HISTOIRE DE FRANCE

 

LIVRE III. — L'ÉPOQUE DE MADAME DE POMPADOUR, DE MACHAULT ET DU DUC DE CHOISEUL.

CHAPITRE IV. — LA « DESTRUCTION » DES JÉSUITES ; LA PERSÉCUTION DES PROTESTANTS ; LES AFFAIRES CALAS, SIRVEN, LA BARRE.

 

 

I. — LA DESTRUCTION DES JÉSUITES ; LA RÉFORME DES COLLÈGES[1].

AU moment où la propagande philosophique battait son plein, des épisodes, simultanés ou successifs, se produisirent qui mirent aux prises les opinions et les passions contradictoires entre lesquelles le pays était partagé, et prirent l'importance d'événements historiques. Un des plus considérables, l'expulsion des Jésuites, eut pour cause un accident arrivé à un membre de la compagnie.

Le Père La Valette était parti pour les Antilles, en 1741, comme missionnaire ; pour éteindre les dettes contractées par la maison de l'Ordre à Saint-Pierre de la Martinique, et, sans doute aussi, obéissant à une vocation naturelle, il se mit à faire de l'agriculture et du commerce. Encouragé par le succès, il étendit ses opérations ; mais une épidémie enleva bon nombre des nègres qu'il employait à des défrichements, et, en 1755, il eut beaucoup à souffrir des captures de vaisseaux faites par les Anglais. Bref, il fut ruiné. Une maison de Marseille, la maison Gouffre et Lioncy, sa créancière pour 1.500.000 livres, fut entraînée dans sa perte, déposa son bilan en 1756, et attaqua, devant la juridiction consulaire, non les Jésuites de La Martinique, mais ceux de France, comme solidairement responsables. Elle gagna son procès. Les Pères en appelèrent au Parlement de Paris ; c'était une grande imprudence ; tout le Parlement n'était pas janséniste, mais les Jansénistes y donnaient le ton. Il y avait d'ailleurs accord préétabli entre le Jansénisme et le Parlement qui, avant qu'on parlât de Jansénius, détestait dans les Jésuites l'ultramontanisme. Puis les magistrats étaient ravis de montrer leur puissance, en engageant cette lutte sans l'agrément ou même contre l'agrément du Roi, et de recevoir l'applaudissement du public. Leurs traditions, leur esprit de corps, leurs opinions, leurs croyances, leur intérêt se rencontraient dans cette affaire.

Le 8 mai 1761, sur les conclusions de l'Avocat général Le Pelletier de Saint-Fargeau, le Parlement condamna les Jésuites : ils devaient rembourser ses créances à la maison Gouffre et Lioncy et lui verser, à titre de dommages-intérêts, 50.000 livres ; défense leur était faite de se mêler à l'avenir d'aucun genre de trafic. Au Palais, la foule accueillit le prononcé du jugement avec des cris d'enthousiasme ; les Jésuites présents furent couverts de huées, et le Premier Président et l'Avocat général portés en triomphe. Des inconnus s'embrassaient, comme si la France eût remporté une grande victoire.

Ce ne fut là qu'une entrée de jeu. Bien que le passif de La Valette ne s'élevât qu'à deux millions, le Parlement rendit contre l'Ordre un arrêt de saisie. Tous les créanciers des Jésuites firent aussitôt valoir leurs droits ; le chiffre des créances montant à cinq millions, l'Ordre parut insolvable.

Au cours du procès, le 17 avril, un conseiller de la Grand'Chambre, ardent janséniste, ambitieux de bruit et de renommée, ayant des liaisons à la Cour et avec l'Encyclopédie, l'abbé de Chauvelin, en sa qualité de chrétien, de citoyen, et de magistrat, avait dénoncé aux Chambres assemblées les statuts et constitutions de la Société de Jésus comme contenant des choses très singulières sur l'ordre public, et il en avait réclamé l'examen. La Cour avait ordonné qu'il en fût déposé, sous trois jours, tin exemplaire au greffe ; les Jésuites avaient obéi. Leur procès avec la maison Lioncy terminé, le Roi exigea du Parlement qu'il lui remit les statuts et constitutions ; il voulait, disait-il, les faire examiner par son Conseil, et comptait que son Parlement ne statuerait pas à leur sujet. Les magistrats remirent au Roi un exemplaire des statuts, et, comme ils en avaient un autre, ils continuèrent de faire informer par les Gens du Roi.

Au début de juillet, l'Avocat général Omer Joly de Fleury présenta et commenta en plusieurs séances les Constitutions, et démontra que, d'après ces textes, le Général de l'Ordre était au-dessus des conciles, des papes, des évêques, des rois et de la justice ; nul Jésuite ne pouvait, en matière civile ou criminelle, répondre aux magistrats sans l'autorisation de ce chef ; et la puissance du personnage était d'autant plus redoutable que des hommes de toutes conditions, ecclésiastiques ou laïques, célibataires ou gens mariés, pouvaient s'affilier à l'Ordre et lui apporter le secours de leurs relations dans le monde. Omer Joly de Fleury insista sur le vœu d'obéissance des Jésuites et tira grand parti de ces paroles de saint Ignace :

Laissons-nous surpasser par les autres religieux dans la pratique des jeûnes, des veilles et l'austérité de la vie ; mais soyons plus parfaits que tous pour l'obéissance... Celui qui veut s'offrir entièrement à Dieu, outre sa volonté, doit encore lui sacrifier son esprit, son jugement ; il doit non seulement vouloir ce que le supérieur veut, mais encore penser comme lui.

Sur les conclusions de l'Avocat général, il fut ordonné qu'une commission examinerait les Constitutions. La chose était à ce point prévue que Chauvelin, nommé commissaire, se trouva presque aussitôt prêt à lire le rapport. Il avait eu pour collaborateurs l'abbé Terray, conseiller à la Grand'Chambre comme lui, et L'Averdy, homme intègre et grand travailleur, très influent aux Enquêtes, Janséniste passionné, dont la vie se passait à rédiger des mémoires contre les Jésuites.

Chauvelin exposa qu'un homme qui s'affiliait à l'Ordre cessait par là même d'être sujet du Roi. Il rappela les théories des Jésuites sur le régicide, et l'assassinat de Henri III par Jacques Clément, Paris encouragé par eux à la résistance contre Henri IV, les conspirations où les Jésuites avaient trempé en Angleterre, en Pologne, en Carinthie, en Carniole et à Venise ; il évoqua le souvenir de l'attentat de Damiens et de la tentative d'assassiner le roi de Portugal en 1758 ; il fit allusion aux persécutions coutre les Jansénistes.

Comprenant que cette affaire donnait au Parlement un surcroît d'autorité, le Gouvernement essaya de mettre le holà. Il ordonna aux supérieurs des maisons de Jésuites de remettre au greffe du Conseil tous leurs titres et pièces, et le Roi dit au Premier Président et au Procureur général qu'il entendait que le Parlement suspendit toute décision ; mais, le 6 août Mi, sur la proposition de L'Averdy, furent condamnés au feu vingt-quatre ouvrages écrits par les Jésuites, comme destructifs de la morale chrétienne et attentatoires à la sûreté des citoyens, même des rois ; il fut enjoint à tous étudiants, séminaristes ou novices, installés dans les collèges, pensions ou séminaires de la Société, d'en sortir avant le ter octobre. Tout contrevenant serait exclu de tout grade universitaire, de tout office public, de toute charge municipale.

Louis XV aurait dû prendre un parti net : ou laisser faire le Parlement, ou casser les arrêts. Choiseul lui proposait cette alternative, car plus le gouvernement, disait-il, hésiterait, plus les magistrats s'engageraient à fond. Louis XV parut d'abord vouloir procéder par rigueur ; mais le Chancelier de Lamoignon l'amena à tergiverser, par crainte de voir le Parlement repousser une émission de rentes viagères. Sans improuver les arrêts, le Roi, par lettres patentes du 29 août 1761, ordonna de surseoir un an à l'exécution ; mais les juges, en enregistrant les lettres patentes, le 7 septembre, se permirent de raccourcir ce délai et fixèrent au 1er avril 1762 la fermeture des collèges.

Entre temps, les Jésuites protestaient de leur fidélité à la Couronne, et le haut clergé prenait parti pour eux. Quarante-cinq évêques déclaraient qu'on ne pouvait rien leur reprocher, ni sur la conduite, ni sur les doctrines. Le seul évêque de Soissons, Fitz-James, déclara la Société inutile et dangereuse ; encore était-il le protecteur de l'Oratoire, ordre rival des Jésuites.

