HISTOIRE DE FRANCE CONTEMPORAINE

 

LIVRE III. — LA CONVENTION THERMIDORIENNE ET LE PREMIER DIRECTOIRE.

CHAPITRE II. — LE GOUVERNEMENT DU PREMIER DIRECTOIRE.

 

 

I. — INSTALLATION DU RÉGIME DIRECTORIAL.

LE total des 750 membres du Corps législatif devait théoriquement être constitué par 500 Conventionnels et les 250 députés du premier nouveau tiers. Les assemblées électorales devaient élire comme députés deux Conventionnels pour un député nouveau. Mais un même Conventionnel pouvait être élu dans plusieurs départements. En conséquence, chaque assemblée électorale avait à dresser une liste supplémentaire de Conventionnels, en nombre triple de la première. Si, par exemple, un département avait droit à 9 députés, il devait désigner 6 Conventionnels en première liste, 18 Conventionnels en liste supplémentaire et 3 candidats nouveaux. Si enfin tous les Conventionnels désignés dans tous les départements, en première liste comme en liste supplémentaire, n'atteignaient pas le total de 500, la Convention devait se réunir en Assemblée électorale de France pour choisir, parmi ceux de ses membres qui n'auraient pas été réélus, ceux qui compléteraient le contingent réglementaire. Tous les élus, anciens ou nouveaux, furent des modérés. Les Conventionnels élus en première liste furent au nombre de 255 seulement, en liste supplémentaire de 124 : rien ne prouve mieux l'impopularité de la Convention. Boissy d'Anglas et Lanjuinais passèrent dans 3G départements, Defermon dans 16, Cambacérès dans 12. L'Assemblée électorale de France eut lieu le 26 octobre 179G, aussitôt après la dernière séance de la Convention, et le lendemain 27 jusqu'à neuf heures du soir. Elle désigna une centaine de Conventionnels ; d'autres furent ajoutés ensuite ; le nombre final semble avoir été de 127.

Le Corps législatif se composa, en définitive, de 50G Conventionnels au lieu de 500 et de 235 députés du nouveau tiers au lieu de 250, soit 741 membres au lieu de 750 : irrégularités dues à la hâte et à la négligence. Un certain Félix Hamon figura longtemps sur les contrôles du Corps législatif ; il fut même régulièrement inscrit comme membre de plusieurs commissions ; ce fut seulement le 15 mars 1797 qu'on s'aperçut qu'il n'existait pas ! Les Conventionnels élus se réunirent en Assemblée générale avec les députés du nouveau tiers, dans la nuit du 27 au 28 octobre. On mit dans une urne les noms des députés âgés de plus de quarante ans, mariés ou veufs, et l'on tira au sort les membres du Conseil des Anciens. Ils furent au nombre de 243 (au lieu de 250), dont 164 ex-Conventionnels. Aux Cinq-Cents, on eut 342 ex-Conventionnels et 156 du nouveau tiers, soit 498 députés (au lieu de 500). Les deux Conseils tinrent séparément leur première séance le 28 octobre pour élire leur bureau : le Corps législatif était enfin constitué.

Les Anciens siégèrent aux Tuileries dans l'ancienne salle de la Convention, les Cinq-Cents au Manège. La loi du 25 octobre 1795, sur le costume des Législateurs, porte qu'en séance les Cinq-Cents devaient porter la robe longue et blanche, la ceinture bleue, le manteau écarlate, la toque de velours bleu, et les Anciens la robe et la toque bleu-violet, la ceinture écarlate, le manteau blanc ; robes, ceintures et manteaux en laine, ornés de broderies de couleurs : les différences individuelles étaient comme masquées sous la majesté artificielle de l'uniforme à l'antique. De plus, il était interdit aux députés de se grouper sur les gradins d'après leurs opinions : les places étaient tirées au sort chaque mois. Les expressions de gauche, droite et centre ne peuvent donc être employées que métaphoriquement sous le régime directorial, mais elles peuvent être employées. Oui dit assemblée dit en effet groupement en partis. La fusion entre le nouveau tiers et les ex-Conventionnels ne fut pas immédiate. Les députés du nouveau tiers appartenaient tous à la classe aisée ; ils venaient droit de leurs départements, avec lesquels ils restaient en relations quotidiennes. Beaucoup de Conventionnels étaient pauvres, et ils n'avaient pour la plupart pas quitté Paris, même pendant la période électorale. Les défiances étaient réciproques. Les nouveaux venus étaient, semble-t-il, d'opinions plus modérées que les Conventionnels. Au fond du cœur, plusieurs étaient secrètement royalistes, mais aucun ne l'avouait. Tous se proclamaient fidèles observateurs de la constitution républicaine. Une douzaine des députés les plus actifs du nouveau tiers : Portalis, son beau-frère Siméon, Barbé-Marbois, Tronson-Ducoudray, le général Mathieu-Dumas, Dumolard, Gibert-Desmolières, se réunirent régulièrement une ou deux fois par semaine pour dîner en pique-nique et causer pendant la soirée, tantôt chez Barbé-Marbois, tantôt chez Gibert-Desmolières, rue de Clichy. Les réunions de la rue de Clichy, devenues ensuite plus nombreuses, ont donné son nom au parti des Clichyens.

La Constitution portait que les directeurs ne pouvaient être choisis que parmi les anciens ministres ou membres du Corps législatif, mais cette disposition n'était applicable qu'après une période transitoire de cinq ans. Le Conseil des Cinq-Cents en profita ; et le 31 octobre, en dressant sa liste décuple de 50 noms, il encadra dérisoirement 44 citoyens totalement inconnus entre 5 candidats placés on tète et Cambacérès inscrit dernier. Par ce subterfuge, le droit de désigner les membres du Directoire était enlevé aux Anciens, qui, bon gré mal gré, donnèrent leurs voix aux candidats des Cinq-Cents : La Revellière, Le Tourneur, Reubell, Sieyès et Barras (1er novembre). Sieyès refusa : il se réservait, à son ordinaire. Les quatre directeurs se réunirent aux Tuileries, dans la salle de l'ancien Comité de salut public et, escortés de leur garde constitutionnelle — 120 cavaliers et 120 fantassins, — ils se rendirent au Luxembourg où ils devaient délibérer et habiter. Les soldats étaient mal vêtus ; les cavaliers n'avaient pas de bottes, on voyait leurs bas troués ; au Luxembourg, rien n'était prêt ; il faisait froid, le concierge apporta une brassée de bois, une petite table, quelques chaises, et le Directoire tint sa première séance (2 novembre). Sur une liste de 10 noms dressée par les Cinq-Cents de la même manière que la précédente (3 novembre), Carnot fut élu par les Anciens en remplacement de Sieyès (4 novembre) ; les directeurs étaient maintenant au complet.

Le plus âgé était Reubell, le plus jeune Barras, avec quarante-huit et quarante ans ; les trois autres avaient de quarante-deux à quarante-quatre ans. Sauf La Revellière, qui était chétif et quelque peu déjeté, ils étaient grands, solides, robustes ; Barras portait beau et se piquait d'élégance. Il était le seul méridional et le seul ci-devant noble. Ses quatre collègues venaient du nord de la France et appartenaient à la bourgeoisie qui sous l'ancien régime confinait à la noblesse. Comme Barras, Carnot et son ami Le Tourneur avaient le grade de capitaine avant la Révolution, mais dans l'arme quasi-roturière du génie. La Revellière et Reubell étaient avocats, mais, tandis que La Revellière vivait agréablement, dans sa campagne d'Anjou, en rentier intelligent, Reubell, un Colmarien opiniâtre et travailleur, était devenu bâtonnier de son ordre au Conseil souverain d'Alsace. Les quatre bourgeois étaient profondément honnêtes et dévoués à leur tâche ; l'ex-vicomte, au contraire, ne vit jamais dans le pouvoir que les avantages et les plaisirs qu'on en pouvait tirer. Paresseux au travail, très actif aux divertissements de toutes sortes, toujours à court d'argent malgré son traitement de 50.000 myriagrammes de blé (soit 125.000 francs) par an, et prêt à vendre son influence le plus cher possible, entouré d'une cour interlope de belles dames et d'intrigants, nobles comme lui, de mœurs très libres, et dont la corruption se nourrissait de la sienne en l'entretenant, Barras représente, par un anachronisme vivant, toute la pourriture de l'ancienne société dans le nouvel État républicain. Et, comme il est le seul des cinq directeurs qui ait réussi à se maintenir au pouvoir jusqu'à la fin du régime, son opprobre a longtemps rejailli sur le régime même.

Les ministres nommés par les directeurs, les 3, 4 et 8 novembre, furent Merlin (de Douai) à la Justice, Benezech à l'Intérieur, Charles Delacroix aux Relations extérieures, le général Aubert-Dubayet à la Guerre, l'amiral Truguet à la Marine et Faipoult aux Finances. L'Intérieur était surchargé. Il correspondait aux services actuels de l'instruction publique, des cultes et des beaux-arts (à quoi La Revellière s'intéressait particulièrement), de l'intérieur et de la police générale (la spécialité de Barras), de l'agriculture, du commerce, du travail, des travaux publics et des postes. Dès le 4 novembre, le Directoire mettait la question à l'étude, et une loi du 2 janvier 1796 créa un septième ministère sous le nom de Police Générale de la République. Merlin passa de la Justice à la Police, et Génissieux le remplaça à la Justice (4 et 5 janvier). Quand ensuite Génissieux échangea son ministère contre un consulat en Espagne, Merlin revint à la Justice, où il se sentait, avec raison, mieux à sa place, et Cochon-Lapparent prit la Police (3 avril) Peu auparavant, Petiet remplaçait Aubert-Dubayet à la Guerre (8 février). Aucun de ces changements n'a d'importance politique : des chefs de service succèdent à d'autres chefs de service, pour la plupart dévoués, consciencieux et travailleurs. Plusieurs étaient d'anciens Conventionnels. Seuls, les ministres de la Justice et des Finances eurent quelque initiative, parce que Reubell, surchargé de travail, se spécialisa surtout aux Affaires Étrangères.

