HISTOIRE DE FRANCE CONTEMPORAINE

 

LIVRE PREMIER. — LA RÉVOLUTION DE 1789.

CHAPITRE PREMIER. — LA RÉVOLUTION PACIFIQUE.

 

 

I. — LE ROI ET LES ÉTATS GÉNÉRAUX.

AU moment où, après une interruption de cent soixante-quinze ans, vont se réunir les États généraux, le roi de France est toujours, en droit, le monarque absolu, en qui réside la souveraineté sans contrôle et sans partage. Son royaume a vingt-cinq millions d'âmes, — autant que l'Allemagne morcelée, et deux fois plus que l'Angleterre. Il parait le souverain le plus puissant de l'Europe occidentale et centrale.

Louis XVI vit à Versailles, dans le décor solennel dessiné par son aïeul Louis XIV, loin du grand et turbulent Paris, loin de son peuple. Le cérémonial est moins rigoureux que sous Louis XIV, car il gène Louis XVI, simple dans ses goûts et passionné pour la chasse et pour la serrurerie ; il déplaît même à la reine : Marie-Antoinette préfère, aux cérémonies d'apparat, les petites fêtes intimes dans son gracieux hameau du Petit Trianon. L'étiquette pourtant subsiste ; elle maintient le prestige royal et, assigne à chacun sa fonction et son rang. Le grand maître des cérémonies est le gardien des règles impérieuses et minutieuses qui président à la vie de Cour.

Le Roi est entouré de trois maisons : Maison civile, Maison ecclésiastique, Maison militaire. Souvent les principales charges sont partagées entre plusieurs titulaires qui les exercent seulement un trimestre.

Les nobles de la plus haute lignée ont toujours rivalisé pour obtenir les charges de la Maison civile. Un prince du sang, Condé, est grand maitre de la Maison ; le duc de Bouillon, grand chambellan. Le duc de Richelieu, le maréchal duc de Duras, le duc de Villequier, le duc de Fleury, sont premiers gentilshommes de la Chambre : le duc de Liancourt, grand'maître de la garde-robe ; le prince de Lambesc, grand écuyer ; le duc de Penthièvre, grand veneur ; le marquis de Sourches, grand prévôt, est chargé de la surveillance et de la juridiction sur toutes les personnes de la Maison. A côté des titulaires se tiennent souvent les successeurs en expectative, qui possèdent les charges en survivance. Au-dessous de ces hauts personnages, richement appointés et pensionnés, se placent les secrétaires de la Chambre et du Cabinet, les lecteurs et les écrivains du Cabinet, les médecins du Roi. Enfin, la nuée des petits domestiques, attachés aux services de bouche, de garde-robe, des écuries, et multipliés comme à plaisir.

La Maison ecclésiastique, la Chapelle, est dirigée par le grand aumônier, qui est, en 1789, l'évêque de Metz, de Montmorency-Laval ; elle comprend : le premier aumônier, évêque de Senlis ; l'aumônier ordinaire ; le confesseur ; huit aumôniers par quartier, servant deux par deux trois mois de l'année ; huit chapelains, également par quartier. La Chapelle du Roi exerce une partie du gouvernement de l'Église parle grand aumônier et le confesseur, qui interviennent dans les nominations aux évêchés et aux abbayes royales.

La Maison militaire se compose de corps d'élite privilégiés, chargés de garder le Roi et de maintenir l'ordre à Versailles et à Paris : les gardes du corps, les gardes suisses et les gardes françaises.

Les gardes du corps — 1.288 hommes — sont répartis en quatre compagnies, qui, tenant garnison à Beauvais, Amiens, Troyes et Châlons-sur-Marne, viennent prendre le service, à tour de rôle, dans les antichambres et les appartements du château. Les capitaines appartiennent aux plus grandes familles ; ils ont le grade de généraux : ce sont le duc d'Ayen, le prince de Poix, le duc de Villeroy et le prince de Luxembourg. Les simples officiers sont de petite noblesse, attachés, de génération en génération, à la personne sacrée du Roi.

Les gardes suisses sont un régiment de 2.248 hommes, habillés de rouge relevé de bleu. Casernés à Rueil, à Courbevoie et à Paris, ils sont sous la main du Roi. Deux compagnies assurent le service d'ordre à Versailles, au dehors du château. Recrutés dans les cantons suisses, — allemands et français —, ce sont de loyaux et braves soldats, assez rudes dans le service, ne comprenant guère le caractère français, par suite peu aimés du peuple parisien, frondeur et bon enfant. La solde est bonne, mais la discipline très dure ; les officiers la maintiennent avec une rigueur toute prussienne ; ils ont le privilège de rendre eux-mêmes la justice dans leur régiment.

Enfin le régiment des gardes françaises — 3.642 soldats — est un des plus beaux régiments de France ; la taille des hommes est d'au moins cinq pieds quatre pouces. Préposé, avec les Suisses, il la garde de Versailles et surtout à celle de Paris, caserné à Paris, en rapports constants avec les bourgeois, — les soldats et les caporaux étant autorisés à exercer des métiers en ville, — il est aimé, choyé par les Parisiens. Lorsque le régiment défile, portant fièrement l'habit bleu, relevé de rouge, déployant ses drapeaux bleus semés de fleurs de lis d'or et barrés d'une croix blanche, le peuple de Paris le regarde et l'admire. Les officiers appartiennent à la haute noblesse. Le colonel est le duc du Châtelet. Le service dans ce régiment privilégié peut conduire les officiers au grade d'officier général, en exemptant de toutes les sollicitations et recommandations qui sont d'usage à la Cour pour l'obtention des hauts grades. Les bas officiers et les soldats sont meilleurs que ceux des autres régiments ; beaucoup de sergents sont instruits et capables de faire d'excellents officiers : plusieurs sont réservés aux plus hautes destinées : Hoche, Lefebvre, Friant.

La Maison du Roi venait d'être réduite. Les ministres de la Guerre réformateurs et économes, qui s'étaient succédé depuis le comte de Saint-Germain, l'avaient diminuée peu à peu, par économie surtout, parfois même par hostilité contre les corps d'officiers privilégiés et bien en Cour qui n'allaient jamais aux frontières. La Maison du Roi avait perdu ses mousquetaires et ses gendarmes, de glorieuse mémoire, et les Cent-Suisses venaient d'être licenciés en 1788 ; des offices nombreux et coûteux avaient été supprimés.

Les troupes de la Maison du Roi sont casernées, pour la plus grande partie, à Paris et aux environs. A Versailles, pour le service normal, il n'y a de permanentes qu'une compagnie de gardes du corps et, cieux compagnies de gardes suisses, environ un millier de soldats. Le Roi et la Cour sont mal défendus.

Après la Maison du Roi, celles de la reine, du dauphin, du comte de Provence et du comte d'Artois, frères du Roi, des princes et des princesses de la famille royale, toutes organisées sur le modèle de la première, avec leurs gentilshommes, leur chapelle, leurs gardes, l'innombrable suite de domestiques de tout ordre et de tout rang. La reine a pour chef du Conseil et surintendante la princesse de Lamballe, la princesse de Chimay pour dame d'honneur, la comtesse d'Ossun pour dame d'atours, et seize dames du Palais, tirées de la plus haute noblesse. Sa chapelle est exactement réglée comme celle du Roi. Elle a un lecteur et deux lectrices, un bibliothécaire et un secrétaire du Cabinet. Toutes les charges dans les Maisons des princes, comme dans la Maison du Roi, sont occupées par des nobles de grande famille.

Cette Cour, avec ses 6.000 charges civiles et ses 9.000 charges militaires, forme une véritable ville peuplée de 15.000 personnes environ.

D'après le registre des dépenses de 1789, la Maison du Roi et celle de la reine coûtent à elles seules 24 264.000 livres. Mais dans cet état les dépenses de la Maison militaire — plus de 6 millions ne sont pas comprises, ni les sommes données aux princes et aux grandes familles de la Cour. La dépense fixe, sans les grosses sommes données aux grands personnages, monte à 30 millions par an, somme qui vaudrait aujourd'hui peut-être trois fois plus : c'est le seizième des revenus de l'État[1].

La Maison du Roi, d'après le registre des dépenses, absorbe plus de 19 millions sur 24, et, si l'on ajoute la Maison militaire, plus de 25 millions.

Les bâtiments du Roi coûtent plus de 3 millions par an ; les écuries, 3 millions et demi ; le garde-meuble, 1.179.000 livres ; les menus plaisirs, 1.355.000 ; la dépense des tables, 1.480.000 ; la vénerie, plus d'un million ; la chambre, 501.000 livres ; la garde-robe, 248.000 livres ; la Faculté — les médecins du Roi —, 134.000 ; la chapelle, 85.000. L'éducation et service de Mgr le dauphin coûte 756.000 livres ; le service des Enfants de France, 606000. Les tantes du Roi reçoivent : Mme Adélaïde, 810.000 livres ; Mme Victoire, 798.000 ; Mme Élisabeth, 489.000 ; sans compter leur dépense commune, qui est de 717.000 livres. La Maison militaire, quoique réduite, coûte très cher : les gardes du corps, 2.132.000 livres ; les gardes suisses, environ 2 millions ; les gardes françaises, 2.200.000, autant, dit le maréchal de camp Guibert, que huit régiments d'infanterie.

La Maison de la reine coûte, en 1789, 4.648.224 livres. Le comptant de la reine — tout ce que son trésorier paie par de simples ordonnances de comptant sur la cassette de la reine — coûte 304.000 livres ; la dépense des tables, 1.318.000 livres ; les écuries, 1.393.000 ; la garde-robe, 233.000 ; la chambre, 418.000 : la Faculté, 45.000 ; la chapelle, 13.500. Les charges sont moins nombreuses que dans la Maison du Roi, et, à deux exceptions près, beaucoup moins rétribuées. La surintendante de la Maison, la princesse de Lamballe, reçoit 150.000 livres ; une dame d'honneur, 41.458 ; le surintendant des finances de la Maison, 16.000 : le premier écuyer, 29.800 ; M. le duc de Polignac, qui n'a cette charge qu'en survivance, touche pourtant 80.000 livres.

Les appointements des hautes charges sont très élevés : le directeur général des Bâtiments reçoit 64.500 livres ; le grand prévôt, 41.550 ; le grand maitre de la garde-robe du Roi, 35.565 ; le grand veneur, 25.200, le grand chambellan, 18 600 ; le premier médecin, 34.300 ; le grand aumônier, 8.400 ; le premier aumônier, 10.200 ; le confesseur du Roi, 12.854. Le grand maitre des cérémonies n'a que 6.000 livres. Les hautes charges militaires sont magnifiquement rétribuées : le colonel des gardes françaises reçoit 68.000 livres. Encore plus brillante est la condition des personnages chargés de l'éducation des princes : le gouverneur du dauphin reçoit 240.000 livres, et le sous-gouverneur, 40.000 ; la gouvernante des Enfants de France, 45.600 livres, le grand écuyer, 250.000 livres et le premier écuyer, 34.800 ; le grand maitre des tables, 139.800 ; le premier maitre d'hôtel, 135.000. A cela s'ajoutent les pensions, attribuées à tous les serviteurs, anciens et présents, du Roi et de sa famille, et inscrits sur le Livre rouge, tenu soigneusement secret ; puis les gratifications incessantes, accordées aux mêmes personnes, sur de simples ordonnances de comptant, signées du Roi, et secrètes aussi. Les Polignac reçoivent 700.000 livres par an ; les Noailles, 2 millions.

Les voyages de la Cour sont ruineux. Quand elle se déplace pour deux ou trois mois, c'est 15.000 à 16.000 personnes qu'il faut nourrir et loger ; la dépense est de 6 millions[2].

Les courtisans, nobles, ecclésiastiques, sollicitent à tout moment, pour eux ou pour leurs familles, un régiment, un évêché du une abbaye, des pensions et des faveurs ; ils sont la clientèle du Roi. La monarchie, à son tour, dépend de ses serviteurs. Ceux-ci voient surtout en elle un soutien de leurs privilèges, une dispensatrice de dignités et de belles charges, une Providence toujours secourable. Aussi le Roi croit-il pouvoir compter sur ses nobles, surtout sur les nobles de Cour, répandus dans l'armée et dans l'Église. Ils semblent faire la force de la Royauté. Mais l'asservissement auquel ils se sont condamnés depuis Louis XIV leur laissera-t-il assez de ressort et de volonté pour défendre la monarchie ?

En réalité, la force de la monarchie n'est qu'apparente. Le Roi, dont l'autorité a été peu à peu minée par les magistrats des Parlements et par les privilégiés eux-mêmes, ne commande plus en souverain absolu par ses intendants et ses chefs militaires ; ses représentants, abaissés et parfois humiliés par les parlementaires et les nobles, par les États provinciaux et les Assemblées provinciales, ont perdu tout leur prestige ; même l'intendant de Bretagne, Bertrand de Moleville, écœuré, a abandonné son poste.

Au centre du gouvernement lui-même, c'est, surtout depuis 1787, l'indécision, ou les coups de force, suivis de reculades. Les ministres sont profondément divisés : d'un côté, les réformateurs, avec Necker ; de l'autre, les partisans du despotisme, avec Barentin. Necker a fait triompher en partie le Tiers État, en obtenant du Roi, de la reine et de la majorité de ses collègues que cet ordre, envoyât aux États généraux autant de députés à lui seul que le Clergé et la Noblesse réunis. Au printemps de 1789, Necker est toujours secondé par les ministres Montmorin, Saint-Priest et de la Luzerne ; il est de plus en plus contrecarré par le garde des Sceaux Barentin, par le secrétaire d'État Laurent de Villedeuil, et il a contre lui, outre les princes du sang, d'Artois et Condé, qui l'attaquent ouvertement, la reine, si influente dans les Conseils, et qui, par peur du Tiers État, passe du côté des privilégiés. Ballotté entre les partis contraires, le Roi reste de plus en plus irrésolu, incapable de concevoir et de suivre un plan de gouvernement.

