HISTOIRE DE FRANCE CONTEMPORAINE

 

LIVRE PREMIER. — LA CONVENTION GIRONDINE.

CHAPITRE II. — LA GUERRE RÉPUBLICAINE.

 

 

I. — LES PREMIERS SUCCÈS RÉPUBLICAINS.

LA première République est née au bruit des victoires. Valmy avait donné le branle, et, sur toute la frontière, du sud au nord, les tyrans reculent. Les troupes que le roi de Sardaigne, Victor-Amédée II, avait mobilisées à Nice et en Savoie étaient peu nombreuses, sans soutien du Piémont et mal vues des populations. Anselme traversa le Var, s'empara de Nice sans résistance (29 septembre 1792), et achevait bientôt l'occupation du comté. Sa sœur, nouvelle amazone, paradait à la tète d'une colonne de 1300 guerriers, et Truguet, sur la côte, montrait ses bateaux. Anselme était un ci-devant, et il se prénommait Modeste : il comptait bien qu'on le nommerait maréchal, et déjà il rêvait de révolutionner l'Italie, de prendre Rome et de revenir par la Lombardie et le Piémont. On le révoqua (23 décembre).

De son côté, Montesquiou enlevait les travaux de défense qui protégeaient Montmeillan dans le Grésivaudan (22 septembre), il entrait à Chambéry (24 septembre) et, quelques jours plus tard, les Sardes avaient évacué la Savoie. Les soldats français étaient  accueillis cordialement, comme des libérateurs. La municipalité de Chambéry, en habit de cérémonie, attendait Montesquiou à la porte de la ville, et le syndic proclama le respect et l'attachement du peuple de la Savoie pour la nation française ; au nom de cette nation généreuse, Montesquiou promit protection, paix et liberté aux Savoisiens. En ville, les soldats s'attablèrent à un grand festin préparé pour eux. Les habitants portaient déjà la cocarde tricolore. La joie régnait. Nous étions Français de langage et de cœur : nous le sommes à présent. La Savoie a prouvé par son exemple que l'idéal de la guerre d'émancipation, humanitaire et pacifique, n'est pas toujours une utopie. — La République de Genève s'agitait. Allait-elle imiter la Savoie ? Montesquiou préféra négocier. C'était, lui aussi, un ci-devant, titré marquis et, dans sa jeunesse, menin des enfants de France ; il avait, au temps des rois, démontré dans un procès que sa noblesse remontait à Clovis ; on le soupçonnait d'être resté monarchiste : déjà révoqué le 23 septembre, puis réintégré quand on apprit ses premiers succès en Savoie, il fut décrété d'accusation (9 novembre 1792), et jugea prudent de s'enfuir en Suisse.

Des troupes françaises étaient entrées dans l'évêché de Bâle dès la fin d'avril, et, sur la demande de Brissot (3 octobre), elles y avaient été maintenues : le 27 novembre, les États de Porrentruy déclarèrent rompre tous liens avec le Saint-Empire et l'évêque de Bâle ; ils organisèrent la république indépendante de Rauracie et demandèrent l'appui de la République française. L'Alsacien Gobel, évêque de Paris et précédemment vicaire de l'évêque de Bâle pour la partie française du diocèse, se rendit en Rauracie comme commissaire du pouvoir exécutif.

A l'armée du Rhin, sous les ordres de Biron, ci-devant duc, le Messin Custine, ci-devant comte, commandait les troupes massées sur la Lauter. Il était plein d'ardeur, mais brouillon ; il avait les idées courtes et de grosses moustaches. Les petits princes de la région rhénane s'étaient déclarés neutres, mais ils avaient des sujets acquis aux principes révolutionnaires. Custine entra sans difficulté à Spire (30 septembre), à Worms (5 octobre), à Mayence (le 21) et poussa un détachement jusqu'à Francfort. Au lieu de courir ainsi les aventures sur la rive droite du Rhin, mieux eût valu descendre le fleuve jusqu'à Coblence, pour barrer la route aux Prussiens. Quand Custine s'en avisa, il était trop tard.

Les Prussiens avaient en effet réussi à sortir de France sans combat, sinon sans pertes. Valmy leur avait prouvé, à leur grande surprise, que les Français étaient capables de résistance, et qu'il serait difficile de prélever à leur détriment une indemnité territoriale. En fait, ils n'étaient pas vaincus, le soir de Valmy, et même la route de Paris leur restait ouverte : ils avaient interrompu leur marche sur Châlons et fait volte-face pour livrer bataille, le dos à Paris ; la bataille terminée, ils restaient sur leurs positions. Mais ils ne pouvaient plus avancer, puisque l'armée de Dumouriez restait intacte et comme fortifiée par ce premier choc. Ils se défiaient de leurs alliés autrichiens ; ils avaient hâte de se libérer pour s'occuper de la Pologne ; ils ne pensaient plus qu'à sortir honorablement de l'impasse où ils se trouvaient placés, et ils se seraient tenus pour satisfaits pour peu qu'on leur eût donné des garanties sur la sécurité de Louis XVI. Dumouriez espérait mieux encore : il rêvait une alliance prussienne ; tout au moins, il espérait détacher la Prusse de l'Autriche. Son but était d'enlever la Belgique aux Autrichiens et de n'avoir à combattre que les Autrichiens seuls. Enfin, même si les négociations échouaient, elles auraient pris quelques journées, et Dumouriez comprenait que, pour les Prussiens, perdre du temps c'était perdre des chances. A Paris, le Conseil exécutif était partagé. Servan souhaitait que l'armée se repliât au plus vite, pour couvrir Paris ; Lebrun, très attaché aux pratiques traditionnelles de la politique d'ancien régime, n'était pas hostile aux négociations que Danton favorisait sous main. A l'armée, Kellermann s'estimait l'égal de Dumouriez et le vrai vainqueur de Valmy ; il pensa d'abord comme Servan, puis, quand il fut trop tard, comme Lebrun. Les négociations étaient donc difficiles, mais on pouvait essayer.

Dumouriez prit comme prétexte un échange de prisonniers. On causa. L'ennemi en profita. Il eut successivement comme interlocuteurs Dumouriez, Westermann envoyé par le Conseil exécutif, Kellermann et ses subordonnés (Dillon à qui succéda Valence) ; il se replia lentement, couvrant la retraite des Autrichiens et des Hessois, et il évita un désastre. Quand il s'arrêtait, les Français faisaient halte. Il leur arriva même de fournir des chevaux aux Prussiens. Ils rentrèrent à Verdun le 14 octobre, à Longwy le 22 ; Wimpffen, qui était surveillé plutôt qu'assiégé à Thionville depuis le 23 août, fut libéré le 16. Rien de plus étrange que la reconduite des alliés, de la Meuse à la frontière.

Mais elle a eu des conséquences importantes. D'abord le territoire était libéré. Au nord, le duc Albert de Saxe-Teschen avait commencé le siège de Lille le 24 septembre. La résistance fut héroïque. Ni la garnison, commandée par Ruault, avec les renforts amenés par La Morlière (car l'investissement n'était pas complet), ni le maire André et les habitants ne se laissèrent effrayer par un bombardement terrible qui dura du 29 septembre au 5 octobre, pendant sept jours pleins. On raconta que la gouvernante des Pays-Bas, l'archiduchesse Marie-Christine, sœur de la reine Marie-Antoinette, était venue devant la place et qu'elle avait elle-même pointé les batteries : l'enthousiasme patriotique des Lillois grandit encore. Et quand les Autrichiens apprirent la retraite de Brunswick, ils levèrent le siège (7 octobre) et se replièrent sur la Belgique. — Mais, d'autre part, les Prussiens et les Hessois pouvaient maintenant agir contre Custine. Dès le 26 octobre, les Hessois arrivaient à Coblence. Custine n'avait pas su prévoir le danger. Quand Brunswick entra à Francfort (2 décembre), Custine se replia sur Mayence, où il se mit en défense. Une diversion tentée par Beurnonville, de Sarrelouis sur-Trèves, échoua (6 au 15 décembre). Les troupes françaises manquaient de tout. Les volontaires désertaient en foule : leur temps d'engagement était terminé, et il leur répugnait de se battre hors des frontières.