Choiseul envoya à Rome le cardinal de Rochechouart, pour faire comprendre au Général que son autorité était incompatible avec les lois du royaume, et lui demander de nommer un vicaire qui résidât en France ; il voulait une réponse immédiate. La transaction qu'il proposait fut repoussée. Alors le Roi essaya de sauver les Jésuites par un moyen-terme. Dans une Déclaration du 9 mars 1762, il ordonna qu'aucun ordre du Général ne serait exécutoire sans être revêtu de lettres d'attache registrées, et que les Jésuites enseigneraient les quatre propositions de 1682, moyennant quoi il annulait les procédures déjà faites contre eux. Il espérait que le Parlement accepterait la Déclaration ; mais le Parlement nomma des commissaires pour l'examiner, ne les pressa pas de lui rendre compte, poursuivit ses procédures et gagna ainsi le 1er avril 1762.

Alors l'arrêt ordonnant la fermeture des établissements des Jésuites fut exécuté dans tout le ressort. Puis un arrêt du 6 août 1762 supprima la société elle-même. Ses biens furent mis sous séquestre et les Pères dispersés ; défense fut faite à ceux-ci de porter l'habit de l'Ordre et d'entretenir aucune correspondance à l'étranger. Pour acquérir des grades universitaires, posséder des bénéfices et remplir des offices publics, les écoliers sortis des collèges de Jésuites devront prêter serment de fidélité au Roi et jurer le respect des quatre articles de 1682. Les Pères seront incapables d'exercer aucune fonction ecclésiastique s'ils ne prêtent pas ce serment.

Le Parlement a résumé, dans l'arrêt du 6 août, les raisons de la condamnation des Jésuites. Il y avait eu, dit-il, abus relativement à la doctrine morale et pratique constamment et persévéramment enseignée. La dite doctrine était déclarée

perverse, destructive de tout principe de religion et même de probité, injurieuse à la morale chrétienne, pernicieuse à la société civile, séditieuse, attentatoire aux droits et à la nature de la puissance royale. à la sûreté même de la personne sacrée des souverains, et à l'obéissance des sujets, propre à exciter les plus grands troubles dans les États, à former et à entretenir la plus profonde corruption dans le cœur des hommes.

Les rédacteurs de l'arrêt avaient fait, dans les considérants, de nombreux emprunts aux Extraits, parus en 1762, des assertions dangereuses et pernicieuses en tous genres que les soi-disant Jésuites ont dans tous les temps et persévéramment soutenues, enseignées et publiées dans leurs livres, avec l'approbation de leurs supérieurs et généraux. Cette compilation avait été composée par les jansénistes Goujet, Minard, Roussel de La Tour et le président Rolland d'Erceville, qui fut le bailleur de fonds. On y avait rassemblé, en mettant en regard des textes latins une traduction française, tout ce que des Pères avaient écrit de contraire à l'autorité des Rois, tout ce qu'il y avait d'immoral ou de risible chez leurs auteurs les plus vieillis. Le catéchisme du Père Pomey leur avait fourni, sur les joies du Paradis, des détails bizarres, dont les incrédules faisaient gorge chaude.

En 1763, un auteur anonyme publia une Réponse aux Extraits des Assertions, où il releva sept cent cinquante-huit falsifications, altérations de textes, ou fautes de traduction ; mais la masse des lecteurs ne se préoccupa point de critique et accepta les Extraits comme indiscutables.

Le Parlement de Toulouse demanda un exemplaire des Extraits au Parlement de Paris le 5 mai 4762 ; le 22, il le reçut ; le 19 juin, il condamna les maximes pernicieuses qui s'y trouvaient, et les fit, imprimer pour les répandre dans tout son ressort. Le seul rapprochement des dates montre que les Toulousains furent dans l'impossibilité d'examiner attentivement les textes ; ils jugèrent sur la foi des confrères de Paris, qui s'en étaient eux-mêmes rapportés, sans plus de critique, aux compilateurs.

Parmi les Parlements et Conseils souverains, ceux de Flandre et de Franche-Comté, d'Alsace et d'Artois furent seuls à ne pas vouloir poursuivre les Jésuites. En procédant contre la Société, d'autres acquirent de la célébrité, ceux de Bretagne et de Provence, par exemple. Le Procureur général au Parlement de Rennes, La Chalotais, fut applaudi par les Philosophes pour avoir soutenu, dans ses Comptes rendus des Constitutions des Jésuites[2], que tout établissement religieux doit avoir pour but l'utilité du genre humain, et montré que la Compagnie ne se conformait pas à cette règle. Il humilia les Constitutions par la comparaison qu'il en fit avec les principes de la loi naturelle. Il reprit les arguments présentés au Parlement de Paris et insista sur le fait que les Jésuites n'admettent pas l'indépendance absolue du Roi dans le temporel, et n'ont pas abandonné la doctrine du régicide. De l'indépendance du Roi, disait-il, ils font depuis un siècle, une question d'école sur laquelle se peut soutenir le pour et le contre ; ce qui est être criminels d'État, mériter les peines dues aux séditieux, aux perturbateurs du repos public aux rebelles. Quant au régicide, les Jésuites, il est vrai, ne l'enseignent pas en France, mais ils tiennent à un corps et à un régime qui en a soutenu et en soutient la doctrine. S'ils n'enseignent pas le crime, ils établissent comme indubitables des principes qui y conduisent ; ils en font disparaître l'atrocité par des distinctions, et, dans l'occasion, laissent le fanatisme tirer les conséquences.

En Provence, l'affaire donna lieu à de singuliers épisodes où apparut, la violence des passions parlementaires. Le Parlement d'Aix, en enjoignant aux Jésuites, le 5 juin 1762, de produire leurs Constitutions, avait prononcé la confiscation de leurs biens, c'est-à-dire préjugé son jugement définitif. Le président d'Éguilles protesta contre cet acte de prévarication. Après qu'il eut prononcé la suppression de l'Ordre, le 28 janvier 1763, le Parlement bannit d'Éguilles du royaume à perpétuité, malgré que des lettres du Roi eussent ordonné de surseoir aux poursuites engagées contre lui. D'autres Parlementaires, réputés convaincus de machinations contre l'autorité, l'honneur et la sûreté de la magistrature, furent pour quinze ans interdits de leurs fonctions et dépossédés de leurs charges.

Le Parlement de Rouen condamna les Jésuites, le 12 février 1762 ; celui de Rennes, le 27 mai ; le Conseil souverain du Roussillon, le 12 juin ; le Parlement de Bordeaux, le 18 août ; celui de Metz, le 1er octobre ; celui de Grenoble, au mois de janvier 1763 ; celui de Toulouse, le 26 février ; celui de Pau, le 13 avril 1764.

Le Roi ne crut pas pouvoir résister à la magistrature que soutenait l'opinion générale. En février 1763 fut réglée la procédure à suivre pour vendre les biens des Jésuites ; les revenus des bénéfices unis à leurs maisons furent attribués au Bureau des économats, par lesquels le clergé subvenait à des œuvres d'assistance et d'enseignement. Le Parlement de Paris, le 22 février 1764, voulut exiger des Pères qu'ils reconnussent pour impies les doctrines contenues dans les Extraits des Assertions ; comme ils refusèrent, il les condamna, le 9 mars, à quitter la France. Ce fut pour atténuer la rigueur de cet arrêt que le Roi rendit l'édit de novembre 1764 :

Voulons et nous plaît qu'à l'avenir la Société des Jésuites n'ait plus lieu dans notre royaume, pays, terres et seigneuries de notre obéissance ; permettant néanmoins à ceux qui étaient dans la dite société de vivre en particuliers dans nos États, sous l'autorité spirituelle des ordinaires des lieux, en se conformant aux lois de notre royaume et se comportant en toutes choses comme nos bons et fidèles sujets. Voulons en outre que toutes procédures criminelles qui auraient été commencées à l'occasion de l'institut et Société des Jésuites, soit relativement à des ouvrages imprimés ou autrement, contre quelques personnes que ce soit, et de quelque état, qualité et condition qu'elles puissent être, circonstances et dépendances, soient et demeurent éteintes et assoupies, imposant silence à cet effet à notre Procureur général.

Cependant les Jésuites se défendaient, et ils étaient défendus par des amis en de nombreux écrits, tels que la Lettre écrite au Roi par l'évêque D. P. sur l'affaire des Jésuites, la brochure intitulée Mes doutes sur les Jésuites, les Mémoires présentés au Roi par deux magistrats du parlement d'Aix contre des arrêts et arrêtés de leur compagnie, l'Appel à la raison, le Nouvel Appel à la raison des écrits et libelles publiés par la passion contre les Jésuites de France, la Lettre pastorale de M. l'Évêque de Lavaur au sujet d'un volume in-4° ayant pour titre : Extraits des assertions pernicieuses et dangereuses, etc. la Lettre d'un homme de province à un ami de Paris au sujet d'une nouvelle fourberie des soi-disant Jésuites.

Les Pères arguaient que les griefs cent fois répétés contre eux avaient été par eux cent fois réfutés. Leurs Constitutions qu'on dénonçait, disaient-ils, comme des pièces occultes nouvellement découvertes, étaient connues de tous. On leur reprochait surtout l'obéissance à un général étranger ; mais beaucoup d'autres ordres, à qui l'on n'en faisait pas reproche, avaient donné l'exemple avant eux. Enfin c'était chose inique que de punir toute la Société pour des fautes qu'avaient pu commettre quelques-uns de ses membres.

