p. 100 des recettes (contre 57 p. 100 pour les contributions directes et 11 p. 100 pour les revenus domaniaux). Trois des lois les plus justement célèbres de l'an VII ont réglementé pour de longues années le timbre, l'enregistrement et les hypothèques (3 novembre, 4 et 12 décembre 1798). Les trois lois fondamentales du 7 octobre, du 27 novembre et du 17 décembre 1796 avaient substitué au régime Conventionnel de l'assistance publique nationalisée par l'État l'organisation des bureaux locaux de bienfaisance et de la commission autonome des hospices civils, qui est devenue séculaire. La loi du 18 et du 20 octobre 1798, en instituant la taxe indirecte locale des octrois municipaux et de bienfaisance, contribua à la restauration des finances des villes et des établissements d'assistance. La première exposition publique des produits de l'industrie française, ouverte par François de Neufchâteau au Champ-de-Mars à Paris (17 septembre 1798), a précédé d'un mois la réunion de la Commission internationale du mètre (16 octobre), qui sanctionna les travaux commencés sous la Constituante pour donner à la France et au monde l'unité tout ensemble naturelle et conventionnelle des poids et mesures.

Mais toute majorité se désagrège à la longue. La nouvelle coalition, les préparatifs militaires et la conscription, la reprise de la guerre et les premières défaites créèrent des difficultés de plus en plus graves. Tous les fructidoriens n'avaient pas approuvé la loi de floréal. L'opposition, arbitrairement exclue du Parlement, subsistait au dehors. Les fissures, déjà visibles lors de l'élection de Treilhard, s'élargissent, et, vers le début de 1799, le bloc fructidorien est définitivement brisé. Il n'y a plus ni groupes ni partis, mais la majorité parlementaire, toujours gouvernementale, satisfaite, optimiste et inerte, a contre elle deux tendances qui sont, l'une constitutionnelle et réformiste, l'autre conservatrice et révisionniste. Le premier groupe a gardé la foi républicaine, mais il croit qu'on a fait fausse route, et qu'on risque de perdre les libertés si laborieusement conquises en les violant sous prétexte de les sauver. Il se recrute principalement parmi les avancés. — Comme les directoriaux fructidoriens, les révisionnistes sont conservateurs, mais ils tiennent en piètre estime l'outil et les ouvriers : la Constitution dont le jeu a été faussé et les directeurs qui gouvernent si mal. Leurs ramifications sont multiples. On les trouve à l'Institut, dont les membres, vaniteux et naïfs, sont bouffis d'importance depuis que le héros d'Italie a daigné prendre place parmi eux. Quelques députés membres de l'Institut faisaient liaison avec les Conseils : Baudin des Ardennes, Garat, ancien professeur d'idéologie à l'École normale, aux Anciens ; Chénier, Daunou aux Cinq-Cents. Ils sont philosophes, décadaires, antichrétiens. Ils sont liés avec Talleyrand et Mme de Staël, et les talents en disponibilité de leur entourage, comme le publiciste Rœderer, qui aurait été fructidorisé sans la protection de Talleyrand, et B. Constant, un fructidorien qui n'avait pas encore pu obtenir de place. Aux Cinq-Cents, Lucien, très remuant, très actif, devient, pendant l'absence de Bonaparte, le centre d'un petit groupe qui a des accointances complexes. Les révisionnistes ont l'opposition prudente et avisée. Dans les débats parlementaires ils se gardent de lier partie avec les républicains réformistes. Ils ont l'esprit de réalisation et le sentiment de leur valeur. Ils attendent et ils se réservent.

Leur première bataille fut une victoire. Reubell se trouva désigné par le sort comme membre sortant du Directoire (9 mai 1799). La perte était grave pour les directoriaux, et d'autant plus que, depuis le départ de Bonaparte, Reubell avait peu à peu repris, même avec Talleyrand comme ministre, son autorité en politique extérieure. Le premier tour de scrutin aux Cinq-Cents (14 mai) pour l'établissement de la liste décuple de présentation valut 338 voix au général Lefebvre, 236 à Sieyès et 216 à l'ancien Conventionnel Duval de la Seine-Inférieure. Lefebvre avait eu des suffrages de tous les partis politiques : on le savait aussi borné que brave, et sans expérience parlementaire ; les députés paraissent avoir voulu faire sur son nom une manifestation d'union nationale ; Sieyès était le candidat des révisionnistes, et Duval, ami personnel du directeur Merlin, le candidat des fructidoriens de gouvernement. Aux Anciens, Sieyès fut élu (16 mai) par 118 voix sur 205 votants, et Duval n'obtint que 74 voix.

En même temps, les deux oppositions constitutionnelle et révisionniste se renforçaient aux élections de l'an VII. D'après le tableau annexé à la loi préparatoire du 18 mars 1799, il y avait, respectivement, 9 et 17 députés à élire pour un an, 13 et 26 pour deux ans, 83 et 167 pour trois ans, soit 105 députés aux Anciens, 210 aux Cinq-Cents, et 315 au total. Les opérations électorales commencèrent aux dates réglementaires du 1er germinal (21 mars) pour les assemblées primaires, et du 20 (9 avril) pour les assemblées électorales ; les minorités firent scission dans 24 départements et scission double dans 2 (Ardèche et Gers) ; mais les conditions avaient changé depuis un an. Si les avancés étaient toujours désignés comme suspects de terrorisme ou de babouvisme, les voix réactionnaires des royalistes et des catholiques semblent s'être souvent portées sur les conservateurs révisionnistes. Les fructidoriens de gouvernement, paralysés, déjà impuissants, n'essayèrent même pas de réagir, comme ils l'avaient fait au 22 floréal. Les nouveaux élus prirent séance le 1er prairial (20 mai). Ils furent tous validés, sauf 6 qui n'avaient pas l'âge voulu, ou comme parents d'émigrés.

 Alors les opposants s'unissent et foncent contre le Directoire. Aux deux Conseils, ils critiquent avec véhémence le gouvernement — notamment Poullain-Grandprey aux Cinq-Cents le 23 mai, Dubois-Dubais aux Anciens le 25, Français de Nantes aux Cinq-Cents le 27 —, son administration, son indulgence pour les réactionnaires, sa sévérité pour les républicains qu'il calomnie, la dictature qu'il exerce sur la presse et les machinations de sa police politique. Pour donner une satisfaction aux révisionnistes, le Directoire mande à l'amiral Bruix de ramener Bonaparte en France (26 mai). Mais la concession est insuffisante. Le 5 juin, aux Cinq-Cents, le député Barthélemy fait déclarer la séance secrète, au cours de laquelle Boulay propose de demander par message au Directoire qu'il justifie sa politique tant extérieure qu'intérieure. Non seulement le message est envoyé, mais une adresse à la nation, rédigée par Français de Nantes, porte devant l'opinion le procès du Directoire. Le 8 juin, Sieyès, revenu de Berlin, prend possession de ses nouvelles fonctions. Impassible et muet, à son ordinaire, il a devant ses collègues les allures d'un justicier. Les directeurs ne savent que faire. Le 16, ils n'ont pas encore répondu au message des Cinq-Cents. Une crise commence, qui va durer cinq jours.