Pendant ce temps, Dumouriez faisait la conquête de la Belgique. Il avait commencé par se rendre à Paris sous prétexte d'organiser son expédition, en réalité pour prendre langue (du 11 au 17 octobre). C'était un homme universel : général, diplomate, politicien. Il avait de la rondeur et de l'entrain, les troupes l'aimaient et l'appelaient notre père, mais, au fond, il était très fin, très ambitieux, et il ne servait la Révolution que pour s'en servir. En matière de politique extérieure, ses idées étaient d'ancien régime : il voulait conquérir la Belgique pour affaiblir la Maison d'Autriche considérée comme l'ennemi héréditaire. Vainqueur, il agirait ensuite en France. Il ne doutait pas qu'il y eût un rôle à jouer. Clavière lui mandait, le 22 septembre : Vous pouvez beaucoup, messieurs les généraux, en écrivant à la Convention nationale et au pouvoir exécutif des lettres énergiques qu'ils puissent rendre publiques et qui provoquent de grandes et fortes mesures. Mais il ne savait trop sur quel parti s'appuyer. Il évita de se compromettre, et quitta Paris fort perplexe.

Il n'essaya pas de réunir toutes ses forces, comme il l'avait si heureusement fait pour Valmy. Le duc de Saxe-Teschen avait allongé sa ligne de défense de Courtrai à Namur, et se portait en face de Valenciennes, à Mons, où Clerfayt le rejoignit, le 31 octobre : Dumouriez l'y attaqua. — Quand elle sort de Mons, la route de Valenciennes est bordée pendant près d'une lieue jusqu'au village de Jemmapes par le ruisseau marécageux de la Trouille ; elle continue ensuite par Quarignon en ligne directe vers la frontière. En avant, sur la rive droite et à quelque distance du ruisseau, la plaine est légèrement mamelonnée. Les Autrichiens s'établirent sui ; les hauteurs que protégeaient un petit bois et des redoutes élevées à la hâte ; leur ligne s'étendait sur une longueur de près de deux lieues, de Quarignon au bois et aux faubourgs de Mous. Les Français se développèrent au pied des hauteurs, la droite vers Mons, la gauche vers Quarignon. La bataille commença, le 6 novembre, à sept heures du matin, par une canonnade qui dura trois heures. L'aile gauche de Dumouriez attaqua alors Quarignon, s'en empara et marcha contre Jemmapes que défendait Clerfayt. Il était midi. Sur l'ordre de Dumouriez, Égalité fils (le duc de Chartres), qui commandait au centre, se mit en mouvement. Du bois où ils sont cachés, en haut de la colline, les Autrichiens résistent vigoureusement. Il fallut redescendre, puis remonter. Des bataillons se débandaient. Égalité fils les rallia, recommença l'assaut, traversa enfin le bois. Au même moment Jemmapes était emporté, et Dumouriez, s'étant porté sur la droite près de Mons, y activait l'attaque jusqu'alors languissante. Mais c'était inutile : le centre ennemi était rompu et Clerfayt reculait. La bataille était gagnée : bataille simple, d'attaque directe et simultanée contre tout le front ennemi. A aucun moment Dumouriez n'a eu l'idée de concentrer ses forces sur un point quelconque pour briser la ligne autrichienne. Les Français ont vaincu parce qu'ils étaient plus nombreux et parce qu'ils avaient l'élan offensif, le courage et la confiance. Les Autrichiens racontent qu'un mouvement tournant, hardiment opéré à travers les marais de la Trouille, aurait forcé Clerfayt à évacuer Jemmapes ; ils auraient ainsi été battus suivant les règles, par une opération savante : consolation qui n'est même pas authentique, car aucun témoignage français n'en fait mention. La victoire de Jemmapes est toute révolutionnaire ; elle est l'œuvre des fédérés et des volontaires, qui ne sont pas très exercés, mais qui marchent en avant, au chant de la Marseillaise et au cri de Vive la République !

 Le retentissement fut très grand. En un mois, la Belgique fut conquise. Dumouriez et ses lieutenants, en quatre corps parallèles, marchant de Mons et de la frontière française à la Meuse, s'emparèrent presque sans combat de toutes les places et nettoyèrent le pays des troupes autrichiennes. Namur capitula le 9 décembre. Mais c'était là, de nouveau, la guerre d'ancien régime. Les Autrichiens purent se réfugier entre Meuse et Rhin et s'y refaire : au printemps, la lutte serait à recommencer. Si Dumouriez, au lieu d'imposer à ses troupes un long détour en France et d'aller lui-même à Paris, avait poursuivi énergiquement les Prussiens et commencé l'attaque de la Belgique par la Meuse, il est évident que la campagne aurait pu donner des résultats bien plus décisifs. Balayer n'est pas détruire. Mais on était tout au succès du moment.

 

II. — VARIATIONS SUR LE BUT DE LA GUERRE.

LA guerre n'était plus de défense nationale. L'arrêté du Conseil exécutif provisoire, aux termes duquel la République française ne traiterait point avec des ennemis sur son territoire (25 septembre 1792), n'avait servi qu'à masquer les premières négociations avec les Prussiens ; Danton allait jusqu'à proposer (4 octobre) qu'on déclarât que la patrie n'était plus en danger puisque la royauté était maintenant abolie. Sur les sages observations de Barère, la Convention refusa ; mais, visiblement, la guerre changeait de nature. Qu'allait-on faire des pays occupés ?

Ce furent les généraux qui les premiers s'en enquirent. Le 28 septembre, la Convention prenait connaissance d'une lettre de Montesquiou : J'ai déjà entendu parler de proposer à la France un 84e département (en Savoie) ou du moins uns république sous sa protection. Il est à désirer que je connaisse le vœu du gouvernement. La Convention décréta le renvoi aux Comités diplomatique et militaire. Quinze jours plus tard, le 13 octobre, lecture des dépêches de Custine sur les contributions qu'il a levées et de Dillon sur ses négociations avec les Prussiens. La Convention approuve les contributions et convient qu'il est urgent de tracer aux généraux leur règle de conduite. Nouveau décret de renvoi aux Comités.

Le rapporteur est Anacharsis Cloots (20 octobre) : Guerre aux châteaux, paix aux cabanes ! Le bonheur du genre humain se réalise aux dépens des oppresseurs. Les frais de la guerre doivent porter sur ceux qui l'ont provoquée. En conséquence, les généraux lèveront des contributions sur les tyrans et leurs satellites. Mais quelle doit être la conduite des généraux' ? Lasource en définit les règles dans son rapport du 24 octobre : tout peuple affranchi peut exprimer son vœu, et son vœu pourra être qu'il soit réuni à la nation française. La Convention aura à en délibérer. En attendant que ces vœux nous parviennent, que feront les généraux ? Municipaliseront-ils le pays, en lui donnant des institutions à la française, comme Anselme à Nice ? Ou plutôt, ne doivent-ils pas se contenter d'assurer la sûreté des personnes, le respect des propriétés et l'indépendance -des opinions, comme Montesquiou en Savoie ? Lasource conclut pour la deuxième méthode et soumet à la Convention un projet de décret en ce sens.

Ainsi l'Assemblée restait indécise, malgré quatre débats successifs et deux rapports avec projets de décrets. Allait-elle enfin prendre parti en examinant les vœux de réunion ? Le premier venait de Nice (4 novembre) ; d'autres suivirent, présentés par les Savoisiens en résidence à Paris (11 novembre), huit communautés de Nassau-Sarrebruck (15 novembre) et un bailliage de Deux-Ponts (18 novembre). La Convention les transmit aux Comités diplomatique et de législation réunis (ce dernier remplacé ensuite par le Comité de constitution). Sa prudence contrastait avec l'enthousiasme qui gagnait les esprits. La sainte épidémie de la liberté gagne partout de proche en proche, écrivait Marat (5 octobre). Je demande que Chambéry, Mayence, Francfort soient pour nous des clubs, s'écriait Manuel aux Jacobins (28 octobre) ; ce n'est point assez de nous affilier des sociétés, il nous faut affilier des royaumes. Et Chaumette prophétisait à l'Hôtel de Ville (16 novembre) : Le terrain qui sépare Paris de Pétersbourg et de Moscou sera bientôt francisé, municipalisé, jacobinisé. Dans le même sens, Brissot écrivait à Servan (26 novembre) : Nous ne pourrons être tranquilles que lorsque l'Europe, et toute l'Europe, sera en feu.

