HISTOIRE DE FRANCE CONTEMPORAINE

 

LIVRE PREMIER. — LA RÉVOLUTION DE 1789.

CHAPITRE II. — LA RÉVOLUTION VIOLENTE.

 

 

I. — LA RÉVOLUTION PARISIENNE ET LA PRISE DE LA BASTILLE (12-17 JUILLET).

LA nouvelle du renvoi de Necker, connue à Versailles dans la soirée du 11 juillet, consterna les députés. Plusieurs se réunirent le 12 à sept heures du matin. Les premiers moments de l'Assemblée, écrit Mirabeau, furent donnés aux regrets. L'abbé Grégoire, représentant qu'elle était incomplète, sans président et ajournée au lendemain, conclut qu'il n'y avait pas lieu à délibérer.... Versailles était morne. L'effroi s'empara de la Cour. Les communications avec la capitale furent interrompues. Ni les courriers de la poste ni même les gens à pied ne purent franchir les barrières.

La nouvelle arriva à Paris vers midi. D'abord on ne voulut pas y croire. Quand on en fut certain, toute la ville s'alarma : petites gens, rentiers, gros capitalistes. Les bourgeois voyaient la banqueroute royale et la perte de leur fortune certaines. Le peuple croyait la Cour victorieuse et la Révolution compromise. A trois heures, grande était l'affluence au Palais-Royal. Des orateurs, parmi lesquels Camille Desmoulins, montés sur des tables, haranguèrent les assistants, et, détachant des feuilles des arbres, arborèrent des cocardes vertes, couleur de l'espérance[1]. La foule se précipite au boulevard du Temple, chez Curtius, y prend les bustes de cire de Necker et du duc d'Orléans, et les porte en triomphe, par les boulevards, les rues Saint-Denis, Saint-Martin, Saint-Honoré, jusqu'à la place Vendôme. Elle rencontre un détachement de cavalerie de Royal-Allemand, commandé par le prince de Lambesc. Après une courte échauffourée, les troupes se retirent vers la place Louis XV. Il y avait là un chantier pour la construction d'un nouveau pont sur la Seine. Le peuple lance aux cavaliers des pierres, des gravats. Lambesc fait évacuer la place ; puis, le sabre haut, il passe le pont tournant des Tuileries. Alors, du haut des terrasses du jardin, pleuvent les pierres, les chaises. Lambesc veut éviter une collision, mais il craint que la retraite ne lui soit coupée par la fermeture du pont tournant ; il charge, frappe la foule à coups de plat de sabre, dégage le pont et revient sur la place Louis XV. Cette charge, grossie par l'imagination populaire, excite la fureur dans tout Paris. Le peuple pille les boutiques des armuriers. Les gardes françaises, apprenant que l'on frappe les promeneurs paisibles des Tuileries, sortent de leurs casernes pour se joindre à l'émeute. Les patrouilles de cavalerie qui se sont aventurées jusque sur les boulevards sont ramenées vers la place Louis XV et les Champs-Élysées ; à une heure du matin, Besenval les fait passer sur la rive gauche ; retiré à l'École Militaire et au Champ-de-Mars, sans ordres précis du vieux maréchal de Broglie, point sûr de ses troupes, d'ailleurs trop faibles, il ne bouge plus.

Cependant la foule cherche partout des armes, des munitions et des vivres. Elle se porte aux barrières, les incendie, chasse les employés de la ferme générale et rend libre l'entrée de toutes les denrées à Paris ; elle ira le lendemain au couvent de Saint-Lazare, rue du faubourg Saint-Denis, pensant y trouver de grandes quantités de blé. D'ailleurs, aucun attentat aux personnes, malgré le défaut de troupes régulières et de police. Les gardes françaises maintenaient l'ordre.

Si, dit le ministre de Saxe, Salmour, dans cette nuit désastreuse, tout Paris n'a point été saccagé, pillé et brûlé, nous le devons à l'insurrection même des gardes françaises, qui, acharnés contre les troupes étrangères et voyant leur perte inévitable s'ils ne se défendaient pas en désespérés, ont pris le parti de contenir le peuple armé dont la cause était unie à la leur et d'empêcher par là le meurtre et le pillage.

L'Assemblée se réunit le lundi 13. Très émue des nouvelles de Paris et anxieuse, elle envoie encore une fois une députation au Roi pour lui demander le renvoi des troupes. Elle parle de se transférer à Paris. Le Roi répond aux députés :

Je vous ai déjà fait connaître mes intentions sur les mesures que les désordres de Paris m'ont forcé de prendre ; c'est à moi seul à juger de leur nécessité, et je ne puis à cet égard apporter aucun changement. Quelques villes se gardent elles-mêmes ; mais l'étendue de la capitale ne permet pas une surveillance de ce genre. Je ne doute pas de la pureté des motifs qui vous portent à m'offrir vos soins dans cette affligeante circonstance, mais votre présence à Paris ne ferait aucun bien ; elle est nécessaire ici pour l'accélération des importants travaux dont je ne cesserai de vous recommander la suite.

A cette réponse, dont la fin semble ironique, l'Assemblée répliqua par cet ordre du jour :

L'Assemblée nationale, interprète des sentiments de la Nation, déclare que M. Necker, ainsi que les autres ministres qui viennent d'être éloignés, emportent avec eux son estime et ses regrets ; déclare qu'effrayée des suites funestes que peut entraîner la réponse du Roi, elle ne cessera d'insister sur l'éloignement des troupes extraordinairement assemblées près de Paris et de Versailles et sur l'établissement de gardes bourgeoises.... Déclare que les ministres et les agents civils et militaires de l'autorité sont responsables de toute entreprise contraire aux droits de la Nation et aux décrets de l'Assemblée. Déclare que les ministres actuels et les Conseils de Sa Majesté, quelque état, quelque rang qu'ils puissent avoir, sont personnellement, responsables des malheurs présents et de tous ceux qui peuvent suivre. Déclare que, la dette publique ayant été mise sous la garde de l'honneur et de la loyauté française, et la Nation ne refusant pas d'en payer les intérêts. nul pouvoir n'a le droit de prononcer l'infâme mot de banqueroute, nul pouvoir n'a le droit de manquer à la foi publique, sous quelque forme et dénomination que ce puisse être. Enfin l'Assemblée nationale déclare qu'elle persiste dans ses précédents votes, et notamment dans ceux des 17, 20 et 23 juin dernier.

Ainsi, avant que la Constitution ait été discutée, l'Assemblée pratique les règles du régime constitutionnel : elle salue de ses regrets les ministres congédiés ; elle établit la responsabilité, des nouveaux ministres ; elle leur en dit la gravité. Elle englobe dans cette responsabilité les Conseils de Sa Majesté, quelque état, quelque rang qu'ils puissent avoir, et tout le monde a compris ce qu'elle voulait dire. En rappelant, pour les confirmer, ses votes de juin, elle signifie qu'elle ne reculera point.

Ce même jour, 13 juillet, à Paris, s'accomplit une révolution municipale. Le 12 au soir, un certain nombre d'Électeurs s'étaient rendus à l'Hôtel de Ville et avaient ordonné pour le lendemain matin la convocation des soixante districts. Le 13, à cinq heures, le tocsin sonne dans toutes les églises. Les citoyens affluent dès six heures à l'Hôtel de Ville, et remplissent bientôt les escaliers, la Cour et les salles ; ils réclament des armes et des munitions et affirment que la Ville a un arsenal caché. Les Électeurs répondent qu'ils l'ignorent et que seul le Prévôt des marchands peut le savoir. Le Prévôt, Flesselles, arrive et se place parmi les Électeurs. Le procureur du Roi, Éthis de Corny, calme la foule, fait décider que tons les citoyens rassemblés à l'Hôtel de Ville se retireront dans leurs districts ; qu'il sera établi un Comité permanent, correspondant avec les districts ; que chaque district fournira 200 citoyens en état de porter les armes : que ces contingents seront réunis en corps de milice parisienne, pour veiller à la sûreté publique sous le contrôle du Comité permanent. Le Comité, nommé par l'Assemblée des Électeurs, se compose : d'une part, du Prévôt des marchands Flesselles, du procureur du Roi et de la Ville, de Gorny, de quatre échevins, du greffier en chef, de deux conseillers de ville et d'un quartenier ; d'autre part, de treize Électeurs, parmi lesquels Moreau de Saint-Méry, président des Électeurs, le marquis de la Salle, l'abbé Fauchet, Quatremère, Bancal des Issarts. Le soir, on ajouta encore dix Électeurs : Dusaulx, de l'Académie française, Delavigne, Duveyrier, l'abbé Bertolio et d'autres. Les Électeurs des districts formaient donc la majorité, et l'élément nouveau, juxtaposé au Bureau de la ville, était le plus fort.