Dans une proclamation au peuple français datée du 5 novembre 1795, le Directoire, pour faire connaître son institution, annonçait sa ferme volonté :

Livrer une guerre active au royalisme, raviver le patriotisme, réprimer d'une main vigoureuse toutes les factions, éteindre tout esprit de parti, anéantir tout désir de vengeance, faire régner la concorde, ramener la paix, régénérer les mœurs, rouvrir les sources de la production, ranimer l'industrie et le commerce, étouffer l'agiotage, donner une nouvelle vie aux arts et aux sciences, rétablir l'abondance et le crédit publics, remettre l'ordre social à la place du chaos inséparable des révolutions, procurer enfin à la République française le bonheur et la gloire qu'elle attend.

 Ainsi, l'on revient enfin à un gouvernement régulier. La Révolution semble terminée. La première session du Corps législatif fut officiellement numérotée deuxième législature, comme faisant suite, par-dessus la Convention, à l'Assemblée législative. Le programme défini par le Directoire annonce l'ordre, la paix et le progrès ; il est identique, au fond sinon dans la l'orme, — car il y subsiste des restes du vocabulaire révolutionnaire, — au programme dont on a fait gloire à Bonaparte sous le Consulat, mais on peut y discerner déjà la politique qui va être constamment suivie : combattre les factions extrêmes pour gouverner arbitralement au-dessus des partis.

Il y a trois partis bien prononcés, écrivait le commissaire du Directoire auprès d'une des administrations de département : les royalistes avec les fanatiques, les anarchistes et les vrais républicains. Le troisième a combattu et contenu alternativement les deux autres.

Toute l'attitude du Directoire se résume en ces quelques mots : pour rester dans le juste milieu, le Directoire a voulu paralyser les royalistes avec l'aide des républicains avancés, les avancés avec l'aide des royalistes, sans se lier ni aux uns ni aux autres. C'est là ce que François de Neufchâteau appelait le système de balance, et Baudot le système de bascule. En apparence, rien de plus sage. L'immense majorité du pays réclamait la paix que le Directoire lui promettait. Les vrais républicains, les républicains constitutionnels ou gouvernementaux, sont, comme le Directoire lui-même (malgré tous les changements qu'ils ont à subir), des modérés. Mais leur lassitude est extrême. Toute l'activité politique a reflué aux extrémités, chez les royalistes et les avancés. L'équilibre que réalise le système de balance est donc perpétuellement instable. Un gouvernement de parti suppose un parti fort. Un parti de gouvernement suppose un gouvernement fort. Les républicains directoriaux ne sont pas un parti fort, et le Directoire ne leur a pas donné un gouvernement fort.

 

II. — L'APAISEMENT EN FRANCE.

LE point de départ est connu : il est donné par l'alerte du 13 vendémiaire an IV (5 octobre 1795). Le Directoire aura d'abord pour tâche de réduire les royalistes à l'impuissance. Le danger restait grave. Si Paris était rentré dans l'ordre républicain, autour de Paris, quatre foyers de guerre civile subsistaient : les départements de l'Ouest (de la Normandie à la Bretagne et à la Vendée), le Centre, les Cévennes et le Lyonnais avec la Franche-Comté. Ils étaient tous alimentés par l'Angleterre, qui envoyait directement de l'or, des armes et des munitions dans l'Ouest, et dont le ministre à Berne, Wickham, transmettait les secours à tous les autres centres d'insurrection (sauf peut-être en Cévennes). Le royalisme n'a donc plus rien de spontané en France, il ne correspond plus à un sentiment national ; dés que l'or anglais n'arrive plus, les mouvements cessent. Mais, s'ils sont concertés, — et il n'était guère permis de prévoir qu'ils ne le seraient pas, — Paris pourra se trouver comme investi dans un assaut de guerre civile, des côtes de l'Ouest aux montagnes du Jura. Le Directoire agit avec prudence et habileté, et, dès le printemps de 1796, son succès apparaît complet.

Il fut servi par les circonstances. Pendant l'hiver, la guerre chôma. La situation militaire n'était certes pas brillante ; elle aurait pu être pire. Sur le Rhin, Jourdan et Pichegru reculaient devant les Autrichiens lorsque la Convention prit fin. Il eût été possible à Pichegru d'attendre Jourdan, qui de Mayence se repliait sur l'Alsace, pour défendre avec lui le Palatinat. Mais Pichegru trahissait. Par Fauche-Borel et Badonville, il communiquait avec les Autrichiens et avec Condé qui campait sur la rive droite du Rhin, vis-à-vis de l'Alsace. Il voulait rester en contact avec Condé, et non prendre contact avec Jourdan. Il croyait encore à la possibilité d'une action commune avec Condé : l'armée du Rhin-et-Moselle qu'il commandait, jointe à l'armée de Condé, devait, sous la protection des Autrichiens, marcher sur Paris pour y rétablir la royauté. Pichegru abandonna donc Manheim qui capitula (21 novembre 1795), et se replia sur l'Alsace, laissant Jourdan isolé et les Autrichiens maîtres d'occuper le Palatinat. La suspension d'armes (21 décembre) favorisait ses desseins secrets : il en profita pour achever la conversion de son armée, et il s'y prit de la manière la plus odieuse. Au lieu de répartir ses troupes dans de bons cantonnements d'hiver, il les laissa crever de misère dans la campagne dévastée. Une habile propagande royaliste attisait les mécontentements. Pichegru laissait faire. Il voulait qu'on crût dans son armée la République responsable de tout le mal. Lui-même se plaignait. Le Directoire, qui commençait à se défier de lui, le prit un jour au mot et accepta sa démission (15 mars 1796). — Au Midi, l'Alsacien Scherer recueillait les fruits de sa victoire à Loano (23-25 novembre 1795) : le littoral restait aux Français, et l'ennemi démoralisé interrompait les hostilités. L'armée était excellente, bonne manœuvrière, avec des chefs jeunes, actifs et exercés. La valeur de Masséna s'était brillamment affirmée à Loano. Mais la fatigue et le dénuement étaient extrêmes. Scherer fit prendre à l'armée d'Italie ses quartiers d'hiver ; l'armée des Alpes, qui gardait les passages de Savoie, sous le commandement de Kellermann, en fit autant. Et, jusqu'au printemps, le Directoire, momentanément délivré du souci de la guerre, put se consacrer surtout aux affaires intérieures.

 La Convention lui avait légué une négociation délicate. Quinze jours après la mort de Louis XVII, Carletti, ministre de Toscane à Paris, était intervenu auprès du Comité de salut public en faveur de l'Orpheline du Temple, la fille du dernier roi des Français, Madame Royale (24 juin 1795). Le péril royaliste n'apparaissait pas encore ; la Convention décida qu'on négocierait l'échange de la prisonnière contre huit notables citoyens détenus chez les Autrichiens : le ministre Beurnonville et les députés Bancal, Camus, Lamarque et Quinette, qui avaient été livrés par Dumouriez, le député Drouet, pris près de Maubeuge de 27 septembre 1793) au cours d'une mission aux armées, et les agents diplomatiques Maret et Semonville, arrêtés contrairement au droit des gens. Thugut consentit à l'échange ; peut-être voulait-il marier Madame Royale à un archiduc  pour ménager à l'Autriche des droits nouveaux au partage de la France. Le Directoire exécuta l'accord, mais à la républicaine, et de manière à décevoir les royalistes. Carletti, informé du départ prochain de la princesse, demanda indiscrètement à lui présenter ses hommages (27 novembre) : le Directoire l'expulsa (1er décembre), et le grand-duc de Toscane eut à nommer un autre ministre à Paris. La princesse quitta Paris le 19 décembre et fut remise aux Autrichiens à Bâle le 26, Les députés relaxés avaient tous été élus membres du Corps législatif. Quand Drouet, celui-là même qui avait reconnu Louis XVI à Sainte-Menehould en 1791, raconta sa captivité aux Cinq-Cents, ses collègues lui firent une ovation enthousiaste (13 janvier 1796), et une loi du même jour porta que l'anniversaire de l'exécution du roi serait célébrée dans toutes les communes et aux armées.

Les royalistes cependant n'abdiquaient pas. Presque chaque jour les rapports de police signalaient leurs propos séditieux dans les endroits publics et les cafés. — Une agence secrète, commissionnée par le roi, fonctionnait à Paris. Lemaître, qui en faisait partie, avait été pris (le 15 octobre) et fusillé (le 9 novembre), mais, malgré de nombreuses arrestations à Paris et à Lyon (en novembre et décembre), le gouvernement ne parvint pas à surprendre l'agence elle-même. Ses membres, l'abbé Brottier, Duverne de Presle, La Villeurnois, Despomelles, continuaient à correspondre avec Wickham, avec Louis XVIII à Vérone, avec certains députés comme Lemerer, Polissard, Mersan qui était lui-même en relations avec le baron de Marguerit, alors caché à Saint-Cyr. — Marguerit, avec quelques Chouans et les partisans qu'il s'était assurés dans la Légion de police, croyait pouvoir tenter un coup de force, enlever les directeurs, rétablir la royauté par surprise. La Légion de police, troupe remuante et indisciplinée d'environ 6.000 hommes, avait été formée en grande partie de l'ancienne armée révolutionnaire. Marguerit guetta tout l'hiver une occasion qui ne s'offrit jamais. — Lorsque à la fin de mars Pichegru, démissionné malgré lui, arriva à Paris, où il resta un mois, tous les royalistes au courant du complot attendirent le succès de son initiative. Il n'osa rien faire. La Légion de police fut dissoute en sa présence ; on verra bientôt dans quelles conditions. Il se laissa nommer ambassadeur en Suède, mais, avant de rejoindre son poste, il obtint l'autorisation de se reposer quelque temps dans son pays natal, en Franche-Comté, à portée des agents secrets du royalisme à l'étranger. Il quitta Paris persuadé que la monarchie ne pourrait être rétablie que constitutionnellement, par une transformation de l'opinion publique, non plus par la violence et la surprise d'un coup de force comme il l'avait cru jusqu'alors. Les députés royalistes, les membres de l'agence secrète en étaient pour la plupart arrivés au même sentiment.

