HISTOIRE DE FRANCE

 

LIVRE PREMIER. — LOUIS XVI ET LES ESSAIS DE RÉFORMES.

CHAPITRE III. — LES RÉFORMES DANS L'ARMÉE ET LA MARINE (1774-1789)[1].

 

 

I. — SAINT-GERMAIN (1775-1777).

AU milieu de ces troubles, Saint-Germain, secrétaire d'État de la Guerre, Sartine, secrétaire d'État de la Marine, depuis que Turgot avait pris le Contrôle général, s'appliquaient avec succès à remettre en état les forces militaires de la France. La nation ressentait encore, et vivement, les humiliations de la guerre de Sept Ans, et elle enviait à Frédéric II son armée, à l'Angleterre la puissance de ses flottes. Le premier secrétaire d'État de la Guerre de Louis XVI avait été le comte du Muy, mort le 10 octobre 1775, après un ministère de quelques mois, où il avait mis autant de maladresse que de bonne volonté à réprimer les abus qui pullulaient dans l'armée. Pour remplacer du Muy, il fallait un homme décidé à être un réformateur, Turgot pensa, comme on a vu, que ce ne pouvait être Castries. Il ne voulut pas non plus faire appel à un des nobles généraux de Cour. Il manda d'Alsace, où il vivait oublié, le comte de Saint-Germain, vieux soldat, dont la carrière avait été singulière. Né en 1707, dans un petit château de Franche-Comté, Saint-Germain étudia chez les Jésuites, à Lons-le-Saunier, et porta l'habit de novice. Puis il se fit militaire ; mais, trop pauvre pour acheter un régiment, il prit du service auprès de l'électeur palatin, de l'empereur Charles VI et de l'électeur de Bavière. D'Argenson lui ayant offert un commandement en France, il combattit sous les ordres de Maurice de Saxe à Raucoux et à Lawfeld. Il se signala dans la guerre de Sept Ans. Après une querelle avec de Broglie, à l'occasion de l'affaire de Corbach, il résolut de revenir à Versailles, pour demander congé au Roi. A ce moment, le Danemark lui fit des offres qu'il accepta. Devenu en ce pays ministre de la Guerre, il essaya d'y reconstituer l'armée. Depuis 1772, il était retiré à Lauterbach, employant son temps à l'agriculture et à la rédaction de mémoires où il critiquait acerbement les défauts de l'armée française. Ce fut précisément un de ces mémoires, où il montrait le gaspillage financier dans l'armée, qui attira sur lui l'attention de Turgot.

Saint-Germain entra en fonctions le 27 octobre 1775. C'était un pur militaire, sans aucune idée de réforme sociale, et qui ne devait pas se préoccuper de mettre l'armée en harmonie avec les idées des écrivains. Cependant on pouvait attendre de lui certaines innovations. Par sa naissance, par tout son passé, il se trouva être le représentant et le protecteur de la petite noblesse pauvre contre la noblesse de Cour, qui accaparait les hauts grades ; le protecteur aussi du soldat. Enfin il fut le chef du parti militaire qui admirait le roi de Prusse ; dans sa vie de condottiere, il avait appris à apprécier l'organisation militaire et la tactique prussiennes.

Ce ministre inattendu fut d'abord accueilli avec enthousiasme par l'opinion. On le comparait à Turenne, à Louvois, à Bélisaire, à Cincinnatus ; mais l'opinion le surfaisait. Vieux, malade, de mauvaise humeur, rageur, raide, ses bonnes intentions (il en eut d'excellentes) seraient demeurées sans effet, s'il n'avait été secondé par des administrateurs et des officiers de talent, qui précisèrent ses projets et rédigèrent ses ordonnances : pour l'intendance et la comptabilité, Sénac de Meilhan et les commissaires d'Autemarre, d'Ervillé et Chamisso ; pour les réformes d'ordre technique, Guibert, l’auteur du Traité de tactique. Il s'attacha des officiers généraux distingués, relégués jusque-là derrière les officiers de Cour : Wimpffen, Vioménil, Jaucourt, Gribeauval. Ce dernier, avec le titre de premier inspecteur général de l’artillerie, gouverna souverainement les armes spéciales. Ainsi secondé, Saint-Germain, en moins de deux ans, promulgua quatre-vingt-dix-huit ordonnances, qui transformèrent l'organisation militaire.

Gomme la France, malgré sa population, son territoire, ses ressources, n'entretenait guère plus de cent mille hommes en temps de paix, c'est-à-dire, en proportion, beaucoup moins que la Prusse, il entreprit d'accroître les effectifs, sans toutefois augmenter le budget de la guerre. Pour cela il essaya de faire des économies sur la Maison du-Roi. Formée de troupes d'élite, la Maison du Roi comprenait les Gardes du corps, les Cent-Suisses, les Gardes de la porte, les Gardes de la Prévôté de l'Hôtel, les Gendarmes de la Garde, les Mousquetaires gris et noirs, les Grenadiers à cheval, les Chevau-légers de la Garde, les Gardes françaises, les Gardes suisses, la Gendarmerie, les Gardes du corps de Monsieur, les Suisses de Monsieur, les Gardes du corps du comte d'Artois. Saint-Germain reprochait à la Maison de coûter quatre à cinq fois plus cher que les troupes ordinaires ; d'être inaccessible à la noblesse pauvre, vu le haut prix des charges, d'échapper au contrôle du secrétaire d'Étal de la Guerre, puisqu'elle avait pour chefs des maréchaux de France et des princes ; de former une pépinière d'officiers qui, lorsqu'ils passaient dans l'armée régulière, y enrayaient tout avancement. Il voulut n'en laisser subsister que ce qui était indispensable pour l'utilité du trône. Il réduisit les Gendarmes de la Garde, que commandait le prince de Soubise, de 226 hommes à 63, et les Chevau-légers, que commandait d'Aiguillon, de 222 à 63 également, et les Gardes du Corps de 1.427 hommes à 1.301. Il supprima les deux compagnies de Mousquetaires, qui étaient chacune de 227 hommes, et les Grenadiers à cheval qui formaient une compagnie de 145 hommes ; mais il ne put faire davantage, car il se trouvait dans la nécessité de rembourser les charges à des prix énormes. Pour les Gendarmes de la Garde et les Chevau-légers, le chiffre des remboursements s'éleva à trois millions, et pour les charges des Mousquetaires à 2.792.000 livres. Si incomplète que fût la réforme, elle entraîna la suppression d'un minier d'inutiles. Elle mécontenta la Cour, qui traita Saint-Germain de Maupeou du militaire. Mais il disait qu'il ne craignait pas les cabales plus que les boulets de canon.