Le Comité craignait, des troubles graves. Il savait qu'il y avait à Paris nombre d'ouvriers saris travail et sans pain, prêts à saisir l'occasion pour piller, comme à la fin d'avril, au moment du sac des magasins de Réveillon, au faubourg Saint-Antoine. Il dressa donc le plan de milice parisienne : chacun des 60 districts devait fournir, non plus 200, mais 800 hommes. Cette milice fut organisée, en partie du moins, le soir même, et les officiers furent élus par le Comité, qui mit à leur tête le marquis de la Salle. De concert avec les gardes françaises, elle fit respecter les propriétés dans la nuit du 13 au 14 juillet. Les maisons avaient été illuminées jusqu'au premier étage, sur la recommandation du Comité ; des patrouilles circulaient sans cesse, désarmant les malfaiteurs, les arrêtant, pendant ceux qu'elles surprenaient en flagrant délit ; point de rixes, un ordre parfait, au grand contentement des bourgeois, et surtout des étrangers et des ambassadeurs, qui admirèrent cette tenue de la ville, en publièrent l'éloge, et en firent part à leurs gouvernements. Les membres de la compagnie des Arquebusiers, qui vinrent à six heures du soir offrir leurs services au Comité permanent, maintinrent la tranquillité du côté des îles Saint-Louis et Louvier, et gardèrent l'hôtel de Bretonvilliers, que l'on disait menacé.

Durant toute cette journée du 13, un grand nombre de citoyens se présentent à l'Hôtel de Ville, demandant avec instance des armes et des munitions. Flesselles en promet, use de subterfuges et de moyens dilatoires. Entre cinq et six heures arrivent de la manufacture de Charleville plusieurs caisses étiquetées artillerie ; le Comité permanent les fait transporter dans les caves de l'Hôtel de Ville ; mais, quand on les ouvre, on ne trouve que du vieux linge. Les spectateurs, les députés des districts, vite informés, crient à la trahison, et ce que l'on tente pour arrêter cette impression funeste ne fait que l'augmenter et la porter par degrés aux effets les plus terribles. Le Comité permanent indique au peuple les Chartreux et l'Arsenal, où il pense qu'il y a des fusils et des cartouches. Deux délégués se rendent aux Invalides ; ils exposent à Besenval que des armes sont nécessaires pour pourvoir à la sécurité de la ville. Besenval attend, dit-il, des ordres de Versailles, et les prie, de revenir le lendemain. Durant toute la nuit, le peuple afflue à l'Hôtel de Ville. On y avait amené 3.000 livres de salpêtre, 5.000 de poudre, et autant de potasse, qui étaient sur le point d'être expédiées de l'Arsenal, par la Seine, à Rouen. La poudre, en trente-cinq barils, fut déposée dans une salle basse de l'Hôtel de Ville, et placée sous la surveillance d'un Électeur, l'abbé Lefebvre, qui, au péril de sa vie, en empêcha le pillage, et en fit toute la nuit la distribution.

A partir de deux heures du matin, se succèdent alertes et fausses alarmes. On disait que Royal-Allemand et Royal-Croate attaquaient la place du Trône et le faubourg Saint-Antoine, que des troupes de Saint-Denis étaient arrivées jusqu'à La Chapelle. A sept heures, le Comité permanent envoie le procureur du Roi, Enns de Corny, aux Invalides réclamer les fusils promis la veille. A travers la foule sa voiture a peine à se frayer un chemin. Le gouverneur, de Sombreuil, répond qu'il attend d'un moment à l'autre le retour d'un courrier expédié à Versailles, et proteste de son attachement et de sa déférence pour l'Hôtel de Ville et les citoyens de Paris. Le procureur et la foule consentaient à attendre ; litais une voix crie que les préparatifs hostiles qui environnaient la capitale ne permettaient pas le moindre délai... Alors la foule se précipite dans les fossés, envahit la cour, fouille tout l'Hôtel, désarme les sentinelles, attelle plusieurs canons, fait main basse sur 32.000 fusils cachés dans les caves et dont les Invalides n'avaient pas eu le temps d'enlever les baguettes. Et, pendant que le peuple s'armait, les troupes nationales sympathisaient de plus en plus avec lui. Besenval et les généraux n'intervinrent pas. D'ailleurs, Versailles n'envoyait pas d'ordres : le maréchal de Broglie ne répondait pas aux instances les plus pressantes.

Le peuple continue à chercher des armes. D'abord, sur les indications de Flesselles, il court au couvent des Chartreux, proche du Luxembourg ; il fouille la maison, il emmène tout tremblants à l'Hôtel de Ville le prieur et le procureur général des Chartreux, qui jurent qu'ils n'ont point d'armes chez eux, ce qui oblige le Prévôt à reconnaître qu'il a été trompé et, à révoquer ses ordres, aux murmures des assistants. Ensuite on se porte à la Bastille : la veille, on avait appris que, dans la nuit du 12 au 13, de grandes quantités de poudre avaient été enlevées de l'Arsenal par les Suisses, et introduites à la Bastille. La foule des ouvriers, des clercs de la Basoche y va, comme elle est allée aux Invalides, à l'Arsenal, chez les Chartreux, pour chercher des fusils et des munitions. Si elle attaqua la Bastille, ce fut par une circonstance toute fortuite, et cette attaque non préméditée se fit sans plan ni direction.

La Bastille, forteresse et prison d'État, dominait de sa triasse sombre et de ses huit grosses tours la rue et le faubourg Saint-Antoine. Elle était entourée de tossés larges et profonds. Par la porte, rue Saint-Antoine, on pénétrait dans la cour avancée, puis, par un pont-levis — le pont-levis de l'avancée — jeté sur un fossé, dans une seconde, la cour du Gouvernement ou cour de l'orme. Au fond de celte cour, un pont de pierre, suivi d'un pont-levis sur un fossé large de 30 mètres, enfin les portes de la forteresse. Le gouverneur, de Launay, commandait une garnison composée de 80 Invalides et de 30 Suisses du régiment de Salis-Samade. Avait-il prévu l'attaque ? En tout cas il avait oublié l'essentiel : il n'avait de vivres que pour deux jours.

Pour tenir en respect les Parisiens, de Launay fait pointer ses canons sur la rue Saint-Antoine et le faubourg. La foule s'émeut et fait prévenir l'Hôtel de Ville. Le Comité permanent envoie vers onze heures deux députés à de Launay ; le gouverneur les reçoit de la meilleure grâce du monde, consent à retirer ses canons, et invite les députés à déjeuner. La foule, qui a pénétré facilement dans la première cour non défendue, et qui grossit sans cesse, ne voyant pas revenir les députés, croit que, tout en faisant retirer les canons, de Launay prépare en réalité une trahison contre les mandataires de la Ville, et s'échauffe de plus en plus. Le Comité, qui ne- connaît pas les nouvelles dispositions prises par de Launay, envoie un nouveau député. Thuriot de la Rozière, avec mission de sommer le gouverneur de changer la direction de ses canons. Thuriot trouve les deux députés à table avec de Launay. Le gouverneur le fait monter en haut des tours, et Thuriot constate que les canons sont retirés en arrière. De Launay aperçoit des masses profondes de peuple autour de la Bastille ; il s'inquiète, mais il promet de ne pas tirer, si on nu l'attaque pas.