Le pitoyable échec des dernières tentatives de guerre civile explique cette évolution. Dans l'Ouest, Hoche, avec ses colonnes mobiles, consolidait la pacification ; il désarmait les paysans et les laissait libres de pratiquer leur culte. Charette seul continuait la lutte (qu'il avait reprise en juin). Louis XVIII l'avait nommé lieutenant général, cordon rouge et commandant supérieur des armées catholiques et royales, alors qu'il ne donnait à Stofflet, un roturier, ancien garde-chasse, que le grade de maréchal de camp. Stofflet mécontent et lassé, tenait donc pour la paix. Il eut même avec Hoche (le 12 décembre) une entrevue afin de négocier la soumission des chefs de l'armée du Centre, Sapinaud et Béjarry. L'abbé Bernier, curé de Saint-Laud d'Angers, était présent, et il s'insinua dans les bonnes grâces du vainqueur. Il juge les choses de haut et n'a pas l'air de beaucoup tenir au parti royaliste qui s'en va. Je crois donc utile de l'employer, écrivait Hoche quelques jours plus tard ; il connaît le fort et le faible de chacun. Quel fut ensuite le rôle de Bernier ? Les documents font défaut, mais les faits ne peuvent s'expliquer que par une trahison, et Bernier fut l'agent provocateur. Sur un message de Monsieur, Stofflet avait repris les armes (26 janvier 1796) : lutte désespérée et sans issue. Le 23 février, il eut une entrevue avec Bernier et quelques chefs royalistes ; le soir, il alla se cacher dans une métairie isolée. Le 24, de grand matin, les bleus l'arrêtaient ; dans la journée Bernier se fit nommer par les chefs royalistes agent général des armées catholiques et royales, et de sa propre autorité il nomma d'Autichamp successeur de Stofflet. Le 25, Stofflet était fusillé à Angers. Charette, blessé et pris le 23 mars, est fusillé le 29 à Nantes. D'Autichamp n'essaya même pas de réunir les compagnons de Stofflet. En mai et juin, les Chouans de Bretagne et de Normandie déposèrent les armes. La guerre civile était finie.

Dans le Cher et l'Indre, Phélippeaux, qui avait cru pouvoir compter sur l'appui des Vendéens, levait une troupe insurrectionnelle, entrait à Sancerre (2 avril), ne pouvait s'y maintenir et se faisait battre près de la ville par Cherin, l'ancien généalogiste devenu général sous les ordres de Hoche. Arrêté, évadé de sa prison de Bourges, Phélippeaux poussa l'audace jusqu'à venir à Paris pour aider à l'évasion du marin anglais Sidney Smith. Bonaparte, qui avait été camarade de Phélippeaux à l'École militaire de Paris, devait plus tard, en Syrie, retrouver les deux amis. — Dans les Cévennes, Dominique Allier, avec une petite bande réunie à hies, rejoignit le baron de Christol, chef des royalistes du Comtat, et occupa Pont-Saint-Esprit, puis les groupes insurrectionnels s'éparpillèrent (septembre-octobre 1795). Nouvelle tentative quelques mois plus tard, sous les ordres du marquis de Surville (l'ingénieux et charmant auteur des poésies apocryphes de Clotilde de Surville) et du comte de la Mothe, qui s'intitulaient commandant, pour le roi, l'armée chrétienne et royaliste de l'Orient et répandaient une proclamation de Louis XVIII datée du 3 mai 1796. Les départements de l'Ardèche, de la Haute-Loire, de la Lozère, du Gard et de l'Hérault devaient être fédérés pour l'action commune, Dominique Allier y participait avec ses Jalésiens, et l'on comptait sur le concours du général Willot, qui commandait à Marseille. Le mouvement traîna, et finalement avorta. La Mothe fut pris (17 avril 1797) et tué dans sa prison (6 octobre). Surville et Allier se cachèrent. — L'organisation lyonnaise était sous les ordres de Précy et d'ImbertColomès qui résidaient en Suisse. Elle s'étendait à la Franche-Comté ; l'agent principal était Tessonnet, à Lons-le-Saunier. Les trois chefs se réunirent à Lausanne (décembre 1795). Colomès et Tessonnet voulaient entrer en campagne ; Précy leur représenta qu'il valait mieux attendre la reprise des opérations militaires et les succès des Autrichiens.

Mallet du Pan s'avouait las. La Révolution française monte au Capitole, écrivait-il (en mai). L'Europe est finie ; elle l'a voulu.... On reviendra sans doute à la monarchie, mais probablement ni vous ni moi ne verrons cet événement. Toute espérance est bannie de mon âme. Et plus tard : Baissez la toile, la pièce est jouée.... Voici le premier moment où tout espoir et tout courage m'ont abandonné. La royauté n'est qu'une vague réminiscence.... Je n'aperçois ni jour, ni moyens, ni issues. Mallet du Pan, né suisse, était à la vérité plus monarchiste européen que royaliste français. — Joseph de Maistre, un autre écrivain de langue française, mais non de nationalité française, puisqu'il était savoisien et qu'il se refusa à l'annexion, achevait dans le même temps ses Considérations sur la France. Il s'y montre absolutiste, il félicite Louis XVIII de rester irréductible, il croit que l'opinion ne compte pas, même en France et pendant la Révolution ; il prédit que la restauration sera le fait, comme la Révolution elle-même, d'une infime minorité : Quelle pitié ! Le peuple n'est pour rien dans la Révolution, ou du moins il n'y entre que comme instrument passif. Quatre ou cinq personnes peut-être donneront un roi à la France. Des lettres de Paris annonceront aux provinces que la France a un roi, et les provinces crieront : Vive le Roi ! Joseph de Maistre conclut donc comme les intransigeants, mais sur d'autres considérants qu'eux. A son avis, les émigrés ne peuvent rien, ne sont rien, tout ce qu'ils entreprennent est marqué d'un caractère d'impuissance et de nullité. La Révolution est un événement formidable dont seule la mystique religieuse la plus profonde peut sonder les abîmes. Elle est satanique. Le Roi reviendra quand Dieu voudra. Il ne faut pas croire que le suprême ordonnateur des empires prenne l'avis des Français pour leur donner un roi.

Un troisième publiciste, né lui aussi hors de France, mais d'origine huguenote et française, le jeune Suisse Benjamin Constant, venait d'arriver à Paris auprès de son amie Mme de Staël, et il publiait dans le Moniteur, du 1er au 9 mai 1796, des articles retentissants intitulés De la force du gouvernement actuel et de la nécessité de s'y rallier. Il transcrivait le sentiment général. Les départements étaient calmes. Les administrations nouvelles, presque partout composées de modérés, étaient d'accord avec le Directoire. En beaucoup d'endroits, les hommes de 89 et de 91 reprenaient la direction des intérêts locaux. L'ordre régnait, les affaires reprenaient. La première année du régime directorial est probablement la plus paisible de toute la période révolutionnaire.

Mais un changement important s'effectuait en silence, qui avait commencé dès l'époque thermidorienne : le catholicisme renaissait. Il y a là un mouvement profond, spontané, et qui contraste avec la ruine apparente du royalisme. Confondre le royalisme et le catholicisme, c'est se condamner à ne rien comprendre aux événements qui vont suivre. Le catholicisme progresse quand le royalisme succombe. Il progresse parce que la lassitude civique est extrême ; parce que le nombre est plus considérable que jamais des âmes pour qui les pratiques religieuses ont beaucoup plus d'importance que les discussions politiques ; parce que jusqu'en 1793 les croyances religieuses n'avaient pas semblé à tous contradictoires avec la foi révolutionnaire et que la conciliation paraît de nouveau possible, d'autant plus que la foi révolutionnaire a fléchi ; parce que le clergé devant qui s'ouvre un admirable et fécond champ d'apostolat est actif, ardent, souvent même fanatique au sens précis du mot ; parce que le parti modéré qui a la majorité au Corps législatif, et spécialement au premier nouveau tiers, est, par sentiment, par principe et par conviction, favorable au mouvement ; parce qu'enfin le Directoire se montre tolérant et laisse faire. D'après un état dressé par l'administration des domaines en vendémiaire an V (septembre-octobre 1796), 32.214 paroisses disposaient régulièrement de leurs églises et 4.571 communes étaient en instance pour obtenir le même avantage. Autant dire que le culte était partout rétabli. Les polémiques étaient vives entre les insoumissionnaires, qui restaient intransigeants, et les soumissionnaires, qui semblent alors les plus nombreux, avec les abbés Sicard et Jauffret, l'évêque réfractaire d'Alais, Bausset et même quelques-uns des évêques émigrés. Un des premiers d'entre eux, l'abbé Émery, dont l'autorité était grande, renonça pendant quelque temps au culte public, tant la situation lui avait été rendue difficile. — Les constitutionnels, qualifiés de schismatiques par les plus purs des purs, se réorganisaient, reconstituaient leur hiérarchie, épuraient leur clergé, excluaient les prêtres mariés, révisaient leur discipline. Les soumissionnaires ne considéraient pas comme impossible la réconciliation avec les constitutionnels, qui de leur côté se proclamaient orthodoxes. — Le culte décadaire n'était ni supprimé ni encouragé. A Tours, on confiait déjà l'autel de la Patrie au concierge du Musée. A Paris, les couplets patriotiques chantés par ordre tous les soirs dans les théâtres provoquaient souvent du tumulte.

