HISTOIRE DE FRANCE CONTEMPORAINE

 

LIVRE III. — LA CONVENTION THERMIDORIENNE ET LE PREMIER DIRECTOIRE.

CHAPITRE PREMIER. — LA CONVENTION THERMIDORIENNE.

 

 

I. — THERMIDOR.

LA durée du gouvernement terroriste révolutionnaire était subordonnée à trois conditions d'autant plus difficilement réalisables qu'elles dépendaient d'un moins grand nombre d'hommes : la soumission du pays, et spécialement de Paris, l'appui de la Convention et l'union entre les chefs. — La nation accueillait avec satisfaction les victoires militaires, mais elle était devenue tellement passive qu'il ne semble pas qu'elle se soit représenté la paix comme la conséquence prochaine de la victoire, ni la suppression du gouvernement révolutionnaire comme la conséquence de la paix. Sans doute en avait-elle le désir secret, mais l'opinion publique restait silencieuse. Les Jacobins et la Commune qui se donnaient à Paris comme les interprètes de la population des patriotes étaient étroitement attachés au gouvernement dont les épurations sanglantes les avaient formés à son image ; ils ne faisaient pas plus opposition qu'ils n'en subissaient. S'il est vrai qu'on ne s'appuie que sur ce qui résiste, le gouvernement était comme suspendu dans le vide. — A la Convention, les députés le soutenaient assurément, et ils venaient encore une fois de proroger les pouvoirs mensuels du Comité de salut public (12 juillet), mais ils avaient atteint, en discutant la loi du 22 prairial (10 juin), la limite extrême de leur confiance : il leur répugnait d'être dépouillés de toute garantie et que le Comité pût les traduire de sa propre autorité au tribunal révolutionnaire.

Tant que les deux Comités du gouvernement restaient unis, ils conservaient la maîtrise de l'Assemblée. Mais il était humainement impossible que l'accord persistât entre ces individualités énergiques et différentes, sans cesse en contact, enfiévrées de travail, exaltées par l'exercice du pouvoir et endurcies par le spectacle quotidien de la mort. Depuis longtemps, le Comité de sûreté générale était mécontent du Comité de salut public et spécialement de Robespierre. La création d'un bureau de police au Comité de salut public, dont Saint-Just et, pendant ses missions à l'armée, Robespierre avaient la direction, n'était-elle pas un empiétement sur les attributions du Comité de sûreté générale ? Pareillement, plusieurs initiatives, comme l'élaboration de la loi du 22 prairial, dont Robespierre et Couthon s'étaient faits les avocats à la Convention et qu'ils avaient fait voter sans le concours du Comité de sûreté générale. De plus, la loi du 18 floréal (7 mai) et la fête de l'Être suprême du 20 prairial (8 juin) avaient fortement déplu à la majorité du Comité de sûreté générale : le rapport ironique de Vadier sur une vieille mystique octogénaire, Catherine Théot, la Mère de Dieu, qui tenait d'inoffensives réunions au Quartier latin, n'avait d'autre but que de ridiculiser Robespierre et son Être suprême (15 juin). — Si le Comité de salut public avait fait bloc, l'opposition du Comité de sûreté générale eût été sans danger, mais des querelles y éclataient, parfois violentes, et qui laissaient des traces, si brèves qu'elles fussent. Saint-Just et Carnot s'étaient insultés ; le Comité avait, suivant les cas, donné raison à l'un ou à l'autre, mais sans les réconcilier. Il ne s'agissait au surplus que d'affaires de service, d'ordre militaire. Plus grave était le conflit qui, vers la fin de juin, mit Robespierre aux prises avec Billaud, car il était de nature politique, et Saint-Just, qui intervint, l'aggrava par ses manières tranchantes. Billaud rivalisait avec Robespierre comme théoricien du terrorisme, niais il en était le sectaire comme Robespierre l'homme d'État, il en faisait un but et non un moyen : il réprouvait, comme une avance aux modérés, le culte public à tiare suprême, et comme une atteinte au principe d'égalité le prestige dont jouissait Robespierre et qui le plaçait au premier plan. Reprochait-il à Robespierre de chercher la dictature par la réaction ? Était-il personnellement jaloux d'un rival heureux ? D'ordinaire, Collot faisait cause commune avec Billaud et Prieur de la Côte-d'Or avec Carnot, Saint-Just et Couthon avec Robespierre. Barère se ralliait au plus fort ; les autres étaient en mission, ou, comme disait Saint-Just, ensevelis dans leurs bureaux. Peu à peu, le Comité de salut public se divisait donc en deux groupes, qui n'étaient pas encore ennemis et se réconciliaient pour le bien commun des affaires, mais dont l'un savait qu'il aurait l'appui du Comité de sûreté générale si l'autre l'attaquait.

Or, Robespierre attaqua. Il était vindicatif et, par une illusion fréquente chez les hommes au pouvoir, porté à relever comme injures personnelles les critiques politiques. Du jour où le rapport de Vadier lui révéla l'antagonisme du Comité de sûreté générale, il cessa de participer activement aux travaux du Comité de salut public et de la Convention. Mais, aux Jacobins, il laissa entendre qu'il avait des ennemis à l'Assemblée et aux Comités ; il ne les nommait pas, et la menace pesait sur tous. Comme au temps de l'Hébertisme et du Dantonisme, Robespierre voulait débarrasser la République des exagérés qui la compromettaient et des corrompus qui l'exploitaient. L'athéisme n'était pour lui qu'une forme d'exagération, et l'opposition à la loi du 22 prairial une forme de corruption. Les représentants qui revenaient de mission dans les départements, où ils avaient abusé de leurs pouvoirs par excès de terrorisme ou malversations, se sentaient particulièrement visés. Déjà quelques noms circulaient : Fouché le premier initiateur du mouvement d'athéisme, Tallien qui à Bordeaux avait tripoté ; et la liste de la peur s'allongeait chaque jour. Il y eut des conciliabules mystérieux entre menacés et mécontents. Un grand orage est proche, disait, vers la mi-juillet, Jeanbon qui venait de quitter Paris pour Toulon. Il se passe ici des choses fort importantes, confiait Billaud à Ingrand qui revenait de mission : va trouver Ruamps ; il t'informera de tout. Couthon, aux Jacobins, déclara qu'on comptait tout au plus une demi-douzaine de députés aux mains pleines des richesses de la République et dégoûtantes de sang innocent (24 juillet) : c'était peu, mais assez pour justifier toutes les craintes. La gêne, l'inquiétude et la peur qui couvaient depuis six semaines s'exaspérèrent lorsque, le lendemain, les Jacobins demandèrent à la Convention de sévir contre les conspirateurs impunis (25 juillet). Ce jour-là, Barère, au nom du Comité de salut public, rendait compte des derniers succès militaires et concluait de la manière la plus optimiste, tout en rendant hommage à la sollicitude et aux principes imperturbables, de Robespierre. Il semble certain que ni Barère, ni la majorité du Comité de salut public, Billaud compris, ne voulaient la rupture. Mais Robespierre passa outre et, sans tarder (8 thermidor an II, 26 juillet), il répondit à Barère dans un long discours, qu'il donne lui-même comme un testament redoutable aux oppresseurs du peuple, auxquels il lègue la vérité terrible et la mort :

Ce n'est ni par des phrases de rhéteur, ni même par des exploits guerriers, que nous subjuguerons l'Europe, mais par la sagesse de nos lois. Or les affaires publiques reprennent une marche perfide et alarmante ; le système combiné des Hébert et des Fabre d'Églantine est poursuivi maintenant avec une audace inouïe. Il ne suffirait pas d'épurer la Convention ; il faut épurer aussi le gouvernement, renouveler les bureaux du Comité de sûreté générale, épurer ce Comité lui-même, et le subordonner au Comité de salut public, épurer le Comité de salut public lui-même et constituer l'unité de gouvernement sous l'autorité suprême de la Convention qui est le centre et le juge.

Le discours de Robespierre avait été écouté en silence, et Barère, soutenu par Couthon, fit décréter, malgré Bourdon de l'Oise qui proposait le renvoi aux Comités, qu'il serait imprimé et envoyé aux communes. Mais, sitôt le vote émis, l'opposition protesta, avec Vadier et Amar du Comité de sûreté générale, Billaud du Comité de salut public, Bentabole, Thirion, Chartier qui demanda inutilement à Robespierre de nommer tous ceux qu'il accusait, Fréron qui proposa le rapport immédiat de la loi du 22 prairial : Quel est celui qui peut parler librement lorsqu'il craint d'être arrêté ? A quoi Billaud répliqua : Celui que la crainte empêche de dire son avis n'est pas digne du titre de représentant du peuple. Et l'Assemblée applaudit Billaud comme elle venait d'applaudir Fréron, le terroriste comme le terrorisé, tous deux ligués contre Robespierre. Puis Bourdon de l'Oise reprit sa proposition de renvoi à l'examen des deux Comités ; donc, objecta Robespierre, à l'examen de ceux que j'accuse ! Et la Convention se déjugeant, vota le renvoi. Je suis perdu ! murmura Robespierre. Mais il ne renonçait pas encore à la lutte. Le soir, aux Jacobins, il relut son discours. On l'acclama, Billaud et Collot, qui assistaient à la séance, furent vilipendés, bien que Collot eût tenté un essai de conciliation.

La nuit s'acheva sans incident. Les deux Comités, qui siégèrent jusqu'après minuit et dans la matinée suivante (9 thermidor, an II, 27 juillet), ne prirent aucune décision. Lecointre et Fréron auraient voulu obtenir d'eux des mesures préventives contre la Commune, où ils signalaient une agitation suspecte dans les allées et venues des derniers préparatifs d'une fête qui avait été décrétée pour le 10 thermidor en l'honneur de Bara et Viala. Saint-Just, qui fit une courte apparition aux Comités, eut avec Collot une violente altercation. Les esprits se montaient. Des députés s'encourageaient à la résistance et faisaient campagne contre la tyrannie de Robespierre. Tallien fut un des plus actifs. Thérèse Cabarrus, qu'il aimait passionnément, allait être traduite au tribunal révolutionnaire, et elle avait réussi à lui faire passer un billet désespéré où elle lui reprochait son insigne lâcheté (25 juillet). Tallien était affolé d'amour et de peur, car la condamnation de Thérèse annonçait la sienne. Aussi lorsque à la Convention, vers midi, après le dépouillement de la correspondance, Saint-Just monta à la tribune, il l'interrompit violemment dès les premiers mots et, soutenu par ses amis, il l'empêcha de parler. Le président n'était autre que Collot. Il donna la parole à Billaud et comme Le Bas protestait, il le rappela à l'ordre. Billaud mène l'attaque. Il commence par récriminer contre l'attitude des Jacobins la veille à son égard et termine par le dilemme : la mort de Robespierre ou la nôtre ! Robespierre veut répliquer. On crie : A bas le tyran ! Tallien raconte qu'il était, lui aussi, la veille aux Jacobins et qu'il en a frémi pour la patrie ; il brandit le poignard avec lequel il frappera le nouveau Cromwell si la Convention ne le met pas en accusation. Il fait décréter la permanence de l'Assemblée et l'arrestation d'Hanriot, commandant général de la garde nationale de Paris. Combien y avait-il de députés présents dans la salle ? On ne sait, mais, visiblement, la majorité abandonnait Robespierre. Barère s'en rend compte, et lâchement il prend parti : au nom du Comité de salut public, il obtient que désormais la garde nationale n'obéira plus qu'à ses chefs de légion placés tour à tour au commandement général. C'était la dislocation des forces dont on supposait qu'elles marcheraient pour la Commune. Vadier reprend contre Robespierre l'histoire de Catherine Théot ; Tallien l'interrompt : Ramenons la discussion à son vrai point !Je saurai bien l'y ramener, réplique Robespierre. Mais les murmures et les cris l'empêchent de parler, et Thuriot, qui a remplacé Collot à la présidence, laisse le tumulte se prolonger. — Pour la dernière fois, président des assassins, je te demande la parole !Tu ne l'auras qu'à ton tour, répond Thuriot. Robespierre, épuisé, se tait un instant, et Garnier de l'Aube s'écrie : Le sang de Danton l'étouffe !C'est donc Danton que vous voulez venger ? demande Robespierre. Billaud venait au contraire de lui faire grief d'avoir été trop lent à sacrifier Danton : contre lui s'acharnaient tout ensemble les anciens amis et les premiers ennemis de Danton. Mais jusqu'alors les Montagnards avaient été seuls à l'attaquer. Le Centre n'avait pas encore manifesté. Ce fut un droitier qui l'entraîna. Brusquement Louchet demande l'arrestation et Lozeau le décret d'accusation contre Robespierre. Louchet était Montagnard, mais Lozeau avait appartenu à la Gironde. L'Assemblée manifeste qu'elle les approuve. Noblement, Robespierre jeune et Le Bas (mari d'Élisabeth Duplay, sœur d'Éléonore fiancée de Robespierre) demandent à partager le sort de leur frère et ami ; Saint-Just et Couthon leur sont joints ; Élie Lacoste se vante d'avoir été le premier à dénoncer aux Comités le triumvirat de Robespierre, Couthon et Saint-Just, et Barère rédige le décret final qui met en arrestation les cinq députés, avec Dumas, le président du tribunal révolutionnaire, Hanriot et l'état-major de la garde nationale. Jusqu'au dernier moment, Robespierre avait vainement essayé de ressaisir sa majorité. Il était près de cinq heures. Tous se trouvaient las de la terrible lutte. On criait : à la barre ! Les cinq députés obéissent enfin ; les gendarmes les arrêtent et la séance est suspendue.

Elle commençait vers la même heure à la Commune et aux Jacobins. Là on n'avait pas, comme certains députés, de motifs personnels pour craindre l'application des lois révolutionnaires ; on croyait, non sans quelque apparence de raison, qu'il fallait défendre la Convention contre un groupe de factieux, comme au 31 mai, et qu'au surplus la besogne serait facile puisque la Commune avait une force armée et que la Convention en manquait. A la vérité, la garde nationale avait beaucoup perdu de son importance depuis la levée en masse, la formation et le licenciement de l'armée révolutionnaire ; mais les sectionnaires armés remplissaient ses cadres supérieurs qui subsistaient, et l'on pouvait, en outre, obtenir le concours des élèves de l'École de Mars et des troupes en garnison à Paris. Hanriot cumulait en effet le commandement de la garde nationale et de la 17e division militaire. Les Jacobins se mirent en communications fréquentes avec les communalistes qui étaient venus nombreux à l'Hôtel de Ville : 91 membres du Conseil général ont signé la feuille de présence. — Théoriquement, l'effectif complet était de 144 : 96 notables et 48 officiers municipaux —. Sous la présidence du maire Lescot-Fleuriot, les communalistes se déclarent en insurrection et procèdent aux opérations d'usage : fermeture des barrières, convocation des sections au tocsin et à la générale, établissement d'une liste de députés à incarcérer (Collot et Carnot du Comité de salut public, Amar, Vadier, Bayle du Comité de sûreté générale, Fouché, Javogues, Tallien et six autres), nomination d'un conseil exécutif de neuf membres (avec Payan, l'agent national de la Commune). Hanriot doutait si peu du succès qu'il se rendit à la Convention, avec quelques hommes seulement, pour mettre en liberté les cinq députés décrétés d'arrestation. A sa grande surprise, les gendarmes le retiennent comme prisonnier (vers six heures). Les Comités font alors transporter Robespierre au Luxembourg et ses quatre amis en autant de prisons différentes. Mais la Commune a donné des ordres : les guichetiers refusent de recevoir les prisonniers, ou les remettent aux officiers municipaux qui viennent les réclamer. Le tocsin commençait à sonner quand, vers sept heures, la Convention reprit séance. L'insurrection semblait victorieuse. Les députés présents étaient inquiets et indécis. Tout à coup, vers huit heures, ils entendent un bruit d'armes. Des soldats ont pénétré dans le palais et se sont fait livrer Hanriot par les gendarmes qui le gardaient. Les députés ont pu croire leur derrière heure venue et les tribunes se sont vidées instantanément, il n'y resta plus qu'un gros nuage de poussière. Nul doute que, si Hanriot l'avait voulu, il eût été le maître de la Convention. Mais il revint à l'Hôtel de Ville prendre des ordres.

Personne n'en avait. L'insurrection piaffait, sans avancer. Elle n'avait pas de chef. Pour agir contre la Convention, au nom de la Convention, il fallait un Conventionnel. Robespierre se dérobait. Pourtant, c'était lui qui avait pris l'offensive contre les ennemis de la République embusqués à l'Assemblée. Mais le décret d'arrestation le paralysait. Il lui répugnait d'agir contre la Convention, dont il disait la veille encore que mon premier devoir comme mon premier penchant est un respect sans borne pour elle. Peut-être espérait-il y rentrer en triomphateur comme Marat après son acquittement au tribunal révolutionnaire ; et, transféré du Luxembourg à la Mairie, il voulut d'abord y rester en détention. Il ne consentit à se rendre à l'Hôtel de Ville qu'à dix heures passées, longtemps après son frère, Saint-Just et Le Bas. Puis l'on attendit Couthon. Il avait les jambes infirmes et ne pouvait marcher ; on ne l'amena de sa prison que vers minuit. Il y avait eu ainsi une irréparable perte de temps, et la Convention, qui s'était ressaisie, l'avait mise à profil. Sur la proposition faite au nom de ses deux Comités de gouvernement par Vouland et Barère, elle avait placé la force armée dont elle pourrait disposer sous le commandement de Barras, et mis hors la loi tous les individus qui se seraient soustraits au décret d'arrestation, ainsi que tous les fonctionnaires publics qui leur prêteraient concours. Douze députés, revêtus de leurs insignes, accompagnés d'huissiers et de gendarmes, allèrent publier aux flambeaux dans les rues de Paris le décret de mise hors la loi. Il était environ dix heures du soir. Le public sortait des théâtres. Dans quelques sections, on entendait encore le tocsin ou la générale. On appelait, raconte Thibaudeau, les uns à la Convention, les autres à l'Hôtel de Ville ; le citoyen ne savait à qui répondre, à qui obéir. Sur 48 sections, 23 du nord, de l'est et du sud de Paris avaient suivi l'appel de la Commune, et encore s'étaient-elles pour la plupart contentées d'envoyer des commissaires à l'Hôtel de Ville ; 11 seulement s'étaient réunies en assemblée générale. En fait, la population parisienne restait indifférente. Néanmoins, une petite troupe de sectionnaires en armes s'était massée place de Grève ; mais, comme elle ne recevait pas de directions, elle se dispersa peu à peu ; la nouvelle du décret Conventionnel accéléra son effritement qu'acheva, aux environs de minuit, une grosse averse. Les deux Comités de gouvernement avaient, de leur côté, rassemblé quelques contingents des sections du centre et de l'ouest ; vers une heure du matin, Barras disposait déjà d'une force suffisante pour mettre la Convention à l'abri d'un coup de main, et il combinait une marche sur l'Hôtel de Ville par les quais et la rue Saint-Honoré. A la Commune, on discutait, on correspondait, mais sans agir. Pourtant, après la nouvelle du décret de mise hors la loi et l'arrivée de Couthon, Robespierre s'était enfin décidé à intervenir. Au nom de qui ? avait-il demandé, par un dernier scrupule de légalité. — Au nom du peuple ! lui avaient répondu Couthon et ses amis. Et il signait une proclamation lorsque sa main l'ut interrompue à la troisième lettre de son nom. Un petit groupe de partisans de la Convention avait pénétré par surprise à l'Hôtel de Ville — comme les soldats d'Hanriot au palais de la Convention quelques heures auparavant, — et brusquement fait irruption dans la salle mal éclairée (10 thermidor, 28 juillet, vers deux heures du matin). Tumulte, cris et coups. Robespierre a la mâchoire fracassée. A-t-il voulu se sui-chier ? A-t-il été blessé par le gendarme Meda ? A-t-il essuyé presque simultanément les deux coups de pistolet ? On ne sait. Son frère, tombé ou jeté par la fenêtre, est grièvement blessé à la tête. Couthon, qui a roulé dans l'escalier, est fortement contusionné et transporté à l'Hôtel-Dieu. Le Bas est mort, tué ou suicidé. Saint-Just, Dumas, Lescot-Fleuriot, Payan et quelques autres sont arrêtés. Léonard Bourdon, survenu peu après, s'empresse de porter la bonne nouvelle à la Convention et lui présente triomphalement Meda. Legendre raconte de son côté à l'Assemblée son expédition aux Jacobins. Il a trouvé la salle vide et il en présente les clés. La victoire de la Convention est complète.