Il est faible, et il l'ignore. L'armée n'est déjà plus un instrument sûr et fidèle entre ses mains. Forte de 180.000 hommes environ, presque tout entière concentrée en temps normal sur les frontières de terre et de mer, surtout en Flandre et en Artois, en Champagne, en Lorraine et en Alsace, presque complètement absente des provinces de l'intérieur[3], elle est depuis quelque temps déjà morcelée en petits détachements de 700, 500, 100, 50 et même 25 hommes, et dispersée à travers tout le royaume, jusque dans les petites villes et les bourgs, pour maintenir l'ordre, profondément troublé partout, et assurer l'approvisionnement des marchés de grains, au milieu de la disette. Trop éloignée et trop dispersée, elle se trouve incapable d'agir rapidement à Paris et à Versailles. Au moment du danger, le Roi aura beaucoup de difficulté à réunir plus de 10.000 hommes.

En outre, l'armée est, moralement transformée. Les officiers, presque tous nobles, ont, dans la crise ouverte en 1787, refusé de marcher contre les parlementaires, nobles, eux aussi, révoltés à Rennes, à Metz et à Grenoble. Ils ne maintiennent qu'avec répugnance l'ordre public partout où ils sont envoyés, et répugnent à verser le sang du peuple. Ils sacrifient délibérément le service du Roi à leurs idées d'honneur. à leurs intérêts de caste. à leurs sentiments d'humanité, développés par la philosophie. Beaucoup d'officiers sont mécontents des réformes continuelles et souvent contradictoires, qui, depuis Choiseul et surtout depuis le comte de Saint-Germain et le maréchal de Ségur, ont bouleversé l'armée. Ceux qui, naguère officiers de la Maison du Roi, ont été remerciés de leurs services, par suite d'une diminution et d'une extinction graduelle des offices de la Maison, se sont retirés dans leurs provinces, la rage au cœur.

Les soldats sont exaspérés par la nouvelle discipline prussienne et les coups de plat de sabre, prescrits par le Conseil de la Guerre nouvellement institué auprès du ministère, et qui ne conviennent qu'à des automates, non à des Français. L'indiscipline gagne les régiments : comme les jeunes officiers, les soldats discutent les ordres, délibèrent sur les affaires publiques, sont prêts à la désertion ou à la révolte. Des signes de mécontentement apparaissent jusque dans les corps d'élite : les gardes françaises deviennent hostiles à leurs officiers grands seigneurs, qui, passant leur temps à la toilette et au boudoir, ne les connaissent point et leur imposent une discipline très dure. Le gouvernement n'ignore point cette transformation. Avant la réunion des États généraux, répondant d'avance à ceux des privilégiés qui conseillent une répression militaire, Necker avertit le Roi. Sire, lui dit-il, je crains qu'on ne vous trompe sur les dispositions de votre armée. La correspondance des provinces nous fait croire qu'elle ne marchera pas contre les États généraux : ne la faites donc pas approcher de Versailles. Le sentiment national a pénétré déjà dans l'armée royale. Sous l'influence de l'esprit nouveau et sous la pression des circonstances, l'armée commence à se dissoudre, comme les classes sociales et les ordres privilégiés.

En même temps, partout dans le royaume les troubles augmentent. Le peuple ne peut plus manger à sa faim, au prix où est monté le pain, quatorze sous les quatre livres à Paris — ce qui ferait environ trente sous de notre monnaie — et davantage encore dans le Midi[4]. Dans une telle crise économique et sociale, qui rompt partout les liens d'obéissance et les habitudes d'ordre, le Roi reste tout à fait impuissant. Son armée, souvent même ses ministres et ses représentants de tout ordre sont travaillés par l'esprit de liberté qui partout fermente. Il semble n'avoir plus en mains les armes nécessaires pour défendre son pouvoir absolu.

 

En face du Roi, de droit divin, les États généraux, représentants élus de la Nation. Onze cent cinquante-cinq députés des trois ordres, dont, environ six cents du Tiers État, vont se réunir, ils sont convoqués à Versailles, près de la Cour, non pas à cause des chasses et des plaisirs du Roi, mais pour la commodité du gouvernement, et afin d'éviter les dépenses énormes qu'entraînerait un transfert de la Cour, si les États devaient siéger ailleurs. Vainement avait-on allégué la crainte du voisinage de Paris. Un mémoire officiel, du 25 août 1788, avait répondu à ces objections : Ce serait s'abuser, disait-il, que de croire que l'éloignement du lieu de l'Assemblée diminuera considérablement l'agitation des esprits.

La Nation tout entière est, en effet, animée par un profond esprit réformateur : mais c'est un esprit modéré. qui ne se laisse pas entraîner par des idées abstraites et qui s'attache à conserver les bases de l'État et de la société. Avec une frappante unanimité les trois ordres réclament, dans leurs Cahiers de doléances, une Constitution sur le modèle des constitutions anglaise et américaine, et par là même l'abolition du despotisme ; faute de Constitution, les États devront refuser au Roi le vote de l'impôt.

Mais, unanimes dans leur lutte contre le despotisme, les trois ordres se séparent, dès qu'il s'agit des privilèges. Deux grands partis s'organisent, aux États généraux, comme dans la Nation : le parti des privilèges et celui des réformes. Le parti des privilèges a t'ait, dans ses Cahiers, quelques concessions à l'esprit réformateur, réclamé une Constitution et consenti l'égalité fiscale ; mais, dès le mois de mai, il semble se raviser. Il deviendra de plus en plus intransigeant. Le parti des réformes apporte aux États un programme complet, très net sur les principes ; sans entrer dans les voies et moyens, qu'il a la sagesse de ne pas encore déterminer, il fixe hardiment le but à atteindre : la liberté et l'égalité des droits.

Le parti des privilèges comprend presque tous les privilégiés des États généraux, la presque totalité des évêques et des gros bénéficiers ecclésiastiques — une centaine de membres —, et la grande majorité de la Noblesse — environ deux cents — : en tout 300 députés.

Le parti réformateur comprend les 600 membres du Tiers État, deux cents curés, roturiers et démocrates, et quatre-vingt-dix nobles libéraux. Sans doute, ces clercs et ces nobles vont faire partie des chambres du Clergé et de la Noblesse ; mais, par leurs idées, leurs sentiments et leurs intérêts, ils sont déjà en dehors de leur ordre. Les classes sociales, les antiques ordres du royaume sont dissociés. Avant la bataille le parti réformateur a désagrégé l'armée de l'adversaire.

Le parti des privilégiés arrive avec l'espoir de maintenir ses privilèges, et d'abord la division des États en trois chambres séparées, délibérant et votant à part, laquelle semble assurer d'avance la victoire au Clergé et à la Noblesse. Au fond, il n'a pas de programme positif ; il ne pense qu'à arrêter le Tiers État dans sa marche ambitieuse, et qu'à repousser le vote par tête, que le Tiers, suivant les mandats de ses électeurs, va réclamer énergiquement. Il ne forme pas un parti fortement constitué. On peut dire qu'il n'a pas de chefs ; il possède seulement quelques représentants illustres, qui, n'exprimant que des opinions individuelles, ne sauraient lui donner la cohésion nécessaire. Au reste, il va être divisé en deux chambres, qui ne suivront pas tout à fait la même Lactique.

Parmi la Noblesse, ceux qui la défendront contre toutes les attaques n'occupent pas toujours les situations sociales les plus importantes. Un parlementaire, d'Esprémesnil, un petit noble du Midi, Cazalez, seront les représentants les plus remarquables de leur ordre.

D'Esprémesnil est le type de ces nobles de robe qui, par leur résistance énergique au gouvernement, ont inconsciemment affaibli et discrédité la monarchie et l'Ancien régime. Son opposition farouche au ministère, en 1787, lui avait valu une immense popularité ; mais il n'avait combattu que pour les intérêts d'un corps, non pour les libertés de la Nation, et maintenant, aristocrate repentant, il reprenait son ancien rôle de défenseur des privilèges.

Fils d'un conseiller au Parlement de Toulouse, entré dans l'armée à quinze ans, méprisé par les nobles de Cour, qui le jugeaient de trop petite lignée, Cazalez est un jeune officier plein de fougue et de talent. Connu seulement par les incidents de sa campagne électorale dans le bailliage de Rivière-Verdun (sur Garonne), il se fait déjà remarquer par son énergie, par son attachement profond à la monarchie, par sa verve primesautière à la Montaigne : il deviendra l'un des grands orateurs de l'Assemblée[5].

Beaucoup de nobles sont plus éminents par les charges militaires ou les dignités dont ils sont revêtus que par leur valeur politique ; ils agiront peu aux États et ne réussiront pas à faire de la Noblesse ce qu'elle n'a jamais été, un corps cohérent, animé des mêmes pensées.

Le Clergé — le haut Clergé — a plus de force. Il a toujours formé un corps ; c'est une caste jalouse de ses privilèges et de son influence sociale, et qui s'entend fort bien à les défendre. Si ce corps riche et brillant renferme beaucoup de créatures de la Cour, médiocres et serviles, il contient aussi un grand nombre d'hommes éclairés, parfois même croyants et vertueux. A côté d'un Rohan, — le cardinal Collier, — dont le nom rappelle un des scandales les plus retentissants du siècle, et dont Louis XVI se demandait s'il croyait seulement en Dieu, les prélats les plus connus, les vrais chefs de l'Église de France sont l'archevêque d'Aix, de Boisgelin, et les abbés de Montesquiou et Maury.

De Boisgelin n'est pas un évêque intransigeant, qui défend avec fougue les intérêts du Clergé. Habile, subtil, plein de grâce dans ses discours, il n'est pas ennemi des concessions ; mais il reste et restera toujours dans la tradition catholique et monarchique.

L'abbé de Montesquiou n'est encore qu'une demi-célébrité ; mais il est plein de séduction ; il a une souplesse qui à certains moments lui donnera figure de patriote et lui permettra d'arriver à la pleine notoriété et à la présidence de l'Assemblée. Il sera l'un des défenseurs les plus adroits de l'Église.

Fils d'un cordonnier de Valréas, dans le Comtat Venaissin, d'une carrure d'athlète, de manières vulgaires, d'une ambition immense, d'une vanité chatouilleuse, d'une audace et d'une violence sans bornes, l'abbé Maury ressemblait, a dit le comte de Montlosier, à un grenadier déguisé en séminariste. Après avoir reçu les ordres à Sens, il avait obtenu la protection du cardinal de Luynes et l'honneur de prononcer des panégyriques et des sermons devant le Roi. Orateur facile, il abordait en chaire tous les sujets, sauf le dogme. Membre de l'Académie française, il aimait à briller dans les salons, et, dans un dîner, sans perdre un coup de dent, il plaçait tour à tour, s'il faut en croire son confrère Arnault, une anecdote politique, une bribe de sermon, un passage du discours qu'il venait de prononcer, une histoire graveleuse, un conte de nature à déconcerter même une femme de Cour. Député du Clergé de Picardie, il ne lui manque plus, pour devenir le chef incontesté de l'Église de France, que le chapeau (le cardinal : à cette ambition il subordonnera tout. Il va maintenant trouver une occasion de déployer tous ses talents et de se faire, dans les questions essentielles, le porte-parole le plus ardent et le plus éloquent du Clergé et même de tous les privilégiés. C'est une grande force pour le parti des privilèges.

Le parti réformateur compte un grand nombre d'hommes jeunes, obscurs, que les événements mettront en pleine lumière. Quelques-uns seulement portent de grands noms, ou ont déjà acquis quelque notoriété dans les lettres et les sciences, dans le barreau ou l'administration.

D'abord, le groupe des avocats et des littérateurs qui ont préparé la Révolution dans les clubs et les sociétés publiques et dirigé la campagne électorale du Tiers État. Au premier rang, le savant astronome Bailly, membre des trois Académies, laborieux et modeste, peu porté à l'action, mais doué d'une énergie et d'un courage qui se montreront au moment décisif ; le brillant écrivain Volney, qui, pour soutenir la campagne du Tiers, en Bretagne, a répandu tant de verve dans son journal éphémère, la Sentinelle du peuple ; l'économiste Du Pont de Nemours, ami de Turgot, représentant de la secte physiocratique, imbu de l'orgueil que donne la possession d'une doctrine sûre ou réputée telle ; Malouet, intendant de la marine à Toulon, député de Riom, esprit prudent, clairvoyant et conciliateur ; les avocats et jurisconsultes parisiens, Target, de l'Académie française, Tronchet, Camus, avocat du Clergé, gallican ardent, et même janséniste, tranchant, autoritaire, porté aux mesures extrêmes, un des hommes les plus énergiques et les plus révolutionnaires du Tiers État ; Thouret, avocat de Rouen, plein de la sagesse et de la prudence normandes, mais ferme sur les principes ; Mounier, avocat de Grenoble, le héros de l'Assemblée de Vizille et de la Révolution en Dauphiné, et son jeune compatriote Barnave, avocat au Parlement de Grenoble, encore sans expérience, niais plein de promesses ; Le Chapelier, avocat de Rennes, une des têtes les plus chaudes des États, et Lanjuinais, célèbre professeur de droit à l'Université de Rennes ; les jurisconsultes Merlin, de Douai, et Durand de Maillane, qui font autorité dans le droit civil et féodal, et dans le droit canon. D'autres députés — Petion, de Chartres, et Robespierre, d'Arras, n'ont guère de réputation en dehors de leur ville ou de leur petite province. Le pasteur Rabaut-Saint-Étienne, député de Nîmes, est une des ligures les plus célèbres du protestantisme ; c'est un apôtre de la liberté, pour qui la religion réside moins dans le dogme que dans la morale et la fraternité.

