HISTOIRE DE FRANCE

 

LIVRE IV. — LES DERNIÈRES ANNÉES DU RÈGNE (1770-1774).

CHAPITRE UNIQUE.

 

 

I. — LE TRIUMVIRAT ; LA DESTRUCTION DES PARLEMENTS[1].

PAR la disgrâce de Choiseul, trois ministères devinrent vacants : ceux de la Guerre et des Affaires étrangères qu'avait occupés le principal ministre, et celui de la Marine qu'avait dirigé Choiseul-Praslin. L'événement avait été si subit que rien n'était prévu pour donner des successeurs à ceux qui partaient. Le duc d'Aiguillon aurait volontiers pris le secrétariat d'État de la Guerre, ce qu'expliquait son passé militaire, mais il ne se souciait pas des Affaires étrangères. Le chef de la diplomatie secrète, le comte de Broglie, semblait désigné pour ce département, et d'Aiguillon appuyait sa candidature, niais le prince de Condé, pour qui Louis XV avait une affection particulière, fit écarter de Broglie des Affaires étrangères et d'Aiguillon de la Guerre ; il craignait que le maréchal de Broglie, s'il avait un frère ministre, ne prit trop d'ascendant sur l'armée, et il obtint du Roi qu'on fit secrétaire d'État de la Guerre, le 4 janvier 1771, un lieutenant général, inspecteur d'infanterie et Commandant du Dauphiné, le marquis de Monteynard. Il ne fut plus possible à d'Aiguillon d'être ministre qu'en demandant les Affaires étrangères ou la Marine. Mais, la Marine semblant de trop peu d'importance pour un homme comme lui, on l'attribua, en avril, à un ancien intendant de Besançon, devenu conseiller d'État, Bourgeois de Boynes ; et, malgré son incompétence en diplomatie, dont ni le Roi ni lui-même ne doutaient, d'Aiguillon, soutenu par Richelieu et par Mme du Barry, obtint, le 6 juin, les Affaires étrangères.

Le ministère, composé de Maupeou, Terray, d'Aiguillon, Monteynard, Bourgeois de Boynes et La Vrillière, ne subit jusqu'à la mort de Louis XV qu'une modification, en janvier 1774 : Monteynard s'étant démis, d'Aiguillon joignit la Guerre aux Affaires étrangères. Des six ministres, trois furent tout de suite au premier plan, Maupeou, Terray et d'Aiguillon ; on les appela les Triumvirs. L'un d'eux, le Chancelier Maupeou, prit le pas sur les autres, quand il entreprit la réforme des Parlements.

Dès les derniers jours de Choiseul, la lutte s'était engagée. Dans un lit de justice tenu le 3 septembre, Maupeou s'était fait remettre les minutes de toutes les procédures relatives à l'affaire de Bretagne ; défense avait été faite au Parlement de Paris de s'en occuper à nouveau, mais le Parlement, le 6 septembre, avant de prendre ses vacances, avait fixé au 3 décembre la délibération sur cette défense. Ce jour-là, Maupeou déposa un édit interdisant aux Parlements d'user des termes d'unité, d'indivisibilité, ou de classes de la magistrature, — par lesquels ils prétendaient n'être qu'un seul et même corps, — de correspondre entre eux et de cesser leurs fonctions, sous peine de forfaiture et de confiscation d'offices. L'enregistrement ayant été refusé, le Roi l'avait ordonné, le 7 décembre, en lit de justice ; mais le Parlement avait rédigé de nouvelles remontrances et suspendu la justice en attendant qu'il y fût fait droit.

La disgrâce de Choiseul, où il aurait dû voir un avertissement, ne le rendit pas plus prudent. Après avoir reçu de nouvelles lettres de jussion, le 3 janvier 1771, les magistrats reprirent leur service, mais en protestant qu'ils ne reconnaîtraient jamais l'édit du 3 décembre ; puis, le 15 janvier, ils le suspendirent de nouveau, et répondirent aux ordres du Roi par un refus formel d'obéissance. Alors, dans la nuit du 19 au 20 janvier, des mousquetaires portèrent à chacun des magistrats une lettre de cachet, lui enjoignant de déclarer par écrit si, oui ou non, il consentait à reprendre le service. La plupart refusèrent ; puis, ceux même qui avaient d'abord consenti déclarèrent ne pas vouloir se séparer de leurs collègues. La nuit suivante, cent trente reçurent des lettres d'exil, avec signification d'un arrêt du Conseil qui portait confiscation de leurs charges[2]. Quelques-uns obtinrent de se retirer dans leurs terres ; les autres furent dispersés en différentes provinces.

Le Chancelier jusqu'au dernier moment avait espéré que la Grand'Chambre se détacherait, pour le moins en partie, des Enquêtes et des Requêtes, et que des dissidents pourraient administrer la justice jusqu'à ce qu'il eût constitué une nouvelle cour. Trompé dans son attente, il dut recourir à un expédient grave. Le 13 janvier, Louis XV fit appel au dévouement du Conseil d'État, c'est-à-dire du Conseil privé ou des parties, et, le 24, le Chancelier installa ce Conseil au Palais comme Parlement par intérim. Les Avocats généraux, le Procureur général et les substituts de la cour dissoute reçurent l'ordre de faire leur service auprès du nouveau tribunal et obéirent. Les greffiers résistèrent ; l'un d'entre eux, le greffier en chef civil, Gilbert des Voisins, protesta contre les ordres du Roi, et sa charge, qui valait près d'un million, fut confisquée. Quant aux procureurs et avocats, ils refusèrent d'exercer leurs fonctions ; le Parlement intérimaire ne put donc pas fonctionner. Les conseillers d'État venaient au Palais, tenaient audience quelques minutes, et s'en allaient.

L'attente de la grande réforme annoncée préoccupait l'opinion. Il s'agissait, en effet, de détruire une institution très vieille, contemporaine de la monarchie, à laquelle elle semblait liée indissolublement avec fonction de contrepoids. L'affaire parut si grave que les princes du sang eux-mêmes, depuis si longtemps habitués et résignés au silence, y intervinrent. Le duc d'Orléans, le prince de Condé, rédigèrent un premier mémoire qu'après une vive explication du Roi avec le duc d'Orléans ils s'abstinrent de publier ; puis un second, qu'ils ne publièrent pas non plus, le Roi leur ayant signifié par lettre le déplaisir qu'il en aurait ; mais leurs idées transpirèrent. Les Princes protestaient contre ces exils de magistrats et ces confiscations d'offices, par lesquels étaient compromises la propriété et la liberté des sujets, et ils disaient :

Ces actes font craindre que l'accès du trône ne soit fermé à toute réclamation et qu'un arbitraire absolu ne s'introduise dans le Gouvernement.

D'autre part, en janvier, février et mars, par arrêts ou par remontrances, ou par l'un et par l'autre moyen réunis, les Parlements de Rouen, de Rennes, de Dijon, de Toulouse, d'Aix, de Bordeaux, de Besançon, de Grenoble se plaignirent et s'indignèrent. La même pensée se retrouve partout : c'est le pouvoir arbitraire qui va s'établir. Il y a longtemps qu'il existe en acte, disait le Parlement de Rouen, et chaque ordre de l'État en a successivement éprouvé les effets meurtriers ; mais voilà qu'il est lassé de lutter sans cesse contre la loi, et il ose enfin s'ériger en loi pour écarter à jamais tous les obstacles.

Toute la théorie de la magistrature est exprimée dans les remontrances de la Cour des Aides que rédigea le Premier Président Malesherbes, et qu'il fit  adopter par sa compagnie, le 18 février :

Notre silence nous ferait accuser par toute la nation de trahison et de lâcheté.

Les droits de cette nation sont les seuls que nous réclamons aujourd'hui....

Les cours sont aujourd'hui les seuls protecteurs des faibles et des malheureux ; il n'existe plus depuis longtemps d'États généraux, et, dans la plus grande partie du royaume, d'États provinciaux ; tous les corps, excepté les Cours, sont réduits à une obéissance muette et passive. Aucun particulier dans les provinces n'oserait s'exposer à la vengeance d'un commandant, d'un commissaire du Conseil, et encore moins à celle d'un ministre de Votre Majesté....

A la fin, la Cour des Aides reparlait des États généraux, qui n'avaient pas été convoqués depuis un siècle et demi, et concluait :

Jusqu'à ce jour au moins la réclamation des cours suppléait à celle des États quoiqu'imparfaitement ; mais aujourd'hui l'unique ressource qu'on ait laissée au peuple lui est enlevée.

Interrogez, Sire, la nation elle-même, puisqu'il n'y a plus qu'elle qui puisse être écoutée de Votre Majesté.

Ces remontrances, que Malesherbes fit imprimer clandestinement, se répandirent partout et devinrent le commun manifeste des opposants.

Le Chancelier ne se laissa pas émouvoir. Le 23 février fut publié un édit qui devait transformer l'administration de la justice. En premier lieu, le Roi, considérant que l'étendue excessive du ressort de notre Parlement de Paris était infiniment nuisible aux justiciables, crée dans cette étendue cinq Conseils supérieurs, à Blois, Châlons, Clermont-Ferrand, Lyon et Poitiers. Le Conseil provincial d'Artois est en outre transformé en Conseil supérieur. Chaque Conseil aura, dans son ressort, la connaissance de toutes les matières, civiles et criminelles, qu'avait le Parlement. Le Parlement de Paris est du reste maintenu, pour juger toutes les questions qui intéressent la couronne, et les pairs : il conserve l'enregistrement des lois et le droit de remontrances.

Outre le démembrement du ressort de Paris, l'édit introduisait deux innovations considérables :

Nous avons reconnu, disait le Roi, que la vénalité des offices, introduite par le malheur des temps, était un obstacle au choix de nos officiers, et éloignait souvent de la magistrature ceux qui en étaient les plus dignes par leurs talents et par leurs mérites ; que nous devions à nos sujets une justice prompte, pure et gratuite, et que le plus léger mélange d'intérêt ne pouvait qu'offenser la délicatesse des magistrats chargés de maintenir les droits inviolables de l'honneur et de la propriété.

En conséquence, les offices des nouveaux magistrats étaient déclarés gratuits, et c'était l'abolition de la vénalité des offices ; les magistrats, appointés par le Roi — six mille livres au premier président, quatre mille aux présidents et procureurs généraux, trois mille aux avocats généraux, deux mille aux conseillers — et pourvus de l'inamovibilité, de la noblesse personnelle avec tous ses privilèges, ne percevraient aucun droit à quelque titre que ce fût, sur les justiciables ; et c'était l'abolition de la vénalité de la justice : deux grandes réformes depuis longtemps désirées. L'abolition de la vénalité des charges surtout était une véritable révolution dans la société française, où les officiers constituaient un ordre très puissant. Aussi était-il certain qu'elle provoquerait une forte résistance.

