HISTOIRE DE FRANCE

 

LIVRE V. — L'AGONIE DE L'ANCIEN RÉGIME (1781-1789).

CHAPITRE III. — SECOND MINISTÈRE NECKER (AOÛT 1788-JANVIER 1789)[1].

 

 

I. — LA RENTRÉE DE NECKER AUX AFFAIRES.

Necker fut accueilli comme un sauveur. Il tranquillisa le Roi. Louis XVI lui aurait dit : Voici bien des années que je n'ai pas eu un instant de bonheur ; à quoi Necker aurait répondu : Encore un peu de temps, Sire, et vous ne parlerez plus ainsi ; tout se terminera bien. La Reine fut aimable pour lui, afin de désarmer les haines que Brienne lui avait attirées. Le 26 août, en le recevant, elle dit au Roi : Voici votre meilleur ami. Le comte de Provence, qui autrefois avait contribué à le renverser, lui prodigua les caresses ; Madame Adélaïde, le comte d'Artois, les Princes, tous voulurent avoir le mérite de son retour aux affaires ; aussi Mirabeau écrivait : Voici enfin M. Necker roi de France. On attendait du nouveau ministre des miracles.

Il réussit à rétablir l'ordre pour un temps. A Paris, l'agitation causée par la banqueroute de Brienne se prolongeait. Place Dauphine, la basoche promena le mannequin du ministre congédié, lui fit faire amende honorable, et le brûla. Renforcée par les faubouriens, elle occupa les places et les carrefours, obligeant les habitants à fermer leurs boutiques et à illuminer. Les émeutiers assaillirent le guet, les gardes françaises et les gardes suisses ; il y eut des blessés et des morts les 27 et 28 août. Alors le maréchal de Biron commanda aux gardes françaises et suisses de rendre coup pour coup ; en vingt-quatre heures, le calme fut rétabli.

La situation financière inspirait plus de craintes que les troubles. Les meilleures valeurs subissaient une énorme dépréciation. Les actions de la Caisse d'escompte ne trouvaient plus d'acheteurs, et la foule affluait, jour et nuit, aux guichets des banques. Le Gouvernement ne savait plus comment payer les rentiers ; à la fin d'août, il n'y avait au Trésor que 419.000 livres, dont 200.000 seulement en espèces. Necker déploya toutes les ressources de son habileté financière. Il fit patienter les créanciers ; il prêta au Roi 2 millions sur sa fortune personnelle, obtint, du haut commerce et de la haute banque, une avance de 75 millions, en emprunta 7 aux notaires de Paris, 3 aux administrateurs, et put ainsi faire face aux besoins du Trésor jusqu'aux États généraux. La confiance renaquit. A la fin d'août, les effets royaux à la Bourse montèrent de 30 p. 100 en quelques jours. Malheureusement les événements n'avaient rien appris à Necker. Homme de demi-mesures, temporisateur, confiant en son habileté et en sa fortune, il n'a pas senti que l'heure des médiocres moyens était passée, et n'eut pas de grands projets de réformes politiques. Bien qu'il fût en théorie partisan de la constitution anglaise, il ne lui déplaisait pas d'être le ministre d'un roi absolu. Son programme, très modeste, peut se résumer ainsi : tirer un plus grand parti des Assemblées provinciales, et améliorer les divers services administratifs.

 

II. — L'INSURRECTION DES PRIVILÉGIÉS.

NECKER n'aimait pas les Parlements ; mais il jugeait nécessaire de les rétablir pour ramener l'opinion. Il fit repousser par le Conseil, le 3 septembre, le maintien intégral des édits du 8 mai 1788 et se rallia à un compromis : sur seize grands-bailliages institués dans le ressort de Paris, trois ou quatre seulement seraient conservés ; les Parlements recouvreraient le droit d'enregistrement jusqu'à la réunion des États généraux, mais la réforme de la législation criminelle serait tout de suite entreprise. Le Roi annoncerait ces décisions dans un lit de justice le 15 septembre. Mais les parlementaires, réunis chez l'un d'entre eux, décidèrent de maintenir leur opposition aux édits, même modifiés. Lamoignon fut sacrifié à la politique de conciliation, le 14 septembre ; il reçut 200.000 livres pour payer ses dettes, qui étaient de 1.900.000 livres, et la promesse pour son fils d'une grande ambassade et d'un titre de duc. Il remit les sceaux à Barenton, Premier Président de la Cour des Aides, un mannequin, comme on disait, ignorant et inintelligent.