 

III. — LES BABOUVISTES.

LE Directoire se tenait pour satisfait que l'ordre public ne fût pas troublé. Dans les premiers temps, il suivit la politique que lui avait paternellement dictée la Convention au lendemain de vendémiaire ; il observa le décret du 3 brumaire an IV (25 octobre 1795), qui excluait de toute fonction les séditieux, émigrés et parents d'émigrés ; il plaça même des républicains avancés aux postes dont il avait la nomination. Mais bientôt, il se laissa porter par le courant. Aux Conseils, le nouveau tiers jouissait d'une influence grandissante. Il donnait le ton. Les anciens Conventionnels, plus expérimentés, restaient au premier plan, mais l'atmosphère n'était plus la même. Les républicains avancés, qui n'avaient de représentants ni au Directoire, ni aux Conseils, s'inquiétaient de l'esprit nouveau. Quelques-uns regrettaient la Constitution de 1793, qui seule était vraiment démocratique. D'autres observaient que le décret du 3 brumaire n'était pas toujours appliqué avec soin et qu'on replaçait déjà certains des employés précédemment révoqués comme vendémiairistes. Presque tous signalaient les progrès du catholicisme et déploraient que le gouvernement ne fît rien pour maintenir le prestige des cérémonies révolutionnaires. Enfin l'hiver était, comme toujours, pénible pour les Parisiens pauvres. L'agiotage, la dépréciation du papier-monnaie, la crise des prix rendaient la vie difficile. Le gouvernement voulut faire coïncider l'installation des douze municipalités qui devaient remplacer l'ancienne organisation sectionnaire, avec la fin des distributions révolutionnaires de pain et de viande à très bas prix. L'arrêté directorial du 1er février 1796 ordonna qu'à dater du 1er ventôse (20 février) les distributions cesseraient, et que les pouvoirs publics n'auraient plus à assurer la subsistance que des hôpitaux, des prisons et des véritables indigents ; les douze municipalités entrèrent en fonction le 3 février ; l'administration nouvelle n'aurait plus rien de révolutionnaire.

Les mécontents devenaient donc de plus en plus nombreux. Certains d'entre eux se réunissaient chez le patriote Cardinaux, un traiteur qui s'était établi comme locataire de l'administration des domaines dans l'ancien couvent des Génovéfains, derrière le Panthéon (aujourd'hui le Lycée Henri-IV), et ils s'y organisèrent en Société de la réunion des amis de la République (20 novembre 1793). Pendant trois mois, les Panthéonistes essayèrent de réagir contre la modération excessive qu'ils reprochaient au gouvernement, aveugle ou complice. Leur nombre total a été évalué, non sans exagération, semble-t-il, à deux mille. Le 27 février 1796, un arrêté directorial ordonna la fermeture du local, et le lendemain le général Bonaparte, commandant l'armée de l'Intérieur, à la tête d'un détachement de troupes, procéda sans difficultés, mais non sans fracas, à l'opération.

Un des journalistes dont les articles avaient le plus de succès auprès des Panthéonistes s'appelait Babeuf, François-Noël d'après son acte de baptême (il était né à Saint-Quentin en 1760), en révolution : Camille, puis Gracchus. Il avait été, dans son pays, employé de géomètres arpenteurs, de feudistes et de seigneurs comme commissaire à terrier ; il connaissait donc à fond la question terrienne et paysanne ; il avait pu réfléchir sur le droit de propriété et ses abus. Il manquait d'instruction, mais il aimait à lire et à écrire ; il aurait voulu pouvoir agir. C'était un sanguin, ardent et candide, très honnête et convaincu, mais trop fruste pour le maniement des idées et la conduite des hommes. Sa vie ne fut qu'une longue série d'incarcérations, compliquées d'un interminable procès. Pour commencer, il s'était mis, dans son pays, à la tête du parti le plus avancé, et brouillé avec les administrateurs locaux qui étaient modérés, il avait provoqué divers incidents qui lui valurent ses deux premières arrestations (en 1790 et 1791). Le 30 janvier 1793, comme administrateur de son district, il modifia, dans des conditions irrégulières, l'acte de vente d'un bien national. Poursuivi, en même temps que les bénéficiaires de l'acte ainsi transformé, il eut le tort de s'enfuir à Paris, où, grâce à Sylvain Maréchal, il obtint un emploi dans l'administration des subsistances. Il fut (le 23 août 1793) condamné par contumace, au tribunal criminel de la Somme, à vingt ans de fers pour corruption et faux en écriture publique, alors que les corrupteurs, ses coaccusés comparants, étaient acquittés. Babeuf devait donc être acquitté, lui aussi : il n'était coupable que d'étourderie et de négligence, et il ne pouvait être corrompu, puisque le jugement qui venait d'être rendu impliquait qu'il n'y avait pas de corrupteurs. Mais la révision du procès n'était pas tâche aisée. Elle ne nécessita pas moins de quatre interventions du tribunal de cassation, des procédures nouvelles aux tribunaux de l'Aisne, puis de l'Oise, et deux incarcérations de Babeuf. Le 9 thermidor ouvrait une période nouvelle. Babeuf croyait son heure enfin venue, et il se lança dans la mêlée. Il fonda le Journal de la Liberté de la Presse (3 septembre 1794) qu'il intitula ensuite le Tribun du peuple (5 octobre). Il oubliait son procès. Il en eut d'autres. Au début de 1796, lors de la clôture du cercle du Panthéon, Babeuf avait déjà subi, pour ses articles, deux nouvelles incarcérations.

Les idées du Tribun du peuple paraissaient donc très subversives. Pourtant Babeuf n'est ni un écrivain, ni un penseur. Ses idées n'ont d'originalité ni dans le fond ni dans la forme. Elles ne sont pas en progrès sur les théories de l'époque Conventionnelle et, dans l'histoire des doctrines socialistes, Babeuf ne compte guère. Il semble même n'être arrivé aux conceptions communistes que très tard, au cours de sa sixième incarcération, en 1795. On avait réuni à la prison du Plessis à Paris, après les journées de germinal et de prairial an III, les anciens sans-culottes et jacobins dont on craignait les menées, et c'est en causant avec ses codétenus, anciens membres des sociétés populaires, anciens adeptes de la maçonnerie, anciens Montagnards et communalistes, que Babeuf s'est converti au communisme. Il y était d'ailleurs préparé ; il avait toujours considéré la question économique de la terre el, de la propriété comme hi question capitale. Mais jusqu'alors ses conclusions les plus hardies ne dépassaient pas la loi agraire, qui est, comme on sait, tout le contraire du communisme. Si en effet l'État dispose d'un droit éminent sur les propriétés particulières et peut en opérer le remembrement, de façon que chaque chef do famille soit mis en possession d'un lot suffisant pour ses besoins, le résultat final de l'opération sera de consolider, en l'universalisant, le système de la possession individuelle, au moins à titre viager. Dans sa lettre célèbre à Coupé de l'Oise (10 septembre 1791), Babeuf ne voyait rien au delà de la loi agraire. D'autre part, il était démocrate. Il voulait réaliser le bonheur commun par l'égalité des ressources. Pour lui, la société doit être un groupement d'associés et non une subordination des pauvres aux riches. A la fin de 1796, sa pensée se précise :

Qu'est-ce que la Révolution française ? demande-t-il (dans le Tribun du peuple du 6 nov.) : une guerre déclarée entre les patriciens et les plébéiens, entre les riches et les pauvres. Et il ajoute (30 nov.) : La démocratie est l'obligation de remplir par ceux qui ont trop tout ce qui manque à ceux qui n'ont point assez ; tout le déficit qui se trouve clans la fortune de ces derniers ne procède que de ce que les autres les ont volés. — Le terrain est à personne, mais à tous. — Tout ce que possèdent ceux qui ont au delà de leur quote-part individuelle de ces biens de la société est vol et usurpation.... Il est donc juste de le leur reprendre. — Le seul moyen d'arriver là est d'établir l'administration commune, de supprimer la propriété particulière, d'attacher chaque homme au talent, à l'industrie qu'il connait, de l'obliger à en déposer le fruit en nature au magasin commun et d'établir une simple administration de distribution. — Ce système est démontré praticable, puisqu'il est celui appliqué aux douze cent mille hommes de nos douze armées : ce qui est possible en petit l'est en grand.

Et Babeuf conclut (le 21 décembre) : Les fruits de la terre sont à tous et la terre à personne.

Avant Babeuf, le socialisme apparaît comme une utopie indépendante des faits, ou comme une pratique de circonstance sans application de doctrine. L'originalité de Babeuf est qu'ayant défini, encore que de façon peu nouvelle, l'état de communauté, il a essayé de le réaliser. Avec lui, le socialisme tout ensemble théorique et pratique est donc entré dans l'histoire de France, par la petite porte, il est vrai, et non sans d'étranges compagnonnages. En mars 1796, peu après la fermeture du Cercle du Panthéon, Babeuf et Sylvain Maréchal se concertèrent avec Félix Lepeletier, ci-devant de Saint-Fargeau, le frère du Conventionnel assassiné pour avoir voté la mort du Roi, et Antonelle, ci-devant marquis, membre de la Législative et juré au tribunal révolutionnaire. Lepeletier et Antonelle étaient riches et dévoués à leurs idées, qui étaient, au demeurant, plus démocratiques que communistes. Le comité s'adjoignit Darthé et Buonarroti. Darthé, compatriote de Babeuf, avait exercé les fonctions d'accusateur public au tribunal révolutionnaire d'Arras et de juge au tribunal révolutionnaire de Cambrai ; il vivait maintenant à Paris comme employé de bureau. Buonarroti, qui se disait descendant de Michel-Ange, était un Piémontais récemment arrivé à Paris pour plaider auprès du Directoire la cause des patriotes italiens. Darthé et Buonarroti amenèrent Debon, qui avait été incarcéré au Plessis avec Babeuf. Debon était comme Darthé un ancien maratiste, partisan de la dictature.

