HISTOIRE DE FRANCE

 

LIVRE III. — LA VIE SOCIALE.

CHAPITRE III. — LA NOBLESSE[1].

 

 

I. — LA GRANDE NOBLESSE.

LA noblesse de France est moins bien connue que le Clergé. Elle n'a point de hiérarchie véritable, ni de cadres territoriaux fixes, ni d'assemblées régulières, avec comptes-rendus publiés. Elle apparaît comme une grande masse inorganique, où se meuvent des groupes très différents les uns des autres, et sans rapports entre eux. Elle continue, d'ailleurs, d'être envahie par des usurpateurs. On a renoncé à ces recherches par lesquelles on dépistait autrefois les faux nobles pour les réintégrer parmi les contribuables. La dernière est de l'an 1703. En 1784, Guyot, dans son Répertoire de jurisprudence, écrit :

Les usurpateurs ne gardent aucune mesure ; les gentilshommes non qualifiés, les anoblis même prennent hardiment la qualité de hauts et puissants seigneurs : les simples écuyers, celle de chevaliers ; des roturiers bien connus se font annoncer comme marquis, comtes, barons et vicomtes, ils en prennent le titre, s'ils ne se contentent pas de celui d'écuyer dans les actes qu'ils passent.

Toute la grande noblesse était groupée autour du Roi. Quelques hauts gentilshommes, comme le duc de Luxembourg et le duc de Nivernais, riches l’un et l’autre, gardaient leur chez eux et allaient à la Cour sans y être casernés. Les ducs de Charost et de La Rochefoucauld-Liancourt, Choiseul, après sa disgrâce, vivaient sur leurs terres ; élèves et amis des physiocrates, ils s'occupaient surtout d'agriculture ; mais ce sont des exceptions ; les charges de Cour sont occupées par de grands noms. Dans l'ensemble de Tordre, la noblesse de Cour est une classe à part.

Elle vit dans les maisons royales à Versailles, à Trianon, à Compiègne, à Fontainebleau, et dans les maisons princières : chez Monsieur au Luxembourg et à Brunoy ; chez le comte d'Artois à Meudon, à Bagatelle ou à Maisons ; chez, le duc d'Orléans au Palais-Royal à Monceaux, au Raincy ou à Villers-Cotterets ; chez le prince de Condé au Palais-Bourbon ou à Chantilly ; chez le prince de Conti au Temple ou à l'Isle-Adam. Mais les plus riches parmi les nobles de Cour ont en même temps que logement en Cour ou maison à Versailles, hôtel à Paris et châteaux à la campagne. Le plus beau des nouveaux hôtels de Paris, l’hôtel de Soubise, avait été bâti près du Temple et de l'hôtel de Rohan ; mais dans la seconde moitié du siècle les quartiers du Marais et du Temple sont désertés par l'aristocratie, qui se porte au faubourg Saint-Germain, ou bien aux boulevards, où le duc de Richelieu a élevé le Pavillon de Hanovre.

La vie de château est plus animée qu'au temps de Louis XIV. L'œil du Roi ne surveille plus la Cour comme jadis pour noter les absences. La bonne compagnie se donne rendez-vous aux champs pendant la belle saison : à Harcourt, il y a place pour quatre-vingts appartements, qui sont toujours occupés ; Louis XIV n'aurait pas permis de telles assemblées. La chasse est une des passions du grand monde ; à Brienne, il y a 100 chevaux de chasse et 150 chiens. On a vu la splendeur royale des chasses de Saverne. Le soir, on s'assied aux tables de jeu, ou bien on se promène et on danse dans les parcs illuminés.