Mais les Parlements condamnèrent tous les écrits favorables à la Société. La haine du Jésuite devint une mode et une furie. Les salons la prêchaient ; on y parlait de Pascal comme d'un saint ; Joly de Fleury, Monclar, La Chalotais, L'Averdy, Chauvelin, étaient portés aux nues. Des plaisanteries couraient les rues. On comparait Jésus-Christ à un pauvre capitaine réformé qui a perdu sa compagnie. Les camelots de la foire Saint-Ovide, qui se tenait près de la place Vendôme, vendaient une statuette en cire, habillée en Jésuite. avec une coquille d'escargot pour base ; en tirant une ficelle, on faisait rentrer le Jésuite dans sa coquille.

Si le Roi a consenti la destruction des Jésuites, c'est que tout le monde a donné contre eux, Parlementaires, Philosophes, courtisans. L'opinion ne leur était d'ailleurs pas moins hostile à l'étranger, par exemple en Portugal et dans les États bourboniens d'Espagne, de Naples et de Parme, qu'en France. Est-il vrai que Mme de Pompadour ait voulu, en prenant parti contre eux, se venger de l'opposition qu'ils lui firent quand elle prétendit devenir dame d'honneur de la Reine ? et que Choiseul l'ait assistée pour lui plaire, et pour flatter les Philosophes et les Parlements ? Il semble bien que Choiseul et la marquise aient laissé faire les choses, et que tout au plus ils y aient aidé. Le Parlement n'avait pas besoin d'être excité contre des religieux dont il était depuis longtemps l'adversaire et l'ennemi.

Les Philosophes et les Parlementaires avaient ensemble combattu contre l'Ordre. Ceux-ci triomphaient, mais ceux-là s'amusaient aux dépens de leurs alliés, qui se croyaient les grands vainqueurs. D'Alembert, écrivant à Voltaire, disait des Parlements : Ce sont les exécuteurs de la haute justice pour la philosophie, dont ils prennent les ordres, sans le savoir. Dans son écrit Sur la Destruction des Jésuites, d'Alembert leur disait leur fait, par une comparaison entre les Jésuites et les Jansénistes :

Entre ces deux sectes, l'une et l'autre méchantes et pernicieuses, si l'on était forcé de choisir, en leur supposant un même degré de pouvoir, la société qu'on vient d'expulser serait la moins tyrannique. Les Jésuites, gens accommodants, pourvu qu'on ne se déclare pas leur ennemi, permettent assez qu'on pense comme on voudra ; les Jansénistes, sans égards comme sans lumières, veulent qu'on pense comme eux ; s'ils étaient les maîtres, ils exerceraient sur les ouvrages, les esprits, les discours, les mœurs, l'inquisition la plus violente.

A présent que les Jésuites, troupes régulières et disciplinées, étaient détruits, d'Alembert pensait que la philosophie aurait raison de ces cosaques, de ces pandours de jansénistes.

Quant à Voltaire, il raconte, dans une lettre du 25 février 1763, qu'il a procédé chez lui au jugement des Jésuites :

Il y en avait trois chez moi, ces jours passés, avec une nombreuse compagnie. Je m'établis premier président, je leur fis prêter serment de signer les quatre propositions de 1682, de détester la doctrine du régicide, du probabilisme...... d'obéir au Roi plutôt qu'au Pape... après quoi je prononçai : La Cour, sans avoir égard à tous les fatras qu'on vient d'écrire contre vous, et à toutes les sottises que vous avez écrites depuis deux cent cinquante ans, vous déclare innocents de tout ce que les parlements disent contre vous aujourd'hui, et vous déclare coupables de ce qu'ils ne disent pas ; elle vous condamne à être lapidés avec des pierres de Port-Royal. sur le tombeau d'Arnauld.

Mais il ne préférait pas les Jansénistes aux Jésuites ; il voulait que l'on tint entre eux la balance égale. Il ne faut, disait-il, exterminer personne. Si les Jésuites sont des vipères et les Jansénistes des ours, il ne faut pas oublier que l'on peut faire des bouillons de vipères, et que les ours fournissent des manchons. La lutte entre Jansénistes et Jésuites lui paraissait avoir cette utilité que, pendant qu'ils se battaient, les bonnes gens demeuraient tranquilles. Il disait : A présent que les Jésuites étaient détruits, qu'allaient faire les Jansénistes, et leurs amis les Parlementaires ?

Les renards et les loups furent longtemps en guerre ;

Les moutons respiraient. Des bergers diligents

Ont chassé, par arrêt, les renards de nos champs.

Les loups vont désoler la terre ;

Nos bergers semblent, entre nous,

Un peu d'accord avec les loups.

Le premier usage que fit le Parlement de sa victoire fut de mettre la main sur les collèges d'où les Jésuites avaient été expulsés. Les Jésuites avaient une centaine de collèges, dont trente-huit dans le seul ressort du Parlement de Paris. Comme toutes les congrégations à qui les évêques et les villes confiaient des collèges, ils avaient enseigné à peu près sans contrôle. Or, l'occasion se présentait pour la magistrature d'intervenir dans l'administration de ces maisons. Les Parlements, qui jouissaient du droit de déléguer leurs procureurs généraux pour les visiter, se mirent à préparer les plans d'une réforme de l'éducation. De tous côtés, d'ailleurs, des municipalités et, des particuliers leur adressaient des mémoires à ce sujet.

En février 1763, un édit du Roi attribua la direction des collèges à des Bureaux d'administration :

Dans les villes, où il y a Parlement ou Conseil supérieur, le Bureau sera composé de l'Archevêque ou Évêque qui y présidera, de notre Premier Président et notre Procureur Général en la Cour, des deux premiers officiers municipaux, de deux notables choisis par le Bureau et le principal du Collège, et, en cas d'absence de l'Archevêque ou de l'Évêque, il sera remplacé par un ecclésiastique qu'il aura choisi, et qui se placera après le Procureur Général. Dans les autres villes, le premier de la justice royale ou seigneuriale, et celui qui sera chargé du ministère public, auront le droit de séance au Bureau ; et l'ecclésiastique qui remplacera l'Archevêque ou l'Évêque, en cas d'absence, prendra place après celui qui présidera.

Les Bureaux d'administration nommeront les principaux et les professeurs ; ils auront aussi le droit de les révoquer ; ils administreront les biens communs et arrêteront les programmes d'enseignement.

On vit alors se produire un très curieux effort pour réformer la vieille éducation scolaire et l'approprier aux besoins d'une société qui se transformait. Les Philosophes et les Parlementaires s'accordèrent pour la réclamer. Les Philosophes reprochaient aux Jésuites d'être demeurés attachés aux vieilles méthodes, sans tenir compte d'idées et de méthodes nouvelles, que les Jansénistes avaient appliquées dans leurs petites écoles, et les Oratoriens, et même les Universités, dans leurs collèges. Les Pères enseignaient le latin par des grammaires écrites en latin, et l'on parlait latin dans leurs classes. En dépit de Descartes et du cartésianisme, ils enseignaient la scolastique. Aucune place n'avait été faite par eux aux études modernes. Voltaire, dans le Dictionnaire philosophique, au mot ÉDUCATION, prête à un conseiller de Parlement ce jugement sur l'éducation par les Jésuites :

Lorsque j'entrai dans le monde, dit le Conseiller... je ne savais ni si François Ier avait été fait prisonnier à Pavie, ni où est Pavie... Je ne connaissais ni les lois principales, ni les intérêts de ma patrie ; pas un mot de mathématiques, pas un mot de saine philosophie. Je savais du latin et des sottises.

D'Alembert, dans l'Encyclopédie, au mot COLLÈGE, accuse les Jésuites d'avoir produit une nuée de versificateurs latins, et d'employer sept à huit ans à apprendre aux écoliers à parler pour ne rien dire.

Les Parlementaires, de leur côté, ou, pour parler plus exactement, un certain nombre de Parlementaires menèrent une très vive campagne. Dans un Essai d'Éducation nationale ou plan d'études pour la jeunesse, paru en 1763, le Procureur général au Parlement de Bretagne, La Chalotais, reprocha aux Jésuites de dresser leurs élèves par la scolastique aux querelles théologiques, l'opprobre de la religion et de la raison. Dans un Mémoire sur l'éducation publique, paru en 1764, un Avocat général au Parlement de Dijon, Guyton de Morveau, traita les exercices scolastiques d'inepties puériles, qui préparent les jeunes esprits à l'erreur par le délire de l'orgueil.

Ces deux magistrats demandent qu'à l'étude, mise en honneur, de la langue maternelle, la plus nécessaire dans le cours de la vie, s'ajoute celle d'autres langues vivantes. Morveau voudrait qu'on enseignât l'italien, l'anglais et l'allemand dans chaque capitale de province. L'anglais, dit La Chalotais, est devenu nécessaire pour les sciences, et l'allemand pour la guerre. Rolland d'Erceville, président au Parlement de Paris, montre, dans son Plan d'éducation, en 1768, combien la connaissance des langues vivantes est indispensable pour le commerce et les voyages.

