HISTOIRE DE FRANCE

 

LIVRE VI. — CONCLUSION SUR LES RÈGNES DE LOUIS XV ET DE LOUIS XVI.

CHAPITRE II. — LA CRISE.

 

 

I. — L'OPPOSITION DES ÉCRIVAINS.

APRÈS l'ébranlement de l'Église et les grands troubles dans l'État au XVIe siècle, la réforme catholique et les rois avaient rétabli l'autorité dans l'Église et dans l'État. Un temps était venu, de discipline rigide ; en religion comme en politique, Louis XIV avait voulu supprimer toute résistance, toute dissidence ; il y avait réussi un moment, parce que les hommes de son siècle, après tant d'agitations, cherchaient l'ordre et l'autorité. Le presque universel applaudissement qui suivit la révocation de l'Édit de Nantes prouve que le Roi était d'accord avec son peuple. Bientôt commence un mouvement en sens inverse. Il faut reconnaître ici le phénomène historique du reflux après le flux de l’éternelle marée ; mais les rigueurs du régime de contrainte, les malheurs et la décadence du royaume précipitèrent ce mouvement. Brusquement, à la mort de Louis XIV, un nouvel esprit s'échappe de l'état de compression où il était retenu.

L'opposition au régime fut universelle ; personne n'étant content de son sort, chacun manifesta son mécontentement à sa façon. La façon la plus éclatante fut celle des écrivains.

Sous la Régence, l'ironie commence à s'exprimer par des satires de Voltaire et par les Lettres persanes de Montesquieu. Elle sourit ou ricane, le siècle durant, dans toute l'œuvre de Voltaire, dans les écrits imités des siens, dans les correspondances et dans les conversations. Tout lui est matière : un arrêt du Parlement, un arrêt du Conseil, la conduite des gens en vue. Un traité de paix, une bataille perdue, un mandement d'évêque, une bulle pontificale. L'ironie cherche en toutes choses le motif de rire ; elle détruit le respect par la crainte du ridicule.

L'éloquence apparut vers le milieu du siècle, mêlée de sarcasmes chez Diderot et d'imprécations chez Rousseau. Cette éloquence philosophique fut avidement écoutée, car l'éloquence religieuse se taisait, et l'âme française a besoin d'orateurs qui s'adressent à ses sentiments nobles, comme d'ironistes qui amusent sa naturelle malice L'éloquence fut puissante autant que l'ironie : elle inspira des colères et des enthousiasmes.

Une grande curiosité intellectuelle initia les esprits à des problèmes nouveaux. Elle se porta sur l'antiquité orientale, sur l'antiquité grecque et romaine, sur la romaine surtout, sur l'antiquité nationale, sur les peuples d'Europe et les peuples lointains d'Asie, jusque-là ignorés, les premiers presque autant que les seconds. Elle s'enquit des mœurs, des religions et des lois, cherchant l'homme dans tous les climats, à tous les moments de l'histoire. Elle se passionna pour les sciences, qui, par les savants eux-mêmes, lesquels étaient des écrivains, et par les vulgarisateurs, si nombreux et si habiles, étaient mises à la portée de tout le monde.

L'Église fut attaquée par la critique des dogmes et de l'institution ecclésiastique, et par la science. Voltaire, Rousseau, bien d'autres avec eux prêchent le déisme. Par le déisme est effacée dans le caractère national une marque particulière, la marque catholique française. Dieu n'est plus le Dieu qui, s'étant élu un peuple, le peuple d'Israël, au temps de l'Ancien Testament, en a choisi un autre, au temps du Nouveau, le peuple des Francs ; qui a baptisé et sacré par le miracle de la sainte ampoule Clovis, le premier roi chrétien, accompli ses Gestes par le bras des Francs, honoré la France par la sainteté de saint Louis, converti Henri IV, et donné Louis XIV — a Deo datus — aux prières du roi Louis XIII, de la reine Anne et de la France. Le Dieu philosophique est un vague Être suprême, qui se défend mal, dans l'effacement de sa personnalité, contre le matérialisme et l'athéisme,

L'État fut attaqué par la critique de tous ses abus, parla comparaison avec d'autres façons de vivre et par l'admiration de l'antiquité romaine, de la constitution anglaise ou de la constitution américaine. Ici encore s'efface une marque française ; la nation est versée dans la vague humanité, comme la religion dans le vague déisme.

Que les effets de cette grande révolution dans les esprits fussent redoutables, c'est chose certaine ; mais il faut s'en représenter les causes. L'Église s'est discréditée par l'intolérance, la courtisanerie, l'hypocrisie des dévots à la cour de Louis XIV vieilli et surtout par la négligence des devoirs de prédication et d'action chrétiennes. Quant au conflit entre la foi et la raison, il était inévitable : la science, depuis le XVIe siècle, par ses grandes découvertes, proposait une explication de l'univers et de l’homme, qui contredisait la tradition chrétienne ; et l'étude des religions passées ou contemporaines conduisait à croire que la religion n'est qu'un phénomène comme les autres, soumis aux conditions du temps et de l'espace.

On voit bien aussi pourquoi les hommes du XVIIIe siècle se mirent à chercher, dans l'étude des constitutions antiques ou étrangères, ou dans leur raison, des conseils pour établir une constitution de la monarchie française. A la vérité, ils ne furent point les simples imitateurs ou les purs idéalistes qu'on les a accusés d'avoir été. Ils ont consulté, autant que leur raison et l'expérience d'autrui, l'expérience française et les réels besoins du pays. Mais il était impossible, en France, de rattacher un gouvernement libre à des traditions qui étaient depuis longtemps oubliées. Personne n'eût été capable de dire, après Louis XIV, quelles étaient ces traditions nationales. Déjà, au temps de la Fronde, on cherchait comme à tâtons les lois, a dit le cardinal de Retz. Après Louis XIV, on ne les cherchait plus. Les mots de lois fondamentales étaient souvent prononcés dans les querelles de la Couronne et du Greffe, qui ne s'accordaient point sur le sens. Ces disputes étaient pédantesques, sans possible efficacité ; on ne voulut point perdre son temps à chercher, comme disait le comte d'Antraigues, les droits qui dorment depuis des siècles dans la poussière des chartriers.

La preuve que tout ce mouvement d'idées et de sentiments, qu'on appelle la philosophie du XVIIIe siècle, venait de causes profondes, c’est qu’il ne rencontra point de résistances vigoureuses.

L'Eglise ne se défendit que par ses doléances coutumières et par des appels au bras séculier. Elle eut des écrivains qui combattirent les philosophes et convainquirent Voltaire de légèretés et d'erreurs ; mais ces écrivains furent peu nombreux et d'insuffisante autorité. Elle ne s'est pas rassemblée pour faire front à l'ennemi comme au XVIe et au commencement du XVIIe siècle. Le travail de l'érudition catholique est à peu près arrêté ; aucune grande voix ne parle dans les chaires. L'Église ne semble plus s'intéresser qu'aux rabâchages de sa querelle avec le jansénisme. A Rome, on s'en affligeait. D'après le témoignage du duc de Nivernais, ambassadeur près le Saint-Siège, le pape Benoît XIV, prié d'intervenir dans l'interminable affaire, écrivit au cardinal de Rohan, en 1730, qu'il se rappelait avec regret le temps où les chefs de l'Église de France s'occupaient de travaux utiles et édifiants, et qu'il voyait avec amertume qu'à présent ils ne s'occupaient plus que de niaiseries, ragazzate.