Tout de suite protestèrent les Parlements de Dijon, de Toulouse, d'Aix, de Rouen, de Besançon. Ils représentèrent que la réforme était trompeuse, que, par exemple, la gratuité de la justice n'existait pas, puisque les épices et, vacations étaient conservées dans les tribunaux inférieurs, et que les greffiers, procureurs et huissiers, dont les offices demeuraient vénaux, continueraient à percevoir leurs droits. A Paris, la Chambre des Comptes protesta le 13 mars contre l'édit ; trois jours après, le Chatelet se joignit à elle.

Cependant, Maupeou cherchant des magistrats pour son nouveau Parlement de Paris, s'adressait à d'anciens conseillers, à des membres du Grand Conseil et de la Cour des Aides, à des maures des requêtes. Les remontrances de la Cour des Aides, dont il vient d'être parlé, ayant alors paru, il supprima cette cour le 9 avril. Finalement, le Grand Conseil accepta de remplacer le Parlement. Le 13 avril, il fut réuni à Versailles, dans la grande salle des gardes du Corps où le Roi tint un lit de justice ; les princes du sang et les pairs étaient convoqués. Le Chancelier fit enregistrer l'édit de suppression de la Cour des Aides et donna lecture d'un autre édit qui établissait les officiers du Grand Conseil conseillers au Parlement de Paris[3]. Les propriétaires des offices supprimés avaient un délai de six mois pour produire leurs titres de propriété et demander qu'on les remboursât. Les nouveaux officiers étaient déclarés, comme les anciens, inamovibles, mais on leur concédait leurs offices gratuitement et sans finance[4]. Ils étaient au nombre de soixante-quinze : un premier président, quatre présidents, quinze conseillers clercs, cinquante-cinq conseillers laïques ; ils devaient former une grand'chambre et une chambre des enquêtes ; des conseillers tirés des deux chambres feraient le service de la Tournelle. Les pairs protestèrent contre l'édit qui n'en fut pas moins enregistré, et Louis XV dit aux magistrats :

Vous venez d'entendre mes volontés. Je vous ordonne de vous y conformer et de commencer vos fonctions dès lundi.

Mon chancelier vous installera aujourd'hui.

Je défends toute délibération contraire à mes édits et toute démarche au sujet des anciens officiers de mon Parlement.

Je ne changerai jamais.

Maupeou installa d'autorité le Procureur général Joly de Fleury, et l'Avocat général Séguier, qui bientôt, d'ailleurs, quittèrent la place ; il donna la première présidence à l'intendant de Paris, Berthier de Sauvigny, rallia les greffiers et une centaine de procureurs ; nombre d'avocats se remirent à plaider.

Les nouveaux juges entrèrent en fonctions. Ils n'avaient point sans doute, à Paris, la considération de leurs prédécesseurs ; ils ne portaient pas de grands noms, et ne comptaient guère dans le monde des salons. Beaucoup étaient sans expérience. Mais, somme toute, avec eux la machine marcha. On pouvait espérer remplacer les inhabiles et les insignifiants par des exilés qui se résigneraient à se soumettre.

Maupeou avait cru pouvoir limiter la réorganisation de la magistrature au Parlement de Paris, mais l'attitude des Parlements provinciaux ne le lui permit pas. Ils crurent que le Chancelier allait établir un Conseil supérieur dans chaque généralité, qu'il leur enlèverait l'enregistrement des lois. Ils se déclarèrent solidaires de leurs confrères de Paris.

Devant la nécessité, Maupeou se résolut sans peine à remplacer les Parlements provinciaux par des Conseils supérieurs, de façon à ne conserver le droit de vérifier les lois et de faire des remontrances qu'au seul Parlement de Paris ; il soumit même ce projet au Roi, mais Louis XV l'accueillit froidement et les autres ministres le combattirent. Maupeou ne supprima que deux Parlements, qui furent remplacés par des Conseils supérieurs : celui de Rouen, pour le punir de l'éclat de son opposition, et celui de Douai, impopulaire dans un pays où l'on détestait les Parlementaires par affection pour les Jésuites. Les autres Parlements furent conservés ; mais les anciens offices y furent, comme à Paris, supprimés, et leurs propriétaires invités à se faire liquider ; puis des offices inamovibles furent distribués gratuitement, et il fut interdit aux nouveaux officiers de percevoir des épices et des vacations. Partout le nombre des magistrats fut diminué. L'opération réussit tant bien que mal. A Besançon, Maupeou trouva dans l'ancien Parlement presque tout le personnel du nouveau. A Grenoble, un petit nombre — les plus riches — refusa d'entrer dans la combinaison Maupeou. A Rennes, Dijon, Toulouse, l'opposition fut si forte qu'on exila nombre de magistrats dans leurs terres : dix-sept à Dijon, soixante-quinze à Rennes, quatre-vingt-sept à Toulouse ; le recrutement des nouvelles cours fut assez difficile. A Bordeaux, le maréchal de Richelieu, Commandant de Guyenne, trouva cinquante officiers disposés à obéir au Roi, mais dut en exiler une trentaine. En Provence, on les exila tous, et la Chambre des Comptes prit leur place.

L'opposition à la réforme de Maupeou groupa des éléments divers.

La Noblesse prit parti pour les Parlements. C'est que les Parlements se recrutaient de plus en plus parmi les nobles : nobles de robe ou nobles d'épée. En certains pays, en Provence surtout, les gentilshommes n'avaient jamais dédaigné les offices de magistrature. Des Parlements exigeaient des candidats aux offices quatre degrés de noblesse paternelle. Depuis la réformation de la Noblesse faite au temps de Colbert, les roturiers étaient exclus du Parlement de Bretagne. Il y avait longtemps que les nobles de robe se donnaient des airs de nobles d'épée par l'habit, les manières et les mœurs légères. En élargissant le fossé entre elle et le Tiers d'où elle était sortie, en se confondant avec la Noblesse autant que possible, en prétendant que les offices de Parlements, comme les évêchés et les hauts grades de l'armée, ne pouvaient être dévolus qu'à des nobles, la magistrature s'exposait à des périls qui devaient bientôt apparaître. Elle ne s'en doutait pas ; elle faisait de l'union nécessaire de la noblesse et de la magistrature une maxime de droit public et même de salut public. Miromesnil, ancien Président et qui deviendra Garde des Sceaux, condamnait la réforme de Maupeou en disant : Décomposer les Parlements, c'est en fermer pour ainsi dire l'entrée à la Noblesse, avilir cet ordre et, par conséquent, les détruire

Les Parlementaires et les nobles faisant cause commune, réveillèrent l'esprit provincial. C'était pour une province une déchéance que la perte ou l'amoindrissement d'un Parlement. Qu'étaient-ce que ces magistrats pauvres, qui ne représentaient pas ? Que valait un nouveau président de Parlement à Dijon, en comparaison du président de Brosses, qui menait si grande vie en son château de Neuville-les-Comtesses ? Si la Chambre des Comptes de Provence, devenue Parlement, fut moins discutée que d'autres cours souveraines, ne serait-ce pas parce que son Premier Président, le marquis d'Albertas, donna des bals où figuraient jusqu'à quatre mille masques ?

Mais ce qui était plus grave, c'est que les vieux souvenirs d'indépendance reparaissaient. Etats et Parlements étaient d'ordinaire très unis dans les Pays d'Etats. Ensemble ils donnaient à la province un air d'autonomie. La crise de la magistrature fut pour la noblesse normande une occasion de revendiquer à la fois les Etats et le Parlement, et de se plaindre que la province fût réduite à l'état de pays conquis.

Les Jansénistes et les Gallicans demeurèrent les alliés d'une magistrature qui, de vielle date, partageait leurs idées et pratiquait leurs maximes.

C'est une chose curieuse qu'en même temps que l'ancienne France s'essayait à un réveil, et qu'on parlait de lois fondamentales du royaume, d'États provinciaux et d'États généraux, on invoquait les lois naturels de l'homme, la liberté individuelle, la liberté politique, même les théories du contrat social. On disait aussi beaucoup d'injures. On afficha des placards traitant Maupeou de scélérat, bon à écarteler. On le menaça de mort. Les Conseils supérieurs furent accablés, deux années durant, d'épigrammes, odes et diatribes, pamphlets et estampes. Les écrits sont des compilations où les gens de loi cherchent des arguments pour établir les droits des Parlements ; ou bien des dissertations de doctrinaires qui nient que le principe de la royauté soit en Dieu ; ou bien des protestations d'individus et de corps attachés au Parlement ; ou bien des attaques violentes et grossières, les Chancelières par exemple, et le Maire du Palais. Le pamphlet qui cuit le plus de succès fut le Maupeouana ou Correspondance secrète et familière du chancelier Maupeou avec son cœur, Sorhouet, membre inamovible de la cour des pairs de France. Cette correspondance commence d'être publiée en 1771 par petites brochures. L'auteur est un fermier général, Augeard, qui avait dans ses entours des magistrats. Au temps où le Chancelier se dépense en efforts pour constituer son Parlement de Paris, il imagine des entretiens entre un racoleur du nom de Sorhouet et le Chancelier lui-même. Sorhouet demande des conseils à son patron, lui soumet des cas de conscience, et, chemin faisant, attribue aux nouveaux juges toutes sortes de turpitudes.

Maupeou, pour se défendre, eut l'appui du Roi, qui lui demeura obstinément fidèle, et celui de Mme du Barry, qu'il flattait par ses complaisances. Les Philosophes, surtout Voltaire, le soutinrent. Voltaire détestait les Parlements, persécuteurs des gens de lettres, et bourreaux de Calas et de La Barre. Il applaudit à la révolution de 1771, en demeurant insensible d'ailleurs aux théories des Parlementaires sur la liberté politique ; il disait qu'il valait mieux obéir à un beau lion qu'à deux cents rats de son espèce, et à un roi absolu qu'à une oligarchie de robins. Il écrivit : Les peuples aux Parlements, les Sentiments des six Conseils établis par le Roi, l'Avis important d'un gentilhomme à toute la noblesse du royaume, la Réponse aux remontrances de la Cour des Aides, et la Lettre d'un jeune abbé. Il annonçait les bienfaits de la réforme judiciaire, évoquait les iniquités de l'ancienne magistrature, et se moquait de ses procédés d'opposition systématique. Il pleut, disait-il, des remontrances. On lit la première, on parcourt la seconde, on baille à la troisième, on ignore les dernières.