Robespierre, transféré dans la salle du Comité de salut public, fut étendu sur une table. On ne le pausa qu'à cinq heures. Ses collègues venaient l'insulter, Te voilà donc, coquin ! lui disait Bourdon de l'Oise, qu'accompagnait Billaud. Et d'autres : Votre Majesté souffre ?Il me semble que tu as perdu la parole ! Vers six heures les députés suspendaient leur séance. Ils la reprirent à neuf heures pour régler les détails de l'exécution. Les prisonniers, envoyés vers dix heures à la Conciergerie, où quelques communalistes et Jacobins leurs furent adjoints, n'avaient pas à comparaître en jugement, puisqu'ils étaient hors la loi ; il suffisait que leur identité fût constatée. Fouquier-Tinville fut chargé de la formalité. Vers cinq heures du soir les condamnés, au nombre de 22, montèrent en charrette. Le trajet fut lent : le supplice n'eut lieu qu'à sept heures. Le lendemain, on guillotina encore 70 insurgés (c'est le chiffre d'exécution le plus élevé qui ait été atteint en un seul jour au cours de la Révolution), le surlendemain (30 juillet) 12, et 1 (Coffinhal, ex-vice-président du tribunal révolutionnaire) le 5 août : au total, 105 victimes. La foule était satisfaite et ne cachait pas sa joie. Une chanson nouvelle relative aux circonstances donnait :

Avis aux braves Parisiens

A tous les sans-culottes

De même qu'aux bons citoyens

Et aux vrais patriotes

Dont la plupart se sont trompés

Sur Robespierre, député.

Lala, c'est bien comme ça

Qu'on attrape ci,

Qu'on attrape ça,

La guillotine arrange ça, oui-da !

Il parlait de conspirateurs

Faiseurs de monopoles,

Il nous dénonçait des ligueurs

Par preuves de bricoles,

Il calomniait, nos armées

Par des giries bien combinées.

Oui-da, c'est bien comme ça

Qu'on attrape ci,

Qu'on attrape ça,

La guillotine l'attendait, oui-da !

 

II. — LA RÉACTION À PARIS.

LE 9 thermidor n'a été ni une révolution ni un coup d'État, mais. un déplacement de majorité parlementaire. Une scission s'étant produite dans le personnel de gouvernement, certains Montagnards ont détourné à leur profit les voix du Centre et brisé sans peine une tentative d'insurrection communaliste : leur victoire est celle de la légalité. Le sentiment commun était que la loi du 22 prairial, en supprimant toute garantie parlementaire, asservissait l'Assemblée au gouvernement, et l'un des premiers soins des députés fut d'enlever aux Comités le droit qu'ils tenaient de la loi du 22 prairial de les mettre en accusation sans en référer à la Convention (31 juillet), puis de rapporter la loi du 22 prairial elle-même (1er août). Il en résultait que le tribunal révolutionnaire devait être réorganisé et qu'il fallait relaxer les prisonniers incarcérés pour motifs autres que ceux qu'énumérait la loi du 17 septembre 1793 (5 août). Fouquier-Tinville fut décrété d'accusation (1er août). La guillotine perdit son aveugle activité. Les prisons s'entrouvrirent et devinrent moins sévères à ceux qu'elles retenaient encore. Déjà il avait été décrété de mettre en liberté les agriculteurs et artisans suspects des villages, pour les rendre aux travaux des champs (9 juin) : on décida d'étendre la mesure aux villes (16 août) et le séjour des places fortes et des ports cessa d'être interdit aux anciens nobles (4 septembre). La Terreur finissait.

La communauté d'une seule haine rétrospective contre Robespierre ne pouvait indéfiniment surmonter les divergences latentes. Ceux qui avaient pris l'offensive au 9 thermidor étaient tous Montagnards, mais les uns, comme Billaud et Collot, Vadier et Amar, dirigeaient la Terreur, les autres comme Tallien ou Fréron, Fouché ou A. Dumont craignaient d'en subir les effets ; ceux-ci comptaient arriver au pouvoir, ceux-là y rester. Les députés qui avaient suivi le mouvement contre Robespierre étaient ou Montagnards, comme Carnot, Prieur de la Côte-d'Or, Lindet, Merlin de Douai, ou Centristes et Centristes de droite girondisants comme Cambacérès, Durand-Maillane, Sieyès, Thibaudeau, Boissy d'Anglas. On comptait donc quatre tendances, dont trois issues de la Montagne qui était définitivement disloquée et venait de perdre, avec Robespierre, son dernier homme d'État. Le premier groupe est communément qualifié de Jacobin en raison de ses accointances avec le club ; le troisième de républicain ou d'indépendant : il compte des hommes très purs, très probes, au témoignage de Thibaudeau, et dont Mallet du Pan convient lui-même qu'ils ne sont pas dépourvus de talents ; le second est formé par les thermidoriens proprement dits, qui par une affinité naturelle évoluent à droite. Mais le Centre n'était pas réactionnaire. Il n'a jamais été un parti d'opinions négatives en quelque sorte. Il lui était arrivé, à maintes reprises, d'arbitrer à sa guise les différends entre Montagnards et Girondins, et, après avoir accepté le gouvernement révolutionnaire comme une nécessité, il sortait de la crise intact. La Convention a été en majorité Girondine jusqu'au 31 mai, Montagnarde jusqu'au 9 thermidor, elle sera désormais Centriste. Il serait aussi inexact de croire qu'après la chute de Robespierre, les débris d'idéal qui flottent encore parmi les révolutionnaires ne seront plus que les instruments de l'intérêt et de l'ambition, que de définir avec Manet, du Pan les Conventionnels comme des valets de révolution qui ont assassiné leurs maîtres et s'emparent de la maison après leur mort.

 Un nouveau parti de gouvernement se forma dont les éléments ne présentent assurément pas tous les mêmes garanties, puisque les thermidoriens y font la liaison entre les républicains et les Centristes. C'est le parti qui prétend s'identifier avec la Convention. Le Montagnard Lindet en a donné le programme dans son rapport sur la situation de la République à la fin de l'an II (20 septembre 1794), et quelques jours plus tard le Centriste Cambacérès dans une proclamation au peuple français (9 octobre) :

Que vous finit-il, représentants du peuple, demandait Lindet, pour assurer le bonheur de la France ? De l'union, de la confiance. Ne nous reprochons ni nos malheurs ni nos fautes... La Révolution est faite ; elle est l'ouvrage de tous. Quels généraux, quels sablais n'ont jamais fait dans la guerre que ce qu'il fallait faire, et ont su s'arrêter où la raison froide et tranquille aurait désiré qu'ils s'arrêtassent ? N'étions-nous pas en état de guerre contre les plus nombreux et les plus redoutables ennemis ?... La Révolution a coûté des victimes : des fortunes ont été renversées : iriez-vous autoriser des recherches sur tous les événements particuliers ? Lorsqu'un édifice est achevé, l'architecte, en brisant ses instruments, ne détruit pas ses collaborateurs. Et Cambacérès : Tant que le peuple et la Convention ne feront qu'un, les efforts des ennemis de la liberté viendront expirer à vos pieds.... La Convention, constante dans sa marche, appuyée sur la volonté du peuple, maintiendra, en le régularisant, le gouvernement qui a sauvé la République.... Ne perdez jamais de vue que, si le mouvement rapide et violent est nécessaire pour faire une révolution, c'est au calme et à la prudence de le terminer.... Le vaisseau de la République, tant de fois battu par la tempête, touche déjà le rivage ; laissez-le s'avancer dans le port en fendant d'un cours heureux une mer obéissante.

Lindet justifiait la Terreur dans le passé et Cambacérès la réprouvait pour l'avenir ; mais tous deux parlaient d'union et annonçaient la fin de la Révolution. Comme pour bien marquer sa largeur de vues, la Convention fit transporter au Panthéon Marat, le héros des Cordeliers et des Hébertistes (21 septembre), et J.-J. Rousseau, l'apôtre du culte d'État robespierriste (11 octobre). Et le symbolique citoyen Polycarpe Pottofeux, qui avait donné sa démission dès le début des luttes entre Girondins et Montagnards, offrit de reprendre sa place à la Convention, comme successeur de ses collègues à la députation de l'Aisne, Condorcet ou Saint-Just, au choix (27 octobre 1794).

Ainsi, la Convention restait immuablement le centre, mais, autour d'elle, l'opinion publique n'était plus sans-culotte. Ces messieurs de la jeunesse dorée, ci-devant fats, aujourd'hui collets noirs et bas blancs, qu'on appelle parfois les jacobins blancs, et communément Muscadins, tenaient le haut du pavé. Il y avait parmi eux des embusqués, jeunes gens de la 1re réquisition, qui s'étaient fait détacher aux ateliers de guerre et dont la main était plutôt celle du peintre en miniature que du forgeron ou limeur ; d'autres travaillaient dans les charrois ou les bureaux, quand ils ne s'étaient pas tout simplement soustraits au devoir militaire. Sous la Terreur, ils se cachaient ; au début d'août, des patriotes les apostrophaient encore en pleine rue, leur disant qu'ils étaient des lâches ; un mois plus tard, leurs premiers groupes apparaissent ; en octobre, ils se font agressifs et bientôt tout leur fut permis. Par le décret du 16 décembre, la Convention passa à l'ordre du jour sur la proposition tendant à obliger tous les citoyens de l'âge de la réquisition de joindre les drapeaux victorieux dans les armées de la République. Le quartier général des Muscadins était au Palais-Royal, redevenu le foyer du luxe, de l'élégance, il u jeu, de l'agiotage et de la prostitution. Là, ils se n'unissaient, do préférence aux cafés de Chartres et des Canonniers. Leurs cohortes de jeunes bourgeois enrichis, de clercs de bazoche, de commis de magasin, grossies de gamins qui n'avaient pas quinze ans, de filles galantes et d'élégantes comme la belle Mme Tallien (mariée à son amant le 26 décembre 1794 et devenue une des reines de la mode), avaient comme chefs de file des acteurs et des chanteurs, comme Elleviou, Gavaudan, Caveaux, des journalistes et gens de lettres comme Isidore Langlois, Dussault, Martainville, des nobles comme le ci-devant marquis de Saint-Huruge ex-généralissime des sans-culottes, des députés comme Coupilleau de Fontenay, Merlin de Thionville, Tallien, Fréron. Ils affectaient tous une grande élégance. Ils avaient remplacé la carmagnole par un frac de forme bizarre au collet carré, le pantalon par une culotte collante — autant vaudrait aller nu, écrivait Amaury Duval —, le sabot ou la botte par des souliers qui ne cachaient que les doigts de pied, le bonnet rouge par le chapeau qu'ils tenaient souvent à la main, pour ne pas déranger l'ordonnance de leurs longs cheveux poudrés, nattés et retenus par un peigne. Leur cocarde était minuscule. Dans leurs expéditions, ils étaient armés de gourdins plombés, qu'ils appelaient leur pouvoir exécutif. Billaud ayant dit un soir aux Jacobins (3 novembre) : Le lion n'est pas mort quand il sommeille et, à son réveil, il extermine tous ses ennemis, Souriguères répondit par des vers que Caveaux mit en musique, et le Réveil du peuple devint à partir de janvier 1795 le chant de ralliement des Muscadins :

Peuple français, peuple de frères,

Peux-tu voir sans frémir d'horreur

Le crime arborer les bannières

Du carnage et de la Terreur ?...

Au début, les Muscadins se contentaient de molester les colporteurs de feuilles jacobines et de brûler publiquement leur pacotille ; puis, s'enhardissant, ils organisèrent des manifestations presque quotidiennes, aux Tuileries, dans la rue, au théâtre ; ils n'attaquaient qu'en nombre et quand ils étaient les plus forts, battaient les hommes, fouettaient les femmes, insultaient les acteurs qui passaient pour avoir été terroristes et applaudissaient aux passages qui prêtaient à allusion. Ils criaient : Vive la Convention, et leurs adversaires répondaient, par : Vivent les Jacobins. Plus tard (en janvier et février) ils entreprirent la destruction des bustes de Marat dans les lieux publics et leurs bandes poussèrent jusque dans les faubourgs pour fraterniser avec les ouvriers. Au début de mars, ils s'en prenaient au costume révolutionnaire, et le malheureux député Armonville, ancien ouvrier cardeur en laines à Reims, fut une de leurs victimes parce qu'il s'obstinait à porter le bonnet rouge.

Une presse d'attaque, nerveuse, haineuse, et rarement véridique, faisait campagne avec les Muscadins à l'Orateur du peuple de Fréron, la Vedette, le Courrier républicain, le Messager du soir, l'Accusateur public de Bicher-Serisy, l'auteur du célèbre dialogue : Vous conviendrez pourtant que tous les Jacobins ne sont pas scélérats ? Oui, mais vous conviendrez aussi que les scélérats sont tous Jacobins, les articles (d'ordinaire anonymes) de gens d'esprit et de talent comme les deux Bertin, Fiévée, Lacretelle, Lezay-Marnesia, Michaud, Rœderer. On trouvait bélître dans liberté, Caïn et Jacob dans Jacobin qu'on prononçait Jacoquin ; on disait les Crétois, la crête Conventionnelle ou la queue de Robespierre pour désigner les Montagnards et les crapauds du Marais pour les Centristes coupables de ne pas s'associer avec assez d'enthousiasme à la réaction thermidorienne. Les calomnies les plus atroces étaient mises en circulation contre les terroristes (néologisme dont Babeuf a l'un des premiers fait usage) et les buveurs de sang. Par exemple, Barère portait des bottes de cuir humain tanné à Meudon ; les massacreurs de septembre mangeaient les cœurs de leurs victimes, cuits sur le gril ; une femme avorta un soir aux Jacobins, rien qu'en voyant l'horrible mufle de Danton. Beaucoup de légendes contre-révolutionnaires sont d'origine thermidorienne. Un argument, emprunté à Robespierre mais exagéré et dénaturé, voulait que les terroristes fussent les agents secrets du royalisme. Les pamphlets, les brochures et les almanachs propageaient, avec les journaux, la doctrine des gens de bien, en prose et en vers :

— Mon cher Ami, vive la Liberté !

— Ah ! d'en jouir, Monsieur, je n'ai pas le courage.

— Comment ! Que dis-tu là ? Vive la Liberté !

— Hélas, Monsieur, je manque et de place et d'ouvrage.

— Oui, mais mon cher Ami, vive la Liberté !

— En soldat déguisé, malgré moi volontaire

— J'ai sur mes pieds passé la nuit entière.

— Cela n'est rien, vive la Liberté !...

— Mais, Monsieur, je n'ai plus ni pain, ni sol, ni maille ;

— Et, sur ma foi, je crois qu'ils n'ont rien rait qui vaille.

—Oui, mais, mon cher Ami, vive la Liberté !

— Allons, puisqu'il le faut : vive la Liberté !

Les journaux démocratiques, comme l'Ami du peuple de Châles, le Journal des hommes libres de Charles Duval, le Journal universel d'Audouin (tous trois députés) ou la Tribune du peuple de Babeuf, n'avaient qu'une existence précaire et intermittente. Quant aux journaux d'information, le Moniteur, les Débats, le Journal de Perlet, le Républicain français, pour ne citer que les plus connus, ils obliquaient à droite, avec l'opinion moyenne et le gouvernement.

Poussée du dehors par les Muscadins et du dedans par le groupe thermidorien, la Convention reprenait eu sens inverse la route qu'elle avait suivie sous la conduite Montagnarde. Elle renia le 31 mai, qu'elle affecta de considérer comme l'œuvre de Robespierre. Dès le 21 août, Bourdon de l'Oise parlait à mots couverts d'une réintégration possible des Girondins, et le décret du 8 décembre, rendu sur le rapport de Merlin de Douai, autorisa le retour à l'Assemblée des députés décrétés d'arrestation pour avoir protesté contre le coup d'État, les Soixante-treize (il en restait 64). Quant à ceux qui avaient été décrétés d'accusation ou déclarés traîtres et mis hors la loi pour leur participation aux troubles fédéralistes — les Vingt-deux —, Merlin de Douai proposa et fit voter d'abord la terminaison des poursuites (17 décembre), puis la réintégration, sauf pour Delahaye, qui passait pour être devenu Chouan (8 mars). La fête nationale annuelle du 31 mai fut supprimée (9 mars). Ensuite, le décret du 11 avril annula dans leurs conséquences civiles les condamnations qui avaient été exécutées et Delahaye fut autorisé à reprendre sa place à la Convention (12 avril). Il était royaliste, et secrètement plusieurs de ses collègues amnistiés pensaient comme lui. Allait-on renier aussi le 10 août et rentrer au bercail royaliste ?