L'idée du lit de justice fut abandonnée. Le Gouvernement amnistia les nobles et les magistrats exilés ou emprisonnés à l'occasion des édits de mai et des troubles qui avaient suivi ; il rétablit les Parlements dans leur état antérieur. Mais il prit un ton belliqueux pour annoncer sa reculade : dans la déclaration qu'il fit lire au Parlement de Paris, le jour de la rentrée en fonctions de cette Cour, le 23 septembre, le Roi affirmait sa volonté de diminuer les frais des procès, de simplifier les formes de la procédure et de rapprocher la justice des justiciables, et il ajoutait qu'il ajournait ses dernières résolutions jusqu'à la tenue des Etats généraux. Il annonça que cette assemblée se réunirait dans le courant de janvier de l'an 1789. Il avait ordonné le silence sur le passé ; mais l'Avocat général Séguier ne laissa pas de prononcer un réquisitoire contre les édits de mai.

Après la disgrâce de Lamoignon, dont la réputation d'énergie contenait le populaire, les désordres avaient recommencé plus graves à Paris. Les clercs de la basoche, auxquels s'étaient joints des sans-travail, aigris par la misère, des mendiants, des gens sans aveu, enfoncèrent des devantures, et brûlèrent en effigie l'ancien Garde des Sceaux. Son hôtel, ainsi que celui du ministre Brienne, faillit être incendié. Ils essayèrent aussi de mettre le feu à la maison du commandant du Guet. Le Guet fut attaqué à coups de pierres et à coups de triques ; des guérites de sentinelles et des corps de garde furent brûlés. Les soldats finirent par perdre patience et, après sommations, sabrèrent les émeutiers. Le désordre avait duré deux semaines, du 16 au 28 septembre.

Le Parlement avait rendu un arrêt, le 24, pour interdire les attroupements et les pétards, mais, en même temps, cité devant lui le lieutenant de police et invité le maréchal de Biron, commandant de Paris, à venir le lendemain donner des explications à la Cour II avait ordonné une information sur les violences et les crimes commis à Paris depuis le 26 août, affectant par ces termes vagues de réunir sous une même inculpation les émeutiers et la police. Aussi les émeutiers annoncèrent-ils qu'ils allaient assommer le Guet, et quelques centaines de polissons terrorisèrent Paris. Rue de la Harpe, ils attaquèrent une patrouille de gardes françaises, et, sur le Pont-Neuf, la maréchaussée. Le Parlement menaça enfin tout perturbateur de poursuites criminelles, mais, pour ménager sa popularité, il continua son enquête sur les excès de la police.

Les Parlements de province firent, en octobre 1788, des rentrées triomphales, harangués par les délégations des juridictions inférieures, les avocats, les procureurs, les corps municipaux et les universités, acclamés par la foule, sous une pluie de fleurs, au son des cloches et du canon. L'amour était porté jusqu'à l'enthousiasme et la joie jusqu'au délire. Les Parlements se grisèrent de ces démonstrations d'affection et de respect. Ils ne comprenaient pas qu'on leur faisait fête à cause de leur résistance au ministère et au Roi ; ils croyaient être admirés et aimés pour eux-mêmes. Cette équivoque ne pouvait durer longtemps. Le Parlement de Paris, lorsqu'il avait enregistré, le 25 septembre, la Déclaration du 23, avait exprimé, à propos de l'article qui ordonnait la réunion des Etats généraux, le vœu que ces États fussent régulièrement convoqués et composés, et ce, suivant la forme observée en 1614, c'est-à-dire que chaque ordre eût le même nombre de députés. Or, on attendait toute autre chose qu'une réédition des anciens États ; on voulait une Assemblée nationale, comme avait dit La Fayette. Tous ceux qui, jusque-là, avaient pu se faire illusion, virent combien le Parlement était imprégné de conservatisme étroit. Du coup sa popularité tomba, pour ne plus se relever. Les Nationaux demandèrent qu'aux futures élections le Tiers État ne pût élire des nobles, ce qui était exclure les parlementaires, puisque ceux-ci étaient anoblis. Ils pensaient que la Noblesse de son côté n'élirait pas de robins, et qu'ainsi les Parlements ne seraient pas représentés aux États.