11 arriva que les dévots, les Rohan, le prince de Soubise, la comtesse de Marsan, l'archevêque de Paris, Beaumont, le cardinal de La Roche-Aymon firent campagne avec Voltaire. Ils détestaient le Parlement, ami des Jansénistes et des Gallicans, persécuteur des Jésuites. L'archevêque de Paris, d'autres prélats, célébrèrent la messe du Saint-Esprit, la messe rouge devant les nouveaux tribunaux. D'ailleurs, bien qu'il fût, en religion, un parfait sceptique, le Chancelier leur donna des gages. La Roche-Aymon reçut la feuille des bénéfices, qu'avait eue jusque-là Jarente, évêque d'Orléans et ami de Choiseul. Beaumont obtint, le 15 juin 1771, une Déclaration du Roi qui amnistiait les prêtres bannis ou décrétés à l'occasion du refus des sacrements. Le ministère se mit à poursuivre les écrits qui réclamaient la confiscation des biens d'Église.

Les mêmes préoccupations inspirèrent Maupeou dans sa conduite envers le Pape. Le Parlement de Paris avait, par un arrêt du 26 février 1768, renouvelé la défense à tous archevêques, évêques et particuliers de recevoir, faire lire, publier et imprimer aucuns brefs, provisions et expéditions de la cour de Rome, sauf les brefs concernant le for intérieur et les dispenses de mariages, avant qu'ils n'eussent été présentés en la cour de Parlement. — Maupeou fit publier, le 18 janvier 1772, des lettres patentes, ordonnant qu'il serait sursis à l'arrêt du Parlement.

Mais, à ce moment, le ministère poursuivait à Rome, de concert avec l'Espagne et Naples, l'effort pour contraindre le Pape à l'abolition de l'ordre des Jésuites. D'Aiguillon et la majorité des ministres, à la suite des représentations des alliés, se prononcèrent contre les lettres patentes, qui furent annulées par la Déclaration du 8 mars 1772. Quand l'abolition de l'Ordre fut prononcée par Clément XIV, en juillet 1773[5], le Chancelier craignit de voir sa réforme compromise : le clergé de France s'agitait, parlait de faire appel de la décision du Pape à un Concile général. Mais les évêques préférèrent, en définitive, ménager un gouvernement qui leur était au fond très favorable, et décidèrent de ne pas protester. L'alliance des dévots et du Chancelier persista.

Maupeou et ses tribunaux se défendirent contre les libelles. La police poursuivait les auteurs, imprimeurs, ou distributeurs, surveillait les promenades publiques et perquisitionnait chez les libraires ou les particuliers. Des publicistes officiels glorifiaient, l'œuvre de Maupeou ; on distribua leurs écrits par les rues et les magistrats nommés dans les Conseils supérieurs les emportèrent par ballots ; mais c'étaient, le plus souvent, de médiocres ouvrages.

Maupeou se garda de trop sévères rigueurs à l'égard des juges exilés. Sur soixante-quinze magistrats du Parlement de Bretagne, une quarantaine obtinrent de quitter leur exil, sous prétexte de maladies ou d'affaires d'intérêts : d'autres rentrèrent chez eux sans que le ministre les inquiétât. Quand le commissaire chargé de disperser le Parlement de Provence vint demander à Maupeou ses instructions, le ministre lui dit : Faites venir une liste de leurs maisons de campagne ; faites régler les lieux d'exil de manière que tout le monde soit content. Dans le ressort de Paris, le Président de Lamoignon, d'abord assez rigoureusement traité, obtint vite la permission de retourner dans sa terre de Bâville.

L'opposition désarma. Les Princes, excepté Conti, reparurent à la Cour, et reconnurent au Parlement l'autorité de Cour des Pairs.

La plupart des membres des anciens Parlements se résignaient à la liquidation de leurs offices. Dès la fin de i772, Maupeou les juge si assagis qu'il négocie avec eux pour les amener à reprendre du service. Parmi les avocats, l'apaisement gagne tous les jours ; plus des deux tiers plaident devant les nouveaux juges. Les libelles se font plus rares ; l'opinion publique se désintéresse de cette querelle qui avait été si bruyante et avait paru si dangereuse. Les Parlementaires s'avouent vaincus ; le Procureur général Joly de Fleury fait cet aveu : Le Chancelier avait tout prévu de ce qui est arrivé, et la nation a vu d'un œil tranquille l'anéantissement de la justice. On pouvait donc croire que cette réforme était définitive ; le Roi avait promis de s'y tenir ; il avait dit : Je ne changerai jamais.

La réforme de Maupeou plaisait à Louis XV parce qu'elle affranchissait la Couronne du contrepoids du Greffe, et il est bien probable que la principale intention du Chancelier fut de parfaire la monarchie absolue. Mais c'était une réforme utile en soi que le ressort du Parlement de Paris, dont l'étendue avait de si graves et de si coûteux inconvénients pour les justiciables, fût diminué par l'institution des Conseils supérieurs. C'était un bienfait que l'abolition des épices. Sans doute, la justice ne deviendrait pas gratuite, d'abord, les offices n'étaient pas supprimés dans les tribunaux inférieurs ; puis il restait aux justiciables à payer les taxes des greffiers, huissiers et procureurs, le papier timbré ; mais, somme toute, les charges des plaideurs furent allégées, et la dignité de la magistrature était intéressée à la suppression de la vilaine pratique de la rétribution du juge par le justiciable. Enfin c'était une capitale réforme que l'abolition de la vénalité et de l'hérédité des offices parlementaires, dont les inconvénients et les vices surpassaient de beaucoup les avantages.

Maupeou avait d'autres projets : réduire au nécessaire le nombre des juridictions inférieures, dont beaucoup furent supprimées par lui, réviser la procédure civile, unifier les lois et coutumes, etc. Mais la puissance du Chancelier ne devait pas survivre au prince, qui avait pour ainsi dire fait cause commune avec lui.

 

II. — LE DÉCLIN DE L'INFLUENCE FRANÇAISE EN EUROPE (1769-1774)[6].

LA diminution de la puissance française, conséquence des fautes commises, mais aussi de l'entrée en scène de deux puissances nouvelles, la Prusse et la Russie, fut révélée avec éclat dans les évènements qui se produisirent en Orient, et dont le plus considérable fut le démembrement de la Pologne.

Depuis très longtemps, puisqu'on trouve au moyen âge des projets de partage de ce pays anarchique, l'indépendance de la Pologne était menacée. Comme elle ne disposait pas de forces régulières, — au temps d'Auguste III elle n'avait qu'une dizaine de mille hommes de troupes permanentes, dont une centaine d'artilleurs — elle était à la discrétion de ses voisins, qui intervenaient dans ses affaires, surtout pour l'élection du roi, et qui à plusieurs reprises violèrent son territoire. A la mort d'Auguste III, qui survint le 5 octobre 1763, la France, qui avait renoncé à patronner la candidature d'un prince français, aurait voulu faire élire le fils du roi défunt, et l'Autriche était d'accord avec elle ; mais Frédéric Il de Prusse et Catherine de Russie conclurent en avril 1764 un traité par lequel ils s'engageaient à suivre en Pologne une politique concertée, et à faire élire roi un ancien amant de la tsarine, Stanislas Poniatowski, de la famille des Czartoriski. Stanislas, avec l'appui d'une armée russe qui parut dans les faubourgs de Varsovie, fut élu, le 7 septembre 1764. L'Autriche et la France avaient laissé faire.

Cependant le nouveau roi, conseillé par les Czartoriski, essaya de réformer la constitution polonaise. Déjà, dans la diète de convocation qui avait précédé la diète où il fut élu, les Czartoriski avaient fait instituer des commissions de la justice, des finances, des affaires intérieures et de la guerre, qui enlevaient l'administration aux grands officiers de la Couronne. Deux ans après, les réformateurs s'en prenaient au liberum veto, cause principale de l'anarchie polonaise. La Diète décréta que, dans les diétines où étaient élus les députés à la Diète, l'élection se ferait non plus à l'unanimité, mais à la majorité. Elle décréta aussi que, dans les Diètes, une majorité suffirait pour le vote des impôts. La Prusse et la Russie, qui s'étaient engagées à maintenir la constitution polonaise, surveillaient et contenaient ces efforts. L'affaire des dissidents leur donna le moyen d'intervenir.

Les dissidents, orthodoxes et protestants, étaient en Pologne exclus de la vie politique, et vivaient pour ainsi dire hors la loi. Les orthodoxes ayant demandé la protection de Catherine II, et les luthériens celle de Frédéric, la Russie et la Prusse réclamèrent l'abolition des lois contre les dissidents. La Diète de 1766 refusa, et, en même temps, rétablit le liberum veto. Mais l'année d'après, la Diète fut entourée par les troupes russes, et contrainte d'accorder l'égalité politique aux dissidents. Alors les patriotes polonais, formèrent à Bar la confédération de la sainte religion catholique ; on se battit dans diverses parties de la Pologne : en Ukraine, les Paysans orthodoxes massacrèrent leurs seigneurs catholiques ; les troupes russes prirent d'assaut Cracovie et même poursuivirent des Polonais jusqu'en territoire Turc, où elles prirent la ville de Balla, eu 1768.

Ce fut l'occasion d'une guerre ouverte entre la Turquie et la Russie. Depuis longtemps avaient commencé les entreprises russes en Turquie. L'Angleterre, qui voulait étendre son commerce à la fois dans le Nord, au Levant et dans la mer Noire, s'était entendue avec la Tsarine et la laissait agir en Turquie. En 1769, une armée russe occupa la Moldavie et détruisit l'armée turque ; en 1770, une flotte partit de Cronstadt, passa par Londres où elle se munit d'agrès, de pilotes et d'officiers, et alla détruire la flotte ottomane, le 8 août 1770, à Tehesmé, en face de l'île de Chio.

Pendant ce temps, la guerre avait continué en Pologne entre les Russes et les confédérés de Bar, incapables d'une résistance sérieuse, et un revirement de la politique autrichienne avait accru le péril de la Pologne. L'Autriche, la guerre de Sept Ans à peine finie, avait songé à se dégager de l'alliance avec la France ; bientôt elle en vint à une entente avec la Prusse. En août 1769, l'empereur Joseph II et le roi Frédéric se rencontrèrent à Neisse, en Silésie. Ils convinrent que la paix de l'Allemagne et de l'Europe dépendait d'une entente entre Vienne et Berlin ; qu'il y avait lieu pour les deux puissances d'établir un système patriotique allemand, une neutralité allemande. Ils ne conclurent pas de traité en règle, mais échangèrent par lettres cet engagement :

Foi de roi et parole d'honnête homme, si jamais le feu de la guerre se -allume entre l'Angleterre et la maison de Bourbon, ils maintiendront la paix heureusement rétablie entre eux, et même en cas qu'une autre guerre survienne, dont actuellement il est impossible de prévoir la cause, ils observeront la plus exacte neutralité pour leurs possessions actuelles.