Ces écrivains réclament l'introduction dans les études de l'histoire générale, et en particulier de l'histoire moderne :

Je voudrais, dit La Chalotais, qu'on composait, pour l'usage des enfants, des histoires de toute nation, de tout siècle, et surtout des siècles derniers ; que celles-ci fussent plus détaillées, que même on les leur fit lire avant celles des siècles plus reculés.

Le Président Rolland d'Erceville demandait aussi qu'on donnât aux enfants une teinture de la géographie, en commençant par leur faire connaître leur pays, et La Chalotais voulait qu'on introduisit dans l'enseignement géographique les mœurs, les coutumes, l'industrie, l'agriculture et le commerce des différents peuples. Enfin le grand progrès des sciences éveillait l'idée qu'on préparât les enfants à les connaître. En 1769, la municipalité de La Flèche réclame au Parlement de Paris un enseignement de la physique où les expériences démontreront les préceptes. La Chalotais recommandait d'accoutumer les enfants à voir des machines produisant ou facilitant le mouvement, de leur faire remarquer les effets du levier, des roues, des poulies, de la vis, du coin et des balances ; de les instruire de faits astronomiques, de la distance du soleil à la terre, etc.

Pour tous ces enseignements, il fallait un personnel nouveau. La Chalotais, Guyton de Morveau, Rolland répugnaient à le recruter parmi des ecclésiastiques qui, renonçant au monde, ne pouvaient, disaient-ils, avoir des vertus politiques. Ils se défiaient surtout des réguliers, excepté des Oratoriens, qui avaient largement ouvert leurs maisons aux idées modernes[3] ; ils cherchaient des laïques. Guyton de Morveau se persuadait qu'il y avait à Paris assez de gens de lettres inoccupés pour fournir les collèges de professeurs. Mais, somme toute, la proportion des maîtres laïques ne dépassa pas dix sur cent dans les établissements réorganisés. La Chalotais avait prévu qu'il y aurait surtout pénurie pour les enseignements nouveaux, mais il ne s'en était pas inquiété outre mesure :

Je pense, dit-il dans le post-scriptum de son Essai sur l'Éducation, que l'objet des études étant une fois fixé, Sa Majesté pourroit faire composer des livres classiques élémentaires où l'instruction fût faite relativement à l'âge, et à la portée des enfants, depuis six ou sept ans jusqu'à dix-sept ou dix-huit... Un mot de Sa Majesté suffirait. Il y a dans la République des Lettres beaucoup plus de livres qu'il n'en faut pour composer, avant deux ans, tous ceux qui seroient nécessaires ; et il y a, dans les Universités et dans les Académies, plus de gens de lettres qu'il n'en faut pour bien faire ces ouvrages.

La Chalotais pensait qu'avec ces ouvrages tous les maîtres seraient bons ; il suffirait qu'ils sussent bien lire.

L'Université de Paris n'en proposa pas moins au Roi de faire du collège Louis-le-Grand une école destinée à former des professeurs. Le Roi consentit par lettres patentes du 21 novembre 1763. L'Université recueillant l'héritage des Jésuites à Paris, supprima un certain nombre de leurs maisons et en appliqua les revenus à former, à Louis-le-Grand, une pépinière abondante de maîtres.

En attendant le personnel nouveau, il fallut recourir presque partout aux prêtres séculiers, et, par conséquent, demander aux évêques leur collaboration. Les évêques l'accordèrent, prirent même à leur charge bien des dépenses, et, par là, s'assurèrent une grande autorité dans l'administration des collèges. Présidents des bureaux d'administration, ils étaient à peu près les maîtres dans les villes où ne se trouvait pas un parlement : à Montpellier, M. de Malide ; à Lyon, M. de Montazet ; à Pamiers. M. de Verthamon ; à Soissons, M. de Fitz-James ; à Sens, le cardinal de Luynes furent les vrais directeurs de l'enseignement.

Aussi se produisit-il des conflits entre évêques et Parlements. A Angoulême, par exemple, l'évêque de Broglie fut longtemps aux prises avec le Parlement de Paris. Appuyé sur le Bureau et sur le corps de ville, il prétendait expulser les maîtres laïques. Il ne parvint pas à faire nommer professeurs des ecclésiastiques de son choix ; mais, à son instigation, la municipalité refusa toute subvention au collège, qui fut ruiné.

Le clergé séculier fournit de bons maîtres à nombre de maisons. L'abbé Delille, qui devint plus tard professeur au Collège de France, débuta comme maître de classe élémentaire au collège de Beauvais. L'abbé Batteux, qui, lui aussi, enseigna au Collège de France, et fut membre de l'Académie des Inscriptions et de l'Académie française, fut professeur de rhétorique à Reims ; le théologien Bergier devint, en 1767, principal du collège de Besançon ; à Dijon le collège fut illustré par un historien de la Bourgogne, l'abbé Courtépée, par un historien de la Fronde, l'abbé Mailly, et par un polémiste adversaire de Voltaire, l'abbé Clément.

Des efforts furent faits pour organiser les enseignements nouveaux. A Rouen et à Bordeaux, on enseigna l'hydrographie ; à Bordeaux, Clermont, Besançon, Reims, Arras, des professeurs spéciaux professèrent les mathématiques, la physique expérimentale et le dessin. Quelques collèges bretons ont tenté d'attribuer au français le même rang qu'aux langues mortes et donné à leurs élèves des notions d'histoire et de géographie. Dans la deuxième année de philosophie, ils joignirent au cours de physique un cours de mathématiques ; à la physique générale ils substituèrent la physique expérimentale.

Dans tous les établissements, l'enseignement religieux garda la place principale. Un arrêt du Parlement de Paris du 27 janvier 1765 prescrit la récitation du catéchisme, de l'épître et de l'évangile du dimanche. Au collège d'Orléans, tous les samedis, un catéchisme est fait dans toutes les classes ; et, les veilles de fêtes, les professeurs donnent des devoirs sur le mystère du lendemain. A Angoulême, les écoliers, internes et externes, sont tenus d'assister, tous les jours, à la messe de l'aumônier. Partout l'Ancien et le Nouveau Testament sont commentés en classe[4].

Dans l'ensemble, les résultats de la réforme scolaire ne répondirent pas aux espérances des réformateurs. Plusieurs parlementaires s'y intéressèrent avec un très grand zèle, le président Rolland, par exemple, qui fut jusqu'en 1789 une sorte de directeur de l'Enseignement secondaire dans le ressort du Parlement de Paris. Mais il s'en fallait que les Parlements s'intéressassent sérieusement à l'éducation publique ; la plupart des magistrats étaient rebelles à toutes nouveautés. Le gouvernement intervint à peine dans la réforme. Pour créer des enseignements et les pourvoir du matériel nécessaire, pour rétribuer les nouveaux maîtres, l'argent manqua souvent. L'éducation a donc été plutôt troublée que renouvelée après la destruction des Jésuites. Mais des idées justes sur l'éducation furent produites, et l'on commença de comprendre que l'éducation de la jeunesse devait être chose publique et nationale.

 

II. — LES PROTESTANTS. LES PROCÈS CALAS, SIRVEN ET LA BARRE[5].

LES Philosophes et les Parlementaires qui s'étaient un moment accordés dans la lutte contre les Jésuites se retrouvèrent aux prises sur la question de la liberté de conscience.

Maltraités par le duc de Bourbon, les protestants avaient un moment respiré sous le ministère de Fleury ; mais la persécution avait recommencé à partir de 1731 Ce furent les rigueurs habituelles les galères pour les hommes et la réclusion perpétuelle pour les femmes qui fréquentaient les assemblées tenues au désert, dans des lieux écartés, carrières, forêts, cavernes, où les religionnaires se rendaient pour prier et entendre prêcher ; le refus de considérer comme légitimes les enfants des mariages qu'un prêtre catholique n'avait pas consacrés ; des amendes ruineuses frappant quiconque n'envoyait pas ses enfants à la messe ou au catéchisme ; des enlèvements de jeunes filles religionnaires pour les faire élever dans des couvents. Le Gouvernement aurait voulu que les Protestants fissent valider leurs mariages, et se serait contenté, pour cela, d'un mariage bénit dans une église catholique par l'eau et le signe de la croix ; mais les prêtres n'acceptaient pas ce compromis. Ils ne voulaient reconnaître pour mariés que ceux qui avaient reçu le sacrement selon les formes. En 1752, il fallut de longues négociations entre le duc de Richelieu, lieutenant général du Roi en Languedoc, l'intendant du Languedoc, Saint-Priest, et l'évêque d'Alais, de Montclus, pour que ce prélat invitât ses curés à ne plus donner le nom de bâtards aux enfants des protestants.