Beaucoup de députés nobles et d'ecclésiastiques libéraux sont déjà illustres. Au premier rang, dans le groupe des officiers de l'armée, le marquis de la Fayette, lieutenant général, le héros de l'indépendance américaine, l'ami de Washington. Il est envoyé aux Étais par la noblesse de Riom, malgré les obstacles que lui a suscités la Cour. Imprégné des idées républicaines d'Amérique, ardent partisan des droits naturels, de la liberté et de l'égalité, hostile à la Cour, noble de haute lignée, il entre aux États à trente-deux ans avec un prestige incomparable : il n'est ni un orateur, ni un chef de gouvernement, ni un général de premier ordre ; il n'a aucun don de génie, et cependant il va être porté au-dessus de lui-même et appelé à une fortune bien supérieure à ses talents. A côté de lui, de jeunes officiers, ses condisciples, devenus, eux aussi, Américains, comme l'on disait alors : le vicomte de Noailles et le marquis de Ségur, pleins de feu, d'intelligence et d'élégance ; le duc d'Aiguillon, un des plus riches seigneurs de France, et des plus généreux. Ce parti compte encore parmi ses membres : le duc de la Rochefoucauld, nettement hostile à la Cour, qu'il ne fréquente pas, et dont il a coutume de critiquer les mœurs ; c'est un grand érudit, admirateur de la constitution de l'Angleterre et surtout des constitutions des États-Unis qu'il a traduites en français ; le duc de Liancourt, son cousin, agronome renommé, admiré par l'économiste anglais Arthur Young, grand seigneur philanthrope et libéral ; le comte de Clermont-Tonnerre, orateur élégant, mais souvent porté à la déclamation ; le marquis de Lally-Tollendal, qui consacra une grande partie de sa vie à la réhabilitation de son père, injustement condamné, et dont le nom seul évoque tout un programme de réformes libérales.

Les parlementaires forment un groupe peu nombreux, mais très actif. Adrien Du Port, conseiller au Parlement de Paris, savant jurisconsulte, disciple de Beccaria et de Montesquieu, partisan ardent de la réforme des lois criminelles, est aussi un homme d'action : fondateur de la Société des Trente qui contribua à diriger la campagne électorale du Tiers État à Paris, à Rennes, peut-être dans toute la France, il a pris une grande influence dans le parti réformateur. De Beaumetz, premier président au Conseil supérieur d'Artois, juriste consommé, est un esprit souple, un orateur habile, un des conseillers les plus écoutés du parti. Dandré, magistrat du Parlement d'Aix, extrêmement fin sous des dehors d'une grande bonhomie, capable d'improvisation sans rhétorique, paraît un des hommes les plus capables d'agir sur les États généraux.

Le noble libéral par excellence est le comte de Mirabeau, député du Tiers État d'Aix-en-Provence. Agé de quarante ans, il est dans toute la force de son génie. Déconsidéré par ses vices, ses scandales de famille et tous les orages de, sa vie passée, il arrive aux États généraux avec l'ambition d'y jouer un grand rôle et même de les dominer. Sa tête énorme, son visage ravagé par la petite vérole, la violence de ses passions, en imposent autant que son éloquence. On ne connaît pas, disait-il, toute la puissance de ma laideur. On savait déjà son énorme puissance de travail, l'intérêt prodigieux de son érudition, puisée dans ses voyages, dans les livres ou les correspondances de ses amis d'Allemagne, de Suisse et d'Angleterre, sa verve intarissable, sa séduction irrésistible, dont on cherchait à se défendre, de peur de se compromettre. Agiotage, déficit. Caisse d'escompte et Banque de Saint-Charles, lettres de cachet et prisons d'État, lois pénales anglaises, navigation de l'Escaut, état de la monarchie prussienne et histoire secrète de la Cour de Berlin, etc., il traite tous les sujets capables de passionner l'opinion ; ouvrages et brochures se succèdent avec une rapidité inouïe. C'est une encyclopédie vivante, qui se renouvelle sans cesse, prête à répondre aux questions qui surgissent chaque jour. Mirabeau est admirablement préparé pour la Révolution, dont personne mieux que lui ne comprend les origines, le caractère et la portée possible.

Parmi les ecclésiastiques, il en est fort peu qui aient acquis déjà une grande réputation. La plupart sont des curés, voués au ministère paroissial, comme Grégoire, curé d'Emberménil, en Lorraine, et dont la renommée n'a pas dépassé leur paroisse ou leur diocèse. Mais quelques-uns sont déjà connus : au premier rang, Talleyrand-Périgord, évêque d'Autun, d'une illustre famille noble, grand seigneur plutôt qu'évêque, imprégné d'idées libérales ; Champion de Cicé. archevêque de Bordeaux, admirateur des Américains et de leurs constitutions. Le plus célèbre est l'abbé Sieyès. Grand vicaire de l'évêque de Chartres, auteur de l'Essai sur les privilèges et surtout de la fameuse brochure Qu'est-ce que le Tiers État ? programme de la Révolution, Sieyès, qui est élu député du Tiers de Paris. a déjà montré avec fermeté et clairvoyance le but à poursuivre. Il est alors l'inspirateur le plus hardi du Tiers État.

Le parti réformateur compte un grand nombre d'hommes de valeur. Presque tout ce qui possède quelque énergie, quelque capacité politique, s'est tourné vers lui : l'abbé Sieyès, le comte de Mirabeau, tous les deux transfuges de leur ordre, et le marquis de la Fayette, représentant de la Noblesse ; le théoricien, l'orateur, l'homme d'action, ou plutôt, tous trois hommes d'action sous des formes diverses. Ce parti a derrière lui l'ensemble de la Nation. L'avenir lui appartient.

A l'heure où va s'engager la lutte entre ces deux partis, le conflit essentiel, c'est celui de la Nation, non pas avec le Roi, mais avec les privilégiés. Jusqu'ici le Roi est resté l'arbitre des partis ; il ne s'est compromis ni avec l'un ni avec l'autre. Lors des élections et de la rédaction des Cahiers, il n'a même point cherché à exercer la moindre pression sur les électeurs, à suggérer un programme moyen. à modérer l'audace réformatrice des uns, à atténuer les préjugés égoïstes des autres.

Maintenant, pourra-t-il rester indifférent ? Suivra-t-il la tradition monarchique. et reprendra-t-il la bataille contre les privilèges, souvent engagée, souvent interrompue, jamais gagnée ? Ou bien cédera-t-il encore aux privilégiés au profit apparent de son pouvoir personnel, mais au détriment réel de la puissance de l'État ?

Les privilégiés, qui se sentent menacés, rappellent à leur secours, intriguent déjà auprès de lui contre les États généraux, qu'ils voudraient supprimer ou réduire à l'impuissance. La Nation, elle aussi, l'appelle, reconnaissante et confiante. Ah ! si notre bon Roi savait ! dit le peuple. Maintenant le Roi va savoir. Entendra-t-il cette voix puissante qui sort de toutes les chaumières et de tous les ateliers ? S'il l'écoute, il trouvera dans la foi monarchique de la Nation une force capable de renverser tous les obstacles opposés par les privilégiés, et qui ont jusqu'ici empêché la royauté d'achever son œuvre d'unification. Alors la Révolution est faite. Le Roi en devient le chef, et il la modère, d'accord avec les guides de l'opinion. Il règne sur des sujets égaux en droits, et, délivré des corps privilégiés, des Parlements, des États provinciaux, de la Noblesse et du Clergé, il augmente son autorité d'une manière inespérée. S'il résiste, pour garder son pouvoir absolu et maintenir les privilèges, il entre en conflit avec la Nation, et la lutte devient inégale ; car la Nation est riche, éclairée, active, poussée par des intérêts et un idéal puissants, et seule elle a l'argent, sans lequel le Roi ne peut rien.

Or, au moment où vont s'ouvrir les États généraux, le Roi parait incliner vers le parti des privilèges, malgré l'irrésolution de son caractère et la division de ses ministres. Le Roi ne veut tolérer que des États purement consultatifs. La reine, qui, au Conseil du 27 décembre, a autorisé le doublement du Tiers, est devenue tout à fait hostile aux États généraux. Les souverains croient avoir raison des États au moyen de quelques concessions, qui laisseront subsister l'ensemble du régime. Ils ne soupçonnent même pas la puissance du mouvement réformateur ; ils ne voient pas, malgré tous les avertissements des hommes et des choses, que leur autorité ne repose plus sur des bases solides, ni sur une armée fidèle, ni sur des classes sociales fortes et cohérentes.

Ainsi, d'un côté une faiblesse encore peu apparente, mais réelle ; les dehors somptueux et imposants d'un édifice brillant de l'éclat des siècles, mais miné par la base : de l'autre, la force irrésistible de presque toute une nation qui souffre depuis longtemps, et qui, consciente de ses droits, est résolue à renverser un régime intolérable. En face de la volonté royale, indécise, énervée, la volonté nationale, tendue vers l'action, prête à s'emparer de la souveraineté.

 

II. — LA TRANSFORMATION DES ÉTATS GÉNÉRAUX EN ASSEMBLÉE NATIONALE (5 MAI-17 JUIN).

LES États généraux devaient s'ouvrir à Versailles le 5 mai. Les députés étaient arrivés en grand nombre, plusieurs jours auparavant, pour les cérémonies qui allaient précéder la séance d'ouverture. Le 9 mai, jour de la présentation au Roi, Louis XVI reçut les députés du Clergé puis ceux de la Noblesse dans son cabinet ; la porte s'était ouverte à deux battants pour le Clergé, et à un seul pour la Noblesse. Le Roi reçut le Tiers État dans sa chambre à coucher. Cette différence de traitement dans la réception des trois ordres était conforme aux traditions. Elle affecta le Tiers, qui lit savoir au Roi combien de pareilles nuances étaient douloureuses pour la partie vraiment nationale des trois ordres.

Le 4 mai eut lieu la procession des États. Par les rues tendues de tapisseries, au milieu d'un peuple immense, entre une double haie de gardes françaises et de Suisses, le cortège se rendit de l'église Notre-Dame à l'église Saint-Louis. D'abord, non pas rangés par bailliage, mais placés au hasard, quatre par quatre, les cinq cent cinquante députés du Tiers. Tous vêtus de noir, portant le costume des hommes de loi, petit manteau et bas noirs, toque sans ganse ni boutons, ils s'avançaient avec une contenance ferme, une démarche assurée. A part le comte de Mirabeau, député du Tiers d'Aix, dont l'énorme chevelure, la face irrégulière, d'une puissante laideur, attiraient les regards, presque aucun homme connu. Mais, à leur passage, la foule les acclama. Ensuite la Noblesse, dans un éblouissement de manteaux rehaussés d'or, et de plumes blanches flottant sur les chapeaux. Puis l'ordre du Clergé, divisé en deux groupes ; d'abord le bas clergé, en soutane noire, puis, séparé par la musique de la Chapelle du Roi, afin de mieux marquer les distances, les évêques, en soutane violette, rochet et camail, et les cardinaux en chape rouge. — Immédiatement après, la Cour, les princes, le duc d'Orléans, acclamé par le peuple ; les dames, les princesses, la reine, accueillie sans un applaudissement, et par les cris de : Vive le duc d'Orléans ! Elle avait, dit un témoin oculaire, Miot de Mélito, le front soucieux, les lèvres serrées, et faisait de vains efforts pour dissimuler son trouble et donner à sa noble et majestueuse figure un air de satisfaction que les mouvements de son cœur, oppressé d'inquiétude et d'amères pensées, faisaient promptement disparaître. Enfin parut le Roi. Il fut très acclamé. La joie et l'espérance emplissaient tous les cœurs.

A l'église Saint-Louis, le Clergé et la Noblesse trouvèrent des sièges préparés ; le Tiers État se plaça comme il put. La messe fut célébrée. L'évêque de Nancy, La Eure, fit sur la religion, force des États et source de leur prospérité, ut, long discours, rempli de lieux communs. Il s'apitoya sur les maux causés par la fiscalité et les exacteurs, et alors les applaudissements du Tiers éclatèrent ; il rappela les différences entre les ordres : Sire, recevez les hommages du Clergé, les respects de la Noblesse et les très humbles supplications du Tiers État.

Le 5 mai, les États généraux s'ouvrirent dans la grande salle de l'hôtel des Menus-Plaisirs, situé sur l'avenue de Paris. Les députés, réunis dès huit heures, durent attendre l'appel par bailliage ; il ne se termina qu'il midi moins un quart. Durant ces longues heures, les représentants du Tiers, qui ne se connaissaient point, s'entretinrent de leurs sentiments et de leurs espérances. Vers midi le Roi fit son entrée. Au fond, sous un dais entre deux colonnes, s'élevait le trône. La reine s'assit ù gauche du Roi, un peu plus bas, sur un fauteuil. Sur des bancs courant entre les hautes colonnes de la salle, à la droite du trône, était le Clergé ; à gauche, la Noblesse ; en face, la masse sombre du Tiers État. Le Roi se couvrit : suivant l'usage, le Clergé et la Noblesse l'imitèrent, et, contre la coutume, le Tiers État, pour qui le chapeau était un attribut de la liberté, fit de même.

Le Roi ouvrit la bouche aux États par un discours paternel, lui recommandait l'amour et la concorde, et fut interrompu souvent par des applaudissements enthousiastes. Le garde des Sceaux Barentin rappela l'œuvre du Roi, les réformes dans la législation criminelle et l'administration, la régénération de la marine, la liberté des mers et de l'Amérique ; puis, sans limiter expressément le programme des États. il le traça : une meilleure répartition de l'impôt, la réforme de la justice et de la législation criminelle, de sages règlements sur la liberté de la presse ; après avoir dit que le Roi adopterait tout projet utile, il termina en exhortant les États à rejeter avec indignation les innovations dangereuses que les ennemis du bien public voudraient confondre avec les changements heureux et nécessaires qui doivent amener la régénération, le premier vœu de Sa Majesté.