Par cet engagement, les deux puissances jusque-là ennemies acharnées s'accordaient pour se libérer de leurs anciennes obligations, l'Autriche avec la France, la Prusse avec l'Angleterre, dans le cas d'une guerre — que la politique de Choiseul rendait vraisemblable — entre l'Angleterre et la France. En même temps, elles ouvraient la voie à une politique commune en Pologne. Déjà, en 1770, les Autrichiens occupent un petit territoire polonais qui avait été jadis donné en gage par la Hongrie à la Pologne ; au printemps de l'année d'après, Frédéric fait en Pologne une razzia de quelques milliers de filles pour repeupler la Poméranie.

La France n'avait rien fait de sérieux pour éviter la ruine de la Pologne. L'ambassadeur de France à Constantinople, Vergennes, avait agi pour mettre les Turcs en campagne contre la Russie ; Choiseul s'était demandé un moment s'il n'arrêterait pas la flotte russe au Pas de Calais ; mais il ne pouvait s'engager dans une guerre contre la Russie au moment ou il pensait à une guerre contre l'Angleterre. En 1768, les confédérés de Bar s'étaient adressés à Louis XV ; l'un d'eux, Mokranowski, lui promettait que, s'il accordait seulement 2 millions de subsides aux confédérés, la Pologne se soulèverait et mettrait sur pied plus de 100.000 hommes. Choiseul fournit quelque argent et envoya des agents qui devaient aider les confédérés de leurs conseils. Un de ceux-ci, Dumouriez, passant par la Bavière, en 1770, acheta à l'Électeur 22.000 fusils pour les Polonais. Il trouva l'armée polonaise dans le plus grand désordre, moins nombreuse qu'on n'avait espéré : 17.000 hommes au lieu de 40.000, et des chefs qui gaspillaient le temps en fêtes.

Tel était l'état des affaires en Pologne et en Turquie, lorsque d'Aiguillon arriva aux Affaires étrangères. Tout était compromis, et d'Aiguillon, homme de petits moyens, sans vues et sans nerfs, n'était pas capable de remonter le courant. Il n'avait d'ailleurs aucun moyen d'agir, pas même de subsides à distribuer en la quantité qu'il aurait fallu. La diplomatie française était en plein désarroi. Le Roi demeurait partisan de l'alliance autrichienne. Il continuait à pratiquer une politique à lui, par les agents de son secret. A Varsovie, depuis que son ambassadeur, marquis de Paulmy, avait été insulté lors de l'élection de Poniatowski, il n'y avait plus d'ambassadeur de France. A Vienne, l'ambassade de France resta vacante de mai 1770 à janvier 1772, où fut envoyé en Autriche le prince Louis de Rohan. Le Roi n'était renseigné sur les affaires d'Orient que par ses agents privés. D'Aiguillon fit, dès son arrivée au ministère, un coup d'éclat contre ceux-ci. Le comte de Broglie fut exilé à Ruffec ; Dumouriez et Favier lurent mis à la Bastille ; et le Roi abandonna sans mot dire ses serviteurs personnels. Les choses n'en allèrent du reste pas mieux ensuite : d'Aiguillon lui-même employa des agents secrets, eut une politique personnelle, qu'il cachait à ses ambassadeurs. D'autres ministres se mêlaient de diplomatie à tort et à travers. C'était la pleine anarchie.

Cependant, les événements se précipitaient en Pologne. Les confédérés furent battus par Souwarof en 1771 ; Poniatowski fut déposé par les Polonais et le trône déclaré vacant, ce qui accrut encore le désordre. Enfin la coalition fut conclue entre l'Autriche, la Prusse et la Russie.

L'Autriche s'inquiétait du progrès des Russes en Turquie. Elle conclut, en juillet 1771, un traité d'alliance défensive avec le sultan, et fit suspendre la guerre pendant deux ans, par sa médiation. Le roi de Prusse craignit alors une guerre austro-russe, dans laquelle il pourrait être impliqué comme allié de la Russie. Il s'imagina de détourner l'attention des deux puissances du côté de la Pologne, d'y offrir à la Russie le dédommagement de sa renonciation aux conquêtes en Turquie, et d'amener Marie-Thérèse à l'idée du partage.

D'Aiguillon, avisé par le roi de Suède de ce qui se passait, mais sans rien savoir de précis, essaya d'empêcher le partage en se rapprochant de la Prusse. Il crut pouvoir ranimer les défiances de Frédéric à l'égard de Marie-Thérèse, et il eut des pourparlers avec le chargé d'affaires de Prusse en France, dans l'automne de 1771. Pour cacher cette négociation à la cour de Vienne, d'Aiguillon accablait Mercy de protestations d'attachement ; mais Mercy lui fit avouer sa tentative de rapprochement avec Frédéric, et s'autorisa du double jeu de la France pour excuser sa propre duplicité. Comme, au début de 1772, d'Aiguillon lui manifestait quelque inquiétude, il protesta de la pureté des intentions de l'Autriche. D'autre part, l'envoyé prussien affirmait le désintéressement de son maître. Des deux côtés, on se moqua de la France ; et d'Aiguillon apprit enfin que, le 15 janvier 1772, la Russie et la Prusse avaient conclu un traité pour le partage de la Pologne. et que. le 19 février suivant, l'Autriche s'était jointe à elles. Marie-Thérèse, en effet, s'était décidée. Elle avait eu des scrupules, ne comprenant pas, disait-elle, une politique qui permet que, dans le cas où deux se servent de leur supériorité pour opprimer un innocent, le troisième puisse et doive les imiter, et commettre la même injustice. Une fois résignée, elle souhaita la plus grosse part, et Frédéric admira son bon appétit.

Pour maintenir le gouvernement français dans l'incertitude jusqu'au bout, l'ambassadeur d'Autriche avait fait jouer à la Dauphine un rôle singulier. Il l'avait poussée à témoigner moins d'éloignement à d'Aiguillon, qui en était devenu moins défiant à l'égard de l'Autriche. Il l'avait même poussée à se rapprocher de Mme du Barry, pour faire plaisir au Roi et l'amadouer ; la Dauphine, malgré sa répugnance, adressa quelques paroles banales à la favorite.

Ce fut le 20 avril 1772 que Kaunitz invita Mercy à communiquer au gouvernement français la nouvelle du traité de partage. Marie-Thérèse était inquiète et l'écrivait :

Si le duc de Choiseul était encore en place, il voudrait sans doute profiter de l'occasion pour nous enlever quelque partie des Pays-Bas où nous ne serions pas en état de faire la plus légère résistance.

Cependant elle indiquait les raisons qu'il y avait à faire valoir pour justifier l'Autriche auprès de la France, et ces raisons furent données par Mercy :

On pourrait, disait-elle, dire à la France :

Que c'est elle qui est la première cause de tous les événements actuels par les mouvements qu'elle s'est donnés pour exciter la Porte à déclarer la guerre à la Russie ;... qu'elle ne s'est pas inquiétée de tous les embarras, frais et dangers que doit naturellement nous occasionner la guerre allumée dans notre voisinage... ; que, voyant le danger dont, par le succès de la Russie et sa liaison intime avec le roi de Prusse, nous étions menacés sans avoir d'aucun côté quelque secours efficace à espérer, nous avions dû aviser par nous seuls aux moyens de nous en tirer ;... que c'eût été nous exposer de gaîté de cœur à notre propre ruine que d'entreprendre une guerre difficile contre la Russie, et de nous attirer par là une attaque certaine de la part de la Prusse... ; que le ministère français... ayant fait sans notre participation l'acquisition importante de la Corse et du comté d'Avignon..., on aurait lieu d'être surpris si, après n'avoir essuyé de notre part ni obstacle ni reproche dans ces occasions, il se croyait permis d'en user autrement à notre égard en la présente circonstance.

Il semble que l'indifférent Louis XV ne se soit pas ému outre mesure de la communication de Mercy. Le 15 juin cet ambassadeur écrit à l'Impératrice que le Roi Très Chrétien envisage les événements de Pologne d'un œil d'équité et de modération, qui peut rassurer l'Autriche sur la stabilité de ses sentiments et de son attachement à l'Alliance...

Le traité de partage attribuait à l'Autriche la Russie rouge, la plus grosse part ; à la Prusse, la Prusse polonaise, moins Dantzig et Thorn ; à la Russie, la Lithuanie à l'Est de la Duna. En 17'73, la Diète, cernée par les troupes des trois puissances copartageantes, se soumit aux conditions du traité.

En 1773, la guerre recommença entre la Russie et la Turquie. L'armée russe était passée sur la rive droite du Danube et menaçait Constantinople : le sultan signa le traité de Kaïnardji, en juillet 1774. Il cédait à la Russie le droit de libre navigation sur la mer Noire, la liberté de passer le Bosphore, la protection des chrétiens orthodoxes dans toute la Turquie, et lui abandonnait Azof et Taganrog. Ainsi la Turquie était également ouverte aux ambitions de la politique russe, et l'on pouvait envisager l'hypothèse du partage de son empire.

La politique française trouva au moins en Suède la consolation d'un succès. Le pays était menacé, comme la Pologne, par la Prusse qui voulait prendre aux Suédois ce qu'ils avaient encore de la Poméranie, et par la Russie, qui convoitait la Finlande. Au traité d'avril 1764, Frédéric II et Catherine avaient stipulé pour la Suède en même temps que pour la Pologne. En 1769, ils s'étaient promis d'agir par la force, si on tentait de changer la constitution.

Le pouvoir en Suède appartenait à la Diète, composée de quatre ordres — noblesse, clergé, bourgeoisie, paysans — et à un Sénat, de seize membres, choisis parmi la haute noblesse. Le roi n'avait d'autre prérogative qu'un double vote au Sénat, et voix prépondérante en cas de partage des voix. Deux partis divisaient le pays, le parti des Chapeaux, qui voulait accroître la puissance du Sénat et du roi, et celui des Bonnets, qui défendait l'omnipotence de la Diète et les libertés publiques. Les États étrangers intervenaient dans cette querelle ; la Russie et la Prusse soutenaient les Bonnets, et la France, les Chapeaux.