La foule, sortie d'un affreux précipice, écrivait Manet du Pan, est en plein champ, battue de la grêle, mourant de froid et de faim ; on lui montre une bonne maison à trois cents pas, où elle aurait feu, logement et vivres ; elle préfère rester à l'intempérie dans la crainte de retrouver un précipice sur le chemin de l'auberge.

La droite ne s'accroissait pas seulement des Girondins réintégrés, mais des suppléants qu'on appelait continuellement pour combler les vides de l'Assemblée : 34 furent inscrits d'août 1794 à mai 1795, dont 12 le 24 avril. D'août 1794 à février 1795, les 13 présidents successifs de la Convention furent encore, à deux exceptions près, tous Montagnards ; de mars à mai, tous Centristes (Thibaudeau, Pelet, Boissy, Sieyès), et, de mai à septembre 1795, tous Girondins (avec un Centriste de droite) : l'évolution Conventionnelle s'affirmait avec la régularité d'un phénomène naturel. Le nombre moyen des députés présents aux séances n'atteignait pas 250 : la moitié seulement de ceux qui auraient pu venir. Certains scrutins donnaient des chiffres dérisoires : aux votes de la mi-septembre 1794 pour le renouvellement des Comités, certains membres furent élus avec 6, 9, 18 et 19 voix seulement pour les finances, les transports, l'instruction publique et l'agriculture. Les députés profitaient du vide de la salle pour changer de place. Sous la Terreur, les deux tiers s'asseyaient aux gradins supérieurs, à la Montagne, qui restait maintenant presque déserte, alors qu'au contraire il y avait foule aux bancs inférieurs de la Plaine. Les chefs du groupe thermidorien, comme Tallien, Fréron, Legendre, Merlin de Thionville avaient même passé résolument au côté droit.

Pendant plus de six mois, de mi-septembre 1794 à fin mars 1795, les mesures de réaction se succèdent et s'enchevêtrent si étroitement qu'il faudrait pouvoir les suivre toutes ensemble au jour le jour. La Convention ferma les Jacobins (12 novembre). Le procès des 132 Nantais, reconnus innocents (8-14 septembre), engendra le procès du comité révolutionnaire de Nantes, puis la mise en accusation de Carrier lui-même (21 novembre), qui fut exécuté avec trois de ses coaccusés (16 décembre). Une commission Conventionnelle d'enquête fit décréter l'arrestation de Barère, Billaud, Collot et Vadier (27 décembre). Dès le 29 juillet, les deux Comités de gouvernements, astreints à renouvellement mensuel par quart, avaient été dépossédés de leur dictature, et, le Comité de législation leur fut adjoint, de pair à égal, dans la direction générale des affaires (24 août). Les administrations départementales recouvrèrent les pouvoirs dont elles avaient été dépossédées (17 avril 1795). Une commission constitutionnelle de 16 membres (3 décembre), au lieu d'élaborer un programme de réformes pratiques, ou d'étudier la mise en activité de la Constitution de 1793, songea à rédiger une Constitution nouvelle, et finalement n'aboutit à rien. Le gouvernement révolutionnaire ne subsistait donc que dénaturé, assez fort toutefois pour sauvegarder la puissance de la majorité thermidorienne et empêcher la restauration des libertés politiques. Par contre, on rétablit la liberté économique. dn avait d'abord voulu maintenir le maximum. Mais, privé de son armature politique, il ne fonctionnait plus. Les prix haussaient. L'agiotage se développait. L'opinion protestait. La majorité thermidorienne était partagée. Elle prit enfin le parti de supprimer le maximum avec son cortège de coercitions : recensements, visites domiciliaires, réquisitions (24 décembre 1794 et 2 janvier 1795). La liberté absolue du commerce intérieur et extérieur succédait brusquement au régime politique et économique le plus coercitif, alors que le gouvernement politique demeurait autoritaire.

Une nouvelle hausse de prix était à prévoir, qu'accélérait encore l'inflation monétaire constamment grandissante. Car l'État ne remédiait au déficit financier que par la planche aux assignats. Et il multipliait les émissions de plus en plus inconsidérément. Non seulement il sacrifiait le consommateur au producteur, mais il livrait l'un et l'autre au spéculateur. Un agiotage effréné commença. On avait espéré qu'après une courte période transitoire, les prix eu hausse se stabiliseraient et que les producteurs apporteraient librement leurs grains et denrées aux marchés. Il n'en fut rien. Au lieu du commerce loyal, avec ses prix débattus ouvertement, par le jeu de l'offre et de la demande, on eut le commerce interlope des intermédiaires multipliés. Les marchés restèrent vides, surtout dans la région parisienne où l'État persistait dans son interventionnisme. Le paysan resta chez lui, attendant l'acheteur-revendeur ; il ne voulait être payé qu'en numéraire et refusait le papier. Le cours variable des assignats gênait les transactions, et liait le commerce intérieur d'entraves analogues aux pertes du change pour le commerce extérieur. La récolte de 1794 avait été médiocre, et l'hiver de 1794-95 fui long et froid. Si dans les campagnes le paysan continua à manger paisiblement à sa faim, les villes subirent toutes une crise d'alimentation, et les municipalités nouvellement épurées eurent, aux quatre coins du pays, à Lyon comme à Bordeaux, à 'fours comme à Strasbourg, les plus grandes difficultés pour assurer la livraison du pain de section. A Paris, les pauvres gens étaient privés de charbon ou de bois, de viande et surtout de pain. D'interminables queues s'allongeaient chaque matin aux portes des boulangeries où l'on vendait aux porteurs de cartes le pain de tarif municipal, et il va sans dire que les propos que les ménagères y échangeaient n'étaient pas à l'éloge du gouvernement. La surveillance était insuffisante et les fraudes nombreuses. Pis : la ration baissait. A la fin de février, elle était encore d'une livre et demie ; en mars, elle fut réduite à une livre, en avril et mai, elle tomba certains jours à la demi-livre, au quarteron (¼ de livre), au demi-quarteron (de 2 onces), avec un supplément de riz, et parfois les boulangeries fermaient avant que chacun fût servi.

Dans la rue comme à la Convention, il n'y avait plus que deux partis : les thermidoriens étaient pour la plupart ralliés définitivement à la droite renforcée, contre la gauche Montagnarde. La crise économique, les excès muscadins et la réaction politique avaient en du moins pour effet de départager les esprits, de simplifier la situation et d'éclaircir les obscurités issues de Thermidor. La résistance au gouvernement de la nouvelle majorité Conventionnelle s'affirme de jour en jour plus nettement dans la première quinzaine de Mars 1795. Le 21 (1er germinal an III), les sections de Montreuil et des Quinze-Vingts (faubourg Antoine) vinrent tumultueusement demander à la Convention du pain et la Constitution de 1793. Le vœu était contradictoire : — on ne pouvait avoir de pain que par les coercitions du maximum restauré, et la mise en activité de la Constitution était incompatible avec le maintien du régime autoritaire ; — mais il attestait par sa contradiction même la double faillite, économique et politique, du gouvernement thermidorien. Aux Tuileries, les ouvriers, qui cette fois étaient les plus nombreux, rossèrent les Muscadins. Mais, lorsque l'Assemblée fut rendue à elle-même, Sieyès, au nom des trois Comités du gouvernement, présenta un projet de loi

qui ne peut, disait-il, se classer que sous la dénomination de loi de grande police : elle a pour objet principal de donner une garantie à la représentation nationale. Si une telle mesure de précaution avait été prise avant le 31 mai, nous n'aurions peut-être pas en à déplorer une des époques les plus cruelles et les plus désastreuses de l'histoire du monde.

Le décret, voté malgré l'opposition des Montagnards, qualifiait de crime, passible des fers, de la déportation ou de la mort, les provocations, les cris séditieux, les insultes aux députés, les attroupements devant la Convention ; il indiquait la manière dont les sections devaient être prévenues pour protéger l'Assemblée :

Enfin, si, par une dernière et horrible supposition qui répugne à l'âme du législateur, mais que l'expérience met au nombre des attentats possibles, les ennemis du peuple, royalistes et monarchistes, parvenaient à entamer, opprimer ou dissoudre momentanément la représentation nationale, ceux tics représentants que n'aura point atteints le poignard parricide o se réuniront au plus tôt à Châlons-sur-Marne.

Puis, sur le rapport de Saladin, Girondin réintégré (22 mars), la Convention discuta l'acte d'accusation de Barère, Billaud, Collot et Vacher ; le tribunal révolutionnaire commença le procès de Fouquier-Tinville (27 mars), et la Convention, refusant de convoquer les assemblées primaires, institua une commission de sept membres chargée de préparer les lois organiques de la Constitution (30 mars). L'acte constitutionnel de 1793 était donc menacé, sinon déjà mis au rancart. En réponse, une députation des Quinze-Vingts déclara (le 31 mars) que le peuple veut être enfin libre : il sait que, quand il est opprimé, l'insurrection est un de ses devoirs.

Le lendemain, 1er avril (12 germinal an III), une foule considérables d'hommes, de femmes et d'enfants des faubourgs envahissent la salle de la Convention ; le président, Thibaudeau, et les députés de la droite leur cèdent la place ; les Montagnards restent à leurs sièges, mais sans agir ; et bientôt les soldats, les sectionnaires du voisinage et les bandes muscadines, sous le commandement de Tallien, Legendre, Merlin de Thionville, expulsent les manifestants et rétablissent l'ordre. A la reprise de la séance, A. Dumont fait décréter la déportation sans jugement de Barère, Billand, Collot et Vacher, qui sont aussitôt expédiés à Oléron (3 avril), et l'arrestation de huit Montagnards ou thermidoriens revenus à la Montagne : Amar, L. Bourdon, Duhein, Châles, Choudieu, Foussedoire, Huguet et Ruamps, auxquels sont ensuite adjoints (5 avril) huit autres députés : Bayle, Cambon, Crassous, Granet, Hentz, Lecointre, Levasseur de la Sarthe, Thuriot, sans compter Pache, Rossignol, d'autres encore. Le général Pichegru, de passage à Paris, fut nommé commandant provisoire de la garde nationale. Les décrets du 10 et du 17 avril ordonnent le désarmement des sectionnaires connus comme terroristes, mettent la garde nationale ainsi épurée sous l'autorité du comité militaire de la Convention, et autorisent le Comité de salut public à faire circuler des troupes au voisinage de Paris, sous prétexte d'assurer le service des subsistances ; les décrets du 11 avril et du 3 mai annulent ceux du 27 mars 1793 et du 13 mars 1794 qui mettaient hors la loi les ennemis de la Révolution et leurs complices, et ordonnent la restitution aux ayants droit des biens des condamnés à mort postérieurement au 10 mars 1793. Enfin le tribunal révolutionnaire épuré achève le procès de Fouquier-Tinville, qui est condamné à mort avec 15 coaccusés, juges et jurés de l'ancien tribunal (6 mai). L'insurrection du 12 germinal parait avoir été spontanée ; elle échoua, et la majorité Conventionnelle s'en est servie pour procéder à de nouvelles mesures de réaction, plus graves que toutes celles qui ont précédé. L'arrestation de 16 députés, la condamnation sans jugement de 4 membres des anciens Comités de gouvernement, l'intervention prévue et organisée de l'armée dans les luttes civiles attestent un état d'esprit nouveau, et la volonté d'offensive à outrance, jusqu'à la victoire complète. Pour les Montagnards terroristes, paix signifiait : retour à la liberté ; pour les Centristes : recours à la force. Les Comités de gouvernement attendaient une nouvelle insurrection. Peut-être même l'ont-ils fomentée sous main. Elle ne tarda pas.

Au matin du 1er prairial an III (20 mai 1795), les sections populaires donnent des signes d'agitation ; devant les boulangeries, les femmes protestent contre l'insuffisance de la ration de pain ; le tocsin retentit dès neuf heures ; on bat la générale et, sur les dix heures, les premiers manifestants des faubourgs Antoine et Marceau commencent à descendre vers la Convention. Déjà le Comité de sûreté générale avait fait alerter les sessions du centre, connues pour leurs sentiments conservateurs. La séance commence vers onze heures, sous le présidence de Vernier. Elle est interrompue par une invasion de femmes qui réclament du pain. La troupe rétablit l'ordre et fait évacuer les tribunes. Vers deux heures, les bandes muscadines et les sectionnaires Conventionnels s'installent sur le terrain et aux abords des Tuileries, du côté du jardin. Mais ils n'étaient pas en nombre. Le flot populaire grossissait sans cesse. L'insurrection était pacifique. La plupart des manifestants arrivaient sans armes. Une foule de plus de cinquante mille hommes et femmes s'amassait du côté de Carrousel, sur les quais et rue Saint-Honoré jusqu'aux places des Piques (Vendôme) et des Victoires, et à la rue Montmartre. Contre l'irrésistible poussée des insurgés, les forces Conventionnelles résistaient mollement, soit par sentiment de leur impuissance, soit par on ne sait quel mot d'ordre, soit enfin parce qu'elles se ralliaient au peuple. C'est ainsi que les gendarmes refusèrent d'écouter le député Delmas, ancien major général de la garde nationale de Toulouse, qui leur aurait voulu plus d'énergie. Après une lutte confuse de vociférations et de bousculades, au cours desquelles une femme fut blessée à la main en voulant arracher son sabre à un gendarme, les insurgés réussirent, entre trois et quatre heures, à prendre possession de la salle de la Convention. Les députés de droite s'étaient esquivés et les insurgés en houspillèrent deux ou trois au passage ; mais la séance continuait, et Boissy d'Anglas, qui avait remplacé Vernier, la présidait passivement. Au cours d'une dernière bousculade, des coups de feu furent tirés, un spectateur était tué, un député, Féraud, blessé, puis achevé et décapité dans les couloirs. Un insurgé occupa la tribune, mais ses vociférations ne dominaient pas le tumulte. La tête sanglante de Féraud, placée au bout d'une pique, est introduite dans la salle, présentée au président et promenée au dehors. Entre sept et huit heures, l'ouvrier qui la portait fut arrêté rue de la Loi (Richelieu) et mené au poste du Palais-Royal. Vers ce moment, les adversaires furent près de combattre. Des pièces étaient braquées de part et d'autre, prêtes à tirer. La cavalerie Conventionnelle s'ébranla. Mais personne ne commanda l'attaque, et, au fond, les Parisiens ne voulaient pas s'entre-tuer. Du reste, la journée s'avançait et la fatigue commençait à peser. Les spectacles n'avaient pas ouvert ; quelques insurgés reprenaient déjà le chemin des faubourgs. Il était environ neuf heures du soir. A la Convention, il ne restait que des députés Montagnards — environ quatre-vingts — avec Vernier comme président. Les cris et le tumulte diminuaient. Romme, Bourbotte, Duquesnoy, Duroy, Goujon, Soubrany et quelques autres fout voter le renouvellement des Comités, la permanence des sections et la relaxation des patriotes détenus, l'incarcération des journalistes royalistes et diverses mesures relatives aux subsistances. Vernier ne s'était pas associé aux délibérations qui s'achevèrent vers minuit. Les insurgés, croyant avoir cause gagnée, se dispersèrent peu à peu.

Il pleuvait. Alors Legendre, Tallien, Fréron, saisissant avec habileté le moment opportun, font avancer leurs forces tenues en réserve : des soldats, ceux des Muscadins qui n'avaient pas lâché pied, quelques sectionnaires des quartiers du centre et de l'ouest, commandés par Raffet ; ils reprennent possession de la salle, expulsent les derniers manifestants, et la séance recommence à nouveaux frais, jusqu'à trois heures du matin, avec quelques députés de la droite, notamment Bourdon de l'Oise, Defermon, Thibaudeau. Les décrets précédemment votés sont annulés, et les six Montagnards qu'on en rend principalement responsables sont décrétés d'arrestation ainsi qu'Albitte, Borie, Fayau, Le Carpentier, Peyssard, Prieur de la Marne et Rühl.

Pendant les deux jours qui suivent, les adversaires se guettent et attendent. Le 21 mai, les faubourgs paraissent encore les plus forts ; ils entourent de nouveau les Tuileries, font entrer une députation à l'Assemblée ; les Conventionnels rusent ; leurs troupes fraternisent avec les sectionnaires, le président donne l'accolade à l'orateur de la députation. Un décret rétablit le recensement et la réquisition des grains : c'est un commencement de retour au maximum. Mais un autre décret met en accusation les députés dont l'arrestation a été ordonnée la veille, le 1er et le 5 avril. — Le '2'2 mai, les soldats mandés en hâte commencent à arriver ; bientôt trois mille cavaliers campent sous la tente au jardin des Tuileries ; Delmas est nommé commandant en chef de la force armée de Paris avec la 17e division militaire, et parmi les officiers qu'il a sous ses ordres sont Kilmaine, Menou, Murat. Ainsi la résistance militaire s'organise. Les faubourgs sont agités, des groupes tumultueux et menaçants stationnent place de Grève, sur les quais, du Pont-au-Change au Pont-Neuf, mais ils ne poussent pas jusqu'aux Tuileries. — Le 23 mai, les forces Conventionnelles prennent l'offensive. Près de vingt mille hommes marchent en bon ordre contre le faubourg Antoine. On parlemente. Les sectionnaires demandent à envoyer une députation à l'Assemblée. Refus. S'ils ne cèdent pas, le faubourg sera pris d'assaut ou tout au moins privé de pain. Ils cèdent, et, vers sept heures du soir, les troupes occupent le faubourg. Déjà la Convention avait institué une commission militaire pour juger les rebelles. — Alors la répression commença. Le 24 et le 25 mai, les sections réunies en assemblées générales s'épurent sous la surveillance des troupes, livrent leurs armes, désignent les révoltés qu'on arrête en masse : à la section, dans la rue, chez eux, partout. En deux jours, on compte huit à dix mille arrestations. Les gendarmes et les soldats qui, le 20 mai, ont pactisé avec les insurgés, sont désarmés, licenciés, incarcérés. Dans les sections, la garde nationale, déjà réorganisée pour que la prépondérance passe des patriotes aux bourgeois (17 avril), — car les cavaliers, les canonniers, les piquiers et les fusiliers sont maintenant tenus de s'armer et s'équiper à leurs frais, — est définitivement purgée de tout élément ouvrier : les artisans, les journaliers et les manouvriers sont dispensés de tout service, pour la raison que cette classe utile de citoyens qui ne vivent que du travail de leurs bras ne doit pas être distraite de son travail quotidien (29 mai). A la Convention, les Montagnards Forestier et Esnüe-Lavallée sont ajoutés à la liste et décrétés d'accusation (24 niai). Une nouvelle liste de députés décrétés d'arrestation reçoit une première inscription le 26, 7 le 27, 9 le 28, 9 le 1er juin, 3 le 8 août : anciens membres des Comités de gouvernement, représentants terroristes en mission, ou simples Montagnards coupables d'opposition. Rühl, décrété d'accusation, se suicide (29 mai), et Maure, apprenant qu'il allait aussi être proscrit, en fait autant (3 juin). Joseph Le Bon est, par décret du 10 juillet, traduit devant le tribunal criminel de la Somme (qui le fit exécuter le 16 octobre). De même, Barère, Billaud, Collot et Vadier sont renvoyés devant le tribunal criminel de la Charente-Inférieure (24 mai). Mais le décret arriva trop tard à Oléron : Billaud et Collot étaient déjà embarqués pour la Guyane ; Barère resta seul incarcéré ; Vadier avait réussi à échapper aux poursuites. Enfin quelques-uns des Jacobins mis en arrestation : Pache, Bouchotte, Hassenfratz, Rossignol, Clémence, Marchand, d'autres encore, sont renvoyés au tribunal criminel d'Eure-et-Loir (24 mai). La Convention se faisait donc comme l'exécutrice testamentaire de Robespierre, mais elle frappait indifféremment les meilleurs comme les pires des Montagnards ; elle procédait avec tant d'ampleur et d'aveuglement qu'il est visible qu'elle agissait par vengeance plus que par justice, et qu'elle voulait anéantir le parti.