L'effectif de l'infanterie fut porté de quatre-vingt-dix mille hommes à cent soixante-huit mille, celui de la cavalerie, de vingt-cinq mille hommes à quarante-six mille, et l’armée se trouva doublée. A côté de la grosse infanterie des grenadiers et des fusiliers, Saint-Germain plaça, dans chaque régiment, des chasseurs, infanterie légère depuis longtemps réclamée. Il réduisit la grosse cavalerie au profit de la cavalerie légère ; sur cinquante-deux régiments, il en attribua trente-deux aux dragons et aux hussards. Ainsi furent appliqués lés enseignements du maréchal de Saxe et de Frédéric II.

Gribeauval reprit la réforme de l’artillerie, qu'il avait entreprise au temps de Choiseul, et qui avait été abandonnée. Il doubla presque l'effectif, qui passa de 6.576 hommes, chiffre du 1er mai 1774, à 11.939 hommes, chiffre du 1er mai 1777. Le corps des mineurs demeura placé dans une situation intermédiaire entre l'artillerie et le génie, mais fut assujetti, pour la discipline, aux règlements de l’artillerie. Les ouvriers employés dans les arsenaux furent assimilés à la troupe. Gribeauval reconstitua son matériel d'artillerie, ramena les pièces à un petit nombre de types et en accrut la puissance. Le calibre de lame et celui des boulets furent exactement mesurés avec de nouveaux appareils, de sorte que l'on eut désormais des projectiles adaptés exactement aux pièces ; la portée de l’artillerie se trouva quadruplée pour les petits calibres ; l’invention de la vis de pointage et de la hausse mobile permit une plus grande précision dans le tir. L'attelage des pièces fut perfectionné, de façon qu'on pût leur faire franchir des obstacles, et tirer au besoin sans dételer. L'artillerie française devint, grâce à lui, la première du monde ; les étrangers le reconnaissaient ; les campagnes de la Révolution et de l'Empire en fourniront la preuve.

Les officiers du génie furent placés sous les ordres des généraux commandant les divisions ; ils durent leur communiquer leurs projets de construction ou de réparation. Une ordonnance du 2 juillet 1776 mit à leur disposition un corps de travailleurs militairement organisé, les pionniers, qui formèrent un effectif d'environ 2.200 hommes. Les officiers du génie, instruits à l'école de Mézières, furent employés à des travaux de topographie dans les provinces où ils passaient, notamment dans le voisinage des frontières ; ils enrichiront le dépôt des cartes et des plans. Saint-Germain attacha à la direction du génie deux ingénieurs géographes qui devaient, en temps de guerre, dessiner les itinéraires et relever les plans des opérations. De l'arme du Génie devaient un jour sortir Carnot et ses collaborateurs Marescot, Clarke et d'Arçon.

Pour toute cette grande transformation, Saint-Germain avait, à force d'économies, simplement porté les dépenses de son ministère de quatre-vingt-douze à quatre-vingt-treize millions six cent cinquante-quatre mille livres.

Saint-Germain n'aimait pas les milices. Il leur reprochait d'être coûteuses, et de manquer d'esprit militaire. Il n'en laissa subsister qu'une levée annuelle du sixième, destinée, en cas de guerre seulement, à former une réserve de cinq cents hommes par régiment. L'armée comme il la concevait ne devait comprendre que deux classes d'hommes ; des nobles héréditairement destinés aux grades, et des engagés volontaires, devenus soldats par goût d'aventures, braves et rompus à la discipline. Il n'avait pas l'idée d'une armée nationale. Le soldat restait pour lui ce qu'il avait dit un jour, un chien enchaîné, qu'on dresse pour le combat ; mais il voulait que ce chien fût bien choisi et bien traité.

Pour améliorer le système des engagements volontaires, que Choiseul avait déjà réglementé, il fit intervenir les conseils d'administration des régiments dans le recrutement des soldats et plaça les racoleurs sous leur surveillance. Gomme les hautes-payes données aux rengagés ne provoquaient pas assez de rengagements et chargeaient trop les finances, il les remplaça par des primes de rengagement. La haute-paye était pour le soldat d'un sou par jour, pour le sous-officier de cinq sous ; la prime varia suivant la durée du service, pour l'infanterie, de cent livres à cent cinquante, pour la cavalerie, de cent vingt à cent soixante-dix. Les soldats qui restaient le plus longtemps sous les drapeaux furent lésés par cette réforme. Mais Saint-Germain mécontenta les troupes surtout en retenant les sous-officiers et les soldats au delà du terme de leurs engagements, jusqu'à ce qu'on fût contraint par leur âge et leurs infirmités à les libérer.

Afin de pouvoir donner l'éducation militaire à la petite noblesse, Saint-Germain supprima l'école militaire de Paris, où n'entraient que des jeunes gens de la haute noblesse et du Tiers État riche. Avec les crédits devenus disponibles, il entretint six cents gentilshommes pauvres dans douze collèges de province, parmi lesquels Pont-à-Mousson, Brienne, Tournon, Vendôme. Quand ils sortaient des collèges, on les envoyait dans les régiments en qualité de cadets ; ils y partageaient la vie du soldat et passaient par les grades de sous-officiers, avant de devenir sous-lieutenants. Ils rappelaient les cadets-gentilshommes de Louvois, Les mieux doués devaient entrer dans N une sorte d'école supérieure de guerre établie à Paris en 1777, et qui garda le nom d'École militaire ; c'est là que les professeurs Monge et Le Faute auront Bonaparte pour élève. Mais à cette école affluèrent les fds de grands seigneurs, qui continuèrent à barrer aux petits nobles la route des hauts grades.

Avec l'aide de Gribeauval, Saint-Germain améliora l’organisation des écoles spéciales d'artillerie et de l'école du génie, où furent fortifiées les études.