Le Roi, sans doute, a défendu son régime ; des écrivains furent embastillés ; d'autres durent s'exiler ; mais c'étaient des peines douces si l'on songe à l'énormité des délits, et à ce qu'il en aurait coulé pour les oser, Louis XIV vivant. Louis XV n'était pas seulement un indolent ; il semble qu'il ait penché vers la tolérance. Il aurait voulu, disait le prince de Beauvau, que la philosophie lut plus modérée et ne se répandît pas dans une partie de la nation qui ne peut jamais la comprendre. Quesnay, qui vécut dans son intimité, l'aimait, et il a dit de lui : Il a ouvert les barrières à la philosophie, malgré les criailleries des dévots, et l’Encyclopédie honorera son règne. Louis XVI a permis le triomphe de Voltaire à Paris ; il lisait les journaux ennemis ; il acheta un exemplaire de l’Encyclopédie. Il n'était pas engoué de la prêtraille, comme il a dit un jour.

Presque aucun des nombreux ministres des deux règnes ne fut vraiment un homme d'autorité. Les agents du gouvernement, gouverneurs de provinces, intendants, commandants de troupes, se sont singulièrement adoucis. On a vu qu'ils ont souffert les injures et même les coups dans les émeutes. Ils conseillent, devant les séditions, la patience, la prudence. Ils répètent : Prenez garde ! Prenez garde ! Du haut en bas, c'est un relâchement de tous les ressorts de la constitution française, disait Lavoisier en 1786. On paraît s'avouer qu'on a des torts ; en tout cas, on sent bien qu'il y a des choses qui se faisaient au temps de Louis XIV, qui ne peuvent plus se faire. On est moins sûr de son droit ; on n'a plus confiance en sa force.

C'est donc une injustice que d'imputer aux philosophes la destruction de l'État et de l’Église, qui se détruisaient eux-mêmes[1], c'en est une aussi de leur reprocher le mépris des traditions anciennes, tombées à l'oubli. Mais c'en est une encore de nier qu'ils aient eu sur l'histoire une grande action. S'ils n'ont pas fait leur siècle, s'ils sont nés de lui, si Voltaire en particulier a suivi l'opinion générale avec une docilité perspicace et à lui profitable, ils ont précisé les idées et les sentiments de leurs contemporains, et les ont mis en belle forme. Ils ont proposé à tous les hommes un idéal de raison, de justice et de liberté, inspiré du sentiment tout nouveau de la dignité humaine. Pour leur honneur et pour le nôtre, ils ont affranchi l'humanité de plusieurs servitudes. Ils ont semé des idées, qu'on retrouvera dans les assemblées révolutionnaires ; ils ont suggéré les termes de la Déclaration des droits de l'homme. Tous les esprits éclairés en l'an 1789 étaient les disciples des philosophes, de Voltaire, de Rousseau, de Montesquieu. Et, sans doute, une lumière diffuse pénétra dans les masses profondes.

Au reste, il n'est pas certain que les plus grands parmi les puissance des écrivains, ceux dont le nom est connu de tous, aient agi sur l'opinion petits écrits autant que les petits, auteurs de tant de libelles courts et de gazetins qui se répandaient dans la foule. On lit, a remarqué Caraccioli, les brochures qui ont pris la place des ouvrages profonds qui immortalisèrent la nation. Cette petite monnaie philosophique circule partout. En France, assure un autre étranger — l'Allemand Storch, — on lit en voiture, en promenade, au théâtre, dans les entr'actes, au café, au bain, dans les boutiques, sur les portes des maisons le dimanche ; les laquais lisent derrière les voitures, les cochers sur leurs sièges, les soldats au poste, les commissionnaires dans les stations. C'est la curiosité française, très vive, éveillée à l'annonce de nouveautés. Et l'on parle ; c'est le bavardage français, très vif aussi. On bavarde dans l'antichambre du Roi, dans les salons, dans les cafés, dans les confréries, dans les clubs, dans les loges maçonniques, dans les rues étroites où tout le monde se connaît, sur le Pont-Neuf, dans les carrefours où des orateurs en plein vent s'entourent d'auditeurs criant et applaudissant. En province, il y a des villes mortes, qui semblent ne se douter de rien, mais d'autres s'émeuvent et s'agitent. On cause même dans des villages, car !e paysan était alors moins isolé qu'il ne l'est aujourd'hui ; il se groupait au sortir de la messe pour entendre annoncer et lire les affiches au porche de l'église. La communauté avait ses assemblées régulières. D'ailleurs les gens de la ville apportaient aux gens de la campagne des idées, des nouvelles et des papiers.

Par la lecture et la conversation, la France fut enfiévrée. Une ardente opinion publique se forma ; or, a dit Necker, la plupart des étrangers ont peine à se faire une juste idée de l'autorité qu'exerce en France l’opinion publique ; ils comprennent difficilement ce que c est qu’une puissance invisible, qui, sans trésors, sans garde et sans armée, donne des lois à la ville, à la cour, et jusque dans le palais des rois. Cependant, rien de plus vrai, de plus remarquable.

 

II. — L'OPPOSITION PARLEMENTAIRE.

UNE tout autre sorte d'opposition, dont les effets peuvent être constatés avec précision, lut celle des parlements. Le Roi fut puni par elle de son incohérente conduite envers la haute magistrature.

La vénalité des charges de judicature avait été à l’origine un expédient de fiscalité ; le Roi les avait vendues pour faire de l’argent. On découvrit plus tard des mérites à la vénalité et à l'hérédité, qui en fut la conséquence, et que le Roi vendit aussi : elles assuraient, pour le bien du justiciable, l’indépendance du juge : elles créaient des familles professionnelles intéressées à l’honneur de la profession ; elles donnaient au Tiers État le moyen de s’élever à la noblesse ; elles permettaient de parler ferme au Roi dans les remontrances. Mais elles fermaient la carrière à qui n'en pouvait payer l'entrée ; les hasards de l'hérédité amenaient aux charges des incapables, des ignorants et des paresseux ; la tentation de tirer le plus gros intérêt possible du capital engagé induisait à l’abus des épices. Ces familles propriétaires, ou plutôt fermières de la justice du Roi, éprises de leur fonction et de leur puissance, s'unirent en une caste hautaine, éprise d'elle-même, conservatrice de ses privilèges, de ses formes et de ses habitudes. Enfin la magistrature attirait à elle par le commerce des charges, disait Colbert, la plus grande partie de l'argent du royaume.