La question de la convocation des États généraux commençait à préoccuper le Gouvernement. Il s'agissait surtout de savoir si l'on donnerait au Tiers la double représentation ; Necker en était partisan, mais il était trop préoccupé de ménager tout le monde pour imposer ses préférences, et il imagina de consulter sur cette question les Notables de 1787, qu'il réunit de nouveau à Versailles, le 6 novembre. Au reste, il s'abstint par prudence de déclarer son opinion. Le bureau que présidait le comte de Provence adopta, à une voix de majorité, la solution souhaitée par le Gouvernement ; mais tous les autres furent d'avis de faire élire les députés à raison d'un par ordre et par bailliage. Pour opposer aux classes éclairées les masses ignorantes et dépendantes, ils demandèrent le vote public et le droit de vote sans condition de cens pour les domestiques, valets de charrue et laquais. Cette intransigeance des Notables fut une déception pour Necker, et accrut dans la nation le mécontentement contre les privilégiés.

Les privilégiés prirent l’offensive. Le jour de la clôture des Notables, le 12 décembre, le comte d'Artois et les Condé remirent au Roi un mémoire, où ils protestaient contre les nouveaux systèmes, et le suppliaient de ne pas sacrifier et humilier cette brave, antique et respectable Noblesse qui a versé tant de sang pour la patrie. A quoi le publiciste Cerutti riposta : Le sang du peuple était-il donc de l'eau ? Les princes dénonçaient dans le même mémoire un système d'insubordination raisonnée et de mépris des lois de l’État, et déclaraient qu'il y avait lieu de redouter des dissensions civiles... si les droits des deux premiers ordres éprouvaient quelque altération. Cette menace à peine déguisée provoqua la haine du peuple contre les princes.

Dans les provinces, l'aristocratie s'opposa partout à la double représentation et au vote par tête. En Provence, où les États avaient été rétablis dans leur ancienne forme à la fin de 1787, le Tiers État réclama contre ce mode de représentation, qui lui donnait cinquante-six députés contre cent vingt-huit représentants de la Noblesse et autant d'ecclésiastiques. Un avocat d'Aix, Pascalis, proposa de renverser la proportion et de donner au Tiers une représentation supérieure à celle des deux ordres privilégiés réunis. Mirabeau, dans un discours prononcé en janvier 1789, se contenta de demander à ses collègues de la Noblesse l'égalité de nombre entre les représentants des privilégiés et ceux du Tiers ; mais la Noblesse et le Clergé refusèrent toute concession. En Languedoc, tout le monde demandait la réforme des anciens États : les nobles se plaignaient que les seuls titulaires de baronnies eussent droit d'y siéger ; les bourgeois, que des officiers municipaux et des anoblis fussent appelés à les représenter ; les petites provinces du Vivarais, du Velay et du Gévaudan disaient que leur réunion au Languedoc était une véritable servitude, et réclamaient des États particuliers. En Bourgogne, les privilégiés protestèrent contre toute modification aux anciennes formes des États généraux. En Franche-Comté ils rédigèrent une adresse violente contre le doublement du Tiers. En Bretagne, le Tiers État des villes ayant demandé l'égalité devant l'impôt, l'admission des roturiers dans le Parlement, la double représentation et le vote par tête aux États de la province, un chevalier de Guer parla de sabrer le Tiers, et un Beaumanoir s'écria qu'on allait enfin jouer du couteau. Lors de la réunion des États à Rennes, le 29 décembre 1788, douze cents gentilshommes annoncèrent leur résolution de rejeter les vœux du Tiers. Le Gouvernement ajourna l'assemblée ; mais les nobles se déclarèrent en permanence, se lièrent par des serments, firent paraître des libelles, et provoquèrent des troubles dans toute la Bretagne.

