HISTOIRE DE FRANCE

 

LIVRE V. — L'AGONIE DE L'ANCIEN RÉGIME (1781-1789).

CHAPITRE PREMIER. — DE LA DISGRÂCE DE NECKER À LA DISGRÂCE DE CALONNE (1781-1787)[1].

 

 

I. — RÉACTION APRÈS LE RENVOI DE NECKER ; JOLY DE FLEURY ET D'ORMESSON AUX FINANCES.

AU moment où il renvoya Necker, en mai 1781, Louis XVI régnait depuis sept ans, sans que l'œuvre des réformes attendues eût avancé d'un pas. La disgrâce de ce ministre, après celle de Turgot, donnait à craindre que le Roi eût renoncé aux bonnes intentions qu'il avait manifestées. Divers actes, à ce moment là, accréditèrent cette opinion : les Assemblées provinciales traitées en suspectes, celles du Berry et de la Haute-Guyenne subordonnées aux intendants, et celle du Bourbonnais supprimée, les quatre degrés de noblesse exigés des candidats aux grades militaires, les lettres patentes enjoignant de contraindre ceux qui s'y refusaient à payer les dîmes sur les cultures nouvelles, le millet, les fourrages artificiels et les pommes de terre, tout cela fit penser que la royauté mettait sa puissance au service des privilégiés.

Six mois après le renvoi de Necker, Maurepas mourut, le 21 novembre 1781. La Cour s’agita et se passionna pour le choix du successeur. On parla du cardinal de Bernis et de Choiseul ; la Reine aurait voulu Brienne, l'archevêque de Toulouse. Le Roi déclara qu'il ne voulait pas de maître et il ne remplaça pas Maurepas. Mais il mit à la tête du Conseil des finances le secrétaire d'Etat des Affaires étrangères, Vergennes, qui fut, sans avoir le titre, le principal ministre. Dans cette fonction, Vergennes fut médiocre, il usa trop de diplomatie avec les coteries de la Cour, et s'efforça de contenter la Reine et les Polignac[2].

La succession de Necker avait été donnée à Joly de Fleury, conseiller d'État, ancien intendant. Comme il s'était autrefois déclaré contre la réforme de Maupeou, et qu'il avait deux frères au Parlement de Paris, l(‘un président à mortier, l'autre procureur général, on le crut capable de concilier au Gouvernement les bonnes grâces de la Robe. Il hésitait à accepter un département où il se sentait incompétent ; mais il se décida, sur la promesse qu'il succéderait bientôt à Miromesnil, le Garde des Sceaux. Il ne prit même pas le litre de Contrôleur général, et ne voulut être que conseiller au Conseil des finances. Il ne manquait ni d'esprit ni de connaissances, mais il répugnait à toutes les nouveautés.

Il ne recherchait pas la popularité ; il résolut, pour combler le déficit, d'établir de nouveaux impôts, au lieu d'emprunter à jet continu, comme faisait Necker. Le public, qui s'était habitué à voir jusque-là le gouvernement suffire aux dépenses de la guerre d'Amérique, sans augmenter les charges, accusa le ministre d'incapacité. Fleury augmenta, en août 1781, de 10 p. 100 les taxes de consommation et de 20 p. 100 les droits sur le tabac. Il créa un troisième vingtième en juillet 1782[3]. Il revint encore sur l'une des réformes les plus sages de Turgot et de Necker, les suppressions d'offices. Il porta de nouveau le nombre des receveurs généraux de 12 à 48, en octobre 1781, et celui des receveurs des tailles de 204 à 408, en janvier 1782 ; il rétablit les charges de trésorier général cl de contrôleur de la maison de la Reine ; il tira des nouveaux receveurs généraux trente millions de cautionnement, dont il paya l'intérêt à un taux très élevé. Il se fit accorder par le Clergé un don gratuit extraordinaire de 16 millions, mais en s'engageant à porter de 1 million à 2 millions et demi l'annuité que l'État lui assurait pour l'aider à amortir sa dette.

Pourtant il lui fallut bien emprunter, soit ouvertement, soit indirectement. Joly de Fleury se fit prêter 72 millions par les provinces de Languedoc, de Bretagne, de Bourgogne et par les villes de Paris et de Marseille. Il se procura 80 millions en créant des rentes viagères à des conditions onéreuses pour le Trésor. Comme il augmentait à la fois les impôts et la dette, il eut bientôt contre lui presque tout le monde. Les partisans de Necker lui firent une guerre sans merci ; les négociants l'accusèrent du ralentissement des affaires ; des libellistes s'en prirent au Roi et à la Reine ; ils menacèrent Louis XVI du sort de Charles Ier.

Les Parlements protestèrent contre le troisième vingtième. Celui de Paris enregistra l’édit de création de très mauvaise grâce ; ceux de Rouen, de Bordeaux et de Dijon demandèrent des retranchements ou rédigèrent des remontrances. Celui de Besançon déclara nul l'enregistrement qu'il avait été forcé de faire ; il réclama la convocation des États de Franche-Comté, qui n'avaient pas été réunis depuis l'annexion, et même, en février 1783, celle des États généraux.

La conclusion de la paix avec l'Angleterre calma l'effervescence, mais ne consolida pas la situation de Joly de Fleury. Il avait fait créer par le Roi, en février 1783, un Comité des finances, chargé d'examiner les budgets des différents ministères, et, si c'était possible, de les réduire. Les courtisans, craignant une réduction des pensions, surnommèrent ce comité le tombeau des grâces. Vergennes inquiet se tourna contre Fleury, que le Roi, apprenant qu'il fallait encore emprunter 23 millions, congédia le 30 mars 1783.

Il nomma à sa place un jeune intendant des finances, protégé par Miromesnil et soutenu par Vergennes, Le Fèvre d'Ormesson, un très honnête homme, mais gauche de manières et qui bredouillait. Il se défiait de lui-même ; le Roi le rassura : yi Je suis plus jeune que vous j'occupe une place plus grande que celle que je vous donne. Mais d'Ormesson ne faisait illusion à personne ; tous les jours, on le voyait à la porte de Vergennes, le portefeuille sous le bras, attendant une audience de son patron. Quand il tenta d'expliquer ses opérations au Conseil, ce fut de façon si peu intelligible qu'il fallut, pour avoir des éclaircissements, mander son premier commis.