Or, le 19 novembre, l'Alsacien Rühl (Montagnard) soumettait à la Convention une supplique du club de Mayence réclamant la protection de la nation française contre les tyrans de nouveau menaçants. Defermon (Girondin), Legendre (Montagnard), Brissot (Girondin) rappellent que les Comités sont déjà saisis de la question, qu'un rapport va être déposé. Mais Rühl insiste : Brissot accorde que le principe est indiscutable, Carra demande qu'on le décrète à l'instant. La Revellière-Lépeaux (Girondin) en rédige le texte ; Lasource (Girondin) fait inutilement remarquer qu'il serait plus simple et plus logique de régler d'abord la conduite des généraux en pays ennemi ; le texte est voté d'enthousiasme, et Sergent (Montagnard) fait décider qu'il sera traduit dans toutes les langues : La Convention nationale déclare au nom de la nation française qu'elle accordera fraternité et secours à tous les peuples qui voudront recouvrer leur liberté. Pour la première fois, après de longues hésitations, ta Convention prenait enfin parti ; des Montagnards avaient fait comme une surenchère sur la doctrine de quelques-uns des Girondins.

Le surlendemain (21 novembre), Brissot, faisant au nom du Comité diplomatique l'exposé critique des négociations engagées par Montesquiou avec Genève, énonça ses vues de politique extérieure : Votre épée ne peut être remise dans le fourreau que tous les sujets de vos ennemis ne soient libres, que vous ne soyez entourés d'une ceinture de républiques. Puis une députation, dirigée par le citoyen Doppet, lieutenant-colonel de la légion des Allobroges, apporta le vœu authentique de la Savoie. La Convention fut transportée d'enthousiasme. Grégoire, qui présidait, prophétisa l'ère future : Un siècle nouveau va s'ouvrir ; les palmes de la fraternité et de la paix en orneront le frontispice, et l'Europe ne contiendra plus ni forteresse, ni frontière, ni peuple étranger. On criait : Aux voix la réunion ! Barère et Petion obtinrent que la Convention entendît au préalable le rapport de son Comité. Deux doctrines étaient en présence : l'idée brissotine des républiques sœurs (qui d'ailleurs n'était pas admise par tous les Girondins), l'idée Centriste et Montagnarde des réunions.

Le rapport des Comités fut rédigé par Grégoire, qui en donna lecture le 27 novembre. La France a renoncé au brigandage des conquêtes. Elle ne rêve pas d'une domination universelle comme Louis XIV. Elle ne songe pas à faire de l'Europe une seule république dont elle serait la métropole. Elle est un tout qui se suffit, car partout la nature lui a donné des barrières qui la dispensent de s'agrandir.

Mais, si des peuples occupant un territoire enclavé dans le nôtre ou renfermé dans les bornes posées il la République par la main de la nature désirent l'affiliation, devrons-nous les recevoir ? Oui sans doute, si le vœu est libre et s'il correspond aux intérêts de la France et du peuple qui demande l'affiliation. Et tels sont les Savoisiens : conformité de mœurs et d'idiome, rapports habituels, haine des Savoisiens envers les Piémontais, amour pour les Français qui les paient d'un juste retour : tout les t'appelle dans le sein d'un peuple qui est leur ancienne famille.

La réunion fut votée sans discussion, à l'unanimité moins une voix, celle de Pénières (Girondin). Entre le décret du 27 novembre et celui du 19, nulle contradiction ; Grégoire a eu soin de le noter. Après avoir posé un principe général, la Convention règle un cas particulier. Elle accepte la réunion de la Savoie pour trois raisons : le respect de la souveraineté nationale (un peuple peut librement s'agréger à un autre peuple), l'idée des limites naturelles (la France est une réalité géographique), enfin la notion précise des intérêts du pays. Grégoire est un Centriste ; dans la longue et difficile discussion des buts de la guerre, le Centre a conçu et fait accepter à la Convention, dès ses débuts, une politique positive, qui est à la fois révolutionnaire et réalisatrice.

Après la Savoie, la Belgique. La méthode adoptée par la Convention la forçait à examiner séparément les conditions particulières à chacun des pays dont les armées françaises expulsaient les tyrans. Or, Dumouriez avait sur la Belgique des projets personnels, qu'il mettait déjà à exécution, avant même que la conquête fût achevée. Il voulait faire de la Belgique un État libre et indépendant. C'était aussi l'idée de Brissot, qui rêvait d'une république belge. Mais, dans l'esprit de Dumouriez, cette république devait avoir un chef, et ce chef, trois fois fort, par son génie personnel (Dumouriez n'en doutait pas), par la puissance de son armée et par les ressources de la Belgique, serait devenu ensuite le chef de la France entière. Mais les Belges n'étaient pas unanimes. Quelques-uns désiraient le maintien de l'union avec l'Autriche et du régime établi ; ils étaient les moins nombreux, et bientôt ils ne comptèrent plus. D'autres voulaient l'autonomie avec des réformes modérées, d'autres l'autonomie avec des réformes radicales et révolutionnaires, quelques-uns des réformes révolutionnaires et la réunion avec la France. Dumouriez chercha l'appui des autonomistes, en faisant valoir la haine commune des Français et des Belges contre les Autrichiens.

Or, le 30 novembre, la Convention envoyait dans le pays une commission composée de Camus, Danton, Delacroix et Gossuin — à qui Merlin de Douai et Treilhard furent adjoints le 13 et le 16 janvier 1793 —. Désormais Dumouriez ne serait plus seul à agir. Le 4 décembre, une députation d'autonomistes belges, conduits par le président de l'assemblée électorale de Bruxelles, se présenta à la Convention pour demander que la France s'engageât à ne conclure la paix avec aucune puissance, à moins que l'indépendance absolue de la Belgique et du pays liégeois ne fût formellement reconnue et établie : déclaration qui eût été une garantie de la France contre l'Autriche, sinon de la France contre elle-même. La Convention passa à l'ordre du jour. Le 10 décembre, une lettre des commissaires en Belgique signala à la Convention la misère et les besoins grandissants de l'armée française. Cambon grommela : Plus nous avançons dans le pays ennemi, plus la guerre devient coûteuse, surtout avec nos principes de philosophie et de générosité ; on nous dit sans cesse que nous portons la liberté chez nos voisins ; nous y portons notre numéraire, nos vivres, et l'on n'y veut pas de nos assignats. Et, soutenu par Doulcet-Pontécoulant, par Treilhard, il obtint qu'on déterminerait une fois pour toutes la conduite à tenir par les généraux en pays occupé. Les Comités diplomatique, militaire et des finances furent chargés d'étudier la question.

Cambon, nommé rapporteur, développa (le 15 décembre) les mesures enfin proposées. Comme Lasource et Cloots, il déclarait : Guerre aux châteaux, paix aux chaumières. Tout ce qui, dans les pays où nous portons les armes, existe en vertu de la tyrannie et du despotisme, doit être supprimé. Il faut que nous nous déclarions pouvoir révolutionnaire dans les pays où nous entrons, que nous supprimions ce qui y est contraire à la souveraineté du peuple. Donc les généraux aboliront les autorités établies, les contributions existantes, les privilèges ecclésiastiques et féodaux. Ils annonceront, conformément au décret du 19 novembre, qu'ils apportent paix, secours et fraternité. Ils convoqueront le peuple en assemblées primaires et communales, pour créer des administrations et une justice provisoires. Ne seront électeurs et éligibles que les citoyens qui auront prêté le serment de liberté et égalité. Les administrations provisoires veilleront à la sûreté des personnes et des propriétés ; elles pourront établir des contributions, à la condition que la partie indigente et laborieuse du peuple en soit exemptée ; elles auront la régie des biens meubles et immeubles appartenant au fisc, au prince, à ses satellites, aux corps et communautés laïcs et ecclésiastiques, biens qu'on mettra sous la sauvegarde de la nation comme gage des frais de la guerre et comme hypothèque destinée à augmenter le crédit de nos assignats. La nation française déclare qu'elle ne souscrira aucun traité qu'après avoir consolidé la souveraineté et l'indépendance des peuples sur les territoires desquels les troupes de la République sont entrées. Par contre, elle traitera comme ennemi le peuple qui refuserait la liberté et l'égalité et voudrait conserver ou rappeler son prince.

La discussion fut très courte. Tous les partis étaient d'accord. On trouvait même le projet du décret trop modéré. Mailhe fit passer un amendement aux termes duquel les généraux devaient expressément proclamer l'abolition de toute noblesse. Le décret du 15 décembre apparaît, dans la pensée des Conventionnels, comme le complément du décret du 19 novembre : il en définit le mode d'exécution. Dans les pays occupés, les biens de l'État et des communautés sont séquestrés, en vue d'une nationalisation prochaine ; car aucune nation, même pas la France, n'est matériellement capable de faire gratis la guerre d'affranchissement. Et il est bien évident qu'un peuple qui veut recouvrer sa liberté, ne peut conserver la féodalité, la dîme, les privilèges et tous les abus do l'ancien régime. Ce sont, il est vrai, les généraux français qui doivent maintenant en proclamer l'abolition ; ni Dumouriez, ni les administrations qu'il a fait élire en Belgique ne les ont supprimés. La Convention leur impose l'initiative que les Savoisiens ont prise d'eux-mêmes. Pour mieux sauvegarder la souveraineté du peuple affranchi, elle substitue sa dictature à la liberté promise.