Contrairement aux traditions, qui voulaient que le garde des Sceaux parlât seul après le Roi. Necker, directeur général des Finances, fit un long discours. Pendant trois heures il exposa la situation financière. Il n'avoua que 56 millions de déficit, alors que le déficit était de 162. Il proposa un emprunt de 80 millions, et rejeta avec force toute idée de banqueroute. Il prit soin de faire sentir aux députés que la cause de la convocation des États était, non pas le déficit, qui pouvait peu à peu être comblé au moyen des augmentations de revenus, dues à son administration, mais la bonté du Roi, résolu à faire le bonheur de son peuple. Puis, comme Barentin, il assigna aux États leurs attributions, les confina dans les réformes financières et économiques, sans même leur reconnaître le droit de consentir l'impôt, que les trois ordres avaient revendiqué unanimement dans leurs Cahiers. Il évita de se prononcer sur la question du vote par ordre ou par tête, vanta les avantages de l'un et de l'autre mode selon les cas. Finalement, pour ne pas ôter au Clergé et à la Noblesse le mérite du sacrifice de leurs exemptions pécuniaires, il recommanda la délibération par ordre, laissant, d'ailleurs, aux États le soin de résoudre la question.

Le gouvernement maintenait les ordres ; il débutait par l'exhortation aux ordres privilégiés de se réunir en chambres séparées dans les diverses salles de l'Hôtel des Menus-Plaisirs, en sorte que le doublement du Tiers ne servirait à rien ; il invitait par lé même les ordres à vérifier séparément les pouvoirs de leurs membres. Malgré les avertissements de plusieurs députés, comme Malouet, il refusa d'intervenir dans cette opération ; il donnait ainsi aux États une occasion de discorde. Enfin, sans tenir compte des vœux unanimes des Cahiers, il réduisait les États, comme l'écrivait Mirabeau dans le Journal des États généraux, aux fonctions d'un bureau d'administration, d'une chambre des finances, et, pour s'épargner de nouvelles critiques, il supprimait, par des arrêts du Conseil des 6 et 7 mai, la feuille où elles avaient paru. La Cour, la reine, les princes étaient déjà hostiles aux États. Dans le ministère, Necker avait contre lui un parti puissant, Barentin, Puysegur, de Villedeuil ; il n'était pas le ministre-roi ; il le sentait, et il louvoyait.

Le G mai, le Clergé et la Noblesse tinrent séance séparément ; le Tiers resta dans la grande salle des Menus, la seule qui fia assez vaste pour contenir les trois ordres réunis. Alors les députés des Communes — ils prennent désormais ce titre nouveau[6] — arrêtent d'attendre pendant quelques jours les ordres privilégiés, et de leur laisser ainsi le temps de réfléchir sur la conséquence du système d'une séparation provisoire, et d'autant plus révoltante que tous les ordres ont un intérêt égal à la vérification des pouvoirs des députés de chacun d'eux. Quant à eux, ils évitent avec soin de former une chambre à part, tout ce qui pourrait faire supposer qu'ils consentent à la séparation des ordres ; ils ne vérifient pas leurs pouvoirs ; ils restent à l'état d'assemblée non constituée, sans règlement, au risque d'un peu de désordre dans les discussions et de beaucoup de lenteur dans les votes, fondant toute leur force sur leur immobilité.

Cependant la Noblesse, en sa chambre, commence à vérifier les pouvoirs de ses membres. Le Clergé, plus conciliant, à cause de la grande majorité de curés qu'il renferme, ne se constitue pas en chambre à part ; le 13 mai, il décide de nommer des commissaires et d'inviter les autres ordres à en nommer pareillement, à l'effet de conférer ensemble et de se concerter... A cette démarche du Clergé le Tiers s'empresse de répondre. Repoussant une motion intransigeante de Le Chapelier, avocat à Rennes. il adopte, le 18, la proposition de Rabaul-Saint-Étienne, pasteur protestant de Nîmes, qui demandait la nomination de seize députés ou davantage, chargés de conférer avec les commissaires du Clergé et de la Noblesse et de rechercher les moyens de réunir tous les députés de la nation dans la salle des États ; le 19, il élit les seize commissaires, Rabaut-Saint-Étienne, Target, Le Chapelier, Mounier, Du Pont de Nemours, d'Ailly, Thouret, Garat-Bergasse, Barnave, etc.

Les conférences entre les commissaires des trois ordres s'ouvrent le 23. On y invoque les arguments de fait et de droit pour et contre la vérification en commun. La Noblesse, décidée à maintenir la séparation des ordres, arrête, le 26, à la pluralité de deux cents voix, que, pour cette tenue d'États généraux, les pouvoirs seront vérifiés séparément, et que l'examen des avantages ou des inconvénients qui pourraient exister dans la forme actuelle sera remis à l'époque où les trois ordres s'occuperont des formes à observer pour l'organisation des prochains États généraux.

Non moins décidé à obtenir le vote par tête, le Tiers chercha un moyen de conciliation. Le 27 mai, Sieyès proposa, en une heureuse formule, reprise et fortifiée par Target, d'inviter Messieurs du Clergé, au nom du Dieu de paix et de l'intérêt national, à se réunir avec eux dans la salle de l'Assemblée générale, pour aviser aux moyens d'opérer la concorde, si nécessaire en ce moment au salut de la chose publique. Cette motion, unanimement adoptée, fut portée par une députation à la chambre du Clergé. Elle fit une si grande impression sur les curés qu'ils voulurent tous se rendre aussitôt à la salle des États ; mais les évêques les retinrent. Le président du Clergé fit répondre aux Communes que leur proposition était de la plus haute importance et par là même exigeait un sérieux examen et une mûre délibération, et que le Clergé allait la discuter. L'Assemblée des Communes, ayant attendu jusqu'à trois heures, envoya une nouvelle députation au Clergé pour déclarer qu'elle tiendrait séance jusqu'à ce qu'elle eût une réponse définitive. Le président du Clergé répondit qu'il fallait à sa chambre le temps nécessaire pour examiner la proposition ; les députés du Tiers répliquèrent que leur nouvelle démarche n'était pas dictée par l'impatience, qu'ils laisseraient au Clergé tout le temps convenable, et que les Communes attendraient la réponse jusqu'à minuit, deux heures, et plus, s'il était nécessaire. Les Communes, en réalité, étaient fiévreuses ; elles n'ignoraient pas l'enthousiasme du bas Clergé pour la cause populaire, ni l'effet qu'avait produit sur lui leur proposition ; elles sentaient qu'il fallait profiter des circonstances, et sans perdre de temps. Mais la question était grave. Le Clergé ne se hâta point ; il fit seulement espérer une réponse pour le lendemain. Les Communes levèrent leur séance à quatre heures et demie du matin, et se réunirent de nouveau à l'heure habituelle, neuf heures.

Pendant ces négociations, le haut Clergé avait fait appel au gouvernement et obtenu de lui une lettre qui le tirait d'embarras et changeait la situation. Le Roi, y était-il dit, désirait que les commissaires des trois ordres reprissent leurs conférences le lendemain, à six heures du soir, en présence du garde des Sceaux et des commissaires qu'il nommerait, afin d'être informé ponctuellement des ouvertures de conciliation qui seraient faites, et de pouvoir contribuer directement à une harmonie si désirable, si instante. Le Tiers fut averti par une députation du Clergé. C'était pour lui un cas fort embarrassant. Comment résister à un désir du Roi ? Mais, d'autre part, comment s'en remettre à la médiation royale ? Mirabeau écrivait à ses commettants : Un médiateur tel que le Roi ne peut jamais laisser une véritable liberté aux parties qu'il désire concilier. La majesté du trône suffirait seule pour la leur ravir. Eh ! qui ne sait combien non est difficile à proférer devant celui qui a dit si longtemps, sans discussion et sans partage : Je veux ! Le Tiers ne put se résoudre à dire non ; après avoir discuté deux jours, il finit, le 29 au soir, par arrêter, à une grande majorité, qu'on reprendrait les conférences, et, que procès-verbal serait dressé de chaque séance et signé par tous ceux qui y auraient assisté, afin que le contenu ne pût être révoqué en doute.

Les nouvelles conférences commencèrent le 30 mai, chez le garde des Sceaux Barentin, en présence des ministres et de plusieurs conseillers d'État. Les commissaires de la Noblesse et du Tiers furent seuls à discuter, ceux du Clergé préférant garder le rôle de médiateurs. Après d'assez longs débats, il fut décidé que les commissaires du Tiers rédigeraient un procès-verbal des conférences communes, signé par eux, et que cette signature le ferait regarder comme authentique par les trois ordres.

Le 3 juin, deuxième conférence. La Noblesse, pour éviter de discuter sur le fond, critiqua le procès-verbal, où le Tiers État avait pris le titre de Communes, et où les arguments de la Noblesse avaient été, disait-elle, affaiblis et trop résumés. Toute la séance se passa en discussions de procédure. Le Tiers établit son droit au titre de Communes ; les commissaires de la Noblesse persistèrent dans leur critique ; ceux du Clergé déclarèrent qu'ils signeraient le procès-verbal sans approbation des qualités. Le garde des Sceaux Barentin intervint pour déclarer que, comme chef de la justice, il ne pouvait lui-même, sans les ordres du Roi, approuver une expression que Sa Majesté n'avait pas consacrée. Mais le Tiers répondit au ministre que les commissaires du Roi devaient se borner à entendre les parties. Ensuite la Noblesse demanda le procès-verbal, pour y répondre par écrit ; le Tiers répliqua que le procès-verbal n'était pas un mémoire qui appelât une réponse. A la suite d'une proposition de Barentin, il fut décidé que les commissaires du Tiers demanderaient à leur ordre s'il fallait communiquer le procès-verbal aux deux autres ordres. Malgré la lenteur de cette procédure, le Tiers y accéda.

Le lendemain 4 juin, nouvelles discussions de pure forme sur le procès-verbal : nouvelle obstruction. Necker en profila pour proposer des moyens de conciliation : les trois ordres vérifieraient chacun à part les pouvoirs de leurs membres et se communiqueraient leurs actes ; quant aux cas contestés, une commission des trois ordres les examinerait, et son avis serait porté aux chambres respectives ; si celles-ci n'étaient pas d'accord pour l'adopter, la contestation serait soumise au Roi, qui déciderait. Ces moyens conciliatoires étaient loin de satisfaire le Tiers. Mirabeau écrivait le jour même : Nos commettants, en nous chargeant de leurs droits et de leurs pouvoirs, nous ont-ils laissé la liberté de les remettre en d'autres mains ? Pourtant le Tiers fut obligé d'acquiescer. La Noblesse n'accepta les propositions de Necker, pourtant si favorables aux privilégiés, qu'avec des réserves : elle aussi prétendait vérifier les pouvoirs, contestés ou non, de tous ses membres.

Cependant le Clergé, qui se tenait dans une expectative prudente, — il avait refusé de signer les procès-verbaux tant que les deux autres ordres ne seraient pas d'accord, — estimant que le Tiers devait être las de toutes ces lenteurs, voulut tenter de l'amener à se départir de l'attitude si ferme où il s'était maintenu, et à se constituer en chambre séparée. Profondément touché de la misère des peuples et de la cherté des grains, disait-il, il invitait le Tiers et la Noblesse à délibérer séparément sur cet objet, et sur les moyens de soulager les sujets des diverses parties du royaume. Le Tiers répliqua en demandant au Clergé de s'unir à lui dans la salle des États généraux. Le Clergé fit savoir qu'il allait examiner sérieusement cette proposition, et s'en tint là. On était déjà au 6 juin.

Les jours suivants les conférences continuèrent, traînant en longueur : on discuta de nouveau sur le procès-verbal, sur le terme de Communes ; la Noblesse se montra irréductible. Le 9, le procès-verbal fut enfin clos, et signé, mais seulement par le Tiers et le Clergé. Il ne contenait que des discussions confuses sur la procédure de vérification, sur la qualité de membres des Communes prise par los députés du Tiers. Aux Communes, pour ne pas laisser se répandre la nouvelle que le Tiers aurait refusé de travailler au soulagement de la misère du peuple, un membre proposa d'inviter de nouveau le Clergé à se réunir il lui pour en délibérer en commun.

Cependant le Tiers était de plus en plus fiévreux. Ses séances attiraient une grande affluence de visiteurs. Dès le 2 juin, Barentin écrivait au Roi : Les spectateurs influent sur la chaleur qui existe dans l'Assemblée. Le 5 juin, suivant Barentin, un membre proposa au Tiers de se former en Assemblée nationale. Malouet s'éleva contre cette motion, le 8, et répliqua eu proposant le titre d'Assemblée légitime des représentants des Communes. Mais le Tiers repoussa cette proposition. Il entendait ne pas dévier d'une ligne du plan conçu dès le 6 mai ; il s'acheminait vers la constitution, non pas d'une chambre du Tiers, mais d'une Assemblée de tous les députés de la Nation. En lui un véritable esprit public s'était formé et grandissait. Des talents s'étaient, fait jour : au premier rang, Bailly, Sieyès, Mirabeau, Le Chapelier, Camus, Rabaut-Saint-Etienne, Target. Malouet, Mounier.

Le 10 juin, Mirabeau fit savoir que Sieyès avait une motion de la plus haute importance à présenter. Sieyès déclara qu'il fallait sortir d'une trop longue inaction ; que, la Noblesse refusant l'ouverture de conciliation, le moyen conciliatoire devait être regardé comme abandonné ; qu'il ne restait donc plus aux Communes qu'à sommer les deux autres ordres de se réunir à elles peur la vérification des pouvoirs des représentants de la ;talion. En conséquence, après de longs débats, il fut décidé à une grande majorité qu'une députation des Communes irait porter à la Noblesse et au Clergé cette invitation, — le mot sommation avait disparu, — dont elle leur laisserait copie :

Messieurs, nous sommes chargés par los députés des Communes de France de vous prévenir qu'ils ne peuvent différer davantage de satisfaire à l'obligation imposée à tous les représentants de la nation. Il est temps assurément que ceux qui annoncent cette qualité se reconnaissent par une vérification commune de leurs pouvoirs, et commencent enfin à s'occuper de l'intérêt national, qui seul, et à l'exclusion des intérêts particuliers, se présente comme le grand but auquel tous les députés doivent tendre d'un commun effort. En conséquence, et dans la nécessité où sont les représentants de la nation de se mettre en activité sans autre délai. les députés des Communes vous prient de nouveau, Messieurs, — et leur devoir leur prescrit de vous faire une dernière invitation, tant individuellement que collectivement — de venir dans la salle des États, pour assister, concourir et vous soumettre comme eux à la vérification commune des pouvoirs. Nous sommes en même temps chargés de vous avertir que l'appel général de tous les bailliages convoqués se fera dans le jour, et que, faute de se présenter, il sera procédé à cette vérification, tant en l'absence qu'en présence des députés des classes privilégiées.