A la campagne, à Versailles, à Paris, le théâtre fait fureur. Les plus grands personnages paraissent sur la scène ; la Reine joue à Trianon, entre autres rôles, celui de Rosine dans le Mariage de Figaro ; Monsieur joue Tartufe ; le duc d'Orléans se fait une spécialité des rôles de paysans. A cette noble compagnie se mêlent des gens de théâtre. Les comédiennes et les chanteuses sont très recherchées par de grands seigneurs laïques ou ecclésiastiques ; La Raucourt se vante de l'amitié du duc de Lauraguais et du prince d'Hénin ; La Guimard, Muse de la danse, est entretenue par des banquiers, par le vieux maréchal de Soubise, et, dit-on, par l'évêque d'Orléans, de Jarente. Le comte d'Artois se ruine une première fois avec Mlle Du Thé, et une seconde fois, après que le Roi a payé ses dettes, avec Mlle Contât. Le grand monde aime aussi les genres inférieurs de spectacles ; il va voir à l’Ambigu-Comique les marionnettes d'Audinot et aux Variétés Amusantes l'acteur Volange habile dans le personnage des niais ; il fréquente, au boulevard Ménilmontant, le petit théâtre de Beaujolais ; à la grille des Champs-Elysées, le théâtre Gracioso, qui joue des piécettes. On le voit aux cirques du Palais-Royal et du boulevard du Midi, aux combats de taureaux, route de Pantin. Il s'intéresse aux exercices des bateleurs ; le comte d'Artois sait danser sur la corde raide. On s'amusait à s'encanailler.

On dansait beaucoup. C'était une raison de plaire à la Reine que d'être un beau cavalier comme Adhémar, Caraman ou Galliffet. On continuait à raffoler des travestis, dont la scène était une fête champêtre ou un bal. Dans les fêtes champêtres, qui étaient très à la mode, les dames s'habillaient en villageoises, en bouquetières ou en grisettes. Dans un bal, on vit un soir le vieux Maurepas paraître en Cupidon, Sartine en Neptune, Vergennes porter au cou une mappemonde, une carte d'Amérique sur le cœur et une carte d'Angleterre dans le dos.

Ce beau monde vivait dans de délicieux décors. Depuis le milieu du siècle, les grandes allées droites des parcs sont remplacées par des chemins sinueux, les carrés de verdure par des prairies, et les bassins de pierre par des eaux courantes-, des cascades bruissent sous le feuillage ; des portiques s'élèvent ; des statues de dieux et de déesses, de formes plus vives et plus légères qu'au siècle d'avant, alternent avec les bustes classiques. L'ameublement des appartements a pris plus d'importance. Depuis 1781, tous les châteaux royaux sont meublés à demeure, au lieu qu'auparavant le mobilier suivait la Cour dans ses déplacements. Ce fut un beau temps pour les ébénistes, qui firent des fortunes, et pour tous les artistes du mobilier. Dans les réceptions de toute sorte, dans les fêtes et les promenades, c'était un assaut de toilettes et de parures. Les femmes s'engouent de modes successives étranges. Sur des coiffures en porc-épic, en berceau d'amour, en casque anglais, en corne d'abondance, en soupirs étouffés, en plaintes amères, elles mettent des panaches, puis des chapeaux d'énorme envergure. Elles portent des paniers et des traînes de soie ou de drap, aux nuances puce, cheveux de la Reine, opéra-brûlé, etc. Elles se couvrent de broderies, de dentelles, de bijoux, et de diamants. Elles se font accompagner par un bibelot vivant, levrette, épagneul, perruche, angora ou négrillon.