Bien que le décret du 15 décembre, loin d'imposer la réunion à la France, parût au contraire destiné à hâter l'organisation d'un gouvernement indépendant, mais sous la garantie qu'il fût libre et populaire, Dumouriez voyait ses plans gravement compromis. Il avait d'autres ennuis encore. Il avait imposé au clergé un emprunt forcé dont les fonds devaient être employés par les commissaires des guerres en marchés conclus sur place pour la subsistance de l'armée, et le bruit courait qu'il en tirait, pour lui-même, de gros profits. Pache mit fin à la combinaison. On venait d'instituer en effet, à Paris, le 5 novembre, un directoire des achats qui était chargé d'agencer des magasins pour l'approvisionnement commun des trois ministères de la Guerre, de la Marine et de l'Intérieur. Le directoire devait commencer ses opérations le 1er janvier.

Ce même jour, Dumouriez arrivait à Paris pour protester. Il voulait réclamer aussi contre le décret du 15 décembre, étudier la situation politique, peut-être intervenir en faveur de Louis XVI et s'entendre avec le gouvernement sur son plan de campagne. Il n'eut satisfaction que sur ce dernier point au Comité de défense générale et au Conseil exécutif provisoire. On acceptait ses services comme général, mais personne ne se souciait de lier partie avec le politicien, sauf peut-être Danton, qui, par une coïncidence à noter, revint à Paris le 14 janvier et fut renvoyé en Belgique le 31. Les Girondins auraient volontiers soutenu Dumouriez dans son opposition contre le directoire des achats : ils attaquaient violemment Pache depuis que celui-ci s'était rallié aux communalistes de l'Hôtel de Ville et qu'il avait fait du ministère de la Guerre comme une succursale des Jacobins en le peuplant de ses nouveaux amis. Mais, quand Dumouriez parla de Louis XVI à Gensonné et à Petion, l'accueil fut glacial. Dans le camp adverse, l'hostilité ne se dissimulait pas. Marat avait écrit dans son journal, le 29 novembre : J'ai parié que Dumouriez émigrerait avant le mois de mars prochain, et il faut avouer que, ce jour-là, il n'a pas été trop mauvais prophète : la haine est parfois perspicace. Une explication entre Dumouriez et Cambon sur le décret du 15 décembre se termina fort mal ; Cambon parut au général un fou furieux. Plus de fêtes comme en octobre, ni de réceptions tapageuses, ni d'applaudissements au théâtre. Dumouriez habitait dans la banlieue. Quand Louis XVI fut condamné à mort, Dumouriez s'alita, pour n'avoir pas à venir à Paris ; le lendemain de l'exécution, il se trouva guéri, et partit quatre jours plus tard (26 janvier), fort mécontent.

Cependant, le directoire des achats était entré en fonctions, et sans grand succès. L'armée de Belgique, déjà misérable, devenait plus misérable encore. Les Belges pâtissaient aussi. En janvier 1793, trente commissaires nationaux s'abattirent sur le pays, divisé à leur intention, par le Conseil exécutif, en 15 circonscriptions. Tous n'étaient pas de malhonnêtes gens, mais beaucoup furent très maladroits. Par affinité naturelle, ils se lièrent avec les patriotes révolutionnaires annexionistes, qui n'étaient en majorité qu'à Mons et en pays liégeois. L'importation des assignats, la saisie des biens d'Église, les municipalisations trop hâtives, les élections échelonnées en revanche sur un long délai, opérées sans garantie, avec menaces ou violences, et rendant impossible la réunion d'une Convention belge que Dumouriez avait tenté d'organiser : tout mécontentait les Belges et les indisposait contre les Français. Dès la fin de janvier arrivaient à Paris les premiers vœux de réunion, mais aussi d'amères protestations, et, le 17 février, les commissaires de la Convention prévoyaient un soulèvement général au premier échec de nos troupes : très certainement alors les vêpres siciliennes sonneraient dans toute la Belgique sur les Français, sans que les patriotes belges, tremblant pour eux-mêmes, pussent leur être d'aucun secours.

Ils ajoutaient : Le salut de la République française, vous le savez, est dans la Belgique. Ce n'est que par l'union de ce riche pays à notre territoire que nous pouvons rétablir nos finances et continuer la guerre. Le 1er février, Cambon annonçait triomphalement qu'on avait déjà tiré 64 millions de la Belgique. L'annexion n'était pas seulement nécessaire, mais légitime : la Belgique n'est-elle pas sur la rive gauche du Rhin, et quelle pouvait être la limite naturelle de la France à l'est, sinon le Rhin ? L'idée est très ancienne ; elle date de Jules César, elle a toujours été vivante, mais elle semblait oubliée ; subitement elle reparaît, plus forte que jamais. La voici dans une adresse de la Convention, rédigée par le Girondin Faure, aux volontaires (19 octobre) : L'ennemi a-t-il passé le Rhin ?... Soldats, voilà le terme de vos travaux ; — dans une lettre du patriote allemand Forster (21 octobre) : Le Rhin doit former la limite entre le pays de la République et l'Allemagne ; — dans un arrêté du Conseil exécutif (21 octobre) : Les armées françaises ne quitteront point les armes... jusqu'à ce que les ennemis de la République aient été repoussés au delà du Rhin ; — dans les lettres de Dumouriez à Kellermann (26 octobre) : Le Rhin doit être la seule borne de notre campagne, — à Pache (10 novembre) : Mon principe est de faire du Rhin la barrière de l'empire français, — de Brissot à Servan (26 novembre) et à Dumouriez (28 novembre) : La République française ne doit avoir pour borne que le Rhin, — de Custine à Lebrun (22 décembre) : Si le Rhin n'est pas la limite de la République, elle périra ; — la voici enfin dans un discours célèbre de Danton.

C'était à la Convention, le 31 janvier. Sur l'insistance de Cambon, soutenu par Lasource, combattu par Ducos, tous deux Girondins mais la Gironde ne s'est jamais mise d'accord avec elle-même sur la question capitale de la guerre — l'Assemblée venait de voter la réunion du comté de Nice, quand Danton demanda inopinément la réunion de la Belgique :

Je dis que c'est en vain qu'on veut faire craindre de donner trop d'étendue à la République. Ses limites sont marquées par la nature. Nous les atteindrons toutes des quatre coins de l'horizon, du côté du Rhin, du côté de l'Océan, du côté des Alpes. Là doivent finir les bornes de notre République, et nulle puissance humaine ne pourra nous empêcher de les atteindre. On vous menace des rois, vous avez déclaré la guerre aux rois ; vous leur avez jeté le gant, et ce gant est la tète du tyran.

La plaisanterie parut drôle et le sténographe nota qu'on rit généralement ; mais les fortes paroles qui précèdent apparurent comme le programme national de la France nouvelle, héritière et continuatrice de l'ancienne France. Sur la proposition de Bréard, la Convention décida d'attendre que le vœu des communes belges lui parvint sous une forme régulière, avant le vote de réunion que proposait Danton.

Dans un rapport sur les annexions, Carnot disait, quelques jours plus tard (14 février) : Les limites anciennes et naturelles de la France sont le Rhin, les Alpes et les Pyrénées ; les parties qui en ont été démembrées ne l'ont été que par usurpation : l'idée n'est plus seulement géographique, mais historique. La théorie est désormais complète : c'est un impérialisme, comme on dit maintenant. Au reste, l'expression d'empire français était déjà d'usage courant pour désigner l'ensemble du territoire national. La question se trouvait enfin résolue. Peu à peu, non sans hésitations ni retours, mais sans contradiction fondamentale et comme par une évolution naturelle, la guerre nationale d'intérêt et d'expansion territoriale a succédé à la guerre de prosélytisme cosmopolite et d'émancipation humaine.