Sur la proposition de Poullain-Grandprey, les Cinq-Cents se déclarent en permanence jusqu'à réception de la réponse directoriale au message du 5. Les Anciens imitent les Cinq-Cents. Le Directoire fait savoir qu'il répondra le lendemain, et s'institue, lui aussi, en permanence. Dans la soirée, Bergasse-Laziroule observe que l'élection de Treilhard a été inconstitutionnelle ; les Cinq-Cents en tombent d'accord, en informent les Anciens, qui opinent identiquement, et, le 17 juin, vers une heure du matin, votent l'acte qui annule l'élection de Treilhard. Au Luxembourg, Merlin et La Revellière auraient voulu résister, mais Barras se rallie à Sieyès et au parti qu'il voit le plus fort ; Treilhard cède ; il quitte le palais directorial et, redevenu simple citoyen, il va achever la nuit à son ancien domicile. Dans la journée (du 17), le Directoire répond enfin au message des Cinq-Cents, mais pour ne rien dire, puisqu'il est divisé en deux moitiés égales et ennemies qui ne peuvent avoir de programme commun. Les Cinq-Cents dressent leur liste décuple. Au 1er tour, Gohier arrive en tête avec 329 voix, suivi par Delacroix, ancien ministre des Relations extérieures, candidat des directoriaux, avec 307 voix. Gohier était un ami personnel de Garat, dont il avait été autrefois le secrétaire général puis le successeur à la Justice ; ancien législateur et maintenant juge au tribunal de Cassation, il était un républicain sincère et de probité certaine, mais sans grande autorité politique. Le jour même, il était élu directeur par les Anciens, avec 164 voix contre 16 seulement à Delacroix, sur 198 votants.

Le lendemain (18 juin, 30 prairial an VII), les Cinq-Cents délibèrent sur la réponse du Directoire. Ils la trouvent insuffisante. Sur la proposition de Boulay, une commission de 11 membres est instituée, qui fait aussitôt figure de Comité de salut public. Merlin et La Revellière sont nominativement dénoncés. Peut-être Barras va-t-il revenir à eux et recommencer contre les Conseils un coup de force, comme au 18 fructidor ? Une résolution, votée sur la proposition de Français de Nantes et incontinent convertie en loi par les Anciens, porte que toute autorité ou tout individu qui attenterait à la sûreté ou à la liberté du Corps législatif ou de quelqu'un de ses membres, soit en donnant l'ordre, soit en l'exécutant, est mis hors la loi. Mais Barras négocie. Il a des amis dans tous les camps. Un de ses compagnons de plaisir, l'ancien Conventionnel Bergoeing, député de la Gironde, s'entremet. Barras donne des gages : il accepte que le général Joubert, qui est lié avec Sieyès, soit nommé au commandement de la 17e division militaire, dont dépend Paris ; il se joint à Sieyès pour convaincre Merlin et La Revellière que leur démission est nécessaire : une fois de plus, il aura été au Directoire l'arbitre de qui dépend la décision. A cinq heures du soir, Merlin et La Revellière démissionnent enfin. Sans désemparer, les Cinq-Cents confectionnent les deux listes décuples de présentation. Pour remplacer Merlin, ils désignent les généraux Lefebvre et Masséna avec 314 et 316 voix, l'ancien professeur et Conventionnel Depuis, de l'Institut, l'auteur de l'Origine de tous les cultes, avec 311 voix, et Roger Ducos, ancien Conventionnel, président des Cinq-Cents au 18 fructidor, invalidé au 22 floréal, avec 309 voix ; Delacroix ne vient plus qu'au neuvième rang avec 244 voix, après les contre-amiraux Martin et Lacrosse, les généraux Moulin et Marescot et avant Florent Guiot, ancien Conventionnel. La deuxième liste porte les noms de Masséna, Depuis, Martin, Lefebvre, Lacrosse, Moulin 3 généraux, 2 contre-amiraux et 1 civil — avec 304, 302, 30C, 300, 293 et 260 voix, suivis de deux anciens Conventionnels et encore deux généraux.

Les Anciens étirent Roger Ducos par 153 voix sur 202 votants comme successeur de Merlin (19 juin), et le général Moulin par 105 voix sur 186 votants (20 juin), les généraux Marescot et Lefebvre ayant obtenu le premier 43 voix contre Ducos, le second 68 voix contre Moulin. L'ingénieur Moulin, engagé volontaire en 1791, avait gagné son grade de général contre les Vendéens, et il avait brillamment commandé en chef l'armée des Alpes en 1794-1795 ; depuis le mois d'octobre 1798, il avait son quartier général à Rennes comme chef de l'armée d'Angleterre, avec les généraux commandant les quatre divisions territoriales comprises entre la Seine et la Gironde sous ses ordres. Sieyès lui eût préféré le général Marescot, et peut-être Talleyrand à la place de Gohier. Dans les élections directoriales, les républicains constitutionnels, renforcés par les anciens fructidoriens de gouvernement, paraissent l'avoir emporté sur les conservateurs révisionnistes, et ce sont leurs choix qui prédominent dans la désignation des nouveaux ministres.

Il était naturel que la transformation du Directoire entraînât un changement ministériel : le 22 juin 1791, Quinette, ancien Conventionnel votant, fut nommé à l'Intérieur ; le 23, Bourguignon à la Police ; le 29, Bourdon de Vatry à la Marine, et le 2 juillet Bernadotte à la Guerre. Sauf Bourdon, qui a été proposé par Sieyès, les nouveaux ministres sont tous républicains constitutionnels ; la nomination de Bourguignon est due à Gohier, et Bernadotte passe pour avancé. Le parti républicain constitutionnel prétendait rétablir l'ordre financier et la probité publique. Talleyrand, qui se sentait suspecté, et non sans raison, jugea prudent de donner sa démission, mais il contribua à la désignation de son successeur. Comme les affaires d'Allemagne étaient au premier plan, on nomma un Wurtembergeois, Reinhard, qui était venu en France comme candidat en théologie protestante et précepteur, pour entrer ensuite au service des affaires étrangères. En même temps, Cambacérès prit la Justice, R. Lindet les Finances, et Fouché la Police (20 juillet). Peu après, Dubois-Crancé remplaça Bernadotte à la Guerre (14 septembre). Ces choix paraissent avoir été faits par compromis entre républicains et révisionnistes. Ceux-ci gagnent en influence. Cambacérès, Reinhard, et peut-être aussi Dubois-Crancé peuvent être classés parmi les partisans de la politique de Sieyès ; Quinette et Lindet sont constitutionnels ; l'insaisissable Fouché avait pied dans les deux camps ; et la démission forcée de Bernadotte, à la suite d'intrigues mal connues, fut nettement une victoire des conservateurs révisionnistes sur les républicains constitutionnels.