L'administration centrale de la guerre, jusqu'alors purement civile, fut réformée. On reprochait aux commis leur insolence et leur despotisme ; tout le corps des officiers en souffrait. Saint-Germain les astreignit à porter l'uniforme ; pour les initier aux choses de l'armée, il établit un roulement entre eux et les commissaires des guerres, chargés de faire les revues des troupes dans les généralités, ceux-ci passant par les bureaux, tandis que les commis faisaient fonction de commissaires. Puis il réorganisa les bureaux. Il y eut six bureaux principaux : le premier avait les affaires contentieuses militaires ; le second, la correspondance avec les généraux d'armée et les commandants de place ; le troisième, les commissions et brevets d'officiers ; le quatrième, les projets et ordonnances pour les fonds nécessaires au département de la guerre ; le cinquième, l'administration des régiments ; le sixième, l'administration des maréchaussées. Venaient ensuite trois bureaux de second ordre, un pour l'artillerie, un pour les subsistances, les hôpitaux et le casernement, un pour le détail des divisions militaires.

Malgré les réformes faites par Louvois et par ses successeurs, l'armée n'était pas encore bien dans la main du Roi. Les gouverneurs des provinces, grands seigneurs ou favoris, avaient des fonctions militaires ; ils visitaient les places fortes et avaient charge de maintenir l'ordre et la discipline. De ces gouverneurs, relevaient des lieutenants de ville et des majors de châteaux. Par l'ordonnance du 25 mars 1776, Saint-Germain répartit l'armée en 16 divisions que commandèrent des lieutenants généraux en activité de service ; les troupes devaient avoir ainsi les mêmes chefs en temps de paix et en temps de guerre, ce qui faciliterait le passage de l'une à l'autre. Les lieutenants de ville et majors de châteaux, dont le nombre fut diminué d'un tiers, leur furent subordonnés, comme ils l'étaient eux-mêmes au secrétaire d'État.

Pour multiplier partout ses créatures, Choiseul avait distribué tant de grades que, pour une armée de cent soixante-dix mille hommes, on comptait en 1775 soixante mille brevets d'officiers, dont le plus grand nombre ne servait pas. Du Muy avait tenté d'enrayer le mal, en soumettant à des conditions d'âge et de service les candidats au grade de colonel, de lieutenant-colonel, ou de major. Saint-Germain augmenta la durée du stage dans chaque grade, voulut que les officiers fissent preuve de capacité, et donna aux colonels et aux conseils d'administration le droit de présentation aux grades.

Favorable comme il l’était à la noblesse pauvre, Saint-Germain réprouvait la vénalité des charges militaires ; mais il ne pouvait l'attaquer de front. Par l’ordonnance du 25 mars 1776, il s'efforça d'en préparer la destruction. Il établit qu'en cas de mort, démission, ou autrement, les emplois vacants perdraient le quart de leur finance, de façon qu'ils seraient libérés à la quatrième génération. Sans qu'on l'appliquât à la rigueur, l'ordonnance eut ce résultat qu'en 1790, lorsque fut abolie la vénalité, la finance des régiments d'infanterie était déjà presque éteinte ; celle des régiments de cavalerie subsistait encore.

Le soin du soldat fut une des grandes préoccupations de Saint-Germain. Choiseul avait introduit le système de la régie pour l'équipement et l'approvisionnement des troupes, et son successeur Monteynard était revenu à celui de l'entreprise. Saint-Germain confia aux corps de troupes eux-mêmes le soin de pourvoir à leurs besoins. Avec des retenues sur la solde, les conseils des régiments assurèrent l'équipement en se conformant aux prescriptions ministérielles ; ils pourvurent à la nourriture des troupes, et ce fut un grand bien pour elles, car l'ancienne boule de son fut remplacée par un pain bien meilleur, moitié seigle et moitié froment. Enfin ils furent chargés d'acheter les chevaux de remonte, les avoines et les fourrages. L'intendance eut la haute main sur la distribution des vivres, les casernements, les étapes. Les hôpitaux et les ambulances furent réorganisés, et les régiments pourvus d'infirmeries.

Saint-Germain voulait une simplicité sévère dans la tenue. Il remplaça l’habit à la française par une sorte de veste, une culotte et un gilet, plus commodes, mais moins élégants. Il imagina un chapeau à quatre ailes, chaque aile pouvant au besoin se rabattre ou se relever par un cordon, machine compliquée dont on se moqua. Au cadogan, coiffure où les cheveux de derrière repliés par le milieu, étaient tenus par un ruban, et aux cadenettes ou tresses parlant du milieu du crâne pour retomber sur la poitrine, il substitua le crapaud, bourse en taffetas noir où l'on enfermait les cheveux de derrière. Il interdit l'usage de la poudre à poudrer, sauf les jours de fête et de parade ; mais, par tout cela, il déplut à ceux qui pensaient que la grâce et l'éclat du costume sont indispensables au prestige de l'armée.

Dans la réforme de la tactique, Saint-Germain eut pour lui tout le parti militaire des jeunes. Rien de plus absurde, disaient-ils, que de manœuvrer encore comme au temps de Turenne, d'opposer à l'ennemi des colonnes compactes, alors qu'il peut vite transporter des canons sur tous les points d'un champ de bataille. Les traditionnalistes répondaient que l'ordre profond était, par excellence, Tordre français ; qu'il convenait au tempérament national ; qu'à toute attaque d'un poste, ou d'un retranchement, les Français, en ordre profond, s'entraînaient et se soutenaient, et qu'en ordre mince ils n'auraient plus même bravoure. L'ordre mince fut recommandé par le comte de Guibert, l'auteur d'un Eloge du roi de Prusse et d'un Essai de tactique. Guibert enseignait qu'il n'y avait pas de colonne qui pût tenir devant des canons ; que tout corps profond risquait d'être tourné ou débordé ; que la tactique des larges déploiements, à la Frédéric II, pouvait seule résister à l'artillerie. En vertu d'ordonnances de 1776 et de 1777, l'ordre mince fut inauguré ; l'ordre profond devait être réservé pour les cas où il s'agirait d'enlever de vive force un obstacle. En 1791, les rédacteurs du règlement du service en campagne s'inspireront des principes de Guibert.

Saint-Germain fut moins heureux dans ses, efforts pour assurer la discipline. Une petite affaire fit plus de bruit que les plus grandes réformes n'en avaient fait. Saint-Germain, sur les conseils d'inspecteurs généraux, remplaça, par ordonnance de mars 1776, les peines corporelles, baguettes, verges, coups de canne ou de fouet, et soufflets, par des coups de plat de sabre. On cria qu'il allait avilir le soldat, en faisant un instrument de supplice de l'instrument de sa gloire. On conta l'histoire d'un soldat qui, condamné aux coups de plat de sabre, aurait dit : Frappez de la pointe ; ça fait moins de mal.