Du ier au 30 mars, une série de quinze décrets annexa, morceau par morceau, la Belgique et avec elle la principauté de Salm enclavée dans les Vosges (2 mars), la république de Rauracie devenu le Mont-Terrible (23 mars), 35 communes du Palatinat et de Deux-Ponts (14 et 20 mars) et en dernier lieu tout le pays compris entre la Moselle et le Rhin (30 mars). — Les commissaires de la Convention envoyés auprès de Custine avaient, malgré l'offensive prussienne, fait exécuter le décret du 15 décembre ; on avait procédé, tant bien que mal, aux élections, et les délégués (ceux du moins qui avaient pu venir) s'étaient réunis à Mayence en une convention rhénane (17 mars). Ils avaient commencé par déclarer la région rhéno-mosellane indépendante à la fois de la France et de l'Empire, puis, craignant d'être laissés sans défense, ils avaient voté la réunion. Forster et Lux portèrent le vœu à Paris ; le décret d'annexion fut rendu le jour même (30 mars) où l'avant-garde prussienne commençait l'investissement de Mayence. Après six mois de délibération, la Convention était devenue annexionniste au moment exact où elle allait perdre ses conquêtes.

 

III. — COMPLICATIONS ET REVERS.

NOUS ne voyons pas assez l'Europe, disait un jour Brissot à la Convention, et il disait vrai. Les députés compétents en affaires étrangères n'étaient pas nombreux, au début tout au moins ; l'expérience en forma, mais plus tard. Brissot, qui était sans nul doute le plus instruit des membres du Comité diplomatique, manquait d'autorité et n'avait pas l'oreille de l'Assemblée. Mais la marche des événements ne permettait qu'une seule interprétation. De toutes les parties de l'ancien système, celle qui est le plus en contradiction avec nos lois, nos opinions et nos mœurs nouvelles, écrivait le prudent et perspicace Talleyrand dans son mémoire célèbre du 25 novembre 1792, c'est la matière des alliances. L'incompatibilité est évidente, en effet, entre le vieux droit positif, fondé sur les traités monarchiques, nombreux, compliqués, avec leurs éventuelles garanties de territoires ou de constitutions d'ancien régime, et la République émancipatrice, rationnelle et nationale. Talleyrand ajoutait : Il ne doit y avoir rien de commun entre l'alliance formée par des gouvernements arbitraires et les alliances contractées par des États libres ; idée que Brissot transcrivait, en termes plus catégoriques encore : La guerre actuelle est un combat à mort entre la liberté française et la tyrannie universelle, et qu'on retrouve, sous toutes les formes, chez les Conventionnels de tous les partis. Au Conseil exécutif, Lebrun, le ministre des Affaires étrangères, essayait au contraire de pratiquer la diplomatie d'autrefois, avec ses combinaisons, ses marchandages et ses roueries. Misérables échafaudages, écrivait Brissot ; tout cela doit disparaître : Novum rerum nascitur ordo. La direction des Affaires étrangères ne passa vraiment sous le contrôle d' la Convention qu'après la création du Comité de défense générale.

A Constantinople, Choiseul-Gouffier se considérait comme émigré, mais, au lieu de partir, il resta sur place et, par félonie chevaleresque, si l'on peut ainsi parler (son cas est fort curieux), il intrigua contre son successeur désigné, Semonville, qu'il représenta comme un agent révolutionnaire. Les représentants des brigands couronnés l'aidèrent, et la Porte, apeurée, refusa longtemps d'agréer

Semonville. Puis Semonville se trouva compromis par les documents trouvés dans l'armoire de fer. On le révoqua avant qu'il eût rejoint son poste, et on le remplaça par l'ancien ministre de France à Varsovie, Descorches, qui partit pour Constantinople le lendemain de l'exécution du Roi (22 janvier 1793).

A Naples, Ferdinand IV, sa femme Marie-Caroline (une sœur de Marie-Antoinette) et leur ministre Acton (né à Besançon d'un père irlandais et d'une mère française) tenaient à l'écart le remuant Mackau, ministre de la République. Le 18 décembre 1792, une escadre française, sous le commandement de Latouche, se présenta devant Naples et donna une heure au roi pour rappeler son agent de Turquie, qui avait activement participé aux intrigues contre Semonville, et renouer avec la France des relations régulières. La cour céda. Encore un Bourbon au nombre des vaincus !

A Rome, deux artistes pensionnaires de l'Académie de France avaient été incarcérés pour propos imprudents (25 septembre 1792) ; ils furent peu après remis en liberté, mais Mackau dépêcha son secrétaire de légation, le littérateur Hugou de Bassville. En fait, le nouveau venu n'était pas officiellement accrédité auprès du Saint-Siège, même après que Lebrun l'eut autorisé à rester à Rome et qu'il fut entré en communication avec le cardinal secrétaire d'État. Il représentait la France révolutionnaire et portait en public la cocarde tricolore. Des prêtres ameutèrent la foule, qui étripa mortellement Bassville (13 janvier 1793), et aurait pillé le ghetto si les sbires ne s'étaient alors interposés. Tous les Français patriotes en résidence à Rome prirent la fuite. Horrible événement, grand crime, dont le Conseil exécutif transmit avec indignation la nouvelle à l'Assemblée. Les mêmes hommes qui ont porté la liberté à Nice et l'épouvante à Naples sauront aussi faire punir les assassins de leur frère et corriger de sa superbe l'insolent hypocrite de Rome.

Dans le nord, le Danemark était resté en bons termes avec la France, et le secrétaire du pouvoir exécutif Grouvelle fut accueilli sans difficulté comme ministre plénipotentiaire. — En Suède, Gustave III, roi absolu, et qui s'était institué le défenseur passionné de Louis XVI et de sa famille, avait été assassiné par les nobles (16 mars 1792), et son fils, Gustave IV, n'avait que quatorze ans. Le duc de Sudermanie, régent pendant la minorité de son neveu, renoua avec la France, dont il eût encaissé avec satisfaction les subsides traditionnels. Le ministre Suédois revint bientôt à Paris, où sa femme — la célèbre Mme de Staël — était restée.

Somme toute, les premiers mois n'ont pas été défavorables à la République française en Europe. Mais, coup sur coup, quatre événements transformèrent la situation : l'exécution de Louis XVI (le 21 janvier 1793) et, deux jours après, le second partage de la Pologne (23 janvier), puis la rupture avec l'Angleterre (1er février) et avec l'Espagne (7 mars).

L'exécution de Louis XVI servit de prétexte à la guerre anglaise, et elle fut la cause de la guerre espagnole. Son importance en politique extérieure est donc indéniable. Les rois devaient prendre en horreur la République qui faisait tomber sous le couperet de la guillotine une tête royale ; il y avait là comme un défi sanglant, et l'on sait en quels termes Danton s'en était fait l'interprète. Sauver le Roi, c'était, peut-être empêcher au contraire l'extension de la guerre et assurer à moindres frais le triomphe de la République. Avant que l'irréparable fût accompli, quelques Girondins comme Vergniaud (le 31 décembre 1792) et surtout Brissot (le 1er janvier 1793) ont courageusement essayé de le faire comprendre à la Convention : ce qui prouve, une fois de plus, que l'idée d'une guerre universelle, de principe et de propagande, n'est pas spécifiquement Girondine. La nouvelle du supplice de Louis XVI consterna et émut de pitié les cours, grandes et petites. Catherine II manifesta bruyamment. Elle prit le deuil, elle força les Français de Russie à renier les principes révolutionnaires, mais elle se garda bien d'intervenir directement contre la République.

Elle avait ses intérêts ailleurs. Frédéric-Guillaume II avait espéré des succès faciles en France. Trompé et déçu, il fit volte-face d'ouest à l'est, et posa ses conditions dès qu'il eut repassé la frontière. Le 25 octobre 1792, au quartier général de Merle devant Luxembourg, son ministre Haugwitz remit au référendaire Spielmann, envoyé par Cobenzl, une note très significative. La Prusse ne continuera la guerre contre la France qu'à trois conditions. Si le Saint-Empire déclare la guerre — la Diète s'y décida le 25 mars 1793, — le roi fournira son contingent comme prince allemand. Si toutes les puissances s'entendent pour lutter en commun — ce ne fut, jamais le cas — la Prusse fera partie de la coalition. Si enfin la guerre doit continuer dans les conditions actuelles, la Prusse, avec l'assentiment de l'Autriche et de la Russie, entend être rétribuée sur la Pologne. En d'autres termes, l'intervention en France n'ayant rapporté que des déboires au roi de Prusse, il lui faut un dédommagement, et la Pologne devra payer de sa propre substance le prix de la coopération prussienne contre la République. Or, cette guerre dont la Prusse ne voulait plus que conditionnellement, l'Autriche avait, un intérêt, majeur à la continuer : elle y avait perdu la Belgique, qu'elle tenait d'autant plus à reprendre que son ambition était de l'échanger ensuite contre la Bavière. Spielmann répondit donc évasivement. Ce n'est pas ici le lieu de raconter comment Frédéric-Guillaume II se tourna alors vers Catherine II, ni pourquoi l'Autriche fut évincée des négociations à la suite desquelles les troupes prussiennes entrèrent en Pologne de 14 janvier 1793), et le roi de Prusse adressa aux Polonais un manifeste comminatoire (le 16 janvier) et signa avec Catherine le deuxième traité de partage (23 janvier), dont la notification ne fut donnée à Vienne que deux mois plus tard (le 23 mars). François II disgracia Cobenzl et le remplaça par Thugut, un ambitieux sans scrupules, parvenu de bas à force d'intrigue et de labeur, et, qui ne fait figure d'homme d'État que parce qu'il apparaît dans l'encadrement d'une cour hautaine et formaliste. Il devait personnifier à merveille cette politique à courte vue, bassement réaliste, et toujours affamée d'appétits territoriaux, qui était de tradition à Vienne.