Par contre, la justice révolutionnaire était abolie. Depuis le 9 thermidor, le tribunal révolutionnaire réorganisé et les tribunaux criminels jugeant révolutionnairement avaient prononcé 268 condamnations à mort — auxquelles on peut joindre 13 et 46 condamnations dues aux commissions militaires aux armées et dans les pays occupés, soit 326 au total — : le décret du 31 niai 1795 mit lin aux juridictions révolutionnaires. Le tribunal révolutionnaire disparut, et les tribunaux criminels cessèrent de juger révolutionnairement. Il est vrai que la commission militaire créée le 23 mai subsistait. Du 24 mai au 3 août 1795, elle jugea 164 accusés et en condamna 36 à mort, 12 à la déportation, 7 aux fers, 31 à la détention ; 15 furent renvoyés à d'autres juridictions, et 60 acquittés. Six des députés décrétés d'accusation le 20 mai furent condamnés à mort le 17 juin. Quand le jugement fut prononcé, ils se suicidèrent avec deux couteaux qu'ils se passèrent de mains en mains, Duquesnoy, Goujon et Romme moururent, Bouchotte, Duroy et Soubrany furent transportés moribonds à l'échafaud. Les autres députés décrétés d'accusation ou d'arrestation restèrent en prison ou échappèrent aux poursuites. Les sectionnaires incarcérés après le 1er prairial furent presque tous relaxés. La répression fut, somme toute, bénigne. Le décret du 12 juin interdit l'emploi officiel du mot révolutionnaire ; les comités révolutionnaires qui subsistaient reprirent leur ancien nom de comités de surveillance. Ainsi disparurent les derniers vestiges du gouvernement révolutionnaire, avant que la Convention eût donné à la République sa constitution nouvelle. Enfin la Convention ordonna que les bâtiments des ci-devant Jacobins de la rue Saint-Honoré fussent démolis pour l'établissement d'un marché (21 juin 1795).

 

III. — LA RÉACTION EN PROVINCE.

SAUF peut-être à Rouen et Amiens, les deux journées révolutionnaires du 12 germinal et du 1er prairial restèrent localisées à Paris et la province n'en subit le contre-coup que par l'application des décrets qui en sont issus. La réaction venue de Paris suivit donc la même marche qu'à Paris, mais plus tardive et moins accidentée. Le gouvernement révolutionnaire avait si bien sauvegardé l'autorité de la Convention que nulle part la chute de Robespierre ne provoqua la moindre protestation, et il continua d'abord à fonctionner sans changement. Certains tribunaux criminels jugeant révolutionnairement prononcèrent des condamnations capitales jusqu'en décembre comme si de rien n'était, et, comme d'ordinaire, le spectacle des martyres exaltait la foi. L'avant-dernier des guillotinés à Besançon, un franciscain, étant déjà attaché à la bascule, donna, dit-on, sa bénédiction en remuant la tête en signe de croix (26 novembre). Mais, en province comme à Paris, l'événement du 9 thermidor produisit bientôt les mêmes effets. Enlèvement de la guillotine quand elle était encore dressée en permanence, épuration des autorités constituées, relaxation de prisonniers et premières poursuites contre les terroristes : tel fut sommairement le programme des représentants envoyés dans les départements. La réaction thermidorienne suivait sa pente.

Et l'on en arriva aux représailles sanglantes contre les terroristes : dans les districts de Corbeil (Seine-et-Oise) et de Chinon (Indre-et-Loire), à Sedan, à Lons-le-Saunier, autour de Lyon : à Bourg, à Saint-Étienne et Montbrison, à Lyon même. Là, le club avait été fermé et de nombreux patriotes incarcérés dés le mois de septembre 1794. Sur quoi, le décret du 7 octobre déclara, comme par manière d'ironie, que Commune-affranchie n'était plus en état de rébellion et pouvait reprendre son ancien nom. Les jeunes gens et les contre-révolutionnaires s'organisèrent en bandes sous le nom significatif de Compagnons de Jésus, qui dans la soirée du 5 mai 1795, sur un signal donné au théâtre, allèrent dans les prisons et massacrèrent 86 républicains. Une douzaine d'assassins traduits au tribunal de Roanne furent acquittés et revinrent en triomphe à Lyon. Le nombre des républicains massacrés à Montélimar, à Sisteron, à Avignon et dans les environs, est inconnu. A Tarascon, on en précipita une cinquantaine du haut du château sur les rochers (25 mai) ; les contre-révolutionnaires, commodément assis sur des chaises au bord de la route, assistaient au spectacle. Il y eut aussi des massacres à Nîmes. Sur les confins du Gard et de la Lozère, aux environs d'Alais. Dominique Allier réunit une petite bande qui battit la campagne pendant deux mois (septembre-octobre 1794). Il fut fait prisonnier, mais on le laissa s'évader. A Marseille les assassins s'appelaient Compagnons du Soleil, parce qu'ils n'opéraient, dit-on, qu'en plein jour. Avec la complicité des représentants Isuard et Cadroy, ils procédèrent à des massacres à Aix (10 mai), Toulon (30 mai), au fort Saint-Jean, à Marseille (5 juin). Les assassinats isolés continuèrent ensuite dans toute la région.

Dans les départements de l'Ouest, la Chouannerie persistait au nord de la Loire et la guerre civile au sud. Charette dans le bas pays et Stofflet dans le Bocage avaient réorganisé leurs forces et repris la lutte. Du côté des Bleus, les nouveaux représentants aux armées, notamment Bollet, Boursault, Ruelle, auxquels furent ensuite adjoints d'obscurs Centristes des départements de l'Ouest, comme Chaillou, Delaunay jeune, Gaudin, Guermeur et Guezno, Lofficial, Menuan, Morisson et enfin des Girondins réintégrés comme Corbel, Defermon, Grenot, Jary, Lanjuinais, étaient résolus à faire la paix. Ils s'imaginaient que l'indulgence à l'égard des rebelles serait aussi utile que la sévérité contre les terroristes et ils escomptaient autant les effets des trois procès nantais terminés par l'exécution de Carrier que des premières mesures Conventionnelles pour le rétablissement du culte. Ils commencèrent par faire décréter d'arrestation le général Turreau, chef de l'armée de l'Ouest et partisan de la manière forte (29 septembre) ; Canclaux lui succéda. Alex. Dumas commandait l'armée des Côtes de Brest ; Hoche l'armée des Côtes de Cherbourg ; et les trois armées furent diminuées par d'importants prélèvements qu'on envoya aux frontières. Canclaux approuvait la nouvelle politique ; Hoche au contraire craignait qu'elle ne fût une duperie. Un certain Dezoteux, qui se faisait appeler baron de Cormatin sous prétexte qu'il était l'époux divorcé de la veuve Viard, née Verne, laquelle possédait une terre ci-devant noble de ce nom, était muni d'un pouvoir des princes (daté du 25 octobre 1794) qui l'accréditait comme major général de l'armée royale de Bretagne. Il entra en pourparlers avec les représentants (3 janvier) ; il amena les chefs vendéens et chouans à y participer, et la pacification fut successivement convenue à la Jaunaie (une maison située dans la banlieue de Nantes) avec Charette et Sapinaud le 47 février, à la Mabilais (près Rennes) avec une vingtaine de chefs chouans (Cadoudal, entre autres, refusa d'y accéder) le 20 avril, et dans une prairie voisine de Saint-Florent avec Stofflet le 2 mai. Bien que les chefs rebelles eussent été admis à négocier comme des belligérants réguliers, avec leurs cocardes blanches et leurs insignes, on ne pouvait pas aller jusqu'à les laisser conclure un traité en forme. Il fut entendu que les articles sur lesquels l'accord avait été fait seraient convertis en arrêtés par les représentants et sanctionnés par décrets de la Convention. Les représentants délégués par leurs collègues devant l'Assemblée se portèrent garants de la loyauté des Vendéens et Chouans, et les décrets demandés furent votés sans opposition le 14 mars, le 27 avril et le 9 mai 1795.

Les arrêtés, au nombre de cinq et identiques à quelques détails près dans les trois pacifications, rappellent d'abord les lois récentes sur le libre exercice du culte, et, avant même que la Convention ne l'eût décrétée, ils autorisent la réouverture des églises. Les Vendéens et Chouans sans profession définie pourront entrer dans les armées de la République ; ils formeront trois corps de 1.500 à 2.000 hommes chacun, qui seront entretenus par le Trésor et répartis dans les districts de l'Ouest pour y rétablir l'agriculture, le commerce et l'industrie, sans pouvoir être placés ailleurs, ni être obligés d'aller au front en cas de réquisition. Les bons monétaires émis par les rebelles leur seront remboursés : Charette et Stofflet toucheront chacun deux millions, les Chouans, qui pourtant n'avaient pas de bons, un million et demi (sans compter les sommes données secrètement de la main à la main). Amnistie entière est garantie pour le passé. Les Blancs recevront comme les Bleus des départements dévastés, indemnités et secours, et ils rentreront en possession de leurs biens. En échange, ils se soumettent aux lois de la République. L'inintelligence des représentants en cette affaire n'a d'égale que la déloyauté des Blancs. Pour se justifier, ceux-ci ont raconté qu'il y avait eu des articles secrets au traité de la Jaunaie : la promesse formelle du rétablissement de la royauté en France et de la livraison du Dauphin ; mais il n'en existe pas la moindre preuve. Or, dès le 23 mai, quinze jours après la dernière ratification Conventionnelle, Hoche saisissait une correspondance de Cormalin qui prouvait sa mauvaise foi : il le fit arrêter (25 mai), et le trop habile personnage fut oublié en prison jusqu'au Consulat. Cadoudal recommença les hostilités (19 juin). Au lendemain de la Jaunaie, Charette disait à ses compagnons :

 Vous ne croyez sans doute pas, vous autres, que je sois devenu républicain depuis hier. Je ferai usage de la réputation que j'ai acquise parmi les républicains pour capter l'esprit des soldats et les attirer fi notre parti.... Au surplus, nous resterons avinés.... Je crois peu au désintéressement des Anglais. Mais laissez-moi faire. J'ai joué la République par-dessous la jambe ; je jouerai Pitt par-dessous la cuisse.

Dès le 25 juin, Charette laissa ses hommes surprendre et massacrer un poste d'une centaine de Bleus qui ne se gardaient pas, et le 24 juillet, après avoir conféré la veille avec un émissaire venu d'Angleterre, il réunit son conseil qui décida la reprise des hostilités. En guise do déclaration de guerre, il commença par faire massacrer plus de deux cents prisonniers bleus, pendant la messe du dimanche (2 août).

 Il choisissait bien mal son moment. Ses alliés venaient de subir un terrible désastre. Le 16 juin, le commodore britannique sir John Warren avait embarqué 3 500 émigrés (dont une partie avait été préalablement transférée d'Allemagne en Angleterre), et 1 500 prisonniers de guerre français, qui furent incorporés avec les émigrés en cinq régiments et rejoints à Quiberon (15 juillet) par un deuxième corps expéditionnaire de 2.000 hommes. Les Chouans participèrent au débarquement. Mais Hoche emprisonna l'ennemi dans l'étroite langue de terre et le força à mettre bas les armes (22 juillet). Il fit plus de 12.000 prisonniers, émigrés, Chouans et paysans. Les commissions militaires prononcèrent au total 791 condamnations à mort, dont 751 jusqu'au début de 1796. De ces dernières, 748 ont été exécutées, qui comprennent 428 gentilshommes émigrés, ayant ou non rang d'officier. Quiberon n'a pas été le tombeau de la noblesse française. Mais c'en était fait des espérances royalistes. Un troisième corps expéditionnaire, parti d'Angleterre le 25 août avec 4.000 hommes sous le commandement du comte d'Artois en personne, débarqua à Ille Dieu ou d'Yeu (2 octobre), pour rejoindre Charette. Mais Hoche, passé (depuis le 29 août) au commandement  de l'armée de l'Ouest, veillait. Il barra la côte à Charette, et les Anglo-royalistes se rembarquèrent (17 novembre). La lettre de Charette à Louis XVIII : Sire, la lâcheté de votre frère a tout perdu, est apocryphe. Le comte d'Artois dépendait des Anglais, qui étaient las de tant de frais inutiles.

Le voilé donc, Monsieur Pitt, le résultat de trois années de travaux, écrivait ironiquement Hoche dans son rapport du 22 juillet. Demandez à M. de Puisaye... s'il est aussi aisé de vaincre les républicains sur leur territoire que dans votre cabinet.

 

IV. — LA SÉPARATION DE L'ÉGLISE ET DE L'ÉTAT.

LES événements avaient justifié les prévisions de Hoche et prouvé la fragilité de la paix thermidorienne dans les départements de l'Ouest. Mais la majorité Conventionnelle en étendit l'application à toute la France, dans l'espoir de rétablir la paix religieuse. Elle commença par régler à sa façon la question financière. L'État avait assuré aux gens d'Église des pensions, des traitements, et, en dernier lieu, des secours annuels au profit des abdicataires. Les pensions étaient de droit, les secours de faveur, et l'on pouvait discuter sur la nature des traitements, suivant qu'ils étaient ou non considérés comme la contre-valeur des biens d'Église nationalisés. Or l'État ne payait plus ni pensions, ni traitements. Le décret du 5 août 1794 porte que les ci-devant ministres du culte, religieux et religieuses, toucheront sans délai l'arriéré de leurs pensions. Mais le décret du 18 septembre, que Cambon fit voter par raison d'économie, déclare que la République ne paie plus les frais ni les salaires d'aucun culte et que le régime des secours annuels sera appliqué aux prêtres en exercice comme aux abdicataires. Les traitements ecclésiastiques étaient donc supprimés. L'État dénonçait le plus solide des liens qui l'unissaient à l'Église. Logiquement, il ne lui restait plus qu'a garantir le libre exercice du culte sous les réserves que commandent l'ordre et la tranquillité politique. Grégoire en fit la proposition (21 décembre), mais Legendre l'empêcha d'achever le discours qu'il avait préparé à l'appui de sa motion d'ordre. Grégoire le publia. La question restait posée devant l'opinion. Baudin, notamment, imprima une brochure sur le fanatisme, où il reprenait quelques-unes des idées tic Grégoire. Les premiers pourparlers de paix dans les départements de l'Ouest déterminèrent les trois Comités de gouvernement à prendre position, et, finalement, Boissy d'Anglas donna en leur nom lecture à la Convention d'un rapport où il concluait comme Grégoire, ruais par des arguments contraires (21 février 1795). Grégoire se vante d'être tout ensemble républicain et catholique de cœur et d'esprit ; Boissy, protestant et philosophe, se pose comme l'ennemi du fanatisme. Sous la ressemblance des formules perce chez Grégoire la défiance de l'État et chez Boissy la défiance de l'Église.

Quoi qu'il en soit, le décret du 3 ventôse an III (21 février 1795), adopté sans discussion sur le rapport de Boissy, déclare que, conformément, à l'article 7 de la Déclaration des Droits de l'Homme et à l'article 122 de la Constitution (de 1793), l'exercice d'aucun culte ne peut être troublé, de sorte que la séparation de l'Église et de l'État est donnée comme l'application d'une constitution inappliquée. Les articles qui suivent énumèrent les restrictions de police, conçues d'après la thèse des Comités : l'État ne fournit ni salaire, ni église, ni presbytère ; il interdit toute cérémonie hors du local cultuel, tout signe extérieur de culte, toute convocation publique (et par conséquent toute sonnerie de cloche), tout costume ou vêtement spécial porté en public (car il ne reconnaît pas de ministre du culte) ; il interdit aux communes d'acquérir ou de louer des locaux cultuels et aux fidèles d'instituer des donations perpétuelles ou viagères. Enfin, tout rassemblement de citoyens pour l'exercice d'un culte quelconque sera soumis à la surveillance des autorités constituées, et quiconque troublerait par violence les cérémonies cultuelles sera poursuivi correctionnellement. Le culte était donc autorisé, mais partout ailleurs que dans les églises, puisque les églises étaient nationalisées ou déjà vendues. Or, le premier des arrêtés de pacification des représentants dans les départements de l'Ouest portait au contraire que les églises seraient rouvertes au culte. Il en résultait que les fanatiques rebelles, Vendéens et Chouans, jouissaient d'un traitement privilégié. L'un des signataires des arrêtés de la Mabilais, le catholique Lanjuinais, Girondin réintégré, exposa à la Convention, de la part des trois Comités de gouvernement, qu'il y avait là une inadmissible anomalie (30 mai 1795). Il allégua en outre que les églises seraient de surveillance plus aisée que les locaux cultuels privés, et la Convention décréta que les communes et sections de communes auraient provisoirement le libre usage des églises non aliénées, qu'elles pourraient s'en servir tant pour les assemblées ordonnées par la loi que pour l'exercice des cultes, mais que nul ne pourrait y remplir le ministère d'aucun culte sans s'être fait décerner acte, devant la municipalité, de sa soumission aux lois de la République, à l'instar des Vendéens et des Chouans. Au cas où les habitants pratiqueraient des cultes différents, la municipalité, sous la surveillance des corps administratifs, déterminera pour chaque culte les jours et heures les plus convenables, ainsi que les moyens de maintenir la décence et d'entretenir la paix et la concorde (loi du 11 prairial an III, 30 mai 1795). En d'autres termes, l'église servira aux réunions civiques et au culte ; le culte pourra être simultanément constitutionnel, réfractaire, protestant, juif même, à la seule condition que les officiants soient soumissionnaires.