Les officiers, qu'il voulut contraindre à résider auprès de leurs troupes, se plaignirent d'être garrottés à leurs compagnies et à leurs régiments. Le ministre leur interdit le jeu, les femmes, les dettes ; il leur ordonna de conduire leurs soldats à la messe. Cela parut très plaisant, et l'on rappela que le ministre avait été jésuite.

Les réformes de Saint-Germain, à l'exception de celles qu'il fit dans l'armement et la tactique, furent mal accueillies. Il finit par avoir à peu près tout le monde contre lui. Les Philosophes l'accusèrent de vouloir imposer aux soldats des mœurs de Capucins, les Jansénistes de préparer la fondation d'une école d'aumôniers militaires, pour la confier à des Jésuites. Les financiers ne lui pardonnèrent pas la suppression des adjudications, qui les privait de bénéfices. Sa popularité parmi les soldats cessa lorsqu'il prétendit les garder dans l'armée, le service fini, comme on gardait les galériens sur les galères, après expiration de la peine. Les officiers pauvres avaient beaucoup attendu de lui ; il n’avait pu à peu près rien faire pour eux. Les officiers de Cour sentaient en lui l'ennemi ; le comte de Provence, le comte d'Artois, la Reine, les femmes de Cour les encourageaient à la résistance. La Reine lui fit une scène parce qu'il avait expédié à Montmédy les hussards de son favori Esterhazy.

Saint Germain fut attaqué jusque dans le Conseil. Maurepas lui donna une sorte d'adjoint, ou de surveillant de son département, Montbarey. Saint-Germain, qui voulait rester ministre, fit des concessions. Il permit à Montbarey de restaurer des pratiques qu'il avait condamnées, et perdit ainsi sa réputation d'honnête homme, ennemi du favoritisme et de l'intrigue. Le Roi, qui l'avait d'abord soutenu, l'abandonna. Saint-Germain donna sa démission. Il mourut quatre mois après, le 26 septembre 1777.

Après la disgrâce de Saint-Germain, ceux qui lavaient souhaitée, craignant qu'il ne fût remplacé par quelque autre réformateur, intriguèrent pour que Montbarey lui succédât. Mme de Montbarey, alliée aux Maurepas, belle et galante, agit sur l'entourage de la Reine ; Montbarey fut nommé. Il se fabriqua une généalogie et devint prince du Saint-Empire. Homme de plaisir, avide, besogneux, il se partagea entre les filles et le jeu, cumula les traitements et les pensions, et fut accusé de vendre les grâces par l'entremise de ses maîtresses. Il entama sur plusieurs points l'œuvre de son prédécesseur, rétablit l'habit à la française, l'ancien pain de munition, restaura les milices, et en forma cent sept bataillons ; il est vrai qu'il n'équipa, n'instruisit, ni ne réunit les miliciens, mais il créa des places d'officiers de milices, dont les appointements furent distribués aux gentilshommes besogneux protégés à la Cour, Une intrigue de Cour l'avait élevé ; une autre le renversa, en décembre 1780.

 

II. — SARTINE (1774-1780).

AU ministère de la Marine, Sartine fit une œuvre aussi utile que celle de Saint-Germain au ministère de la Guerre. Né en Espagne, d'une famille de négociants, entré dans la Robe, il était devenu Lieutenant général de police, et, vingt ans durant, s'était fort bien acquitté de cette fonction. Pour les services de police et de viabilité, il avait fait de Paris le modèle des grandes villes européennes. Sa nomination au Secrétariat d'État de la Marine étonna ; mais il sut choisir ses collaborateurs. Du sieur Blain, premier commis, ouvert aux idées de progrès, mais prudent et pratique, il fit son conseiller intime ; il donna au savant de Fleurieu, connu pour ses travaux d'hydrographie, la direction des ports et des arsenaux, et au maréchal de camp d'Ennery, ancien gouverneur des Antilles, l'administration des colonies. Il apprécia la valeur de Malouel alors à ses débuts, et le nomma ordonnateur général de la marine, celle de d'Orvilliers, de d'Estaing, de Suffren, qu'il fit chefs d'escadre. Très intelligent du reste, grand travailleur, Sartine se mit au courant des affaires de son département, et il fit, pour la réorganisation des forces navales, plus et mieux peut-être que n'aurait pu faire un homme du métier, sujet à des préventions. Les circonstances étaient favorables, d'ailleurs, pour un ministre de la Marine. Le soulèvement des colonies anglaises d'Amérique fut un coup de fortune pour Sartine ; en prévision d'une guerre contre l'Angleterre, on permit au ministre de dépenser presque sans compter.

La Marine souffrait toujours du conflit entre les officiers et les administrateurs civils, entre l'épée et la plume, comme on disait. Sartine prit parti contre la plume comme avait fait Choiseul. Par sept ordonnances, qui parurent le 27 septembre 1776, la haute main fut donnée aux officiers sur les arsenaux comme sur les navires ; il y eut dans les ports des commandants de la Marine qui prirent la direction des services techniques des arsenaux et des constructions navales, et des conseils de constructions navales, où domina l'élément militaire, qui décidèrent des travaux à entreprendre et des achats à faire. Les intendants des ports continuaient bien de correspondre avec le ministre, mais ne pouvaient faire obstacle aux décisions de l'épée ; au-dessous d'eux, les commissaires généraux, les commissaires ordinaires, des commis aux écritures et aux appels n'avaient qu'à enregistrer ces décisions ; on les réduisait au rôle de garde-magasins et de comptables. A bord des navires, l'administration et la comptabilité furent enlevées aux écrivains, et attribuées au major d'escadre, qu'assista un personnel de scribes.

Cette réforme eut de bons et de mauvais résultats. Les constructions navales furent poussées avec une étonnante activité. Mais le corps de l'épée n'était pas bon administrateur. Un commandant militaire, dit Malouet, n'entre dans l'administration que pour ordonner les consommations, et s'en sépare lorsqu'il s'agit de comptabilité. Le personnel subalterne fut démesurément accru. La nécessité d'augmenter rapidement le nombre des navires fut une cause de gaspillage. Les fournisseurs, qui connaissaient l'urgence des besoins, se firent payer très cher.