La Bastille n'était pas complètement isolée : une boutique de parfumeur était adossée au chemin de ronde ; ce chemin conduisait sur le toit du petit corps de garde, qui dominait la deuxième cour. Deux citoyens, Tournay et Bonnemère, passent par la boutique et par le chemin de ronde, montent sur le toit du corps de garde, à droite et en avant du pont-levis de l'avancée, sautent de là dans la cour du Gouvernement, et brisent les chaînes du pont-levis, qui retombe avec fracas. La foule envahit la cour et arrive au pont de pierre. De Launay commande alors de faire feu. Le peuple croit que c'est le gouverneur qui a fait abaisser le pont-levis pour l'emprisonner tans la cour du Gouvernement et l'y fusiller. Il crie à la trahison. On porte les blessés à l'Hôtel de Ville : tout le inonde est convaincu de la trahison du gouverneur. Le combat continue à la Bastille. il est une heure.

Le Comité permanent envoie une nouvelle députation, la troisième, conduite par Delavigne, Électeur, pour demander à de Launay de recevoir dans la place les troupes de la milice parisienne, qui la garderont avec la garnison ; malgré tous ses efforts, Delavigne ne peut arriver jusqu'à la Bastille ni faire comprendre ses signaux. Une quatrième députation sort de l'Hôtel de Ville, conduite par Éthis de Corny, procureur du Roi ; elle porte le drapeau blanc ; en tête bat le tambour des gardes françaises. De la plate-forme de la Bastille les assiégés voient le signal et arborent un drapeau blanc. La députation pénètre dans la cour du Gouvernement ; le feu cesse ; sur le conseil de Corny, la foule commence à se retirer ; tout à coup, aux pieds mêmes des députés, trois personnes sont tuées et plusieurs autres blessées par la fusillade qui recommence du haut des tours. Le peuple se croit trahi par les députés eux-mêmes ; il les accuse ; Corny réussit pourtant à rétablir le calme. Mais la fausse nouvelle de la trahison du gouverneur a été portée à l'Hôtel de Ville. Elle y a provoqué une explosion de fureur. Des citoyens et 300 soldats du régiment des gardes françaises marchent sur la Bastille, disant sur leur chemin qu'ils vont en faire le siège. Il est trois heures.

Les gardes françaises, sous la conduite de Hulin, sous-officier, et d'Élie, officier du régiment de la Reine-Infanterie, amenaient quatre canons pris le matin aux Invalides. Ils pénètrent dans la cour du Gouvernement ; mais le chemin du pont de pierre est barré par des voitures de paille que les assiégeants y ont placées et, incendiées pour que la fumée empêchât les Invalides et les Suisses de viser. Sous la fusillade, Élie, aidé du mercier Réol, déplace les voitures, et le passage est libre. Aussitôt Hulin et les gardes françaises traînent deux canons et les mettent en batterie, en face du pont-levis et de l'entrée de la forteresse. Les portes vont être brisées, lorsque de Launay écrit ce billet : Nous avons vingt milliers de poudre ; nous ferons sauter le quartier et la garnison si vous n'acceptez pas la capitulation. Il est cinq heures. L'officier suisse, Louis de Flue, passe le papier par les fentes ménagées dans la porte du pont-levis : mais le fossé le sépare des assiégeants. On jette une planche ; un homme s'y avance ; frappé d'une balle, il tombe dans le fossé ; un autre, Maillard, atteint le papier et le rapporte à Élie. Élie et les officiers des gardes suisses acceptent la capitula-Lion ; mais le peuple crie : Bas les ponts ! Pas de capitulation ! Alors les ponts sont abaissés. La foule se précipite dans la cour intérieure, saisit de Launay, le major Delosme et les officiers, entoure les soldats de la garnison, met la Bastille à sac, ouvre les prisons et rend la liberté aux sept prisonniers qu'elle trouve.

Alors s'assouvit la vengeance populaire. Ce fut le premier exemple de ces massacres et de ces fureurs que l'on reverra à chaque journée révolutionnaire et après chaque victoire réactionnaire, jusqu'à la Terreur blanche de 1815. Par les quais jusqu'à l'Hôtel de Ville, de Launay est traîné, insulté, frappé. Il est massacré sur la place de Grève ; le cuisinier Desnot, qui a reçu de de Launay un coup de pied dans le ventre, détache à coups de canif la tête du gouverneur et la met au bout d'une pique. Flesselles, que le peuple accusait de trahison, est assassiné à son tour, au moment où il sort de l'Hôtel de Ville. La foule se porte au Palais-Royal ; elle y promène, fixées à des piques, les têtes de de Launay et de Flesselles. Les gens paisibles se retirèrent pour n'être pas les témoins de ces scènes sauvages.

Dans la bataille, les assiégeants — ouvriers du faubourg Saint-Antoine, clercs de la Basoche, gardes françaises, — avaient beaucoup souffert : 98 hommes furent tués ou moururent de leurs blessures ; 73 furent blessés. Les assiégés, qui tiraient du haut des tours, perdirent peu de monde. L'action avait été très vive dès une heure et de trois à cinq heures. La prise de la Bastille était surtout une victoire du peuple, où l'Hôtel de Ville n'était à peu près pour rien. Cette victoire a enivré le peuple de Paris. A l'Hôtel de Ville se succèdent les députations envoyées par les districts à l'Assemblée des Électeurs et au Comité permanent. Chaque Électeur, sur le tréteau qui lui sert de pupitre, est, dit Bailly, à la fois juge, magistrat, général, ministre, souverain. Mais le peuple vainqueur demeure inquiet. Il passe la nuit dans l'angoisse : les ennemis sont, dit-on, aux portes de Paris ; on veille, on illumine toutes les fenêtres des premiers étages ; les patrouilles, doublées et même triplées, circulent, dans les rues toujours dépavées et barricadées ; le tocsin sonne et le canon tonne. Cependant Paris n'a rien à craindre : les troupes se replient sur Versailles, gardant le pont de Sèvres et les routes qui conduisent au Château.

La nouvelle de la révolution parisienne parvint le soir à l'Assemblée, qui s'était réunie, pour la deuxième fois eu cette journée, à cinq heures. Mais on ne connaissait pas encore la fin. Le vicomte de Noailles, qui arrivait de Paris, raconta seulement la prise de l'Hôtel des Invalides et le siège de la Bastille. On résolut d'envoyer une députation au Roi pour réclamer encore une fois l'éloignement des troupes, et pour lui parler avec cette énergique vérité d'autant plus nécessaire que tous ceux qui l'entouraient conspiraient à le tromper. Le Roi répondit évasivement. A une seconde députation, présidée par l'archevêque de Paris, il dit seulement : Vous déchirez de plus en plus mon cœur par le récit que vous me faites des malheurs de Paris. Il n'est pas possible de croire que les ordres que j'ai donnés aux troupes en soient la cause. Je n'ai rien à changer à la réponse que je vous ai déjà faite.

Cette réponse nébuleuse, raconte Mirabeau, fut loin de nous rassurer. Nous résolûmes de prolonger notre séance toute la nuit, soit pour nous présenter à nos ennemis dans nos fonctions sacrées, comme autrefois le Sénat romain aux Gaulois, soit pour être toujours à portée de tenter un dernier effort auprès du Trône et de secourir la Capitale. Rien ne peut exprimer l'anxiété de notre situation : inquiets sur notre sort, parce qu'à notre sûreté personnelle était lié le salut de la France et qu'on ne pouvait toucher un cheveu de nos têtes sans ébranler les fondements de l'État, angoissés sur les événements de la Capitale, sur les convulsions des provinces, sur les horreurs de la famine prête à consumer ce que la guerre civile aurait épargné, à peine pouvions-nous suffire au sentiment de tant de maux....

Ce fut tard dans la soirée que l'on apprit à Versailles la prise de la Bastille. Le Roi la sut en même temps, sans doute par l'Assemblée[2].

La Cour n'avait pas abandonné ses projets : dans la nuit du 14 au 15, deux régiments allemands, casernés à l'Orangerie, reçurent la visite du comte d'Artois et de la duchesse de Polignac, qui leur apportèrent des cadeaux et les firent boire. C'était une de ces bravades qu'aimait la Cour. Dans sa séance du 15 au matin, l'Assemblée décida de s'en plaindre au Roi, et Mirabeau, s'adressant aux députés, leur suggéra leur discours :

Dites-lui que les hordes étrangères dont nous sommes investis ont reçu hier la visite des princes, des princesses, des favoris, des favorites, et leurs caresses et leurs exhortations et leurs présents ; dites-lui que toute la nuit ces satellites étrangers, gorgés d'or et de vin, ont prédit dans leurs chants impies l'asservissement de la France, et que leurs vœux brutaux invoquaient la destruction de l'Assemblée nationale ; dites-lui que dans son palais même les courtisans ont mêlé leurs danses au son de cette musique barbare, et que telle fut l'avant-scène de la Saint-Barthélemy.