Contre les pasteurs, l'unique peine était la mort. Ils ne se laissèrent pas effrayer. Antoine Court fonda à Lausanne, vers 1730, un séminaire protestant français, l'École des pasteurs du désert, qui fut entretenu par les dons des églises réformées, françaises et étrangères. Le pasteur Durand prêcha en Vivarais, et fut pendu à Montpellier, en 1732. Michel Viala fit, en 1725, une tournée dans le haut Languedoc et la haute Guyenne, où il réorganisa les églises. Morel-Duvernet, arrêté en 1739 et conduit à Tournon, essaya de s'évader et fut tué à coups de fusil. En 1744, un Synode national se réunit au désert dans le bas Languedoc, le 18 août, et il s'y trouva des pasteurs du haut et du bas Poitou, de l'Aunis, de la Saintonge, du Périgord, du haut et bas Languedoc, de la basse Guyenne, des Cévennes, du Vivarais, du Velay, du Dauphiné, même de la Normandie. Le Synode arrêta de présenter respectueusement au Roi une requête au nom de tous les protestants du royaume, pour y justifier leurs assemblées, leurs mariages et leurs baptêmes ; il régla des questions de discipline et choisit les livres de piété dont on devait user dans les églises. ll fit une manifestation de loyalisme, lorsque la nouvelle lui arriva de la maladie de Louis XV à Metz : On s'est jeté à genoux, dit le procès-verbal des séances, pour demander à Dieu, avec une ardente prière, le rétablissement de Sa Majesté.

Les années d'après, des exécutions de pasteurs se succédèrent. En 1745, le pasteur Roger, qui avait paru au Synode et venait de prêcher en Dauphiné, fut pendu à Grenoble, en 1746, le pasteur Louis Ranc fut pendu à Die ; en 1746, Mathieu Majal, et, en 1752, François Benezet le furent à Montpellier. Le plus célèbre de tous les pasteurs d'alors fut François Rochette. Parti de Lausanne, il s'était fait consacrer dans le haut Languedoc, et il avait commencé d'exercer son ministère en Agenois. On l'appela dans le Quercy. Une nuit qu'il allait baptiser un enfant, il fut pris pour un voleur et conduit devant les juges consulaires de Caussade ; interrogé sous la foi du serment, il se reconnut pasteur. Trois gentilshommes verriers[6], les frères Grenier, ayant voulu l'enlever à ses juges, le tocsin de la ville sonna ; les paysans accoururent armés de fourches. Rochette et les Grenier furent amenés à Cahors, puis à Toulouse où le Parlement les jugea et les condamna en février 1762. Rochette fut conduit, avec les Grenier, tête nue, pieds nus, en chemise et la corde au cou, devant le grand porche de Saint-Étienne de Toulouse ; il s'y agenouilla, tenant en main une torche de cire jaune. Il devait demander pardon à Dieu, au Roi et à la justice, mais il ne pria Dieu que de pardonner à ses juges. Il refusa la grâce qu'on lui offrait à condition qu'il abjurât, et fut pendu au gibet sur la petite place des Salins. Les Grenier furent décapités.

La principale responsabilité de la persécution revient au Clergé. Repoussant la présomption admise dans la Déclaration de 1724 que tous les sujets du Roi avaient embrassé la religion catholique et romaine, les évêques demandaient que les suspects d'hérésie, pour se marier, fussent astreints à présenter, avec leur acte d'abjuration, des certificats d'accomplissement du devoir pascal, et que ceux qui vivaient conjugalement, sans avoir fait bénir leur union par un prêtre catholique, fussent poursuivis. Le Gouvernement fit droit à leurs exigences. En 1739, plusieurs protestants du Vivarais, mariés au désert, sont dénoncés au présidial de Nîmes[7] pour concubinage notoire et scandaleux ; le présidial demande à Saint-Florentin ce qu'il doit faire, et le secrétaire d'État répond qu'on peut procéder criminellement. En conséquence, les juges interdisent aux accusés et à leurs femmes de cohabiter, et leur enjoignent de se présenter sous quinze jours devant l'évêque diocésain à l'effet d'obtenir, s'il y a lieu, l'autorisation de se faire marier par les curés de leurs paroisses. Les enlèvements d'enfants se multiplient. Dans les diocèses de Die, Viviers, Uzès, Apt, Nîmes, Dax, Cahors, Aix, les jeunes filles sont enfermées dans des couvents, parfois en si grand nombre pion ne peut les surveiller et qu'elles s'évadent. On enlevait aussi les garçons afin de réhabiliter leurs baptêmes. A Nîmes et dans les Cévennes, en 1751 et en 1752, des dragons en conduisent de force dans les églises. Il arrivait que des garçons de 13 à 14 ans se battaient avec les soldats. Mêmes violences en Poitou et en Normandie à Caen et à Saint-Lô, en 1744, des prêtres conduisaient les archers chez les huguenots qui avaient des enfants.

Bien que la conduite du Gouvernement ait souvent donné satisfaction aux évêques, il n'alla pas aussi loin que l'Église aurait voulu le conduire. Saint-Florentin déclarait, il est vrai, vouloir appliquer la loi contre l'hérésie : La loi, disait-il, a été dictée par des motifs supérieurs, et ce serait renverser l'ouvrage de soixante années que d'y porter la moindre atteinte ; mais il n'usa pas de rigueur continue. En temps de guerre, il devient très circonspect. En 1744, la France étant aux prises avec l'Angleterre et l'Autriche, il conseille à l'intendant du Poitou de fermer les yeux sur ceux qui ne font pas baptiser leurs enfants par les prêtres, sauf à les poursuivre plus tard.

J'espère, dit-il, que les Nouveaux Convertis, ne se voyant pas troublés dans leurs exercices, ne s'assembleront pas avec des armes. Si cela arrivait, je ne crois pas que vous deviez essayer de les dissiper sans être assuré non seulement d'avoir la supériorité, mais de la conserver en cas que l'orage se fortifiât, et n'est de quoi je doute fort.

Comme on lui signalait la présence d'agents anglais dans les Cévennes, où il redoutait un soulèvement de protestants, il reprochait à l'intendant de Montauban ses rigueurs et lui enjoignait de contenir le zèle dangereux des ecclésiastiques, des consuls et des anciens catholiques. A l'archevêque d'Aix, qui voulait des troupes pour faire arrêter des jeunes filles protestantes, il répondait :

Les circonstances ne paraissent pas convenables pour ôter des nouvelles catholiques à leurs parents : et l'emploi des troupes à cette besogne, non seule -ment les détournerait de l'ordre de leur marche, mais serait dangereux pour l'honneur de ces filles, pour la sûreté des personnes, les biens et effets de leurs parents, et enfin même d'un succès très équivoque.

Au reste, calculant ce que coûtait l'entretien de ces pensionnaires par force et de tous les prisonniers pour fait de religion, il craignait les reproches du Contrôleur général toujours à court d'argent. A Alais, Uzès, Saint-Hippolyte, Nîmes, Montpellier, à la Tour de Constance à Aigues-Mortes, les prisons étaient pleines. On arrêtait en Dauphiné, à Lyon, en Bourgogne les protestants qui voulaient émigrer ; mais on les relâchait pour ne pas avoir à les nourrir, et ils retournaient chez eux où la persécution les reprenait.

Cependant, Saint-Florentin fut impitoyable pour les pasteurs. Rien, écrit-il à l'intendant Lenain, ne peut faire plus d'impression que le supplice d'un prédicant ; et, bien qu'il se fût contenté de demander aux simples religionnaires un catholicisme d'apparence, il craignait de passer pour un ministre tolérant. Il a félicité l'intendant du Languedoc, Saint-Priest, d'avoir défendu dans sa province la vente du Traité de la tolérance, de Voltaire.

Les populations catholiques avaient longtemps soutenu le Clergé dans la persécution ; mais, au milieu du siècle, se manifestèrent des sentiments de répugnance. Les soldats chargés d'arrêter les émigrants se dégoûtèrent de cette besogne ; les officiers mirent leur point d'honneur à ne pas surprendre les religionnaires au désert. Parti de Versailles avec l'ordre de dissoudre, en Languedoc, les assemblées défendues, Richelieu fit afficher dans la province que nulle assemblée ne serait tolérée, ne fût-elle que de quatre personnes, et que tout mariage contracté au désert devait être sur-le-champ réhabilité ; puis, dégoûté, lui aussi, de la persécution, en sentant l'inutilité, il s'abstint de faire exécuter ses ordres. Des magistrats, des intendants cessèrent d'appliquer rigoureusement la loi. Sans reconnaître aux Huguenots leur état civil, et sans les laisser libres d'ouvrir des temples, on toléra leurs réunions au désert et dans des maisons particulières. Il circula des écrits sur la tolérance. Antoine Court publia le Patriote français et impartial en 1753 ; le chevalier de Beaumont, l'Accord parfait de la nature, de la raison, de la révélation et de la politique sur la tolérance, la même année. D'autre part, le maître des requêtes, Turgot, dans le Conciliateur ou Lettres d'un ecclésiastique à un magistrat sur les affaires présentes, conclut en 1754 à l'établissement d'un mariage purement civil.