D'Ormesson émit deux emprunts à lots en avril et octobre 1783, l'un de 23 et l'autre de 24 millions, portant intérêt à 4 p. 100, mais remboursables avec primes, en quelques années, l'un à 28.598.000 livres, l'autre à 35.014 500 livres. Il s'entendit secrètement avec la Caisse d'escompte fondée en 1776 par le banquier Panchaud, pour se faire avancer en plusieurs termes quelques millions. Il remboursa la Caisse ; mais, l'opération s'étant ébruitée, le public craignit que l'État ne s'appropriât les fonds de cette banque privée ; il se précipita aux guichets pour retirer ses dépôts ou échanger son papier contre espèces. Le Roi ordonna le cours forcé des billets de la Caisse et interdit en même temps l'exportation des matières d'or et d'argent. Il y eut tumulte dans les rues ; les femmes manifestèrent à leur façon, en arborant des chapeaux sans fond, dits à la Caisse d'escompte.

Dans la détresse où il était, le Contrôleur général eut cependant l'audace d'attaquer la Ferme générale, comme Necker l'avait fait, mais il s'y prit brutalement. Il cassa le bail des fermes, qui n'était résiliable que dans trois ans, et mit en régie la perception des Traites et la vente du sel et du tabac, le 24 octobre 1783. Les fermiers réclamèrent le remboursement immédiat des 70 millions de leur cautionnement, et députèrent à Vergennes et au Roi, pour protester contre ce manque de foi. Vergennes abandonna d'Ormesson. La Cour, d'ailleurs, trouvait trop difficultueux le Contrôleur général, qui ne cédait qu'en récriminant aux requêtes des quémandeurs. Les quatre coins de la Reine, comme on appelait les quatre maisons qui jouissaient particulièrement des faveurs de Marie-Antoinette, les Polignac, les Vaudreuil, les Guiche et les Périgord, travaillèrent à le renverser et à mettre Calonne à sa place. Le Roi renvoya le Contrôleur général, le 10 novembre 1783.

 

II. — LES DÉBUTS DE CALONNE ET DE BRETEUIL (1783).

PAR la disgrâce de d'Ormesson, et la retraite volontaire d'Amelot, secrétaire d'État de la maison du Roi, que la Reine fit nommer ambassadeur à Vienne, Calonne et Breteuil arrivèrent au pouvoir. Le baron de Breteuil avait joué un rôle important dans la diplomatie du précédent règne, et notamment en Suède, où il avait coopéré à la révolution de 1772, et à Vienne ; il avait été un des principaux négociateurs de la paix de Teschen. Il comptait supplanter Vergennes aux Affaires étrangères, et prendre la première place dans le ministère.

Calonne, successeur de d'Ormesson, ne plaisait ni au Roi ni à la Reine. On le savait détesté de la magistrature, parce que, nommé procureur-général de la commission chargée de juger La Chalotais, il avait joué dans le procès un rôle équivoque. Intendant à Metz et à Lille, il s'y était fait la réputation d'un intrigant. Mais le comte d'Artois, Vaudreuil et les Polignac, par sympathie pour Calonne et par espoir de trouver leur compte avec lui, le soutinrent ; les Polignac obtinrent pour lui l'appui de la Reine ; d'autres intervinrent encore, car chaque changement ministériel était une occasion d'intrigues entrecroisées, où trop souvent on démêle de médiocres et même de très vilains mobiles. Les partisans de Calonne firent valoir cet argument que les financiers avaient confiance en lui ; or, le Gouvernement avait grand besoin de la finance.

Calonne était un bel homme, spirituel, rempli de grâces et de goût, avec les manières et l'aisance d'un grand seigneur. Il accueillait tout le monde avec un sourire, ne décourageait aucune demande, et, à défaut de don, renvoyait le solliciteur riche de promesses. Son intelligence était prompte. Il s'assimilait vite les affaires les plus difficiles et qui lui avaient été jusque-là les plus étrangères. Il travaillait beaucoup et n'avait pas de parti pris contre les théories nouvelles. Mais, avec ces étincelles de génie, il manquait des qualités de l'homme d'État, l'esprit de suite, la prudence, la prévoyance. Il était inconsistant, irréfléchi, hasardeux. Il croyait les ressources de la France inépuisables, et que, par conséquent, un Contrôleur général peut emprunter indéfiniment, à condition de donner confiance ; le bon moyen de donner confiance lui semblait être de paraître riche en dépensant beaucoup.

Calonne s'efforça de contenter tout le monde. Au Conseil, il gagna ses collègues par des flatteries et des prévenances. Pour rassurer les parlementaires, il se déclara l'ennemi des coups de force à la Maupeou. Il promit de maintenir les libertés des pays d'Etats et, pour en témoigner, fît reconnaître aux États de Bretagne la libre élection de leurs députés en Cour, dont Necker avait voulu les priver. Quand il alla, suivant l'usage, prêter serment à la Chambre des Comptes, le premier président de cette cour, Nicolaï, salua en lui le restaurateur des finances. Par l'idée qu'on se faisait de ses talents il raffermit le crédit. Il trouva des banquiers pour lui faire des avances et des souscripteurs pour couvrir ses emprunts. Il chassa de ses bureaux des commis prévaricateurs, fît payer exactement les rentes à l'échéance et remboursa des rescriptions demeurées en souffrance depuis Terray. Il rétablit le bail des fermes, qu'avait cassé d'Ormesson, et aida à la réorganisation de la Caisse d'escompte, qui venait de porter son capital de 15 à 18 millions. La Caisse reprit le payement de ses billets à bureau ouvert, et ramena le taux de l'escompte, à partir du 10 décembre 1784, au maximum de 4 ½ p. 100. Elle sera autorisée, par arrêt du Conseil du 18 février 1787, à émettre pour 60 millions de nouvelles actions. Bien administrée, elle prêta au commerce des secours, qu'on évaluait à 500 millions par an et facilita l'émission du papier-monnaie[4].