La députation allait sortir quand le duc de Liancourt annonça le Roi. L'Assemblée parut joyeuse ; mais un des prélats libéraux, l'évêque de Chartres, de Lubersac, modéra cette allégresse. Qu'un morne respect, dit-il, soit le premier accueil fait au monarque dans un moment de douleur. Le silence du peuple est la leçon des Rois. Le Roi entra, sans cérémonial, accompagné seulement de ses frères. Il pria l'Assemblée de l'aider à rétablir l'ordre ; il annonça qu'il avait ordonné aux troupes de s'éloigner de Paris et de Versailles. L'Assemblée, qui aimait le Roi et qui ne demandait qu'à imputer tous les torts à ses conseillers, l'applaudit avec chaleur. Mais Bailly, dans sa réponse, renouvela la déclaration de l'Assemblée du 13 juillet ; il rappela que le renvoi des ministres chers à la Nation était la principale cause des troubles ; il demanda de nouveau que l'Assemblée pût correspondre avec le Roi, sans l'intermédiaire d'un ministre. Louis XVI l'accorda aussitôt, puis retourna à pied au Château, suivi d'une grande partie des députés, acclamé par la foule joyeuse.

Cependant ni le Roi ni la Cour n'acceptaient les faits accomplis. Dans la nuit du 15 au 16 juillet, le Roi, Marie-Antoinette et le comte d'Artois pensèrent à fuir vers Metz pour s'y mettre sous la protection des troupes. Mais, au Conseil qui se tint à six heures du matin, le maréchal de Broglie et Monsieur s'opposèrent à ce projet. Oui, nous pouvons aller à Metz, disait le maréchal ; mais que ferons-nous quand nous y serons ? — Plus tard, en 1792, le Roi regrettera cette occasion perdue. J'ai manqué le moment, dira-t-il, et depuis, je ne l'ai pas retrouvé. J'ai été abandonné de tout le monde. — Résigné à rester, le Roi n'avait plus qu'à rappeler Necker. Il copia la minute de la lettre de rappel préparée par Monsieur. Alors la Cour prit peur, et l'émigration commença. Le comte d'Artois, les princes de Condé, de Conti, de Lambesc, le maréchal de Broglie. Barentin, Breteuil, les Polignac et leur famille, beaucoup d'autres nobles, attachés à la Cour, Mme de Brionne, Mme de Marsan, les Rohan, tous les Broglie, le maréchal de Castries, un grand nombre d'officiers, beaucoup d'évêques., de parlementaires, partirent dans la nuit du 16 au 17. Les rentiers, au contraire, furent satisfaits du 14 juillet ; la Bourse le salua par une vive reprise des cours.

Paris, vainqueur de la Cour, reçut d'abord les remerciements de l'Assemblée qu'il venait de sauver. Une députation solennelle de l'Assemblée, composée de 88 membres, s'y rendit le 15, pour dissiper toute crainte : il n'y avait plus de vivres que pour trois jours ; le maréchal de Broglie venait d'arrêter quatre convois destinés aux Parisiens ; les boutiques étaient fermées ; les ouvriers avaient quitté leurs ateliers pour garder la ville et manquaient de pain. La députation fut accueillie avec enthousiasme. Une foule immense dans les rues, dit Bailly, toutes les fenêtres garnies, beaucoup d'ordre, et partout un empressement naïf et franc, partout des acclamations et des bénédictions sur notre passage, des larmes, des cris : Vive la Nation ! Vive le Roi ! Vivent les Députés ! Les Électeurs, à l'Hôtel de Ville, nommèrent par acclamation Bailly maire de Paris, et la Fayette, commandant général de la milice parisienne. Un Te Deum fut chanté à Notre-Dame.

Le 17, après le rappel de Necker, que Paris avait réclamé à grands cris pendant la journée du 15, le Roi alla à Paris. Il savait qu'il s'exposait à de grands dangers, tout au moins à être retenu on otage. Le matin il fit ses dévotions et remit au comte de Provence les pleins pouvoirs de lieutenant général du royaume. Il se mit en route, accompagné seulement de quelques grands officiers et de quelques gardes du corps ; la garde nationale de Versailles le suivit jusqu'au Point-du-Jour. Au milieu de ces citoyens en armes, sa voiture allait au pas : il était prisonnier de son peuple. A trois heures il arriva à l'entrée de Paris : il y était, attendu par les Électeurs et les membres du corps municipal. Bailly et Delavigne le saluèrent. Bailly, en lui remettant les clefs de la ville, rappela le souvenir d'Henri IV : Il avait reconquis son peuple, dit-il ; ici, le peuple a reconquis son Roi. Puis le cortège se remit en marche par le quai de la Conférence, la place Louis IV, la rue Saint-Honoré et les quais.

Le chemin, dit Bailly, était bordé des deux côtés par une haie de garde nationale armée de fusils, d'épées, de lances, de faux, de bâtons : on y voyait des femmes, des moines, des capucins, le fusil sur l'épaule !... Personne ne sortait des rangs ni ne dépassait la haie, quoiqu'il y eût derrière une foule immense de spectateurs. Les airs retentissaient d'une acclamation continuelle : Vive la Nation ! Vive le Roi ! Vivent MM. Bailly, la Fayette, les Députés, les Électeurs ! — et ces cris étaient mêlés au son de la trompette, de la musique guerrière, et au bruit de l'artillerie dans tous les lieux où les canons étaient placés.

Les cris de : Vive le Roi ! furent peu nourris : le peuple restait en défiance. Enfin, après avoir passé lentement devant son peuple en armes, le Roi arriva à l'Hôtel de Ville, à la porte duquel se détachait un transparent avec ces mots : Louis XVI, Père des Français et Roi d'un peuple libre. Bailly présenta au Roi une cocarde aux couleurs rouges et bleues de la Ville, en lui disant : Sire, Votre Majesté veut-elle bien accepter le signe distinctif des Français ? Le Roi prit la cocarde et la mit à son chapeau. Puis il monta l'escalier de l'Hôtel de Ville sous une voûte d'épées, au milieu d'une foule prodigieuse ; dans la grande salle où l'attendaient les Électeurs et un grand nombre de citoyens, il prit place sur le trône préparé pour lui, entouré de quatorze Électeurs chargés de lui servir de garde. Harangué par Moreau de Saint-Méry, Éthis de Corny et Lally-Tollendal, il répondit :

Messieurs, je suis très satisfait ; j'approuve l'établissement de la garde bourgeoise ; mais la meilleure manière de nie prouver votre attachement est de rétablir la tranquillité et de remettre entre les mains de la justice ordinaire les malfaiteurs qui seront arrêtés. Monsieur Bailly, instruisez l'Assemblée de mes intentions. Je suis bien aise que vous soyez Maire et que M. de la Fayette soit commandant général.

Puis, très ému, prié d'adresser quelques paroles à la nombreuse assemblée qui se pressait dans la salle, il dit : Vous pouvez toujours compter sur mon amour. Appelé par la foule réunie sur la place de l'Hôtel-de-Ville, il parut à une fenêtre, la cocarde au chapeau, et pendant, un quart d'heure ce furent des transports inouïs d'enthousiasme.

Le retour se fit comme l'aller, très lentement, au milieu d'une double haie de gardes nationales en armes ; mais les acclamations furent plus vives et plus nombreuses : le peuple avait repris confiance. Le Roi fut conduit par une garde bourgeoise à son palais de Versailles, et ainsi — écrit l'Américain Jefferson, témoin oculaire — finit une amende honorable telle qu'aucun souverain n'en avait jamais faite, ni aucun peuple jamais reçue. Le 17 juillet, l'Assemblée accueillit les hommages du Parlement de Paris, de la Chambre des Comptes, de la Cour des Aides. L'Université y joignit les siens le 31 juillet. Ainsi était reconnue la souveraineté de l'Assemblée.