Quand mourut le roi de Suède Adolphe-Frédéric, le 12 février 1771, Gustave III, son fils, se trouvait à Paris. Il avait vingt-cinq ans. Épris de gloire et de belles actions, il était l'idole des salons, où il laissa des regrets et de belles correspondantes, les comtesses d'Egmont, de Boufflers, de La Marck. Il avait su plaire à la fois à Louis XV, à Mme du Barry, à d'Aiguillon, aux Choiseul, aux Philosophes. Pour relever son pouvoir en Suède, il demanda et obtint des subsides. Enfin on lui donna un conseiller avisé, l'ancien ambassadeur en Turquie, Vergennes.

Vergennes avait mission de resserrer l'alliance franco-suédoise, de fortifier le parti français dans la Diète et de travailler à un accord entre la Suède et le Danemark. Neuf mois d'efforts et une dépense de deux millions n'aboutirent à rien. Gustave III écrivait : J'attends en tremblant le moment où les puissances voisines voudront profiler de nos troubles pour nous assujettir.

Cependant Vergennes, obéissant aux instructions de son ministre et à celles du Secret du Roi, d'accord sur ce point, conseillait des moyens dilatoires et recommandait la prudence. Mais Louis XV et d'Aiguillon conseillèrent à Gustave III un coup d'État à l'insu de Vergennes, qui ne fut mis au courant qu'en février on, six mois avant la crise. Les 19, 20 et 21 août, le coup d'État s'accomplit. La Diète, puis le Sénat, acceptent une nouvelle Constitution et jurent de la respecter. D'après cette Constitution, le roi, seul responsable à Dieu et à la Patrie, nomme les sénateurs, et il a le droit de convoquer et de dissoudre la Diète. Le Sénat ne délibère qu'à titre consultatif sur les affaires que lui soumet le roi ; la Diète ne peut ni abroger les lois existantes, ni en faire de nouvelles, sans le consentement du roi.

La Tsarine et Frédéric adressèrent à Gustave des lettres menaçantes ; Russes et Prussiens armèrent un projet de traité d'alliance entre Gustave III et Louis XV fut rédigé, par lequel la France mettait à la disposition de la Suède 12.000 hommes d'infanterie, de l'artillerie et une escadre. Grâce à Vergennes, le Danemark, qui avait pris une attitude menaçante à la suggestion de la Russie, se rapprocha de la Suède à la fin de 1772. D'Aiguillon obtint des Anglais une assurance de neutralité, et la Tsarine, occupée en Pologne et en Turquie, accepta le fait accompli.

Pendant que ces événements se succédaient au Nord et à l'Est, la France et l'Espagne resserraient leur alliance par leur action commune contre les Jésuites, et s'accordaient de plus en plus dans la politique à suivre à l'égard de l'Angleterre. Elles espéraient une revanche prochaine. Des hommes d'État, des diplomates, des publicistes affirmaient alors que l'Angleterre était en décadence ; que les marines réunies de France et d'Espagne pouvaient la vaincre ; qu'elle était démoralisée par son régime parlementaire, déchirée par les factions ; que l'Écosse, l'Irlande, les colons d'Amérique la détestaient ; que l'État anglais, comme la Pologne, pouvait se dissoudre au premier choc. Charles III et son ministre Grimaldi étaient convaincus que l'alliance française leur permettrait de recouvrer Minorque, Gibraltar, la Jamaïque, la Floride. Le successeur de Fuentès à l'ambassade d'Espagne en France, le comte d'Aranda, arrivé à Paris en septembre 1773, devait mêler à ces projets un plan d'annexion du Portugal.

La ville de Boston ayant, en 1773, donné le signal de la révolte contre les Anglais, l'Espagne et la France suivirent les événements d'Amérique avec une attention passionnée. Les cabinets de Versailles et de Londres demeuraient en relations courtoises ; mais la France envoyait des missions secrètes en Amérique pour observer les progrès de le révolution, et s'apprêtait à nouer des relations avec les démagogues anglais, notamment avec Wilkes. Depuis plusieurs années, les agents secrets de Louis XV écrivaient des mémoires sur l'éventualité d'une rupture avec l'Angleterre, et les bureaux des Affaires étrangères, de la Marine, de la Guerre préparaient en secret les plans qui, au temps de Louis XVI, réglèrent l'intervention dans la guerre de l'Indépendance.

En attendant que la monarchie française prit cette revanche, le discrédit de la royauté était au comble. On ne lui tenait pas compte des grands changements survenus en Europe, de l'avènement de puissances nouvelles, la Prusse et la Russie, ni de la décadence profonde de la Pologne et de la Turquie, toutes choses que ne pouvait empêcher le gouvernement de la France. On voyait seulement que le vieux système des alliances orientales était ruiné. On passait sa colère sur l'alliance avec l'Autriche, qui avait gêné toute la politique orientale de la France, et qui fut en effet une duperie. En somme, la France n'avait plus de crédit dans le Levant ; son influence sur les états secondaires de l'Allemagne n'existait plus, ces états se trouvant désormais à la discrétion de l'Autriche et de la Prusse. Et comme l'écrivit un commis des Affaires étrangères, l'opinion s'établit chez toutes les nations... qu'il n'y avait plus en France ni force ni ressources ; l'envie, qui jusque-là avait été le mobile de la politique de toutes les cours à l'égard de la France, dégénéra en mépris. Le cabinet de Versailles n'avait ni crédit, ni influence dans aucune cour. Au lieu d'être, comme autrefois, le centre de toutes les grandes affaires, il en devint le paisible spectateur ; on ne comptait même plus pour rien son suffrage et son improbation.

Or la France, passionnée comme elle était pour la gloire. el qui aurait excusé bien des fautes du gouvernement intérieur, ne pardonna pas au Roi ni aux Triumvirs son humiliation.

 

III. — LES FINANCES ; L'ANARCHIE DANS LE MINISTÈRE[7].

LE désordre et la pénurie des finances épuisées par la guerre par   la diplomatie, par les prodigalités du Roi, par les dépenses de la Gour, et par la mauvaise administration, tirent plus de mal encore à la monarchie que la querelle parlementaire et la mauvaise politique étrangère.

Le Contrôleur général Terray avait été conseiller au Parlement, et, pendant des années, chargé des remontrances sur les finances ; il connaissait mieux que personne le département où il entrait. De sens droit et d'intelligence rapide, il saisissait en toute question le point essentiel. C'était un plaisir de l'entendre parler des matières les plus difficiles ; il aurait fait comprendre à un enfant de six ans le calcul différentiel et intégral. L'état des finances, la recette et la dépense, la dette et les moyens de l'éteindre, tout cela, quand il l'expliquait, paraissait simple comme un compte de blanchisseuse. Homme d'autorité, pour lui les droits individuels ne comptaient pas au regard des droits de l'État ; la fortune de chacun n'était qu'une parcelle de la fortune publique. D'aspect dur, presque effrayant, faisant peu de cas des hommes, il demeurait indifférent à la haine et aux insultes. Terray avait donc des qualités. Un jour, à l'Assemblée Constituante, Le Brun le comparera à Sully et à Colbert. Mais quel ministre aurait pu rétablir les finances du royaume ?

Lorsque Terray entra au Contrôle général, il fit voir au Roi que le déficit prévu pour l'année 1770 était de 63 millions, que la dette arriérée exigible était de 110 millions ; qu'en 1769 les anticipations avaient absorbé 133 millions ; Louis XV lui laissa les mains libres pour apporter à la situation les remèdes qu'il jugerait nécessaires.

Des rentes viagères avaient été constituées sous forme de tontines, c'est-à-dire qu'au fur et à mesure des décès de porteurs la part des survivants s'accroissait ; Terray, par un arrêt du 18 janvier 1770, transforma les tantines en simples rentes viagères, et désormais ce fut l'État qui bénéficia des décès. Par arrêt du 19 janvier, il procéda à des retranchements ou réductions sur les pensions au-dessus de six cents livres, en ménageant toutefois selon la coutume les personnes influentes. Le 19 février il suspendit le payement des rescriptions des receveurs généraux et celui des billets des fermes pour l'année courante. C'était deux cents millions d'effets qu'il laissait impayés. Analogues à nos bons du Trésor, ces effets constituaient des placements temporaires que les capitalistes préféraient aux rentes ; Terray émit un emprunt de 160 millions et les accepta pour partie dans les versements. Les détenteurs des effets devinrent créanciers de l'Étal. Le public se récria[8], mais à ceux qui lui reprochaient de prendre leur argent dans leurs poches, le Contrôleur général répondait : Où diable voulez-vous donc que je le prenne ?

Les Parlements demandèrent à Terray de supprimer d'un coup les acquits de comptant, c'est-à-dire les ordonnances de dépense, signées du Roi, qui ne portaient pas mention de l'objet de la dépense, et qui devaient être acceptées sans examen par la Chambre des Comptes. En supprimant ces acquits de comptant peut-être aurait-un pu établir l'équilibre des recettes et des dépenses ; mais autant valait réclamer la suppression du pouvoir absolu puisque c'eut été interdire au Roi de puiser à discrétion dans le Trésor et l'obliger à justifier toutes ses dépenses. Les acquits subsistèrent, et Terray continua d'alimenter l'État par des expédients.

Le 15 juin 1771, un arrêt du Conseil opère une réduction d'un quinzième sur les rentes perpétuelles et d'un dixième sur les rentes viagères ; et, comme on crie à la spoliation, Terray répond que, le cours des rentes ayant baissé, l'intérêt devait baisser aussi. En février, mars et septembre, il établit des taxes sur l'amidon, sur les papiers et cartons, sur les livres ; en novembre il proroge le second vingtième[9]. Dans le préambule de l'édit de novembre il prête au Roi ce langage :

Nous ne doutons pas que nos sujets... ne supportent ces charges avec le zèle dont ils ont donné des preuves en tant d'occasions, et nous y comptons d'autant plus que le prix des denrées, une des causes de l'augmentation de nos dépenses, a en même temps bonifié le produit des fonds de terre dans une proportion supérieure à celle de l'accroissement des impositions.

D'ailleurs Terray voulait faire des vingtièmes une imposition juste. On voit dans sa correspondance avec les intendants qu'il prescrivait une répartition plus équitable ; il faisait ressortir combien la valeur des terres avait augmenté depuis leur établissement, indiquait le moyen de faire des dénombrements nouveaux des terres, et d'aboutir à un impôt territorial. Dans la généralité de Tours, il fit opérer la révision des cotes, et couvrit les dépenses de ce travail avec la seule augmentation annuelle des produits. Ailleurs, les résultats obtenus furent bien plus considérables.