Après l'expérience de la religion révolutionnaire qui était d'État et persécutait les cultes antérieurs tout en proclamant la liberté cultuelle, la Convention inaugurait l'expérience de la liberté cultuelle et de la séparation des Églises et de l'État, tout en maintenant le culte décadaire qui reste civique et d'État. Au fond, la politique thermidorienne n'est pas en opposition avec la politique Montagnarde et, du jour où celle-ci condamna les procédés autoritaires de l'Hébertisme pour adopter la conception libérale du Comité de salut public, elle était entrée dans la voie thermidorienne. La Convention a tout ensemble obéi aux circonstances et donné son développement logique à une doctrine élaborée en commun, de Robespierre à Grégoire et de Boissy à Lanjuinais. Et, pour la première fois dans l'histoire millénaire des rapports de l'Église et de l'État en France, elle a introduit, sans assurément pouvoir en mesurer tous les effets, le principe nouveau de la séparation, avec son corollaire obligatoire, mais encore inaperçu, de la laïcité de l'État. L'innovation était grosse de conséquences lointaines et graves, grosse aussi de conséquences immédiates et contradictoires.

L'Église constitutionnelle se réorganisa indépendamment de l'État. Cinq évêques, dont trois députés : Grégoire du Loir-et-Cher, les deux Girondins réintégrés Royer de l'Ain et Saurine des Landes, avec Desbois de la Somme et Gratien de Seine-Inférieure, constituèrent à Paris, dès la fin de 1794, un Comité des évêques réunis, et publièrent (le 15 mars 1795) une encyclique. Ils déclaraient rocou-battre la primauté de Saint-Pierre et les lois de la République ; ils acceptaient la séparation, mais maintenaient les circonscriptions diocésaines avec le régime constitutionnel de l'élection des évêques et de la confirmation métropolitaine. Trente-trois évêques et cinq presbytères (commissions d'ecclésiastiques dans les diocèses sans évêque) adhérèrent dans leurs mandements pastoraux à l'encyclique des évêques réunis et, dans chaque diocèse (le Loir-et-Cher en premier, dès le début de 1795), la hiérarchie se reconstitua tant bien que mal, avec les prêtres résignataires (qui avaient interrompu leur ministère salis abdiquer leur état) et les abdicataires restés célibataires. Quant aux abdicataires mariés, dont le nombre est évalué à deux mille, ils furent tenus à l'écart, malgré les instances de certains d'entre eux.

Mais beaucoup de prêtres rétractaient alors leur serment constitutionnel pour rentrer dans le giron de l'Église romaine. Puisque l'Église constitutionnelle n'était plus d'État, il leur semblait que la restauration du culte ne pouvait être mieux assurée que par la cessation du schisme. Les réfractaires recueillaient les premiers fruits de leur apostolat au cours de la Terreur. Tandis que les constitutionnels cédaient à la force, ils avaient, au péril de leur vie, persévéré dans leur ministère. Le nombre des rétractataires est inconnu, mais il paraît avoir été considérable. Dans le seul diocèse du Mans, le vicaire général, qui faisait fonction d'administrateur au nom de l'évêque émigré, aurait reçu près de cinq cents réconciliations à partir du mois de mars 1795, et la formule qu'il donnait à signer imposait au rétractataire la promesse de soumission à la punition que mes supérieurs voudront bien m'imposer pour réparer les scandales que j'ai donnés. Les prêtres qui rentrent à l'église de leur village ou de leur ville en 1795 sont donc, pour un grand nombre, doublement soumissionnaires, puisqu'ils reconnaissent à la fois l'Église romaine qui a été réfractaire aux lois de la République et les lois de la République.

Dès qu'il fut avéré que la Terreur avait pris fin, et, eu beaucoup d'endroits, avant même que la Convention eût achevé sa législation nouvelle, le culte reprit donc partout. A Troyes, on sonnait déjà les cloches en septembre 1194 ; à Paris, on célébrait la messe dans les chapelles en février 4795 et dans une église (Saint-Médard) en mars ; à Strasbourg, le premier service luthérien date du 15 mars dans la grande salle du Gymnase protestant, le premier office catholique, du 24 mai à l'Église Saint-Louis ; dans la Sarthe et le Cher, les églises de campagne rouvrent en avril. Le mouvement a été actif surtout dans l'entre-deux des décrets du 20 février et du 30 mai, qui coïncidait avec le Carême et les fêtes de Pâques (5 avril). Les soumissionnaires constitutionnels paraissent avoir été relativement plus nombreux dans les villes et les soumissionnaires réconciliés ou réfractaires dans les campagnes ; mais il restait des insoumissionnaires réfractaires plus actifs que jamais, en raison même de leur succès et, de la liberté qui leur était accordée. Et, bien qu'il soit impossible de conclure avec toute la précision désirable, le régime de la séparation, tel qu'il a été organisé par la Convention thermidorienne, a eu d'abord pour conséquence de favoriser le développement de l'Église romaine contre-révolutionnaire au détriment de l'Église constitutionnelle patriote. En même temps, le culte révolutionnaire périclitait, et la philosophie tricolore des cérémonies patriotiques tombait en sommeil.

 

V. — LES TRAITÉS DE BÂLE.

LE régime thermidorien eut, comme le dit le Conventionnel Delbrel, dans les armées des résultats bien désastreux : tous les ressorts du gouvernement étaient trop tendus ; au lieu de les relâcher insensiblement, on les brisa ; au lieu de modérer, de régulariser l'énergie nationale, on l'éteignit. Auparavant, les ennemis de la République eux-mêmes sollicitaient l'honneur d'être admis dans les rangs des défenseurs de la Patrie, et j'en connais beaucoup qui furent de bons soldats ; la réaction les ramena chez eux, pour se renforcer de leur retour.

Les autorités constituées qui, dans l'intérieur, activaient le départ des réquisitionnaires et renvoyaient les déserteurs aux armées, ne voulurent plus où n'osèrent plus surveiller et agir avec la même vigueur. Dans moins de six mois, la République perdit au moins le tiers de ses défenseurs.

En mars 1795, le déchet était devenu effrayant. Nominalement, les dix armées alors sur pied avaient un effectif total de 1 100.000 hommes, mais on en comptait seulement 68.000 présents à l'armée du Nord, 87 à Sambre-et-Meuse, 57 à Rhin-et-Moselle, 14 aux Alpes, 27 à l'Italie, 43 aux Pyrénées Orientales, 39 aux Pyrénées Occidentales, 42 à l'Ouest, 51 aux Côtes de Brest et 26 aux Côtes de Cherbourg, soit 454.000, dont 119 à l'intérieur. La discipline se relâchait. Dans certains corps le luxe sévit parmi les officiers, comme la misère parmi les soldats et les abus des services de fourniture ou de ravitaillement. La détresse des armées thermidoriennes est devenue légendaire. On en arriva, dans le courant de l'été 1795, à déserter par bandes à l'intérieur, avec armes et bagages. A la levée en masse de 1793 succédait une démobilisation spontanée qu'accélérait, avec l'impuissance de l'administration, le sentiment que la guerre allait prendre fin, dans la victoire et la lassitude. Sans doute, la décomposition militaire n'apparut pas d'abord dans toutes les armées avec une égale intensité. L'esprit de l'an II survécut encore quelques mois, notamment à l'armée du Nord, sous le commandement disciplinaire de Pichegru. L'élan révolutionnaire n'a pas été rompu net.

Les quatre armées de Pichegru, Jourdan, René Moreaux et Michaud parvinrent sans grande difficulté jusqu'au Rhin ; mais il leur fallut près de quatre mois, alors que l'ennemi désemparé ne résistait plus qu'avec inertie (août-novembre). Des détachements combinés des armées de Sambre-et-Meuse, de la Moselle et du Rhin commencèrent le siège de Mayence. Sur le Rhin, les opérations subirent alors un temps d'arrêt. En Hollande, au contraire, une courte et triomphale campagne d'hiver livrait aux Républicains le pays tout entier. Les patriotes exilés après l'échec du mouvement de 1787 contre le despotisme du stathouder Guillaume V, soutenu par son beau-frère, le roi de Prusse, pressaient les Français d'intervenir. Leur nombre est évalué à quarante mille, et l'un de leurs chefs, Daendels, servait comme général dans l'armée de Pichegru. Leurs partisans restés en Hollande n'étaient pas assez forts pour provoquer une révolution populaire, car ils se recrutaient principalement dans la vieille oligarchie bourgeoise, jalouse de ses franchises locales contre l'orangisme de la noblesse et du bas peuple ; mais ils pouvaient empêcher un mouvement de défense nationale, gêner le gouvernement, présenter en libératrice l'armée française. Les Anglais donnaient des signes de découragement, et le duc d'York abandonnait ses troupes pour s'embarquer (2 décembre). Mais le pays restait protégé par les inondations de ses canaux et le triple fossé de la Meuse, du Waal et du Lek. Le froid survint, qui gela toutes les eaux.

La Hollande est maintenant solide, écrivait Daendels, les fleuves qui l'entourent, les inondations qui la couvrent des invasions sont durs comme la terre ; Amsterdam est de plain-pied avec Paris.

Pichegru avança prudemment ; son armée franchit sur la glace la basse Meuse (27 décembre), le Waal (8 janvier 1795) et le Lek (15 janvier). Les troupes britanniques, battues, découragées, dénuées de tout, gagnèrent péniblement le Hanovre. Les États Généraux renoncèrent à la lutte ; et leurs troupes cessèrent de se battre. En un mois, les troupes françaises avaient méthodiquement pris possession du pays entier, d'Utrecht (18 janvier) à Groningue (14 février). Un détachement de quelques centaines de fantassins et de cavaliers s'assura de la flotte hollandaise que la glace retenait à la pointe du Helder, et le commandant batave invita à dîner le chef de l'expédition (23 janvier). La Hollande n'était pas conquise : elle se livrait. Mais l'impression fut profonde en France et en Europe, et Pichegru passa pour un grand général.

Au sud-est, les avinées des Alpes et d'Italie réussissaient, non sans combats, à garder le commandement des cols des Alpes et des Apennins, et, au sud, l'armée des Pyrénées Orientales refoulait définitivement les Espagnols au delà de la frontière. Les deux généraux en chef, Dugommier et La Union, furent tués au cours de rudes combats qu'ils se livraient en avant de Figuères, qui capitula enfin (28 novembre). Pérignon, successeur de Dugommier, s'empara de Rosas après un siège long et pénible (3 février 1795). L'avinée des Pyrénées Occidentales, avec Muller et Moncey, entrait à Fontarabie (1er août) et Saint-Sébastien (4 août 1794) ; mais elle ne continua son offensive que longtemps plus tard, jusqu'à Bilbao (19 juillet 1795).

Ainsi les opérations se poursuivaient victorieusement sur toutes les frontières. De nombreuses ébauches de négociations dénotaient le désir de paix. Ce fut le propre frère do l'empereur, Ferdinand III, grand-duc de Toscane, qui osa le premier traiter avec la Révolution française. Il ne s'était résigné à rompre que sous la menace du canon anglais à Livourne, et le commerce de ses sujets en souffrait. Après les premiers pourparlers à Florence, avec Cacault, le comte Carletti fut envoyé à Paris (4 novembre 1794), où il conclut avec le Comité de salut public un traité de paix, amitié et bonne intelligence (9 février 1795) que la Convention s'empressa de ratifier (13 février). Le grand-duc révoquait tout acte d'adhésion, consentement ou accession à la coalition, et la Toscane revenait à la neutralité.

Les mêmes expressions de paix, amitié et bonne intelligence figurent dans le traité signé à Bâle le 5 avril 1795 par François Barthélemy, le ministre de la République en Suisse, et le baron de Hardenberg qui représentait le roi de Prusse, tant considéré comme tel qu'en qualité d'électeur de Brandebourg et de co-État de l'Empire germanique. La conversation, commencée par Mœllendorff sitôt après sa retraite sur la rive droite du Rhin, interrompue par la mort du comte de Goltz, le premier négociateur prussien à Bâle (16 février), habilement continuée par Barthélemy, un vieux diplomate de carrière, se terminait par un compromis plus conforme aux désirs de Berlin que de Paris. Le Comité de salut public espérait l'alliance prussienne ; Frédéric-Guillaume II ne proposait d'abord qu'un armistice. Il trahissait la coalition, renonçait à la lutte contre la France révolutionnaire, mais refusait de lier partie avec elle. Puisque la guerre sur le Rhin ne rendait pas, il voulait s'en dégager pour avoir toute liberté d'action sur la Vistule. Déjà il employait contre Kosciuszko une partie des subsides que lui versait l'Angleterre pour la guerre contre la France. Quand Pitt cessa de payer (en octobre), il cessa de combattre. Sa coopération avec la Russie en Pologne ne lui avait valu que des déboires. Il avait renoncé à participer au siège de Varsovie (6 septembre 1794), laissant à Souvarof seul la gloire de prendre la ville (4 novembre) et d'y massacrer en masse les patriotes polonais. L'Autriche, de son côté, avançait des troupes en Galicie, et s'entendait avec la Russie (3 janvier 1795) pour un dernier partage de la Pologne, un mutuel appui contre la Prusse et la possibilité d'un échange de la Bavière contre la Belgique. La Prusse avait tout à craindre d'un rapprochement austro-russe.

La paix de Bâle, ratifiée par la Convention le 14 avril, ne prononce pas officiellement le mot de neutralité, mais elle stipule la fin immédiate des hostilités entre les deux parties contractantes ; la France occupera les possessions prussiennes de la rive gauche du Rhin jusqu'à la pacification générale avec l'Empire germanique, et, au cas où elle obtiendrait alors la limite du Rhin, elle s'engage secrètement à assurer une compensation à la Prusse. Enfin, elle accueillera les bons offices du roi de Prusse en faveur des princes et États de l'Empire germanique qui seraient désireux de négocier. La convention complémentaire, signée à Bâle par Barthélemy et Hardenberg le 17 mai, et ratifiée par la Convention le 27, traça la ligne de démarcation et de neutralisation qui était destinée à éloigner le théâtre de la guerre de tout le nord de l'Allemagne sous la garantie prussienne, et Hardenberg contribua à la paix particulière conclue par le landgrave de Hesse-Cassel avec la France à Bâle (le 18 août). La neutralité était pour la Prusse quadruplement avantageuse : elle lui assurait sur la rive droite du Rhin une indemnité équivalente aux possessions qu'elle pouvait perdre sur la rive gauche, par un troc conforme aux habitudes diplomatiques d'ancien régime ; elle lui permettait de se poser dès maintenant contre l'Autriche en protectrice des princes de l'Allemagne du Nord ; elle lui permettait d'agir sans entraves en Pologne, et elle faisait enfin peser sur l'Autriche la menace d'une alliance avec la France, qui n'était pas moins redoutable pour sa rivale que le rapprochement austro-russe pour la Prusse elle-même. Bon gré mal gré, Vienne et Pétersbourg acceptèrent la Prusse comme convive au festin polonais, et le troisième partage de la Pologne entre les trois puissances (24 octobre 1795) répond ainsi à la paix de Bâle, comme la paix de Bâle répondait à l'accord austro-russe du début de l'année. Moins profitable à la France qu'à la Prusse, la paix n'était pourtant pas sans importance. Les hostilités cessaient pour tous les pays occupés, y compris la Hollande. Le roi de Prusse affaiblissait la coalition en la quittant, il abandonnait son beau-frère le stathouder, il acceptait implicitement que la France s'étendît jusqu'au Rhin ; bref, il donnait aux victoires révolutionnaires leur première consécration effective.

Les États Généraux, ayant aboli le stathoudérat et proclamé les droits de l'homme (16 février), s'imaginèrent qu'ils allaient traiter de pair à égal avec le Comité de salut public, et les patriotes bataves partageaient leurs illusions. Aussi les négociations furent-elles longues et difficiles. Il fut question d'arrêter Daendels, de désarmer les troupes bataves, d'évacuer tout le pays au nord du Lek. A l'ultimatum du Comité de salut public, les États Généraux répondaient dilatoirement.

Il faut, écrivait Sieyès, que les Bataves fassent à l'avenir autant de bien la France qu'ils lui ont fait ou voulu faire de mal sous l'influence britannique.... Véritablement, les Bataves se moquent de nous. Ils vont à leurs tins par la lenteur en même temps que par leur activité. Nous ne le souffrirons pas.

Finalement, Sieyès et Reubell partirent pour la Haye où le traité fut signé le 1G mai ; les États Généraux le ratifièrent le 26 et la Convention le 27. La République des Provinces-Unies était reconnue par la République française comme puissance libre et indépendante, mais sous condition d'alliance offensive et défensive jusqu'à la fin de la guerre ; elle lui cédait la Flandre hollandaise, Maëstricht, Venlo et dépendances ; elle s'engageait à lui payer, à titre d'indemnité et dédommagement pour les frais de la guerre, cent millions de florins, et, dans les articles secrets, à entretenir l'armée française d'occupation. Enfin on transporta à Paris, de Hollande comme de Belgique, de nombreux objets d'art, et le cabinet d'histoire naturelle du stathouder figure encore aujourd'hui dans les collections du Muséum. En échange, la France garantissait pour la paix générale une compensation territoriale à prendre sur les pays qu'elle aurait conquis et la restitution des colonies dont l'ennemi aurait pu s'emparer. Or, le stathouder, réfugié en Angleterre, donna ordre aux gouverneurs des colonies bataves d'accueillir en alliés les vaisseaux britanniques, et c'est ainsi que Ceylan (26 août) et le Cap (25 septembre) entrèrent sans résistance dans l'empire colonial auquel ils appartiennent encore aujourd'hui. Ainsi la nation batave était tout ensemble trahie et dépouillée par le stathouder qui l'avait lancée contre la France, exploitée et dépouillée par la France qui la libérait du stathouder.