Les Parlements secondaient de toutes leurs forces les ordres privilégiés. Un seul, celui de Paris, essaya du rôle de médiateur. Déjà, dans la séance du 25 septembre, Du Port avait protesté contre l'aveuglement de ses collègues. D'autres magistrats, qui voulaient poser leur candidature aux États généraux, Sémonville, Hérault de Séchelles, Saint-Fargeau, d'Éprémesnil, représentèrent à la Cour qu'elle perdait sa popularité. D'Éprémesnil proposa d'accorder au Tiers la double représentation, sans supprimer la distinction des ordres. Il exposa ses idées dans une brochure intitulée Réflexions d'un Magistrat, et se mit en relations avec Necker. Il amena sa compagnie à se déjuger et à réclamer, le 5 décembre, la périodicité des États, l'égalité devant l'impôt, la responsabilité des ministres, le vote des lois et des taxes par les représentants de la nation, la liberté de la presse et des individus. C'était le programme du parti National. En outre, le Parlement déclara qu'il s'en remettait à la sagesse du Roi, sur la question du doublement et du vote par tête.

Mais le Parlement ne retira aucun profit de ce brusque revirement. Le Roi reçut mal ses supplications ; les privilégiés crièrent à la trahison ; les Nationaux se moquèrent des magistrats. Alors, nouvelle palinodie ; le Parlement revient à son système de réaction, dénonce les brochures et interdit les pétitions du Tiers ; il cite à sa barre un des plus fougueux pétitionnaires, le docteur Guillotin. Comme celui-ci se glorifie d'avoir reçu les signatures des six corps de marchands de Paris, un des magistrats s'écrie : De quoi se mêlent donc ces gens-là ? Ne leur suffit-il pas de balayer leurs boutiques ? Mais les patriotes brûlent les arrêts et les réquisitoires du Parlement, et les magistrats, perdant la confiance en eux-mêmes, n'osent plus sévir que par intermittence. Le rôle du Parlement était fini.

 

III. — LA CONVOCATION DES ÉTATS GÉNÉRAUX.

LE parti National est, vers la fin de 1788, complètement organisé. Né en 1787, il est resté longtemps confondu avec les autres partis d'opposition ; puis il s'est dégagé et il a suivi sa politique propre. Quant l'arrêt du Parlement au 25 septembre et la décision des Notables lui ont démontré l’esprit réactionnaire des aristocrates, il cesse de combattre la prérogative royale et tourne toutes ses forces contre les privilégiés.

Il a un comité directeur, le comité des Trente, chez Du Port, où se trouvent, avec quelques parlementaires, le duc de La Rochefoucauld-Liancourt, Talleyrand, Dupont de Nemours, d'Aiguillon, le duc de Luynes, l’abbé Louis, Mirabeau, Condorcet, La Fayette, Sieyès, Target, Rœderer. Les uns sont partisans d'une monarchie aristocratique à l'anglaise, les autres d'une démocratie royale. Ils ont des relations dans tout le royaume ; ils préparent et commandent des manifestations ; leurs propagandistes ont une telle ardeur qu'on les qualifie d'enragés comme les postillons qui conduisaient, à bride abattue, les courtisans à Versailles. Ce sont eux qui dirigeront les élections aux États généraux.