Choiseul avait eu l'intention de recruter le Grand Corps de la Marine, c'est-à-dire les officiers attachés au service des vaisseaux de guerre, parmi les roturiers comme parmi les nobles, et, pour cela de supprimer les compagnies des Gardes de la Marine, pépinière du Grand Corps. Reprenant cette idée, de Boynes avait substitué à ces compagnies l'École royale de Marine du Havre. Comme il reprochait à renseignement des Gardes de la Marine d'être trop théorique, il voulait, à l'École du Havre, instruire dans la pratique aussi bien que dans la théorie les futurs officiers, desquels il n'exigeait d'ailleurs aucune preuve de noblesse. Sartine fit tout le contraire ; le 2 mars 1775, il supprima l'école pour rétablir les compagnies des gardes, où nul ne put entrer à moins de présenter les preuves authentiques de sa noblesse. C'était le temps où le Gouvernement se préoccupait de donner de l'emploi à la noblesse dans le service des armes. Or, pour la noblesse des provinces mari-limes, c'était une grande ressource que de pouvoir entrer dans la marine royale. On n'y redoutait pas, comme dans l'armée de terre, la concurrence de la noblesse de Cour, les courtisans ne recherchant guère le service sur mer. On n'y redoutait pas non plus la concurrence des riches, les grades de la marine ne se vendant pas. La noblesse sentit, pour le service sur mer, un attrait d'autant plus vif, que l'on s'attendait à la guerre contre l'Angleterre. Les premiers succès des escadres de France dans la guerre de l'indépendance américaine mettront en plein honneur la carrière maritime.

Sartine appela sur la flotte royale quelques officiers de l'armée de terre, par exemple Bougainville et d Estaing. Tout en favorisant la noblesse, il ne voulut pas se priver des services des officiers roturiers de la marine marchande. Il choisit les meilleurs, et les répartit trois par trois sur les navires à titre d'auxiliaires. Parmi eux se trouvèrent des combattants futurs de la Révolution et de l'Empire, Bonnet, Préville, Gantheaume, Lucas.

Le corps des officiers de marine, avec des défauts il est vrai, — l'orgueil et la turbulence par exemple —, fut très remarquable. Ils s'instruisaient par l'étude des grands travaux des géomètres, des astronomes et des ingénieurs. Au temps de Louis X'V, on s'était beaucoup préoccupé d'art nautique. L'astronome Lalande avait commencé de travailler aux tables de la Connaissance des temps, si utiles aux marins. Avec l'horloger Berthoud, de Fleurieu avait fabriqué en 1763 la première horloge marine qui ait été vue en France ; il en avait fait l'essai dans un voyage sur l'océan Atlantique, et publié en 1773 l'ouvrage intitulé Voyage fait par ordre du Roi en 1768 et 1769 pour éprouver les horloges marines. L'astronome Lacaille avait, en 1754, levé la carte de l'île de France et de Bourbon, et rédigé en 1763 le Journal historique d'un voyage fait au Cap. Le géomètre Borda venait de taire plusieurs voyages scientifiques, de 1771 à 1775 ; membre de l'Académie des Sciences, et officier de marine, il a contribué aux progrès de la navigation en initiant les marins aux méthodes géométriques et en mettant à leur disposition des instruments exacts ; il a inventé, en 1777, le Cercle à réflexion. Le goût des voyages scientifiques allait se répandre parmi les marins ; Surville, Kerguélen, La Pérouse sont aussi remarquables comme explorateurs que comme chefs d'escadre.

On continuait de recruter les matelots d'après le système des classes établi par Colbert ; mais, pour accroître le nombre des inscrits au rôle des gens de mer, les commissaires des classes étendaient le classement aux habitants des villes et villages situés sur les rivières navigables. De Tours, d'Orléans, de Nevers, de Montauban, de Toulouse, on faisait des sièges de quartiers maritimes. Les gens de mer étaient partagés en trois, quatre, ou cinq classes, suivant leur nombre dans chaque province, toute classe devant le service, à son tour, pendant un an. On ne cessait d'être soumis au classement qu'à l'âge de soixante ans. Quand l'État appelait une classe, il enlevait aux navires de commerce les hommes de cette classe ; or, le commerce les payait de trente à quarante-cinq livres par mois, et l'État seize livres. Dans l'armée de terre, la solde suffisait au soldat, celui-ci étant d'ordinaire célibataire ; mais le marin se mariait, et il ne pouvait vivre et faire vivre sa famille avec sa solde. On ne lui versait pas d'ailleurs exactement ce qu'on lui devait. Malouet écrit, le 1er février 1781, que les équipages du comte d'Estaing, désarmés en 1779, ne sont pas encore payés. Quand un marin servait sur la flotte royale, sa famille ne pouvait toucher à la caisse des gens de mer qu'un tiers de ses appointements. A son retour, le marin avait droit à une part des prises opérées en mer ; mais, presque toujours pressé par besoin d'argent, il vendait cette part à des gens d'affaires ; tel qui aurait touché six cents livres, s'il avait pu attendre, ne touchait guère que cent livres.

Mal payés par l'État, exploités dans le partage des prises, réduits à la misère, voyant les levées inégalement réparties entre les provinces, et que les fils de la bourgeoisie riche, en se faisant inscrire dans la marine marchande comme matelots-pilotins, échappaient au régime des classes, les marins classés prenaient en haine le service du Roi.

Il n'est pas de moyens ni de ruses, dira Malouet, dans un mémoire du 12 juillet 1785, qu'ils n'emploient pour s'y soustraire ; les uns préfèrent s'expatrier plutôt que d'obéir aux ordres de levée ; les autres allèguent des maladies, mendient, achètent des certificats d'invalidité, ou se mutilent eux-mêmes pour ne pas être commandés.

Jamais il ne fut plus difficile de compléter les effectifs des navires qu'au début de la guerre contre l'Angleterre. En 1778, à Toulon, les matelots manquèrent à ce point qu'il fallut en recruter à Nice, à Gènes, à Naples, dans tous les pays méditerranéens. En 1779, à Brest, lorsqu'on arma la seconde escadre de d'Orvilliers, 4.040 hommes firent défaut, et l'on dut désarmer plusieurs navires pour compléter les équipages des autres. Sur 3.737 hommes portés perdus par le département de la Provence, pendant la guerre d'Amérique, on compta 1.684 morts et 2.033 déserteurs.