Depuis le jour où le général La Union fit mystérieusement par venir à Dugommier un rameau d'olivier (20 septembre 1704) jusqu'à la signature du traité à Bâle (le 4 juillet 1795), par Barthélemy et Yriarte, les négociations franco-espagnoles, parallèles aux opérations militaires dont elles subissaient les contrecoups, déroulèrent, avec leurs péripéties variées et leurs nombreux intermédiaires (parmi lesquels il convient de citer le financier Cabarrus, père de Mme Tallien), de multiples projets sur le sort du Dauphin et de Mme Royale, l'alliance avec la France et le rétablissement du commerce, comme au temps du Pacte de Famille, la cession de la Louisiane ou de Santo-Domingo (la partie espagnole de Saint-Domingue), le règlement des affaires d'Italie, la reprise de Gibraltar, et l'annexion du Portugal, ou tout au moins son accession au système français pour fermer à l'Angleterre la porte du continent européen, depuis Gibraltar jusqu'au Texel, comme disait Sieyès en formulant ainsi par avance le programme du blocus continental. On passait alternativement du blanc au noir, rapporte un diplomate ; la reine veut la paix, le roi ne veut rien du tout, et Godoy, le favori de la reine, s'imagine qu'on peut faire la guerre et la paix avec les mêmes moyens. De tant de projets, il ne resta presque rien dans le traité, sinon la paix qui libérait les deux pays d'une guerre sans issue et privait l'Angleterre d'une alliance utile. La France évacuait les territoires qu'elle avait envahis en Espagne et recevait Santo-Domingo ; elle acceptait la médiation espagnole pour le Portugal et les États d'Italie ; secrètement, elle s'engageait à livrer Mme Royale si l'Autriche en refusait l'échange. Plus que jamais, la reine admira Godoy que, docilement, le roi honora du titre de prince de la Paix (4 septembre 1795).

Mais la coalition diminuée restait solide encore. L'Autriche fit indirectement des offres d'armistice (24 juillet), auxquelles le Comité de salut public répondit qu'il ne négocierait que pour la paix (10 août) : elle refusa, car elle ne voulait que gagner du temps. Subventionnée par l'Angleterre (20 mai) et associée à son alliance avec la Russie (28 septembre), rassurée, au moins provisoirement, sur les intentions de la Prusse, elle ne considérait pas la partie comme perdue. Deux puissantes armées commandées par Wurmser sur la rive droite du haut Rhin et par Clerfayt en aval, du Mein à la Ruhr, étaient opposées aux armées de Sambre-et-Meuse sous Jourdan et de Rhin-et-Moselle sous Pichegru, pendant qu'une troisième armée allait renforcer les Piémontais. Pour la première fois depuis la levée en masse, les Républicains étaient partout en grave infériorité numérique. Jourdan franchit le Rhin à la hauteur de Düsseldorf (6 septembre) et remonta le fleuve dans la direction de Mayence. Mais, au lieu de coopérer à ses mouvements, Pichegru s'attarda à Manheim (20 septembre) sans même pousser jusqu'à Heidelberg. Wurmser eut ainsi le temps d'intervenir et de maintenir Pichegru, tandis que Clerfayt, qui avait risqué d'être pris dans l'étau des deux armées françaises, forçait Jourdan à battre en retraite sur la rive gauche, entre Neuwied et Düsseldorf (12 octobre). Bien qu'il eût reçu des renforts de Jourdan, Pichegru évacua Manheim et la laissa sans défense pendant que Clerfayt, prenant l'offensive, débloquait Mayence (29 octobre), passait sur la rive gauche et, pénétrant comme un coin entre les armées de Sambre-et-Meuse et Rhin-et-Moselle, occupait la ligne de la Pfrimm (en arrière de Worms) et de la Speyer (en arrière de Spire), avec le concours de Wurmser qui débouchait de Manheim, et se rapprochait ainsi de la frontière d'Alsace.

Sans doute Pichegru était déjà (par divers intermédiaires, dont le plus connu est Fauche-Borel) en relations avec Condé — qui était au service autrichien depuis le licenciement de l'armée des Princes et se trouvait alors dans le Brisgau, avec son armée de six mille hommes, sous les ordres de Wurmser —, sinon avec Wickham, le ministre britannique en Suisse — qui était arrivé à Berne, le 1er novembre 1794, avec mission d'intriguer en France — ; peut-être même trahissait-il, et ménageait-il ses troupes pour un coup de force sur Paris avec le concours de Condé ; peut-être enfin son inaction à Manheim n'était-elle due qu'à son incapacité militaire. Quoi qu'il en soit, l'offensive française avait échoué par sa faute, la ligne du Rhin était envahie et l'invasion de nouveau menaçante. Mais les Autrichiens consentirent à un armistice (21 décembre). Ils étaient épuisés. En Italie la campagne tournait mal pour eux. Ils avaient d'abord réussi à forcer les passages des Apennins et ils étaient arrivés jusqu'à Savone (25 juin). Mais Kellermann les avait empêchés de poursuivre leur marche en avant le long de la Rivière, et son successeur, Scherer, venait de remporter une brillante victoire à Loano (23-25 novembre) et de les repousser au delà des Apennins. La suspension d'armes permettait à Vienne de préparer une nouvelle campagne qu'on espérait décisive, ou de négocier avec le nouveau gouvernement français, qui pouvait être plus accommodant que la Convention.

Sous le régime thermidorien, la doctrine des frontières naturelles dominait en effet à Paris presque sans contestation. Pour ne citer qu'un exemple, un négociant patriote de Rhénanie ayant déposé chez le député Louvet, en août 1795, 6.000 francs à distribuer comme prix d'un concours sur la question de la rive gauche du Rhin, limite de la République française, l'empressement fut tel qu'il lui fallut porter la somme à 19.000 francs, et presque tous les concurrents, au nombre de 56, parisiens, alsaciens et provinciaux de toutes les parties de la France, donnèrent des conclusions affirmatives. Le concours fit grand bruit et les mémoires primés furent réunis en volume. Sieyès considérait que la paix de tout l'Occident de l'Europe devait être la suite moralement nécessaire du système de la barrière du Rhin entre l'Allemagne et la France (25 mai) ; et, de Boissy d'Anglas (30 janvier) à Merlin de Douai (30 septembre), avec Bourdon de l'Oise ou Fréron, Thibaudeau, Roberjot ou Cambacérès, on pourrait facilement citer de nombreuses déclarations semblables. Mais ni la Convention, ni le Comité de salut public n'ont jamais pris position par un vote formel. On objectait que la barrière la plus forte est un caractère pacifique. Malgré les annexions déjà décrétées en 1793 et obtenues des Provinces-Unies en 1793, on discutait encore sur l'incorporation définitive de la Belgique à la France. Harmand de la Meuse et Lesage d'Eure-et-Loir proposaient d'en faire une république indépendante. Le décret du 1er octobre 1795 réunit enfin la Belgique à la France, reconnut aux habitants les droits de citoyens français, et divisa le pays en neuf départements (Dyle, Escaut, Lys, Jemmapes, Forêts, Sambre-et-Meuse, Ourthe, Meuse-Inférieure et, Deux-Nèthes), avec Bruxelles, Gand, Bruges, Mons, Luxembourg, Namur, Liège, Maëstricht et Anvers comme chefs-lieux. Mais, sous main, le Comité de salut public prit soin d'informer l'Autriche que, si elle acceptait l'annexion, la France lui reconnaîtrait volontiers la Bavière. La décade qui s'achevait avec la réunion de la Belgique (9 vendémiaire) avait commencé avec la proclamation de la constitution directoriale (1er vendémiaire, 23 septembre 1795), et elle était la première de l'an IV. Préméditée ou fortuite, la coïncidence n'en est pas moins significative. La France révolutionnaire changeait de figure avec son territoire agrandi et sa nouvelle organisation politique.

 

VI. — CONSTITUTION DE L'AN III.

IL résultait des travaux de la commission des seize (3 décembre) que les lois organiques de la Constitution de 1793 ne seraient probablement rien de moins qu'une autre constitution. La nouvelle commission de sept membres (30 mars et 3 avril), portée à onze (le 18) et reconstituée peu après (6 mai), constata en effet, suivant l'expression de son rapporteur Boissy d'Anglas (23 juin), que la Constitution de 1793 n'était que l'organisation de l'anarchie. Instituée et transformée dans l'entre-deux des journées révolutionnaires du 12 germinal et du 1er prairial (1er avril et 20 mai), mais travaillant après la victoire de la Convention sur les faubourgs qui réclamaient la Constitution de 1793, la commission était composée exclusivement d'anciens Girondins, comme Daunou qui fut le principal rédacteur du projet, Baudin des Ardennes, Creuzé-Latouche, Lesage d'Eure-et-Loir, Lanjuinais, La Revellière, Louvet, et de Centristes de droite, comme Boissy d'Anglas, Durand-Maillane, ou de gauche comme Thibaudeau. Seul Berlier y représenta la tradition Montagnarde. Mais l'entente parait avoir été unanime sur les principes posés par Boissy dans son rapport général : conservation de l'ordre social, stabilité, liberté, propriété. Un pays gouverné par les propriétaires est dans l'ordre social, déclarait Boissy, celui où les non-propriétaires gouvernent est dans l'état de nature. La formule est moins exclusive que celle des terroristes : il n'y a de citoyen dans la République que les républicains, elle n'est pas contraire à l'idée démocratique, elle ne refuse pas absolument le droit de cité aux non-propriétaires, mais elle ne le leur confère qu'incomplet, puisqu'elle n'admet pas qu'ils gouvernent.

En conséquence, la Constitution accorda la qualité de citoyen aux Français de vingt et un ans accomplis, inscrits sur le registre civique de leur canton et en résidence depuis un an au moins, qui payaient une contribution directe, foncière ou personnelle, sans désignation d'un minimum. Elle ne supprimait l'obligation d'être contribuable direct qu'en faveur des Français qui auraient fait une ou plusieurs campagnes pour l'établissement de la République, mais elle suspendait l'exercice du droit de cité pour les domestiques à gages, attachés au service de la personne ou du ménage, comme pour les fous, les faillis et les accusés. De plus, l'inscription au registre civique ne devait être accordée, à dater de l'an XII (1803-1804), qu'aux jeunes gens en état de lire, d'écrire et de pratiquer une profession mécanique ou les opérations manuelles de l'agriculture. Le suffrage universel était donc, non précisément supprimé, mais réduit dans une proportion qui serait, d'après les calculs récents de Deville, d'un peu plus du sixième, le nombre des électeurs inscrits étant, pour les départements de l'ancienne France, d'environ cinq millions au lieu de six et demi ou sept.

Mais il était stipulé que toutes les élections se feraient au scrutin secret, alors que la Constitution de 1793 laissait au choix de chaque votant le suffrage public à haute voix ou le scrutin. En outre, le système électif ne s'appliquait pas seulement aux députés, mais aux juges de tous degrés, et aux membres des administrations locales (départementales et municipales). Enfin, les comices électoraux pouvaient conserver le caractère délibératif qu'ils avaient auparavant ; les assemblées primaires se prolongeaient plusieurs jours, elles nommaient leur bureau, faisaient leur propre police, et leur effectif ne devait pas dépasser le chiffre de neuf cents citoyens inscrits. Ainsi, des précautions étaient prises pour conserver au régime électoral son caractère démocratique. Mais, par une autre restriction au suffrage populaire, les élections n'étaient directes, aux assemblées primaires, que pour les juges de paix, les membres de l'administration municipale ou de canton — les districts étaient supprimés et les communes du canton réunies dans le même groupement administratif — et les membres de l'assemblée électorale du département, ou électeurs au sens propre du mot. Par surcroît, les conditions d'éligibilité des électeurs étaient rigoureusement définies : il y aurait un électeur pour 2 ou 300 citoyens, suivant le nombre des inscrits à chaque assemblée primaire, soit 20.000 seulement, ou environ, pour toute la France. Les électeurs devaient avoir vingt-cinq ans accomplis et être propriétaires, usufruitiers, locataires, fermiers ou métayers d'habitations ou de biens ruraux évalués à la valeur locale de 100 à 200 journées de travail, suivant les cas. L'assemblée électorale du département était donc réservée à une petite minorité de gens aisés. Elle élisait, sous certaines conditions d'âge et de domicile, mais non de cens, les députés, les membres de l'administration départementale, des tribunaux civil et criminel du département, du tribunal de cassation et de la Haute-Cour. Enfin, au-dessus de l'élection à deux degrés à laquelle procédait l'assemblée électorale, le Corps législatif faisait fonction d'assemblée électorale au nom de la nation, et élisait, au troisième degré, les cinq directeurs, les cinq commissaires de la Trésorerie nationale qui centralisaient les recettes et ordonnançaient les payements, et les cinq commissaires de la Comptabilité, chargés du contrôle des comptes.

La discussion à la Convention dura du.4 juillet au 22 août 1795 (5 fructidor an III), traversée, mais non, semble-t-il, influencée par le désastre des émigrés à Quiberon (22 juillet). Elle ne porta guère que sur des détails, car on était d'accord sur les principes, et elle ne prit quelque envergure qu'avec Sieyès (20 juillet). Son contre-projet comportait un gouvernement de 7 membres, chef de l'exécutif, un tribunat de 300 membres (le nombre des départements étant supposé de 100), chargés, comme le gouvernement, de la proposition des lois à une législature de 900 membres, recrutés par tiers dans l'industrie rurale, l'industrie citadine et les professions libérales, lesquels auraient à juger et prononcer sur les propositions du tribunat au nom de la nation et du gouvernement au nom de l'État ; enfin une jurie constitutionnaire de 135 membres (les 3/20 de la législature) qui jugerait sur les plaintes en violation de la Constitution. Thibaudeau fit observer que le projet de Sieyès avait beaucoup de ressemblance avec celui de la Commission des XI. Il n'apportait en effet au mécanisme constitutionnel qu'une pièce nouvelle, la jurie constitutionnaire, dont Durand-Maillane s'est vanté plus Lard d'avoir eu le premier l'idée et qui semble à certains égards procéder de la Haute-Cour de justice des États-Unis. Au surplus, la Convention ne l'adopta pas. La haute-Cour qu'institua la Constitution de l'an III ne devait se former qu'après délibération spéciale du Corps législatif, à une distance d'au moins 12 myriamètres, pour juger sur les accusations admises par les Chambres contre les députés ou les directeurs ; elle était composée de juges et d'accusateurs publics tirés du tribunal de cassation et de hauts-jurés nommés par les assemblées électorales des départements.

D'autre part, Sieyès était hostile à la doctrine des trois pouvoirs séparés pour maintenir la liberté par leur contrepoids. La Constitution de l'an III respecta au contraire le principe de la division des pouvoirs. Elle scinda le Corps législatif en deux Chambres, le Conseil des Anciens, au nombre de 250, et le Conseil des Cinq-Cents, à l'instar du bicamérisme des Américains.

Presque toute les constitutions de ce peuple, notre ainé dans la carrière de la liberté, disait Boissy, ont divisé le Corps législatif, et la paix publique en est résultée. Car la division du Corps législatif en deux sections mûrit toutes les délibérations en leur faisant parcourir deux degrés divers. Mais surtout, l'exemple même de la Convention a montré les dangers inséparables de l'existence d'une seule assemblée. J'ai pour moi votre propre histoire et le sentiment de vos consciences. Qui mieux que vous pourrait nous dire quelle peut être dans une seule assemblée l'influence d'un individu ?

Le Corps législatif a sa garde, il est maitre de sa police dans ses locaux (il la confia à ses inspecteurs), mais il lui est interdit de figurer en corps ou en députation dans les cérémonies publiques. Les députés continueront à toucher une indemnité. Les séances restaient publiques, mais le nombre des spectateurs ne devait pas dépasser la moitié du nombre des représentants. On votait par assis ou levé ou par bulletin secret, sur appel nominal ; le vote par procuration était inconnu. Le quorum nécessaire aux délibérations était de 200 députés aux Cinq-Cents et de 126 aux Anciens. Les Conseils pouvaient nommer des commissions spéciales temporaires pour l'examen préparatoire des questions qui leur étaient soumises, mais non des comités permanents. L'initiative des projets était réservée exclusivement aux Cinq-Cents que les directeurs pouvaient néanmoins inviter à prendre un objet en considération. Les projets de loi adoptés par les Cinq-Cents prenaient le nom de résolutions, mais ils n'avaient valeur légale qu'après approbation des Anciens. Une proposition repoussée par les Cinq-Cents, ou une résolution non approuvée par les Anciens, ne pouvait être reprise qu'après une année révolue ; mais il était permis de présenter à quelque époque que ce soit un projet ou une résolution contenant des articles faisant partie des projets ou résolutions rejetés : procédé qui donnait, indirectement, aux Anciens le droit d'amendement. En aucun cas, les deux Conseils ne pourront se réunir dans une même salle, mais ils résideront toujours, ainsi que le Directoire, dans la même commune. Paris n'était pas nommé et, dans le tableau de placement des chefs-lieux de départements (qui fut publié le 11 octobre), son nom perdit le privilège de désigner son département, qui s'appela désormais Seine : les souvenirs du communalisme n'étaient pas moins odieux à la Convention thermidorienne que ceux de la tyrannie décemvirale. Les Anciens ont le droit de changer la résidence du Corps législatif par décret irrévocable. Enfin, l'exécutif était confié à un Directoire de cinq membres. Les ministres étaient rétablis ; nommés par les directeurs, ils travaillaient sous leurs ordres.

La Constitution de l'an III, longue et minutieuse, ne compte pas moins de 377 articles répartis en 14 titres. Elle est précédée d'une invocation à l'Être suprême et d'une déclaration des droits complétée par une déclaration des devoirs. Les droits sont ceux de 1789, en un style et dans un ordre plus net ; les additions socialisantes de 1793 sur le bonheur commun, la garantie sociale définie comme l'action de tous pour assurer à chacun la jouissance et la conservation de ses droits, le droit d'assistance et le droit d'insurrection, sont supprimés. Lorsque l'insurrection est générale, elle n'a plus besoin d'apologie, observait Boissy, et, lorsqu'elle est partielle, elle est toujours coupable. Les articles complémentaires du dernier titre, qui est intitulé Dispositions générales, accentuaient encore le libéralisme individualiste de la doctrine, et, n'était l'insertion du titre consacré à l'instruction publique, dont une partie des frais est prise en charge par l'État, rien ne subsisterait plus dans la Constitution de l'action sociale de la collectivité, telle qu'on se la représentait en 1793. Le progrès doit venir, non de l'Étal, mais de l'individu et de sa libre initiative. A la définition négative des deux précédentes déclarations : ne faites pas à autrui ce que vous ne voudriez pas qu'on vous fit, la déclaration des devoirs ajoute une formule nouvelle : faites constamment aux autres le bien que vous voudriez en recevoir. Nul n'est bon citoyen s'il n'est homme de bien ; nul n'est homme de bien s'il ne respecte religieusement les lois ; c'est sur le maintien des propriétés que repose tout l'ordre social.