Toute cette vie coûtait cher, et peu de fortunes suffisaient à en payer le luxe. C'est pourquoi tant de mains étaient tendues vers le Roi, qui ne pouvait les remplir toutes. C'est pourquoi aussi les tables de jeu étaient partout assiégées. On joue à la Cour. Le Roi s y prêle de mauvaise grâce, et ne s'aventure que sur des enjeux modestes. On rapporte qu'une nuit il alla surprendre les joueurs, et qu'ayant appris que la Reine perdait cent mille écus, il fit une scène. Il renvoya dans leurs régiments des officiers ruinés au jeu ; mais il ne put arrêter cette folie ; maintes fois, il paya les dettes de la Reine ; il paya deux millions perdus par le comte d'Artois. Certaines parties furent célèbres ; par exemple, une partie de pharaon, qui, à Fontainebleau, dura trente-six heures presque sans interruption. Un marquis de Chalabre s'illustra pour avoir un jour perdu 840.000 livres et en avoir gagné 1800.000 un autre jour. On joue à Paris au Luxembourg, chez Monsieur, au Palais-Royal chez le duc d'Orléans, dans presque tous les salons, dans des tripots dont le nombre augmente malgré les arrêts du Parlement, qui, en 1777 et en 1781, en ont ordonné la fermeture. Des ambassadeurs et des chargés d'affaires étrangers louent aux tenanciers de jeux des locaux protégés par l'immunité diplomatique. On parie aux courses, car le goût des courses, venu d'Angleterre, commence à se répandre ; le comte d'Artois, le duc d'Orléans et Lauzun ont des écuries fameuses. D'autre part, la Bourse de Paris, instituée en 1724, est devenue un marché rival de ceux de Londres et d'Amsterdam. On spécule par des marchés à terme[2] sur les papiers publics, les actions de la Compagnie des Indes, de la Caisse d'escompte, des sociétés d'assurances, des compagnies commerciales et industrielles, de la Compagnie des eaux. Les actions de cette Compagnie montent de 1.200 livres à 3.800 parce que des hommes puissants abusent de leur crédit pour s'emparer de tout et donnent de la valeur même aux choses les plus idéales. Il se fait de grands coups de bourse ; l'abbé d'Espagnac gagne quatre millions à revendre des actions qu'il avait accaparées de la Compagnie des Indes.

Un autre moyen, très employé, de se procurer de l'argent est de faire des dettes. Montesquieu avait donné du grand seigneur cette définition : Un homme... qui a des ancêtres, des dettes et des pensions. A la fin du siècle, l'abbé Coyer écrivait : C'est être bien peuple que de s'inquiéter sur ses dettes : elles annoncent, elles confirment la grandeur. Il y a à parier qu'un débiteur de deux millions est plus grand seigneur d'une moitié en sus que celui qui n'en doit qu’un. A vingt-quatre ans, le comte d'Artois doit 24 millions. En 1789, les biens du duc d'Orléans sont évalués à 114 millions et ses dettes à 74. Choiseul, qui possède 14 millions, en doit 10. Lauzun a mangé 300.000 livres de rentes et doit 2 millions. Le tailleur de M. de Montmorin lui réclame 1.200.000 livres dues. Bien d'autres exemples d'endettements pourraient être donnés. Quand sera payée sous la Restauration l'indemnité aux émigrés, on constatera que presque toutes les fortunes de la haute société étaient grevées d'hypothèques. Des scandales révoltèrent l'opinion publique. La marquise de Saint-Vincent, petite-fille de Mme de Sévigné, fit courir, sous la fausse signature du vieux maréchal de Richelieu, pour 450.000 livres de billets, qu'elle prétendit être le prix de ses complaisances. Le plus grand scandale fut la faillite des Rohan-Guéménée, une faillite de 33 millions ; parmi leurs créanciers se trouvaient de pauvres matelots bretons, dont le prince de Guéménée prenait les économies à charge de rentes viagères.

Le grand monde, ou plutôt la partie du grand monde dont la façon de vivre attirait les regards, était immoral de toutes façons. Le comte d'Artois, le duc de Chartres, le prince d'Hénin, le prince de Soubise, le duc de Bouillon étaient de francs mauvais sujets. La marquise de Boufflers, la marquise de Menars, la duchesse de Mazarin ne comptaient plus leurs galanteries. On attribuait à de très grandes dames des curiosités perverses. Le mariage n'était plus guère qu'un contrat en vue d'assurer la continuité des familles. L'amour dans le ménage était réputé ridicule ; entre mari et femme, on se pardonnait les faiblesses et les aventures. Il n'y avait guère de grandes passions même dans l'amour libre ; Chamfort définissait l'amour : l'échange de deux fantaisies, et le contact de deux épidermes.