On a rappelé que Louis XIV avait essayé, puis abandonné une réforme de la magistrature ; il se contenta de la réduire au silence et à l'obéissance en annulant à peu près sa fonction politique. A sa mort, le Parlement recouvra l'usage de ses droits politiques, et le conflit recommencé entre la Couronne et le Greffe devint un gros événement. Alors, le Gouvernement s'arma de tous les griefs contre la vénalité ; il rappela un jour à la magistrature qu'elle avait mauvaise origine, étant née du malheur des temps. Un homme d'Etat, Maupeou, attaqua de front la puissance adverse ; il fut soutenu par le Roi, qui, blessé dans son orgueil de souverain par l'orgueil des grandes robes et leurs sentiments de république, fut ferme à vouloir et déclara qu'il ne changerait jamais. L'ancien régime de la magistrature fut aboli ; le grand coup conseillé par Colbert avait donc été porté. Il sembla que dût se vérifier la maxime de ce hardi ministre : Les grands coups sont aussitôt exécutés en France que les petits, et incontinent après on n'y pense plus. Louis XV mourut. Toutes sortes de passions, d'intérêts, d'intrigues, d'illusions, par exemple l'illusion du populaire à voir dans les parlements des protecteurs du peuple, s'ameutèrent et obtinrent le rappel. Et, presque au lendemain du rappel, la guerre a repris entre le Greffe et la Couronne ; et ça été l'exil du Parlement, et, de nouveau le rappel ; et de nouveau la guerre, et plus violente ; de nouveau, une tentative de réforme à la Maupeou, et, de nouveau, le recul du Roi.

Cette politique de menaces et de faiblesse, hautaine et peureuse, conséquences de eut des suites extrêmement graves.

Les parlements, au cours des disputes, rédigèrent la théorie de leurs droits. Ils revendiquèrent leurs fonctions primitives, exclusives et caractéristiques, lesquelles étaient de juger non pas quelques procès particuliers, mais l'équité et l'utilité des lois nouvelles, la cause de l'État et du public, l'ordre et la tranquillité du royaume. Ils déclarèrent la guerre à l'arbitraire, répétèrent dans leurs remontrances les mots tyrannie et despotisme, proclamèrent les droits de la liberté individuelle, et conseillèrent de désobéir aux lettres de cachet. Ils rappelèrent que le peuple français est un peuple franc, c'est-à-dire un peuple libre. La première fois que le Parlement de Paris mit, en regard des droits du Roi, les droits et les intérêts de la nation, le Roi se fâcha : Les droits et les intérêts de la nation, dont on ose faire un corps séparé du monarque, répliqua Louis XV, sont nécessairement réunis dans mes mains, et ne reposent qu'en mes mains. Mais les parlementaires persistèrent à faire de la nation une personne distincte. Ils préparaient la substitution à l'ancienne formule : Dieu et le Roi, de la formule dont l'heure approche : la Nation, la Loi, le Roi.

Ils remontrèrent surtout contre les édits fiscaux et livrèrent les gens de finances à l'exécration publique. Le Parlement de Rouen, dit ne pouvoir se déterminer à concourir à la ruine de la nation, ni souffrir qu'elle soit consommée par le renversement des lois et le triomphe des oppresseurs publics. Le Parlement de Rennes fait en détail le procès des traitants altérés du sang des peuples, et qui étalent leur luxe, leur somptuosité, leurs fortunes subites et scandaleuses. Que ne prélève-t-on, sur ces offices de finance dont les produits excèdent le capital et l'intérêt, et sur les profits énormes qu'ils ont faits dans les dernières guerres, les secours dont on a besoin ? Ce ne serait qu'une restitution faite au public. Il dénonce les procédés des fermiers généraux qui obtiennent par arrêts du Conseil une extension illimitée aux édits et demande : Qu'est-ce donc que cette association de finance, qui, seule au milieu d'un peuple soumis, s'élève au-dessus de la Loi ?

La magistrature rappelle au Roi que l'imposition n'est légitime que pour les dépenses faites dans l'intérêt de l’État. Elle lui reproche celles que le luxe a fait naître, que la mollesse et la volupté entretiennent et qui suffiraient à fournir aux dépenses de la guerre. Elle pose en contraste avec les richesses acquises par les bienfaits du Roi ou par la déprédation de ses finances, la misère des peuples qui réclament leur subsistance.

Les plus vives remontrances des Parlements furent imprimées. Ces théories, ces critiques véhémentes intéressaient et passionnaient d'abord tout le monde qui vivait autour d'eux, les procureurs, les avocats, les notaires et la basoche. Plus que les philosophes peut-être, les parlementaires ont préparé aux idées nouvelles les légistes, dont l'autorité fut si grande dans les assemblées révolutionnaires. Mais les graves paroles des hauts magistrats pénétraient aussi dans le public. L'effet en était d'autant plus puissant qu'avec l'Assemblée du Clergé — à laquelle presque personne ne s'intéressait, — les parlements seuls parlaient au Roi en personne, par les ambassades qui lui présentaient les remontrances ; ils étaient les porte-parole publics dans un pays qui aime à entendre parler. Et c'était contre le Roi qu'ils parlaient au Roi. Les Parisiens voyaient défiler des carrossées de magistrats partant pour Versailles, Fontainebleau ou Compiègne. Quand le Parlement revint de son exil à Troyes, la foule alla au-devant de lui ; les harengères couronnèrent de roses le premier président remonté à son siège. Les fêtes par lesquelles fut célébré le rappel ressemblèrent à des émeutes. Et le Parlement fut longtemps admiré de la bourgeoisie, de laquelle il sortait. Il était apparenté à la Noblesse ; il avait des amis à la Cour ; il en avait même dans la famille royale. Après le coup de Maupeou, les princes protestèrent contre l'atteinte à la propriété des magistrats et à la liberté des sujets : Ces actes font craindre que l'accès du trône ne soit fermé à toute réclamation, et qu'un arbitraire absolu ne s'introduise dans le gouvernement. Autour du Parlement se faisait le rassemblement des mécontents. La Correspondance secrète, en mars 1788, annonce que la magistrature prépare une grande révolution nationale.

Le Parlement finit par accepter l'idée des États généraux. Il n'était pas porté à désirer la convocation des États, craignant la concurrence de cette grande machine ; il croyait, d'ailleurs, par ressouvenir de la Curia regis, qu'il était lui-même les États en permanence et l'intermédiaire entre les rois et les peuples ; mais, lorsque le conflit avec la couronne devint violent, il proclama le droit pour la nation assemblée de consentir les impôts.

C'est lui qui, en rejetant les impôts nouveaux, et en empêchant les emprunts, a rendu inévitable la convocation que tout le monde, il est vrai, s'était mis à désirer. En même temps, par le tapage de son opposition, par la fameuse séance de trente heures, par les émeutes de basochiens à Paris et dans les provinces, et parce qu'il blâma la répression et se lit l'accusateur de la police, il contribua certainement à créer un état d'esprit révolutionnaire.