L'administration de Calonne fut à certains égards moins routinière que celle de Necker. Il fit du collaborateur de Turgot, Dupont de Nemours, un conseiller d'État et un directeur du commerce, et le consulta souvent. L'abbé de Périgord, Talleyrand, qui était très expert en finances, l'aida à rédiger les règlements de la Caisse d'escompte. Il avait pour conseils en matière d'emprunts d'intelligents banquiers, Clavière, le futur ministre des finances de la Législative, et le directeur de la Caisse d'escompte, Panchaud. Avec l'agent de change Madinier, il apprit les questions de la monnaie et du change ; avec l'avocat Gerbier, à démontrer en beau style, dans les préambules de ses édits, les mérites de son administration. Sur le conseil de ces habiles gens ou d'après sa propre inspiration, il organisa une Caisse d'amortissement à dotation intangible, qui devait en vingt-cinq ans rembourser 800 millions. Un théoricien anglais, le Dr Price, démontrait que le capital se reconstitue très vite par le jeu automatique des intérêts composés ; mais Calonne oubliait qu'il faut, pour amortir, des excédents de recettes, et qu'emprunter pour amortir, c'est simplement remplacer une ancienne dette par une nouvelle.

C'est sous son administration que fut créé le Comité d'agriculture ; il fît travailler aux ports du Havre, de Dieppe, de la Rochelle et de Dunkerque, pousser la construction de la digue de Cherbourg, agrandir les quais de Marseille, assainir Lyon et Bordeaux, élever de nouvelles halles à Paris, container la construction de grandes routes et entreprendre les canaux de Bourgogne. Lui aussi voulut abolir les douanes intérieures et établir un tarif douanier uniforme ; sa Compagnie des Indes débuta bien ; des conventions commerciales achevèrent de stimuler le mouvement des échanges. L'abondance, dit un contemporain, régnait dans nos ports et sur nos marchés ; les capitaux affluaient à Paris ; la Bourse était très active, et l'aspect des grandes villes florissant. Les journalistes, que Calonne avait à ses gages, car il pratiquait à merveille l'art de la réclame, célébraient le génie du Contrôleur général, signalaient l’accroissement des revenus et annonçaient l'extinction de la dette.

Breteuil, lui aussi, recherchait la popularité. Il faisait évacuer le administration donjon de Vincennes, adoucissait, comme on l’a vu, le régime intérieur de la Bastille, réglementait l'expédition des lettres de cachet. Il favorisait la formation d'associations de toutes sortes : sociétés philanthropiques, patriotiques, littéraires ou scientifiques. Le théâtre devenait presque libre, et la représentation du Mariage de Figaro montre à quel point le Gouvernement était tolérant. Mais la jouissance de la liberté était troublée par l'incertitude du lendemain : l'emprisonnement de Beaumarchais à Saint-Lazare, après le succès de sa pièce, rappela aux écrivains qu'ils n'étaient pas à l'abri des arrestations arbitraires.

Le Gouvernement n'avait que des velléités. Miromesnil avait invité Du Paty à rédiger un plan de réforme pénale. Breteuil faisait bon accueil au Mémoire de Lamoignon sur la réforme de la procédure. Mais le Garde des Sceaux n'osa pas, en fin de compte, passer outre à l'opposition des Parlements.

Un autre exemple de l'inconsistance du Gouvernement est dans tentative de sa conduite à l'égard du Clergé. En 1723, une Déclaration royale dénombrement avait enjoint une fois de plus aux bénéficiers de fournir un état de leurs biens, à l'effet d'empêcher le Clergé d'oublier qu'il devait au Roi foi, hommage, aveu et dénombrement ; mais, de cinq ans en cinq ans, les Assemblées du Clergé avaient obtenu des arrêts de surséance ; le dernier était de 1780. Calonne laissa entendre qu'il exigerait enfin le dénombrement ; et, comme il pensait bien que les évêques résisteraient, et qu'il y avait intérêt à tourner contre eux l'opinion en attendant l'Assemblée de 1785, il fit attaquer les immunités du Clergé dans la presse : des Lettres curieuses et édifiantes accusèrent les évêques, les chapitres, les abbés, les moines de s'attribuer les revenus de l'Église, et de réduire les curés de campagne à la misère. Des biens, donnés naguère pour le soulagement des malades, des pauvres et des prisonniers, disaient les Lettres curieuses, étaient détournés de leur objet, et il appartenait au Roi de les y réappliquer. Une Requête au Roi sur la destruction des prêtres et des moines de France demanda à Louis XVI d'abolir les congrégations et de confisquer leurs biens.

Quand se réunit l'Assemblée de 1785, le public s'attendait à voir Calonne exiger du Clergé la déclaration de ses biens. Le Contrôleur général se contenta de réclamer un don gratuit de 20 millions. L'Assemblée discuta, et, à la fin, promit de payer 10 millions, mais elle fit ses conditions : un arrêt du Conseil supprimerait l'édition des œuvres de Voltaire entreprise par Beaumarchais, et le Gouvernement s'engagerait à ne pas insister sur la déclaration des biens jusqu'à une prochaine Assemblée qui se réunirait l'année suivante. Le Gouvernement consentit. D'autres écrits furent publiés pour tenir le public en haleine, par exemple une Défense des droits du Roi contre les prétentions du Clergé de France. Mais en 1786 la nouvelle Assemblée gagna les ministres à sa cause, sauf Calonne. Le Contrôleur général fut obligé de souscrire à un arrêt du Conseil du 2 septembre, où il était dit qu'il serait fait un règlement général pour maintenir les droits de la Couronne et qu'il convenait que Sa Majesté s'inspirât des lumières et de l'expérience des magistrats de ses cours.

Il prit sa revanche en exigeant de l'Assemblée cette augmenta-lion des portions congrues, dont il a été parlé plus haut[5].

L'opinion était déconcertée par ces contradictions entre les intentions et les actes. Surtout elle en voulait aux ministres de céder si facilement à l'Église. Les variations du Gouvernement s'expliquent par la force des résistances ; mais l'heure était venue d'opter entre les demi-mesures et les réformes profondes. Les ministres excitaient les appréhensions des privilégiés, sans contenter les réformateurs, dont ils irritaient l'impatience.

De plus en plus l'opinion s'énervait.