C'est ainsi que la haute société noble, par le scandale que donnait un assez grand nombre de ses membres, achevait de se discréditer, et ce discrédit s'étendait à toute la Noblesse.

Une vertu pourtant restait à la Noblesse de Cour ; elle s'empressait au service du Roi dans la guerre. Sur les champs de bataille, on voyait, écrit le marquis d'Argenson, nos jeunes gens si frêles, si chétifs, amollis par le luxe et le raffinement des plaisirs, se comporter en héros. Malheureusement, disait l'avocat Barbier, elle était insuffisamment préparée au métier, ou, du moins, au commandement :

La noblesse riche met ses enfants au collège, de là à l'Académie pour monter à cheval et faire des armes, ensuite mousquetaire, capitaine de cavalerie, et les plus en crédit ont à dix-huit ou vingt ans un régiment sans avoir aucune pratique de militaire. Ils passent leur jeunesse dans le luxe, les plaisirs et la débauche auprès des femmes ; ils ont plus de politesse et d'éducation, mais ils n'ont aucune des sciences nécessaires, point de détails, beaucoup de valeur pour se battre, mais peu capables de commander. C'est ce qui fait que nous avons si peu de généraux, et même de bons officiers généraux.

Les écoles militaires qui furent instituées au XVIIIe siècle arrivèrent bien tard pour remédier au défaut d'éducation et n'y remédièrent qu'imparfaitement. La noblesse ne fournissait plus de grands soldats ; Louis XV s'étonna, Tannée de Fontenoy, que ses deux meilleurs généraux fussent deux étrangers, le maréchal de Saxe et le comte de Lowendahl.

 

II. — MOYENNE ET PETITE NOBLESSE.

IL y avait, dans les provinces, une moyenne noblesse — si l’on peut dire — point riche, mais point pauvre, qui servait le Roi pendant un temps sur terre ou sur mer, et s'occupait plus ou moins d'agriculture et de choses intellectuelles.

Le marquis de Mirabeau, le père de l'orateur, entre à vingt ans, en 1735, comme enseigne au régiment de Duras, devient capitaine, fait campagne en Italie en 1737, rentre dans ses terres sans donner la démission de son grade, reprend du service dans la guerre de la succession d'Autriche, gagne la croix de Saint-Louis, puis démissionne, croyant avoir assez fait, dit-il, pour sortir avec honneur du métier de ses pères. Il affecte de ne demander à la Cour ni emploi, ni pension. Il refuse de riches partis pour ses filles, parce qu'ils appartiennent au monde de la finance, se prend de passion pour l'agriculture, achète terre sur terre, quitte à revendre tel domaine qu'il n'a pu payer, est ruiné à la fin par ses enfants — il en avait onze — et par des spéculations malheureuses.

Le marquis de Franclieu, quand il ne trouve plus d'emploi dans l'armée, se plaît fort dans son domaine de Lascazères en Gascogne :

La maison, dit-il, est entre cour et jardin... avec une belle terrasse carrée entourée des deux cotés de fossés, où j'ai d'excellentes tanches... J'ai un grand jardin qui me fournit toujours de cinq à six plats d'entremets par repas, et qui nourrit toute ma maison pendant le carême et les jours maigres ; j'ai un grand terrain pour la chasse, plus de onze cents têtes de toutes sortes de volailles, de fiefs, de fermes ou de nos métairies, beaucoup de fruits, quelques oranges pour les liqueurs et confitures sèches, beaucoup de vin...

Le comte de Montlosier, qui définissait le gentilhomme de province un homme libre de sa personne et de sa terre, aimait beaucoup aussi son domaine campagnard situé en Auvergne, près de Clermont :

Quarante bêtes à cornes, près de cinq cents bêtes à laine, huit ou dix valets travaillant, ce beau mouvement me plut, je m'y adonnai tout à fait. Franchement je n'y entendais rien, mais il y avait là un fort bon maître valet à qui je faisais semblant de donner des ordres, mais qui, en réalité, faisait tout et gouvernait tout.