 

III. — DÉSORDRE GÉNÉRAL.

AU printemps de 1788, une grande crise commence ; toute la France est en proie à une sorte de délire. Successivement et se suivant de très près, ou bien au même moment, se produisent des faits inquiétants, très divers. Les 5 et 6 mai, la séance de trente heures du Parlement de Paris ; le 8 mai, le lit de justice, où le Roi présente les six édits ; en mai, juin, juillet, août, troubles partout, dans les villes de bailliage et dans les villes de parlement surtout. Les parlements se coalisent, correspondent entre eux, et organisent des émeutes. A Pau, les montagnards s'emparent de la ville, et le Parlement et les États provinciaux font cause commune ; les États invoquent les fors de 1098, et les magistrats, en leur qualité de citoyens, magistrats d'un pays étranger à la France, quoique soumis au même roi, refusent d'accepter des édits imposés de Paris à ce Béarn, qui n'est jamais devenu une province de France. A Rennes, émeute de populaire, d'étudiants, d'avocats et de gentilshommes, et conciliabules dans les châteaux de la province. A Grenoble, toute la robe en mouvement, le populaire qui s'agite, des curés et des nonnes qui prêchent la résistance ; ici encore, la coalition du Parlement et de la province ; le Roi est averti que, s'il maintenait les édits, le Dauphiné se regarderait comme entièrement dégagé de sa fidélité envers le souverain ; puis c'est la Journée des tuiles, où combattent les gens du marché, des faubourgs et de la montagne ; enfin des gentilshommes et des bourgeois rétablissent, de leur autorité, les États de la province, qui se réunissent à Vizille.

La disgrâce de Brienne, le rappel de Necker, en août 1788, et l'annonce des États généraux donnent un moment d'accalmie. Mais la lutte a commencé entre le parti national, qui vient de se constituer, et les privilégiés. Le Parlement, pour avoir laissé voir, à propos du mode de convocation des États, ses intentions réactionnaires, perd sa popularité ; du môme coup, son autorité, qui aurait pu modérer les violents, car il ne voulait assurément pas une révolution, s'effondre. Le Tiers et les privilégiés se querellent dans toutes les provinces sur la question du doublement du Tiers. A la fin de 1788 et au commencement de 1789, des paroles violentes sont prononcées ; des écrits violents circulent. A Rennes, la jeunesse des écoles, naguère d'accord avec les gentilshommes, leur tire des coups de fusil. Des villes députent au Roi ; des villes de provinces différentes se coalisent. Puis interviennent les sans-travail et les meurt-de-faim, victimes du traité de commerce de 1780, des pluies de 1787, de la sécheresse et de la grêle de 1788. Pas un pays, pas un mois sans émeute ; des propos et des actes de haine sociale ; en avril, à Paris, l'émeute du faubourg Saint-Antoine

Il sembla que ce fût la fin de tout ; des nouvelles venues de toutes parts faisaient croire à un cataclysme prochain :

Le moment des chansons et des épigrammes est passé, dit une lettre de juin 1788 ; il a fait place à celui des angoisses et de la consternation. Le peuple s'est armé dans plusieurs provinces ; il a déjà eu des succès contre les troupes réglées : les frères ont répandu le sang de leurs frères, et l'on sait que de telles plaies sont difficiles à guérir. On craint sérieusement que la Bourgogne, la Franche-Comté et le Languedoc ne se joignent au Dauphiné, à la Guyenne, à la Bretagne, et que de proche en proche la rébellion ne se communique à tout le royaume.

 

IV. — L'OPTIMISME.

CEPENDANT, si multipliés qu'aient été ces désordres, il ne faudrait pas en exagérer l'importance. Sous l'Ancien Régime, le royaume ne fut jamais parfaitement tranquille. Le règne de Louis XIV avait été troublé par des émeutes et par des révoltes plus graves, où il avait fallu faire intervenir des armées ; sous Louis XV et sous Louis XVI, de petites forces sont engagées de part et d'autre. Tous ces mouvements sont imparfaitement liés ; la coalition, essayée par moments et par endroits, des gentilshommes et du Tiers s'est dissoute bien vite. Le Parlement, qui a perdu sa popularité, est devenu inoffensif. Les plus grandes violences, celles des meurt-de-faim, étaient accidentelles. C'est parce que ces troubles ont précédé la Révolution qu'ils nous paraissent formidables ; mais il n'était pas fatal que la Révolution s'ensuivît. L'auteur de la lettre qui vient d'être citée ne parlait que de la nécessité de changer le ministère. La monarchie et le monarque planaient très haut au-dessus de ces agitations. Jamais roi en France ne fui aimé avec autant d'enthousiasme que Louis XVI après qu'il eut convoqué les Étals généraux.

Tout l'espoir de tous ceux que l'Ancien Régime tourmentait par ses abus dans la vie quotidienne, ou dont il offensait la conscience et contredisait les aspirations à la liberté, à la justice et à l'humanité, se tourna vers le Roi. Il ne pouvait s'adresser ailleurs. Le Roi règne depuis des siècles ; il a créé la France, dont il a réuni les territoires sous son commandement ; il lui a procuré en ses bons jours la puissance et la gloire. Puis, par cela même qu'il a laissé l'œuvre monarchique inachevée et la France à l'état d'agrégation inconstituée de peuples désunis ; parce qu'il n'a point convoqué les États généraux depuis cent soixante-quinze ans, et qu'il a réduit ou détruit les privilèges et libertés des provinces et des villes, parmi ces débris de choses qui vécurent et ne vivent plus, le Roi seul vit et règne. Il attire donc tous les regards.

La grande espérance était doublée d'un grand optimisme. Certainement plusieurs prévirent et prédirent une révolution, qui serait redoutable. On pourrait citer une série de prophéties de malheurs, qui sont très précises et quelques-unes dramatiques. Mais le plus grand nombre des Français ne sentirent pas l'inquiétude. La philosophie avait donné confiance en la raison, de laquelle on attendait le bonheur — tout simplement. On croyait que l'humanité, cette philosophie du cœur, avait adouci les âmes. Un des grands seigneurs libéraux, le duc de Lévis, a confessé cet optimisme. Il prévoyait des troubles, mais point des horreurs : Les horreurs de la Ligue n'étaient plus possibles. La guerre civile, s'il y avait guerre civile, se ferait avec plus d'urbanité. Les rangs sociaux, peu à peu, se rapprochaient ; les grands devenaient bons, charitables, philanthropes ; les petits grandiraient avec le temps, qui élève les plaines au-dessus des montagnes. Le mauvais régime parait s'en aller tout seul. Il commence à faire bon vivre ; l'amour de la paix a succédé aux méchantes folies guerrières ; la charrue est à l'honneur ; on navigue, on trafique, les villes s'embellissent ; les sciences et les arts florissent ; on est mieux logé, les voitures sont plus douces, les routes mieux entretenues, les auberges plus propres et plus nombreuses ; moins de cérémonie à la cour, plus d'aisance dans la haute société, et comme la conversation plus familière et plus décente, est agréable ! Et l'on va voir du nouveau, et il est toujours amusant de sortir de cet ennuyeux cercle qui traçait à chacun ses occupations. Ce grand seigneur a bien vu deux des causes de l'optimisme à la veille du cataclysme, deux causes très françaises : l'enthousiasme et l'amour de la nouveauté.