Les cafés sont plus que jamais des écoles de démocratie et ses écrits d'insurrection. On y juge et on y brûle les publications des aristocrates et les réquisitoires et arrêts de la magistrature. Au café Foy, au café du Caveau, des orateurs haranguent l'auditoire ou lisent avec passion les écrits du jour. Volney publie à Rennes la Sentinelle du peuple, et Mirabeau, à Aix, le Courrier de Provence. Les brochures paraissent par milliers ; en quelques mois un amateur en collectionne deux mille cinq cents. Servan publie la Régénération de la France par les Etats Généraux ; Cerutti, le Mémoire pour le peuple français ; Condorcet, les Sentiments d'un républicain. En réponse au mémoire des princes, Sieyès, dans son Essai sur les Privilèges, démontre qu'il les faut détruire tous, même ceux qui sont purement honorifiques. Une autre brochure de Sieyès eut un effet extraordinaire. Elle arma, dit Michelet, la Révolution de sa formule victorieuse, de sa hache, et de son épée. Qu'est-ce que le Tiers État ? demanda Sieyès. — Tout. — Qu'a-t-il été jusqu'à présent, dans l’ordre politique ?Rien. — Que demande-t-il ?A y devenir quelque chose. Il parut des écrits plus violents : un mémoire où le comte d’Antraigues exaltait les droits illimités du peuple ; la France libre de Camille Desmoulins ; les Cahiers du quatrième Ordre, le Cahier des pauvres, et enfin le Gloria in excelsis du Peuple, le Miserere de la Noblesse, le De Profundis du Clergé, le Nunc Dimittis du Parlement ; la Passion, la mort et la résurrection du Peuple. Les publicistes du parti National rappelaient aux privilégiés qu'ils n'étaient que deux cent mille, aux prises avec vingt-cinq millions.

En Languedoc, en Bretagne, en Provence, en Normandie, les Nationaux poussaient les municipalités à demander que, dans les États provinciaux, il fût donné une représentation plus équitable au Tiers Etat. En Dauphiné, les Etats avaient été transférés en septembre à Romans, à vingt lieues de Grenoble où durait encore l'agitation accusée par la Journée des Tuiles. Mounier y fit prévaloir ses opinions ; une constitution des États du Dauphiné y fut votée ; le mode d'élection des députés des trois ordres y était réglé : pour le Tiers furent établis un cens électoral et un cens d'éligibilité, variant selon les villes, tandis que tous les nobles et les clercs étaient éligibles de droit ; dans l’ordre du Clergé, la prépondérance était assurée aux hauts dignitaires, et, dans l’ordre de la Noblesse, à ceux dont la noblesse remontait au moins à cent ans. C'était une constitution à la fois libérale et modérée, où s'annonçait le futur esprit bourgeois de l'Assemblée Constituante. Mais lorsque les États du Dauphiné, définitivement constitués, se réunirent le 10 décembre pour choisir leurs députés aux États généraux, ils se prononcèrent pour le doublement du Tiers, la délibération en commun sans distinction d'ordres, et le vote par tête. Ce fut comme un mot d'ordre que toute la France entendit.

A Bordeaux, dans l’église des Jacobins, un orateur populaire proposa d'adopter en Guyenne les résolutions du Dauphiné. Dans toutes les provinces, des pétitions pour obtenir le doublement se couvraient des signatures des corps municipaux et des corporations. Les villes députaient au Roi et à Necker pour déclarer leur opposition à l'ancienne forme des États. La lutte entre les classes moyennes et l'aristocratie fut en certains pays très violente. A Rennes, les nobles ayant poussé leur clientèle de laquais, d'ouvriers et de fournisseurs à faire contre les idées nouvelles la manifestation du pain à bon marché, la jeunesse des écoles attaqua à coups de fusil les gentilshommes qui se rendaient aux États le 27 janvier 1789, en tua deux, en blessa beaucoup d'autres et bloqua le reste dans le Palais des États. Un des étudiants, qui devait être plus tard fameux à divers titres, Moreau, alla chercher, comme renfort, les étudiants de Nantes. La jeunesse bourgeoise d'Angers se déclara pour la jeunesse bretonne, et les femmes d'Angers jurèrent de périr plutôt que d'abandonner leurs époux, amants, fils et frères, préférant, disaient-elles, la gloire de partager leur danger à la sécurité d'une honteuse inaction. Les villes correspondirent entre elles et se concertèrent contre les privilégiés. En Bretagne, en Normandie, en Anjou, elles se fédérèrent ; dans la plupart des autres provinces, des ligues se formèrent. Les intendants envoyaient à Paris d'inquiétants avertissements. De Besançon, Caumartin écrivait à Necker que, dans toutes les classes du Tiers État, la fermentation était à son comble, et qu'une étincelle suffirait pour allumer l'incendie. Il ajoutait : Si la décision [sur le doublement] est favorable aux deux premiers ordres, insurrection générale dans toutes les parties de la province, 600.000 hommes en armes, et toutes les horreurs de la Jacquerie.