Il dirige les travaux d'irrigation, et poursuit en même temps des études scientifiques : en 1789 il publiera un Essai sur la théorie des volcans d'Auvergne, et sera député par la noblesse de Riom aux États généraux.

Quelques mémoires et correspondances permettent de se représenter la vie de la noblesse dans quelques provinces de France. De Frenilly, qui a fréquenté la noblesse de Poitou en 1781 et 1789, écrit dans ses Souvenirs :

Nulle province de France, hors la Bretagne peut-être, n'est plus remplie de bonne et ancienne noblesse fidèle aux traditions de patriarcale hospitalité. La plupart de ses gentilshommes étaient peu riches,... même pauvres ; mais tous, en proportion de leur fortune, vivaient noblement dans leurs châteaux. Les plus considérables avaient en outre maison à la ville. Les La Trémoille, les Larochefoucauld, les Richelieu étaient à la Cour ; mais les Chasteigner, les Marconnay, les Pradel, les d'Aloigny, les Nieuil, et beaucoup d'autres riches considérés, lieutenants généraux, chefs d'escadre, menaient à Poitiers un train et une existence très honorable... Il en résulta que les manières et les habitudes de cette ville n'étaient pas celles d'une ville de province...

De Frenilly connut surtout les personnages officiels et les nobles les plus aisés : l'intendant de Nanteuil, indifférent à sa fonction, livrant son intendance aux subdélégués, joueur et débauché, s'entourant de femmes perdues ; l’évêque de Beaupoil de Saint-Aulaire, petit vieillard froid et sec, tenant majestueusement un salon de grande étiquette, et donnant de sévères dîners de 40 personnes ; le marquis de Nieuil, chef d'escadre, excellent homme, mais gonflé de sa plaque et de son cordon rouge ; un président honoraire de la Chambre des Comptes de Nantes, de Chassenon, homme épais... riche et avare, d'une avarice honteuse et fastueuse à la fois, faisant des peignoirs avec les vieilles jupes de sa fille ; le président Irland de Bazôges, grand et bien fait... bon enfant, mais gauche, et sentant son dignitaire de province ; le marquis de Chasteigner, de haute mine, cordon rouge, très simple et très aimé ; le marquis d'Aloigny de Rochefort, gros garçon bien portant et nul ; il s'était fait peindre en pied, de grandeur naturelle, au fond du lit de sa femme, qui s'était fait peindre en pied au fond du sien ; M. de Margeret, ancien militaire, peu riche, humoriste, mais poli... avec le ton du grand monde ; M. d'Esparts, vieil officier aux gardes, roué, soucieux, ruiné, égoïste et maussade ; le vicomte de La Chastre, propriétaire du château de Sept-Monts, à dix lieues de Poitiers, espèce de bête sauvage, énorme et craintif, les cheveux hérissés, vêtu et tourné comme le dernier des hommes, au demeurant très riche et très bon.

Les femmes tenant salon étaient Mme de Nieuil, spirituelle mais cousue de caprices, devinant les réponses au mouvement des lèvres, et les coupant par une nouvelle question, Mme de Saint-Wast, grande et droite, siégeant dans son salon auprès de la cheminée, entre deux aides de camp, Mme d'Argenton et Mlle de Vittré, Mme de Marsillac, grande femme de trente ans, vive et spirituelle, moitié de Paris, moitié de Poitiers ; Mme de Marconnay, pétillante et brune, avec de petites moustaches ; Mme de Montbrun, maigre et frêle, pleine de verve et d'originalité, redoutée pour ses bons mots ; Mme de Vigier, vieille grosse femme hideuse, mais célèbre par ses dindes aux truffes.