Chez ceux qui n'étaient point de la Cour ; qui ne savaient pas que la conversation y fût devenue plus agréable, et ne montaient pas dans les voitures plus douces, pour descendre dans des auberges plus propres, l’espérance avait d'autres causes. Les humbles mettaient la leur dans le cœur et dans l’esprit du Roi. Ils croyaient que leurs maux étaient ignorés de lui : Ah ! si le Roi le savait ! Or, les États généraux vont se réunir ; quiconque a voulu faire savoir quelque chose au Roi le lui a dit dans le cahier des doléances. Le Roi va savoir, le Roi saura ! Et les maux vont finir.

Il semble, d'ailleurs, que tout le monde ait résolu d'être sage. Même les partisans des grandes réformes conseillent, avant la réunion des États et après, la modération et la prudence. On avait peur, a dit Garât, d'entrer et d avancer dans les routes où on ne voyait aucune trace des siècles. Et Target, dans les États généraux convoqués par Louis XVI, conseillait :

Réparer au lieu de démolir, corriger au lieu de détruire. Il y a, dans le mal même, lorsqu'il est l'ouvrage du temps, une sorte d'harmonie qui soutient l’édifice et qui ne se retrouve pas toujours dans le bien, lorsqu'il est l'ouvrage subit des hommes.

L'Assemblée constituante entendra Mirabeau lui dire :

Nous ne sommes pas des sauvages arrivant sur les bords de l'Orénoque pour fonder une société ; nous sommes une nation vieille ; nous avons un gouvernement, un roi, des préjugés. Il faut autant que possible assortir les choses à la révolution et sauver la soudaineté du passage.

La même sagesse a parlé dans beaucoup de cahiers : avoir patience ; ne pas courir d'une même haleine cette immense carrière ; regagner la bonne route par le chemin de traverse, qui rencontre le moins d'obstacles, attendre encore, différer le bien, pourvu qu'il soit permis d'en garantir l'espérance à ces peuples infortunés qui osent à peine y compter. Les cahiers ne demandaient rien qui fût irréalisable : les trois ordres se faisaient de mutuelles concessions ; ni le Tiers ne voulait détruire toute la hiérarchie sociale, ni les privilégiés maintenir toute l'injustice sociale. Les trois ordres s'accordaient, il est vrai, à vouloir la liberté garantie par une constitution ; mais tous les mandats sans exception, dit Malouet dans ses Mémoires, laissaient au gouvernement monarchique sa stabilité, au Roi un pouvoir suffisant ; la religion, la propriété, toute la partie essentielle des institutions était respectée.

Aussi personne, même parmi les inquiets, ne s'est représenté tout le péril que nous voyons bien après l'événement, à la distance où nous sommes.

 

V. — LE PÉRIL.

SOUS les apparences de l'accord se cachaient des dissentiments profonds. Il n'y avait pas si longtemps que les privilégiés, partout où ils l'avaient pu, s'étaient efforcés d'empêcher la double représentation du Tiers aux États. La guerre était déclarée, comme a dit Mallet du Pan, entre le Tiers-État et les deux autres ordres ; les raisons séculaires de ce conflit ne pouvaient être abolies par une heure d'enthousiasme.

Si les cahiers de 1789 sont un document de très grande valeur sur l'état d'âme de la nation, il ne faut pas oublier qu'on obéissait, au moment où ils furent rédigés, à des sentiments de conciliation, ni surtout que tout le monde ne put s'y exprimer en toute liberté ; les paysans, par exemple, eurent moins beau jeu à parler que les bourgeois ; les violents, ceux qui criaient dans des libelles leur haine et leurs injures, n'allèrent pas déclarer aux rédacteurs des cahiers leurs passions révolutionnaires ; et la douzaine ou la vingtaine de factieux qui furent élus députés aux États, dissimulèrent longtemps leurs haines et leurs espérances.

Les sages conseils de méthode et les appels à la patience sont de gens éclairés, avisés, qui peuvent attendre, n'étant point des plus malheureux, et qui savent bien qu'ils perdraient beaucoup à un total bouleversement ; mais ceux qui croient avoir tout à gagner, qui n'ont rien à perdre, et qui ne raisonnent pas, — les paysans, les sans-travail, les meurt-de-faim — écouteront-ils les sages conseils ?

Mais voici qui est particulièrement grave. Les États généraux vont se réunir, c'est-à-dire que de vivantes personnes, non plus des idées et des sentiments, se rencontreront. Les députés vont s'assembler dans une salle, se regarder, s'entendre, s'animer, s'échauffer, s'exalter. L'éloquence va jouer son grand jeu, et la France entière écoutera. Des écrits seront criés dans les rues ; des orateurs parleront dans les carrefours et les jardins à des foules Pour éviter le désordre et l'affolement des esprits, il aurait fallu que l'on sût bien ce qu'on allait faire. Mais il n'y avait aucune idée formée sur les États généraux, disait Young. On pouvait, il est vrai, tirer des cahiers tout un programme clair de réformes. Mais, d'abord, la réforme politique, par où il fallait commencer, puisque le vote de la Constitution devait précéder le vote de l'impôt, comment l'entendait-on ? Rien n'était plus difficile à trouver qu'une Constitution. Par où prendre ? Par où commencer ? Du confus état de la France, comment passer à un autre état ? Par quelles transitions ? Quel chemin mènerait d'un point à un autre ? Où s’arrêterait-on ? Personne ne le savait.

Il V avait donc des obscurités dans la volonté nationale ; mais que veut l’autre volonté, celle du Roi, tout aussi importante, sinon plus ?

Malouet a donné aux ministres ce conseil :

Il ne faut pas attendre que les États généraux vous demandent ou vous ordonnent, il faut vous hâter d'offrir ce que les bons esprits peuvent désirer en des limites raisonnables, soit de l'autorité, soit des droits nationaux.

Il aurait fallu, en effet, déclarer des intentions précises dans un programme, point facile à dresser, il est vrai. Mais le Roi et ses ministres, obligés par la pénurie financière à convoquer les États, ont espéré se tirer d'affaire aux moindres frais possibles, sans trop savoir comment. Ils ne sont pas même décidés sur la question du vote par ordre ou par tête. Ils vont se présenter devant les États avec une énigme dont eux-mêmes ne savent pas le mot. Ils pensent : On verra. C'était la plus grande des imprudences. Ce qu’on verra, ce sera, au mois de juin 1789, tout d'un coup, l’Assemblée nationale constituante substituée aux États généraux, c’est-à-dire l'ancienne constitution ruinée, la nation succédant aux ordres, et la révolution commencée.