Mais l'Église n'admettait pas ces tempéraments. En 1767, Marmontel, collaborateur de l'Encyclopédie, dramaturge et romancier, ayant publié un roman, Bélisaire, où il prêchait la tolérance, la Sorbonne censura l'ouvrage, et l'archevêque de Paris le condamna par un mandement. De la censure de la Faculté et du mandement, il ressortait que les deux puissances, la temporelle et la spirituelle, étant unies étroitement, le glaive devait être mis au service de la foi.

La faculté de théologie déclarait :

Le prince a reçu le glaive matériel pour réprimer... non seulement les doctrines qui coupent les nœuds de la Société et provoquent à toute espèce de crime, comme le matérialisme, le déisme et l'athéisme, mais aussi tout ce qui peut ébranler les fondements de la doctrine catholique, donner atteinte à la pureté de sa foi et à la sainteté de sa morale ; il a le droit d'empêcher les discours, les écrits, les assemblées, les complots, et tous les moyens extérieurs par lesquels on voudrait attaquer la religion, répandre des erreurs, et se faire des partisans.

Parmi les Philosophes qui combattirent l'intolérance religieuse, Voltaire se mit au premier rang. Il mit tout son esprit, sa passion sincère pour la liberté de penser, son horreur pour l'Inhumanité dans les affaires Calas et Sirven.

Jean Calas et Anne-Rose Cabihel, sa femme, étaient marchands d'indiennes à Toulouse, dans la rue des Filatiers. Le mari avait soixante-quatre ans, la femme quarante-cinq. Ils avaient quatre fils : Marc-Antoine, Pierre, Louis et Donat, et deux filles : Rose et Anne. Leur servante, Jeanne Viguier, était catholique. L'avant-dernier des fils, Louis, converti au catholicisme, ayant quitté sa famille, avait exigé de son père, conformément aux édits, une pension. L'aîné, Marc-Antoine, était un esprit mélancolique ; gradué en droit, il regrettait que sa qualité de protestant lui fermât le barreau ; avec ses frères, il aidait ses parents dans leur commerce.

Un soir, le 13 octobre 1761, fut retenu à souper chez les Calas un jeune protestant de Bordeaux, Lavaysse, qui se destinait au métier de pilote, et devait, sous peu, passer à Saint-Domingue. Le repas terminé, Marc-Antoine quitta la compagnie, ayant, disait-il, à sortir. Deux heures après, Pierre Calas et Lavaysse, voulant sortir à leur tour, se trouvèrent en présence du corps de Marc-Antoine pendu à une porte. A leurs cris, la famille accourut ; le corps fut détaché. Les Calas se concertèrent avec Lavaysse et la servante pour déclarer que Marc-Antoine était mort d'apoplexie ; ils voulaient, par ce mensonge, épargner à la famille le scandale du suicide, et le procès qu'on eût fait, selon la législation du temps, au cadavre du suicidé avant de le traîner par les rues sur une claie, la face vers la terre.

Dans la foule amassée devant la maison des huguenots courut le soupçon d'assassinat. Un officier de justice criminelle, le capitoul David de Beaudrigue, arriva chez les Calas ; il ne procéda à aucune enquête sur place, ne se demanda pas comment. Marc-Antoine, un homme de vingt-huit ans, avait pu se laisser étrangler, sans que ses habits ou son corps gardassent la trace d'une lutte. Il fit porter le cadavre à la maison de ville, où il emmena les Calas, Lavaysse et Jeanne Viguier. Tous, bien qu'ils eussent été emprisonnés séparément, déclarèrent que Marc-Antoine s'était pendu ; mais le capitoul ne voulut pas les croire. Il prétendait leur faire avouer que Marc avait eu le projet d'abjurer, et qu'à cause de cela il avait été assassiné. Le Procureur du Roi demanda à l'autorité ecclésiastique de faire lire au prône et afficher dans les rues un monitoire ordonnant aux fidèles de révéler à la justice ou à leurs curés ce qu'ils pouvaient savoir au sujet de Marc-Antoine et de sa mort. Dans ce monitoire, cette mort était attribuée à un crime.

Marc-Antoine fut proclamé martyr. On avait conservé son corps dans la chaux vive et, un dimanche, quarante prêtres allèrent le chercher au Capitole, et le portèrent dans l'église des Pénitents blancs. Un catafalque y était dressé, surmonté d'un squelette tenant d'une main une palme, et, de l'autre, un écriteau avec cette inscription : Abjuration de l'hérésie, — Marc-Antoine Calas. Toutes les confréries de la ville étaient là ; parmi les pénitents blancs, se trouvait le frère converti du mort, Louis Calas.

Le 13 novembre 1761, le tribunal des capitouls, composé de quatre juges et de trois assesseurs, jugea qu'avant dire droit Calas père et sa femme et leur fils Pierre seraient appliqués à la torture, et que Lavaysse et Jeanne Viguier y seraient seulement présentés. Le Procureur du Roi et les accusés appelèrent simultanément de cette sentence, et, l'affaire fut ainsi portée au Parlement de Toulouse.

Il fut arrêté que Calas père serait jugé le premier et seul. Sur treize juges, sept opinèrent pour la mort ; trois se réservèrent, voulant attendre les résultats de la torture ; deux demandèrent que l'on vérifia s'il était matériellement possible que Marc-Antoine se fût pendu ; un seul vota l'acquittement. Sept voix sur treize ne suffisaient pas pour prononcer la mort ; mais l'un des six juges qui ne l'avait pas votée, M. de Bojal, doyen des conseillers, se ravisa, et l'arrêt de mort devint exécutoire le 9 mars 1762.

Jean Calas fut mis à la torture, qui ne lui arracha pas d'aveu. Il fut conduit le 10 mars 1762 sur un chariot, en chemise et pieds nus, devant la cathédrale, pour y faire publiquement amende honorable, puis, à la place Saint-Georges où était dressé l'échafaud. L'exécuteur le coucha sur la croix de Saint-André, et lui rompit à coupe de barre de fer les bras, les jambes et les reins. Le vieillard criait : Je suis innocent ! Dans sa lente agonie, il paraissait prier. L'exécuteur enroula sur une roue ce corps désarticulé, le visage tourné vers le ciel, pour y vivre encore, comme avait ordonné l'arrêt de la Cour, en peine et repentance de son crime et servir d'exemple et donner la terreur aux méchants[8].

Un marchand de Marseille, de passage à Toulouse lors de l'exécution de Calas, et qui, de là, se rendit à Genève, s'arrêta à Ferney pour raconter à Voltaire le procès du malheureux, qu'il croyait innocent. Voltaire s'informa ; sur les premiers avis qu'il reçut, il jugea Calas coupable. En sa qualité de philosophe, il n'aimait pas mieux les protestants que les catholiques ; le fanatisme des Genevois l'exaspérait. Il plaisanta sur le cas de Calas : Ce saint réformé, dit-il, a pensé être fort supérieur à Abraham, car Abraham n'avait fait qu'obéir, quand il pensa sacrifier son fils à Dieu ; au lieu que Calas a tué son fils de son propre mouvement, et pour l'acquit de sa conscience. Il disait encore : Nous ne valons pas grand'chose, mais les Huguenots sont pires que nous ; et, de plus, ils déclament contre la Comédie.

Puis, il s'inquiéta et se mit à s'enquérir ; ayant appris que le plus jeune des fils Calas s'était enfui à Genève, il alla le voir et l'interrogea. Il écrivit à Mme Calas, pour lui demander si elle signerait que son mari était mort innocent ; elle se déclara prête à le faire. Alors l'enquête s'étendit, merveilleusement conduite par Voltaire, qui, ayant plaidé toute sa vie, était un procédurier de premier ordre. En février 1763, il écrivait : J'ose être sûr de l'innocence de cette famille, comme de mon existence.

Pour obtenir la cassation de l'arrêt de Toulouse, la réhabilitation de la mémoire de Calas et des réparations à la veuve et aux enfants, Voltaire s'adressa au Chancelier Lamoignon, à Mme de Pompadour, à Choiseul, à tout le monde. Il aida Mme Calas à se rendre à Paris, et il écrivit à son ami, le comte d'Argental, conseiller au Parlement de Paris :

La veuve Calas est à Paris, et dans le dessein de demander justice. L'oserait-elle, si son mari eût été coupable ? Si, malgré toutes les preuves que j'ai, malgré les serments qu'on m'en a faits, cette femme avait quelque chose à se reprocher, qu'on la punisse, mais si c'est, comme je le crois, la plus vertueuse et la plus malheureuse femme du monde, au nom du genre humain, protégez-la !