Le coup d'État du 30 prairial a donc déterminé le changement de tout le personnel gouvernemental de la République. Il l'a mis en conformité avec la majorité des Conseils, où les deux partis d'opposition réunis dominent définitivement depuis les élections de l'an VII. Il est donc de nature parlementaire, puisque, par définition, le parlementarisme subordonne l'exécutif à la majorité des Chambres ; mais il est inconstitutionnel, puisque la Constitution de l'an III ignore le parlementarisme. Par conséquent, il est dans la logique-du groupe conservateur révisionniste, qui déclarait la Constitution vicieuse et réclamait son changement, mais il est contraire aux principes des républicains constitutionnels, modérés et avancés. Enfin, parmi les 5 directeurs et les 7 ministres, on ne compte pas moins de 8 anciens Conventionnels dont 7 votants : Sieyès, Ducos, Barras, Quinette, Dubois-Crancé, Lindet et Fouché ; Cambacérès seul a fait des réserves en jugeant Louis XVI. L'impopularité qui pesait sur les membres de la Convention au début du Directoire a pris fin ; le personnel gouvernemental semble plus que jamais éloigné de la contre-révolution. Mais la réapparition des Conventionnels coïncide avec l'apparition des généraux dans la politique. Déjà certains d'entre eux étaient intervenus dans les affaires intérieures de la République, mais isolément et par intermittence ; nombreux sont au contraire ceux qui prétendent maintenant exercer leur action de façon permanente. Dans les 4 listes décuples établies depuis un mois aux Cinq-Cents pour les présentations au Directoire, on compte successivement 4, 5, 6 et 7 généraux ou amiraux. Tous les militaires en relations avec les politiciens sont républicains, pour la raison que, depuis Fructidor, il n'y a plus de royalistes avérés ou secrets parmi les députés. Joubert, qui venait d'épouser la belle-fille de Semonville (18 juillet 1799), semble avoir eu partie liée avec Sieyès : vainqueur en Italie, il devait coopérer militairement à la révision de la Constitution. Sa mort à Novi (le 15) anéantit la combinaison.

Le but était de consolider l'exécutif, de le mettre définitivement au-dessus du législatif, et de le concentrer en si peu de mains qu'au besoin on serait revenu au système monarchique. Est-il vrai qu'au cas où il ne se serait trouvé personne en France à qui l'on pût confier sans crainte de contestation le pouvoir monarchique, Sieyès aurait pensé à un prince germanique, comme Louis-Ferdinand de Prusse (fils de Ferdinand, lequel était un frère cadet de Frédéric II), on le duc de Brunswick ou l'archiduc Charles, ou encore un Orléans, et que Talleyrand n'aurait pas été étranger à l'une ou l'autre de ces combinaisons ? Aucun des nombreux racontars dont on a conservé le souvenir à ce sujet ne parait probant, mais leur nombre même et leur variété constituent un indice qui n'est pas négligeable. Un seul fait parait certain : la combinaison monarchique excluait la restauration royaliste, que les révisionnistes considéraient comme inacceptable. Elle eût en effet entraîné une réaction dont le pays n'aurait pas voulu, et la disgrâce des hommes politiques qui avaient coopéré à la Révolution.

Peu à peu la presse reprenait sa liberté d'allures. Des deux lois édictées contre elle au coup d'État de fructidor, la première seule était parfois appliquée, qui donnait à la police le droit de suspendre les journaux (5 septembre 1797, loi prorogée d'un an le 26 août 1798), la seconde (du 8 septembre 1797) qui menaçait de déportation les journalistes contre-révolutionnaires, était, en fait, restée lettre morte. La presse d'opposition avait recommencé à paraître, mais avec prudence, et la possibilité d'une interdiction par la police tenait lieu de censure. Quand un journal était supprimé, il en était quitte pour changer de titre et parfois d'imprimeur. La loi du 5 septembre 1797 fut enfin abolie (1er août 1799). Mais les journaux de droite et de gauche n'avaient pas attendu si longtemps. Dès le 19 juin, par exemple, le Journal des Hommes libres d'Antonelle arborait son ancien titre : il en avait changé sept fois sans jamais cesser de paraître.

Il devint en quelque sorte l'organe officiel d'une Réunion des Amis de la Liberté et de l'Égalité, qui tint sa première séance le 6 juillet au Manège. Il est probable qu'à l'origine, tout au moins, elle devait grouper les représentants des deux partis qui venaient de triompher aux journées de prairial. La salle du Manège dépendait en effet des Tuileries qu'administraient les Anciens, et les conservateurs révisionnistes du Conseil, en accordant l'hospitalité à la Réunion, lui donnaient une consécration officieuse. Mais, en réalité, ce furent les républicains des Cinq-Cents, et principalement les avancés qui constituèrent le groupement, en sorte que la Réunion devint comme l'héritière, non plus seulement du cercle de Salm, mais de la célèbre société des Jacobins. Or, la dictature fructidorienne avait, on le sait, soumis les clubs à une étroite surveillance de police. Par prudence, la Réunion ne se donna pas de secrétaires et de présidents, mais elle eut des annotateurs et des régulateurs : Destrem et Augereau des Cinq-Cents, Moreau (de l'Yonne) des Anciens. Le public était nombreux ; les chiffres précis manquent ; mais il n'est pas impossible que la moitié des Cinq-Cents ait, plus ou moins régulièrement, assisté aux séances. On y vit aussi des survivants de l'époque Conventionnelle, comme l'ancien ministre Bouchotte, ou Prieur de la Marne devenu avocat ; des babouvistes  comme Lepeletier, Drouet, Bodsen, Bonin, Didier. Des réunions semblables s'organisèrent en province.

Frères et amis, s'écriait Arena à la séance du 10 juillet, pouvez-vous avoir une arrière-pensée ? — Non ! Non ! répliquait l'assistance : la Constitution de l'an III, rien que la Constitution ! — Et bien, continuait Arena, je vous le proteste : les fidèles mandataires du peuple et le Directoire exécutif ont fait entre eux le respectable serment de mourir plutôt qu'il soit porté atteinte aux droits qu'elle vous accorde.

Les Jacobins de l'an VII ou Coryphées du Manège, comme disaient leurs ennemis, représentent donc l'aile gauche du parti républicain constitutionnel, et l'on donna le nom de politiques aux conservateurs révisionnistes. Les deux partis, vainqueurs ensemble au 30 prairial, sont restés d'accord pendant un mois. La séance permanente des Conseils se prolongea jusqu'au 28 juin, après le vote aux Cinq-Cents (le 27) d'une résolution présentée par Jourdan au nom de la commission des Onze, et qui, devenue loi le lendemain par l'adhésion des Anciens, ordonnait deux graves mesures de salut public : les conscrits de toutes les classes qui n'ont pas encore été appelés aux armées sont mobilisés ; pour les dépenses militaires, un emprunt de 100 millions est ouvert, et la classe aisée de citoyens sera seule appelée à le couvrir, par cotisations progressives. Quelques jours plus tard, le 12 juillet, le Corps législatif répondait aux menées royalistes par la loi des otages, dont certaines dispositions sont terroristes. En deux adresses solennelles au peuple français (29 juin et 12 juillet), il justifiait sa politique. Le Directoire en fit autant dans sa proclamation du 13 juillet, et Sieyès, clans son discours officiel du 14 juillet, prêcha l'union que les dangers extérieurs et intérieurs rendaient plus nécessaire que jamais :

Français ! Profitez des leçons d'une longue expérience : elles nous ont coûté assez cher. Entourés que nous sommes de dangers immédiats, nous avons besoin d'une grande et républicaine énergie. Reprenons, ressuscitons celle qui nous animait tous au 14 juillet.... Français, mettez fin à de funestes discussions ! Songez que l'ennemi est à nos portes, et qu'avant tout il faut le repousser.