C'était la plus importante délibération qu'eût prise jusqu'alors l'Assemblée du Tiers. Il la fit connaître au Roi par une « adresse où il exposait comment il était arrivé à cette décision. Le Clergé et la Noblesse en reçurent communication le 12 et promirent d'en délibérer. L'appel nominal des députés des trois ordres commença le 12 au soir, par bailliages et sénéchaussées. Ceux du Tiers se présentèrent seuls ; ils remirent sur le bureau les titres de leurs pouvoirs et qualités, que l'Assemblée devait vérifier. L'appel continua jusqu'à neuf heures ; la suite fut remise au lendemain. Le 13, la Noblesse et le Clergé continuèrent à s'abstenir, sauf trois curés de la sénéchaussée de Poitiers : Le Cesve, curé de Sainte-Triaize de Poitiers ; Ballard, curé du Poiré ; Jallet, curé de Chérigné. En allant porter l'adresse des Communes au Roi, Bailly reçut les félicitations ironiques du garde des Sceaux : Je vous fais, lui dit Barentin, mon compliment sur la conquête importante que vous venez de faire. — Monsieur, vous la trouvez petite, cette conquête, répliqua Bailly : mais je vous annonce, et vous vous en souviendrez, qu'elle sera suivie de beaucoup d'autres.

Cependant l'Assemblée s'était divisée en vingt bureaux de trente membres chacun pour examiner et vérifier les pouvoirs ; ils se réunirent le jour même et travaillèrent activement. Le dimanche 11 juin, la prédiction de Bailly commença de se réaliser : six curés, parmi lesquels l'abbé Grégoire, curé d'Emberménil en Lorraine, se présentèrent ; puis, le 16, d'autres encore ; au total, 19 députés ecclésiastiques. Ils continuèrent, d'ailleurs, à se rendre dans la chambre du Clergé, pour ne pas diminuer par leur absence les forces du parti qui désirait la réunion aux Communes. En vain, le 15, la Noblesse invita le Tiers à faire le Roi juge de la vérification des pouvoirs. Le Tiers ne voulait pas remettre entre les mains du Roi, chef des privilégiés, une opération qui, selon lui, n'appartenait qu'aux États généraux.

Ainsi à l'appel les cieux ordres privilégiés, sauf les dix-neuf curés, n'avaient pas répondu. Les Communes passèrent outre et se constituèrent en Assemblée générale. Mais par quels moyens y arriver, et d'abord quel nom donner à cette Assemblée ? Ces questions ne prenaient point le Tiers à l'improviste ; il les résolut rapidement. Le 15, plusieurs motions furent présentées ; elles furent discutées, le 16 et le 17, avec ordre et avec toute l'ampleur nécessaire, grâce à la fermeté de Bailly. Pour le nom, Mounier proposa Assemblée légitime des représentants de la majeure partie de la nation, agissant en l'absence de la mineure partie ; Pison du Galand, Assemblée active et légitime des représentants de la nation française ; Barère, les Représentants de la très majeure partie des Français dans l'Assemblée nationale. C'étaient là des titres compliqués et confus. Mirabeau recommanda la dénomination de Représentants du peuple français ; Sieyès, celle de Représentants connus et vérifiés. Le Grand, député du Berry, ayant jeté le nom d'Assemblée nationale, qui déjà avait été prononcé plusieurs fois, Sieyès s'en empara. Mirabeau, transfuge de la Noblesse, timide malgré les apparences, s'éleva vivement contre cette expression : Ne prenez pas, dit-il, un titre qui effraie ; et il défendait par toute la magie de son éloquence le titre de Représentants du peuple français. Le mot peuple n'offenserait personne, car il pouvait ne signifier que la partie inférieure de la nation, le Tiers État ; dire, au contraire, que le Tiers était la Nation, c'était toute une révolution ; mais, pour cette raison même, la motion de Sieyès plut à l'Assemblée.

Cette motion fut discutée le 17 juin. Sieyès, maître en métaphysique politique, à la fois prudent et hardi, se révèle alors tout entier. Il constate d'abord que les députés de l'Assemblée sont les représentants directs des quatre-vingt-seize centièmes au moins de la nation. Une telle masse de députation, poursuit-il, ne saurait rester inactive par l'absence des députés de quelques bailliages ou de classes de citoyens — il évite le terme d'ordres —, car les absents qui ont été appelés ne peuvent point empêcher les présents d'exercer la plénitude de leurs droits, surtout lorsque l'exercice de ces droits est un devoir impérieux et pressant. Seuls les représentants de l'Assemblée des Communes ont vu leurs pouvoirs vérifiés en public, après l'appel adressé solennellement à tous ceux des divers bailliages et classes ; à eux seuls il appartient de concourir à former le vœu national. Puis, avec une hardiesse croissante, il dénie aux chambres séparées le droit de légiférer et de s'opposer aux délibérations de l'Assemblée, et refuse au Roi le droit d'intervenir : Il ne peut exister entre le trône et cette Assemblée aucun veto, aucun acte négatif. Enfin, il demande pour l'Assemblée le titre d'Assemblée nationale.

Cette dénomination, dit-il, est la seule qui convienne dans l'état actuel des choses, soit parce que les membres qui la composent sont les seuls représentants légitimement et publiquement connus et vérifiés, soit enfin parce que, la représentation nationale étant une et indivisible, aucun des députés, dans quelque ordre qu'il soit choisi, n'a le droit d'exercer ses fonctions séparément de la présente Assemblée.

Et il termine en renouvelant aux privilégiés l'invitation de se réunir à l'Assemblée nationale et d'y faire vérifier leurs pouvoirs, pour concourir, avec les députés qui la composent, aux grands travaux qui doivent procurer la régénération de la France.

Cette motion fut votée par 491 voix contre 89. Ainsi le Tiers État s'était enhardi par degrés jusqu'à se constituer en un pouvoir indépendant du Roi et à détruire la vieille division en ordres.

Cet acte révolutionnaire accompli, les députés se lièrent, par un serment solennel. Debout, la main droite levée, le président Bailly prononça : Vous jurez et promettez de remplir avec fidélité les fonctions dont vous êtes chargés. Tous répondirent : Nous le jurons et le promettons. Acte imposant et vraiment religieux, dit, Bailly.

Aussitôt l'Assemblée nationale fait usage du pouvoir législatif qu'elle vient de s'attribuer pour se défendre contre toute entreprise du gouvernement. Elle affirme le droit de la Nation à consentir les impôts, comme un droit très ancien et reconnu par les rois eux-mêmes ; elle déclare illégales et nulles toutes les contributions qui n'ont point été consenties par la Nation ; elle consent provisoirement pour la Nation à la levée des impôts existants, illégalement établis et perçus, mais jusqu'au jour seulement de la première séparation de l'Assemblée, de quelque cause qu'elle pût provenir ; passé lequel jour, l'Assemblée nationale entend et décrète que toute levée d'impôts et contributions de toute nature, qui n'auraient pas été nommément, formellement et librement accordés par l'Assemblée, cessera entièrement dans toutes les provinces du royaume, quelle que soit la forme de leur administration. Pour empêcher le Roi de se délivrer de ses embarras financiers par la banqueroute, comme l'avaient fait Louis XIV et Louis XV, et pour s'assurer l'appui de Paris, où se trouvaient presque tous les rentiers du royaume, elle place dès à présent les créanciers de l'État sous la garde de l'honneur et de la loyauté de la Nation française. Enfin, pour veiller au soulagement du peuple, elle crée, le 19 juin, un Comité des subsistances.

Par le droit de consentir les impôts, les États se subordonnaient le Roi, qui avait besoin d'argent. La souveraineté se déplaçait. Déjà l'Assemblée nationale entend et décrète ; elle emploie les expressions royales, elle parle en souveraine.

 

III. — L'ASSEMBLÉE NATIONALE, LA COUR ET LES PRIVILÉGIÉS JUSQU'A LA RÉUNION DES TROIS ORDRES (17-27 JUIN 1789).

CET acte hardi eut un effet immédiat et considérable. Dans la chambre de la Noblesse, le duc d'Orléans, la députation de Paris, d'autres encore proposèrent la réunion au Tiers. Cette motion réunit 80 suffrages sur prés de 300. Dans la chambre du Clergé, les curés, sons la direction de quelques prélats novateurs, les archevêques de Bordeaux, de Vienne et d'Aix. les évêques de Chartres, de Coutances et de Rodez, n'attendaient qu'un acte vigoureux du Tiers pour se déclarer en sa faveur : le 19 juin, 149 voix, sur moins de 300, se prononcèrent pour la réunion.

La Cour se trouvait alors à Marly, où elle s'était retirée après la mort du dauphin, survenue à Meudon le 14. Le Roi était, pour le moment, soustrait à l'action de Necker, et replacé sous l'influence de la reine, des princes, des Polignac, des nobles. L'archevêque de Paris, de Juigné, et le cardinal de la Rochefoucauld vinrent supplier Louis XVI de protéger le Clergé et la religion ; le Parlement de Paris lui envoya une députation secrète. La Cour — la reine, les princes du sang, les Polignac, tous les grands dignitaires — songeait à soutenir résolument la masse des privilégiés, et, au besoin, à dissoudre les États généraux. La majorité du ministère — Necker, Montmorin, de la Luzerne, Saint-Priest — tenait pour les États. Le Roi fut amené à décider qu'il y aurait, le lundi 22, dans la grande salle des Menus, une séance royale : on pourrait ainsi, sous prétexte de préparatifs nécessaires, fermer la salle, suspendre les séances de l'Assemblée, et empêcher le Clergé de se réunir effectivement à elle. On ne prit pas la peine d'avertir Bailly à temps pour qu'il pût informer l'Assemblée ; il apprit le 19 au matin, par une affiche d'abord, et seulement après par une lettre du maitre des cérémonies, la fermeture de la salle.

Les députés, réunis dans l'avenue de Paris, cherchaient le moyen de tenir séance. Sur l'invitation du député Guillotin, ils se rendirent au Jeu de Paume, tout proche. C'était une assez grande salle, éclairée par de hautes fenêtres, aux murs nus, sans fauteuils ni chaises ; cinq ou six bancs seulement et une table. Dans les galeries du haut, à la porte et dans les rues voisines, affluait le peuple. Dans le premier moment d'émotion et de colère, quelques-uns parlèrent de transporter l'Assemblée à Paris et d'y aller à pied : Sieyès en écrivit la motion, mais Mounier proposa de prêter le serment de rester unis jusqu'au vote de la Constitution. Un arrêté fut voté par acclamation :

L'Assemblée nationale, considérant qu'appelée à fixer la Constitution du royaume, opérer la régénération de l'ordre publie et maintenir les vrais principes de la monarchie, rien ne peut empêcher qu'elle ne continue ses délibérations, dans quelque lieu qu'elle soit forcée de s'établir, et qu'enfin, partout où ses membres sont réunis, là est l'Assemblée nationale ; arrête que tous les membres de cette Assemblée prêteront à l'instant serment solennel de ne jamais se séparer et de se rassembler partout où les circonstances l'exigeront, jusqu'à ce que la Constitution du royaume soit établie et affermie sur des fondements solides ; et que, le dit serment étant prêté, tous les membres, et chacun d'eux en particulier, confirmeront par leur signature cette résolution inébranlable.

Bailly prononça le serment le premier, et d'une voix si claire qu'on l'entendit de la rue. Des applaudissements et des cris de : Vive le Roi ! éclatèrent. Puis tous les députés prêtèrent serment entre les mains de Bailly, sauf un, l'avocat Martin d'Auch, député de Castelnaudary, qui signa opposant. Tous restaient attachés les uns aux autres, formaient un corps que l'on ne pourrait plus dissoudre que par la force. Cet acte religieux, solennel, attestait l'union du Tiers État, et aussi sa confiance dans l'appui de tout un peuple.

La séance royale ayant été, comme on verra, reportée au mardi 23, l'Assemblée, le lundi 22, espérant la réunion du Clergé, voulut donner à un tel événement un cadre digne de lui ; elle chercha un local plus vaste que le Jeu de Paume. Les députés errèrent plusieurs heures dans les rues de Versailles, en quête d'un asile. l.es uns se rendirent a l'église des Récollets, toute proche ; d'autres, à la salle des Menus : mais l'entrée de ces édifices leur fut interdite. D'autres encore s'étant dispersés dans la ville, les marguilliers de l'église Saint-Louis allèrent au-devant d'eux et leur proposèrent la chapelle des catéchismes. Finalement, ils pénétrèrent tous dans la nef de l'église Saint-Louis, où ils s'installèrent, en observant les antiques usages dans la disposition des trois ordres : à droite du président Bailly, des chaises pour le Clergé ; à gauche, les places de la Noblesse ; devant, le Tiers État. Bailly accueillit avec une politesse cérémonieuse une députation de la majorité du Clergé, environ 150 ecclésiastiques, conduits par l'évêque de Chartres, de Lubersac. Messieurs les représentants de l'ordre du Clergé aux États généraux seront reçus, leur dit-il, avec tout l'empressement et le respect qui leur est dû ; leur place ordinaire de préséance est prête pour les recevoir, — et rien dans son langage ne rappela la constitution de l'Assemblée nationale ni la suppression implicite des ordres. Le Clergé, par l'organe de l'archevêque de Vienne, répondit qu'il était venu pour la vérification des pouvoirs, et ne spécifia rien sur la délibération en commun. Deux nobles du Dauphiné, qui se présentèrent, le marquis de Blacons et le comte d'Agoulf, ne parlèrent également que de la vérification des pouvoirs. Bailly était quelque peu inquiet ; la démarche des privilégiés n'avait pas toute la netteté désirable ; la grande question de la fusion des ordres restait en suspens.