Terray essaya d'obtenir des fermiers généraux des conditions plus avantageuses pour l'État, en leur offrant de supprimer les croupes et les pensions dont ils étaient grevés. Les croupes étaient les parts de bénéfice que les fermiers assuraient à certaines personnes, soit pour avoir leurs faveurs, soit pour rémunérer des capitaux prêtés. Mais, s'étant fait adresser par les fermiers, confidentiellement, la liste des croupiers, la lecture du document lui enleva tout espoir de donner suite à ses idées de réforme. Le Roi figurait en personne pour un quart dans l'entreprise du fermier de La Haye, pour un quart aussi dans celle du fermier Saleur, pour une moitié dans celle du fermier Poujaud. La Dauphine participait aux bénéfices de M. de Borda pour une somme de 6.000 livres ; la comtesse de Provence et Mmes Adélaïde et Sophie à ceux de M. Chalut de Verin, chacune pour 6.000 livres ; Mme Victoire à ceux de M. Bertin de Blagny pour 6.000 livres encore, qu'elle devait distribuer à divers protégés ; M. de Mesjean faisait tenir 15.000 livres à Mme Louise ; M. d'Erigny 20.000 livres à Mine du Barry. Le bail des fermes fut renouvelé le 2 janvier 1774 ; le prix était de 152 millions par an, ce qui donnait au Roi 3.442.918 livres de plus qu'en 1768.

Ces diverses opérations fournirent, en cinq ans, une ressource supplémentaire de 180 millions ; Terray justifiera, devant Louis XVI, de l'emploi de 144, et, pour les 36 autres, produira des acquits de comptant.

En matière économique, Terray oscilla entre le parti de la réglementation et celui de la liberté. A la présidence du Bureau du commerce, il maintint Trudaine, adversaire de la réglementation ; mais, sur la question des règlements de fabrique et de police, il demeura fidèle aux vieux errements ; de même pour le commerce des blés. En juillet 1770, le blé étant très cher, il en interdit l'exportation, que L'Averdy avait permise ; puis, le 23 décembre, il fit rendre un arrêt qui rétablissait la libre circulation entre les provinces ; mais, en 1771, le blé redevenant cher, il interdit de l'exporter en Franche-Comté, en Alsace, dans le Pays Messin, en Lorraine et Barrois, et de le laisser sortir par les ports de mer.

Comme ses prédécesseurs, il crut qu'en faisant des approvisionnements de blé à grands frais, il influerait sur le prix des subsistances. Bien qu'il n'agit que dans l'intérêt public, il fut dénoncé comme établissant le monopole du commerce des grains au profit du Roi. Il aurait voulu que les intendants fissent comprendre aux populations que l'État ne spéculait pas sur la misère ; le 28 septembre 1773, il leur écrivait :

Je dois vous prévenir que le peuple, les bourgeois des villes, et même les personnes distinguées, sont imbus de l'idée fausse qu'il existe une compagnie chargée exclusivement de l'approvisionnement du royaume et du commerce des grains. On accuse cette prétendue compagnie d'être la cause, par le monopole qu'elle exerce, du prix excessif des grains. De pareilles opinions rendraient le Gouvernement odieux, si elles s'enracinaient. Vous savez que si le Gouvernement a fait passer des grains dans les différentes provinces, c'était pour les faire vendre à perte, et pour le soulagement des peuples. Il est de votre devoir de détromper ceux qui sont dans l'erreur.

L'impopularité du Contrôleur général n'en allait pas moins croissant. On lui reprochait ses mœurs. Il avait des maîtresses qu'il ne payait pas, mais auxquelles il faisait faire des affaires. On l'accusait d'autre part de n'être l'allié de Maupeou que par politique, tuais d'espérer que le Chancelier serait culbuté par d'Aiguillon, afin de devenir lui-même Garde des Sceaux ; on disait aussi qu'il rêvait un chapeau de cardinal. On l'appelait l'Enfant Gâté parce qu'il touchait à tout, le Grand Houssoir parce qu'il atteignait partout. On fit sur lui cette épigramme :

En abbé voudriez-vous voir

Comme un vautour se déguise ?

Regardez bien ce Grand Voussoir

En casaque d'église.

Chaque jour, par mille moyens,

Cette espèce de moine,

Du bien de ses concitoyens

Grossit son patrimoine.

Quoi qu'il fût riche avant d'entrer au Contrôle général, le public croyait que c'était là qu'il s'enrichissait. Il est, disait-on, pire que la sangsue qui quitte du moins la peau quand elle est pleine.

Il faut tenir compte à Terray de l'impossibilité où il fut de réformer le Roi, la Cour, les mœurs, la société, et aussi des circonstances générales qui étaient déplorables pour les finances. La guerre turco-russe ruinait le commerce français du Levant ; les événements d'Amérique gênaient les relations avec le Nouveau-Monde ; une crise industrielle sévissait. En un an, on compta à Paris 2.500 faillites. De mauvaises récoltes s'ajoutèrent. En 1773, des émeutes éclatèrent à Aix, Montpellier, Toulouse, Bordeaux, Limoges, dans une foule de villes et de bourgs. Les paysans affluèrent dans les villes pour y mendier. Ce fut un cri général et puissant contre Terray, et l'on put craindre, quelque temps, une révolution.

Pour que rien ne manquât au désordre général, les ministres conspiraient les uns contre les autres. Les Triumvirs, disait-on, s'entendaient à couteaux tirés. D'Aiguillon reprochait à Maupeou de l'avoir mal secondé lors de son procès. Il entreprit de renverser son rival en détruisant son œuvre. Il entra en négociations avec les Parlementaires, surtout avec le président de Lamoignon, auquel il soumit un projet de Parlement mixte, dont Lamoignon devait être Premier Président ; une partie du nouveau personnel judiciaire serait remplacée par d'anciens magistrats. Entre les Parlementaires intraitables et le parti Maupeou, d'Aiguillon essayait, en somme, comme feront, sous le règne suivant, Maurepas et Miromesnil, de former un parti intermédiaire.

Il fut grandement aidé dans sa lutte contre le Chancelier lorsque Beaumarchais entra en campagne contre le Parlement Maupeou. Caron de Beaumarchais, né à Paris en 1732, avait pratiqué d'abord le métier d'horloger, qui était celui de son père ; puis, étant bon musicien, harpiste et guitariste, il donna des leçons aux filles du Roi. Introduit dans le beau monde, ambitieux de faire fortune, doué pour les affaires, il se lia avec Pâris du Verney, qui lui fit place dans ses entreprises, et il commença une grande fortune. A la mort de du Verney, en 1770, Beaumarchais présenta au légataire universel de celui-ci une reconnaissance de quinze mille livres, qui était un règlement de comptes fait avec du Verney peu de temps avant sa mort. Le légataire, M. de La Blache, déclara la pièce fausse. L'affaire étant venue au Parlement de Paris, le rapporteur désigné fut un certain Goëzman ; Beaumarchais, pour se le rendre favorable, envoya à Mme Goëzman un rouleau de cent louis et une montre à répétition, plus quinze louis pour le secrétaire du juge. Il perdit tout de même son procès. Mme Goëzman lui rendit les cent louis et la montre, mais prétendit retenir le cadeau du secrétaire. D'où réclamations de Beaumarchais ; d'autre part, Goëzman poursuivit Beaumarchais pour calomnie et tentative de corruption.

La cause de Beaumarchais était si mauvaise qu'il ne trouva point d'avocat pour la défendre ; mais il la porta devant le public par des écrits : un Mémoire à consulter pour Pierre Caron de Beaumarchais, écuyer, conseiller-secrétaire du Roi, et lieutenant général des chasses au bailliage et capitainerie de la Varenne du Louvre, grande Vénerie et Fauconnerie de France, accusé ; un Supplément au Mémoire à consulter... ; une Addition au supplément du Mémoire à consulter... ; un Quatrième Mémoire à consulter pour Pierre-Augustin Caron de Beaumarchais... accusé de corruption de Juge, contre M. Goëzman, Juge accusé de subornation et de faux ; Madame Goëzman, et le sieur Bertrand, accusés ; les sieurs Marin, gazetier, Darnaud-Baculard, conseiller d'Ambassade. Les trois premiers mémoires parurent en 1773, le quatrième en 1774. Aussitôt Beaumarchais, qui n'avait encore écrit que des pièces médiocres, — le Barbier de Séville, son premier succès, est de 1775, — passa écrivain célèbre. L'ancienne magistrature, et tout ce qui tenait à elle, et le parti d'Aiguillon applaudirent à outrance. On fit ce mot : Louis XV a détruit le Parlement ancien ; quinze louis détruiront le nouveau. Il est vrai qu'une puissance se révélait en Beaumarchais par sa verve endiablée, sa plaisanterie mordante, — un peu grossière, — son éloquence un peu déclamatoire, son talent de mettre en scène et de faire parler des personnages de façon à les rendre pleinement ridicules. Beaumarchais fut condamné au blâme, et ses mémoires lacérés et brûlés par l'exécuteur ; mais il fut le héros du jour. Des femmes du monde lui écrivirent des lettres enthousiastes ; on s'inscrivit en foule à sa porte : le prince de Conti le reçut à sa table. Même Louis XV et Mme du Barry s'amusèrent de la façon dont il traitait les Goëzman.

D'Aiguillon fut fortifié par le discrédit des juges de Maupeou. En février 1774, il fit disgracier le ministre de la Guerre, Monteynard, dont il prit le portefeuille ; à la tête de deux ministères, appuyé sur le Contrôleur général et sur le ministre de la Marine qu'il détacha de Maupeou, il parut capable de renverser le Chancelier. Mais Maupeou se défendait. Louis XV, qui se désennuyait à regarder la lutte des deux ministres, permettait les intrigues de d'Aiguillon avec les Parlementaires, mais demeurait attaché au Chancelier qui l'avait vengé des insolences des Parlements. Maupeou serait probablement demeuré vainqueur si le Roi n'était venu à mourir.

 

IV. — LA COUR ; LA MORT DU ROI.

LOUIS XV survivait à trois de ses enfants, Mme Henriette, morte en 1751, Mme Louise-Élisabeth, la duchesse de Parme, morte en 1759, le Dauphin, mort en 1765 ; à sa belle-fille, la Dauphine, morte en 1767, et à la Reine, morte en 1768.