 

III. — LES EXPÉDIENTS FINANCIERS DE CALONNE.

CEPENDANT durait l'illusion d'une prospérité financière. Les revenus de l'État grossissaient ; les régies que Necker avait organisées donnaient plus de 100 millions ; la Ferme générale qui, en vertu des conditions imposées par Necker en 1780, avait donné d abord 129 millions, puis, après un édit de 1781 qui relevait ses tarifs, 140 millions, consentit à payer davantage, au renouvellement de son bail, en 1786, si Calonne voulait faire construire un mur autour de Paris, pour faciliter la répression des fraudes. Malgré les protestations des cabaretiers et des restaurateurs, des bourgeois et des grands seigneurs qui avaient des villas dans la banlieue, les travaux du mur d'enceinte dont on disait :

Le mur murant Paris rend Paris murmurant,

furent achevés en 1786. Le montant des versements de la Ferme au Trésor fut porté à 144 millions. Il fut stipulé de plus que, si les recettes de la Ferme dépassaient cette somme, le surplus jusqu'à concurrence de 6 millions serait versé au Trésor. C'était donc seulement dans le cas où les recettes dépasseraient 150 millions que la Ferme pourrait réaliser des bénéfices. Une refonte des monnaies arrêta l'exportation de For français, et écarta le danger dune crise du change, en fixant le rapport légal de l'or à l'argent à 15,47 pour 1, rapport qui correspondait à la valeur des deux métaux dans le commerce. Mais les emprunts avaient succédé aux emprunts avec une rapidité inquiétante.

Calonne était bon manœuvrier d'emprunts. Il assurait le succès de ses émissions en organisant la hausse des fonds publics et en provoquant la baisse des valeurs qui leur faisaient concurrence. Il fit faire des campagnes de presse par Mirabeau, organisa des syndicats de banquiers garantissant le placement des rentes sur l'Etat, et tenta les capitalistes par des combinaisons nouvelles de valeurs à lots.

Son premier emprunt, en décembre 1783, fut de 100 millions en rentes viagères, à des taux variant de 8 à 9 p. 100, avec 1.500.000 livres de lots en sus. En quelques jours, l'emprunt fut couvert, en grande partie par des souscriptions de France et de Hollande. Un tel résultat ayant augmenté le crédit de l'État, Calonne en profita pour emprunter, en décembre 1784, encore 125 millions. Il ne donnait que 5 p. 100 d'intérêt, mais comme il promettait 44 millions de lots, le rendement ressortait à 8 p. 100. Banquiers et capitalistes affluèrent aux guichets, et leurs souscriptions dépassèrent de 175 millions la somme demandée. En décembre 1785, Calonne emprunta encore 80 millions gagés sur le produit des aides et des gabelles.

Il fit en outre toute une série d'emprunts indirects ou clandestins. De 1784 à 1786, il s'est procuré 354 millions, par l'intermédiaire des provinces de Languedoc, de Flandre maritime, de Bretagne et de la ville de Paris. II a emprunté au delà des sommes fixées par les édits et, par le procédé qu'on appelait extension d'emprunts, il s'est fait prêter 123 millions, comme suite d'émissions antérieures, celles de février 1770, de mars 1781, de janvier 1782. Il a créé des offices de trésoriers généraux, receveurs généraux, payeurs et contrôleurs de rentes, agents de change, qu'il a vendus 10 millions. Il a forcé les fermiers généraux à payer un supplément de cautionnement de 2.600.000 livres. Il a fait payer un million à des titulaires d'offices, pour leur assurer la survivance. Sous prétexte de faire donner à la Caisse d'escompte un cautionnement de ses engagements à l'égard du public, il lui a emprunté 70 millions. En récompense, l'État a reconnu à la Caisse le privilège d'être pendant trente ans la seule banque d'émission, et lui a permis de multiplier ses billets. Au total, en trois ans, Calonne est parvenu à emprunter plus de 800 millions.

Or, même en pleine période d'illusion, pendant l'année 1784, l'administration de Calonne avait été critiquée. Le Fermier général Augeard, des parlementaires, et même des courtisans, avaient publié des pamphlets pour le discréditer. L'attaque la plus sérieuse vint de Necker. En janvier 1785, dans son Administration des finances, l'exposé le plus complet qui eût paru des recettes et des dépenses de l'État, l'ancien Directeur général, célébrant les mérites, le succès et les grands projets de sa gestion financière, accusait, sans en avoir Pair, ses successeurs d'incapacité, de gaspillage, de complaisance pour la Cour et d'indifférence pour l'intérêt public. En un mois, il se vendit douze mille exemplaires de cet écrit, et en un an, quatre-vingt mille.

Ces attaques firent baisser la confiance des financiers. Calonne ayant contracté en 1786 un emprunt de 80 millions pour remplacer le troisième vingtième, dont la perception devait cesser à la fin de l'année, il dut porter l'intérêt à 9 p. 100 et donner hypothèque aux prêteurs sur le revenu des aides et des gabelles. Le grand grief de l'opinion fut la prodigalité du ministre, cette prodigalité dont il avait fait un système. Il allait au-devant des désirs du Roi, de la Reine, des princes et des grands, donnant à pleines mains, multipliant les ordonnances de comptant. Le chiffre des pensions monta à 32 millions par an.

Cependant, le Parlement de Paris surveillait de près le Contrôleur général. Lors de l'emprunt de décembre 1784, il s'étonna que les impôts et les emprunts antérieurs n'eussent pas suffi à acquitter les dépenses de la guerre. Il blâma le désordre de l'administration financière et de la comptabilité, et recommanda au Roi, par remontrances du 27 décembre 1784, de vérifier si chaque ordonnateur a observé dans ses dépenses et dans leur emploi la règle et l’économie la plus exacte. Lors du troisième emprunt, en décembre 1785, le Parlement fit des remontrances, môme des remontrances itératives, et n'enregistra que du très exprès commandement du Roi, en exprimant l'espoir que Sa Majesté reconnaîtrait la légitimité des motifs qui l'avaient déterminé ; et il ajouta que le Premier Président avait, en tous temps et toutes occasions, charge de rappeler à Sa Majesté les vérités contenues au présent arrêté. Le Roi manda les magistrats à Versailles le 23 décembre 1783, et leur dit qu'il ne souffrirait pas que le Parlement abusât de sa bonté et de sa confiance jusqu'à se rendre en tout temps et en tout lieu le censeur de son administration. Au surplus, ajouta-t-il, je veux qu'on sache que je suis content de mon Contrôleur général. Mais, trois mois après, le 19 mars 1786, le Parlement remontra encore, et cette fois sans raison, contre la refonte des monnaies d'or et d'argent, qu'il qualifiait d'impôt dissimulé.