Il était impossible au Gouvernement de plus longtemps tergiverser. Dans un conseil tenu le 27 décembre, en présence du Roi et de la Reine, un grand débat s'engagea sur la question de la double représentation du Tiers. Le Garde des Sceaux Barentin et le secrétaire d'État de la Maison du Roi, de Villedeuil, étaient opposés au doublement, et tenaient pour la forme des États de 1614. Mais Necker, appuyé par ses collègues Montmorin et Bouvard de Fourqueux, plaida pour le doublement, qui représenta comme un acte de justice, et convainquit le Roi et la Reine. Le Résultat du Conseil fut aussitôt publié. Il y était stipulé :

1° Les députés aux prochains États généraux seront au moins au nombre de mille ; 2° ce nombre sera formé autant qu'il sera possible en raison composée de la population et des contributions de chaque bailliage ; 3° le nombre des députés du Tiers État sera égal à celui des deux autres ordres réunis, et cette proportion sera établie par les lettres de convocation.

La certitude d'avoir enfin les États généraux provoqua dans toute la France un prodigieux enthousiasme. A Paris, on s'embrassait dans les rues. De toutes les provinces, des lettres apportèrent au Roi et à la Reine les témoignages d'allégresse et les remerciements des villes, des corporations et des particuliers. Louis XVI devint un dieu tutélaire, et Necker son ange. On entendit comme un acte de foi et d'espérance en la monarchie et la liberté réconciliées.

 

 

 



[1] SOURCES. Arch. parlementaires, t. I ; Tablettes de Bernadeau, t. V ; Linguet, Annales ; Meunier, Recherches... ; Necker, Œuvres, t. IX et X, déjà cités. Interrogatoires des émeutiers arrêtés le 30 août 1788 (Bibl. Nat., mss. fr. 1100 ; Coll. Joly de Fleury) ; Précis exact des événements de Bretagne, 1er février 1789 ; Correspondance de la municipalité de Rennes, décembre 1788, janvier 1789 (Registres du bureau de la ville de Rennes) ; Journal de Duquesnoy, Paris, 1894, 2 vol. Lettres et instructions de Louis XVI au comte de Saint-Priest, p. p de Barante, 1845. De Barentin, Mémoires sur les derniers conseils du roi Louis XVI, Paris, 1844. Montlosier, De la monarchie française depuis son établissement jusqu'à nos jours, Paris, 1805, 7 vol. Dumont, Souvenirs sur Mirabeau, 1882. Beaulieu, Essai sur les Révolutions, Paris, 1796. Mirabeau (Lettres du comte de) à un de ses amis en Allemagne (Mauvillon), 1786-1790, Brunswick, 1792. Récit de ce qui s'est passé à Lyon le 3 octobre 1788, Le despotisme des parlements : La mine éventée ; La passion, la mort et la résurrection du peuple, brochures de 1788. Servan, Petit colloque ; La régénération de la France par les Etats généraux. Sieyès, Qu'est-ce que le Tiers État ? br., 1789.

OUVRAGES A CONSULTER. H. Carré, Le conseiller d'Éprémesnil ; Charavay, La Fayette ; Chérest ; Geffroy, t. II ; Gomel, t. II ; de Lavergne de Nolhac ; Rabaut, déjà cités. Flammermont, Le second ministère de Necker (Revue historique, t. XLVI). Duchatellier, Histoire de la Révolution dans les départements de l'ancienne Bretagne, Paris, 1836, 6 vol. Gaullieur, Le retour du Parlement de Bordeaux, 1788 (Bull. municipal officiel de Bordeaux, 16 janvier 1898). Guibal, Mirabeau et la Provence, Paris, 1887-1891, 2 vol. Fournier, Histoire du Pont-Neuf, Paris, 1861, 2 vol. De Ribbe, Pascalis, Aix-Marseille, 1854.