C'était le langage de l'an II, sinon de la Patrie en danger. Le changement ministériel du 20 juillet fut-il la cause ou l'effet de la rupture entre politiques et Jacobins ? Il est vraisemblable que les politiques jugèrent que les Jacobins les entraînaient trop vite et trop loin. La mobilisation générale, la loi des otages, et surtout l'emprunt forcé progressif de 100 millions les effrayaient comme une menace pour leurs personnes, leurs propriétés et leurs accointances contre-révolutionnaires. Les Anciens refusèrent de donner plus longtemps l'hospitalité à la Réunion des Amis de la Liberté (21 juillet). Quand le Manège en fut informé, un assistant cria Aux armes ! On le fouilla : c'était un agent provocateur, payé par la police pour provoquer des troubles. La société se transféra rue du Bac (27 juillet), dans un ancien couvent de Jacobins (aujourd'hui Saint-Thomas d'Aquin), et désormais mérita doublement le nom qu'on lui donnait. Ses séances furent moins fréquentées, mais son programme se précisa. Les principaux articles qu'elle adopta (le 5 août) sur la proposition de Lepeletier sont significatifs : gouverner démocratiquement et supprimer les abus administratifs, garantir la liberté des sociétés politiques, annuler les lois contraires à la Constitution, organiser une éducation égale et commune, donner des propriétés aux défenseurs de la Patrie, ouvrir des ateliers contre la mendicité, créer une chambre de justice pour faire rendre gorge aux voleurs de l'État.

Mais les Cinq-Cents eux-mêmes mettaient barre à droite. Ce fut Sieyès qui prit l'offensive. Dans le virulent discours qu'il prononça à la fête du 10 août, il dénonça les Jacobins, dont le seul but est de gouverner.... Français ! Vous savez comment ils gouvernent ! Le club répondit en proposant de déclarer la Patrie en danger (12 août). La police le ferma (13 août). Mais Chamoux, du Mont-Blanc (13 août), puis Jourdan (13 septembre) portèrent aux Cinq-Cents le vœu des Jacobins. Après de dramatiques débats, les Cinq-Cents le repoussèrent définitivement par 245 voix contre 171 (14 septembre). Le même jour, Bernadotte quitta le ministère de la Guerre. L'arrêté directorial du 3 septembre 1799 rendit exécutoire la loi du 8 septembre 1797 qui déclarait passible de la déportation les journalistes contre-révolutionnaires et conspirateurs, Jacobins compris. La plupart des déportés furent laissés en liberté, mais à la condition de rester cois. La presse d'opposition était de nouveau bâillonnée. Le 29 octobre, Delbrel obtiendra encore, aux Cinq-Cents, le vote d'une résolution qui supprimait les délégations par lesquelles les fournisseurs avaient le droit exorbitant de se payer eux-mêmes sur la rentrée des impôts dans les caisses publiques : les républicains n'abandonnaient pas l'œuvre d'assainissement financier qui faisait partie de leur programme ; mais depuis longtemps ils avaient perdu la direction des débats : quelques semaines avaient suffi aux politiques pour s'assurer la prépondérance, sinon la majorité, aux Cinq-Cents, comme ils l'avaient déjà aux Anciens. La lutte était restée circonscrite entre politiciens. Le peuple de Paris resta indifférent.

Mais, au dehors, la guerre, que le Directoire n'avait pas su éviter, tournait mal : au dedans, les royalistes recommençaient la guerre. Moins fort qu'en 1797, puisqu'il n'a plus d'organisation, le royalisme de 1799 est plus dangereux pour l'ordre : ses mouvements sont spasmodiques et violents. Ils tournent au brigandage. Certes, tous les brigands n'étaient pas royalistes, mais il y avait des royalistes parmi les brigands, et la recrudescence simultanée du brigandage et du royalisme à la fin de Directoire n'est vraisemblablement pas sans cause. Le banditisme était un mal chronique d'ancien régime, que la Révolution n'avait pas supprimé, et la filiation parait certaine entre telles des bandes d'autrefois et du Directoire. Mais les Chouans de l'Ouest, les garrotteurs de l'Est (souvent Juifs), les chauffeurs, dont les crimes se multiplient dans la région parisienne et normande à partir de 1796, comme en continuation des Barbets des Alpes, des Compagnons du Soleil et de Jésus dans le Midi, mêlaient parfois la politique à leurs vols et à leurs assassinats. Par dégradations insensibles, le royalisme descendait au crime de droit commun. Le brigandage devenait une calamité publique. Après les lois du 15 mai 1797 et du 19 novembre 1798 contre les bandes de chauffeurs, la loi du 12 juillet 1799 institua un énergique système de répression et de représailles dans les circonscriptions territoriales déclarées en état de troubles civils. Tout assassinat devait avoir pour conséquence la déportation de quatre otages. Du 2 août au 3 octobre 1799, dix départements furent légalement déclarés en état de troubles, qui tous étaient, de fait, en insurrection, de sorte que l'application de la loi du 12 juillet resta toujours incomplète, se confondant avec l'histoire même de la répression, et qu'il est difficile de dire jusqu'à quel point le système des otages a été opérant. Trois foyers de guerre civile s'étaient presque simultanément allumés aux extrémités de la France : dans les départements belges, du Midi et de l'Ouest. — En Belgique, l'agitation fut d'abord religieuse. Puis, lorsqu'on voulut établir la conscription dans le pays, ce fut un soulèvement général. Les églises furent fermées et le culte public suspendu. Des milliers de conscrits réfractaires parcouraient la campagne. Le général français qui commandait les troupes de Belgique, Tilly, était de connivence avec les royalistes. Mais en septembre 1799, il fut placé sous les ordres de Brune, qui, quelques jours plus tard, remportait en Batavie une victoire décisive. Le complot avorta. — L'insurrection du Midi, mystérieusement préparée, éclata brusquement le 5 août 1799 autour de Toulouse, en Haute-Garonne et sur les frontières des départements voisins du Gers, Lot-et-Garonne, Tarn, Aude et Ariège. Elle fut courte, mais violente. Il y eut des combats sanglants tant pour les vainqueurs que pour les vaincus. En septembre et en octobre, quelques insurgés, faits prisonniers, furent condamnés à mort et exécutés.

Dans l'Ouest, la chouannerie n'avait jamais complètement cessé, mais, jusqu'au début de 1799, les principaux chefs, presque tous réfugiés en Angleterre depuis Fructidor, s'abstiennent. Lorsque la guerre générale eut repris, le cabinet anglais leur fit tenir des fonds et des armes. Ils revinrent un à un. Des bandes, de plus en plus nombreuses, s'organisèrent. Le 15 septembre 1799, près de deux cents chefs, réunis secrètement à Pouancé sous la garde d'un millier de Chouans, résolurent de reprendre la guerre civile. Cadoudal opéra dans le Morbihan avec Mercier dans les Côtes-du-Nord ; La Prévalaye en Ille-et-Vilaine ; Frotté dans la Manche, le Calvados et l'Orne ; Bourmont dans la Sarthe et la Mayenne ; d'Audigné et Châtillon en Loire-Inférieure et Maine-et-Loire ; d'Autichamp et Suzannet en Vendée et Deux-Sèvres : au total, six groupes principaux, forts chacun d'environ 5.000 hommes, qui manœuvraient contre les troupes de l'armée d'Angleterre dont le général en chef, Moulin, venait d'are élu directeur. La tactique des Chouans fut de guetter le moment où les colonnes mobiles qui battaient le pays à leur poursuite laissaient une ville momentanément sans défense, pour y entrer, prendre des armes et des munitions, tuer quelques républicains et piller. Mais, lorsque le général Hédouville arriva à Angers de 8 novembre), pour prendre le commandement de l'armée d'Angleterre, l'insurrection était visiblement en décroissance, et les remous qui s'étaient propagés dans les départements limitrophes (notamment en Vienne et Loir-et-Cher) avaient déjà disparu.