Même parmi ces gens de moyenne noblesse, mi-partie citadine et mi-partie campagnarde, qui vivait noblement, il s'en trouvait de peu riches, même de pauvres. Mais dans la petite Noblesse la condition habituelle était la misère.

Les petits nobles se confondent presque avec les paysans. Leur principal signe distinctif est l'exemption d'impôts — encore paient-ils les vingtièmes ; — mais ils achètent cette exemption très cher. Depuis longtemps, il ne leur est permis de cultiver par eux-mêmes que quatre charrues de terre, lesquelles sont franches d'impôt. Si quelqu'un d'eux essaye de dépasser cette limite légale, il a affaire au fisc, qui ne veut pas laisser la franchise s'étendre, mais aus.si aux paysans de la paroisse, dont la part de contribution se trouve accrue par l'exemption de la terre seigneuriale. En 1789, dans des cahiers de doléances du tiers état, cette dérogeance à la règle est signalée comme un désordre : Une telle conduite, disent les habitants d'une paroisse voisine d'Alençon, trouble l'ordre public. Les nobles sont donc obligés de donner leurs terres à des métayers ou à des fermiers ; ils en perçoivent les maigres revenus en nature ou en argent.

Dans tous les pays de France, on trouve des exemples que l'on pourrait presque indéfiniment multiplier, de la pauvreté des nobles. En Poitou, à l'assemblée électorale de la Noblesse en 1789, viennent des gentilshommes vêtus en paysans ; les commissaires de leur ordre doivent leur prêter des épées et payer leurs frais d’auberge. Ces pauvres gens racontent que leurs enfants gardent les troupeaux dans les champs. En Auvergne, M. de Châteaubodeau a un manoir sans toiture et habite une masure couverte en paille. Près de Castelnaudary, M. de Pradines de Laurabuc se chauffe l'hiver avec les matériaux de ses bâtiments qu’il démolit. Près d’Avallon, M. de Salines-Bourbotte, ne pouvant acheter de vêtements à ses enfants, doit les laisser aller tout nus. D'après l’Anglais Young, dans le pays d'Auch, tous les nobles sont obligés de cultiver eux-mêmes leurs champs, et ne se distinguent en rien des paysans. En Bretagne, où ils sont très nombreux, la grande majorité habite des chaumières : la nôtre, dit Mme du Gage-Berthelot en 1782, tombe et n'est soutenue que par des étais, de sorte que peu sen est fallu que la rupture d'une poutre ne nous écrasât il y a deux ans. M. de la Villegourio possède bien 2.000 livres de rentes, mais il a douze enfants ; ses métairies s'écroulent, sans qu'il puisse les réparer :

Quoique descendu de Guillaume le Vicomte, grand panetier de France sous Philippe de Valois, écrit-il, je serais beaucoup plus heureux d'être né un bon paysan. Mes enfants seraient ma richesse au lieu qu'ils sont mon inquiétude et ma pauvreté.

Il est impossible au plus grand nombre des gentilshommes de donner une éducation à leurs enfants, d'ordinaire très nombreux, car les familles de vingt enfants ne sont pas rares. M. de Boëry, seigneur de Bouillaguet, en Guyenne, paie pour la pension d'un fils au collège de Sorèze, 700 livres, pour un autre fils au collège de la Sauvetat, 300 livres, et pour deux filles, dans un couvent, 600 livres. C'est à peu près tout son revenu. M. de Mirambel, qui a mis deux enfants au collège d'Ussel, doit les retirer faute d'argent bien que Inn d'eux, dit-il, ait des dispositions qui lui arrachent des larmes. Quant aux enfants des plus petits nobles, s'ils recevaient une éducation, c'était celle des villageois.