La rupture de la France avec l'Angleterre est un événement capital. Qu'on imagine les deux grandes puissances civilisées de l'occident européen alliées ou seulement indifférentes, à ce moment décisif de leurs destinées, et la face du monde eût été changée pour très longtemps.

Pitt avait trente-trois ans, et il gouvernait depuis neuf ans déjà. Arrivé au pouvoir au moment où l'Angleterre venait d'avoir à reconnaître l'indépendance des États-Unis et de subir ainsi le plus pénible désastre de son histoire, Pitt avait rendu à son pays la force et le prestige. Il avait l'appui du parti conservateur, qui était en majorité au Parlement, et qui, dans l'Angleterre encore homogène, en même temps qu'il représentait l'aristocratie et la richesse, pouvait entraîner les classes populaires. A l'intérieur comme à l'extérieur, Pitt eut une politique de réfection pacifique. Il reconstitua les finances tout en promouvant les réformes qui lui paraissaient possibles. Il tint son pays à l'abri de toute guerre, non par l'isolement, mais au contraire en participant avec activité à toutes les affaires européennes. Son pacifisme est interventionniste. On a dit avec raison que, si Pitt était mort en 1792, son nom serait devenu synonyme de paix, prudence et économie, alors que, par une singulière contradiction, il a lancé et, jusqu'à la fin de son existence, maintenu l'Angleterre dans la guerre la plus dispendieuse, la plus terrible et la plus longue, puisqu'elle a duré, sans autre interruption qu'une trêve de quelques mois, jusqu'en 1814 et 1815. Mais, avant comme après la rupture avec la France, Pitt eut une politique européenne. Le détail de ses combinaisons diffère, le système et le but restent identiques. Protéger la Suède, la Pologne et la Turquie contre les entreprises de la Russie et de l'Autriche, maintenir l'équilibre européen par une alliance dont la Prusse et la Hollande étaient les sentinelles à l'est et à l'ouest, assurer des débouchés commerciaux à l'Angleterre lorsque l'alliance politique est inutile et impraticable, voilà quelles étaient jusqu'en 1792 les vues de Pitt. Vaincue en Amérique par l'action de la France et de ses alliés, l'Angleterre était devenue en peu d'années la gardienne pacifique et l'arbitre du statu quo en Europe. Au surplus, Pitt avait, comme tout bon insulaire, quelque mépris pour les continentaux, et pour les Français en particulier, surtout lorsque ceux-ci, devenus révolutionnaires, scandalisèrent ses instincts conservateurs.

Pourtant, il resta neutre très longtemps. II n'était pas intervenu avec l'Autriche et la Prusse pour sauver la monarchie moribonde en France, car il n'y avait pas intérêt ; il ne nourrissait pas, comme ces deux pays, d'arrière-pensée territoriale, il ne convoitait ni Calais ni Dunkerque, et l'annexion de ce qui restait de colonies à la France ne lui semblait pas valoir le risque et les frais d'une guerre, ni la fermeture d'un marché commercial rémunérateur. Sans doute, les idées révolutionnaires pouvaient faire tort en Angleterre aux principes conservateurs. Des sociétés londoniennes organisaient déjà la propagande. Certains révolutionnaires français, comme Brissot, Condorcet, Danton, avaient conservé des relations et des amitiés en Angleterre parmi les libéraux que dirigeait Fox. L'Anglo-américain Thomas Paine, poursuivi en justice devant la Cour du Banc du Roi pour son livre des Droits de l'Homme, s'était réfugié en France et, bien qu'il ne parlât pas français, il avait été élu député à la Convention, où il se rallia aux Girondins. Mais si la Convention ne se faisait pas scrupule de recevoir les messages (7 et 10 novembre) et les délégations (28 novembre 1792) des patriotes anglais, les agents français en Angleterre se montrèrent au contraire très prudents et corrects, et aucun d'eux n'essaya de se poser en missionnaire de la Révolution. Pitt ne croyait pas à la durée du gouvernement républicain, et il s'est toujours exagéré les chances d'une restauration monarchique ; le danger révolutionnaire lui paraissait devoir être superficiel et passager. Bref, rien à ses yeux ne justifiait une intervention.

Pitt changea d'avis vers la fin de novembre 1792, au moment exact où les premières victoires républicaines vinrent mettre en péril le système de politique européenne qui lui paraissait le plus conforme aux intérêts anglais. Il n'existe pas un seul fait d'offensive directe de la France contre l'Angleterre, et ce n'est pas précisément contre la France que l'Angleterre va prendre parti, encore qu'elle devienne son adversaire le plus redoutable et le plus tenace. Toutes les longues luttes républicaines et impériales subissent la dominante qui surgit en cet instant précis. Pitt intervient dans le tumulte continental pour un principe très élevé et dans lequel il voyait la sauvegarde de la civilisation européenne : une sauvegarde qui était, aussi la meilleure garantie du prestige moral et de la prospérité matérielle de l'Angleterre. Guillaume III ne pensait pas autrement ; au temps de Louis XIV. Car, dès que l'Europe est unie, soit en une solide alliance universelle, d'ailleurs irréalisable sous l'ancien régime, soit par la suprématie toujours possible d'une puissance sur toutes les autres, l'Angleterre cesse d'être européenne. Peut-être une Europe sans l'Angleterre est-elle plus viable qu'une Angleterre sans l'Europe ; la réalité est que l'Angleterre et l'Europe vivent côte à côte et ne peuvent s'amputer l'une de l'autre. L'antinomie est permanente.

Or, les victoires de Dumouriez, de Valmy à Jemmapes, compromettaient de quatre manières l'équilibre européen tel que Pitt se flattait de l'avoir réalisé. — D'abord, la Belgique était conquise. Combien de fois les rois de France n'avaient-ils pas songé à en devenir les maîtres ! Jamais ils n'avaient réussi, malgré leur puissance et leurs succès. Toujours l'Angleterre, unie à la Hollande, les en avaient empêchés. Un des piliers de la vieille Europe venait de s'écrouler. — Conquise par les républicains, la Belgique était libérée des servitudes européennes d'autrefois. Par arrêté du 16 novembre 1792, le Conseil exécutif ordonnait d'assurer la liberté de la navigation et des transports dans tout le cours de l'Escaut et de la Meuse. Les Hollandais, maîtres des bouches des deux fleuves, possédaient par traité le droit de les tenir clos au commerce, et Anvers était comme embouteillée. Elle allait maintenant pouvoir concurrencer les ports hollandais, sinon Londres même. — Ce n'est pas tout : la Hollande était menacée. Déjà les patriotes bataves pressaient les républicains français d'entrer dans leur pays, et le décret du 19 novembre 1792 semblait rendre plus vraisemblable encore l'invasion prochaine. Or, la Hollande était l'alliée de l'Angleterre qui s'était portée garante de son intégrité et de sa constitution stathoudérale. — Enfin Pitt soupçonnait le rapprochement de la Prusse et de la Russie, causé lui-même par l'échec de la Prusse en France ; il prévoyait le second partage de la Pologne, et que ses représentations (il essaya d'en faire) n'auraient aucun succès, puisqu'il n'avait aucun argument effectif pour les rendre probantes. Belgique, Escaut, Hollande, Pologne : quatre termes dont l'énumération seule montrait l'ébranlement profond du système politique auquel tenait l'Angleterre. Subsidiairement, d'autres raisons intervenaient encore : l'occasion n'était-elle pas tentante de prendre sur les Français la revanche des humiliations subies pendant la guerre d'Amérique ? La lutte ne serait ni longue ni difficile ; la marine française n'était-elle pas désorganisée par la Révolution ? Et le butin colonial, Saint-Domingue, notamment, la perle des Antilles, était digne de considération.