 

III. — BRUMAIRE.

BONAPARTE revint à Paris, le 16 octobre 1799, à six heures du matin. Le lendemain (17 octobre), il fit sa visite officielle au Directoire, puis (le 22) il dîna chez Gohier, où il vit pour la première fois Moreau. Sieyès était des invités. Les préparatifs du coup d'État commençaient. On a raconté plus tard beaucoup d'anecdotes sur les entrevues, visites, démarches et conciliabules des jours suivants ; mais il est difficile de déterminer la date précise et la portée véritable des alliances secrètes qui ont été concertées. Rien d'écrit, peu d'initiés, et, surtout, la volonté d'en finir rapidement : tel fut le mot d'ordre. 11 était clair que la France accepterait sans difficulté la combinaison qui porterait Bonaparte au pouvoir. Elle n'avait pas réagi aux coups d'État de fructidor, de floréal et de prairial ; elle ne réagirait pas au nouveau coup d'État qu'on préparait. Une inlassable réclame entretenait la popularité de Bonaparte. On racontait qu'il avait été envoyé en Orient contre son gré, par la jalousie du Directoire. Baudin (des Ardennes) étant mort subitement (le 14 octobre), Garat déclara dans son oraison funèbre aux Anciens qu'il avait été tué par la joie en apprenant le retour du général en France. Le pays étant d'avance consentant, le terrain de manœuvre se trouvait fort restreint. Il ne dépassait pas Paris, et, à Paris même, les groupes qui s'occupaient encore de politique. La question était de savoir comment Bonaparte participerait au gouvernement. Or, il ne pouvait devenir directeur, puisqu'il n'avait que trente ans et qu'il lui manquait dix ans d'âge. La Constitution prévoyait, il est vrai, une assemblée de révision, mais celle-ci ne pouvait être convoquée que sur la proposition du Conseil des Anciens ratifiée par le Conseil des Cinq-Cents, et renouvelé, à trois époques éloignées l'une de l'autre de trois années au moins (art. 338). Ainsi Bonaparte devait attendre dix ans sans révision constitutionnelle et neuf ans avec révision. Au Directoire, Ducos se calquait sur Sieyès qui désirait un changement de Constitution ; Gohier et Moulin pensaient que Bonaparte devait reprendre un commandement militaire.

Pour départager ses collègues Barras était donc, une fois encore, l'arbitre. Des cinq directeurs élus en 1795, lui seul était encore en fonctions, mais pour six mois seulement, jusqu'en mai 1800, et il n'était rééligible qu'après un intervalle de cinq ans. Il avait trop joui du pouvoir pour le quitter sans regret, à quarante-quatre ans, et il ne songeait qu'à se maintenir par la clientèle d'amis qu'il avait dans tous les mondes et dans tous les partis. Semonville lui a-t-il servi d'intermédiaire auprès de Louis XVIII ? Le projet auquel avait été associé Joubert fut-il présenté au Roi comme l'œuvre de Barras dans un but royaliste ? Bottot, le secrétaire de Barras, a-t-il laissé entendre à l'agent royaliste Fauche-Borel que son patron était à vendre pour quelques millions ? Le Roi aurait-il signé des lettres patentes, en mai 1799, aux termes desquelles il promettait à Barras la forte somme et l'amnistie du passé ? Barras ne voulait-il pas plutôt s'assurer la présidence permanente du gouvernement ? N'était-ce pas la combinaison que lui suggérait Réal, l'ami de Fouché, dans le courant de l'été 1799 ? Fouché lui-même n'était-il pas comme un agent de liaison entre Barras et les Jacobins, même après sa nomination à la Police ? L'amitié d'Ouvrard assurait à Barras l'appui de la haute finance. Et, Barras croyait pouvoir s'entendre aisément avec Bonaparte. Depuis 1795, quand il se l'était associé au commandement de l'armée de l'Intérieur pour le lui céder ensuite, comme il lui céda aussi Joséphine, il avait toujours été en excellents termes avec lui. Quand, le 7 novembre, les généraux Beurnonville et Macdonald, ne sachant que répondre aux ouvertures que leur faisait Bonaparte, demandèrent conseil à Barras par l'intermédiaire d'Ouvrard, le directeur aurait répondu : Qu'ils prennent les ordres de Bonaparte ! Était-il déjà rallié au coup d'État ? Mais à quelles conditions ? Avait-il reçu un acompte de 3 millions sur les 10 millions qui lui auraient été promis ? A-t-il au contraire dû céder au chantage dont on le menaçait, par la divulgation de ses tripotages malpropres ou de ses négociations avec les royalistes ? On ne sait. Mais, dupe ou complice, Barras a été pris au dépourvu, paralysé et éliminé.

Bonaparte liait donc partie avec Sieyès. L'homme lui déplaisait, avec son orgueil et son dogmatisme. Ce fut, semble-t-il, Talleyrand qui ménagea le rapprochement : alliance soupçonneuse de deux adversaires qui se réservaient, chacun pour soi, la première place sur les ruines de la Constitution. Mais Sieyès amenait Ducos et la majorité des Anciens où dominait le parti des politiques. L'Institut, où Monge et Berthollet, revenus d'Égypte, vantaient Bonaparte, était tout acquis à la conspiration. Aux Cinq-Cents, le remuant Lucien Bonaparte se fit élire président (23 octobre) ; Boulay paraît avoir activement participé aux préparatifs du coup d'État ; les républicains ne laissaient pas d'être encore nombreux, mais les récents succès des politiques les avaient découragés, et la faction diminuait ; Berlier, par exemple, jugea utile de s'absenter ; quand il revint, après le coup d'État, il était converti à Bonaparte. Au ministère, Cambacérès se rallia ostensiblement au général ; Fouché resta neutre : en n'intervenant pas, il favorisait le complot, prêt à le dénoncer en cas d'échec. Semonville, d'accord avec Talleyrand, faisait une propagande discrète mais efficace dans les milieux royalistes. Rœderer et Regnaud, tous deux sans place, s'employaient utilement. On manquait d'argent, et il en fallait. L'emprunt forcé du 28 juin inquiétait les capitalistes, et la résolution Delbrel du 29 octobre les fournisseurs. Il semble avoir été convenu que le nouveau gouvernement supprimerait l'emprunt forcé et rejetterait la résolution. A lui seul, le fournisseur Collot, qui avait fait fortune à l'armée d'Italie, avança un demi-million. Ouvrard fit des offres de service le 9 novembre.

Tous les généraux étaient acquis : Leclerc, le mari de Pauline ; Murat, qui allait épouser Caroline ; Berthier, Andréossy, Lannes, Marmont, revenus d'Égypte avec Bonaparte ; le général Augereau, député ; le commandant de la 17e division militaire, Lefebvre, à qui il suffirait de donner des ordres par voie hiérarchique ; Gardanne, Sérurier, pour ne citer ici que les plus connus. L'attitude suspecte de Moreau, lors de la crise fructidorienne, avait fait de lui un ennemi du régime directorial. Bernadotte était plus difficile à gagner. Il se proclamait républicain ; il était jaloux de Bonaparte, et il ne pardonnait pas aux politiques d'avoir été évincé de la Guerre. Mais il était beau-frère de Joseph, et Désirée Clary, sa femme, autrefois fiancée à Bonaparte, passe pour avoir été toujours très bonapartiste. Jourdan admit dans une conversation avec Bonaparte la nécessité de modifications constitutionnelles, si elles sauvegardaient les principes républicains. Les pourparlers terminés, Bonaparte réunit à dîner Bernadotte, Moreau et Jourdan (7 novembre), et c'est alors seulement, semble-t-il, qu'il parait avoir décidé d'agir. Il y avait environ 7.000 hommes de troupe à Paris — sans compter les gardes du Directoire et du Corps législatif, fortes de 287 et 1.256 hommes —. Le gros de la garnison était constitué par trois régiments d'infanterie et trois de cavalerie. Les soldats étaient républicains et ne pensaient nullement à une dictature militaire ; mais ils tenaient leurs généraux pour républicains, ils leur obéissaient, et ils avaient pris à Paris l'habitude de déblatérer contre le gouvernement et les députés. Une expression injurieuse, qui semble avoir pris naissance chez les émigrés d'Allemagne et dans l'armée de Condé pour désigner les gens de condition inférieure, était depuis 1798, et vraisemblablement à Rome, au temps de la République, entrée dans l'argot militaire : on disait pékin pour civil.