Le comité des quatre, puis des sept, institué en directoire secret de salut public devait avoir un agent dans chacun des douze arrondissements de Paris. Ce furent tous d'anciens communalistes, sectionnaires, jacobins, sans-culottes ou Montagnards. Un agent général, Didier, servait d'intermédiaire entre le comité central et les agents d'arrondissement ; il avait été teinturier à Choisy-le-Roi, puis juré au tribunal révolutionnaire, il était maintenant serrurier à Paris. Quelques officiers s'occupèrent de la propagande parmi les militaires, car les babouvistes se rendaient compte qu'ils n'arriveraient à rien sans le concours de l'armée. Le capitaine Grisel, d'Abbeville, que Darthé avait rencontré dans un café fréquenté par les patriotes, reçut une commission pour le camp de Grenelle ; le capitaine Germain, de Narbonne, qui avait été en prison avec Babeuf, s'occupa de la Légion de police. L'organisation du complot était visiblement inspirée des sociétés secrètes de la fin de l'ancien régime. Les agents ne devaient pas se connaître entre eux. Le nom et l'adresse des membres du comité central leur étaient inconnus. Babeuf se cachait pour échapper aux poursuites déjà commencées contre lui. Le comité se réunissait mystérieusement chez divers affiliés. Les commissions délivrées aux agents n'étaient pas signées. Au surplus, le mécanisme ne joua jamais avec précision et en silence — le silence du secret.

D'anciens Conventionnels, exclus des Conseils pour leurs opinions terroristes, furent dès le début en relations avec le comité central : Choudieu, Javogues, Laignelot, Ricord, l'ex-évêque constitutionnel Huguet, Robert Lindet, dont le frère Thomas faisait partie des Anciens, Amar qui, par sa situation de fortune et les services qu'il avait rendus autrefois au parti Montagnard, était l'un des membres les plus écoutés du petit groupe. Comme Antonelle et Lepeletier, et sans doute aussi plusieurs des agents du comité, les anciens Montagnards regrettaient la Constitution de 1793 ; ils ne professaient pas le communisme ; leur point de vue était surtout politique. Un seul des députés ait Corps législatif se joignit à eux : Drouet, des Cinq-Cents.

 Certains détails donnent à penser que le gouvernement était au courant des conciliabules babouvistes et Montagnards. Babeuf était lié avec Fouché, qui renseignait Barras. Buonarroti connaissait Saliceti, l'ancien protecteur devenu maintenant le protégé de Bonaparte. Il est vrai que Saliceti venait d'être nommé commissaire à l'armée d'Italie (30 janvier 1796), mais il ne partit pas immédiatement, et d'ailleurs l'état-major de la place entretenait une police aux ordres du général commandant l'armée de l'Intérieur, tout comme Barras avait la sienne. Dès le 10 avril, Barras se ménagea une entrevue avec Germain, au su du comité secret, et il avait déjà, comme directeur, signé les ordres d'arrestation, qu'il correspondait encore avec les conjurés. Il est même permis de se demander si la conspiration n'a pas été, en partie du moins, machinée par la police, comme on en aura tant d'exemples ensuite, quand Fouché sera au pouvoir. D'autre part, le comité central acceptait des concours plus que suspects. Jacques Blauw, ministre de la République des Provinces-Unies à Paris, lui remit de l'argent : pourquoi ? Le Directoire invita plus tard Blauw à quitter Paris, en raison de ses accointances avec les anarchistes ; mais clans quel but ce diplomate, dont le zèle pour la France n'était pas démontré, conspirait-il ainsi contre le gouvernement établi ? N'était-ce pas justement le 1er mars 1796 qu'avait eu lieu à la Haye la première séance de la Convention réunie sur les instances des patriotes unitaires et avec l'appui du gouvernement français, pour donner aux Provinces-Unies une constitution nouvelle qui devait supprimer les vieilles franchises provinciales et locales de la République ? Babouviste à Paris, Blauw était-il unitaire chez lui ? Enfin, la propagande royaliste dans la Légion de police coïncide exactement, jour pour jour, avec la propagande babouviste : il est invraisemblable que royalistes et babouvistes ne s'en soient pas doutés.

Le comité central publia une demi-douzaine de brochures ou de placards. Sylvain Maréchal composait des couplets qu'une chanteuse populaire, Sophie Lapierre, entonnait dans les cafés patriotes. Une effervescence commençait, très légère. Le gouvernement eut tôt fait d'y mettre fin. La loi du 16 avril punit de mort tous ceux qui, par leurs discours ou par leurs écrits... provoquent la dissolution de la représentation nationale, ou celle du Directoire... ou le rétablissement de la royauté, ou celui de la Constitution de 1793... ou l'invasion des propriétés publiques ou le pillage et le partage des propriétés particulières, sous le nom de loi agraire ou de toute autre manière. La loi du 17 avril obligea sous de sévères pénalités les éditeurs de tous imprimés à publier le nom des auteurs et l'adresse de l'imprimerie. Les publications babouvistes cessèrent. La loi du 24 et les arrêtés des 28 et 29 avril supprimèrent la Légion de police, dont les hommes furent répartis parmi divers corps de troupe. Le 2 mai, Grisel, trahissant ses compagnons, entrait en relations avec Carnot. Les renseignements qu'il lui apporta ne servirent qu'à compléter ceux que le gouvernement possédait déjà, car il semble bien que les directeurs agissaient d'accord. Pour donner le coup final et atteindre les Montagnards avec les Babouvistes, ils attendirent que l'entente fût complète entre les deux groupes. Il avait été décidé à la réunion du 6 mai que les conjurés se réuniraient le 8, chez Drouet, pour se concerter sur les mesures à prendre. Ils croyaient à la possibilité d'un soulèvement populaire, encore que le nombre de leurs adhérents fût infime. Le total de 17.000, qu'on cite parfois d'après Buonarroti, est d'une exagération évidente, avec 10.500 militaires, 5.500 révolutionnaires à Paris et 1.000 en province. Le 8 mai, le Directoire fit établir les mandats d'arrêt ; une descente de police opérée par Cochon au domicile de Drouet dans la soirée arriva trop tard : les conjurés venaient de se séparer ; mais le surlendemain, dans la matinée (10 mai), la plupart des chefs babouvistes et Montagnards furent mis en arrestation sans la moindre difficulté. Drouet fut décrété d'accusation aux Cinq-Cents le 20 juin, aux Anciens le 8 juillet. Comme député, il échappait aux tribunaux ordinaires et ressortissait à la Haute-Cour de justice. On décida que tous les conjurés comparaîtraient avec lui devant la Haute-Cour. Ainsi la France entière, après Paris, frémirait d'horreur. La Haute-Cour ne pouvait tenir ses séances dans la même ville que le Corps législatif, elle se composait de juges et d'accusateurs publics tirés du tribunal de cassation, et de hauts-jurés nommés par les assemblées électorales des départements. Il fut décidé que la Haute-Cour siégerait à Vendôme (8 août). Sur quoi Drouet s'évada (17 août). La Haute-Cour resta néanmoins saisie de l'affaire. Enfin Babeuf et quelques-uns de ses codétenus, les plus dangereux apparemment, furent transférés de Paris à Vendôme, en voitures grillées, spécialement construites à cet effet (30 août-1er septembre). Le procès allait pouvoir commencer.

Mais le gouvernement voulait plus encore. L'affaire du camp de Grenelle n'est très probablement qu'une machination. Le policier Méhée et d'autres agents provocateurs persuadèrent aux anarchistes de Paris que les troupes cantonnées à Grenelle voulaient fraterniser avec eux. Dans quel but ? Il ne pouvait être question ni de délivrer les babouvistes, déjà transférés à Vendôme, ni de soulever Paris : c'était un traquenard. Le 9 septembre 1796, dans la nuit, les anarchistes se rendirent au camp. Leur nombre est de 200 à 800 dans les rapports officiels : les chiffres les plus élevés ne sont pas les plus vraisemblables. Le général Foissac-Latour était prévenu. Les anarchistes croyaient avoir des amis parmi les anciens soldats de la Légion de Police incorporés dans un régiment de dragons. Quand ils approchèrent, le chef d'escadron Malo réveilla ses dragons, qui les sabrèrent dans la nuit. On compta une vingtaine de victimes et 132 arrestations. Une commission militaire installée au Temple prononça, en six séances (du 19 septembre au 2 novembre), 31 condamnations à mort, 24 à la déportation, 28 à la prison ou aux fers, 7 condamnations par contumace dont 2 à mort et 47 acquittements ou renvois devant la Haute-Cour. Contrairement à la loi du 7 septembre 1796 qui déclarait admissible pour cause d'incompétence le recours en cassation contre les jugements des commissions militaires, le gouvernement refusa de transmettre les pourvois qui lui furent soumis ; tous les condamnés à mort furent fusillés immédiatement après le jugement. Les plus connus sont Cusset, Javogues et Huguet, anciens Conventionnels, Bertrand, l'ancien maire de Lyon au temps de Chalier (condamnés le 9 octobre). L'affaire du camp de Grenelle servit de préface au procès de Vendôme. Elle devait terroriser les anarchistes et rassurer les bons citoyens.