Sa décision prise, et devenue définitive après le conseil de cabinet tenu le 30 novembre 179, Pitt se mit à l'œuvre. Pendant deux mois, systématiquement, il multiplia contre la France les procédés les plus désobligeants, hostiles, voire agressifs. De toute évidence, il cherche la rupture, et, quoiqu'il s'en défende, c'est bien lui qui prend l'initiative et qui porte la responsabilité de la guerre. Le 1er décembre, un message royal convoque d'urgence le Parlement, ordonne des armements militaires et maritimes et le rassemblement d'une partie de la milice. Le discours royal, à l'ouverture de la session, fut pessimiste : la France a des vues de conquête et d'agrandissement, il faut y aviser. Les conservateurs applaudirent ; dans un élan de passion chauvine et gallophobe, l'adresse usuelle fut votée aux Communes par 290 voix contre 50 (14 décembre). Thomas Paine était condamné pour haute trahison à la cour du Banc du Roi (18 décembre) et brûlé en effigie dans les villes et les villages de la vieille Angleterre. Sûr de sa majorité et de l'opinion, Pitt n'hésite pas à violer le traité de 1786 : il fait interdire l'exportation en France — et en France seulement — des blés anglais ou transitant par l'Angleterre ; par une loi spéciale (définitivement votée par les Lords après les Communes le 5 janvier 1793), il soumet les étrangers en résidence en Angleterre à de vexatoires mesures de surveillance, alors que le traité autorisait les Français et les Anglais à aller et venir librement et sans permission spéciale d'un pays à l'autre. De plus, l'entrée des assignats est interdite en Angleterre, les patriotes anglais sont sévèrement traqués, Burke et consorts continuent au Parlement leurs attaques haineuses contre la France et la Révolution.

L'attitude du gouvernement français contraste avec l'offensive anglaise. Chauvelin avait été accrédité auprès de George III au nom de Louis XVI ; il resta à Londres même après le 10 août et l'abolition de la royauté, encore que l'ambassadeur anglais eût quitté Paris, que le gouvernement anglais ne l'eût pas agréé comme représentant de la République, et que lord Grenville, le chef de l'office des Affaires étrangères, lui eût fait sentir, de la manière la plus discourtoise, l'ambiguïté de sa situation. C'était un diplomate correct et consciencieux. Pour l'aider et se mieux renseigner, Lebrun employa à Londres d'autres agents, dont deux au moins étaient certes les meilleurs qu'on pût choisir : Talleyrand, dont le mémoire célèbre du 25 novembre 1792 mérite d'être lu, bien qu'on n'y trouve pas le dessin de la politique nouvelle que Pitt devait tapageusement afficher quelques jours plus tard, et Maret, qui réussit à obtenir deux audiences de Pitt lui-même (2 et 14 décembre), alors que Chauvelin ne voyait Grenville qu'une seule fois (29 novembre). Lorsque le doute ne fut plus possible sur l'attitude de Pitt, le gouvernement français évita avec prudence le motif dont il pressentait que la rupture pourrait venir : il devint subitement très respectueux de la neutralité hollandaise. A plusieurs reprises, et encore le 14 janvier 1793, le Conseil exécutif recommanda aux troupes d'éviter toute démarche qui pût être interprétée comme agressive par les Hollandais, tant qu'ils observeraient la neutralité.

Lorsque ensuite il fallut bien demander des explications au gouvernement anglais sur ses armements et la violation du traité de 1786, Chauvelin s'acquitta de sa tâche avec autant de modération que de fermeté. Le Moniteur supprima délibérément du compte rendu des débats parlementaires anglais les paroles blessantes pour la France. Les premières mesures de précaution et de défense maritime prises par le Conseil exécutif (29 décembre 1792) coïncidèrent avec les premières délibérations Conventionnelles sur l'Angleterre. L'Assemblée s'inquiétait. Sur la proposition du Girondin Kersaint, un marin fils de marin et promu le soir même au grade de contre-amiral, elle décréta (1er janvier 1793) la création d'un Comité de défense générale, composé de trois membres de chacun des sept comités Conventionnels les plus importants, pour s'occuper sans interruption, avec les ministres, des mesures qu'exigent la campagne prochaine et l'état présent des affaires. Le même jour (1er janvier 1793), Kersaint acceptait, dans un discours remarquable, plein de substance et d'idées, l'idée de la guerre, non seulement contre l'Angleterre, mais contre toutes les autres puissances maritimes ; Brissot essayait au contraire de prévenir la rupture. Ainsi la Gironde n'était pas d'accord avec elle-même. Mais elle recruta la majorité du Comité de défense générale (3 janvier) qui se donna Kersaint comme président et Brissot comme vice-président. Sur quoi (le 13 janvier 1793), la Chambre vola les armements navals proposés par Kersaint, mais elle repoussa, comme inutile, un projet de décret apporté par Brissot sur les explications à réclamer à l'Angleterre. Quand enfin Dumouriez quitta Paris (le 26 janvier), il était chargé d'une mission confidentielle auprès de lord Auckland, l'ambassadeur anglais à la Haye.

Il était trop tard. A la nouvelle de l'exécution de Louis XVI, Chauvelin avait reçu l'ordre de sortir d'Angleterre (24 janvier), Auckland renouvelait à leurs Hautes Puissantes des États Généraux la promesse (déjà faite le 16 novembre) de l'appui anglais (25 janvier), et un nouveau message royal demandait au Parlement des armements complémentaires (28 janvier). Quand Lebrun informa la Convention du retour de Chauvelin (30 janvier), les esprits étaient prêts à la guerre. Le vieux ferment de haine nationale contre l'ennemi héréditaire, l'indignation contre les procédés de Pitt, le mépris contre la tyrannie du gouvernement aristocratique et monarchique en Angleterre, la certitude de la victoire et les espérances d'avenir étaient unanimes. Cette fois, Brissot fut l'interprète du sentiment de tous, et le projet de décret qu'il présenta au nom du Comité de défense générale, déclarant que la République française était en état de guerre avec le roi George et le stathouder des Provinces-Unies, fut adopté sans hésitation (1er février). — Pourtant, personne ne se dissimulait que la lutte serait rude : on avait compris que Pitt avait derrière lui toute la nation anglaise. Brissot en avait plusieurs fois fait, la remarque : le cabinet britannique, par ses calomnies, a dépopularisé notre révolution dans l'esprit des Anglais, il a popularisé la guerre, en faisant détester les républicains. Ducos observait aussi que la guerre est nationalisée en Angleterre, et l'on entendit, par une rencontre inouïs, Marat donner raison à Brissot malgré les murmures de la gauche : Comme je connais l'Angleterre, je ne puis me dispenser d'observer que c'est à tort que l'on croit ici que le peuple anglais est pour nous.

Citoyens, disait Brissot, il ne faut pas vous dissimuler les dangers de cette nouvelle guerre ; c'est l'Europe entière, ou plutôt ce sont tous les tyrans de l'Europe que vous avez maintenant à combattre et sur terre et sur mer. Et il ajoutait : Il faut que la grande famille des Français ne soit plus qu'une armée, que la France ne soit plus qu'un camp où l'on ne parle que de guerre, où tout tende à la guerre, où tous les travaux n'aient pour objet que la guerre.

Les hostilités allaient commencer : le gouvernement anglais mit l'embargo sur les navires français (8 février), et un dernier message royal annonça au Parlement l'ouverture de la guerre (11 février) ; Dumouriez reçut l'ordre de commencer les opérations contre la Hollande (6 février), et le décret du 2 mars, accompagné d'une proclamation au peuple batave, régla sur les principes posés par le décret du 15 décembre la conduite des généraux et l'exercice du pouvoir révolutionnaire en Hollande. La veille (1er mars), un autre décret annulait tous les traités d'alliance ou de commerce existant entre l'ancien gouvernement français et les puissances avec lesquelles la République était en guerre ; l'importation de leurs marchandises en France était interdite. Enfin, le 7 mars, sur le rapport de Barère, la Convention déclarait la guerre à l'Espagne.