Dans la nuit du 8 au 9 novembre 1799 (17 et 18 brumaire an VII), la commission des inspecteurs du Conseil des Anciens se réunit secrètement aux Tuileries. Elle se composait de Barailon (Creuse), Beaupuy (Dordogne), Cornet (Loiret), Courtois (Aube), et Fargues (Basses-Pyrénées). Vers six ou sept heures du matin, elle fit porter à domicile des convocations pour une séance extraordinaire à huit heures, en prenant soin de ne pas avertir les députés dont on craignait l'opposition. De son côté, Bonaparte avait convoqué individuellement les généraux dont il était sûr, et, dès sept heures du matin, Berthier, Beurnonville, Lannes, Lefebvre, Macdonald, Marmont, Moncey, Moreau, Murat, Sérurier, d'autres encore, arrivaient rue de la Victoire. Bernadotte vint aussi, mais en civil, et, après un dialogue aigre-doux avec Bonaparte, il s'en alla déjeuner chez Joseph. Les officiers de la garde nationale avaient été convoqués, sous prétexte de présenter leurs hommages à Bonaparte qui devait quitter Paris : ils faisaient nombre. Enfin les régiments de cavalerie furent massés au petit jour au bas des Champs-Élysées et le long des boulevards, sous le prétexte d'une revue que Bonaparte devait leur faire passer.

Ainsi, lorsque à huit heures du matin Lemercier, le président des Anciens, ouvrit la séance, une partie de la garnison de Paris était déjà mobilisée, au voisinage des Tuileries et sous les yeux des députés, avec la complicité du général Lefebvre, commandant la 17e division militaire. Au nom de la commission des inspecteurs, Cornet dénonça emphatiquement un prétendu grand complot jacobin. Regnier renchérit et proposa le transfert du Corps législatif à Saint-Cloud pour le lendemain à midi ; le général Bonaparte, chargé de toutes les mesures nécessaires pour la sûreté de la représentation nationale, aura sous ses ordres les troupes de la 17e division militaire, avec la garde nationale et la garde du Corps législatif ; il prêtera serment devant les Anciens et se concertera avec les inspecteurs des deux Conseils. Tel était le projet de décret. Mais, si les Anciens avaient le droit d'ordonner le transfert du Corps législatif, le devoir d'exécution incombait au gouvernement directorial. La nomination de Bonaparte était donc contraire à la Constitution. Peut-être Monmayou (Vienne) et Dentzel (Bas-Rhin) ont-ils voulu en faire l'observation. Mais le président ne les laissa pas parler ; il déclara le décret adopté et leva la séance.

Il n'était pas encore neuf heures du matin. Les directeurs Sieyès et Ducos venaient d'arriver aux Tuileries, où ils s'installaient à la salle des inspecteurs. Au Luxembourg, le président Gohier, informé du décret, prévint Moulin et Barras. Les trois directeurs représentaient encore le gouvernement légal. Malgré l'absence de Sieyès et Ducos, ils pouvaient délibérer et agir, puisqu'ils formaient la majorité du Directoire. Mais Barras ne se dérangea pas. Son inaction voulue paralysa le Directoire.

Bonaparte au contraire agissait. Dès qu'il eut reçu communication officielle du décret, il monta à cheval, et, suivi des officiers qu'il avait convoqués, il se rendit aux Tuileries par la Chaussée d'Antin (rue du Mont-Blanc) et les boulevards. Les troupes qui l'attendaient l'acclament et, sur son ordre, avancent avec lui jusqu'aux abords du palais. Il entre, et, introduit à la barre des Anciens avec son état-major de généraux, il prête serment :

Citoyens représentants ! La République périssait. Vous l'avez su et votre décret vient de la sauver. Malheur à ceux qui voudraient le trouble et le désordre ! Je les arrêterai, aidé de... tous mes compagnons d'armes.... Nous voulons une République fondée sur la vraie liberté, sur la liberté civile, sur la représentation nationale : nous l'aurons, je le jure ! Je le jure en mon nom et en celui de mes compagnons d'armes !

Ainsi, Bonaparte parlait en maître, sur un ton menaçant, et non pas comme citoyen, mais comme le maître de la force armée. Garat s'écria : Et la Constitution ? En l'ignorant, le serment du général la considérait déjà comme supprimée, et les doctrinaires révisionnistes de l'Institut se sentaient dépassés.

Mais l'heure n'était plus aux discussions. Déjà Bonaparte avait rejoint Sieyès et Ducos à la salle des inspecteurs, et il y donnait ses premiers ordres : il nomma Lefebvre son premier lieutenant et Andréossy chef d'état-major, Murat reçut le commandement des troupes de cavalerie et Marmont de l'artillerie, Macdonald fut envoyé à Versailles, Lannes commandait au palais des Anciens, Sérurier avait la garde des Conseils à Saint-Cloud et Moreau la garde du Luxembourg. Il y avait là tout ensemble une perfidie contre Moreau et un abus de pouvoir. La garde du Luxembourg ne dépendait que du Directoire, et le décret des Anciens, si inconstitutionnel qu'il fût, n'en faisait pas mention. Par l'ordre qu'il donnait à Moreau, Bonaparte se l'associait en quelque sorte comme le complice personnel de l'illégalité nouvelle qu'il superposait à l'illégalité des Anciens. Puis il passa en revue les troupes massées dans le Jardin national (des Tuileries). Soldats ! leur dit-il, l'armée s'est unie de cœur avec moi comme je me suis uni au Corps législatif. Il poursuivit par une véhémente condamnation du Directoire :

Dans quel état j'ai laissé la France et dans quel état je l'ai retrouvée ! Je vous avais laissé la paix et je retrouve la guerre ! Je vous avais laissé des conquêtes et l'ennemi presse vos frontières ! J'ai laissé nos arsenaux garnis et je n'ai pas retrouvé une arme !...