La guerre déclarée entre les deux premiers ordres et le troisième battit alors son plein. Il aurait fallu que le Roi voulût et qu'il pût faire fonction d'arbitre entre les frères ennemis. Il est impossible d'affirmer qu'il l'aurait pu ; mais il est certain qu'il ne la pas voulu. Dans la période qui précède la réunion des États, il a semblé vouloir être juste envers le frère cadet, Necker a publiquement loué les vertus et les mérites du Tiers. Quelques-uns conseillaient une alliance entre le Roi et le peuple, parlaient de démocratie royale, et faisaient remarquer que les difficultés opposées à la convocation des États avaient cessé quand le Roi eut crié : A moi, mon peuple ! On évoquait le trompeur souvenir du Roi protecteur des communes françaises. Il est vrai que le Roi jadis avait cherché et obtenu l'appui des communes ; plus tard, il employa de préférence des hommes de bourgeoisie aux métiers de gouvernement ; c'est avec des bourgeois que gouverna Louis XIV, qui exclut de ses conseils les prélats et les grands seigneurs. Mais Louis XIV a expliqué pourquoi il n'a point choisi, pour les faire ministres, des hommes de dignité plus éminente : J'ai voulu, a-t-il dit, que le public connût, par le rang de ceux dont je me servais, que je n'étais pas en dessein de partager avec eux mon autorité, et qu'eux-mêmes sachant ce qu'ils étaient ne conçussent pas de plus hautes espérances que celles que je leur voudrais donner. Ce hautain langage, si dédaigneux, n'est pas d'un roi de démocratie royale. D'ailleurs, après Louis XIV, une réaction d'aristocratie s'est produite ; la Régence a essayé un gouvernement de grands seigneurs ; Louis XV et Louis XVI ont appelé aux hautes fonctions des prélats et des ducs ; et l'on voit, au XVIIIe siècle, la Noblesse accaparer la haute Église, les sièges parlementaires et les grades de l'armée. Avant la Révolution, a écrit Malouet, la noblesse de naissance produisait depuis quelque temps plus d'avantages qu'elle n'en avait jamais donné.

Toujours, le Roi a senti qu'il y avait naturelle alliance entre lui et les deux premiers ordres. Il aimait son Clergé parce qu'd le savait fidèle et dévoué ; Mon Clergé m'aime, disait Louis XV. D'autre part, le Roi n'a point cessé de dire et de croire que la Noblesse est le plus ferme appui de sa couronne, son bras droit. Il a en commun avec elle la qualité de gentilhomme, car il est le premier gentilhomme de France. Les gens du Tiers sont d'une autre sorte ; ils ne sont pas de la famille ; leur sang est d'une autre couleur. Aussi l'accord du Roi et du Tiers, dans les derniers jours, n'était qu'un moyen tactique et un expédient ministériel. A peine la Révolution commencée, après les circonstances dramatiques qui se succèdent, où apparaît le commun péril, les dissentiments entre les privilégiés et le Roi sont oubliés ; deux camps apparaissent : dans l'un, le Roi, le haut Clergé, la Noblesse ; dans l'autre, le Tiers Etat.

Mais cette coalition du Roi et des privilégiés qui eût été formidable autrefois, ne l'était pas en 1789. Les valeurs des diverses forces sociales ont changé. Le Tiers État s'est enrichi et s'est instruit ; il s'est organisé dans le parti national et dans les ligues des villes. Les deux autres ordres, au contraire, sont en pleine déchéance.

Le Clergé, puissant encore par sa richesse, n'a plus d'autorité dans la nation. Le Roi a laissé se corrompre la discipline ecclésiastique, comblé de grâces le clergé de Cour, toléré l'absentéisme des évêques, et le scandale du faste de quelques-uns, par quoi tout l'ordre fut compromis. Il a creusé le fossé entre le haut et le bas Clergé en refusant les dignités de l'Église à qui n'est pas hautement né. Il a laissé végéter dans la misère des portions congrues, à peine accrues in extremis, les curés, ces voisins du peuple. Les curés se sont souvenus de leur condition misérable, des rigueurs de Monseigneur, qui les emprisonnait, s'il lui plaisait, en vertu de lettres de cachet, dont il avait provision en blanc, et des dédains de Monseigneur, qui craignait leur grossièreté, leurs manières, et l'empestement de leur odeur d’ail. En juin 1789, c'est la sécession du bas Clergé qui a permis la transformation des États généraux en Assemblée nationale.

La Noblesse est demeurée inorganique. Talleyrand dira, après la Révolution : Au lieu d'une noblesse, il y en avait sept ou huit : une d’épée et une de robe, une de Cour et une de province, une ancienne et une nouvelle, une haute et une petite. Des sous-castes, isolées les unes des autres, ne constituent pas une caste. Il y a un abîme entre la haute Noblesse de Cour, brillante, raffinée, riche par elle-même ou par la charité du Roi, et la petite Noblesse des champs, grossière et gueuse, souvent malfaisante, parce qu'il y a chez elle aussi des sans-travail et des meurt-de-faim.

L'ordre de la Noblesse, il est vrai, est représenté en certaines provinces, dans des États ; mais souvent, ceux qui le représentent sont députés de droit, et non élus après délibération. Il est parlé quelquefois de la noblesse de telle ou telle province ; mais on ne voit nulle part cette noblesse organisée, si ce n'est peut-être en Bretagne. Les nobles pauvres vivent dans l'isolement ; s'ils sont riches ou aisés, ils se réunissent, pour le plaisir de se trouver ensemble. Young a vu, le 22 juin 1789, au moment où s'ouvrait la grande crise, une réunion de cette sorte : Ils mangèrent, burent, se promenèrent, s'amusèrent, sourirent et babillèrent. Mais point d'assemblées régulières et légales où l'ordre se rencontre et délibère sur ses affaires. La Noblesse éparse n'était pas en état de se défendre, si elle était attaquée. Et elle le fut tout de suite, avec fureur. Après la jacquerie de juillet 1789, Young s'étonna que les nobles se laissassent égorger comme des moutons. Il dit : Cela tient du prodige ; mais, en réfléchissant, il trouva l'explication : Il n'y a pas d'assemblée ni d'association parmi eux ; c'est pourquoi ils tombent sans résistance.

L'ancienne société, au moment où elle allait disparaître, semblait pourtant à quelques esprits bien ordonnée. Séguier, dans la grande séance parlementaire où furent présentés les édits de Turgot, admira que les Français fussent divisés en autant de corps différents qu'il y avait d'états différents dans le royaume, et que ces corps formassent comme les anneaux d'une chaîne dont le roi tenait le premier anneau dans sa main. Mais Turgot opposait à cette théorie de juriste la vérité des choses :

Votre nation n'a pas de constitution. C'est une société composée de différents ordres mal unis et d'un peuple dont les membres n'ont entre eux que très peu de liens sociaux, où, par conséquent, chacun n'est guère occupé que de son intérêt exclusif. Votre Majesté est obligée de tout décider par elle-même ou par ses mandataires. On attend vos ordres spéciaux pour contribuer au bien public, pour respecter les droits d'autrui, quelquefois même pour user des siens.

Paroles à rapprocher de celles-ci, dites à Louis XVI dans un mémoire de Vergennes :

Il n'y a plus de Clergé, ni de Noblesse, ni de Tiers État en France ; la distinction est fictive, purement représentative et sans autorité réelle. Le monarque parle ; tout est peuple et tout obéit.