Les parlements provinciaux s'agitèrent à leur tour. Celui de Rennes refusa d'enregistrer un arrêt du Conseil qui enlevait aux débitants de tabac le droit dont ils avaient joui jusque-là de râper le tabac à priser, et l'attribuait à la Ferme générale. Forcé d'enregistrer l'arrêt, il dressa des remontrances et les fit porter à Versailles. Malgré l'ordre donné par le Roi lui-même, le 22 juin 1786, d'obéir aux édits rendus en son Conseil, il défendit aux fermiers de fournir le tabac en poudre.

Le Parlement de Bordeaux empêchait depuis 1781 l'exécution de plusieurs arrêts du Conseil prescrivant de rechercher les îles et atterrissements de la Gironde, de la Garonne et de la Dordogne, que le domaine royal prétendait avoir été usurpés par les riverains, et où il faisait figurer la région qui donne le vin de Médoc. Le Parlement fut mandé à Versailles ; quatre-vingt-seize conseillers s'y présentèrent, le 29 juillet 1786. Le Roi les traita très doucement. Un édit leur donna finalement raison. A Bordeaux, comme à Rennes, le Gouvernement cédait.

 

IV. — L'ASSEMBLÉE DES NOTABLES (1787).

CALONNE, cependant, sentait bien qu'il était impossible d'emprunter encore, impossible aussi d'ajouter aux charges des contribuables. Les idées de ses prédécesseurs, Turgot et Necker, s'imposèrent à lui. Le seul moyen d'acquitter la dette et de supprimer le déficit était de changer du tout au tout le régime fiscal par l'abolition des privilèges. Mais l'expérience avait prouvé que les parlements s'opposeraient à celte réforme révolutionnaire ; il fallait donc s'aviser d'un autre moyen.

Le 20 août 1786, il remit au Roi un mémoire intitulé Précis d'un plan d'amélioration des finances, où il proposait d'établir l'égalité proportionnelle dans la répartition de l'impôt, sans qu'il y pût être dérogé par aucune exemption, et le remplacement des vingtièmes par une subvention territoriale, qui serait assise également sur toutes les terres, qu'elle que fût la qualité du propriétaire, et payée en nature. Il parlait en outre d'abolir la corvée, de diminuer la taille, de supprimer les douanes intérieures, de permettre la liberté du commerce des grains, d'établir des Assemblées provinciales. Il pensait contenter ainsi les paysans, les commerçants, les économistes, et les partisans des nouveautés, Mais c'est du Necker tout pur que vous me donnez là, se serait écrié Louis XVI étonné. Calonne aurait répondu : Sire, dans l'état de choses présent, on ne peut rien offrir de mieux.

Il fit appel à la raison du Roi et à son cœur ; il lui montra que la réforme était nécessaire et qu'elle était juste ; il le flatta de la gloire, à laquelle Louis XVI était très sensible, d'être le bienfaiteur de son peuple. Et, quand il l'eut convaincu, il lui prouva sans peine l'impossibilité de demander l’enregistrement des édits réformateurs aux parlements ; mieux valait s'adresser à une assemblée de Notables, comme avaient fait Henri IV et Louis XIII en de semblables difficultés. Calonne ne doutait pas que, choisis avec discernement, les Notables n'accordassent au Roi leur approbation.

Vergennes et Miromesnil, consultés par Louis XVI, n'approuvèrent pas ce projet : ils estimaient dangereux de soumettre les volontés du souverain à l'approbation d'une assemblée, même nommée par lui ; ils auraient mieux aimé, selon l'ancienne méthode, arrêter les réformes au Conseil et les faire enregistrer, au besoin de force, par les Parlements. Calonne soutint que le Roi ne viendrait pas à bout de la résistance des magistrats. Ils se résignèrent donc, mais obtinrent l'ajournement des Notables à l'année suivante. Les autres ministres n'avaient pas été appelés à délibérer. Aussi Breteuil, quand il sut la décision prise, déclara-t-il se désintéresser d'un plan préparé sans lui. Ségur exprima l'avis que les Notables risquaient d'être de la graine d'États généraux.

Les lettres de convocation rédigées au Conseil le 29 décembre 1786 invitèrent les Notables à se rendre à Versailles le 29 janvier suivant pour y entendre les vues que le Roi avait formées pour le soulagement de ses peuples, l'ordre de ses finances et la réformation de plusieurs abus. Louis XVI était tout à la pensée du bien qu'il allait faire, et, le lendemain du jour de la convocation, il disait à Calonne : Je n'ai pas dormi de cette nuit, mais c'était de plaisir.

L'Assemblée devait compter 147 membres, répartis en sept bureaux. Calonne, qui ne doutait de rien, avait fait nommer des prélats réputés ses ennemis, et jusqu'à trente-trois magistrats de parlements ; il espérait gagner les cours par cette condescendance. En outre, il se croyait sûr des présidents des bureaux, qui étaient de droit des princes du sang. Enfin il comptait que, même si les 33 magistrats et les 14 prélats faisaient de l'opposition, une majorité docile lui serait assurée par les 36 grands seigneurs, les 13 intendants et conseillers d'État et les 37 députés des pays d'États et des villes, qui avaient tous été choisis parmi les officiers de justice et de finance.

Cependant le Gouvernement n'avait rien dit des projets qu'il allait présenter, et les suppositions allaient leur train. Personne ne croyait que les Notables eussent été convoqués avec la généreuse intention de réformer l'État. Il y a, au fond de tout cela, écrivait La Fayette en janvier 1787, le désir d'avoir de l'argent, de façon ou d'autre. On était persuadé que l'Assemblée serait très obéissante. On racontait qu'une marchande de jouets d'enfants se plaignant de ne pas vendre des pantins qui branlaient la tète, un passant lui avait conseillé de crier : Notables à vendre ; elle le fit, et aussitôt les acheteurs accoururent. On raillait ces pauvres sourds-muets de Notables à qui le Gouvernement ferait communiquer ses intentions par l'abbé de l'Épée. On s'amusait d'un placard affiché, disait-on, à la porte même de Calonne, et annonçant qu'une nouvelle troupe de comédiens levée par M. le Contrôleur général commencerait à jouer à Versailles devant la Cour le 29 du mois courant : Ils donneront une grande pièce : les Fausses confidences, et une petite, le Consentement forcé. Elles seront suivies d'un ballet-pantomime allégorique de la composition de M. de Calonne, intitulé : le Tonneau des Danaïdes.