Mais dans ces journées révolutionnaires une nouvelle puissance s'était manifestée, celle du peuple de Paris, puissance anonyme, redoutable. Or, ce peuple, après sa victoire, demeurait anxieux, hanté par des soupçons et des terreurs. Il résolut de se venger de ceux qui lui avaient causé une si grande frayeur. Foulon, qui avait été adjoint au ministère de la Guerre, dans le ministère du 12 juillet, fut, le 22, découvert par une bande de patriotes, à Viry, où il se trouvait, amené à pied à l'Hôtel de Ville, et maltraité pendant la route. Il l'ut réclamé le lendemain 23 juillet, vers midi, par une foule qui demandait qu'il fût jugé tout de suite et pendu. Le maire Bailly, Osselin, Duveyrier et plusieurs autres Électeurs essayèrent de remontrer que Foulon devait être jugé suivant les formes. On leur répondit que Foulon avait voulu vexer le peuple, qu'il avait dit qu'il lui ferait manger de l'herbe ; qu'il avait voulu faire faire la banqueroute ; qu'il était dans le projet ; qu'il avait accaparé les blés, et elle demandait qu'il fut jugé immédiatement et puni de mort. La Fayette survint, parla longuement, à plusieurs reprises. et ses paroles semblèrent faire impression ; mais — il y avait des bourgeois mêlés à la foule — un particulier bien vêtu cria : Qu'est-il besoin de jugement pour un homme jugé depuis trente ans ? Du faubourg Saint-Antoine et du Palais-Royal arriva une bande qui envahit la grande salle ; Foulon fut enlevé de la chaise ou il était assis, devant le bureau du président Moreau de Saint-Méry. La Fayette ordonna : Qu'on le conduise en prison ! Mais Foulon fut entraîné sur la place et pendu à la lanterne en face de l'Hôtel de Ville.

A ce moment on amenait en cabriolet le gendre de Foulon, Bertier, intendant de Paris. On l'accusait d'avoir fait couper les blés en vert. Il vit avec horreur la tête de Foulon au bout d'une pique, la bouche remplie de foin. A l'Hôtel de Ville, Bailly l'interrogea. La foule envahit la salle. L'Assemblée des Électeurs se hâta d'ordonner tout de suite que Bertier fût conduit à la prison de l'Abbaye-Saint-Germain : c'était l'unique moyen de le sauver. Mais, sur le perron de l'Hôtel de Ville, il fut enlevé à ses gardes et massacré. On lui arracha le cœur, qui fut jeté sur le bureau de l'Assemblée des Électeurs.

Ces horreurs déshonoraient la victoire du peuple. Sur la proposition de Lally-Tollendal, l'Assemblée nationale rappela les Français au respect des lois. L'Assemblée et la municipalité prirent des mesures pour rétablir l'ordre. Les six bataillons de gardes françaises, sans officiers, et beaucoup de soldats qui avaient quitté leurs corps et vivaient sans solde, sans chefs, sans discipline, étaient prêts aux mauvais coups. Bailly, la Fayette et Alexandre Lameth établirent sur-le-champ un plan d'organisation de la force publique de Paris, où ces soldats seraient employés ; l'Assemblée des Électeurs l'approuva et chargea Mathieu Dumas de le réaliser. D'autre part, l'Assemblée créa, le 28 juillet. à la demande d'Adrien du Port, un Comité des recherches, chargé de la sûreté publique et de la surveillance des contre-révolutionnaires, afin d'apaiser les soupçons et les inquiétudes de la foule, et de substituer l'action légale à l'action populaire, inique et brutale. Composé de douze membres, parmi lesquels du Port, la Rochefoucauld, Lubersac, Tronchet, Fréteau, ce Comité contribua à l'apaisement ; il allait jouer un rôle de première importance dans l'histoire de l'Assemblée constituante.

Cependant le pouvoir exécutif reprit quelque force après le retour de Necker. Le ministre adoré, vaniteux, avide de popularité, vint à Paris se faire acclamer à l'Hôtel de Ville. Comme la foule du faubourg Saint-Antoine et du Palais-Royal voulait traiter le général Besenval, arrêté à Brie-Comte-Robert et amené à Paris, avec la même rigueur que Foulon et Bertier, il la harangua et réussit à sauver Besenval ; il obtint de l'Assemblée des Électeurs un arrêté où elle déclarait, au nom de la capitale, qu'elle pardonnait à tous ses ennemis. L'arrêté était illégal, car l'Assemblée des Électeurs, formée pour élire les députés du Tiers de Paris aux États généraux, n'était pas une municipalité, et ne pouvait s'ériger en tribunal. Les soixante districts protestèrent, et l'affaire fut portée devant l'Assemblée nationale. Mais celle-ci approuva l'arrêté et plaça Besenval sous la sauvegarde de la loi.

D'ailleurs, à ce moment même, le mandat des Électeurs prenait fin. Les soixante districts avaient procédé à des élections. Cent vingt-deux membres de la Commune furent élus le 25 juillet ; soixante et un autres leur furent adjoints le 5 août. Sur les cent vingt-deux représentants de la Commune, se trouvaient soixante et un Électeurs d'avril réélus ; parmi eux, Moreau de Saint-Méry, qui avait présidé l'Assemblée des Électeurs, Dusaulx, de l'Académie française, le botaniste Thouin, de Vauvilliers, professeur au Collège de France, l'archéologue Quatremère de Quincy, de Joly, avocat, le futur ministre de la Justice avant le 10 août 1792, Léonard Bourdon, chef d'institution, le journaliste Brissot de Warville, rédacteur du Patriote français, Bailly, qui resta maire de Paris. C'était l'élite de la bourgeoisie intellectuelle et commerçante de Paris. Les élections avaient été faites par le suffrage censitaire, comme celles de l'Assemblée des Électeurs ; c'est pourquoi cette première Commune fut bourgeoise. Elle répugnait à l'égalité parfaite des droits, elle voulait maintenir l'ordre clans la liberté. Elle allait entrer en conflits fréquents avec les districts de Paris, de plus en plus pénétrés d'esprit démocratique.

 

II. — LA RÉVOLUTION DANS LES VILLES.

LA révolution parisienne eut son contre-coup dans les villes et les campagnes.

Les grandes villes avaient été déjà violemment agitées par la nouvelle du renvoi de Necker. A Lyon, une révolution municipale était sur le point d'éclater, la municipalité, conduite par Imbert-Colomès, étant suspecte aux patriotes. Un Comité, composé de commissaires des trois ordres, se forma le 17 juillet, alors qu'on ignorait encore les événements de Paris ; il rédigea une protestation contre les menaces de coup d'État. Les Lyonnais déclaraient que les ministres actuels et les conseils de Sa Majesté, de quelque rang, état ou fonction qu'ils pussent être, étaient personnellement responsables de tous les malheurs présents et à venir. Ils acceptaient de payer les impôts déjà consentis par l'Assemblée et ceux qui le seraient encore ; mais, disaient-ils, si, contre toute probabilité, l'Assemblée nationale venait à être dissoute ou dispersée par la force, la perception des impôts cessera le jour même qu'ils seraient informés de sa dissolution ; ils prenaient sous leur sauvegarde tous les membres de l'Assemblée nationale. De pareilles protestations s'élevèrent dans d'autres villes. La victoire de Paris mit toutes les municipalités en mouvement.

Depuis Louis XIV les villes avaient achevé de perdre le peu qui leur restait d'indépendance. Il n'y avait plus d'élections municipales, à moins que les villes ne rachetassent au Roi le droit d'élire leurs officiers en lui remboursant le prix des offices créés[3]. Les petites villes, trop pauvres pour racheter les offices royaux, avaient, en 1789, des maires titulaires et permanents, propriétaires de leurs charges. Dans beaucoup de grandes villes, qui avaient racheté, un système électoral fonctionnait ; mais aux élections ne participait, en général, qu'un tout petit nombre d'habitants, 32, par exemple, à Morlaix ; et ce corps si restreint était tenu d'élire le maire et les échevins parmi un très petit nombre de notables, anciens échevins, gentilshommes, officiers, gros négociants, etc. Ailleurs le corps électoral était nombreux. A Nantes fonctionnait le suffrage universel pour tous les habitants de plus de vingt-cinq ans, mais l'exercice du droit d'élection était restreint par les listes d'éligibles. A Lyon, les corps et communautés votaient, mais par un suffrage à deux degrés ; ils choisissaient les notables, et ceux-ci les échevins. Le maire était, en général, choisi par le Roi dans une liste de trois noms présentée par les notables. Une oligarchie administrait les villes, sans aucune indépendance, d'ailleurs, sous la tutelle rigoureuse des intendants et des subdélégués.