Par compensation, les corps de l'artillerie et de l'infanterie de marine s'organisaient sérieusement : on créait trois compagnies de bombardiers, et cent compagnies de fusiliers, réparties entre les ports de Brest, Toulon et Rochefort. Des compagnies de canonniers garde-côtes défendaient le littoral. Le matériel s'accrut dans de grandes proportions ; l'armement se perfectionna ; les ingénieurs hydrographes et les constructeurs, Sané et Forfait, passèrent pour les premiers de l'Europe. Ils obtinrent des types de navires bien construits, de proportions définies, bons voiliers, à marche régulière. En 1779, la France avait deux cent soixante-quatre vaisseaux de tout ordre, parmi lesquels soixante-dix-huit vaisseaux de ligne ; elle pouvait tenir tête à l'Angleterre. A Brest, Rochefort, Lorient, Toulon, on construisait des bassins de radoub, et à Cherbourg, une digue pour protéger le port.

Partout, c'était une fièvre de travail. Pour la première fois, on procédait au doublage des navires avec du cuivre. D'Arçon inventait les blindages et les canalisations d'eau qui protégeaient les batteries flottantes contre les bombes et les boulets rouges. Le ministère de la marine acquérait des forges et des fonderies comme celles de Ruelle et d'Indret pour y couler ses ancres et ses canons. Les perfectionnements de Gribeauval dans l'artillerie de terre étaient introduits dans l'artillerie de mer, et l'Angleterre allait éprouver la supériorité de nos canonniers de marine.

Quand la guerre éclata, la course fut encouragée. On distribua aux armateurs des lettres de marque, des armes, des munitions ; on leur promit des récompenses ; on leur fil abandon des deux tiers des prises. Les colonies étaient en état de défense, el leur administration concentrée entre les mains des gouverneurs militaires ; mais les rigueurs à l'égard des nègres et des mulâtres, la cruelle répression de quelques émeutes à Saint-Domingue en 1775, préparaient la révolte qui nous fit perdre plus tard une partie des Antilles.

Sartine eut l'honneur d'avoir préparé la France à la guerre contre l'Angleterre, et d'en bien soutenir les premiers efforts. Mais il fut puni de la trop grande confiance accordée par lui à l'épée, au détriment de la plume. Très faible à l'égard des personnes, il ne sut pas arrêter le gaspillage des officiers de marine. Une satire le représenta faisant des ricochets sur l’eau avec des écus. Les dépenses de marine, qui ne s'élevaient annuellement, à la fin du règne de Louis XV, qu'à 25 millions de livres, montèrent en 1776 à 34 millions ; les deux années suivantes à 105.725.000 ; en 1778, à 101.153.000 ; en 1779, à 159.639.000 ; en 1780, à 168.988.000. Sartine ayant trouvé son département obéré de dettes anciennes, et ne recevant jamais que des acomptes insuffisants pour les dépenses extraordinaires, recourait au crédit des trésoriers de la marine, et les autorisait à émettre des billets pour des sommes considérables. Necker, qui dirigeait les finances depuis octobre 1776, lui reprochait de contracter des emprunts sans préalablement s'entendre avec le service des finances ; en octobre 1780, il en serait venu à découvrir que Sartine aurait chargé la marine de 20 millions de dettes dont il ne lui avait jamais donné connaissance. Le conflit entre le directeur des finances et le secrétaire d'Etat devint alors très violent ; Sartine dut se retirer en 1780.

 

III. — LES MINISTÈRES DE SÉGUR ET DE CASTRIES.

LE gouvernement de Louis XVI a montré de l'énergie et de la continuité dans la réorganisation des forces militaires. Ségur à la Guerre, Castries à la Marine continuèrent l'œuvre de Saint-Germain et de Sartine.

Le marquis de Ségur, lieutenant-général des armées, s'était distingué aux batailles de Crefeld et de Clostercamp. Il aurait mieux conduit une colonne d'assaut qu'administré un ministère, et, au Conseil, il exposait ses idées médiocrement. Mais il avait de l'application, du bon sens, de l'énergie, et il fut secondé par des collaborateurs de premier ordre : Gribeauval, d'Arçon, Grimoard.

Grâce aux cent millions attribués au budget de la Guerre, Ségur acheva d'organiser l'artillerie et le génie. En 1783, il créa un corps permanent d'état-major, afin que les officiers chargés des fonctions d’état-major en temps de guerre y fussent préparés pendant la paix. Le désir d'entrer dans ce corps poussa les jeunes officiers à étudier la topographie, les sciences et l’art militaire. Ségur renforça la cavalerie légère de six régiments de chasseurs à cheval et porta l’effectif de la cavalerie à trente-trois raille hommes. Par l'ordonnance du 8 mai 1784, il accrut l'infanterie de six bataillons de chasseurs des Alpes, des Pyrénées, des Vosges, des Cévennes, des Ardennes, du Gévaudan, les recruta parmi les hommes rompus à la marche, et les destina au service d'éclaireurs et d'avant-gardes. Ces fantassins devaient prendre dans la suite le nom de chasseurs à pied. Ségur réorganisa les milices avec des cadres de vieux soldats et les mit en état de fournir 76 000 hommes. Des cadres, qui furent aguerris par la guerre d'Amérique, un excellent corps de sous-officiers, des états-majors instruits, des bureaux actifs et d'esprit ouvert, faisaient alors de la France, sans que les étrangers s'en doutassent, la première puissance militaire de l'Europe.

Ségur ne réussit pas à briser les coteries des garnisons, ni à fixer à leurs postes les colonels, ni à diminuer le nombre des officiers, qui absorbaient à eux seuls la moitié du budget. Il fut impuissant à empêcher une réaction nobiliaire qui depuis longtemps s'annonçait dans l'armée. En 1757 le comte de Gisors avait conseillé au maréchal de Belle-Isle, alors secrétaire d'État de la Guerre, d'exiger des preuves de noblesse de quiconque voulait être officier, et Belle-Isle s'était efforcé de réserver aux nobles jusqu'aux grades des milices garde-côtes, qu'ils dédaignaient d'ailleurs. On vient de voir que Saint-Germain s'était proposé d'assurer aux nobles la plus large place possible à l'armée. Le baron de Bohan, dans un Examen critique du militaire français, plaidait ainsi la cause des nobles :

La noblesse se plaint avec raison de n'avoir pas le droit exclusif aux emplois militaires. Elle est humiliée de se voir souvent frustrée des places que ses aïeux ont occupées et cimentées de leur sang. Les richesses qui corrompent tout et qui brisent toutes les séparations que l'honneur et la gloire ont élevées entre les citoyens sont devenues aujourd'hui un titre suffisant pour prétendre à toutes les places. On voit le fils d'un commis se vêtir d'un uniforme, disputer le pas, et vouloir marcher l'égal de l'homme de qualité... Si l'on osait dire que la noblesse ne peut suffire à fournir aux emplois, je répondrais que les provinces sont peuplées de gentilshommes qui n'ont pu en obtenir... Deux lois peuvent assurer à l'État le service de la noblesse. La première est de déterminer les preuves pour tout officier d'infanterie et de cavalerie. La seconde est d'établir une capitation militaire que payerait tout gentilhomme qui n'aurait pas servi la patrie pendant seize ans.