Il était onze heures, et, pendant que Bonaparte parlait, Talleyrand, accompagné par Bruis, se rendait au Luxembourg pour soumettre à la signature de Barras une lettre aux Anciens, préalablement rédigée par Rœderer, et d'après laquelle Barras, déclarant s'effacer volontairement devant Bonaparte, donnait sa démission de directeur. Barras signa. Vers la même heure, au Palais-Bourbon, Lucien Bonaparte donnait au Conseil des Cinq-Cents communication du décret des Anciens, et leva aussitôt la séance, conformément à la Constitution, car le décret de translation était irrévocable. Les murs de Paris se couvraient d'affiches officielles : décret des Anciens, adresse des Anciens, proclamation de Bonaparte, proclamation de Fouché, appels et placards anonymes. On recommandait l'ordre, l'union, la confiance ; on vantait Bonaparte qui ne serait ni César ni Cromwell, mais qui allait sauver la République. Fouché faisait fermer les barrières, conformément aux usages des journées révolutionnaires. Inutile précaution. Le calme était complet : le calme de l'indifférence. Vers trois heures, Gobier et Moulin se rendirent aux Tuileries. Ils y virent Sieyès et Ducos qui les engagèrent à donner leur démission. Le Directoire délibéra. Mais existait-il encore ? Bonaparte intervint, menaçant. Collier et Moulin revinrent au Luxembourg, où ils rédigèrent une protestation qui fut interceptée. Moreau les y suivit, avec ses soldats. Le soir même, Barras partit pour sa propriété de Grosbois ; Moulin s'enfuit le 10 novembre ; plus dignement, Gohier attendit qu'on le laissât partir (le 11).

On est mal renseigné sur la suite des délibérations entre brumairiens aux Tuileries après le départ de Gohier et Moulin. Au témoignage de Cornet, les trois quarts de ceux qui avaient concouru à l'événement du matin auraient voulu pouvoir reculer. Mais Bonaparte donna ordre d'envoyer dès le petit jour à Saint-Cloud presque toute la garnison de Paris, infanterie, cavalerie, artillerie, garde des Conseils et même garde du Directoire : six mille hommes, au dire du député Blin (Ille-et-Vilaine) des Cinq-Cents. Peut-être exagérait-il. Mais comme les Conseils ne couraient aucun danger à Saint-Cloud, il est évident que, dans la pensée de Bonaparte, ce vaste déploiement de forces était dirigé contre les députés. Ainsi se confirmait le caractère militariste du coup d'État, déjà visible la veille. Les Conseils étaient convoqués pour midi : les Anciens dans la galerie d'Apollon, au 1er étage de l'aile droite du château, et les Cinq-Cents dans l'Orangerie, une grande salle rectangulaire éclairée de douze larges fenêtres presque de plain-pied avec le sol et dont le rectangle prolongeait du côté du jardin l'aile droite du château perpendiculairement à la façade. Mais les préparatifs n'étaient pas terminés, et les députés arrivaient lentement ; Jourdan tarda, peut-être à dessein, jusqu'à quatre heures. Sieyès et Ducos accompagnés par Lagarde, le secrétaire du Directoire, s'établirent dans une pièce du 1er étage, à gauche, où Bonaparte les rejoignit, et qui devint le quartier général des brumairiens. Une maison voisine, louée par le financier Collot, servit d'observatoire à Talleyrand, Rœderer et d'autres affidés. Peu de public, sinon quelques curieux des environs ; il ne semble pas que beaucoup de Parisiens se soient dérangés, bien qu'on fût un dimanche ; mais beaucoup d'animation parmi les députés, le spectacle singulier des allées et venues parlementaires un jour de crise au milieu d'un camp militaire, car il y avait des soldats devant le château, et derrière, à droite et à gauche, et qui trouvaient le temps long. Nous vîmes des canons partout, raconte Coignet, dont le bataillon fut placé derrière un régiment de cavalerie, des cavaliers enveloppés dans leurs manteaux.

La séance des Cinq-Cents commença enfin vers 1 heure et demie, dans le bruit et l'excitation. Delbrel (Lot) et Grandmaison (Gironde) demandent que les membres du Conseil renouvellent le serment civique de haine contre toute tyrannie. Les députés criaient : Point de dictature ! Vive la Constitution ! Le serment ! La prestation par appel nominal fit perdre un temps précieux, mais elle contribua à maintenir parmi les députés l'enthousiasme républicain, qui parait avoir été sincère et presque unanime. Bergoeing, l'ami de Barras, fut seul à refuser le serment et donna sa démission. Bigonnet (Saône-et-Loire) compara le serment de l'Orangerie de Saint-Cloud au serment du Jeu de Paume :

Avec cette différence qu'alors les représentants de la nation avaient cherché un asile contre les baïonnettes de la royauté, et qu'ici ils seront défendus par les baïonnettes républicaines (Oui ! Oui !) Le premier serment fonda la liberté ; le second la consolidera (Oui ! Oui !).

Le Conseil se préparait à élaborer une proclamation au peuple français quand la démission de Barras lui fut notifiée par les Anciens, et l'on discuta sur l'établissement immédiat de la liste décuple de présentation.

La lettre de Barras avait été communiquée aux Anciens dès l'ouverture de leur séance, à 2 heures, puis les inspecteurs avaient eu à se défendre contre les récriminations de ceux de leurs collègues qui n'avaient pas reçu de convocation pour la séance de la veille et demandaient des explications sur les motifs du transfert. Le temps passait. Les Anciens, où les brumairiens se croyaient en majorité, ne décidaient rien ; les Cinq-Cents se montraient, presque tous, de plus en plus hostiles. Bonaparte résolut (vers 4 heures) de brusquer les choses, et, entouré de ses généraux, les soldats de son escorte restant l'arme au bras au seuil de la salle, il se présenta, en appareil militaire, devant les Anciens. Mais il n'avait rien d'un orateur. Il savait ordonner, non pas convaincre. Là où je suis, disait-il déjà de lui-même, je commande ou je me tais. Peut-être avait-il cru qu'il dicterait leur conduite aux Anciens. Quand il se trouva devant les députés, revêtus de leur costume tricolore à l'antique, immobiles et silencieux, et qu'il leur parla, en phrases hachées, comme haletantes, il a pris par moments la posture d'accusé devant ses juges :

Vous êtes sur un volcan... Permettez-moi de parler avec la franchise d'un soldat et... suspendez votre jugement jusqu'à ce que j'aie achevé.... Le Conseil des Cinq-Cents est divisé ; il ne reste que le Conseil des Anciens. C'est de lui que je tiens lues pouvoirs. Qu'il prenne des mesures ! Qu'il parle ! Me voici pour exécuter... Sauvons la liberté ! Sauvons l'égalité !...

Lenglet (Pas-de-Calais) s'écrie alors, comme Garat, la veille : Et la Constitution ?

La Constitution ! répond Bonaparte, vous l'avez vous-mêmes anéantie. Au 18 fructidor vous l'avez violée, vous l'avez violée au 22 floréal, vous l'avez violée au 30 prairial. Elle n'obtient plus le respect de personne.

Interrompu par l'opposition, mais soutenu par le président Lemercier et les inspecteurs Fargues et Cornudet, Bonaparte poursuit : Si je suis un perfide, soyez tous des Brutus ! Il dénonce : Chacun avait sa coterie. Le citoyen Barras, le citoyen Moulin avaient les leurs. Ils m'ont fait des propositions. D'après une antre version, le général aurait dit encore : Je ne suis d'aucune coterie, parce que je ne suis que du grand parti du peuple français. Il s'en prend aux Cinq-Cents, où se trouvent des hommes qui voudraient nous rendre la Convention, les comités révolutionnaires, et les échafauds. Il termine par un appel aux soldats, qui est une menace contre les députés :

Et si quelque orateur, payé par l'étranger, parlait de me mettre hors la loi... qu'il prenne garde de porter cet avis contre lui-même ! S'il parlait de me mettre hors la loi, j'en appellerais à vous, mes braves compagnons d'armes...