A partir de juillet 1789, les villes voulurent s'administrer librement, redevenir de véritables communes : c'était le nom révolutionnaire qu'avaient pris les représentants du Tiers aux États généraux, en souvenir des libertés perdues. La prise de la Bastille, la cherté des vivres, le manque de subsistances ou même la seule appréhension de la disette, la peur des aristocrates et des brigands réels ou imaginaires, firent éclater dans la plupart des villes des mouvements révolutionnaires. La foule incendia les bureaux d'octrois, pilla les maisons des riches, des magistrats municipaux et même des représentants du Roi. La bourgeoisie fut aux prises avec deux dangers : la réaction aristocratique et monarchique, le brigandage et l'anarchie. Elle s'arma, maintint en respect les aristocrates, rétablit l'ordre, et s'efforça d'endiguer le torrent populaire ; elle fut secondée parfois par des représentants des deux autres ordres qui, par libéralisme, et plus encore sans doute par peur de l'anarchie, se joignirent à elle.

La révolution municipale se fit sous des formes très diverses.

A Lyon, les comités des représentants des trois ordres s'unissent, le 16 juillet, à la municipalité ou consulat, dont le chef, Imbert-Colomès, admet cette adjonction, parce qu'il sent le consulat impuissant contre les émeutes populaires. Les membres du Clergé et de la Noblesse déclarent faire cause commune avec le Tiers et avec l'Assemblée nationale. Le lendemain se forme un comité permanent, composé de commissaires des trois ordres, qui devra se concerter avec le consulat sur toutes les mesures à prendre. De même à Amiens, le 6 août : à la suite d'une émeute provoquée par la question des subsistances, des représentants du Clergé, de la Noblesse et du Tiers État se joignent à la municipalité pour constituer un comité permanent.

A Bordeaux, les quatre-vingt-dix électeurs de l'assemblée du Tiers État qui avaient contribué à élire les députés aux États généraux, sur l'invitation pressante des délégués des paroisses de la ville, dirigés par le riche négociant Fonfrède, se réunissent aux officiers municipaux, afin de pourvoir aux mesures urgentes. — A Dijon, le 17 juillet, à la nouvelle de la prise de la Bastille, l'assemblée générale des habitants, formée des députés de toutes les corporations et communautés de la ville, acclame l'institution d'un comité municipal, adjoint au corps de ville ; cc comité est constitué par le moyen d'une élection à deux degrés faite surtout par des avocats, des notaires et des hommes de loi. — Il en est exactement de même à Beaune, à Nuits, à Châtillon, dans toutes les villes de Bourgogne.

A Rouen, le corps municipal et le corps électoral se fondent en un seul, à la suite d'émeutes suscitées par la disette et accompagnées de pillages les 12 et 13 juillet. — A Nantes, violemment agitée depuis quelque temps déjà par la disette et la cherté des denrées, exaltée par les nouvelles de Paris. le peuple se soulève et veut s'emparer du château ; le maire et les municipaux n'ont plus aucune autorité ; ils font appel aux officiers de la vieille milice, qui est sans force. Un comité est formé ; il se compose de trente et un membres municipaux et bourgeois, choisis par la municipalité : Richard de la Pervenchère, maire ; Meslé, échevin ; Claude Lory et Chiron, officiers de la milice bourgeoise ; le médecin Laënnec. A Montpellier, à peu près comme à Nantes, sur l'initiative de Cambon père, une assemblée générale de la commune élit des commissaires qui vont se joindre à la municipalité.

Ainsi, dans toutes ces villes, la municipalité, nommée par le Roi, est secondée, sinon su plantée' par des élus, qui sont ou bien les électeurs du Tiers aux États généraux, ou bien les élus du peuple, avocats, notaires, médecins, négociants, fabricants, anciens officiers. C'est la fusion du présent et du passé : ainsi se prépare la transition à une organisation nouvelle.

Dans certaines villes, telles que Vernon, en Normandie, l'ancienne municipalité disparut complètement, à la suite d'émeutes provoquées par le manque de grains ; un comité provisoire, composé de bourgeois, fut institué. Mais dans d'autres filles, comme Fougères, Castres, Valenciennes, les anciennes municipalités restèrent en place, sans changement, sans adjonction de bourgeois élus. Ce lurent de rares exceptions.

Les villes s'emparèrent de l'autorité, s'affranchirent des représentants du Roi. Les intendants étaient sans force depuis la fin de 1788 ; l'intendant de Bretagne, Bertrand de Moleville, avait déjà quitté son poste ; d'autres, comme Caumartin, intendant de Franche-Comté, partirent au moment de l'explosion générale. Les commandants militaires n'avaient pas assez de troupes ; leurs régiments étaient morcelés en une quantité de petits détachements préposés à la garde des marchés et à la surveillance des arrivages de grains par terre et par eau. Et puis, les troupes se révoltaient un peu partout et passaient du côté du peuple, à Valence, à Besançon, à Cassel, etc. Pour éviter les défections, les commandants étaient contraints de prendre la cocarde nationale, comme fit celui de Brest, d'Hector ; refusaient-ils de la porter, ils étaient insultés et menacés par le peuple, comme furent le commandant en chef de Gouvernet, à Dijon, et le commandant de la place de Lille. Restaient les parlements et les tribunaux ; mais, sans force militaire, que pouvaient-ils ? Soutenues par l'opinion publique, les municipalités nouvelles faisaient main basse sur tous les pouvoirs, notamment sur les attributions de la grande police et des subsistances, qui avaient été exercées jusque-là concurremment par les magistrats et les intendants : il en fut ainsi dans toutes les villes de parlement, excepté à Grenoble, où la commission intermédiaire des états provinciaux, élue révolutionnairement par les trois ordres à Vizille en 1788, attirait à elle toute l'autorité.

En même temps les villes s'armèrent. Beaucoup possédaient déjà une milice bourgeoise ; mais cette petite troupe, rarement réunie, ne comptait plus. Il fallut créer des gardes bourgeoises, sur le modèle de celle de Paris, pour assurer l'exécution des ordres des comités permanents. Souvent même les officiers de ces milices faisaient partie des comités. Les enrôlements volontaires de citoyens se firent vite et spontanément. On avait donc des hommes, niais point d'armes. On s'en procura comme on put. En plus d'une ville, les arsenaux et les dépôts furent vidés ou même pillés, comme les Invalides l'avaient été à Paris : à Bordeaux, le 29 juillet, la garde bourgeoise alla prendre au Château Trompette des armes que le commandant en chef, comte de Fumel, ne pouvant résister, lui abandonna. En l'absence de régiments au complet et d'une maréchaussée suffisante, les gardes urbaines furent, en juillet 1789, la seule force capable de maintenir l'ordre.

L'ancien régime se dissout. Chaque ville devient un centre autonome, avec son comité permanent et sa garde nationale. Régime anarchique, semble-t-il ; mais c'est précisément pour échapper à l'anarchie que toute la France se municipalise et prend les armes. Cet éparpillement de forces s'atténuera d'ailleurs très vite. La nécessité, sentie par tous, de lutter contre l'ancien régime, portera tous ces organismes nouveaux, grands et petits, à s'agglomérer d'abord en groupements régionaux. Chaque grande ville agit déjà comme un centre d'attraction à l'égard de ses voisines, qui viennent spontanément se ranger auprès d'elle. Les villes bretonnes entretiennent entre elles, comme elles l'avaient déjà fait en 1788, une correspondance suivie, et se groupent autour de Rennes. Celles du pays nantais — Paimbœuf, Savenay, Bourg neuf, Clisson — s'allient à Nantes, et dès le mois de juillet lui envoient des députés pour lui offrir leurs cœurs et leurs bras. Dans le Rouergue, à Millau, en Franche-Comté, aux Pyrénées, partout, c'est une entente, une confédération des villes, devant le danger commun.