Ce fut devant le Conseil du Roi que Mme Calas porta son appel. Le Parlement de Toulouse ayant refusé de délivrer l'extrait de sa procédure, le Conseil l'exigea au nom du Roi. Et Voltaire s'écria : Il y a donc une justice sur la terre ! Il y a donc enfin de l'humanité ! Les hommes ne sont donc pas tous de méchants coquins ! Le Conseil cassa la sentence des capitouls et les arrêts du Parlement, le 4 juin 1764. De soixante personnes, tant ministres que magistrats, dont le Conseil était, ce jour là, composé, vingt auraient voulu, pour ménager le Parlement de Toulouse, n'ordonner que la révision du procès ; mais tous les autres opinèrent pour la cassation pure et simple. Le Roi renvoya le procès au tribunal des Requêtes de l'Hôtel, qui, le 9 mars 1765, rendit un arrêt définitif réhabilitant la mémoire de Jean Calas, et déchargeant de toute accusation sa veuve, son fils Pierre, Lavaysse et Jeanne Viguier. Sur la demande de dommages-intérêts, le tribunal ne donna pas d'autre satisfaction aux Calas que de les renvoyer à se pourvoir ainsi qu'ils aviseraient ; mais il arrêta d'écrire au Roi pour les recommander à ses bontés. Le Roi partagea entre eux trente six mille livres. La réhabilitation fut complète. Les Calas furent reçus par la Reine et par les ministres ; on courait sur leur passage, on battait des mains, on pleurait ; le dessinateur Car-monte' composa l'estampe de la famille Calas ; une souscription s'ouvrit en Angleterre pour les Calas. Et Voltaire, il devint plus populaire que jamais.

En même temps que l'affaire Calas, se poursuivit l'affaire Sirven. Sirven vivait à Castres, de la profession de commissaire à terriers, c'est-à-dire qu'il établissait, d'après les anciens titres, le montant des droits revenant au seigneur lorsqu'on refaisait le terrier d'une seigneurie. En 1760, une de ses filles, du nom d'Élisabeth, fut enlevée sur la requête de l'évêque de Castres, M. de Barrai, qui la fit placer dans un couvent, pour la raison qu'elle voulait se convertir au catholicisme. Au couvent, elle donna des signes de démence, et l'évêque la fit rendre à ses parents. Elle devint alors tout à fait folle. Comme les religieuses qui l'avaient gardée accusaient ses parents de la persécuter, Sirven quitta Castres pour Saint-Alby. Là, sa fille se jeta dans un puits, le 2 janvier 1762 ; la rumeur publique l'accusa de l'avoir tuée. Le médecin qui examina le cadavre conclut que, n'ayant d'eau ni dans les intestins ni dans le ventre, elle ne s'était pas noyée, qu'on l'avait donc jetée dans le puits morte, étouffée probablement. Un juge de Mazamet lança un décret de prise de corps contre Sirven et sa famille.

Le premier mouvement de Sirven fut de se livrer à la justice, mais des amis lui persuadèrent de s'enfuir ; il s'en alla à Genève, avec sa femme et ses trois filles. Le procureur fiscal ayant donné dés conclusions où il déclarait tous les Sirven convaincus d'assassinat, le haut justicier de Mazamet, le 29 mars 1764, condamna comme parricide le père à être rompu sur la roue et brûlé vif, la mère à être pendue et étranglée.

Dès qu'ils étaient arrivés en Suisse, les Sirven avaient couru chez Voltaire, qui, encore une fois, fit une enquête ; il se convainquit de leur innocence, mais attendit, pour intervenir, la fin de l'affaire Calas. En 1766 seulement il publia son Avis au public sur les parricides imputés aux Calas et aux Sirven. La nouvelle cause passionna moins le public que la précédente parce que les Sirven avaient la vie sauve ; mais, le 31 août 1767, Sirven se constitua prisonnier à Mazamet. Un nouveau drame s'annonçait ; il fut court et finit bien. Le Parlement de Toulouse, devenu prudent, défendit au premier juge d'instruire de nouveau l'affaire et subrogea à sa place un autre juge. La défense prouva la fausseté des témoignages qui avaient été produits au premier procès et la grossièreté des erreurs commises par le médecin. Le nouveau juge fut, dit Voltaire, comme le diable obligé de reconnaître la justice de Dieu. Il mit Sirven hors d'instance, l'élargit et lui fit donner mainlevée de ses biens qui avaient été saisis. Mais, comme on le relâchait sans proclamer son innocence, Sirven interjeta appel au Parlement de Toulouse, et demanda vingt mille livres de dommages-intérêts. Le Parlement réforma la sentence de 1'764, condamna les consuls de Mazamet aux dépens, mais n'accorda pas de dommages-intérêts.

Calas et Sirven étaient des huguenots, et cette qualité assurément prévint contre eux leurs juges ; le chevalier de La Barre fut victime des sentiments de l'Église et des magistrats à l'égard des Philosophes.

Sur un pont d'Abbeville, en 1765, des inconnus mutilèrent, à coups de sabre, un crucifix ; la population fut exaspérée par le sacrilège. L'évêque d'Amiens. M. de La Motte, au milieu d'un immense concours de fidèles, pieds nus et corde au cou, alla faire amende honorable à l'image sainte, et les curés lancèrent des monitoires. On ne découvrait pas de coupables ; mais un maure d'armes dénonça des jeunes gens qui s'étaient vantés, chez lui, de ne pas s'être mis à genoux et de n'avoir pas même ôté leurs chapeaux devant la procession du Saint-Sacrement : c'étaient MM. d'Étalonde, Moisnel, de La Barre et de Maillefeu, tous quatre mineurs. Il se trouva qu'un assesseur du Procureur du Roi à Abbeville, Duval de Soicourt, était l'ennemi personnel de l'abbesse de Willancourt, tante du chevalier de La Barre. On ajouta au fait d'irrévérence dont les jeunes gens étaient accusés le crime de sacrilège commis au pont d'Abbeville.

Au cours de l'interrogatoire devant la chambre criminelle de la1 sénéchaussée de Ponthieu, La Barre avoua qu'il avait chanté des chansons de corps de garde et lu de mauvais livres, le Portier des Chartreux, la Religieuse en chemise, le Tableau de l'amour conjugal, le Dictionnaire philosophique et portatif de Voltaire. Le Procureur du Roi était d'avis de faire mettre les trois jeunes gens dans une maison de force sans les juger, par lettre de cachet ; il en fit la proposition au Procureur général près le Parlement de Paris, Joly de Fleury. Mais, au Parlement, l'occasion parut bonne de frapper un lecteur de Voltaire, et de punir en lui l'irrespect des Philosophes pour toutes les choses sacrées. Ordre fut donc envoyé à Abbeville d'instruire le procès. La Barre, jugé à part, fut condamné à mort pour ses lectures, pour des chansons qu'il avait chantées et pour l'injure faite à une procession. Le chevalier en appela au Parlement de Paris où le jugement fut confirmé. La Barre n'avait pas été défendu, le Parlement ayant interdit à Linguet, l'avocat, d'imprimer le mémoire qu'il avait composé pour la défense. L'évêque d'Amiens tenta généreusement de sauver le malheureux, mais le Roi refusa la grâce. Le 1er juillet 1766, à Abbeville, La Barre, portant sur le dos un placard où était écrit le mot Impie, fut conduit devant le porche de l'église de Saint-Wulfran pour faire amende honorable et avoir la langue coupée. Il fut ensuite décapité sur la place du grand marché, et son corps brûlé sur un bûcher. En même temps fut brûlé le Dictionnaire philosophique. Des autres jeunes gens, un s'était enfui, qui alla voir Voltaire, puis se réfugia en Russie. Les trois autres, que Linguet avait défendus, furent relâchés.

A la nouvelle de l'exécution de La Barre, Voltaire écrivit à d'Alembert : Ce n'est plus le temps de plaisanter... Quoi ! des Busiris en robe font périr, dans les plus horribles supplices, des enfants de seize ans !.... Et la nation le souffre ! Il disait encore : L'homme est un animal bien lâche ; il voit tranquillement dévorer son prochain, et semble content, pourvu qu'on ne le dévore pas. Il regarde ces boucheries, avec le plaisir de la curiosité. Voltaire s'en prit surtout au conseiller Pasquier, qui, au Parlement, avait, disait-on, chargé contre les Philosophes, instigateurs de sacrilèges. C'était, selon lui, cet homme à gros yeux, à mufle de bœuf, et dont la langue était bonne à griller, qui avait persuadé à ses collègues de se faire cannibales pour montrer qu'ils étaient chrétiens. Mais Grimm et Diderot conseillaient à Voltaire d'être prudent. La bête féroce a trempé sa langue dans le sang humain, écrivit Diderot, elle ne peut plus s'en passer.... et n'ayant plus de Jésuites à manger, elle va se jeter sur les Philosophes.

Les procès de Calas, de Sirven et de La Barre furent des événements dans l'histoire de la France et aussi dans celle de l'Europe, car l'Europe s'y intéressa, comme aux persécutions contre les protestants. Les écrits des Philosophes, répandus partout, opposèrent au vieux monde, à l'Église et à l'État unis et intolérants, au fanatisme populaire, à la magistrature pédante et cruelle, au système atroce des procédures et des peines, les idées de tolérance, de liberté et d'humanité.