Convoqués pour le 29 janvier, les Notables ne furent réunis que le 22 février, Vergennes et Calonne étant tombés en même temps malades. Ce retard eut des conséquences. Les Notables promenèrent leur désœuvrement à Paris, dans les salons, les clubs, les théâtres ; ils y furent circonvenus par les parlementaires, les prélats et les jolies femmes, qui leur firent honte du rôle de comparses auquel on les destinait. Vergennes mourut le 13 février. Calonne perdit en lui un conseiller capable de lui éviter bien des fautes. C'en était une de laisser les Notables et le public dans une ignorance absolue de ses projets ; on pouvait croire au dessein de surprendre l'Assemblée et de se jouer d'elle.

Louis XVI ouvrit en personne l'Assemblée des Notables ; il annonça des projets grands et importants, et il exprima l'espoir qu'aucun intérêt particulier ne s'élèverait contre l'intérêt général. Calonne, prenant la parole après lui, avoua le déficit qu'il avait toujours nié, et dont le chiffre, 80 millions, étonna l'Assemblée. L'émotion devint très vive, quand il examina les moyens propres à prévenir une crise que de plus longs retards rendraient funeste.

Toujours emprunter, dit-il, serait aggraver le mal... Anticiper encore, on ne l'a que trop fait. Economiser, il le faut sans doute.... Mais l'économie seule, quelque rigoureuse qu'on la suppose, serait insuffisante,... Que reste-t-il donc pour combler un vide effrayant et faire trouver le niveau désiré ? Les abus. Oui, messieurs, c'est dans les abus mêmes que se trouve un fonds de richesses que l'État a droit de réclamer et qui doivent servir à rétablir l'ordre. C'est dans la proscription des abus que réside le seul moyen de subvenir à tous les besoins.

Après avoir énuméré ses projets, il termina par cette déclaration : Que d'autres rappellent cette maxime de notre monarchie : Si veut le Roi, si veut la loi ! La maxime de Sa Majesté est : Si veut le bonheur du peuple, si veut le Roi.

Le lendemain, les Notables prirent connaissance des six projets qui leur étaient soumis.

Le premier instituait dans les provinces qui n'avaient pas d'États trois degrés d'assemblées électives : des assemblées paroissiales, des assemblées de districts, des assemblées provinciales. Les Assemblées paroissiales seront composées de tous les propriétaires jouissant d'un revenu de 600 livres, sans distinction d'ordres ; les propriétaires qui n'auront point le revenu de 600 livres auront le droit de s'associer pour le former entre eux et envoyer un représentant à l'Assemblée ; ceux qui posséderont plusieurs fois 600 livres de revenu auront un nombre de voix proportionné jusqu'à concurrence du tiers des voix de l'Assemblée paroissiale. Pour constituer l'Assemblée de district, chaque paroisse élira un député ; les villes de plus de 12.000 âmes en éliront deux ; les députés se réuniront au chef-lieu du district, lequel comprendra une ville et 25 à 30 paroisses. Pour composer l'Assemblée provinciale, chaque district élira un député. Cette assemblée aura parmi ses attributions la répartition des impôts, les travaux publics, l'assistance aux pauvres par les ateliers de charité, etc. Elle tiendra une session par an, et, pour gérer les affaires dans l'intervalle d'une assemblée à l’autre, elle nommera un bureau intermédiaire, composé de six membres. Elle ne pourra, d'ailleurs, s'arroger aucune portion de l'autorité exécutive ; les intendants y prendront séance toutes les fois qu'il leur plaira ; ils ordonneront seuls les dépenses, et les opérations demandées par les assemblées devront être autorisées par eux.

Le second projet substituait aux vingtièmes une subvention territoriale consistant dans un impôt en nature sur tous les biens-fonds du royaume. Les terres seront réparties par les Assemblées paroissiales en quatre classes, suivant leur valeur. Les châteaux, parcs, enclos et maisons de plaisance seront aussi imposés et sur le pied des meilleurs fonds de la paroisse. L'impôt sera de 1/20 du revenu pour les terres de la première classe, de 1/25 pour celles de la seconde, de 1/30 pour celles de la troisième, de 1/40 pour celles de la quatrième.

Le troisième projet était relatif au remboursement des dettes du Clergé. On a vu qu'en 1784 le Clergé devait 134 millions, montant des emprunts successifs contractés pour payer les dons gratuits. Calonne veut éteindre cette dette, de façon à pouvoir imposer les biens du Clergé comme ceux de tous les citoyens, et de la même manière, car il n'existe aucune différence entre ces biens et ceux des autres contribuables ; l’uniformité est ici le garant public de la justice de la loi. Pour parvenir à ce remboursement, on autorisera le Clergé à aliéner les rentes foncières que lui payaient les paysans, et à vendre ses droits de chasse, ses droits honorifiques et ses droits de justice, vains titres et souvent plus onéreux qu'utiles, droits stériles dont les lois de l'Église l'empêchent de jouir personnellement.

Le quatrième projet réformait la taille, la diminuait d'un dixième, défendait de taxer les manouvriers et artisans au delà de la valeur d'une journée de travail. Le cinquième établissait la liberté du commerce des grains ; le sixième substituait une prestation en argent à la corvée des chemins.

Les projets, qui menaçaient tant de privilèges, furent aggravés par les déclarations dont Calonne les accompagna. Dans son discours à l'ouverture de l'Assemblée, après avoir dit que le moyen de sauver l'État était de détruire les abus, il avait ajouté :

Les abus qu'il s'agit aujourd'hui d'anéantir pour le salut public, ce sont les plus considérables, les plus protégés, ceux qui ont les racines les plus profondes et les branches les plus étendues. Tels sont les abus dont l'existence pèse sur la classe productive et laborieuse, les abus des privilèges pécuniaires, les exceptions à la loi commune, et tant d'exemptions injustes qui ne peuvent affranchir une partie des contribuables qu'en aggravant le sort des autres.

Dans le mémoire sur la subvention territoriale, il débute ainsi :

Le souverain doit protéger les propriétés de ses sujets. Les sujets doivent le prix de cette protection au souverain. Tel est le principe et la loi de l'impôt.... Prétendre se soustraire à l'impôt et réclamer des exemptions particulières, ce serait rompre le lien qui unit les citoyens à l'État.