Les comités et les municipalités eurent, à ce moment, de redoutables devoirs à remplir. Les émeutes, que provoquait surtout la disette, furent fréquentes ; elles étaient souvent accompagnées de pillages et de meurtres. Les villes, comme Nantes, achetaient du blé, qu'elles vendaient à perte, afin de calmer le peuple. Mais parfois elles résistaient aux exigences de la foule. Ainsi, le 23 juillet, à Chartres, les échevins refusèrent de taxer le pain de neuf livres à vingt-quatre sols : il s'ensuivit une émeute, au cours de laquelle huit hommes furent tués. A Troyes, le maire, Huez, fut massacré. A Rouen, comme à Chartres, éclatèrent deux émeutes de la faim, en juillet, puis en août ; la garde bourgeoise fit feu et tua plusieurs des mutins ; d'autres, par jugements prévôtaux des maréchaussées, furent pendus. Ainsi la bourgeoisie réprimait avec la plus grande rigueur les attentats aux personnes et aux propriétés. En somme, elle assuma le pouvoir, à un moment où toutes les autorités étaient en pleine désagrégation, réprima, comme elle put, les désordres et les pillages, protégea les riches et les aristocrates, sur qui la foule se ruait, les croyant receleurs de grains et d'armes, et sauva la France de l'anarchie où elle était près de se dissoudre.

 

III. — LA RÉVOLUTION DANS LES CAMPAGNES.

LES paysans, accablés par les impôts, de plus en plus vexés par  leurs seigneurs ou les intendants de ceux-ci, prétendaient racheter les droits seigneuriaux, ou même ne plus les payer du tout. Ce qu'ils avaient demandé d'abord dans leurs Cahiers, c'était l'affranchissement de leurs personnes et de leurs terres. Les bourgeois de l'Assemblée, que préoccupaient par-dessus tout la Constitution et la Déclaration des Droits, différaient la liquidation du régime seigneurial : beaucoup d'entre eux possédaient des terres nobles, et ils avaient stipulé, en Dauphiné par exemple, le maintien de leurs droits féodaux, légitimés par une longue possession. Une formidable révolution agraire leur rappela des réalités qu'ils semblaient oublier.

L'effervescence générale, l'énervement des esprits disposait les campagnes à accepter les nouvelles les plus invraisemblables. Cette crédulité engendra une panique, la plus terrible qu'on eût jamais vue. Ce fut la Grande peur. Elle ébranla si violemment les campagnes qu'elle y est restée longtemps le souvenir le plus vivace qu'elles aient gardé de la Révolution : 1789 fut pour elles l'année de la peur, l'annado de la paour comme l'on disait dans le Midi. Dans toutes les provinces se répandit la nouvelle que des brigands armés arrivaient, pillant tout, incendiant les maisons, brûlant les blés en vert ; on les avait vus, ils allaient venir. Un nuage de poussière soulevé sur la route par le courrier, la rencontre d'une personne inconnue, le coup de fusil d'un chasseur, tout faisait croire aux brigands. Aussitôt le tocsin sonnait ; les femmes et les enfants fuyaient, affolés ; les hommes s'armaient de fusils, de faux, de bâtons et quand ils arrivaient au lieu indiqué, ils trouvaient les villages déserts, l'épouvante dans les esprits, mais point de pillards. Ainsi, à Paris, le 27 juillet, le bruit se répand que des bandes de brigands s'avancent du côté de Montmorency ; la garde nationale accourt avec des canons, pendant que le tocsin sonne dans soixante paroisses. Mais tout est tranquille. Comme les miliciens ne veulent pas s'être dérangés pour rien, ils se livrent au plaisir, nouveau pour eux, de la chasse. Les coups de fusil qui retentissent de tous côtés font croire à une bataille ; aussitôt le tocsin redouble ; la cavalerie court toute la nuit sur les routes. Au jour seulement on se rassure.

Des événements semblables se produisirent dans tout le royaume. Partout les Français ont peur des brigands. Petit à petit, ces brigands que l'on annonce se transforment dans leur esprit : ce sont les ennemis de la Révolution et du royaume. A Uzerche, en Limousin, le 30 juillet. vers quatre heures du matin, parvient la nouvelle que le comte d'Artois accourt de Bordeaux avec une armée de seize mille hommes, pour dissoudre l'Assemblée nationale et rétablir le Roi dans tous ses pouvoirs, et qu'ils massacrent tout ce qui résiste ; la ville envoie des courriers à Brive et à Tulle. Dans l'Est, on craint les Allemands ; dans le Dauphiné, les Savoyards ; dans l'Ouest, les Anglais ; le bruit court d'une attaque du port de Brest ; malgré les assurances que donna au Roi l'ambassadeur d'Angleterre, Dorset, on y crut jusque dans le Midi. Les brigands, ce sont donc, dans l'imagination populaire, les aristocrates qui veulent rétablir l'ancien régime, et c'est aussi l'Étranger, qu'elle soupçonne de vouloir profiter des troubles de la France pour la démembrer. Ainsi s'accuse dès le début, jusque chez les populations des campagnes, le double caractère de la Révolution : elle sera à la fois une lutte violente contre les aristocrates et une lutte à mort contre l'Étranger.

Partie sans doute de Paris et de l'Île-de-France, à la suite de la prise de la Bastille, de pillages de moissons et d'émeutes aux marchés, la peur se répand dans toutes les directions. Elle se propage par des courriers qui prétendent avoir vu les brigands, et qui, affolés, sèment la panique sur leur passage. Elle s'avance plus ou moins vite, suivant l'état des routes, circule rapidement dans les plaines, chemine plus lentement dans les vallées resserrées, s'écarte des régions montagneuses ou n'y pénètre que plus tard. Ce n'est point une commotion électrique, comme le crurent des contemporains, c'est une marche relativement lente.

De l'Ile-de-France, elle gagne, vers le nord, la Picardie, l'Artois et la Flandre, du 21 au 29 juillet. Elle est à Douai et à Lille le 24, et à Maubeuge le 27. — Vers l'ouest, elle arrive dans le Maine le 22 juillet, puis à Nogent-le-Rotrou, à la Ferté-Bernard, au Mans ; elle atteint la Normandie et la Bretagne. Le 28, elle est dans l'Angoumois ; le 29, à Limoges et dans le Périgord ; le 30, à Sainte-Foy-la-Grande ; le même jour, à cinq heures du soir, à Clermont-Ferrand ; le 31, à Ambert ; le 1er août à Brioude. Elle arrive dans la plaine toulousaine le 2 août, à Saint-Girons dans la nuit, du 2 au 3 août, à Mazéres et à Saverdun les 3 et 4 août, et à Pamiers le 4. — Vers l'est, des plaines de la Brie elle gagne le Soissonnais, où elle parvient le 26, et la Bourgogne ; puis, d'une part, la Franche-Comté, l'Alsace — elle est le 25 à Massevaux et Guebwiller, et dans le Sundgau : d'autre part, le Bugey et la Savoie ; de là, le Dauphiné : elle est, le 27 juillet, à Bourgoin, à Grenoble : le 28, à Romans ; le 29, à dix heures du soir, à Vais ; le 31, à Nîmes ; de là elle gagne, d'un côté, la Provence et, de l'autre, va rejoindre le courant de l'ouest qui s'est porté jusqu'aux Pyrénées.

Ce fut un phénomène de dépression nerveuse et de contagion, touchant à la folie, et qu'aucune machination d'un groupe politique, si puissant fût-il, n'aurait été capable de provoquer. Les explosions furent spontanées, dans certaines régions ; outre les brûlements de chartriers, il y eut des incendies et des pillages de châteaux, des attaques contre les personnes une véritable guerre sociale, surtout en Alsace, en Franche-Comté, en Bourgogne, et aussi vers le sud-est.. dans le Viennois : non que ces pays fussent plus durement opprimés que les antres par les seigneurs, — la Bretagne et l'Auvergne étaient à un bien plus haut, point demeurées féodales, — mais, sans doute, parce que l'esprit des campagnards, petits propriétaires, y était plus démocratique, et les nobles et les ecclésiastiques plus détestés. Dans la hante-Alsace, dès le 25 juillet, les campagnes se soulèvent contre les seigneurs, ecclésiastiques surtout, plus riches qu'ailleurs, et aussi contre les juifs, créanciers à des taux usuraires de la plupart des communautés rurales. Les ecclésiastiques se réfugient à Colmar et à Belfort ; les juifs, par centaines, affluent à Bâle. Dans la région de Mâcon, du 27 au 30 juillet, les paysans s'attaquent aux châteaux et aussi aux presbytères, et brûlent les terriers.