Le rêve de la plupart des garçons est d'entrer dans l'armée ; un certain nombre peuvent se faire instruire gratuitement dans une des écoles militaires de La Flèche, Pontlevoy, Brienne, Pont-à-Mousson ou Tournon : mais l'achat d'un grade est au-dessus des moyens de la plupart. Et l'ascension aux grades élevés n'est possible qu'aux militaires de Cour. Un fils de M. de Péguilhan-Laval, entré comme cavalier en 1773 au régiment Royal-Normandie, s'y trouve encore en la même qualité neuf ans après. M. Collas de la Baronais engage ses fils comme mousses sur des bateaux marchands. Le père de Chateaubriand s'était embarqué comme volontaire sur une goélette armée. Montlosier, dernier né de douze enfants, a inutilement sollicité un grade jusqu'à l'âge de vingt-cinq ans ; des parents, des amis, parmi lesquels deux colonels se sont employés inutilement à le lui procurer ; il n'a pu trouver place que dans un régiment de milice de sa province. Nous avons, dit l'abbé Coyer, trois cent mille nobles que la guerre refuse. Ceux mêmes qui entrent dans l'armée ne sont pas assurés d'y demeurer. Les suppressions et réductions de régiments mettent sur le pavé, dit Barbier, un grand nombre de jeunes gens qui servaient quelques années dans les troupes en qualité de lieutenants, sous-lieutenants, et môme capitaines, et qui sont embarrassés, après avoir été officiers, de prendre aucun état, et qui n'ont plus ni paye, ni qualité, et après se trouvent sans bien. Le chevalier de Parigny put faire entrer ses quatre fils dans les armées ; trois ont été tués pendant la guerre de Sept Ans ; le quatrième est rentré à regret chez lui à Sainte-Maure en Touraine où il a trouvé sa maison à demi effondrée et les terres de sa métairie en friches ; le Roi lui a donné un secours de mille livres pour remettre ses affaires en état.

Enfin on a vu que l'Église, si elle honore et enrichit de ses bénéfices des nobles qualifiés, n'a point de faveurs pour les pauvres gens de la noblesse.

 

III. — LE MÉCONTENTEMENT.

ON comprend que la Noblesse, pour qui la vie était si difficile, ait cherché, en plusieurs régions au moins, à percevoir ses redevances seigneuriales en toute rigueur. D'autre part, la petite Noblesse défend ce qui lui reste de privilèges d'autant plus âprement qu'elle a perdu ce que Boulainvilliers appelle son autorité naturelle sur ses propres sujets. Montlosier disait que le gentilhomme avait communément, sous le nom de seigneurie, des espèces de propriétés qu'on peut regarder comme une sorte de magistrature, puisqu'il s'y trouvait attaché un droit de police et de justice. Mais ce droit de justice et de police, la royauté n'a pas permis que la Noblesse le gardât. Les intendants travaillent depuis longtemps à ruiner la condition féodale par le contraste qu'ils font, remarque Duclos, entre l'autorité du seigneur et l'autorité royale, de laquelle tout sujet qui sent le prix de la liberté trouve dur de ne pas dépendre. La maxime des intendants est que le seigneur n'est qu'un premier habitant. Cependant le moindre seigneur entend demeurer quelque chose de plus, un personnage tout à part, un privilégié. En 1788, dans une assemblée, les nobles de Bretagne réclament le maintien de leurs droits légitimes, et déclarent infâmes ceux qui voudraient y attenter. A l'Assemblée nationale, la proposition d'abolir les privilèges sera faite par des nobles, mais de Cour.

La Noblesse est donc pleine de mécontents, et pour cause. Elle aussi, elle a le sentiment, répandu partout, qu'elle est écrasée par le despotisme. Elle aime le Roi, mais non les agents de son autorité les ministres et les intendants. Elle s'indigne de son malaise et déteste la haute Noblesse de Cour, qui la laisse à l'abandon. Elle veut une condition meilleure, elle veut pouvoir vivre.