En 1781, le Comité des inspecteurs d'infanterie et de cavalerie adressa au Roi un rapport où il demandait qu'on n'admît comme officiers dans l'armée que ceux qui justifieraient de quatre générations de noblesse. Dans le Conseil, Ségur, au dire de son fils, combattit la mesure à peu près en ces termes :

Comment voulez-vous qu'on supporte l'idée de voir que le fils d'un magistrat très respectable, d'un négociant estimé, d'un intendant de province, soit condamné à ne pouvoir servir l'État que comme soldat, ou à ne parvenir au grade d'officier qu'à un âge avancé, après avoir vieilli dans les rangs les plus subalternes ? Il vaudrait mieux attaquer le préjugé déraisonnable qui ruine toute la noblesse en ne lui permettant d'autre activité que celle des armes. La loi dont elle réclame l'exécution.... est au fond inutile, car, quoi qu'on dise, la noblesse sera toujours sûre, par son crédit, d'obtenir la préférence pour le plus grand nombre des nominations.

Contre l'opinion du ministre, le Conseil décida, en mai 1781, que les candidats aux grades devraient présenter des certificats attestant la possession de quatre degrés de noblesse, et que les certificats leur seraient délivrés par le sieur Chérin, généalogiste de la Cour.

Ségur mit de l’ordre dans la comptabilité et l’administration des corps de troupes par l'ordonnance de 1786. Ses règlements touchant l'habillement, la discipline, le casernement, le service du soldat, ont passé dans les lois militaires de la Révolution et de l'Empire. Les soldats, qui n'avaient, avant lui, qu'un lit pour trois, couchèrent deux par deux. Il réorganisa les hôpitaux militaires, et réduisit de moitié la mortalité.

Les coups de plat de sabre n'avaient pas survécu au ministère de Saint-Germain ; mais on y avait substitué les baguettes : le condamné à cette peine, nu jusqu'à la ceinture, passait entre une double haie de soldats qui, armés de baguettes ou de verges, l'en cinglaient. Une ordonnance du 1er juillet 1786 supprima les baguettes sauf pour le crime de désertion en temps de paix, jusque-là puni de mort. La discipline s'adoucit. Ségur prescrivit de ne condamner à la prison qu'avec ménagement.

Ségur quitta le ministère en 1787. Le comte de Brienne lui succéda. Il créa, le 9 octobre 1787, un Conseil d'administration au département de la Guerre :

Il ne suffit pas, disait le préambule du règlement, du zèle et du travail d'un seul homme.... il faut appeler autour du chef de ce département (de la Guerre) les idées et les secours de plusieurs militaires éclairés. Il n'y a qu'un conseil ainsi constitué d'une manière permanente qui puisse créer un plan, faire de bons règlements, et surtout en maintenir l'exécution, mettre de la suite dans les projets, de l'économie dans les dépenses, de l'ordre dans la comptabilité,... opposer une digue aux prétentions et aux demandes de la faveur.

L'administration de la Guerre devait être, à l'avenir, partagée entre le secrétaire d'État de la Guerre et le Conseil de la Guerre. Mais on recruta le Conseil parmi les plus jeunes officiers généraux ; on en excluait les maréchaux de France ; le Conseil lut accusé de n'être qu'une coterie. L'administration du comte de Brienne fut médiocre.

Le marquis de Castries était un lieutenant-général des armées de terre, que Choiseul avait signalé comme capable de réorganiser la marine. Laborieux, méthodique, il s'entoura de spécialistes ; il consulta des marins, Suffren, d'Estaing, Guichen ; des administrateurs, Borda, inspecteur des constructions et directeur de l'École des élèves ingénieurs à Paris, Fleurieu, directeur général des ports et arsenaux, le capitaine de vaisseau de La Touche, directeur-adjoint du même service, Laporte, intendant général de la Marine, Malouet, intendant du port de Toulon. Aidé par ces collaborateurs, il rédigea les ordonnances du 31 octobre et du 1er novembre 1784, et les douze ordonnances et onze règlements du 1er janvier 1786, qui sont comme le testament de l'ancienne marine française.

L'ordonnance du 31 octobre 1784 eut pour objet le recrutement des marins. Elle réforma le système des classes pour remédier aux abus qui avaient provoqué tant de plaintes sous le précédent ministère. Elle déclara libres la condition d'inscrit et le service de mer, et permit aux inscrits de se déclasser, sauf en temps de guerre, c'est-à-dire de s'affranchir de leurs obligations moyennant une déclaration faite un an à l'avance. Elle allégea le service en espaçant les appels et en accordant aux gens mariés et pères de famille des réductions de service. Malouet, qui avait proposé en 1782 d'abolir la servitude éternelle des classes, écrivit au ministre : Les gens de mer et la nation vous doivent des remercîments d'avoir amélioré le sort des hommes des classes.

Une des ordonnances du 1er janvier 1786 modifiant, une fois de plus, le système de recrutement des officiers, supprima les compagnies des gardes, que Sartine avait rétablies, et qui étaient indisciplinées ; il les remplaça par les compagnies d' Elèves de la marine, qui reçurent à bord des vaisseaux une instruction théorique et pratique, et, après six ans de navigation, y compris cet apprentissage, devaient être nommés lieutenants de vaisseau. Pour devenir élève de la marine, il fallait avoir reçu une éducation préalable, de onze à quinze ans, dans les collèges spéciaux de Vannes et d'Alais, et subir, à la sortie, un examen. Ces collèges étaient réservés aux fils de gentilshommes et aux fils d'officiers tués à la guerre ou chevaliers de Saint-Louis. Mais, pour entrer dans la marine sans passer par cette filière, une porte restait ouverte aux volontaires, fils de gentilshommes, d'armateurs, de négociants en gros, de capitaines marchands, ou de bourgeois, de gens vivant noblement : une autre ordonnance de 1786 disposa que les volontaires, après un stage, pourraient être nommés sous-lieutenants de vaisseau, grade nouveau créé pour eux, échelon menant au grade de lieutenant de vaisseau et à l’assimilation complète avec les officiers anciens élèves de marine. Castries facilita aussi l'entrée de la marine de guerre aux capitaines de la marine marchande, aux premiers maîtres d'équipage, aux premiers maîtres pilotes. Théoriquement, il ne devait pas y avoir de différence entre les lieutenants de vaisseau de diverses origines ; mais les préjugés plus forts que les lois maintenaient la distinction et par suite l’antagonisme entre les parvenus et les gentilshommes, entre les bleus et les rouges, entre le petit et le grand corps.