Godoy, l'amant de la reine Marie-Louise, avait remplacé au gouvernement (le 15 novembre 1792) le vieil Aranda, philosophe et voltairien, partisan de l'amitié française, qui était resté neutre. Des manifestations contre-révolutionnaires furent, il est vrai, fomentées par le clergé espagnol et réfractaire. D'autre part, quelques patriotes espagnols, dont le plus connu est Marchena, se groupaient à Perpignan et surtout à Bayonne. Par précaution, des troupes furent massées en Espagne près do la frontière, et semblablement en France. Bourgoing, l'ambassadeur français, proposa, dans le dernier trimestre de 1792, le désarmement simultané et une déclaration explicite de la neutralité espagnole, mais il n'obtint pas de réponse ferme. Le roi Charles IV tenait d'autant plus à ses idées qu'il en avait moins ; comme Bourbon, comme monarque et comme Espagnol, par point d'honneur, solidarité royale et sentiment de famille, il voulait sauver Louis XVI et lui donner asile ainsi qu'aux siens. Et il faut reconnaître que de tous les souverains d'Europe il est le seul qui ait personnellement essayé d'agir en faveur du roi de France. Il envoya Ocariz à Paris offrir le désarmement de l'Espagne contre la vie de Louis XVI ; à deux reprises, et au cours même du scrutin suprême, Ocariz écrivit à la Convention (2 décembre et 17 janvier) ; la première fois, l'Assemblée passa à l'ordre du jour, la deuxième fois, elle refusa qu'on donnât lecture de la lettre. Ocariz essaya aussi d'acheter quelques députés : Godoy lui avait ouvert un crédit illimité. Les Girondins Lanjuinais, Fauchet, Henry-Larivière, les Centristes Boissy d'Anglas, Morisson participèrent secrètement à ses inutiles menées. L'émotion fut grande en Espagne au supplice de Louis XVI, les mouvements populaires et cléricaux se multiplièrent, le roi jura de venger son cousin, la reine versa des flots de larmes, Godoy parla comme un héros, et les armements continuèrent. Aussi Bourgoing ne fut-il pas surpris lorsque ayant demandé, sur l'ordre de Lebrun, une réponse définitive (12 février), il n'obtint qu'un refus : il quitta Madrid (le 23 février).

La guerre contre l'Espagne était dans l'esprit des Conventionnels une conséquence naturelle de la guerre contre l'Angleterre et la Hollande. Et l'Espagne, c'était aussi l'Amérique du Sud, un des marchés commerciaux de l'Angleterre, un continent tout entier dont on savait qu'il frémissait depuis longtemps sous le joug de ses oppresseurs. Dans sa célèbre Histoire philosophique et politique des Deux Indes, l'abbé Raynal se demandait déjà en 1770 si la domination espagnole avait une base solide dans le Nouveau Monde. Le Vénézuélien Miranda était venu apporter aux Français les vœux des Sud-Américains ; il passait pour avoir de grands talents militaires et il servait dans l'armée de Dumouriez. Talleyrand dans son mémoire du 25 novembre, Kersaint dans son discours du Ier janvier, étaient d'accord pour signaler l'importance de la question sud-américaine, et l'un des objets principaux de la mission du citoyen Genet, nommé le 27 décembre ministre plénipotentiaire et consul général aux États-Unis, fut d'affranchir la Louisiane et le Mississipi. Il était frère de Mme Campan, et peut-être n'avait-il accepté de partir que parce qu'on espérait encore que le procès de Louis XVI se terminerait par une sentence d'exil. Genet, lui disait Lebrun, que j'aimerais vous voir partir aux Etats-Unis et prendre avec vous Capet et sa famille !Capet se passionnera pour l'agriculture, répondait Genet, je ferai de lui un planteur américain. — Très bien, s'écria Brissot, qui assistait à l'entretien : c'est l'éloquence du jour.

Du moins, il restait à Genet de révolutionner les colonies espagnoles : projet ambitieux, et qu'il fallut ajourner, comme la grande expédition dans l'Inde dont le Conseil exécutif ordonna les préparatifs (le 7 mars 1793) et qui devait, en passant, s'emparer du cap de Bonne-Espérance. Un petit coup de main tenté par Truguet contre la Sardaigne, sur l'île de la Madeleine qui commande le détroit de Bonifacio, échoua piteusement, au grand déplaisir d'un jeune capitaine d'artillerie qui servait dans les troupes de débarquement en qualité de lieutenant-colonel des volontaires corses et qui s'appelait Napoléon Buonaparte (18-25 février 1793). A l'armée d'Italie, Biron dut se borner à des escarmouches dans les Alpes contre les Sardes. Kellermann, qui avait eu à envoyer des renforts aux Pyrénées, resta immobile en Savoie. Servan, qui commandait l'armée des Pyrénées, détacha une colonne au delà de la frontière, au val d'Aran (31 mars) : elle s'en tint là.

En Belgique, Dumouriez disposait, sur le papier, d'environ 70.000 hommes divisés en quatre corps principaux : son armée de Belgique, cantonnée entre Rœr et Meuse, à Aix-la-Chapelle, l'armée du Nord, avec Miranda, sur la Meuse en aval de Liège, l'armée des Ardennes, avec Valence, en amont, et l'armée nouvelle de Hollande, concentrée à Anvers, dont il prit le commandement. La conquête des Provinces-Unies devait être opérée très vite, pour être terminée avant l'intervention des coalisés. Il fallait brusquer l'attaque. Mais la concentration fut difficile ; tout manquait, l'armée était dans une misère lamentable ; l'occupation de Bréda (25 février) et de Gertruydenberg (4 mars) amena lentement Dumouriez à l'estuaire rhéno-meusien, en face de Dordrecht. L'opération aurait pu réussir deux mois plus tôt ; le retard causé par la longanimité de la France pour l'Angleterre était désastreux. Les alliés s'étaient ressaisis et avaient soigneusement concerté un plan de campagne. Miranda achevait à peine l'investissement de Maëstricht que déjà Cobourg attaquait Aix-la-Chapelle (1er mars) et refoulait devant lui l'armée française de Belgique. Au lieu de descendre la Meuse pour rejoindre Dumouriez en Hollande, Miranda dut se replier sur Liège. Le Conseil exécutif ordonna à Dumouriez de revenir en Belgique prendre le commandement supérieur, seul ou avec ses troupes (8 mars). Il revint seul. Les Hollandais, aidés des Anglais débarqués à Dordrecht, eurent tôt fait de repousser à la frontière l'armée d'invasion.

Contre Cobourg qui marchait maintenant de Liège à Saint-Tron, Dumouriez réunit en hâte les anciens corps du Nord (Miranda) dont il fit son aile droite, des Ardennes (Valence) à gauche, et ce qui pouvait être considéré comme le restant de l'armée de Belgique qu'il plaça au centre sous Égalité fils ; et il reprit l'offensive, affrontant la bataille, avant même d'avoir concentré toutes les troupes éparses, pour se donner tout au moins la supériorité des effectifs. Mais le péril était grave. Les Anglo-Hollandais allaient passer la frontière, les Prussiens accourir de Venlo, et les corps autrichiens du sud renforcer l'armée de Cobourg. Les troupes françaises, désorganisées, déjà battues, mal équipées, diminuées par les désertions quotidiennes, exécrées par les Belges qui ne voulaient pas de l'annexion, avaient besoin d'une victoire. Dumouriez aussi, pour ses desseins secrets. Un engagement d'avant-garde, à Tirlemont (16 mars), tourna bien ; mais la bataille de Neerwinden (18 mars) fut une défaite. Dumouriez se replia sur Louvain qu'il essaya de défendre (21 mars) ; battu encore, il prit la route de Bruxelles, d'Ath et de Tournai. La Belgique était perdue. — Sur le Rhin, le plan de Custine était de résister aussi longtemps que possible à Mayence où il avait placé le gros de ses forces. Mais les Prussiens, partis de Francfort, tournèrent la place : ils passèrent le Rhin en aval à Bacharach, culbutèrent la gauche de Custine, et, poursuivant leur mouvement circulaire, marchèrent sur le Rhin, à Oppenheim, en amont de Mayence, où ils forcèrent Custine à reculer (30 mars). Tracé sur la carte, l'itinéraire des Prussiens décrit comme un lasso autour de Mayence, dont l'isolement était complet. Peut-être Custine eût-il essayé de se tenir sur le Rhin ; mais Wurmser franchissait le fleuve entre Manheim et Spire (21 mars), et, pour ne pas être coupé de l'Alsace comme il venait d'être coupé de Mayence, Custine fit retraite sur Landau. Toute la région mosello-rhénane au delà de l'Alsace et de la Lorraine était perdue.