Dans presque toute la Noblesse, d'ailleurs, on réclame un autre ordre de choses, des États généraux et une constitution. Des brochures et des pamphlets déclament contre le despotisme et ses fauteurs. Mounier, un adversaire de la Révolution, reconnaîtra que les députés delà Noblesse étaient tous d'accord sur ce point qu'ils n'avaient pas de constitution et que les Etats généraux devaient leur en procurer une. A ceux qui lui imputeront la révolution, Necker répondra : Avant les Etats généraux, qui prononça le premier le mot de Constitution ? L'ordre de la Noblesse.

A la conscience du malaise et de la désorganisation du second ordre de l'Etat s'ajoutait, chez quelques grands seigneurs que tentait l'exemple de la monarchie aristocratique d'Angleterre, l'ambition de la liberté politique. Déjeunes nobles étaient animés de sentiments généreux de justice et d'humanité, le jeune comte de Ségur écrivait :

Riants frondeurs des modes anciennes, de l'orgueil féodal de nos pères et de leurs graves étiquettes, tout ce qui était antique nous paraissait gênant et ridicule.... Nous nous sentions disposés à suivre avec enthousiasme les doctrines philosophiques que professaient des littérateurs spirituels et hardis. Voltaire entraînait nos esprits, Rousseau touchait nos cœurs ; nous sentions un secret plaisir à les voir attaquer le vieil échafaudage, qui nous semblait gothique et ridicule.... Nous goûtions tout à la fois les avantages du patriciat et les douceurs d'une philosophie plébéienne.

En somme, la noblesse, nombreuse, diverse, désordonnée comme une cohue, sans fonctions régulières dans l'État, dépouillée de tout pouvoir et de tout devoir seigneurial effectifs, privilégiée et inutile, frappée par les lois et les mœurs d'incapacité de travail, divisée en classes, n'était soutenue que par son antiquité, par un reste de respect public, reste qui allait diminuant toujours, et par ce qui demeurait de résistance à la clef de voûte du vieil édifice, la royauté.

 

 

 



[1] SOURCES. Mémoires de Malouet, Augeard, Besenval, Garat, d'Argenson, Ségur, Bouille, Des Cars, Mémorial de Norvins, déjà cités. Chateaubriand, Mémoires d'outre-tombe, p. p. Biré, t. I, Paris, 1900. A. Young's Travels in France, during the years 1787, 1788, 1789, p. p. miss Betham Edwards, Londres, 1905 (cf. la critique des traductions françaises de cet ouvrage, par Pariset, dans La Révolution française, 1896). Mémoires de Franclieu, Paris, 1800.

OUVRAGES A CONSULTER. Taine, Les origines de la France contemporaine. L'ancien régime, 25e éd., Paris, 1906, 2 vol. Boiteau, État de la France en 1789, 2e éd., Paris, 1889. De Vaissière, Gentilshommes campagnards de l'ancienne France, Paris, 1908. Id., Lettres d'aristocrates, Paris, 1907. Champion, La France d'après les cahiers de 1789, 2e éd., Paris, 1904. D'Haussonville, Le salon de Mme Necker, Paris, 1882, 2 vol. Ferdinand-Dreyfus, Un philanthrope d'autrefois. La Rochefoucauld-Liancourt, Paris, 1908. Sée, La portée du régime seigneurial au XVIIIe siècle, dans la Revue d'histoire moderne, 1908. De Loménie, Les Mirabeau, Paris, 1879, 2 vol.

[2] Les marchés à terme, dit un arrêt du Conseil de 1785, qui les interdit, dépourvus de cause et de réalité, n'ont, suivant la loi. aucune valeur, occasionnent une infinité de manœuvres insidieuses, tendantes à dénaturer momentanément le cours des effets publics, à donner aux uns une valeur exagérée et à faire des autres un emploi capable de les décrier ; il en résulte un agiotage désordonné que tout sage négociant réprouve, qui met au hasard la fortune de ceux qui ont l'imprudence de s'y livrer, délaisse les capitaux de placement plus solides et plus favorables à l'industrie nationale, excite la cupidité à poursuivre des gains immodérés et suspects, substitue un travail illicite aux négociations permises.