Cependant, à Marly, dans le Conseil réuni le 19 à midi, et auquel étaient présents tous les ministres et les quatre conseillers d'État de la Commission des États généraux, qui avaient assisté le garde des Sceaux lors de la convocation de l'Assemblée, après qu'eut été décidée la séance royale pour le 22, Necker présentait les discours et les projets de déclaration qui y seraient lus. Mais alors éclata la lutte entre les deux partis qui se combattaient au sein du ministère : d'un côté Necker, avec Montmorin, Saint-Priest et de la Luzerne ; de l'autre. Barentin, garde des Sceaux, soutenu par Villedeuil et Puységur.

Necker recommanda la délibération par ordre, sauf dans un petit nombre de cas d'utilité générale : par exemple l'organisation des futurs États généraux serait discutée en commun — c'était préparer sûrement le triomphe du vote par tête — ; ce qui concernait les privilèges des deux premiers ordres, leurs propriétés féodales et leurs prérogatives honorifiques, il leur laissait, à eux seuls, le soin d'en délibérer. Il voulait abroger tous les privilèges relatifs aux impôts et réclamait l'accès de tous aux fonctions militaires. Enfin il proposait de prononcer, sans s'arrêter à la délibération du 17 juin. Au fond, Necker cassait implicitement l'arrêté de l'Assemblée nationale, il laissait aux privilégiés la décision au sujet de leurs privilèges ; mais il concédait l'égalité fiscale et l'égal accès aux fonctions publiques et admettait dans certains cas le vote par tête.

La discussion fut très animée. Barentin et ses amis critiquèrent point par point le programme de Necker. Barentin fit remarquer, d'abord, que, permettre la délibération par tête sur l'organisation des États généraux, c'était violer les fermes introduites dès le berceau de la monarchie, et que le Roi lui-même n'avait pas le pouvoir de modifier. Le ministre de la Guerre, Puységur, protesta vivement contre l'article qui portait qu'on parviendrait à tous emplois civils et militaires sans aucune distinction d'états : l'armée était et devait rester étrangère aux États généraux ; elle appartenait au Roi, qui seul pouvait la réformer. Le Roi, échauffé par cette riposte, blâma vivement Necker d'avoir parlé de l'armée, dont il était le seul maitre. Enfin Barentin demanda l'annulation formelle des délibérations du Tiers État. Au lieu de se montrer timide et pusillanime, dit-il, il faut développer du nerf et du caractère. Ne pas sévir, c'est dégrader la majesté du trône.

Cette fraction du ministère, dirigée par Barentin, était hostile à toute nouveauté. Elle ne voulait faire aucune concession à l'esprit du temps, et estimait que c'était dégrader la puissance suprême que de lui contester le pouvoir de résister à l'opinion publique.

Necker, au contraire, soutenait qu'il fallait écouter l'opinion publique, pour ne pas s'abandonner à de fausses mesures, éviter d'exaspérer le Tiers et de le mortifier, lui dont la fidélité au Roi était constante, et dont la hardiesse ne venait que de la résistance obstinée des deux autres ordres. D'ailleurs, il ne s'agissait point de supprimer les ordres : rien ne pourrait être statué quant à l'organisation future des États sans l'assentiment du Roi, qui resterait le maître.

La séance s'était prolongée jusqu'à dix heures du soir, et le Roi était sur le point de recueillir les voix, quand, un officier de service étant venu lui parler à voix basse, il sortit, en ordonnant de l'attendre. Montmorin, assis près de Necker, lui dit : Il n'y a rien de fait ; la reine seule a pu se permettre d'interrompre le Conseil d'État ; les princes apparemment l'ont circonvenue, et l'on veut par sa médiation éloigner la décision du Roi. En effet, le Roi rentra, prorogea la séance, et décida qu'un nouveau Conseil se tiendrait le dimanche 21, à Versailles, où la Cour allait se rendre, et que la séance royale, fixée au 22, serait remise au 23.

Ce qui confirme l'hypothèse de Montmorin, c'est qu'au Conseil du 21, pour donner à Barentin plus de force contre Necker, parurent Monsieur et le comte d'Artois, et le conseiller d'État Lambert, appelé en sus des quatre conseillers d'État déjà présents le 19, et qui se trouvaient, par leurs fonctions, dans la dépendance du garde des Sceaux. Barentin, ainsi soutenu, attaqua vivement Necker ; Monsieur l'appuya, puis le comte d'Artois, avec plus de chaleur. Necker répliqua posément, vigoureusement, et combattit les changements proposés, qui supprimaient toutes concessions au Tiers État. Il répéta qu'il ne fallait pas ulcérer le Tiers État, d'autant plus redoutable qu'il était l'écho de l'opinion publique. Montmorin contredit l'opinion des princes avec une vivacité qui lui attira une riposte du comte d'Artois. De la Luzerne, de Saint-Priest soutinrent aussi Necker. La majorité était acquise d'avance : Barentin triompha, et avec lui les privilégiés. Les délibérations du Tiers du 17 juin furent annulées ; la délibération par ordre, ordonnée ; la délibération en commun, admise seulement pour la vérification des pouvoirs contestés et pour les affaires dune utilité générale ; mais étaient exceptées précisément de cette catégorie les affaires les plus importantes : la constitution des ordres, l'organisation future des États généraux, les droits des privilégiés. Quant à l'abrogation des privilèges fiscaux, les privilégiés en délibéreraient d'abord, et leurs délibérations seraient sanctionnées par le Roi. L'égalité d'admission aux fonctions publiques était rejetée. Pour le reste, c'était le projet de Necker, mais encore modifié : la nécessité du consentement de l'impôt par les représentants de la Nation était reconnue ; mais le Roi recevait le droit d'emprunter sans autorisation dans les cas de guerre ou de danger national ; il était parlé, sans détails ni précision, de réformes à présenter au Roi, sur les impôts, sur l'administration provinciale, sur la liberté personnelle et la liberté de la presse ; mais il faudrait le consentement des trois ordres pris séparément. C'était le maintien de l'Ancien régime, et même de l'inégalité fiscale, si les privilégiés le jugeaient bon ; en quoi le Roi méconnaissait les vœux émis par les trois ordres dans leurs Cahiers. Enfin le Conseil adopta les projets de discours de Necker, et Barentin ajouta au texte du discours que le Roi devait prononcer cette phrase finale, qui ne laissait aucune équivoque

Je vous ordonne, Messieurs, de vous séparer tout de suite et de vous rendre, demain matin, chacun dans les chambres affectées à votre ordre, pour y reprendre vos séances. J'ordonne, en conséquence, au grand maitre des cérémonies de faire préparer les salles.

Restait à fondre les propositions de Necker partiellement adoptées avec les modifications décidées par le Conseil, dans une rédaction définitive, qui serait l'œuvre de Barentin et des conseillers d'État : elle serait soumise au Conseil le lendemain 22.

Montmorin et Saint-Priest firent une dernière tentative auprès du Roi. Ils lui écrivirent, chacun de son côté, une lettre où ils soutenaient avec fermeté le système de Necker. Ils lui rappelaient le déficit, le trésor vide — on n'avait plus d'argent, que pour atteindre le mois de juillet, et bientôt on ne pourrait plus payer la solde des troupes, — et lui montraient la nécessité de faire des concessions. En vain alléguait-on le caractère inaltérable de l'antique constitution de la monarchie à laquelle la convocation des États généraux et même le mode de convocation venaient déjà de porter atteinte. Rien de stable sous le soleil, Sire, écrivait Saint-Priest, c'est un vieil adage. Il faut varier quand les circonstances l'exigent. Ce sont elles, à vrai dire, qui gouvernent les États. Le salut du peuple doit être la loi suprême. On prétendait que les deux premiers ordres ne se soumettraient pas au plan de Necker : Mais dans tous les cas, écrivait Montmorin, ce ne serait pas la totalité de ces deux ordres qui se retirerait. La majorité du Clergé s'y conformerait, et une partie de la Noblesse plus grande qu'on ne croit.

La rédaction des trois discours et des deux déclarations fut lue au Conseil : c'était un assemblage hâtif et incohérent de deux systèmes différents. Necker, qui savait la partie perdue, ne dit presque rien. Montmorin essaya de rouvrir la discussion, mais le Roi lui dit sèchement : Il n'est question que de savoir si la rédaction est conforme à ce qui a été convenu hier.

Le 23 eut lieu, dans la salle des Menus, au milieu d'un appareil militaire considérable, la séance royale. Les députés des Communes durent attendre. du côté de la rue des Chantiers, dans une galerie de bois, trop petite pour les contenir tous, si bien que beaucoup restèrent dehors, à la pluie. Des murmures s'élevaient, et les plus exaltés parlaient de se retirer. Bailly, inquiet, fit prévenir le capitaine des gardes, puis le grand maitre des cérémonies, qui excusa ce désordre par la mort subite d'un des secrétaires du Roi ; mais, lorsqu'ils furent introduits, les députés du Tiers trouvèrent installés le Clergé et la Noblesse. qui étaient entrés par la porte de l'avenue de Paris. Le Roi arriva, suivi de la reine, des princes, des ministres, sauf Necker, dont l'absence fit aussitôt impression. Necker, tout hostile qu'il fût à l'arrêté de l'Assemblée nationale, répugnait à appuyer de son autorité le programme imposé malgré lui aux États généraux. Peut-être s'était-il résolu à l'abstention dès le 22, après le dernier Conseil. car plusieurs nobles libéraux, de Menou, d'Aiguillon, Mathieu de Montmorency, l'avaient annoncée à Bailly dans la nuit. Mais peut-être aussi ce caractère vacillant hésita-t-il jusqu'au dernier moment. pour céder enfin aux sollicitations de sa femme, de sa fille Mme de Staël et de l'archevêque de Bordeaux, Champion de Cicé. Cette abstention du véritable chef du gouvernement, du plus populaire des ministres, de celui qui seul pouvait rétablir les finances, ôtait au lit de justice du 23 juin beaucoup de son importance, révélait à l'Assemblée nationale la faiblesse et la discorde du ministère.

Le Roi parla d'union, se déclara le père commun de tous ses sujets, mais aussi le défenseur des lois de son royaume, dont il venait retracer le véritable esprit. Puis, le garde des Sceaux Barentin ayant dit : Le Roi ordonne que l'on se couvre, beaucoup de députés du Tiers mirent leur chapeau, voulant conserver et marquer un droit ; mais, comme le Clergé et la Noblesse, pour se distinguer, ne le firent point, ils se découvrirent aussitôt. Barentin lut alors la déclaration qui annulait les arrêtés de l'Assemblée du 17 juin comme illégaux et inconstitutionnels. Les Communes accueillirent cette lecture par un silence morne et impressionnant. Les privilégiés applaudirent plusieurs fois l'article qui maintenait toutes les propriétés sans exception, particulièrement les dîmes et les droits seigneuriaux ; si bien que des rangs des Communes partirent des cris de : Paix-là ! pour contenir cet enthousiasme impudent. Les expressions répétées de la volonté royale : Le Roi veut, le Roi entend, blessèrent le Tiers qui, lui aussi, avait décrété en souverain, le 17 juin. Le discours du Roi, impérieux et cassant, l'indigna plus encore.

... Si, par une fatalité loin de ma pensée, disait le Roi, vous m'abandonniez dans une si bulle entreprise, seul je ferais le bien de nies peuples ; seul je me considérerais comme leur véritable représentant ; et, connaissant vos Cahiers, connaissant l'accord parfait qui existe entre le vœu le plus général de la Nation, et mes intentions bienfaisantes, j'aurais toute la confiance que doit inspirer une ci rare harmonie... Réfléchissez, Messieurs, qu'aucun de vos projets, aucune de vos dispositions ne peut avoir force de loi sans mon approbation spéciale.

Enfin, après avoir insisté sur son autorité et sur ses bienfaits, il ordonna aux députés de se séparer et de délibérer dans des chambres à part.

Presque tous les députés de la Noblesse et le haut Clergé se retirent ; les autres restent à leur place, gardant un silence profond. Le grand maître des cérémonies, le jeune marquis de Dreux-Brézé, entre, le chapeau sur la tête. On lui crie de se découvrir. Il refuse, puis dit : Messieurs, vous connaissez les intentions du Roi. Mirabeau s'écrie : Allez dire à ceux qui vous envoient que nous ne sortirons d'ici que par la puissance des baïonnettes[7]. — Monsieur, répondit Bailly, qui présidait, l'Assemblée s'est ajournée après la séance royale ; je ne puis la séparer sans qu'elle en ait délibéré. — Est-ce là votre réponse, et puis-je en faire part au Roi ?Oui, Monsieur. Et Bailly dit à ses collègues : Je crois que la Nation assemblée ne peut pas recevoir d'ordre. De Brézé alla rendre compte au Roi, qui, déjà irrité du rôle qu'on lui faisait jouer, répondit : Eh bien ! f..... qu'ils restent ! Cependant deux escadrons de gardes du corps furent envoyés ; mais plusieurs nobles ralliés au Tiers, la Fayette, Dandré, Liancourt, la Rochefoucauld, s'opposèrent à leur passage.

L'Assemblée ne fut pas inquiétée. Quelques députés proposèrent d'ajourner au lendemain la discussion des déclarations royales ; mais cet avis fut aussitôt rejeté, et la discussion commença. Camus proposa de déclarer que l'Assemblée persistait dans ses arrêtés. Barnave exposa que les arrêtés de l'Assemblée ne dépendaient que d'elle : Le premier a déclaré ce que vous croyez être, le second statue sur les impôts que vous seuls pouvez consentir : le troisième est un serment que dicte votre devoir. Ce n'est pas le cas de la sanction. Le Roi ne peut anéantir ce qu'il ne peut sanctionner. Et Sieyès ajouta : Vous êtes aujourd'hui ce que vous étiez hier. La discussion fut courte : à l'unanimité, dans un silence religieux, en présence d'une quarantaine de témoins, l'Assemblée, pour la première fois, décida qu'elle persistait dans ses précédents arrêtés. Puis, après cette désobéissance formelle au Roi, elle décréta l'inviolabilité de ses membres, déclara toutes personnes ou toute corporation, cour, tribunal, qui poursuivraient ou détiendraient un député pendant la session, infâmes et traîtres envers la Nation et coupables de crime capital, se réservant de faire poursuivre et punir les auteurs, instigateurs ou exécuteurs de toute atteinte à leur liberté. Il avait fallu, pour faire voter ce décret, toute l'insistance de Mirabeau : à Bailly, qui résistait, il avait répliqué : Vous ne savez pas à quoi vous vous exposez ! Si vous ne portez pas le décret, soixante députés, et vous le premier, serez arrêtés cette nuit, et ainsi il avait enlevé le vote.