La succession au trône était assurée par les trois petits-fils du Roi, Louis le Dauphin, Louis-Xavier, comte de Provence, Charles, comte d'Artois. Le Dauphin s'annonçait honnête, simple, fruste, sans grâce aucune, médiocre en tout si ce n'est en sa passion pour la chasse. La Dauphine Marie-Antoinette aurait bien voulu vivre une vie insouciante et gaie, un peu à la façon de la duchesse de Bourgogne jadis ; mais elle était mal à l'aise dans cette Cour, où se trouvaient des personnes cérémonieuses. Elle n'aimait pas son mari, ce pauvre homme, comme elle l'appela un jour. Elle était gênée dans ses relations avec le Roi, si bon qu'il se montrât pour elle, par la répugnance et le dédain qu'elle ressentait pour Mme du Barry. Enfin sa mère, l'impératrice Marie-Thérèse, lui donnait, il est vrai. de sages avis, mais trop souvent la grondait ou la faisait gronder par l'ambassadeur Mercy, la tracassait, et, en exigeant d'elle qu'elle servit en toute chose la politique de la Cour de Vienne, risquait de compromettre ainsi l'Autrichienne. D'ailleurs, la Dauphine était frivole, capricieuse, et, se plaisait aux coteries. Le comte de Provence et le comte d'Artois avaient épousé deux sœurs, filles du roi de Sardaigne, médiocres de toutes façons, et jalouses de la brillante Dauphine. Le comte de Provence était intelligent, rusé, hypocrite ; le comte d'Artois, espiègle, frivole, aimable, plaisait à la Dauphine.

La famille royale vivait comme à l'écart, ou tout au moins au second plan ; au premier, brillait auprès du Roi Mme du Barry. Elle menait grand train de vie. Le banquier de la Cour, Beaujon, lui remettait 300.000 livres par mois. Elle avait une grande livrée, écarlate et or, une petite livrée, chamois et argent, des cochers, piqueurs, postillons et palefreniers, des maures d'hôtel, cuisiniers, valets de garde-robe, suisses et jardiniers. Ses piqueurs achetaient ses chevaux à Londres. Le peintre Vallée décorait ses carrosses et ses chaises de scènes galantes ou pastorales. Elle occupait au Château un appartement dans l'aile de la chapelle, et logeait ses gens et ses équipages dans un hôtel de la rue de l'Orangerie. Le Roi lui avait donné Louveciennes, domaine de la Couronne, à deux pas de Marly ; là, sur les plans de l'architecte Ledoux, elle avait fait construire un pavillon dont le vestibule, qui servait de salle à manger, était une merveille. Les murs étaient revêtus de marbre gris, coupés de pilastres corinthiens à chapiteaux de bronze doré ; entre les chapiteaux, des amours et des écussons aux armes du Roi et de la favorite formaient bas-reliefs ; des statues de marbre, sculptées par Pajou, Lecomte et Moineau, portaient des flambeaux de bronze ; Boucher avait peint le plafond, Gouthière ciselé les bronzes. Moreau le Jeune, dans une aquarelle, a représenté un souper de féerie dans cette salle à manger. Mme du Barry acheta en outre à Versailles, avenue de Paris, une villa italienne qu'elle projetait d'abattre pour construire à la place un grand hôtel où elle aurait transporté toute sa maison.

Lanoix fut son ébéniste, Guichard son sculpteur, Rœttiers son ciseleur d'argenterie, Cagny son doreur. Elle aimait les meubles en bois blanc satiné, Ornés de tableaux de porcelaine, les meubles garnis de bronze doré, les commodes plaquées en ébène, les étagères de laque, les étoffes riches, les bibelots rares, les ivoires, les biscuits de Sèvres, les miniatures et les camées.

Chaque matin, à sa toilette, défilaient les fournisseurs, des joaillers comme Bœhmer, Boüen, Demay et Straz, les couturières Singlay et Pagelle, dos marchands d'étoffes, des marchands de dentelles de Valenciennes et de Venise, les coiffeurs Nokelle et Berline, le parfumeur Vigie'. Elle faisait la mode à Paris et dans toute l'Europe.

Des artistes s'inspiraient de sa beauté. Drouais la peignait en robe de Cour et en travestis allégoriques ; des copies de la favorite en Flore coururent le monde. Pajou la représentait en terre cuite et en marbre ; une manufacture du faubourg du Temple donnait d'elle, d'après cet artiste, un buste en porcelaine. Des gens de lettres la célébraient et quêtaient sa bienveillance. L'abbé de Voisenon rimait en son honneur des couplets ; Cailhava composait pour elle une comédie-ballet. Elle fit obtenir à Marmontel le titre d'historiographe, et détermina le Roi à agréer d'Alembert comme secrétaire perpétuel de l'Académie française. Delille et Suard lui demandaient d'intervenir auprès du Roi pour qu'il ne s'opposât pas à leur admission dans cette compagnie. C'était un honneur que de lire des manuscrits chez elle ; l'abbé Delille lui récita sa traduction du quatrième chant de l'Énéide ; il fut un de ses poètes favoris. Voltaire espéra un moment obtenir du Roi, par l'intermédiaire de la comtesse, la permission de revenir à Paris, qu'il désirait fort. Elle fut aimable pour ce vieux philosophe, ce grand distributeur d'injures et d'éloges. Elle lui fit dire un jour qu'elle lui envoyait deux bons baisers. Il remercia :

Quoi ! deux baisers sur la fin de ma vie !

Quel passeport vous daignez m'envoyer !

Deux, c'est trop d'un, adorable Égérie,

Je serais mort de plaisir au premier.

Puis, après avoir avoué qu'il avait rendu deux baisers à un portrait de la dame :

Vous ne pouvez empêcher cet hommage,

Faible tribut de quiconque a des yeux ;

C'est aux mortels d'admirer votre image ;

L'original était fait pour les Dieux !

La Cour, que les deuils avaient attristée, redevint, grâce à Mme du Barry, joyeuse comme au milieu du siècle. Les mariages du Dauphin, du comte de Provence et du comte d'Artois furent l'occasion de fêtes que la comtesse organisa en partie. Elle prit la direction du théâtre de la Cour ; elle faisait représenter de préférence des opéras-comiques, genre qui plaisait à Louis XV. En 1771 Grétry et Marmontel lui dédiaient une comédie-ballet. Zémire et Azur, qui fut jouée à Fontainebleau. Elle écartait les pièces ennuyeuses, ne voulant, disait-elle, ennuyer personne. Elle fit venir à Fontainebleau le chanteur Larrivée, le danseur Vestris : à Versailles, en 1773, Mlle Raucourt, de la Comédie-Française, à qui elle donna un costume de théâtre du prix de 6 600 livres.

Les réceptions se multipliaient chez Mme du Barry et ses amis. Ce n'était que dîners d'apparat, grands soupers, bals masqués, divertissements de toutes façons. En février 1773, les courtisans admirèrent chez la comtesse, dans sa villa de l'avenue de Paris, une allégorie de Voisenon et Favart, le Réveil des Muses, des Talents et des Arts, suite de scènes, de danses et de couplets, où jouèrent Raucourt et Préville, de la Comédie-Française, et d'Auberval de l'Opéra. Les Gazettes et les Correspondances en parlèrent tout un mois.

Mme du Barry avait un grand parti à la Cour. Aux amis de la première heure, à Richelieu, Soubise, d'Aiguillon, Maupeou, Terray, au comte de La Marche, elle joignait le duc de Cossé, le baron de Montmorency, et bien d'autres, tous ceux à peu près qui avaient quelque grâce à solliciter. Parmi les dames de la Cour, les premières qui se rallièrent à la favorite furent la maréchale de Mirepoix, qui avait des dettes à payer, la marquise de l'Hôpital, maîtresse de Soubise, la princesse de Talmont, Mme de Montmorency, les duchesses d'Aiguillon, mère et femme du ministre ; puis ce furent la duchesse de Valentinois qui, par l'intervention de Mme du Barry, devint dame d'atours de la comtesse de Provence, la duchesse de Mazarin, d'autres encore. Mme du Barry s'était fait ce cortège de grandes dames, par la réserve qu'elle gardait avec elles et le respect qu'elle leur témoignait.

Mme du Barry n'a pas, comme Mme de Pompadour, souhaité d'être un personnage politique, mais elle a été amenée à le devenir. Anti-choiseuliste, puisque Choiseul s'était déclaré son ennemi, elle fut l'amie des adversaires du duc. Comme le Roi, elle détestait les Parlements. Elle s'est occupée de politique étrangère, parce que l'Europe lui a fait des avances. Le 28 juillet 1771, deux mois après l'élévation de d'Aiguillon au secrétariat d'État des Affaires étrangères, dans un souper donné à Compiègne par Mine de Valentinois, la comtesse fut l'objet des attentions du Nonce. Les ambassadeurs d'Angleterre, de Venise, de Hollande et de Suède lui faisaient visite ; Mercy-Argenteau, qui d'abord s'était tenu à l'écart, se montre fort aimable pour elle, espérant tirer parti de cette femme. Le roi de Suède lui témoigne une vive amitié, qui semble avoir été sincère.

Mme du Barry fait donc figure de reine. Si elle est maltraitée par les pamphlets, elle a pour elle l'adulation des courtisans, du monde officiel, des gens de lettres, de ceux qui vivent du luxe et des fêtes de Cour. Elle a partout des succès de beauté ; au camp de Compiègne, en 1769, les officiers n'ont de regards que pour elle. Même le populaire sur les routes de Choisy ou de Compiègne admire son visage et son air. Dans certaines fêtes où la famille royale n'assiste pas, comme en septembre 1772, à l'inauguration du pont de Neuilly, elle est traitée en souveraine. En 1773, la ville de Bordeaux lance un navire qui s'appelle La comtesse du Barry.

Elle faillit devenir reine de France. Après la mort de la Reine, les enfants de France désirèrent que le Roi se mariât, espérant faire cesser par ce moyen le scandale de ses amours illégitimes. Il fut question d'un mariage avec une archiduchesse, mais le projet n'aboutit pas ; alors on parla, à la fin de 1772, d'un mariage avec Mme du Barry. La chose plaisait à Maupeou et à d'Aiguillon, même à Mme Louise, entrée au Carmel, l'année d'avant, qui craignait pour son père l'impénitence finale et la damnation. Mais il fallait obtenir en Cour de Rome l'annulation du mariage de Guillaume du Barry ; la négociation aurait pour le moins duré longtemps ; on ne l'entama point. La famille royale continua de bouder la maîtresse ; pourtant le duc d'Orléans et le prince de Conti obtinrent des grâces par l'intermédiaire de Mme du Barry. On a vu que la Dauphine condescendit à lui parler. Un jour, elle dit, en la regardant : Il y a bien du monde aujourd'hui à Versailles, et, un autre jour : Il fait mauvais temps, on ne pourra pas se promener dans la journée. Même le Dauphin assista à des soupers que la comtesse présidait.