L'État, tel qu'il est issu du thermidorisme, est réservé aux hommes aisés et aux hommes instruits ; et il se considère en théorie comme démocratiquement ouvert à tous, puisque chacun est libre d'apprendre à lire et à écrire et d'arriver à payer une contribution directe. Pratiquement, il est illogique, parce qu'il a été conçu pour répondre aux nécessités présentes. Il ignore les Églises, dont il proclame qu'il les respecte, encore qu'il s'en défie, et qui lui paraissent destinées à disparaître tôt ou Lard, mais il institue, encore qu'il s'en défende, une église académique, comme dit Daunou, qui répandra parmi les hommes les lumières philosophiques de la raison. En matière économique et sociale il n'est pas interventionniste, il met un terme à la vente des biens d'hospices, hôpitaux et maisons de bienfaisance (26 août) et à leur administration nationalisée (24 octobre), parce qu'il se désintéresse de l'assistance publique ; mais il renonce au libéralisme commercial, sans l'avouer dans sa Constitution, parce qu'il ne peut pas faire autrement et qu'il faut d'urgence remédier à la crise des subsistances. Politiquement enfin, il prend toutes les précautions nécessaires pour assurer la liberté des élections, mais il restreint dans la proportion des deux tiers le choix des électeurs. — La Constitution venait à peine d'être achevée, que la Convention s'est appliquée à la compléter par une série de lois organiques dont il suffira d'énumérer ici les principales : sur l'envoi et la publication des lois (4 octobre), le règlement et l'organisation du Corps législatif (22 octobre), l'organisation des ministères (2 octobre), les fonctions des corps administratifs (7 septembre), la police intérieure des communes (2 octobre), la division du territoire, le placement et l'organisation des administrations civiles et judiciaires (11 octobre), le tribunal de cassation (27 septembre et 21 octobre), et le code des délits et des peines (23 octobre) qui comporte un code de procédure et (aux art. 610 et suivants) l'énumération des crimes et attentats contre la sûreté intérieure de la République ou contre la Constitution, avec leurs pénalités. L'histoire du gouvernement directorial en fera connaître l'application, mais il convient, dès maintenant, de mettre à part, en raison de leur importance immédiate, les lois sur les cultes et l'instruction publique, sur les subsistances et sur les élections.

La Constitution rappelait les principes de la liberté des cultes, que la République n'en salarie aucun et que la loi ne reconnaît ni vœux religieux, ni aucun engagement contraire aux droits naturels de l'homme. Pour réduire en loi les conséquences nécessaires qui en dérivent, sans statuer sur ce qui n'est que du domaine de la pensée, la Convention rendit, le 29 septembre, un important décret sur les mesures de police et de sûreté publique relatives à l'exercice du culte : comme garantie de la liberté religieuse, elle édictait des pénalités contre les outrages faits aux objets, cérémonies et ministres des cultes ; comme garantie civique, elle réglementait à nouveau la déclaration obligatoire de soumission, et, comme garantie contre tout culte qu'on tenterait de rendre exclusif, elle multipliait les restrictions, interdisant notamment toute cérémonie hors de l'édifice cultuel, toute dotation perpétuelle et viagère, toute taxe ou subvention communale. Enfin, elle mentionnait expressément quelques-unes des principales dispositions destinées à restreindre l'action sociale de l'Église : le jour de repos des fonctionnaires, c'est-à-dire le décadi, la tenue des actes de l'état civil et la célébration des fêtes civiques.

Simultanément, la Convention mettait la dernière main au plan d'instruction publique qu'elle préparait depuis si longtemps. Elle renonça au système des écoles révolutionnaires dont l'École normale a été, après l'École des armes et l'École de Mars, la dernière en date. Annoncée par Barère lors de la fondation de l'École de Mars (1er juin 1794), instituée le 10 octobre suivant, moins pour enseigner les sciences que l'art de les enseigner, suivant l'expression du rapporteur Lakanal, elle fonctionna du 20 janvier au 19 mai 1795 à la Sorbonne et au Muséum d'histoire naturelle, pendant quatre mois, comme il avait été décrété. Ses élèves, rétribués, âgés de vingt et un ans au moins, étaient venus de tous les districts de la France, à raison d'un pour 20.000 habitants (on en compta environ 300), et ses professeurs avaient été choisis parmi les savants les plus illustres : Lagrange, Laplace et Monge pour les mathématiques, Haüy pour la physique, Berthollet pour la chimie, Daubenton pour l'histoire naturelle, Thouin pour l'agriculture, Buache pour la géographie, Volney pour l'histoire, Vandermonde pour l'économie politique, Bernardin de Saint-Pierre pour la morale, Laharpe pour la littérature, Sicard pour la grammaire générale et Garat pour l'analyse de l'entendement humain. Rentrés dans leurs districts, les élèves étaient tenus d'ouvrir à leur tour des écoles normales, dont l'objet sera de transmettre aux citoyens et aux citoyennes qui voudront se vouer à l'instruction publique, la méthode d'enseignement qu'ils auront acquise dans l'École normale de Paris. Les écoles normales secondes n'ont pas été organisées. Mais les cours, complétés par des débats publics auxquels participaient les élèves et vulgarisés par la sténographie, eurent un grand éclat et une action indéniable. Le Comité d'instruction publique reprocha, il est vrai, aux professeurs de s'être laissés aller à exposer chacun sa science et non la pédagogie respective de chaque science. Était-ce par application de la loi du moindre effort ? L'un d'entre eux, le vertueux Bernardin de Saint-Pierre, réussit, il toucher son traitement pendant six mois après la clôture de l'École, sans même avoir fait régulièrement tout son cours de morale.

Mais la Convention ne venait-elle pas, sur le rapport de Grégoire, d'ouvrir un crédit, de 300.000 livres pour encouragements aux savants, gens de lettres et artistes (8 octobre 1794) qu'elle autorisa ensuite (2 septembre 1795) à cumuler leurs traitements, au cas on ils rempliraient plusieurs fonctions relatives à l'instruction publique ? La sollicitude de Grégoire s'étendait des artistes aux objets d'art. Il s'est vanté d'avoir créé le mot de vandalisme, pour tuer la chose. Il stigmatisa, en trois rapports célèbres (31 août, 29 octobre et 14 décembre 1794), les dégradations subies par les monuments historiques pendant la Terreur. Souvent mal renseigné et toujours passionné de rancune rétrospective, il y commit nombre d'inexactitudes. Au reste, les décrets du 13 avril, du 6 juin et du 24 octobre 1793 condamnaient les destructions et mutilations opérées sous prétexte d'enlever les signes de la royauté et de la féodalité. Alexandre Lenoir réunissait au couvent des Petits-Augustins les œuvres d'art qu'il avait pu recueillir, et, par un singulier paradoxe, elles cessèrent de paraître gothiques quand on les vit sorties de leur cadre séculaire. Le musée archéologique des Monuments français (ouvert le 1er septembre 1795) a contribué pour une bonne part à la réhabilitation de l'art médiéval en France. Le Conservatoire de musique fut définitivement organisé sur le rapport de Chénier au nom des Comités d'instruction publique et des finances (3 août 1795), comme le Conservatoire des Arts et Métiers sur le rapport de Grégoire au nom des Comités d'instruction publique et d'agriculture (10 octobre 1794, avec décret complémentaire du 11 juin 1795). Un cours d'astronomie fut ouvert au Bureau des Longitudes institué à l'Observatoire national de Paris, sur le rapport de Grégoire au nom des Comités d'instruction publique, de marine et des finances (25 juin 1795) ; de même, trois cours d'arabe littéral et vulgaire, de turc et tatar de Crimée, de persan et de malais, formant une École publique destinée à l'enseignement des langues orientales vivantes d'une utilité reconnue pour la politique et le commerce, à la Bibliothèque nationale (30 mars 1795), qui abrita en outre un cours d'archéologie sur les inscriptions et médailles.

L'École centrale des travaux publics, dont le décret du 28 septembre 1794, rapporté par Fourcroy au nom des Comités de salut, d'instruction et des travaux publics, fixa l'ouverture au 30 novembre, reçut le nom d'École Polytechnique sur le rapport de Prieur de la Côte-d'Or (1er septembre 1795), et figure en tête de la liste des Écoles de services publics organisées (22 octobre 1795) pour l'artillerie, le génie, les ponts et chaussées, la géographie, les constructions navales, la navigation et la marine.

A l'autre extrémité de l'échelle scolaire, dans les écoles primaires, la Convention thermidorienne, après avoir longtemps hésité, s'en tint au principe de liberté posé par le décret du 19 décembre 1793, mais les instituteurs, nommés et logés par les administrations locales, ne touchaient que les rétributions de leurs élèves, et l'instruction primaire n'était plus déclarée obligatoire (25 octobre 1795). Au degré intermédiaire, elle institua, sur le rapport de Lakanal, un enseignement public supérieur primaire, sous le nom d'Écoles centrales (25 février 1795). Personne n'eut alors l'idée d'un enseignement secondaire destiné à donner à certains jeunes gens privilégiés les bienfaits des humanités ; l'enseignement était pratique à tous les degrés, élémentaire dans les écoles primaires, supérieur dans les écoles centrales et spécialisé dans les écoles supérieures d'application professionnelle. La coordination générale du plan d'éducation nationale, esquissée dans la Constitution (22 août 1795), fut donnée enfin par la loi organique du 3 brumaire an IV (25 octobre 1795) sur le rapport de Daunou pour la commission des Onze et le Comité d'instruction publique. Au-dessus des écoles primaires et centrales, la loi prévoyait des écoles spéciales d'État pour l'astronomie, la géométrie et la mécanique, l'histoire naturelle, la médecine, l'art vétérinaire, les antiquités, les sciences politiques, les arts et la musique. La plupart étaient déjà réorganisées, à Paris tout au moins, à l'Observatoire, au Muséum, à la Bibliothèque, aux Conservatoires. Seule l'École des sciences politiques resta sur le papier. A côté des écoles spéciales, la Convention prévoyait diverses écoles particulières : pour les sourds-muets (5 janvier 1795) et les aveugles (28 juillet), pour l'horlogerie à Besançon (25 juin), pour les orphelins des défenseurs de la Patrie, dont l'institut, fondé par Léonard Bourdon au ci-devant prieuré Martin à Paris (actuellement Conservatoire des arts et métiers), fut transféré à Liancourt (8 juin).

Enfin, au-dessus des écoles spéciales, se dressait un Institut national des sciences et des arts, dont le plan, emprunté de Talleyrand et de Condorcet, comportait 3 classes, subdivisées en 21 sections, pour les sciences physiques et mathématiques, morales et politiques, la littérature et les beaux-arts, avec 144 membres résidant à Paris, autant d'associés dans les départements, et 24 associés étrangers, soit 312 au total. Comme les plus importants des autres établissements d'instruction fondés ou transformés par la Convention, l'institut jouissait d'une certaine autonomie et se recrutait par cooptation. Il était destiné

1° à perfectionner les sciences abstraites par des recherches non interrompues, par la publication des découvertes, par la correspondance avec les sociétés savantes et étrangères ; 2° à suivre, conformément aux lois et arrêtés du Directoire, les travaux scientifiques et littéraires qui auront pour objet l'utilité générale et la gloire de la République.

Daunou donnait à prévoir la disparition prochaine des fêtes décadaires. Par contre, les fêtes nationales étaient maintenues, comme le plus vaste moyen d'instruction publique, mais de manière à ne pas entrer en concurrence avec les cultes particuliers. Elles étaient réduites à sept : la République (1er vendémiaire), la Jeunesse (10 germinal), les Époux (10 floréal), la Reconnaissance (10 prairial), l'Agriculture (10 messidor), la Liberté (9-10 thermidor) et les Vieillards (10 fructidor).

Nous nous sommes dit, écrivait Daunou dans sa conclusion : liberté de l'éducation domestique, liberté des établissements particuliers d'instruction ; nous avons ajouté : liberté des méthodes instructives. Au milieu des cultes divers, librement exercés, mais soumis aux lois de la République, le patriotisme deviendra bientôt le culte commun de tous les Français.... Qui mieux que l'instruction publique exercera le ministère de réconciliation générale ?... C'est aux lettres qu'il est réservé de finir la Révolution qu'elles ont commencée.

Le décret du 21 mai, voté au lendemain du 1er prairial (20 mai) rétablissait le recensement des grains dans chaque commune et réservait obligatoirement à l'approvisionnement des armées, de Paris et des grandes communes, le surplus de la quantité nécessaire à la consommation locale. Ainsi la Convention thermidorienne renonçait au régime de liberté qui avait d'abord eu ses préférences. Mais lorsque Piette (24 août) et Roux (24 et 25 octobre) proposèrent plus tard d'en revenir à la taxation des prix, elle refusa. Elle ne voulait plus des coercitions révolutionnaires. Elle adopta un système intermédiaire, de liberté surveillée, que définissent les décrets du 20 et du 22 juillet et du 29 septembre. La soudure de 1795 ne s'était pas achevée sans incidents. Vers la fin d'août et dans tout le courant de septembre, l'agitation régna de Chartres à Verneuil par Châteauneuf, Dreux et Nonancourt, aux confins des départements de l'Eure et de l'Eure-et-Loir. Elle était, il est vrai, fomentée par les contre-révolutionnaires, nobles et prêtres. Le représentant Tellier, envoyé en mission à Chartres, fut assiégé dans sa maison par une foule qui criait : vive le Roi ! et forcé de signer un arrêté qui taxait le pain à 3 sous ; le soir il se suicida (17 septembre). La troupe intervint et les rebelles ne se dispersèrent qu'après avoir perdu 40 des leurs, dont 10 tués, dans un petit combat à Nonancourt. Mais, d'une façon générale, la récolte de 1795 fut excellente et, peu à peu, la crise des subsistances prit fin.

Les troubles de Normandie, avec la nouvelle prise d'armes de Charette dans l'Ouest (2 août), prouvaient qu'à la veille du changement de régime, le péril avait passé de gauche à droite. Mais la majorité thermidorienne restait toujours sous l'impression des journées de germinal-prairial, et prenait des assurances contre la gauche. Dix députés Montagnards furent décrétés d'arrestation (8 et 9 août) : Bo, Chaudron-Rousseau, Dupin, Fiot, Fouché, Lanot, Laplanche, Lequinio, Massieu, Piorry. Puis, la Convention, aggravant les articles de la Constitution (du 22 août) qui interdisaient, aux clubs de se qualifier de populaires, de correspondre entre eux, de tenir des séances publiques composées de sociétaires et d'assistants distingués les uns des autres, ordonnait (dès le 23), sur le rapport de ses trois Comités de gouvernement, présenté par Mailhe, la dissolution immédiate de toutes les sociétés populaires. Elle voulait réduire au silence les ; partisans de la Constitution de 1793. En même temps, elle adoptait les conclusions de Baudin des Ardennes pour la Commission des Onze sur les moyens de terminer la Révolution (18 août), en deux décrets votés à quelques jours d'intervalle (22 et 30 août, 5 et 13 fructidor an III). Le futur Corps législatif, composé de 750 membres, étant renouvelable annuellement par tiers, 250 députés nouveaux seulement devaient être élus, et 500 Conventionnels resteraient en fonctions.

La retraite de l'Assemblée constituante, disait Baudin, vous apprend assez qu'une législature entièrement nouvelle pour mettre en mouvement une Constitution qui n'a pas été essayée est un moyen infaillible de la renverser.

La remarque prouvait tout ensemble que le rapporteur connaissait l'histoire de la Révolution et qu'il ne se faisait aucune illusion sur les chances de réélection des Conventionnels. L'Assemblée était usée, impopulaire, et pourtant on assurait à cette moribonde comme une artificielle survie afin de ménager à la République quelque sécurité dans sa transition constitutionnelle. La commission proposait un jury de confiance, issu de la Convention elle-même ; on parla de démissions volontaires, d'épuration par l'Assemblée, de tirage au sort. Le projet se heurta à une vive opposition ; la discussion fut longue et passionnée. Il s'agit, observait Baudin, de sauver les intérêts de la République sans blesser ceux des représentants du peuple, et la conciliation n'était point aisée. Guillemardet, qui était pourtant d'opinion modérée, qualifia de monstrueuse la proposition de confier à la Convention les fonctions électorales. On adopta, en termes équivoques, un compromis. Le prochain Corps législatif n'aurait en tout état de cause qu'un tiers de députés nouveaux, mais les décrets des deux tiers seraient, comma la Constitution elle-même, soumis à l'approbation du corps électoral fonctionnant encore au suffrage universel.

 

VII. — FIN DE LA CONVENTION.

LES décrets des deux tiers cristallisèrent en quelque sorte tous les mécontentements. Point de Convention ! le cri est presque unanime et se répète de mille manières dans les caricatures, les placards, les articles de journaux, les conversations et les discours. Il parcourt toute la gamme des opinions et des intérêts, depuis les jacobins que l'Assemblée tenait en suspicion jusqu'aux conspirateurs royalistes que l'abbé Brottier, établi à Paris vers la fin de 1792, essayait avec quelques affidés de réunir et de grouper, en passant par les bourgeois des sections riches du centre, les capitalistes et les hommes d'affaires qui craignaient, avec le maintien de la Convention, un renouveau de Terreur socialisante, et qui, sans être politiquement d'accord avec les royalistes, faisaient pourtant cause commune avec eux. La section Lepeletier fut la plus ardente. Elle siégeait à l'Église des Filles-Saint-Thomas, au bout de la rue Vivienne (à l'emplacement actuel de la Bourse). Les intrigues de Wickham, la trahison menaçante de Pichegru, les illusions de Condé qui croyait au succès d'un coup de force, les démarches des Vendéens et des Chouans comme Béjarry et Scépeaux venus à Paris après les prétendues pacifications de l'Ouest, les rébellions nouvelles de Charette et de Normandie, le retour subreptice de nombreux émigrés, comme Semallé à qui d'Antraigues fit savoir à Essen qu'il eût à se rendre d'urgence en France avec quelques jeunes gens que leur âge mettait plus que d'autres à l'abri du soupçon pour y soutenir les mouvements royalistes qui se préparaient et qui fut embrigadé dès son arrivée à Paris, l'effectif sans cesse croissant des embusqués et des déserteurs, les pourparlers secrets de paix avec la Prusse et l'Espagne et les intelligences que certains Conventionnels, comme Boissy d'Anglas, Cambacérès, Lanjuinais, Merlin de Thionville, Tallien, Vernier, d'autres encore, passent pour avoir noué plus ou moins secrètement avec les royalistes et l'étranger, enfin le sentiment général d'instabilité au moment où la nouvelle Constitution allait entrer en activité : tout constituait à accroître la fermentation.