Cependant les nobles étaient contents de la séance royale. Le duc de Luxembourg à leur tête, ils se rendirent chez le comte d'Artois, qui les reçut fort bien ; puis ils allèrent chez Monsieur, qui, voulant éviter de se compromettre, refusa de les recevoir ; enfin ils montèrent chez la reine qui, entourée de ses enfants, leur fit le plus aimable accueil. Les députés du Tiers étaient chez Necker, dont la démission était annoncée par toute la ville. Alarmée par l'effervescence que ces bruits occasionnaient, la reine manda le ministre, qui vint la trouver, suivi d'un peuple immense jusqu'aux portes du château. La reine et lui s'expliquèrent, et Necker promit de rester. Puis il retourna chez lui à pied, acclamé par la foule.

Le 24 juin, la majorité du Clergé revint à l'Assemblée nationale. et l'archevêque de Vienne prit place sur un fauteuil, à côté du président Bailly. L'archevêque demanda à l'Assemblée de délibérer en commun sur les déclarations du Roi : ainsi la question du vote par tête était résolue, sans avoir été proposée. Le 25, arrivèrent encore huit ecclésiastiques et le recteur de l'Université de Paris ; puis quarante-sept députés de la Noblesse, parmi lesquels Clermont- Tonnerre, Lally-Tollendal, d'Aiguillon, le duc de la Rochefoucauld, de Menou, Mathieu de Montmorency, de Luynes, Alexandre Lameth, Castellane, de Montesquiou, la Tour-Maubourg, Adrien Du Puri, le duc d'Orléans : ils s'étaient résolus à cet acte, sans en avertir la chambre de leur ordre autrement que par une lettre de Clermont-Tonnerre, leur chef. Une quarantaine de nobles libéraux, la Fayette, le duc de Liancourt, Charles Lameth, etc., étaient restés dans la chambre de la Noblesse, pour obéir aux mandats de leurs électeurs, qui les avaient envoyés aux États avec ordre de soutenir le programme de leurs Cahiers et de délibérer par chambres séparées. Bailly accueillit avec joie un prince illustre, une partie imposante et respectable de la noblesse française, et exprima l'espoir que bientôt toute la Noblesse serait réunie dans l'Assemblée. Le 26, nouvelles accessions : deux évêques, deux curés, deux nobles. Chaque jour l'Assemblée se fortifiait. Chaque jour aussi grandissait l'irritation du peuple contre la minorité : le 24, la foule injuriait à la sortie de leur salle les membres du Clergé, surtout l'archevêque de Paris, de Juigné, pour avoir conseillé la séance royale du 23 : et peut-être ces menaces l'intimidèrent, car, le lendemain, l'archevêque se rendait à l'Assemblée nationale. L'indignation contre la Noblesse était plus vive encore. Des bruits inquiétants couraient, on annonçait un massacre de nobles.

Le Conseil jugea qu'une plus longue résistance était impossible. Il exposa au Roi que la réunion de la Noblesse à l'Assemblée était nécessaire, pour éviter des malheurs, mais aussi pour ralentir l'allure de l'Assemblée et prévenir de nouveaux empiétements de sa part. Le Roi fit remettre au duc de Luxembourg et au cardinal de la Rochefoucauld des lettres où il invitait son fidèle Clergé et sa fidèle Noblesse à se réunir sans délai avec le Tiers État ; le comte d'Artois engagea le duc de Luxembourg à faire tous ses efforts pour décider la Noblesse, disant : Les jours du Roi sont en danger. En réalité, tout était tranquille ; personne, ni à Versailles, ni à Paris, ne songeait à verser le sang des nobles ; et, quant au Roi, pas un Français n'eût pu avoir même la pensée d'attenter à sa personne. Mais il fallait vaincre l'obstination de la Noblesse, dont la plus grande partie s'entêtait à rester séparée. Le duc de Luxembourg, qui, d'après Barentin, avait été consterné par la lettre royale, alla auprès du Roi, et revint avec une seconde lettre où Louis XVI disait que le salut de l'État et sa sûreté personnelle dépendaient de la réunion. Messieurs, s'écria le marquis de Saint-Simon, le Roi nous dit que sa vie est menacée ; courons au château, formons-lui un rempart de nos corps. Le duc de Luxembourg sut éviter cette démarche imprudente ; il leva adroitement la séance pour empêcher toute discussion et s'écria : Il s'agit de sauver le Roi et la patrie. La personne du Roi est en danger ! Qui de nous oserait hésiter un seul instant ? La Noblesse se résigna. Elle n'était, d'ailleurs, plus réunie ; Barentin écrivait, le 27 juin, au Roi : La Noblesse n'a ce soir et demain qu'un bureau, mais point de délibération générale, ce que je considère comme très heureux dans la circonstance. La majorité des nobles, sous la conduite du duc de Luxembourg, se rendit à l'Assemblée. De même la minorité du Clergé, incitée par le cardinal de la Rochefoucauld. L'Assemblée les accueillit avec de grandes manifestations de joie, aux cris de : Vive le Roi ! Le peuple, en apprenant cette nouvelle, se porta au château, acclama le Roi, la reine et Necker ; le soir, tout Versailles et tout Paris illuminèrent.

Ainsi le Roi qui, le 23 juin, enjoignait en termes si nets aux trois ordres de se séparer, avait, le jour même, subi la désobéissance du Tiers, et, quelques jours après, ordonné aux deux premiers ordres de se rendre à l'Assemblée. C'était une volte-face à discréditer la royauté.

 

IV. - LA COUR ET L'ASSEMBLÉE. LA TENTATIVE DE CONTRE-RÉVOLUTION (27 JUIN-11 JUILLET).

DÉJÀ la Cour songeait à la revanche. La reine, le comte d'Artois, les princes de Condé et de Conti, Polignac, Barentin, le maréchal de Broglie, de Breteuil, agissaient sur le Roi, qui allait les suivre, sans bien savoir où on le conduisait. Il y eut, dit Necker, des secrets et arrière-secrets, et le Roi lui-même n'était pas de tous. On se proposait peut-être, selon les circonstances, d'entraîner le monarque à des mesures dont on n'avait pas osé lui parler. Aucun plan ne fut discuté en Conseil ; aucun moyen violent ne fut, en effet, présenté au Roi, qui y répugnait, mais des dispositions furent prises, peu à peu, au jour le jour. Dès le 23 juin il y avait tout un appareil militaire à Versailles. Le 26 juin, le Roi fait expédier des ordres de marche à six régiments. trois d'infanterie, trois de cavalerie, et, le 1er juillet, à la suite des actes d'indiscipline des gardes françaises de Paris, à dix autres régiments d'infanterie et à deux bataillons d'artillerie tirés du Nord et de l'Est, la plupart suisses ou allemands : six d'entre eux devaient arriver entre le 5 et le 10. Dans les premiers jours de juillet, une concentration s'opère autour de Versailles, et surtout autour de Paris. Le maréchal de Broglie est investi du commandement général au château de Versailles, et a sous ses ordres Besenval, commandant en chef des provinces de l'intérieur, qui est chargé de surveiller Paris.

Cependant, à l'Assemblée, les nobles non ralliés manifestent leur opposition. Ils essaient, sans y réussir, d'enlever la présidence à Bailly. Ils affectent de ne point s'asseoir sur les banquettes, semblent vouloir ne pas siéger ; mais peu à peu Bailly les gagne, ou croit les avoir gagnés. Quelques-uns veulent se retirer, les mandats impératifs qu'ils ont reçus de leurs commettants ne leur permettant pas, disent-ils, de délibérer avec les deux autres ordres ; mais, comme leur retraite eût affaibli la majorité de la Noblesse, ceux des ministres qui soutenaient leur cause leur firent dire que les choses changeraient, que l'on faisait avancer des troupes, qu'il fallait dissimuler encore quelque temps. Une partie de la majorité de la Noblesse continuait de s'assembler chez le duc de Luxembourg, protestait contre la réunion, déclarait les décrets nuls et illégaux.

Toutes ces intrigues et ces résistances provoquèrent de grandes inquiétudes. Les députés du Tiers craignaient pour leur liberté et même pour leur vie. A Paris les bruits les plus alarmants circulaient : l'Assemblée nationale allait être dissoute, disait-on ; les députés, emprisonnés ; Paris, livré au pillage.

Depuis la fin de juin, Paris était en effervescence. Les nouvelles de Versailles étaient apportées au Palais-Royal, dans les cafés, surtout au café de Foy, et immédiatement répandues de la Bourse aux faubourgs ouvriers Saint-Antoine et Saint-Marceau. Les billets de la Caisse d'Escompte tombaient ; le crédit public s'effondrait. Les banquiers, les agents de change, les spéculateurs, les rentiers, très nombreux à Paris, — les Parisiens détenaient la plus 'grande partie des deux cents millions de rentes sur l'État, — s'effaraient à la moindre alerte. Ils redoutaient la réaction monarchique et féodale, qui signifiait pour eux la banqueroute : aussi faisaient-ils cause commune avec l'Assemblée ; les riches banquiers Laborde, Boscary, Dufresnoy, étaient prêts à mettre à la disposition du parti national des sommes considérables. La Cour, gaspilleuse et ignorante, ne prêtait aucune attention à cette alarme des intérêts ; mais Necker, l'homme de la finance, en savait la gravité. — D'autre part, l'élévation du prix du pain depuis l'hiver, le chômage, la misère des ouvriers parisiens et de tous ceux que la crise industrielle de l'Est avait attirés à Paris, exaspéraient la classe ouvrière. Les faubourgs étaient des terrains préparés pour l'émeute.

Paris était administré par sa municipalité. A la tête de celle-ci étaient le Prévôt des marchands, quatre échevins, le greffier en chef, le receveur-trésorier, le procureur avocat du Roi et de la Ville. Ces huit membres formaient le Bureau de la Ville ; ils dirigeaient tons les services : police, voirie, approvisionnements, etc. La municipalité comprenait, en outre, 24 conseillers de Ville, qui se réunissaient au Bureau pour délibérer. Tous les officiers municipaux étaient élus, en général, pour deux ans, par un collège de 79 membres au plus — bourgeois, avocats, négociants, conseillers — sur lequel le gouvernement pouvait facilement agir. Ils étaient ensuite nominés ou agréés par le Roi. Les élus étaient des notables riches, car ils devaient acheter leurs charges : la plus chère, celle de trésorier, coûtait un million. Le Prévôt des marchands était Jacques de Flesselles, ancien intendant de Bretagne et de Lyon, ancien conseiller au Parlement de Paris. Cette municipalité, en réalité choisie par le Roi, ne représentait point Paris ; elle n'avait plus, en juillet 1789, aucune autorité sur les Parisiens.

L'Assemblée des Électeurs du Tiers État voulut profiter de la situation. Cette Assemblée avait été élue par tous les Parisiens domiciliés, âgés de vingt et un ans, et payant six livres de capitation, environ 50.000 inscrits. Paris. à cette occasion, avait été divisé en soixante districts, qui remplaçaient les seize quartiers. L'Assemblée des Électeurs, composée de -107 membres, avait élu, en avril, les vingt députés du Tiers de Paris aux États généraux. Elle aurait dû se dissoudre après les élections. Mais elle se prorogea et chercha, sans y réussir, à prendre en mains le pouvoir municipal. Le 25 juin, au milieu de l'émotion causée par la séance royale du 23, les Électeurs se réunirent illégalement au Musée, rue Dauphine ; dix-huit députés nobles et vingt-six ecclésiastiques se joignirent à eux. Ils envoyèrent à l'Assemblée nationale une délégation, sous la conduite de Moreau de Saint-Méry, pour lui déclarer leur adhésion à ses actes et à ses principes, auxquels ils promettaient de rester fidèles en toute circonstance. Ils demandèrent qu'on mît à leur disposition une salle à l'Hôtel de Ville. Le Prévôt des marchands et les échevins n'osèrent la leur refuser. Les Électeurs étaient des bourgeois modérés, désireux de maintenir l'ordre : l'un d'eux, Bonneville, demanda la création d'une garde bourgeoise ; issus du suffrage populaire, ils pouvaient mieux que la municipalité imposer leur autorité aux clubs violents du Palais-Royal, et ils étaient résolus à soutenir l'Assemblée nationale, si elle était menacée.

L'agitation gagnait les soldats. Outre les troupes du Guet, il y avait à Paris deux régiments d'infanterie, gardes suisses et gardes françaises. Celui-ci était un des plus beaux régiments de France : l'avoir pour soi, écrira Besenval, c'était être maitre de Paris. Aussi le peuple le caressait-il. Les capitalistes, les rentiers répandaient parmi les gardes françaises de l'argent ; oléine de pauvres gens, comme Louis-Sauveur de Chénier, frère des poètes André et Marie-.Joseph, vendirent leur avoir pour leur donner à boire. Les idées de révolte s'infiltraient dans ce corps, que depuis longtemps déjà son nouveau colonel, le duc du Châtelet, avait mécontenté par une discipline très dure et par la suppression de l'école des enfants de troupe. Beaucoup d'entre eux formaient au Palais-Royal une société secrète où ils discutaient les affaires publiques. Ils étaient tout prêts à désobéir. Les 25 et 26 juin, ils refusèrent de faire leur service ; le duc du Châtelet en fit emprisonner plusieurs à l'Abbaye, près de Saint-Germain-des-Prés ; mais, le 30 juin, une foule de 7.000 à 8.000 hommes, femmes et enfants, alla les délivrer, les porta en triomphe au Palais-Royal, les plaça sous sa sauvegarde, les mit ainsi en état de révolte ouverte.