La Haute-Cour s'installa le 5 octobre et commença la procédure. Les débats publics durèrent du 20 février au 26 mai 1797. Le total des accusés était de 45, dont 18 contumaces. Deux Conventionnels, qui n'ont probablement participé ni l'un ni l'autre au complot, avaient été expédiés à Vendôme : le vieux Vadier, du Comité de sûreté générale, dont on avait trouvé le nom inscrit sur une liste babouviste, et le prudent Pottofeux, qui avait la male-chance d'être né à Saint-Quentin connue Babeuf presque à la même date, et de l'avoir sans doute connu. Plusieurs des autres accusés n'avaient pas davantage fait partie de la conjuration ; on les avait arrêtés, à Paris ou en province, à cause de leurs opinions trop avancées. Deux furent condamnés à mort : Babeuf et Darthé ; sept à la déportation (dont Buonarroti et Germain). Tous les autres étaient acquittés. A la lecture du jugement, Babeuf et Darthé essayèrent de se suicider avec une pointe de fer. Ils ne réussirent qu'à se blesser. On les guillotina le lendemain (27 mai 1797). Les déportés furent internés dans les îles de la côte. Vadier, bien qu'acquitté, subit le même sort. Il ne fut relaxé que le 23 septembre 1799 ; ses compagnons durent attendre jusqu'au Consulat et à l'Empire. Germain se maria richement et vécut jusqu'en 1831, Buonarroti publia en 1828 l'histoire de la Conspiration pour l'Égalité et mourut en 1837. Tous deux étaient restés fidèles à leurs idées et, par leur intermédiaire, la tradition babouviste a été transmise comme vivante aux socialistes révolutionnaires français du XIXe siècle.

 

IV — ÉMANCIPATION POLITIQUE DE BONAPARTE.

LE Directoire à son avènement avait le choix entre quatre programmes possibles de politique extérieure : recul jusqu'aux anciennes frontières — certains des modérés du nouveau tiers s'en seraient accommodés par esprit de lassitude sinon de réaction —, maintien du territoire tel qu'il était défini par la Constitution, conquêtes volontairement bornées jusqu'aux limites naturelles et à la barrière du Rhin, expansion indéfinie et impérialisme révolutionnaire par la propagande à main armée. Reubell, qui dès le début avait pris au gouvernement la direction des Affaires étrangères, avait son siège fait. Il était Alsacien, et, suivant l'expression du XVIIIe siècle, qui dit Alsacien dit Français au superlatif. Il voulait la barrière du Rhin. Tous ses collègues n'étaient, pas de son avis, mais, dans les premiers temps, ils acceptèrent sa politique. Carnot, oubliant qu'il avait autrefois donné une des justifications décisives du système annexionniste des limites naturelles, allait évoluer vers la faction des anciennes limites, pour suivre le vœu des Conseils. Le Tourneur suivait Carnot. La Revellière se souvenait qu'il avait été Girondin et penchait vers la guerre d'émancipation. Barras, indifférent et sceptique, ne prendra parti que quand il y trouvera son intérêt. Reubell pouvait donc agir. Sa politique s'affirme dans les premières négociations da Directoire pendant l'hiver (et qui d'ailleurs n'aboutirent pas), elle est visible dans les instructions données à Bonaparte lorsqu'il fut promu au commandement de l'armée d'Italie. Bonaparte devait attaquer les Autrichiens, les poursuivre en Milanais, occuper le pays, non pour le conquérir, mais en vue des négociations ultérieures ; inutile de lutter spécialement contre les Sardes : si on les bat, les Autrichiens ne désarmeront pas, si au contraire les Autrichiens reculent, les Sardes, isolés, ne pourront plus refuser de traiter, non plus d'ailleurs que les Génois, dont la neutralité ne protégera pas le territoire contre les passages et le stationnement des troupes françaises. Or, quelques semaines plus tard, Bonaparte avait donné à la campagne d'Italie une signification toute différente. Sa politique personnelle s'opposait à la politique de Reubell et finalement s'imposa.

Nommé général en chef de l'armée d'Italie le 2 mars 1796, marié le 9 avec Joséphine de Beauharnais, Bonaparte quitta Paris le 11, il était à Nice le 26 mars 1796, à Savone le 10 avril. Aussitôt, il prend vivement l'offensive. Il lance La Harpe contre le corps autrichien d'Argenteau qui recule sur Dego et Sassello (combat de Montenotte, 12 avril). Il lance Augereau contre Provera qui assurait la liaison entre les Autrichiens et les Sardes et qui, battu au combat de Millesimo (13 avril), s'enferme au château de Cosseria pour y capituler le lendemain (14 avril) : les Autrichiens sont coupés des Sardes, et Masséna chasse de Dego l'arrière-garde d'Argenteau (14 avril).

Les Sardes, commandés par Colli, se retirèrent devant Sérurier et Augereau pour protéger la ligne de Turin et se rapprocher du prince de Carignan qui, dans les Alpes, faisait face à Kellermann. Dans ses instructions, le Directoire avait prévu juste : sitôt séparés des Autrichiens, ils mettraient bas les armes. Une suspension d'armes fut conclue à Cherasco (28 avril), moyennant le droit de passage pour les troupes françaises et l'occupation des places de Coni et Tortone (ou, à défaut, Alexandrie).

En signant l'armistice sans l'autorisation de son gouvernement, Bonaparte avait certainement outrepassé ses droits ; il avait de plus violé ses instructions, puisqu'il avait porté tout son effort contre les Sardes, alors qu'il devait au contraire agir surtout contre les Autrichiens. Mais il se donnait la gloire d'avoir lui-même réduit à merci un des rois de la coalition. Militairement, la courte campagne qui venait de prendre fin était remarquable. Bonaparte a, pendant ces premiers jours, une attitude prudente qui est tout ensemble de maître et d'apprenti. Il n'avait pas encore commandé en chef devant l'ennemi, et il savait les généraux d'Italie rétifs à son autorité. Il leur laissa la plus grande initiative, il resta en arrière, et il ne se porta au front, pour la première fois, que le 20 avril. Mais déjà il a révélé ce don du commandement qu'il possède au degré souverain. Quelques jours lui ont suffi : il tient son armée en main. Son prestige vient de la confiance qu'il a en lui-même et qu'il donne aux autres. Il vient encore des éloges qu'il décerne en les calculant : non pas tant en raison du mérite vrai, que des dévouements dont il veut s'assurer. Il vient surtout du succès qu'il sait exagérer pour mieux le faire valoir, mais qui est dû à ses combinaisons plus encore qu'à l'incapacité du commandement ennemi.

Le traité signé à Paris, le 15 mai 1796, par les agents de Victor-Amédée III, confirmait, en les aggravant, les clauses de l'armistice. Six places supplémentaires étaient livrées aux Français jusqu'à la paix générale. Dès maintenant, le roi renonçait à la Savoie et à Nice, ainsi qu'à toute entente publique ou secrète avec la coalition. Il eut enfin à payer des contributions, dont le total fut d'environ trois millions. La question d'une alliance avec la France ne fut pas discutée : le moment était passé, et ne reviendra plus de longtemps. Ainsi le Directoire suivait le sillon creusé par Bonaparte.

Mais il ne lui convenait pas de devenir comme le subordonné de son général, et il décida, le 7 mai, que Kellermann, avec l'armée des Alpes et une partie des troupes de l'armée d'Italie, irait prendre position en Lombardie, pendant que Bonaparte, avec le reste de son armée, manœuvrerait contre les États du Sud pour chasser les Anglais et lever des contributions. C'était la politique de Reubell : ne pas conquérir, ne pas révolutionner, mais prendre des gages pour les négociations finales et, en attendant, faire de la guerre une opération fructueuse. Le conflit fut bref, mais décisif. Bonaparte fit jouer toutes ses influences ; le même jour (14 mai), il écrivit au Directoire et à Carnot, Saliceti au Directoire, Berthier, chef d'État-Major de l'armée d'Italie, à Clarke, chef du bureau topographique du Directoire. L'opinion était pour Bonaparte. Les officiers porteurs des drapeaux pris à l'ennemi venaient d'arriver à Paris. Les lois du 22 et du 25 avril portaient que l'armée d'Italie avait bien mérité de la patrie, les lois du 7 et du 9 mai instituaient en son honneur une fête de la Victoire qui devait être célébrée le 29 aux armées et dans le pays. Au Directoire, Carnot, Le Tourneur, Barras déterminèrent la majorité et, finalement, l'ordre du 7 mai fut annulé le 21. Le Directoire était comme happé par la première dent de l'engrenage.

Au reste, Bonaparte n'avait même pas attendu la réponse. Dès le 26 avril, dans une proclamation retentissante, il annonçait de nouveaux exploits :

Soldats ! Vous avez en quinze jours remporté 6 victoires, pris 21 drapeaux, plusieurs places fortes, conquis la partie la plus riche du Piémont... Mais vous n'avez rien fait, puisqu'il vous reste encore à faire !... Peuples de l'Italie, l'armée française vient pour rompre vos chaînes ; le peuple français est l'ami de tous les peuples : venez avec confiance au-devant d'elle ; vos propriétés, votre religion et vos usages seront respectés. Nous faisons la guerre en ennemis généreux et nous n'en voulons qu'aux tyrans qui vous asservissent.

Bonaparte annonçait clone la guerre révolutionnaire d'émancipation. Il savait que le Directoire n'en voulait pas ; il n'en avait cure.