Le Roi adorait sa maîtresse, jeune, fraiche, amusante à son perpétuel ennui, ni tracassière, ni ambitieuse. Il la défendait contre les cabales et lui épargnait autant qu'il pouvait les dédains de sa famille. Il réclamait de tous des égards pour les personnes qu'il affectionnait comme il disait sans la nommer. Cependant, à mesure qu'il vieillissait, la peur de la damnation se faisait plus présente. Chaque année, le moment de Pâques était critique pour la favorite : qui serait le plus fort, de la religion ou de la chair ? Les Pâques de 1774 passèrent sans que le Roi communiât, bien que, le jeudi saint, l'abbé de Beauvais, prêchant devant la Cour, eût fait une terrible citation du prophète : Encore quarante jours, et Ninive sera détruite. Mais la fortune de la favorite dépendait d'un trouble de conscience du maître, en un moment où le péril du corps lui ferait mieux sentir le péril de l'âme.

Or, le mercredi 27 avril 1774, le Roi étant à Trianon, prêt à monter à cheval pour aller à la chasse, se sentit mal à l'aise ; il suivit les chasseurs dans sa calèche, et, le soir, assista au souper. La nuit, il fut pris de fièvre. Le lendemain, il retourna à Versailles, fut saigné deux fois, le 29, il s'alita. Les médecins annoncèrent d'abord un érésipèle ; mais, quand on sut qu'ils avaient ordonné d'éloigner le Dauphin et la Dauphine, on devina la nature de la maladie. De la fièvre, des maux de tête, des vomissements, des douleurs d'entrailles, dénoncèrent la petite vérole. A la chapelle du Château commencèrent les prières des quarante heures. Mesdames et la favorite se succédaient auprès du lit du Roi ; Mesdames et la Dauphine demandaient qu'on le préparât à recevoir les derniers sacrements ; mais il eût fallu d'abord congédier Mme du Barry. Aussi d'Aiguillon déclara-t-il que les sacrements, fort bons pour l'âme, couraient risque de tuer le malade. Comme on parlait de faire venir de Saint-Denis Madame Louise, il invitait le Nonce à refuser à la carmélite l'autorisation de sortir de son couvent. Il fallut pourtant en arriver à l'extrémité si redoutée. Dans la nuit du 3 au 4 mai, Louis XV, qui voulait évitera sa maîtresse l'affront fait jadis à Mme de Châteauroux, lui dit : Madame, j'ai la petite vérole. D'ici vingt-quatre heures, je puis être administré. Il faut prévenir l'aventure de Metz, et il est nécessaire que vous vous éloigniez. Elle se retira à Rueil chez Mme d'Aiguillon.

Le 7 mai, comme son état s'aggravait, le Roi demanda son confesseur ordinaire, l'abbé Maudoux, et se confessa. Le cardinal de La Roche-Aymon lui apporta le viatique, en grande pompe, et lui dit : Voici le Roi des Rois, le consolateur des souverains et des peuples. Le Roi murmura quelques mots au cardinal qui se retourna vers les assistants, et déclara : Messieurs, le Roi m'ordonne de vous dire que, s'il a causé du scandale à ses peuples, il leur en demande pardon.

Le 9 mai, le malade voulut recevoir l'extrême-onction ; le lendemain, après une douloureuse agonie, il mourut, à trois heures de l'après-midi. Il était devenu méconnaissable ; ses traits s'étaient déformés et grossis : son visage s'était couvert de croûtes ; il exhalait une odeur infecte : on tenait constamment les fenêtres ouvertes.

Durant le temps qu'il mit à mourir, personne, écrit Besenval, ne témoigna le moindre intérêt pour lui, tellement il était perdu dans l'opinion générale. Bien qu'on eût ordonné d'exposer le Saint-Sacrement dans les églises, et, à Saint-Étienne-du-Mont, la clisse de Sainte-Geneviève, les fidèles s'abstinrent de prier pour le salut du Roi. Au lieu de 6.000 messes qu'on avait célébrées en 1744, c'est il peine si l'on en compta trois en 1774. Le curé de Saint-Étienne-du-Mont déplora, en chaire, l'indifférence des Parisiens.

Le 12 mai, vers sept heures du soir, le corps fut mis dans un carrosse qu'escortèrent des gardes du corps et des gens de livrée ; le grand aumônier venait ensuite en voiture ; quelques récollets, avec le clergé des paroisses Saint-Louis et Notre-Dame de Versailles, suivaient à pied. A la place d'Armes, le cortège se disloqua. Les gardes et quelques domestiques allèrent seuls jusqu'à Saint-Denis. Pendant le voyage nocturne, des plaisants, par allusion aux deux principales passions du défunt, la chasse et l'amour, saluèrent le convoi des cris : Taïaut ! Taïaut ! et : Voilà le plaisir des dames ! Voilà le plaisir !

 

FIN DU VOLUME VIII-2

 

 

 



[1] SOURCES. Rapports des agents diplomatiques étrangers, Augeard, Besenval, Bernis, Grimm (t. VIII et XI). Hardy (t. I et II), Moreau (t. I), Mémoires secrets de la République des lettres (Add. V, XIX, XXI, XXIV), Moreau (t. I), Isambert, Anciennes lois française (t. XXII), déjà cités. Journal de nouvelles du marquis d'Albertas (B. N., mss. fr. n. a. 4389 et suiv.). Papiers d'Eprémesnil. Papiers de Fitz-James (B. N., mss. fr. 6828-6834). Miromesnil, Etat de la magistrature (B. N.. mss. fr. 10986). Regnault, Histoire des événements arrivés en France depuis le mois de septembre 1770 (B. N., mss. fr. 13735). Soulavie, Mémoires du ministère du duc d'Aiguillon, pair de France (rédigés par le comte de Mirabeau), Paris, 1790 et 1792, 3e édit. Du même, Histoire de la décadence de la monarchie française, Paris, 1803, 3 vol. et atlas.

OUVRAGES A CONSULTER. Flammermont (Maupeou), Floquet (t. VI), Jobez (t. VI), de Nolhac (Marie-Antoinette dauphine), Rocquain, déjà cités. Les ouvrages sur madame du Barry indiqués plus haut au chapitre précédent.

[2] Bien que ce fût un principe établi par les ordonnances de ne prononcer de confiscation d'offices qu'après forfaiture jugée, l'arrêt du Conseil de janvier 1771, confisqua ceux du Parlement de Paris et les déclara vacants. Mais les réclamations furent vives contre cette violation du droit de propriété, et Maupeou se déjugea : un édit d'avril 1771, dont il sera parlé, accorda aux anciens officiers du Parlement un délai de six mois, qui fut prolongé par la suite, pour faire liquider leurs offices, avec intérêt de 5 p. 100 de leur finance jusqu'à la liquidation.

[3] Le Grand Conseil devenant Parlement, conserva une partie de ses attributions antérieures ; le reste fut transféré partie au Conseil privé, partie au tribunal des maîtres des requêtes de l'hôtel.

[4] En cas de vacance, la Cour devait désigner trois candidats au choix du Roi.

[5] Bien qu'officiellement supprimés, les Jésuites continuèrent à être employés aux missions dans les provinces, et même un des leurs, le P. Lourant, prêcha l'Avent de 1774 à Versailles.

[6] SOURCES. Rapports des agents diplomatiques étrangers. Campan (t. I), Georgel (t. I). Correspondance inédite de Louis XV (Boutaric, t. I et II). Correspondance de Mercy (t. I). Recueil des Instructions aux ambassadeurs (Autriche ; Pologne), Moufte d'Angerville (t. IV), Talleyrand (t. I et IV), déjà cités. Favier, Conjectures raisonnées, 1773 (dans Boutaric, t. II). Saint-Priest (Mémoire du Conseil du Roi, du 18 mai 1763). Rayneval (Mémoire cité par Sorel, L'Europe et la Révolution, t. I, p. 293). Campan (Mme), Mémoires sur la vie privée de Marie-Antoinette, reine de France, Paris, 1823, 2 vol., t. I. Brieftsechsel zwischen Heinrich Prinz v. Preussen und Katharina II v. Russland, p. p. Krauel, Berlin, 1903.

OUVRAGES A CONSULTER. Arneth (Geschichte Maria Theresia’s, t. VIII). Bonneville de Marsangy (Le Chevalier de Vergennes, et Le comte de Vergennes et son ambassade en Suède), de Broglie (Le secret du Roi), Flammermont (Maupeou), Green (t. II), Jobez (t. VI), Nolhac (Marie-Antoinette Dauphine), Rocquain et Vatel, déjà cités. Geffroy, Gustave III et la cour de France, Paris, 1887,2 vol. Rousseau (François), Règne de Charles III d'Espagne (1759-1788), 2 vol. Sorel, L'Europe et la Révolution française, Paris, 1885-1904, 8 vol., t. I. Du même : La question d'Orient au XVIIIe siècle, Paris, 1889. Pulaski (Kazimierz), Zdziejow konfederacyi Barskiej. Teki Teodora Wessla, podskarbiego, Lwow, 1905. Luninski (Ernest), Ksiezna Tarakanowa a konfederaci Barscy, Lwow, 1907. Lehtonen, Die Polnischen Provinzen Ruselands unter Katherina II in den Jahren 1172-1782, traduit du finnois par Gustav Schmidt, Berlin, 19O7.

[7] SOURCES. Moufle d'Angerville (t. IV), Rapports des agents diplomatiques étrangers. Augeard, Besenval (t. I), des Cars (t. I), Grimm (t. X). Hardy (t. II). Correspondance de Mercy (t. I et II), Moreau (t. I), Regnault (t. I et II), Sénac, déjà cités. Terray, Mémoires (rédigés par Coquereau), Londres. 1776, 2 vol.

OUVRAGES A CONSULTER. Biollay, Boissonnade (Le socialisme d'Etat), Bord, Afanassiev, Clamageran (t. III), Bonneville de Marsangy, Flammermont (Maupeou), Clément (Portraits historiques), de Goncourt (La du Barry), Saint-André (Mme du Barry) Jobez (t. VI), de Nolhac (Marie-Antoinette Dauphine), Rocquain, Sorel, déjà cités. De Monthyon, Particularités et observations sur les ministres des finances de France les plus célèbres depuis 1660 jusqu'en 1791 (d'abbé Terrai), Paris, 1812. Dumon (F.), La généralité de Tours au XVIIIe siècle,  Administration de l'intendant du Cluzel (1766-1783), Paris, 1894. Loménie (de), Beaumarchais et son temps, Paris, 1873, 2 vol. Lintilhac, Beaumarchais, Paris, 1897. Hallays, Beaumarchais, dans la collection Les grands écrivains français, Paris, 1897.

[8] L'inquiétude était fondée, car malgré des remboursements effectués par Turgot et Necker, en 1781 il était encore dû 80 millions sur les 200 que Terray s'était abstenu de payer.

[9] Le second vingtième avait été prorogé jusqu'en 1772 ; en 1771, il le fut jusqu'en 1781.