Le Dauphiné — et plus précisément la région du Viennois — offre un exemple frappant des origines et des caractères de la Grande peur. D'abord, ce furent des alarmes dans les villes, à la suite du renvoi de Necker ; on parlait de l'arrivée prochaine de brigands qui pillaient la Franche-Comté et la Bresse, et d'une invasion de Savoyards. Le 25 juillet, les habitants d'Aoste disaient qu'il y avait un attroupement du côté de Lagnien, en Bugey, qui brûlait des tas de blé dans les champs et les granges ; que divers grands seigneurs et autres et M. le comte d'Artois avaient passé en Piémont et qu'il était à craindre qu'ils ne formassent des partis pour venir les inquiéter en France. Ils organisèrent une milice, pour se défendre en cas de danger, et illuminèrent les rues, pour ne pas titre surpris la nuit. Le 27, ils apprennent par un receveur des fermes de Morestel que la ville de Lagnieu a été pillée. La nouvelle parvient au Pont-de-Beauvoisin, un jour de marché, au milieu d'une grande affluence de peuple ensuite aux Abrets. village situé à un nœud de routes : de là elle se répand dans tout le Dauphiné. L'alarme revient à Morestel, entre trois et quatre heures. On croit à l'arrivée des troupes de Savoie. Les habitants se mettent en défense. Aoste aussi s'arme. sous le commandement du châtelain : par la pluie d'un violent orage, au son du tocsin. les paysans du voisinage descendent à la ville, où bientôt ils se trouvent plus de cinq mille ; aucun ennemi n'ayant paru. la municipalité les renvoie. en leur faisant, jurer de revenir au premier signal ; los habitants d'Aoste passent la nuit sur le qui-vive.

La panique suivit la route de Lyon, passa par la Tour-du-Pin et atteignit Bourguin. Le maire demanda des troupes, des armes et des munitions aux municipalités de Lyon, de Grenoble et de Vienne. Il faut, écrivait-il à celle de Grenoble, se tenir en garde quand la patrie est en danger. On s'attendait à voir arriver une armée de dix à vingt mille Savoyards. A l'appel du tocsin, les paysans de la vallée et de la montagne, sans prendre le temps de manger, à demi vêtus, armés de fusils, de faux ou de bidons, se sont mis en route, conduits par leurs curés, leurs consuls et des notables : il pleut à verse. A huit heures, ils commencent d'arriver à Bourgoin, on les officiers municipaux les logent, et leur distribuent du pain et du vin ; il en arriva jusqu'à dix heures du soir.

Brusquement, vers onze heures, la panique cessa et la municipalité voulut renvoyer les villageois, leur disant que les mauvaises nouvelles étaient fausses. Mais alors ils crièrent à la trahison. Mécontents de s'être dérangés pour rien, quelques-uns disaient : Ce sont les seigneurs qui veulent nous faire saccager. Ils déclarèrent au curé que, puisqu'ils n'avaient pas trouvé d'ennemis, ils iraient visiter les nobles et les curés qui soutenaient les nobles.

Le lendemain, vers six heures du matin, le sous-lieutenant de la maréchaussée ayant essayé de les faire partir, ils le menacèrent, puis le forcèrent à les suivre. sur la route de Lyon, derrière le tambour de ville qui battait le rappel. Ils tiraient des coups de fusil en l'air. Ils envahirent les châteaux, de Domarin à Vaulx, puis de la Verpillière et de la Tour-du-Pin ; brisèrent les meubles, emportèrent tout l'argent, le linge, les armes et les rampes d'escalier ; ils burent tout leur saoul dans les caves, ils fouillèrent les archives. La plupart ne savaient pas lire ; à la Tour-du-Pin, ils forcèrent un notaire à leur lire à haute voix, sur la place, les titres et papiers qu'ils avaient pris. Dans le pillage, ils mettaient un certain ordre ; ils marchaient en colonne, au son du tambour et des fifres.

Les autorités n'osaient pas faire tirer sur les pillards trop nombreux. La garde nationale de Grenoble, requise par le Comité permanent, alla jusqu'à Moirans, mais refusa de pousser plus loin. Le petit peuple de la ville prenait fait et cause pour les paysans. C'était une guerre de classes. Déjà les riches de Grenoble émigraient. Le parlement et la Commission intermédiaire des États restaient impuissants. Les maires de Vienne et de Bourgoin furent obligés de rendre la liberté aux pillards qui avaient été emprisonnés, en leur recommandant de se comporter à l'avenir en bons et honnêtes citoyens,ce qu'ils nous ont promis, disent-ils, avec serment.

Le calme ne se rétablit que peu à peu, lorsque les autorités furent en force, et que fut connu, le 7 août, l'arrêté qui abolissait le régime féodal. Alors la Commission intermédiaire et le parlement firent arrêter nombre de pillards. A la fin du mois d'août, il y avait 103 prisonniers à Vienne, d'autres à Grenoble, à Valence et à Lyon. Quelques-uns furent pendus, pour l'exemple.

Dans toute la France la peur passa, laissant après elle les chartriers pillés, les droits seigneuriaux abolis en fait, les campagnes hostiles aux châteaux, souvent même aux villes. Partout des comités permanents et des milices furent constitués : ainsi le désordre ou la crainte même du désordre créait. un commencement d'organisation, qui allait aboutir aux fédérations.

L'Assemblée nationale, effrayée de ce grand mouvement, l'attribua aux entreprises des ennemis de la Nation. Le 18 août, le président, Clermont-Tonnerre, écrivait à la Commission intermédiaire du Dauphiné :

Les circonstances qui ont accompagné les désordres qui agitent le royaume entier et votre province en particulier, dans le même jour et par des moyens semblables, paraissent caractériser une marche générale, un plan suivi, un complot commun ; il est essentiel que tous les renseignements qui peuvent mettre sur la voie de ces machinations soient promptement réunis.

L'Assemblée disait encore, dans son décret du 10 août :

... Les ennemis de la Nation, ayant perdu l'espoir d'empêcher par la violence du despotisme, la régénération publique et l'établissement de la liberté, paraissent avoir conçu le projet criminel de revenir au même but, par la voie du désordre et de l'anarchie... ils ont, à la même époque, et presque le même jour, fait semer de fausses alarmes dans les différentes provinces du royaume... ces hommes ont porté l'audace jusqu'à répandre de faux ordres et même de faux édits du Roi, qui ont armé une portion de la Nation contre l'autre....

Or, il n'y eut certainement pas de plan concerté : la peur mit quinze jours à parcourir la France : aucune trace non plus de faux édits du Roi. La Grande peur fut un phénomène spontané, produit par des causes diverses : la crainte de mourir de faim, la crainte de l'ancien régime et la crainte de l'Étranger, et une effervescence des esprits voisine de la folie. Quoi qu'il en soit, après les pillages de châteaux et de greniers à sel, les incendies des bureaux des fermes générales et, des barrières des villes, les émeutes des marchés et les taxations du pain, l'ancien régime se trouvait, abattu, et l'Assemblée n'avait plus qu'a reconnaître le fait accompli.

 

 

 



[1] Camille Desmoulins a exagéré son propre rôle au 12 juillet. Il n'a pas arboré le premier la cocarde (voir A. Chuquet, Camille Desmoulins en juillet 1789, dans les Comptes rendus de l'Acad. des Sciences morales, 25 juin 1910).

[2] Il ne semble pas exact qu'il l'ait apprise dans la nuit par le duc de Liancourt. Le duc ne réveilla pas le Roi à deux heures pour la lui annoncer, mais sans doute il s'en entretint avec lui à son lever et lui dit alors : Sire, ce n'est pas une émeute, mais une révolution.

[3] Voir Histoire de France, t. IX, I.