C’est encore en 1786 que la marine royale fut divisée en neuf escadres permanentes. Cinq eurent leurs dépôts, leurs points d'appui et de ravitaillement à Brest, deux à Toulon, deux à Rochefort. Le groupement du personnel et du matériel par escadre devait faciliter la mobilisation. En 1787, lorsqu'on put craindre une guerre avec l'Angleterre, à propos des affaires de Hollande, la flotte de première ligne fut mobilisée en quarante jours, tandis qu'en 1778 il avait fallu trois mois.

La plus longue des ordonnances de 1786 a pour objet la création d'un corps d'artillerie de marine. Les canonniers-matelots, au nombre de 6000, furent des engagés volontaires. Pour la défense des colonies, Castries créa un régiment d'artillerie coloniale.

Pendant la guerre contre l'Angleterre, Castries eut à sa disposition un budget considérable : cent soixante millions vers la fin de la guerre d'Amérique, et, dans les années de paix qui suivirent, de quarante à quarante-cinq millions. Le nombre des bâtiments de guerre s'éleva à 281, dont 81 vaisseaux de ligne. A Cherbourg, où les Anglais avaient détruit en 1758 le petit port situé à l'embouchure de l'Yvette, et où le port de commerce inauguré en 1775 était à l'abri d'un coup de main, on commença en 1783 un port militaire ; au Havre, à Dunkerque, Brest, Lorient, Rochefort et Toulon, les bassins furent agrandis. Les fonderies d'Indret, Guérigny, le Creusot, Ruelle, travaillèrent si activement, qu'en 1788 il ne manquait plus à nos vaisseaux, pour avoir leur armement au complet, que 900 canons sur 9 900 qui étaient prévus. Les bâtiments légers furent pourvus comme en Angleterre d’obusiers ou caronades.

Enfin Castries améliora le sort des marins en mer, leur donna des installations plus saines et une nourriture meilleure. Il organisa des services spéciaux de médecine et de pharmacie navales.

Lorsque Castries quitta le ministère, en 1787, en même temps que Ségur, il eut pour successeur le comte de La Luzerne, ancien lieutenant général des armées du Roi, gouverneur des Iles sous-le-Vent, et savant naturaliste. La Luzerne, qui était alors à Saint-Domingue, ne prit possession de son poste que le 24 décembre 1787, après un intérim que remplit Montmorin, secrétaire d'Etat des Affaires étrangères. Il se laissa imposer un conseil analogue à celui qui avait été institué pour la Guerre. Ce conseil, créé par règlement du 19 mars 1788, devait avoir la partie législative et consultative de l’administration de la marine, le secrétaire d'État ne gardant que l'emploi des forces navales. Le Gouvernement était à la recherche de grandes économies ; La Luzerne dut proposer au Roi, en décembre 1788, un projet de réductions qui aurait ramené son budget à 40 millions.

Dans cette histoire des réformes militaires, on constate des tâtonnements et des contradictions, par exemple en ce qui concerne le recrutement des matelots et aussi le recrutement et l'éducation des officiers de terre et de mer. Sur ce dernier point, le conflit est entre deux idées sociales : l'idée d'aider la noblesse à vivre en lui donnant par privilège une fonction militaire, — et l'idée d'égalité. Mais les hésitations et les désaccords, auxquels peut-être on voulut remédier par l’institution de conseils directeurs permanents, n'empêcha pas que de grands progrès fussent obtenus par les ministres de la guerre Saint-Germain et de Ségur, et par les ministres de la marine Sartine et Castries, qu'ont aidés des auxiliaires de premier ordre, officiers et administrateurs. Par l'accroissement des effectifs et de l'outillage, le rajeunissement de la tactique, l'amélioration des services de l'intendance, les derniers ministres de l'Ancien Régime ont préparé les victoires de la République.

 

 

 



[1] SOURCES. Correspondances de Mercy, de Condorcet, de Mme Du Deffand ; L'Observateur anglais, t. Il et III ; Augeard ; Besenval, t. II ; Montbarey, t. II ; Oberkirch ; Sallier ; Sénac de Meilhan. Soulavie, t. III, déjà cités. Saint-Germain, Mémoires, Amsterdam, 1779 ; Correspondances particulières du comte de Saint-Germain avec M. (P.) du Verney, Londres, 1789 ; Des Cars, Mémoires, Paris, 1890, 2 vol. ; Gribeauval, Tables des constructions des principaux attirails de l'artillerie, Paris, 1792, 7 vol. ; Malouet, Mémoires, Paris, 1868, 2 vol. Collection des ordonnances relatives à l'armée, au Dépôt de la Guerre.

OUVRAGES A CONSULTER. Foncin ; de Goncourt (Hist. de Marie-Antoinette) ; Geffroy, déjà cités. Audoin, Histoire de l'administration de la Guerre, Paris, 1811, 4 vol. ; Chevalier, Histoire de la marine française pendant la guerre de l'indépendance américaine, Paris, 1877 ; Lacour Gayet, La marine militaire de la France sous le règne de Louis XVI, Paris, 1905 ; Lambert de Sainte-Croix, Essai sur l'histoire de l'administration de la marine, 1689-1793, Paris, 1892 ; Loir, La marine royale en 1789, Paris, 1892 ; Coste (G.), Les anciennes troupes de la marine (1632-1792), Paris, 1893 ; Bonaparte (Louis-Napoléon) et Favé, Études sur le passé et l'avenir de l'artillerie, Paris, 1845-1863, 4 vol. ; Gébelin, Histoire des milices provinciales (1688-1791), Paris, 1883 ; Hennebert, Gribeauval, Paris, 1896 ; Mention, Le comte de Saint-Germain, Paris, 1884 ; du même, L'armée de l'ancien régime de Louis XIV à la Révolution, Paris, s. d. ; Peytraud, L'esclavage aux Antilles françaises avant 1789, Paris, 1897 ; Chuqnet, La jeunesse de Napoléon, Paris, 1897-99, 3 vol.