L'un des députés les plus compromis parait avoir été Tallien. Au cours des premières négociations avec l'Espagne, il avait, par l'intermédiaire de son beau-père Cabarrus, suggéré l'idée d'un apanage souverain en Navarre pour le Dauphin. Mais le jeune prince mourut au Temple le 8 janvier 1'793 à dix ans deux mois. Il était rachitique et scrofuleux, comme son frère aîné, dont le corps, dans un état affreux, malgré tous les soins qu'on lui avait prodigués en 1789, à Versailles, n'était qu'une plaie au dire de Mme de La Rochejaquelein. Si par impossible le cadavre dont on a fait l'autopsie avait été substitué au prisonnier qui aurait été enlevé par ses adversaires ou ses partisans, aucun des imposteurs qui ont prétendu plus tard être le Dauphin n'a pu en donner la preuve, et l'enfant royal serait mort dans l'obscurité, à une date inconnue, ignorant peut-être lui-même sa propre identité. Ses oncles, le comte de Provence — qui venait de s'établir à Vérone sous le nom de comte de l'Isle ou de Lille — et le comte d'Artois, prirent le titre de Roi et de Monsieur. Mais Louis XVIII, successeur fictif de Louis XVII, déclarait qu'il n'avait en vue que le rétablissement de la religion catholique et de notre antique et vénérable constitution. Ma maxime, ajoutait-il, est tolérance pour les personnes, intolérance pour les principes. Il restait donc intransigeant, et c'est avec raison qu'il n'était considéré en France que comme le roi des émigrés. L'expression est de Mallet du Pan, qui disait encore : son avènement achève de déterminer la balance en faveur du gouvernement républicain. Il coupait court, tout au moins, à la combinaison d'une régence sous le couvert de laquelle certains thermidoriens auraient voulu se maintenir au pouvoir. Peut-être a-t-on parlé, dans l'entourage de Mme de Staël, d'un mariage de Madame Royale avec le duc d'Orléans qui s'était réfugié en Suisse après avoir passé aux Autrichiens avec Dumouriez. Il avait vingt-deux ans et sa cousine dix-sept ; et peu importait qu'il devint roi au mépris de la loi salique. Vains propos de salon : déjà la rue s'agitait.

Le gouvernement jugea prudent de faire venir des troupes aux environs de Paris. Les sections, qui commençaient à correspondre entre elles, protestèrent à la barre de la Convention et réclamèrent en outre contre le maintien des deux tiers. Cette disposition, si sage quand elle s'applique d'une législature à une législature, disait subtilement Lacretelle, l'un des orateurs, cesse de l'être quand elle s'applique d'une Convention à une législature (28 août). Le jour de l'ouverture des assemblées primaires (6 septembre), la section Lepeletier déclara que, le peuple reprenant l'exercice effectif de sa souveraineté, tout autre pouvoir devenait caduc ; elle communiqua son acte de garantie aux autres sections, et la création d'un comité central des sections, qui prétendait se substituer à la Convention, fut décidée. En d'autres termes, les sectionnaires bourgeois reprenaient à leur compte l'argument des communalistes Montagnards contre la Gironde au 31 mai. Mais leur but immédiat semble avoir été d'empêcher l'acceptation et ensuite l'exécution de la loi des deux tiers. La Convention décréta que les réunions des commissaires des assemblées primaires étaient attentatoires à la souveraineté du peuple (7 septembre). Les sectionnaires répliquèrent qu'ils considéraient le décret comme nul, mais les opérations de vote continuèrent sans autre incident notable. Les résultats du plébiscite, proclamés le lei vendémiaire an IV (23 septembre 1795), sont, pour l'ensemble de la France : 914.853 oui et 41.892 non au sujet de la Constitution ; 167.758 oui et 95.373 non au sujet des deux tiers : en conséquence, la Convention déclara lois de l'Étal la Constitution et les décrets. Les chiffres rectificatifs publiés quelques jours plus tard sont légèrement majorés, mais ne paraissent pas beaucoup plus exacts ni plus complets. L'armée était censée avoir pris part au vote, mais 18 326 militaires seulement avaient exprimé leur opinion. L'inertie et la lassitude des départements ne suffisent pas à expliquer le nombre excessif des abstentions. Le plébiscite a été mal organisé. Peut-être à dessein, la consultation sur les décrets des deux tiers n'a pas été nettement distinguée du plébiscite constitutionnel. Les assemblées primaires n'ont pas toutes dressé un état numérique des suffrages. Certaines d'entre elles, à Paris notamment, écartèrent illégalement les citoyens de la classe populaire. Parmi les opposants, rien ne permet de distinguer la proportion des royalistes et des jacobins. Mais si, dans l'ensemble, le pays laissait, comme avec résignation, la nouvelle Constitution entrer en vigueur, il n'était pas douteux qu'il en avait assez des Conventionnels.

Les sections de Paris, qui avaient été presque unanimes dans leur vote, protestèrent à la Convention contre le maintien des deux tiers : l'Assemblée passa outre, et ordre fut donné aux troupes du camp sous Paris, à Marly, de se rapprocher et de venir aux Sablons (derrière Chaillot, vers l'actuel Bois de Boulogne). D'autre part, la clôture des assemblées primaires avait été fixée au 2 octobre et l'ouverture des assemblées électorales au 12. La section Lepeletier, persistant dans la fiction révolutionnaire de l'acte de garantie, convoqua les électeurs de Paris au Théâtre-Français (Odéon) pour le 3 (11 vendémiaire an IV). Pendant toute la journée, l'agitation, qui n'avait cessé de croître depuis le 23 septembre, fut extrême. Le tocsin sonnait, 32 sections sur 48 répondaient à l'appel de Lepeletier. La Convention siégeait en permanence. Les Comités do gouvernement, s'estimant trop nombreux pour agir efficacement, déléguèrent leur pouvoir à cinq de leurs membres, qui formèrent en quelque sorte un Directoire anticipé : Daunou, Letourneur de la Manche, Merlin de Douai, du Salut public, Barras et Colombel de la Meurthe, de la Sûreté générale. D'anciens sans-culottes des faubourgs, oubliant généreusement la manière dont la Convention les traitait la veille encore, se mirent à son service puisqu'elle était en danger. Elle les baptisa patriotes de 1789, les arma, les nourrit et leur donna le général Berruyer comme chef. Les sectionnaires bourgeois qui, de leur côté, commençaient à s'armer, s'indignèrent de l'aide que l'Assemblée acceptait des buveurs de sang. La réunion du Théâtre-Français, maladroitement improvisée dans la demi-obscurité de la salle, où les électeurs de Paris se confondaient avec les citoyens de l'assemblée primaire de la section présidée par Lebois, prit fin dans la soirée sans résultat.

Mais le lendemain (4 octobre, 12 vendémiaire), les troubles s'aggravèrent. La section Lepeletier lança un appel aux armes et la mobilisation de la garde nationale bourgeoise s'acheva. La Convention n'avait pour se défendre que ses grenadiers et les hommes de la Légion de police en formation pour remplacer dans le service des prisons et des tribunaux les gendarmes licenciés après le 1er prairial (500 hommes au plus), avec les patriotes de 1789 (environ 1.500 hommes). Elle manda les troupes du camp des Sablons (4.000 hommes), pour disperser le rassemblement armé des sectionnaires qui se concentraient à Lepeletier. Le général Menou, qui commandait aux Sablons, obéit, mais le plus lentement possible. Il était d'avis qu'il fallait employer envers les sectionnaires

tous les égards dus à des citoyens français, de manière qu'ils s'en retournent bien convaincus que, comme eux, nous haïssons et poursuivons partout les anarchistes, les terroristes, les royalistes et les intrigants, que, comme eux, nous soutiendrons et défendrons la République jusqu'à la mort.

Vers neuf heures du soir, il déboucha enfin, avec ses troupes, en trois colonnes, pat les rues de la Loi (Richelieu), Vivienne et des Petits-Champs, à Lepeletier, et, au lieu d'agir, il parlementa avec Delalot, le président de la section. Il promit de se retirer si les sectionnaires en faisaient autant. Bonaparte, qui sortait du théâtre, aurait assisté à la scène. Il se faisait tard. Militaires et sectionnaires s'en furent.

Les Conventionnels se virent trahis. Ils destituèrent Menou et nommèrent Barras commandant en chef, avec Delmas, Goupilleau de Fontenay et Laporte comme adjoints. Des arrêtés des Comités de salut public et de sûreté générale placèrent sous ses ordres les généraux en disponibilité ou sans emploi à Paris, entre autres Brune, Cadeaux, Dupont et Bonaparte. Promu général de brigade le 22 décembre 1793, celui-ci avait commandé l'artillerie de l'armée d'Italie (de janvier 1794 à mars 1793), puis, transféré à l'armée de l'Ouest et mis provisoirement en réforme (29 mars), parce qu'il se trouvait en surnombre, il avait refusé le commandement d'une brigade d'infanterie (13 juin) et s'était fait rayer des cadres (13 septembre). Entre temps, il avait été admis au Bureau topographique du Comité de salut public (18 août), et il sollicitait du Comité la direction d'une mission de six ou sept officiers en Turquie pour réorganiser l'artillerie du sultan (30 août) : elle venait de lui être accordée (15 septembre). Bonaparte songeait sans doute à ses préparatifs de départ, lorsque Barras, qui le connaissait depuis longtemps, le fit mander et l'utilisa comme aide de camp ou chef d'état-major. Déjà les troupes de Menou étaient ralliées, concentrées aux Tuileries. Mais leurs canons, au nombre d'une quarantaine, étaient restés aux Sablons. Le chef d'escadron Murat fut dépêché en bille, avec 300 cavaliers, pour en prendre possession. Il devança une colonne de sectionnaires qui arrivaient aux Sablons dans le même dessein. S'il avait été moins expéditif, la victoire aurait peut-être changé de camp. Vers 6 heures du matin, les canons parvenaient à la Convention. Barras et Bonaparte les firent placer, avec les postes de défense, aux abords des Tuileries, mais à quelque distance : de la place de la Révolution (Concorde) au Palais-Égalité (Royal) par la rue Saint-Honoré, et, sur la rive gauche, du pont de la Révolution (Concorde) au pont National (Royal). Ainsi les forces Conventionnelles ne risquaient plus d'être cernées et accablées sous le nombre ; elles commandaient les débouchés des Tuileries et gênaient les sectionnaires dans leurs communications d'une rive à l'autre de la Seine. Vers dix heures du matin, toutes les dispositions militaires étaient achevées.

De leur côté, les insurgés avaient organisé à la section Lepeletier une commission centrale avec Richer-Serisy et un comité militaire qui nomma comme chefs Thévenet dit Danican, un général de brigade démissionnaire depuis peu, personnage vaniteux et agité, avec deux émigrés rentrés, Colbert-Maulevrier et Lafond de Soulé. La garde nationale des sections insurgées s'élevait à 90 ou 23.000 hommes, dont 7 ou 8.000 au plus étaient résolus à combattre ; mais ceux-là même étaient plus nombreux encore que les défenseurs de la Convention. Danican ne semble avoir pris aucune disposition d'ensemble. Tout au plus avait-il eu la précaution d'occuper, vers la lin de la nuit, le Pont-Neuf avec le bataillon du Théâtre-Français, et, le jour venu, d'y poster Lafond. Carteaux, qui commandait de ce côté les forces Conventionnelles, ne put dépasser la Colonnade du Louvre. Les sectionnaires conservèrent donc, à proximité des Tuileries, la liberté de leurs communications entre les deux rives. Mais, malgré leur supériorité numérique, ils ne réussirent pas à empêcher toute relation entre la Convention et les faubourgs : vers deux heures, 250 patriotes des Quinze-Vingts arrivaient encore aux Tuileries. Vers trois heures, Danican fit transmettre au Comité de salut public une lettre dans laquelle il demandait une entrevue, ajoutant que la paix pouvait se rétablir en un clin d'œil si la Convention nationale voulait désarmer ceux que les Comités avaient armés la veille. La Convention en délibérait après les Comités, lorsque la bataille commença.

Les premiers coups de feu avaient été tirés, probablement sans ordre, vers quatre heures et demie, rue Saint-Honoré, à la hauteur de l'église Saint-Roch, et l'on ne sait par qui, des Conventionnels ou des sectionnaires. De proche en proche, le combat s'étendit à toute la rue, jusqu'aux abords du Palais-Égalité (Royal). Il fut par endroits très vif et meurtrier. Les sectionnaires, dans un furieux assaut, furent près de percer. Mais les soldats et les patriotes de la Convention, que soutenaient les canons braqués en enfilade sur tous les débouchés, opposèrent une farouche ténacité au décousu de leurs attaques. Pendant ce temps, vers cinq heures, Danican, à la tête d'une troupe en bon ordre de 5.000 sectionnaires, dirigeait la principale offensive par le Pont-Neuf, pour descendre les quais de la rive gauche. Mais, prise entre les feux d'artillerie combinés de Carteaux au Jardin de l'Infante et du Pont National, la colonne d'attaque se dispersa par la rue de Beaune, sans même avoir atteint le bout du quai Voltaire. Au secteur de la rue Saint-Honoré, les Conventionnels prenaient alors l'avantage. Il y eut encore dans la soirée quelques engagements isolés dans le dédale des ruelles. Entre les rues Saint-Honoré et des Petits-Champs, les insurgés construisirent une barricade — la seule dont il soit fait mention dans l'histoire des journées révolutionnaires —, barricade qu'il fallut enlever à la baïonnette. L'église Saint-Roch ne fut occupée que le lendemain matin (6 octobre), vers quatre heures, et le siège de la section Lepeletier vers onze heures.

La dernière des grandes journées révolutionnaires de l'époque Conventionnelle a été la plus sanglante : on évalue à 2 ou 300 dans chaque camp le nombre des tués et blessés. Pourtant, ce fut celle qui agita le moins profondément les masses populaires. A l'exception des patriotes de 1789, les faubourgs restèrent immobiles, autant peut-être par indifférence que parce qu'ils n'avaient plus d'armes depuis prairial. Seuls, les bourgeois du centre, encadrés par les Chouans et les émigrés rentrés, se battirent. Ils furent vaincus par les soldats. Pour la première fois l'armée intervient de façon décisive dans les troubles civils. Et les jours suivants, pour assurer le maintien de l'ordre, le camp des Sablons fut transféré aux Tuileries, avec un effectif doublé. La brutalité soldatesque s'étala, au Palais-Royal et dans le voisinage, sur les filles et les marchands. Tout essai de résistance avait cessé. Au reste, la répression fut clémente. Trois conseils militaires prononcèrent quelques condamnations à mort, dont deux seulement furent exécutées : Lafond (13 octobre) et Lebois (le 14). Les barrières n'avaient pas été fermées. Tous les accusés purent s'enfuir ou se cacher. Bientôt Castellane, l'un des condamnés, osait répondre à une patrouille qui lui demandait son nom : Castellane, contumace ! et il poursuivait paisiblement son chemin. Menou fut acquitté. Une commission instituée pour épurer les administrations (8 octobre) ne paraît pas avoir été fort active. La garde nationale fut désarmée, licenciée en partie, privée de son état-major particulier et mise sous les ordres directs du général commandant l'armée de l'Intérieur (8 octobre). Les patriotes furent également désarmés et licenciés, après avoir reçu des gratifications (8 octobre). Une enquête fut ouverte sur l'attitude politique des officiers et la récompense de promotions rapides assurée à ceux qui avaient participé à la défense de la Convention (12 octobre). Nul n'en profita plus que Bonaparte, grâce à Barras : nommé général en second de l'armée de l'Intérieur (8 octobre), promu général de division (16 octobre), il succéda à Barras comme général en chef de l'armée de l'Intérieur (26 octobre). Sa prodigieuse fortune date du 43 vendémiaire.

La journée a eu d'autres conséquences moins lointaines et moins graves. Si les sectionnaires avaient été vainqueurs, nul doute que la restauration du royalisme n'eût été la question du lendemain, au péril de toute l'œuvre de la Révolution. Les thermidoriens qui avaient lié partie avec la droite s'en séparèrent avec éclat, soit parce qu'ils comprirent le danger auquel était exposée la chose publique, soit par calcul personnel d'intérêt, pour ne pas être pris comme dupes ou complices, soit enfin par ambition, pour rester au pouvoir plus solidement encore que par le maintien des deux tiers, et rétablir à leur profit une manière de gouvernement révolutionnaire. Tallien, l'un des plus compromis pour ses accointances avec les royalistes, dénonça comme vendémiairistes Boissy, Lanjuinais, Lariviére, Lesage (15 octobre) ; Louvet fit décréter d'arrestation Rovère et Saladin (16 octobre), auxquels la Convention ajouta Aubry et Lomont (22 octobre) ; Chénier lut un rapport rétrospectif sur la Terreur blanche (21 octobre) et, à la suite d'un rapport de Barras sur les dangers du royalisme (22 octobre), l'Assemblée institua une commission de cinq membres pour proposer des mesures de salut public, dont Tallien devint rapporteur. Allait-on rétablir une dictature terroriste et mettre au rancart la Constitution de l'an III comme on avait fait de la Constitution de 1793 ? Thibaudeau, au nom du tiers-parti, s'y opposa énergiquement (23 octobre). Ses amis l'avaient surnommé barre de fer. Avec lui, le Centre eut une dernière fois gain de cause.

 Ainsi la Convention termina ses travaux comme elle les avait commencés, dans une atmosphère d'orage, de rancune et de passion, mais sans perdre de vue ses nobles desseins de régénération : contradiction pathétique de grandeur et de misère qui a été sa vie même, si tragiquement tourmentée. C'est au travers des débats politiques les plus exaspérés, des haines de parti et des dénonciations que l'Assemblée acheva ses réformes, avec le vote des dernières lois organiques de la Constitution qui allait décidément entrer en vigueur (24 et 25 octobre). Elle se rallia à la thèse constitutionnelle de la droite et du centre, mais en prenant avec les thermidoriens de gauche des mesures de précaution contre un retour offensif des vendémiairistes et des contre-révolutionnaires. Elle annula les poursuites commencées contre les membres des administrations et des comités révolutionnaires, sauf pour les crimes ou délits de droit commun (13 octobre) ; elle prescrivit la stricte exécution des lois révolutionnaires non abrogées contre les prêtres déportés ou reclus, contre les émigrés, leurs parents et alliés, et elle interdit en outre l'accès aux fonctions publiques, jusqu'à la paix générale, aux fauteurs d'actes séditieux dans les assemblées primaires et électorales (25 octobre) : en d'autres termes, les vendémiairistes étaient provisoirement exclus clos franchises constitutionnelles. Enfin, dans sa dernière séance (26 octobre 1795, 4 brumaire an IV), la Convention décréta une amnistie générale pour tous les faits relatifs à la Révolution, exception faite des prêtres déportés, des émigrés et des vendémiairistes. A dater du jour de la publication de la paix générale, la peine de mort sera abolie dans la République, et la place de la Révolution, où la guillotine avait si longtemps fonctionné, s'appellera place de la Concorde.