Il fait ensuite le procès général de tout le régime financier : désordre des circonscriptions, privilèges locaux et personnels injustes, multiplicité des tribunaux, lois dont plusieurs n'ont été créées que pour exercer une vengeance rigoureuse contre des infortunés entraînés à la fraude par la misère ; nombre effrayant d'agents du fisc : plus de 200.000 hommes enlevés à l'agriculture, au commerce, aux armées, à leur famille, pour servir au recouvrement des droits de toute espèce, qui frappent sans mesure ni proportion les objets mêmes qui mériteraient le plus d'en être affranchis.

Il déclare encore :

Ces vérités sont incontestables que tous les membres d'un État, ayant un besoin égal de la protection du souverain, ont aussi des devoirs égaux à remplir ; que la contribution aux charges de l'État est la dette commune de tous ; que toute préférence envers l'un est une injustice envers l'autre.... Ces vérités sont inébranlables, puisqu'elles ont pour fondement la raison, la justice et l'intérêt national.

Cette affirmation que la contribution aux charges de l'État est la dette commune de tous, il la répète au Clergé en termes sévères :

Les ecclésiastiques sont, par leur naissance, citoyens et sujets. Leur consécration, loin de les soustraire aux devoirs que leur imposent ces premiers titres, ne fait que les y soumettre davantage ; comme pasteurs, ils doivent l'exemple ; comme ministres des autels, ne pouvant servir l'État de leurs personnes, ils doivent l'aider de leurs biens ; comme bénéficiers, pourraient-ils ne pas se souvenir que ce sont les libéralités des Rois et de la Nation qui les ont enrichis ?

A propos de la subvention territoriale, et de l'égalité devant l'impôt, il s'élève contre la diversité des usages et des privilèges :

On ne peut faire un pas dans ce vaste royaume sans y trouver des lois différentes, des usages contraires, des privilèges, des exemptions, des affranchissements [d'impôts], des droits et des prétentions de toute espèce : et cette dissonance générale complique l'administration, interrompt son cours, embarrasse ses ressorts et multiplie partout les frais et le désordre.

A propos de la suppression des douanes intérieures et de l'établissement d'un tarif uniforme aux frontières du royaume, qu'il a aussi proposée aux Notables, il énumère les bienfaits que l'on peut attendre de cette opération :

... Briser les chaînes sous lesquelles le commerce gémissait depuis longtemps, naturaliser en quelque sorte toutes les provinces du royaume, extirper des vices enracinés depuis près de cinq cents ans, et satisfaire au vœu exprimé il y a près de deux siècles par le corps entier de la nation [les États généraux de 1614].

Et voici de quel ton il parle de la gabelle :

C'est un impôt si disproportionné dans sa répartition, qu'il fait payer dans une province vingt fois plus qu'on ne paye dans une autre ; si rigoureux dans sa perception, que son nom seul inspire de l'effroi ; un impôt qui, frappant une denrée de première nécessité, pèse sur le pauvre presque autant que sur le riche.... Un impôt enfin dont les frais vont au cinquième de son produit, et qui, par l'attrait violent qu'il présente à la contrebande, fait condamner tous les ans à la chaîne ou à la prison plus de cinq cents chefs de famille, et occasionne plus de quatre mille saisies par année : tels sont les traits qui caractérisent la gabelle.

Il semble que ce ministre, parlant au nom du Roi, ait voulu faire le procès de tout le régime monarchique.

Ces déclarations, ces aveux, ce ton révolutionnaire inquiétèrent accueil fait par les Notables et agitèrent l'opinion publique. On accusa le Contrôleur général d'être un charlatan, payant d’audace pour dissimuler l'effroyable délabrement des finances. Calonne froissa, d'ailleurs, l'Assemblée en déclarant que Louis XVI avait une inébranlable volonté d'exécuter ses projets, et qu'il la consultait non sur le principe, mais sur les moyens d'application. Beaucoup déclarèrent n'avoir pas mandat de voter des impôts, et en appelèrent aux États généraux ; tous voulaient être traités en hommes libres. Les grands seigneurs dévoués à Calonne faiblissaient ; un seul des présidents de bureau, le comte d'Artois, le soutint fermement ; le prince de Conti se prononça contre lui ; le comte de Provence et le duc d'Orléans se réservaient. Le Clergé répugnait à aliéner ses droits seigneuriaux pour rembourser sa dette et se refusait à abdiquer son immunité financière. L'archevêque Brienne intriguait contre Calonne ; l'évêque Dillon l'attaquait en face : M. de Calonne, disait-il, veut encore saigner la France, et il demande aux Notables s'il faut la saigner au pied, au bras, ou à la jugulaire ; une autre fois, il l'apostropha ainsi : Nous prenez-vous pour des moutons, de nous réunir pour avoir notre sanction à une besogne toute digérée ? Calonne comptait sur le Premier Président d'Aligre, et sur Lamoignon pour gagner les uns et retenir les autres ; mais d'Aligre lui en voulait de l'avoir récemment contraint à rembourser de grosses sommes au Trésor, et Lamoignon craignait, en le soutenant, de se compromettre. Miromesnil encourageait sous main les défections.

Calonne eut quelques défenseurs dans la presse ; Lebrun, dans ses Lettres d'un Anglais, dénonça les machinations du Clergé ; Linguet prit la défense de la subvention territoriale. Mais les orateurs du café Foy, ceux du Palais-Royal et des clubs dénoncèrent les vols du Contrôleur général. Mirabeau se déclara contre lui dans sa Dénonciation de l'agiotage. Des caricatures, des estampes et des satires ridiculisaient Calonne ; on le représentait comme un autre Terray, mais un Terray ivre.