 

 

 



[1] SOURCES. Mémoires secrets (Bachaumont), Grimm, D'Alembert (Correspondance), Voltaire (Œuvres, et notamment la Correspondance), Besenval, Talleyrand, déjà cités. Extraits des assertions dangereuses et pernicieuses en tous genres que les soi-disants Jésuites ont... soutenues, enseignées et publiées, Paris, 1762. Compte-rendu des Constitutions des Jésuites, par M. Louis-René de Caradeuc de La Chalotais. Nouvelle édition, s. l., 1762. Second Compte-rendu sur l'appel comme d'abus des Constitutions des Jésuites, par M. Louis-René de Caradeuc de La Chalotais, s. l., 1762. D'Alembert, Sur la destruction, broch., s. l., 1765. Fontette (Chevalier de), Correspondance, p. p. H. Carré, Paris, 1893. Miromesnil (Hue de), Correspondance politique et administrative, p. p. P. le Verdier, Rouen et Paris, 1899-1903, 5 vol., t II (1761-1763). Georgel (l'abbé), Mémoires pour servir à l'histoire des événements de la fin du XVIIIe depuis 1760 jusqu'en 1806-1810, Paris, 1817-1818, 6 vol., t. I. Des Cars (duc), Mémoires, Paris, 1890, 2 vol. Guyton de Morveau, Mémoire sur l'éducation publique, 1764. Rolland d'Erceville, Plan d'éducation, 1768. Diderot, Plan d'une Université, au t III des Œuvres complètes, éd. Assezat. Guyot, Répertoire universel et raisonné de jurisprudence civile et criminelle, canonique et bénéficiale, 17 vol., Paris, 1784, Art. Collèges, au t. III. Encyclopédie ou Dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des métiers, t. III (Art. Collèges)

OUVRAGGES A CONSULTER. Lacretelle, Michelet, Jobez (t. V et VI), Aubertin, Picot. Croussaz-Cretet, Rocquain, Sicard, Cabosse, Campardon, Bertrand (D'Alembert), Cruppi, Desnoiresterres, Perey (Duc de Nivernais), Texte, déjà cités. Crétineau-Joly, Histoire religieuse, politique et littéraire de la Compagnie de Jésus, Paris, 1856, éd., 6 vol., t. V. Saint-Priest (de), Histoire de la chute des Jésuites au XVIIIe siècle (1750-1782), Paris, 1844. Bastard d'Estang (de), Les parlements de France, Paris, 1857, 2 vol., t. II. Dubédat, Histoire du Parlement de Toulouse, Paris, 1885, 2 vol., t. II. Marion, La Bretagne et le duc d'Aiguillon (1753-1770), Paris, 1898. Pocquet (B.), Le pouvoir absolu et l'esprit provincial : Le duc d'Aiguillon et La Chalotais, Paris, 1900, 3 vol.

Compayré, Histoire critique des doctrines de l'éducation en France, Paris, 1881, 2e édit., 2 vol., t. II. Sicard (l'abbé), Les études classiques avant la Révolution, Paris, 1887. Douarche (A.), L'Université et les Jésuites, Paris, 1888. Duruy (Albert), L'instruction publique et la Révolution, Paris, 1882. Lallemand, Histoire de l'éducation dans l'ancien Oratoire de France, Paris, 1889. Beaurepaire (Ch. de), Recherches sur l'instruction publique dans le diocèse de Rouen avant 1789, Evreux, 1872. 3 vol., t. III. Boissonnade et Bernard, Histoire du collège et du lycée d'Angoulême (1516-1895), Angoulême, 1895. Tranchau, Le collège et le lycée d'Orléans, Orléans, 1893. Delfour, Histoire du lycée de Pau, Paris, 1890 ; Les Jésuites à Poitiers (1604-1762), Paris, 1901. Dupuy, L'Instruction secondaire en Bretagne au XVIIIe siècle, Rennes, 1883. Carré (G.), L'enseignement secondaire à Troyes, du moyen âge à la Révolution, Paris, 1888. Gaullieur, Hist. du collège de Guyenne, Bordeaux, 1874. Maitre, L'instruction publique dans les villes et les campagnes du comté Nantais avant 1789, Nantes, 1882.

[2] Le premier compte-rendu de La Chalotais fut fait au Parlement de Rennes, les 1, 3, 4, 5 décembre 1761, et le second les 21-22 et 24 mai 1763.

[3] Sans sacrifier l'enseignement du latin, cette compagnie. qui dirigeait en France trente collèges, donnait au français une grande importance. Elle faisait composer ses élèves plus souvent en français qu'en latin, leur donnait des prix de français ; elle avait été la première à organiser l'enseignement de la géographie et de l'histoire ; elle donnait dans ses programmes une large place aux sciences exactes et aux sciences naturelles.

[4] Dans les Collèges de Jésuites étaient données des représentations théâtrales où le public venait en foule, surtout à Paris. Ils furent remplacés par des tournois scolaires. Les rhétoriciens y exposaient les règles de l'éloquence, prononçaient des harangues, débitaient des odes, expliquaient des textes. On récompensait les plus habiles per des médailles d'or et d'argent.

[5] SOURCES. Rabaut (P.), Mémoire, p. p. N. Weiss, Les protestants du Languedoc et leurs persécuteurs en 1751 (Bull. de la Soc. hist. du Protest. fr., 1895) ; Voltaire, Correspondance (éd. Garnier), et t. XL de l'éd. Beuchot : Mémoire pour Donat Calas, pour son père, sa mère et son frère (1763) ; Déclaration de Pierre Calas ; Histoire d'Elisabeth Canning et de Calas (1762) ; Histoire des Calas ; Déclaration juridique de la servante de Mme Calas ; t. XLI, Traité de la tolérance.

OUVRAGES A CONSULTER. Michelet (t. XVII), Jobez (t. IV et VI), Desnoiresterres (Voltaire et la Société), Rocquain, Faguet (XVIIIe s.), Dubédat, Cruppi (Linguet), déjà cités. Coquerel (Ch.-A.), Histoire des églises du désert, Paris, 1844, 2 vol. Hugues, Antoine Court : Histoire de la restauration du protestantisme en France au XVIIIe siècle, Paris, 1872, 2 vol. Arnaud, Histoire des protestants du Vivarais et du Velay, pays de Languedoc, de la Réforme et la Révolution, 1888, 2 vol., t. II. Du même, Histoire des protestants de Provence, du Comtat Venaissin et de la principauté d'Orange, Paris, 1884, 2 vol., t. II. Coquerel (Arth.), Jean Calas et sa famille, Paris, 1888. Rabaut, Sirven, Etude historique sur l'avènement de la tolérance, Paris, 1891, 2e éd. Masmonteil, La législation criminelle dans l'œuvre de Voltaire, Paris, 1901 (thèse de droit). Haag (Eug. et Em.), La France protestante ou vies des protestants français qui se sont fait un nom dans l'histoire, Paris, 1846-1858, 10 vol. ; nouvelle éd., en cours de publ. Galabert, Les Assemblées de protestants dans le Montalbanais en 1744 et 1745, d'après des documents inédits (Bull. de la Soc. hist. du Prot. fr.. 1900). Gelin, Les mariages au Désert et leurs conséquences en Poitou, en 1741 (Arrêt du Parlement de Bordeaux), (Bull. de la Soc. hist. du Prot. fr., 1894). Lods et Benoît, Nouveaux échos de la tour de Constance, trois lettres inédites de Marie Durand (1753-1759) (Bull. de la Soc. du Prot. fr., 1903) ; Lods, Le maréchal de Richelieu persécuteur des protestants de la Guyenne (1758), Documents (Bull. Prot. fr.. 1899) ; Court de Gébelin et la représentation des Eglises réformées auprès du gouvernement de Louis XV (1785-1786), Jubilé cinquantenaire de la Société de l'histoire du protestantisme français (Bull. Prot. fr., 1902). Maillard, Un synode du Désert en Poitou (1744), Documents (Bull. Prot. fr., 1893). Reuss, Un chapitre de l'histoire des persécutions religieuses. Le clergé catholique et les enfants illégitimes protestants et israélites, en Alsace, au XVIIIe siècle et au début de la Révolution (Bull. Prot. fr, 1903) Teissier et Fonbrune-Berbinau, Forçats et prisonnières à la suite de l'Assemble de Moutoules, 1742 (Bull. Prot. fr., 1900).

[6] Dans quelques provinces, les gentilshommes pouvaient fabriquer le verre sans déroger, et les roturiers qui le fabriquaient pouvaient acquérir la noblesse. De là l'expression de gentilshommes verriers.

[7] Le siège présidial de Nîmes tenait alors les Grands Jours au Vivarais.

[8] Les juges bannirent Pierre Calas, mirent Mme Calas et Laraysse hors de procès, et acquittèrent Jeanne Viguier, comme si Jean Calas eût été capable seul, à soixante-quatre ans, d'étrangler son fils dans la force de l'âge.