Beaulieu, se repliant sur la route de Milan, franchissait le Pô à Valenza (2 mai) et fit mine d'y défendre le passage du fleuve. Mais Bonaparte opéra la traversée à Plaisance. Si maintenant Beaulieu s'obstine à rester devant Milan, sa ligne de retraite vers l'Adige et le Tyrol va lui être coupée. Il se décide donc à évacuer le pays pour se refaire en sûreté et revenir en force. Il traverse l'Adda à Lodi et gagne Crema. L'armée française, venant de Plaisance, joignit son arrière-garde à Lodi. Le combat fut très vif (10 mai). C'était la première affaire sérieuse à laquelle Bonaparte assistait. Son âme en fut très vivement frappée. Ce n'est que le soir de Lodi, racontait-il plus tard, que je me suis vu un homme supérieur. De fait, sur le moment même, l'imagination de Bonaparte s'exerça si activement sur ce petit combat d'arrière-garde autrichienne, qu'elle en dénatura les épisodes et la portée. La retraite autrichienne continua en bon ordre. De Crema par Crémone, Beaulieu se rendit à Mantoue, où il laissa une partie de son armée, et, prenant ensuite la direction du Nord, il s'achemina par Vérone (en territoire vénitien) sur le Trentin. Le combat de Borghetto (30 mai), préparé par d'habiles manœuvres de Bonaparte, avait prévenu un retour offensif, qui, d'ailleurs, n'était plus guère à craindre pour le moment. Dans les premiers jours de juin, tandis que Beaulieu achevait sa retraite, le blocus de Mantoue commençait. La guerre fit pause.

Bonaparte en profita. Jusqu'au retour des Autrichiens, l'Italie entière était sous la dépendance des Français. On pouvait en tirer beaucoup, surtout si on allait vite. Et le général était ici d'accord avec le Directoire, ou presque. Il imposa l'armistice, avec de lourdes contributions, au duc de Parme (9 mai), au duc de Modène (17 mai), au Saint-Siège, à Bologne (23 juin). Naples s'engagea à rappeler le petit contingent qui coopérait avec les Autrichiens, ainsi que les vaisseaux joints à l'escadre anglaise (6 juin). Une division française occupa Livourne (27 juin) en Toscane ; les vaisseaux anglais qui étaient clans le port prirent le large. A Milan et en Lombardie une administration nouvelle, tout ensemble militaire et révolutionnaire, d'oppression et d'émancipation, laissait espérer l'indépendance aux patriotes, tout en levant, non sans pillages et gabegies, force contributions. De même, les Légations pontificales de Bologne et de Ferrare s'organisaient en gouvernements provisoires, et Bonaparte prévoyait (2 juillet) qu'elles pourraient, tout en payant, bien entendu, former une république aristo-démocratique.

Le Directoire voulait garder, par ses commissaires, le contrôle financier sur les pays occupés et sur l'armée. Il s'entendit avec un groupe de fournisseurs, la compagnie Flachat, pour la levée des contributions ; le contrat fut signé le 7 juillet. Bonaparte s'indigna des prétentions du gouvernement et, au nom de l'honnêteté, il se déclara l'ennemi des commissaires, des fournisseurs et des munitionnaires qui volaient comme lui, mais sans lui.

Il faut, mandait-il au Directoire dès le 21 juin, une unité de pensée militaire, diplomatique et financière.... La diplomatie est... véritablement, dans ce moment-ci, toute militaire cri Italie.... Aucune de nos lois ne règle la manière dont doivent être gouvernés les pays conquis.

Cinq semaines auparavant, quand il était question d'adjoindre Kellermann à Bonaparte, les revendications du général étaient moindres :

Je crois, écrivait-il alors (11 mai), très impolitique de diviser en deux l'armée d'Italie... J'ai fait la campagne sans consulter personne.... Chacun a sa manière de faire la guerre. Le général Kellermann a plus d'expérience et la fera mieux que moi ; mais, tous les deux ensemble, nous la ferons mal.

 Avec le succès, les ambitions de Bonaparte grandissaient. Il ne lui suffisait plus d'être le seul général en Italie, il prétendait être le seul chef de la diplomatie, et des finances, et du gouvernement des pays conquis.

 Une savante réclame amplifiait ses mérites. A Paris, Arnault, Regnaud (de Saint-Jean-d'Angély), d'autres encore, vantaient ses exploits dans les gazettes. Bonaparte dirigeait lui-même sa publicité avec une superbe maîtrise. Ses proclamations mélangeaient si habilement le faux et le vrai, en un style imagé, vibrant, si mâle, si véritablement héroïque, que la France en était comme couverte de gloire, et que la pacification finale, tant espérée, paraissait toute proche après tant de triomphes. La proclamation que Bonaparte adressait à ses frères d'armes, le 20 mai, est devenue célèbre :

Soldats ! Vous vous êtes précipités comme un torrent du haut de l'Apennin ; vous avez culbuté, dispersé, éparpillé, tout ce qui s'opposait à votre marche.... Le Pô, le Tessin, l'Adda n'ont pu vous arrêter un seul jour ; les boulevards vantés de l'Italie ont été insuffisants, vous les avez franchis aussi rapidement que l'Apennin.- Oui ! soldats, vous avez beaucoup fait, mais ne vous reste-t-il donc plus rien à faire ?... Partons ! Nous avons encore des marches forcées à faire, des ennemis fi soumettre, des lauriers à cueillir, des injures à venger... Que les peuples soient sans inquiétude ; nous sommes amis de tous les peuples !... Vous aurez la gloire immortelle de changer la face de la plus belle partie de l'Europe. Le peuple français, libre, respecté du monde entier, donnera à l'Europe une paix glorieuse qui l'indemnisera des sacrifices de toute espèce qu'il a faits depuis six ans. Vous rentrerez alors dans vos foyers, et vos concitoyens diront en vous montrant : Il était de l'armée d'Italie !

Mallet du Pan, naguère encore si découragé, se sentait comme fouetté, et criait sa haine (11 août) : Ce Bonaparte, ce petit bamboche à cheveux éparpillés, ce bâtard de Mandrin que les rhéteurs appellent jeune héros et vainqueur d'Italie, expiera promptement sa gloire de tréteaux ; injures qui n'étaient à vrai dire que la consécration d'une gloire déjà sans rivale.

 

V. — EN ALLEMAGNE ET SUR MER : SUCCÈS BALANCÉS.

SUR le Rhin et en Allemagne, le Directoire conservait, il est vrai, la direction des affaires, mais la malchance était qu'on n'y réussissait guère. C'est là pourtant que devait être donné de part et d'autre le principal effort militaire, si du moins l'on en juge par l'effectif des armées. Le feld-maréchal général autrichien, l'archiduc Charles (frère cadet de l'empereur François II et du grand-duc Ferdinand III de Toscane) était de deux ans plus jeune que Bonaparte lui-même ; il ne manquait ni de hardiesse, ni de talent, mais il se défiait de lui-même, et il ne manœuvra d'abord qu'avec circonspection, calquant ses mouvements sur ceux de l'ennemi. Au reste, le Conseil aulique, effrayé des succès de Bonaparte, lui ordonnait de rester sur la défensive (1er juin). Les instructions du Directoire, rédigées par Carnot (10 avril), prescrivaient au contraire de porter la guerre sur la rive droite du Rhin. Les armées de Rhin-et-Moselle et de Sambre-et-Meuse, sous le commandement de Moreau et de Jourdan, poussèrent la première jusqu'au Danube par Carlsruhe et Stuttgart (18 juillet 1796), l'autre par Francfort (18 juillet) jusqu'à Neumarkt, au delà de Nuremberg et furent près d'opérer leur jonction pour continuer leur offensive, conformément aux instructions de Carnot (12 août). Les deux armées envahissantes pesaient lourdement sur le pays, sur lequel elles levaient des contributions et dont elles tiraient leur subsistance ; mais les maraudes et les rapines ne dégénérèrent jamais en pillage, comme en Italie. Les armistices conclus par Moreau à Baden-Baden avec le duc de Wurtemberg (17 juillet) et à Cannstadt avec le margrave de Bade (26 juillet) furent complétés par une double paix signée par les envoyés Wurtembergeois à Paris, le 7 août, et par les Badois le 22. Les deux princes renonçaient à leurs possessions de la rive gauche du Rhin, et acceptaient le principe des sécularisations sur la rive droite, en dédommagement. Les effets de l'action française étaient donc en Allemagne aussi rapides qu'en Italie, et plus profonds, puisque la constitution même de l'Empire était atteinte.

Mais la campagne tourna mal. Très habilement, l'archiduc fit la navette entre les deux armées françaises. Battu à Amberg (21 août), devant Wurtzhourg (3 septembre), à Altenkircken (le 19 ; rencontre où Marceau fut mortellement blessé), Jourdan était obligé de repasser le Rhin (20 septembre). Moreau, isolé, opéra une prudente retraite à travers la Forêt-Noire. Il l'achevait à peine que l'archiduc se retournait contre lui, et il se replia en Alsace (25 octobre).

A Kehl, Desaix résista énergiquement jusqu'au 9 janvier 1797 et Ferino à Huningue jusqu'au 5 février : les Français n'eurent alors plus rien de l'autre côté du Rhin, même pas les têtes de pont.

Comme la guerre en Allemagne, la guerre maritime traînait en vicissitudes diverses, mais sans résultats décisifs, et, comme en Allemagne, la France gagna la première manche. L'alliance espagnole fut pour elle un coup de partie. Le général Pérignon était arrivé à Madrid le 27 avril 1796. Il fut le premier en date de ces soldats diplomates que le Directoire employa de plus en plus souvent. Par le traité de Saint-Ildefonse (19 août), l'Espagne s'allia à la France contre l'Angleterre, mais avec garantie pour toutes ses possessions. Or l'alliance impliquait la guerre, la guerre impliquait la mainmise anglaise sur quelques colonies espagnoles, et la garantie impliquait pour la France l'obligation de ne pas conclure la paix avec l'Angleterre sans restitution ou dédommagement à l'Espagne. Pérignon avait obtenu l'alliance, mais dans des conditions qui devaient singulièrement compliquer, au lieu de les faciliter, comme Reubell le souhaitait, les négociations futures de la paix avec l'Angleterre.