Inutilement Calonne essaya d'intimider les Notables ; ils regimbèrent, et force fut de négocier avec eux un compromis. Dans une conférence présidée par Monsieur, le 2 mars, Calonne parla avec une présence d'esprit et une éloquence étonnantes ; il lutta cinq heures contre ses contradicteurs et cependant ne convainquit personne. Après avoir déclaré un déficit de 80 millions, il en vint, d'aveux en aveux, à reconnaître qu'il s'élevait à 113 ; en sorte que le produit de l'impôt territorial tel qu'il l'évaluait, n'aurait pas comblé ce déficit. On lui demanda communication des états de finances, pour que les Notables pussent, en connaissance de cause, statuer sur l'importance du découvert, et sur l'urgence d'impôts nouveaux. Ces Messieurs sont bien curieux, dit Calonne, qui refusa la communication, en alléguant qu'il avait soumis au Roi les pièces comptables, et reçu son approbation. Il finit par rejeter la responsabilité du déficit sur Necker, ce qui excita la fureur du parti genevois.

Des projets de Calonne, les Notables n'acceptèrent, avec quelques changements, que ceux qui touchaient aux Assemblées provinciales, à la liberté du commerce des grains et à la transformation de la corvée. Ils estimèrent que le remboursement des dettes du Clergé, dans les conditions proposées, était irréalisable et injuste. Au lieu de changements dans le régime de la gabelle, ils réclamèrent l'abolition de cet impôt. Quant à la subvention territoriale, ils la repoussèrent à l'unanimité : elle portait atteinte aux privilèges, et il n'y avait guère que des privilégiés parmi les Notables.

Le 12 mars, comme Calonne, payant d'audace, affectait de dire que les sentiments des Notables s'accordaient avec les principes du Roi, les sept bureaux lui signifièrent qu'il y avait différend sur le fond. Calonne en appela à l’opinion ; il fit imprimer et répandre partout ses rapports et ses discours, ainsi qu'un manifeste rédigé par l'avocat Gerbier, où il dénonçait l'opposition intéressée des Notables. Mais le public ne vit là qu'une manœuvre, et les Notables furent exaspérés.

Ils rédigèrent une protestation. Il n'est aucun sacrifice, disaient-ils, que les bureaux n'aient offert pour diminuer le poids des impositions du peuple ; ils désiraient, il est vrai, voir conserver aux deux premiers ordres les formes antiques qui les distinguent, mais en accordant que leur part dans les contributions fût égale à celle de tous les autres citoyens. Ils avaient, disaient-ils encore, réclamé sans succès la communication des états de recettes et de dépenses et recommandé l'économie avec instance. Ils se seraient jugés coupables, s'ils avaient consenti à une augmentation d'impôts, dont la nécessité ne leur aurait pas été absolument démontrée. Le Président de la Chambre des Comptes Nicolaï, l'évêque de Langres La Luzerne et La Fayette manifestèrent si violemment contre le Contrôleur général, que celui-ci projeta de dissoudre les Notables.

Pour avoir les mains libres, il voulut d'abord se débarrasser de Miromesnil et de Breteuil, dont il avait à redouter l'opposition. Il accusa Miromesnil de conspirer avec les parlements, et d'inspirer les libelles qui se publiaient contre lui ; des lettres qu'il avait fait intercepter par le surintendant des postes l'aidèrent à convaincre Louis XVI. Il attaqua alors Breteuil ; mais la Reine, qui n'avait jamais aimé Calonne, le dénonçait au Roi comme un fou et un ennemi public. Le successeur de Vergennes aux Affaires étrangères, Montmorin, parlait dans le même sens que la Reine. Provence, Conti, Brienne, crièrent à la banqueroute. Louis XVI, ému des plaintes de la Reine et de l'attitude des Notables, congédia le Contrôleur général, le 8 avril 1787. Le même jour, Miromesnil, jugé trop déférent à l'égard des parlements, fut remplacé par Lamoignon.

 

 

 



[1] SOURCES. Tous les mémoires du temps, cités aux chapitres précédents ; Remontrances du Parlement de Paris, p. p. Flammermont, au t. III ; Mercier, t. I (Conférence entre un ministre d'Etat et un conseiller) ; Mounier (Recherches sur les causes de la Révolution) ; Mme de Staël, Considérations ; déjà cités ; Papiers d'Éprémesnil (Procès Calonne) ; Lettres de Miromesnil au Roi (Archives nationales, K 163, 5 août et 8 décembre 1786) ; Correspondance Vaudreuil ; Coup d'œil sur le livre rouge. Mirabeau, Histoire secrète de la cour de Berlin (1786-1787), Paris, 1789, 2 vol. Id., Correspondance avec La Marck, p. p. de Bacourt, Paris, 1851. Target (Journal de), Paris, 1891.

OUVRAGES A CONSULTER. Chérest, t. I ; Geffroy de Loménie, Les Mirabeau, t. III et IV ; Rocquain ; Stourm, t. II ; Gomel, t. II, déjà cités. Say (L.), Les interventions du trésor à la Bourse (Annales Ec. sc. politiques, 1886). Suzane, La tactique financière de Calonne, Paris, 1901. Valleaux, Mirabeau financier (Révolution française, avril 1898). Vübrer, Histoire de la dette publique en France, Paris, 1886, 2 vol.

[2] A ce moment, le ministère est ainsi composé ; garde des Sceaux, Hue de Miromesnil ; secrétaire d Etat de la maison du Roi, Amelot de Chaillou ; secrétaire d'Étaltde la Guerre. Ségur ; secrétaire d'État de la Marine, Castries ; secrétaire d'Etat des Affaires étrangères, Vergennes, qui est en même temps chef du Conseil royal des Finances ; Joly de Fleury devenu Conseiller au même Conseil, lient la place du Contrôleur général.

[3] Le premier vingtième avait été établi en mai 1749 ; le second, en juillet 1756. Tous les deux avaient été prorogés en novembre 1771, avec un accroissement de 20 p. 100 du premier. Le troisième vingtième devait cesser d'être levé à la fin de 1786.

[4] Voir sur cette caisse : Duclos-Dufrénoy, Origine de la Caisse d'escompte, ses progrès, ses révolutions... Lettre à M. le comte de Mirabeau, Paris, 1789, et les ouvrages indiqués dans la Bibliographie des finances au XVIIIe siècle, de Stourm.

[5] Breteuil et Vergennes ayant préparé un projet pour accorder la liberté de conscience aux protestants, reconnaître la légitimité de leurs mariages, et leur donner un étal civil, le Conseil en délibéra ; il fut même question de traiter les israélites comme les protestants ; mais on appréhenda une telle opposition du Parlement et de l'Eglise que les projets furent abandonnés. Ils seront repris quelques mois plus tard par Malesherbes.