L'Assemblée ne pouvait approuver cette émeute populaire et militaire, qui incitait l'armée à l'indiscipline ; mais elle ne pouvait non plus y rester indifférente. Ces soldats, délivrés par la foule, étaient des patriotes, des amis de la liberté, sur lesquels elle savait pouvoir compter en cas de conflit avec la Cour. D'ailleurs, une répression sévère aurait certainement provoqué de nouveaux troubles à Paris, où le feu de l'insurrection d'avril au faubourg Saint-Antoine couvait encore. Bailly, averti le 1er juillet par une députation officieuse, intervint aussitôt auprès de Necker ; il convint avec lui que, coupables ou non, il fallait laisser les soldats libres, mais d'une manière qui ne compromit pas l'autorité ; qu'il fallait tâcher que l'Assemblée les recommandât à la bonté du Roi. Bailly exposa l'affaire à l'Assemblée. Plusieurs députés déclarèrent qu'étant d'ordre militaire, elle regardait seulement le pouvoir exécutif, et que l'Assemblée devait rester impassible. Bailly répliqua que, si les principes commandaient de sévir, on ne pouvait les suivre sans exciter de nouveaux désordres ; qu'il fallait user de clémence, tout en n'affaiblissant pas la discipline, et qu'il appartenait à l'Assemblée d'intervenir pour aider et couvrir l'indulgence de l'autorité. Mounier, Champion de Cicé, le Chapelier l'approuvèrent. L'Assemblée décida d'envoyer au Roi une députation qui devait le supplier de vouloir bien employer, pour le rétablissement de l'ordre, les moyens infaillibles de la clémence et de la bonté qui sont si naturelles à son cœur. Le Roi répondit à l'archevêque de Paris, chef de la députation, qu'il accorderait la grâce dès que l'ordre serait rétabli. Exhortés par Bailly et les Électeurs de Paris, les soldats rentrèrent dans leur prison, puis furent remis en liberté.

L'Assemblée cependant achevait de se constituer, malgré maintes difficultés. Le 2 juillet, le cardinal de la Rochefoucauld affirma le droit du Clergé à s'assembler et à voter séparément, conformément aux lois constitutionnelles de la monarchie et à la déclaration royale du 23 juin. Cette protestation imprévue contre la fusion ordonnée par le Roi, et que l'on semblait avoir acceptée, entraina une longue discussion sans résultat. Le 3 juillet, des députés de la Noblesse, — au nombre de 138, — réunis dans leur chambre, déclaraient, eux aussi, s'en tenir aux principes essentiels de la distinction entre les ordres, de l'indépendance et du vote séparé de chacun d'eux. Mais l'Assemblée recevait de toutes les parties du royaume, de Paris d'abord, des villes, grandes et petites, et des communautés rurales une multitude d'adresses où étaient exprimées la reconnaissance et la confiance que ses actes inspiraient. Elle se divisa en bureaux, élut, le 3 juillet, suivant le règlement, un nouveau président, l'archevêque de Vienne, nomma des secrétaires Grégoire, Mounier. Le Chapelier, Sieyès, Lally-Tollendal, Clermont-Tonnerre — pris dans les trois ordres, créa, le 6, un Comité de Constitution, examina les propositions de son Comité des subsistances, reprit, le 8, la discussion sur les mandats impératifs, et, après de longs débats, considérant que son activité ne pouvait pas être suspendue ni la force de ses décrets affaiblie par les protestations ou par l'absence de quelques représentants des bailliages, décida qu'il n'y avait pas lieu à délibérer.

Cependant les troupes appelées par la Cour commençaient à arriver. Le 8 juillet, Mirabeau fit part de l'inquiétude qui agitait Paris et Versailles. Il ne rendait pas le Roi responsable de ces mesures, plus propres à alarmer et à soulever le peuple qu'à le calmer, mais il annonçait les grands désordres qui suivraient un soulèvement de Paris. Il proposait, pour maintenir la tranquillité à Paris, d'établir une garde bourgeoise. Sa motion fut vivement applaudie ; Sieyès, Le Chapelier l'appuyèrent. L'Assemblée décida de demander au Roi l'éloignement des troupes. Cette séance effraya Barentin, qui écrivit au Roi :

Il y a eu beaucoup de chaleur dans l'Assemblée et des menaces de dénoncer ceux qui ont donne à Votre Majesté un conseil aussi perfide que celui de faire venir des troupes. Je ne peindrais que faiblement à Votre Majesté tous les principes dangereux avancés dans cette séance et les conséquences funestes qui en peuvent résulter pour l'autorité royale ; chaque acte semble dévoiler le projet formé de s'en emparer.

L'Assemblée avait décidé de présenter au Roi une adresse. Mirabeau la rédigea :

La France, y était-il dit, ne souffrira pas qu'on abuse le meilleur des Rois et qu'on l'écarte par des voies sinistres du noble plan qu'il a lui-même tracé. Vous nous avez appelés pour fixer de concert avec vous la Constitution et opérer la régénération du royaume. L'Assemblée nationale vient vous déclarer solennellement que vos vœux seront accomplis, que vos promesses ne seront point vaines, que les pièges, les difficultés, les terreurs ne retarderont point sa marche et n'intimideront point son courage.

Le Roi répondit, le 10, à la députation de l'Assemblée que les troupes n'étaient destinées qu'à maintenir l'ordre et même à protéger la liberté de délibération des États généraux. Ce ne pourraient être que des gens malintentionnés, dit-il, qui pourraient égarer mes peuples sur les vrais motifs des mesures de précaution que je prends. Mais la fin de sa réponse, suggérée par les minis-, tees opposés à Necker, et qui rappelait le ton des discours du 23 juin, donnait à réfléchir :

Si pourtant, disait-il, la présence nécessaire des troupes dans les environs de Paris causait encore de l'ombrage, je me porterais, sur la demande de l'Assemblée, à transférer les États généraux à Noyon ou à Soissons, et alors, je nie rendrais à Compiègne, pour maintenir la communication qui doit avoir lieu entre l'Assemblée et moi.

L'Assemblée n'avait rien demandé de tel et ne songeait certes pas à se placer à proximité (les provinces du Nord et de l'Est, garnies de troupes. Quelques députés pensèrent que la Cour préparait la translation de l'Assemblée. Mais la plupart furent rassurés par la réponse même du Roi, tant les Français, écrivait Mirabeau, sont portés à une confiance illimitée dans leur monarque. Et l'Assemblée, poursuivant ses travaux, entendit les projets de Déclaration des Droits de l'Homme proposés par la Fayette et Lally-Tollendal, et arrêta la formation d'un Comité des finances, composé de 61 membres.

Le même jour, les Électeurs de Paris se réunirent à l'Hôtel de Ville. On demanda de nouveau la constitution d'une garde bourgeoise qui, en assurant l'ordre, rendrait inutile le déploiement de forces militaires autour de Paris. Bonneville proposa de se constituer eu corps de Commune, de confirmer provisoirement les officiers municipaux, de les inviter à prendre séance pour délibérer avec les Électeurs, de convoquer les soixante districts et de les engager à nommer chacun un représentant pour se joindre aux Électeurs. C'étaient les bases de l'organisation future de la municipalité parisienne. Mais, le lendemain, 11 juillet, l'Assemblée des Électeurs décida qu'il n'y avait pas lieu de se former en Commune. Comme elle avait seule de l'autorité à Paris et le pouvoir de fait, elle ajournait la constitution du pouvoir légal. Elle arrêta de supplier l'Assemblée nationale de procurer, au plus tôt, à la ville de Paris l'établissement d'une garde bourgeoise. Elle ne s'adressait pas au Roi, par défiance envers les ministres, mais à l'Assemblée, dont le prestige et le pouvoir moral grandissaient de jour en jour.

Au même moment de graves manifestations se succédaient parmi les troupes. Il était certain que la Cour ne pouvait plus compter sur les gardes françaises. D'autre part, les nouveaux régiments se laissaient gagner par le peuple. Le 9 juillet, dans une réunion de plusieurs corps de troupes au Palais-Royal, 60 canonniers du bataillon de Toul-Artillerie, appelé de La Fère, se livrèrent à une manifestation révolutionnaire ; le 11, à trois heures du matin, le bataillon fut éloigné de Paris et envoyé à Jouy-en-Josas. La Cour avait surtout requis des régiments étrangers ; mais de ceux-là même la fidélité n'était pas sûre. Les bourgeois les séduisent, écrivait le ministre de Saxe, Salmour, et les Suisses de Salis-Samade, logés à Issy et à Vaugirard, ont assuré leurs hôtes qu'au cas on les fit marcher, ils dévisseraient les batteries de leurs fusils. L'indiscipline avait gagné jusqu'aux gardes du corps, à Versailles : le 27 juin, ils avaient refusé de battre l'estrade dans les rues de la ville. Dans presque tous les régiments, les soldats discutaient les ordres, s'occupaient des affaires publiques, parfois même désertaient ou se révoltaient. C'était un mal déjà ancien, comme on l'a vu. Même beaucoup d'officiers n'étaient pas sûrs. Mme de Lostanges écrivait, le 10 juillet, à son mari, officier à Angres : On prétend qu'il y a des colonels qui ont dit qu'ils n'obéiraient pas si on leur donnait des ordres pour marcher. On assure que l'on a été obligé de choisir les régiments que l'on a fait marcher. C'est réellement affligeant que le Roi ne puisse pas compter sur l'obéissance de quelques chefs de ses régiments. Le maréchal de Broglie, qui avait fait venir le régiment commandé par son fils, le prince de Broglie, très attaché au Tiers, lui dit : Monsieur, j'ai répondu de votre régiment et de votre personne au Roi. Ainsi votre tête m'en répond[8].

Cependant, sans attendre même toutes les troupes qu'elle avait appelées, et dont l'effectif eût été de 18.000 hommes[9], le 18 juillet, la Cour, qui dispose à ce moment-là de 10.000 hommes, se résout à un acte d'une extrême gravité. Le jeudi 9 juillet, après la séance où Mirabeau avait dénoncé les projets de contre-révolution. Breteuil, ancien secrétaire d'État de la maison du Roi jusqu'en 1785, contre-révolutionnaire déclaré, est appelé de sa maison des champs à Versailles. Il y arrive le 10 au matin et confère avec le Roi et la reine. Dans la nuit du 10 au 11, rapporte le marquis de Sillery, familier du duc d'Orléans, un Comité secret, composé de plusieurs membres de la Noblesse, se tient chez le secrétaire d'État de Villedeuil. Le 11, dans la matinée, le Roi préside un Conseil des dépêches, où n'est pas Necker ; il cherche à dissimuler son trouble en feignant de dormir, parfois même en ronflant bruyamment, suivant sa coutume ; à l'issue du Conseil, il prend à part de la Luzerne et le charge d'aller porter à Necker la lettre qui lui ordonne de quitter immédiatement le royaume. Montmorin, Saint-Priest, Puységur sont congédiés ; de la Luzerne donne sa démission, malgré les instances de Barentin. Restent Barentin et Villedeuil. Le dimanche 12, pendant que Necker, parti la veille pour Saint-Ouen, comme s'il allait à la promenade, se dirige vers Bruxelles, pour gagner la Suisse, en évitant la Bourgogne et la Franche-Comté trop troublées, le nouveau ministère, préparé depuis trois semaines, se forme en partie : Breteuil en est le chef et dirige les Finances ; le maréchal de Broglie est à la Guerre ; l'intendant la Porte, à la Marine ; la Vauguyon, aux Affaires étrangères.

Le renvoi de Necker était un caprice de grave conséquence. Necker avait pour lui l'opinion publique. Capitalistes et rentiers voyaient en lui le soutien du crédit et le garant contre la banqueroute toujours redoutée. Le seul bruit de sa retraite provoqua la baisse des rentes et de toutes les valeurs à la Bourse. L'Assemblée savait qu'il était dans les conseils du Roi l'adversaire du parti de la Cour. Les Français, qui le croyaient encore plus libérai qu'il n'était, lui faisaient confiance. Même les ministres qui le combattaient, comme Barentin, sentaient la gravité de l'erreur commise par le Roi. Le contre-révolutionnaire Rivarol écrivait dans le Journal politique national : Il était alors aussi impolitique et dangereux à la Cour de France de se séparer de M. Necker, qu'il le serait à la Cour de Naples de faire jeter à la mer l'ampoule de saint Janvier.

 

 

 



[1] Peut-être avec les pensions et gratifications arriverait-on à 40 millions, ce qui ferait le douzième des revenus de l'Etat (voir Histoire de France, t. IX, I). Mais les sommes données par le Roi variaient d'année en année.

[2] Histoire de France, t. IX, 1, livre III. — Almanach royal de 1789. — Registre des dépenses de la Maison du Roi et de la reine au 1er janvier 1789 (Arch. Nat. KK. 374). — A Brette, Histoire des édifices..., citée plus bas.

[3] Latreille, L'armée et la nation à la fin de l'Ancien régime, 1914.

[4] Histoire de France, t. IX.

[5] Le comte de Montlosier ne viendra siéger qu'à la fin de septembre.

[6] En souvenir des Communes du moyen âge et de la révolution communale ; peut-être aussi, chez certains esprits, par allusion à la Chambre des Communes d'Angleterre.

[7] Il est impossible de rapporter exactement la réponse de Mirabeau. Dans sa 13e Lettre a ses commettants, Mirabeau donna une tournure plus oratoire et plus provocante à sa réponse, et créa la légende, qui, d'ailleurs, ne s'accrédita que longtemps après. Bailly, qui présidait, parlait seul au nom de l'Assemblée.

[8] Lettres de Mme de Lostanges à son mari, officier du Roi (Arch. Nat., Fr 4774"), publiées en partie par P. Caron, Revue historique, 1914.

[9] Oswald Schmid, Der Baron von Besenval (1721-1791), Zurich, 1913, donne le chiffre de 17.730 hommes, appelés à servir sous les ordres du maréchal de Broglie (d'après les Archives de la Guerre et les Archives Nationales).