Et Bonaparte s'en fut aux Cinq-Cents, toujours suivi de son escorte. Mais, quand il se présenta à l'Orangerie, et que, sans y avoir été invité, il pénétra, seul, dans la salle, ce fut, parmi les députés, une explosion de violente indignation. Bigonnet l'arrêta : Que faites-vous, téméraire ! et Destrem, qui le dominait de sa haute taille, ajouta : Général ! Est-ce donc pour cela que tu as vaincu ? Les députés criaient : A bas le dictateur ! Hors la loi ! Mourons à notre poste ! Vive la Constitution ! Vive la République ! Une poussée se produisit. Bonaparte fut quelque peu bousculé. Les soldats, restés au seuil, avancèrent de quelques pas pour le protéger. Le grenadier Thomé eut sa manche déchirée. Bonaparte sortit au milieu d'eux, sans avoir dit un seul mot ; il était, raconte Savary, pâle, morne, la tête un peu penchée. — Aujourd'hui Bonaparte a terni sa gloire. Fi ! s'écriait un député, et un autre : Il s'est conduit en roi !

Une accalmie survint. Wuinand-Digneffe (Ourthe), Bertrand (Calvados), Talot (Maine-et-Loire), Destrem (Haute-Garonne), Blin (Ille-et-Vilaine), Delbrel (Lot) posèrent enfin la question capitale : le décret de translation est inconstitutionnel, les pouvoirs conférés à Bonaparte sont irréguliers. Pour défendre lui-même son frère à la tribune, Lucien céda la présidence à Chazal. Le nom de Bernadotte circulait. On proposait de reprendre séance à Paris. Mais Chazal faisait, comme Lucien, tous ses efforts pour empêcher un vote décisif. Marche, président ! lui criait-on, mets aux voix ! Allons ! L'obstruction des deux présidents exaspérait. De nouveau le cri terrible retentit, qui, sous la Convention, envoyait à l'échafaud : Aux voix la mise hors la loi du général Bonaparte ! Impuissant et épuisé, Lucien eut un geste dramatique : il se dépouille de ses insignes et déclare qu'il renonce à ses fonctions. Ses amis essaient de le retenir. Mais alors, un peloton de grenadiers pénètre dans la salle, entoure Lucien, et l'enlève en quelque sorte, sous les yeux des députés stupéfaits. La confusion et l'incertitude étaient devenus telles qu'il n'est pas impossible que Lucien ait cru un instant qu'on l'arrêtait, et que la journée se fût terminée autrement si les députés l'avaient suivi au dehors.

Mais ils restèrent dans l'Orangerie, et peut-être était-il déjà trop tard. C'était sur l'ordre de Bonaparte que les soldats venaient de chercher Lucien, mais on ne sait qui a pris l'initiative du geste final. Sérurier parcourait les rangs : Soldats, disait-il, le Conseil des Anciens s'est réuni au général Bonaparte ; le Conseil des Cinq-Cents a voulu l'assassiner. Bonaparte criait : Soldats, je vous ai menés à la victoire ! Puis-je compter sur vous ? Les soldats répondaient : Oui ! Oui ! Vive le général ! Lucien oublia devant les troupes la démission qu'il venait de donner devant ses collègues :

Citoyens soldats ! Le président du Conseil des Cinq-Cents vous déclare que l'immense majorité de ce Conseil est dans ce moment sous la terreur de quelques représentants à stylet, qui assiègent la tribune, présentent la mort à leurs collègues et en tirent les délibérations les plus affreuses ! Je vous déclare que ces audacieux brigands, sans doute soldés par l'Angleterre, se sont mis en rébellion contre le Conseil des Anciens.... Ces brigands ne sont plus représentants du peuple, mais les représentants du poignard ! Que ce titre leur reste !...

Le soir même, à Paris, le grenadier Thomé, qui était censé avoir reçu le coup mortel destiné à Bonaparte, était fêté comme un héros, et le mensonge des poignards, corroboré par les paroles du président du Conseil des Cinq-Cents, acheva de détruire les dernières hésitations civiques des soldats républicains. Ils acclamèrent les deux frères, qui passaient à cheval au milieu d'eux. Les deux beaux-frères, Murat et Leclerc, pénétrèrent dans la salle à la tète d'un détachement et procédèrent à l'évacuation au roulement des tambours. Agissaient-ils spontanément, ou sur un ordre resté inconnu ? Les députés n'essayèrent pas de résister à la force. Quelques-uns passèrent par les fenêtres sans prendre le temps de quitter leurs toges. Un grenadier pointa sa baïonnette sur la poitrine de Delbrel en lui disant de sortir, et, comme Delbrel ne bougeait pas, il l'enleva à bras le corps. A cinq heures et demie, l'Orangerie était vide.

La galerie d'Apollon s'était vidée : la plupart des Anciens étaient sortis, attirés par le tumulte. Néanmoins, une commission fut instituée, avec Cornet, Cornudet, Dalphonse, Laloi et Regnier, qui se réunit aussitôt. Dalphonse était de l'opposition : il s'abstint ; Cornet refusa son approbation, et Cornudet, au nom de la majorité des trois membres restants, fit adopter aux députés qui revinrent reprendre leurs places un projet de décret. Il était environ sept heures. La séance fut suspendue jusqu'à neuf heures. Entre temps, les Cinq-Cents se reconstituaient. On avait réussi à en réunir une trentaine, qui se rassemblèrent, vers neuf heures, sous la présidence de Lucien. Une commission de cinq membres : Boulay, Chazal, Chénier, Jacqueminot et Villetard, remania le décret des Anciens. Trois consuls de la République française, Sieyès, Ducos et Bonaparte, constituaient la commission consulaire exécutive ; 54 députés des Cinq-Cents et 7 des Anciens étaient exclus du Corps législatif, lequel était ajourné jusqu'au 20 février 1800 et suppléé par cieux commissions intermédiaires, de 25 membres chacune, pour l'un et l'autre Conseil. Le rapport, présenté par Boulay, appuyé successivement par Villetard, Cabanis et Chabaud-Latour, fut adopté sans difficulté. En attendant que la résolution des Cinq-Cents fût soumise à leur approbation pour être convertie en loi, les Anciens, sur la proposition de Lebrun, annulèrent, par décret, la résolution votée le 29 octobre contre les fournisseurs : le soir même du coup d'État, ils donnaient ainsi satisfaction aux financiers qui avaient avancé des fonds pour le coup d'État. A deux heures du matin, le 11 novembre (20 brumaire), les consuls prêtèrent serment devant chacune des deux Assemblées, qui désignèrent ensuite les membres de leurs commissions intermédiaires, et, à quatre heures, les formalités qui prétendaient donner au coup d'État un simulacre de légalité étaient enfin terminées.

Les soldats étaient revenus à Paris en chantant Ça ira. Ils croyaient peut-être avoir sauvé la République. Ils étaient vainqueurs sans avoir tiré un coup de fusil, et pourtant l'intervention de leur force armée avait été décisive. Le coup d'État n'a été pacifique que par manière de mensonge, le dernier après beaucoup d'autres, depuis la prétendue conspiration jacobine à Paris, jusqu'aux parodies de délibération dans la nuit du 19 à Saint-Cloud. Le 18 et le 19 brumaire ont été les journées du mensonge, et elles furent aussi, comme le note Cornet, journées de dupe en ce sens que le pouvoir passa dans des mains qu'on n'avait pas assez redoutées.

 

FIN DU DEUXIÈME VOLUME