Ainsi apparaît la fatale erreur de la politique monarchique. V. M. est obligée de tout décider par elle-même ; tout est peuple et tout obéit ; mais un jour est venu où le Roi ne sut plus décider ni commander, et tout désobéit, et dans la plus grande confusion, justement parce que tout était peuple. Et ceux qui, parmi ce peuple, auraient voulu défendre le Roi, lorsqu'ils sentirent le vent du péril, le Roi les a déshabitués du vouloir et de l'action. Parce qu'il a détruit toute résistance à son autorité, il ne trouve plus de force où s'appuyer.

Le Roi ne sera donc efficacement défendu ni par son Clergé, ni par sa Noblesse ; il faudra au contraire qu'il les défende, en se défendant lui-même. En aura-t-il le moyen ?

Il ne peut compter sur son armée. Dans les cahiers, la Noblesse de Périgord signale un mécontentement et un dégoût universels... un découragement général qui s'exhalait parmi tous les individus depuis l'officier jusqu'au soldat. La Noblesse de la Rochelle représente à S. M. combien il est nuisible à son service et à celui de la patrie, et affligeant pour une partie de ses sujets de voir borner d'une façon humiliante l'avancement d'une classe d'excellents officiers connue sous la dénomination d'officiers de fortune. Elle se plaint de la différence marquée entre les gens de Cour ou présentés et la noblesse qui habite la province, et des ordonnances qui réduisent celle-ci à la perspective du grade de lieutenant-colonel, tout espoir au delà devenant illusoire, ce qui dégoûte un grand nombre d'officiers précieux par leurs connaissances, prive les régiments de la classe la plus intéressante de leurs chefs, et répand un découragement général. La Noblesse de Bouronville présente la même doléance en termes plus forts :

La Noblesse de Cour est plus particulièrement appelée au commandement des armées, au mépris des services de gentilshommes pauvres, qui ne peuvent faire les frais nécessaires pour être présentés pour la Noblesse de Cour... La carrière militaire devient financière.. Un enfant échappé du collège vient, avec un étalage de luxe humiliant pour les autres, apprendre à un capitaine de grenadiers ce que ce dernier avait appris à son père. Les larmes aux yeux, la douleur dans le cœur, la Noblesse supplie Sa Majesté de laisser les grades supérieurs ouverts au mérite.

Des officiers cherchaient fortune au dehors. On lit, dans une lettre de la Correspondance secrète, en avril 1777, que le mécontentement de notre militaire est cause que nombre d'officiers acceptent les offres qui leur sont faites par les agents des Américains. L'auteur de cette lettre dit même que si Lafayette s'en est allé rejoindre Washington, c est parce qu'il a été dégoûté de l'inexécution des promesses du ministre pour son avancement. Cinquante officiers l'ont accompagné.

Les plaintes sont très vives aussi contre la discipline militaire et antinationale des coups de plat de sabre et de bâton. On a vu une compagnie entière de grenadiers ouvrant de force les portes d'une ville de guerre et passant à l'ennemi pour se soustraire à des châtiments indignes. Beaucoup de colonels, assure la Noblesse de Montreuil-sur-Mer, sont des bourreaux d'hommes et des marchands d'emplois, et n'ont d'autres mérites que d'exceller en raffinements dans l'art de dégrader leurs semblables... Et les chefs supérieurs insultent les officiers par des propos plus que durs, destructifs de l'honneur national. Les chefs devraient bien se souvenir qu'ils parlent à des gentilshommes. D'autres cahiers se plaignent de l'insuffisance de la paie du soldat, des retards du paiement, et de la misère du troupier, laquelle, avec l'horreur des mauvais traitements, provoque les désertions.

Des faits significatifs se sont produits en 1788 et 1789 : les crosses en l'air dans l'émeute de Rennes ; les sympathies d'un régiment pour les émeutiers de Grenoble ; ces soldats qui, dans les casernes et les camps, lisent journaux et pamphlets ; ces officiers qui, en plusieurs endroits, recommandent à leurs hommes de ne point sabrer ni tirer. En juin et en juillet 1788, la Correspondance secrète signale que l'esprit général dont la nation semble s'animer a pénétré jusqu'au militaire. Un régiment veut expulser un de ses officiers pour avoir tenu ce propos, que, si le Roi l'envoyait en quelque parlement, il saurait bien, à la tête de sa compagnie, mettre ces gens-là à la raison. — Parmi les troupes envoyées en Bretagne, une vingtaine d'officiers avaient donné leur démission : exemple d'une grande conséquence pour l'autorité royale que l'on veut les employer à faire respecter ; on s'attend qu'il sera suivi par beaucoup d'autres. On a voulu envoyer le régiment de Royal-Piémont à Melun, qui est très agitée, parce que le petit bailliage de cette ville a refusé de devenir grand bailliage ; mais le duc de Sully, qui en est le colonel, a déclaré que, prêt à verser tout son sang pour le Roi et la patrie, il ne s'exposerait jamais à répandre celui de ses concitoyens. Il a été exilé. Mais ces exemples se multiplient, et l'opinion se répand et s'accrédite que les soldats français ne tireront jamais sur le peuple.

On a vu, d'autre part, que l’armée ne suffisait pas à contenir une agitation partout répandue ; le duc des Gars a été obligé d'éparpiller sa brigade par petits paquets de soldats, entre Commercy en Lorraine et Brive en Limousin. Et la maréchaussée ne pouvait subvenir à l’insuffisance de l'armée ; c'était une médiocre troupe de police, peu respectée, peu redoutée, trop peu nombreuse, dont on avait réduit les effectifs par économie. Des cahiers demandaient quelle fût renforcée. A Meaux, on se plaint que, là où vingt-cinq gardes sont employés pour veiller à la conservation du gibier, quatre cavaliers veillent seuls à la sûreté des citoyens ; à Massy, près de Paris, deux cents hommes pour la conservation des animaux, et treize cavaliers de maréchaussée.

Le Roi lui-même est mal gardé. A Paris, presque point de troupes. La Maison a été réduite par le comte de Saint-Germain, ministre de la Guerre ; elle l'a été encore depuis, quand on s'est mis à chercher partout des économies. Au commencement de 1788, six cents gardes du corps sont réformés ; ce qui en reste est mis en quartier à Vincennes. C'est pourquoi la Bastille fut si facilement prise le 14 juillet, et le Roi si facilement enlevé de Versailles, le 6 octobre. Parmi les causes si nombreuses et diverses de la Révolution[2], il faut donc mettre la pénurie militaire, qui explique ces grands accidents. Mme de Staël a dit que la Révolution fut faite, non par les États généraux, mais par les circonstances. En effet, entre le 13 et le 15 juillet, entre le 4 et le 7 octobre, l'histoire a marché vite, beaucoup plus vite que n'auraient voulu les Constituants.

Arrivé au terme de cette histoire de l'ancienne France, il est difficile de se soustraire à la question émouvante : la Révolution pouvait-elle être évitée ? Et l'on se prend à rêver de la belle et tranquille destinée qui pouvait s'ouvrir devant ce grand pays, mal gouverné, mal administré, plein de misères, mais plein de forces aussi, énergique malgré tant de difficultés et de gênes, au travail du commerce et de l'industrie, et dont l'intelligence curieuse s'intéressait à tous les problèmes, et dont le bon sens, accompagné d’un esprit de justice, préparait l'adhésion de tous aux réformes nécessaires, et qui, enfin, enthousiasmé d'espérances, sentait la joie d'une renaissance prochaine et saluait l'aurore radieuse.