Du moins, un premier résultat était acquis, et d'importance. L'alliance espagnole eut pour conséquence immédiate que les Anglais évacuèrent la Méditerranée. Jervis bloquait Toulon, Nelson rôdait sur les côtes liguriennes et, non contents de la Corse, où ils régnaient depuis trois ans, les Anglais s'installaient encore, en juillet 1796, à l'île d'Elbe (possession napolitaine). Avant même d'avoir signé le traité de Saint-Ildefonse et déclaré la guerre à l'Angleterre (8 octobre), les Espagnols mirent leur flotte au service français. Richery, bloqué à Cadix (depuis octobre 1795), prit le large sous la protection d'une escadre espagnole (4 août 1796), et s'en fut vers l'Amérique du Nord faire croisière contre les vaisseaux marchands et les établissements anglais du Labrador et de Terre-Neuve. Une autre escadre espagnole alla renforcer la flotte française bloquée à Toulon. Jervis risquait d'être accablé sous le nombre. Il évacua la Corse (21 octobre), où Miot, ministre de France, transféré de Florence à Turin, se rendit aussitôt en qualité de commissaire du Directoire ; il rallia ses vaisseaux et se replia sur Gibraltar (en décembre 1796). De Porto Ferrajo en Elbe, Nelson l'y rejoignit. Pendant près de deux ans, le pavillon anglais sera désormais exclu de la Méditerranée. Il y a là un fait capital. Sur les derrières de Bonaparte, la marine royale britannique soutenait les ennemis de la France, elle les réunissait et elle les secondait, elle était leur cohésion même, tangible et forte. Elle partie, ils s'effondrent isolés. Les succès de Bonaparte en Italie sont dus, dans une certaine mesure, à la disparition des Anglais, et par conséquent à l'alliance espagnole.

D'autre part, le Directoire, escomptant les forces nouvelles qu'il allait pouvoir utiliser contre l'Angleterre, préparait activement une offensive compliquée. Depuis longtemps, il était question d'un débarquement aux îles Britanniques : à la fin de 1793, au début de 1795, des projets avaient déjà été esquissés. Wolf Tone, le cher des Irlandais-Unis, revenu d'Amérique en France (2 février 1796) pour fomenter une insurrection, conférait avec Carnot. Hoche s'était mis en relations avec d'autres Irlandais. L'action principale fut décidée le 12 juillet 1796, dans une conférence tenue à Paris entre Carnot, Clarke, Hoche et Wolf Tone. Hoche fut nommé général en chef de l'armée d'Irlande (20 juillet), l'armée des Côtes de l'Océan étant supprimée, et les départements de l'Ouest devant désormais rentrer dans le droit commun. Et les préparatifs commencèrent.

Dès qu'ils en furent avisés, les Anglais mirent tout en œuvre pour les entraver. Ils étaient surpris et consternés. L'invasion des républicains, l'insurrection irlandaise, l'alliance franco-espagnole, la perte de la Méditerranée, les victoires françaises eu Allemagne et en Italie : tout les accablait. Pour gagner du temps, pour connaître les intentions du gouvernement français, et peut-être aussi pour conclure la paix, si elle lui paraissait acceptable, ils négocièrent. Le petit groupe des anglophiles français les y encourageait : à Paris, le banquier prusso-suisse Perregaux, Talleyrand et son homme d'affaires Montrond ; à Londres, l'agioteur Monneron. Talleyrand intriguait, Perregaux était lié avec Barras, et l'on pouvait être assuré que le parti de la paix à tout prix, ou faction des anciennes limites, seconderait les tentatives d'accord. Le cabinet anglais fit les premières ouvertures par l'intermédiaire des ministres danois à Londres et à Paris. Reubell posa comme condition que le plénipotentiaire fût muni des pouvoirs nécessaires pour la conclusion d'une paix définitive et générale, et lord Malmesbury arriva enfin à Paris (23 octobre 1796). La conversation fut simple et très vaine. Malmesbury dut avouer qu'il ignorait les intentions de l'Autriche. Il en référa à Londres, Londres à Vienne, Vienne à Pétersbourg, pour apporter finalement une réponse dérisoire : Thugut se refusait à toute concession. Alors Malmesbury offrit de traiter séparément ; mais les conditions qu'il offrit (17 décembre) n'étaient guère moins intransigeantes que celles de Thugut : Je me flatte que le Directoire n'en voudra pas, avait dit le roi en les approuvant. Elles comportaient en effet le retour aux anciennes limites (Avignon, Nice et la Savoie exceptés), la restitution des colonies perdues, mais l'annexion du Cap et de Ceylan sur les Hollandais. La réponse n'était pas douteuse. Deux bonnes nouvelles parvenues à Paris contribuèrent sans doute à la faire plus hautaine et plus prompte : la victoire d'Arcole (15 novembre), la mort de Catherine II (17 novembre). Le Directoire croyait, non sans apparence de raison, que le cabinet anglais avait voulu le jouer, et ses défiances invétérées étaient devenues plus vives que jamais. Il donna vingt-quatre heures à Malmesbury pour présenter son ultimatum, s'il en avait un (18 décembre). Mais Malmesbury avait dit son dernier mot. Il lui fut enjoint de quitter Paris dans les deux jours (19 décembre) ; il partit le lendemain (20 décembre).

Hoche venait d'appareiller (15 décembre). L'Anglais Pellew montait la garde devant Brest avec quelques frégates. Pour l'éviter et couper au plus court, l'amiral Morard de Galles fit modifier l'ordre de marche dès qu'on fut au large. Ses signaux furent mal compris. Les équipages étaient inexpérimentés, et ils avaient à lutter contre la brume et le mauvais temps. La frégate qui portait Hoche et Morard se trouva isolée. Quand le gros de la flotte arriva en vue de la baie de Bantry en Irlande (22 décembre), une tempête empêcha le débarquement, et le retour ne s'effectua pas sans pertes. Peu après (14 février 1797), Jervis attaquait la flotte espagnole au Cap Saint-Vincent et la forçait à se réfugier à Cadix, où il la bloqua.

Aux Indes occidentales, la première des colonies espagnoles dont les Anglais s'emparèrent fut l'ile de la Trinité (14 février 1797). A Saint-Domingue, ils occupaient Port-au-Prince et trois postes côtiers. Mais ici, ils avaient affaire à forte partie. La colonie était gouvernée par un général de division, un blanc, Laveaux, auquel étaient subordonnés deux généraux de brigade : un mulâtre, Rigaud, dans le Sud, et un nègre, Toussaint Louverture, dans le Nord et l'Ouest. Le mulâtre, cruel et barbare, s'était rendu indépendant. Toussaint au contraire faisait activement la police du pays, il poursuivait les bandes d'esclaves affranchis ou nouveaux libres qui infestaient la campagne, il les dispersait et les incorporait dans ses troupes. Grâce à lui, l'ordre renaissait, l'exploitation rurale recommençait et les colons blancs reprenaient confiance. Il fut promu général de division (17 août 1796) et succéda, en fait, à Laveaux quand celui-ci, élu député de la colonie, rentra en France (16 octobre).

Il disposait alors d'une armée de 40.000 hommes, bien disciplinés et presque tous nègres. Par la suite, il força les Anglais à évacuer leurs derniers postes (4 octobre 1798) et battit Rigaud, après un an de guerre opiniâtre : il fut véritablement le sauveur de Saint-Domingue.

Enfin, en Nord-Amérique, les événements tournaient au profit de l'Angleterre : la France rompait ses relations avec les Etats-Unis, et les deux républiques sœurs semblaient à la veille d'une guerre. Le traité signé à Londres par le ministre américain Jay le 19 novembre 1794, ratifié le 28 octobre 1793 et promulgué par Washington le 29 février 1796, était en effet contraire au traité d'amitié et de commerce conclu entre la France et les États-Unis le 6 février 1778 ; il lésait les intérêts comme les droits de la France. Le traité de 1778 consacrait le principe de la liberté des neutres en temps de guerre : si l'une des deux puissances contractantes faisait la guerre, l'autre restant neutre, la puissance belligérante reconnaissait à la puissance neutre le droit de transporter partout ses marchandises, sauf la contrebande de guerre. Or les Anglais n'admettaient pas la liberté des neutres ; ils s'étaient fait une règle de saisir les navires américains à destination de la France et de confisquer leurs marchandises. Par d'autres vexations encore, ils avaient forcé les Américains, qui désiraient pouvoir tout au moins commercer paisiblement avec les Iles Britanniques et les autres pays, à reconnaître leurs prétentions. Le traité Jay interdisait donc aux États-Unis de rien envoyer en France ou à ses alliés, sous peine de saisie. Il n'avait pas été accepté sans difficultés par les Américains, car leur commerce avec la France et ses colonies des Antilles était important. De plus, le parti républicain (démocratique) de Jefferson penchait pour la France, alors que les fédéralistes (centralisateurs) alors au pouvoir étaient anglophiles. Le ministre américain à Paris, James Monroe, par son honnêteté, ses convictions démocratiques et ses amitiés françaises, avait réussi à maintenir tout au moins l'apparence des relations régulières entre les deux républiques. Mais lorsque, sur l'ordre de Washington, il eut présenté ses lettres de rappel (30 décembre 1796), le Directoire refusa d'agréer son successeur. Il arrêta que la France en usera envers les pavillons neutres, soit pour la confiscation, soit pour la visite ou préhension, de la même manière qu'ils souffrent que les Anglais en usent à leur égard (22 novembre 1796), et déclara sans valeur les passeports délivrés ou visés par les agents diplomatiques américains (10 avril 1797).