On imagine un roi comprenant tout l'état des choses dans leur exacte réalité, non pas seulement résigné, mais résolu aux sacrifices nécessaires, les mesurant au juste, déclarant sa volonté, donnant confiance en son honnêteté, inébranlablement ferme, frappant dur, s'il le faut, habile en même temps, d'humeur gaillarde et française, trouvant dans les circonstances le mot à dire et le geste à faire, inspirant le respect, la crainte et l'amour. Il ouvre les États généraux, donne un programme, obtient des privilégiés des concessions, calme les impatiences de ceux qui réclament davantage, et, si une émeute se produit, court à l'émeute. Quels insurgés auraient gardé leurs armes, le 14 juillet, si cette nouvelle avait éclaté dans le faubourg Saint-Antoine : Le Roi vient[3] ? Maître de Paris, il réprime les révoltes de province. Cependant, les États siègent tranquillement ; les trois ordres consentent l'impôt ; des privilèges sont abolis et des abus réformés. C'est l'affaire d'une première session ; le Roi a promis la périodicité des États ; à chaque session future suffira sa besogne. Et la France va son chemin vers l'avenir.

Mais ce roi eût été une rare merveille. Il lui aurait fallu plus qu'une volonté humaine pour refouler les sentiments héréditaires formés et nourris au cours des huit siècles qui avaient transformé le primitif chef féodal, guerroyant dans la banlieue de Paris, en monarque absolu et superbe d'un si beau royaume. Et ce roi même, s'il se fût rencontré, aurait-il suffi à une tâche si malaisée ? Ce qui était possible à la mort de Louis XIV, l'était-il encore à la mort de Louis XV ? Le moment n'était-il pas venu, qu'on appelle trop tard ? Personne ne peut répondre à ces questions avec sécurité.

A ce roi de rêve, le roi que donne la réalité s'oppose trait pour trait. La bonne volonté de Louis XVI était vague et molle. Par moments, il s'affligeait ; on notait une mélancolie que rien ne peut distraire ; on le surprenait versant des larmes. Il aurait dit à Malesherbes, au moment où celui-ci quitta le ministère : Que vous êtes heureux ! Que ne puis-je aussi quitter ma place ! ; à Brienne : Mon sort est de porter malheur ; à Necker, au moment où il le rappela au ministère ; Voilà des années que je n’ai pas eu une année de bonheur ! Mais il retombait dans son apathie inintelligente. Mal conseillé par la Reine, conseillère si dangereuse, par la Cour, qui se sent menacée de ruine, par des ministres médiocres, gens à user de petits moyens et de ruses, ne trouvant rien dans son propre fonds, il se conduisit avec les États comme il s'était conduit avec le Parlement : il parla haut, menaça, céda, voulut reprendre ; puis il essaya de se dérober ; à la fin, il demanda aux étrangers de sauver la monarchie française, et se perdit avec elle.

Il fut la victime déplorable d'un long passé d'imprévoyance ininterrompue. L'ancienne monarchie a su se faire obéir ; mais, comme on dit avec raison que gouverner, c'est prévoir, elle n'a pas su gouverner. Elle est l'auteur responsable de la Révolution. Il n'est pas possible, avait dit Bossuet à Louis XIV en 1675, que de si grands maux, qui sont capables d'abîmer l'État, soient sans remèdes ; autrement, tout serait perdu sans ressource. Plus d'un siècle a passé ; le remède n'a pas été trouvé ; les maux sont plus vivement ressentis que jamais ; ils vont abîmer l'État.

 

FIN DE L’HISTOIRE DE FRANCE

 

 

 



[1] Ni Voltaire, ni Rousseau n'a désiré la Révolution. Voltaire a prononcé le mot, et annoncé que les jeunes gens verraient de belles choses, et qu'il y aurait un beau tapage et que cela ferait une grande époque ; mais il ne savait pas au juste ce qu'il entendait par là. Il était, au fond, très conservateur, nullement démocrate. Il a demande quelquefois que le peuple, point aussi imbécile qu'on le pense, fût instruit, mais il s'est contredit. Le peuple sera toujours aussi sot et barbare... Ce sont des bœufs auxquels il faut un joug, un aiguillon et du foin. Rousseau craignait les grands changements : Il n'aurait pas voulu, dit-il dans le Discours sur l'inégalité, habiter une république de nouvelle institution, et il s'est effrayé à l'idée d une révolution en France : Nul n'ignore combien est dangereux dans un grand Etat le moment d'anarchie et de crise qui précède nécessairement l'établissement d'un régime nouveau. Qu'on juge du danger d'émouvoir une fois les masses énormes qui composent la nation française. Qui pourra retenir l'ébranlement donné ou prévoir tous les effets qu'il peut produire ? Quand tous les avantages du nouveau plan seraient incontestables, quel homme de bon sens oserait entreprendre d'abolir les vieilles coutumes, de changer les vieilles maximes et de donner une autre forme à l'Etat que celle où l'a successivement amené une durée de 1300 ans ?

Voir, sur cette question des Philosophes el de la Révolution, Edme Champion, Esprit de la Révolution française, et Roustan, Les Philosophes et la Société française, cités plus haut.

[2] Il est difficile de les saisir toutes, ces causes, et impossible d'en calculer l'efficacité respective. De très petites ont été peut-être très efficaces. Young écrit, à la date du 25 juin 1789 : Le désordre est si grand, que la Cour ne peut compter que sur les troupes et l'on assure même aujourd'hui que si l’on ordonne aux Gardes Françaises de tirer sur le peuple, elles refuseront d'obéir : cela étonne tout le monde, excepté ceux qui savent combien ces soldats sont mécontents du traitement, de la conduite et des manœuvres de M. Duchâtelet leur colonel ; tant les affaires de la Cour ont été mal administrées dans tous les points : tant est misérable le choix qu'elle fait des hommes en place, même de ceux de qui dépend sa sûreté immédiate et même son existence. Si les soldats des Gardes Françaises avaient eu un autre colonel, se seraient-ils joints à l'émeute, le 1er juillet ?

[3] Henri IV et Louis XIII furent des soldats. Henri IV déclara un jour à son Parlement qu'ayant sauté par-dessus des murs de villes, il sauterait bien par-dessus des barricades. Louis XIV aima le militaire, à sa façon, et s'y appliqua avec patience et avec plaisir. Louis XV, bien que son règne ait été rempli de guerres, détesta la guerre. Il dit, après la bataille de Lawfeld, à un officier anglais prisonnier : Ne vaudrait-il pas mieux songer sérieusement à la paix que de faire périr tant de braves gens ? La visite des champs de bataille lui inspirait de l'horreur Quant à Louis XVI, on ne se le figure pas chargeant à la tête d'un escadron.