HISTOIRE DE FRANCE

 

LIVRE III. — L'ÉPOQUE DE MADAME DE POMPADOUR, DE MACHAULT ET DU DUC DE CHOISEUL.

CHAPITRE III. — LA PROPAGANDE PHILOSOPHIQUE[1].

 

 

I. — LA FORMATION DU PARTI PHILOSOPHIQUE. L'ENCYCLOPÉDIE.

LE milieu du siècle, écrit d'Alembert, parait destiné à faire époque dans l'histoire de l'esprit humain par la révolution qui semble se préparer dans les idées. Montesquieu publiait en effet l'Esprit des Lois en 1748 ; Buffon, le premier volume de son Histoire Naturelle en 1749 ; Rousseau, le Discours sur les sciences et les arts en 1750 ; Diderot, le premier volume de l'Encyclopédie en 1751. C'est alors que les Philosophes devinrent un parti considérable. Ils étaient très différents les uns des autres, partagés en athées et en déistes, divisés par des antipathies et des jalousies personnelles ; mais ils s'accordaient dans la confiance en la raison, l'amour de l'humanité, le respect de la personne humaine et de ses droits naturels. Ils croyaient à la bonté originelle de l'homme et à sa perfectibilité. Une sorte d'optimisme, d'ailleurs clairvoyant chez quelques-uns, et une étonnante facilité d'espérance leur donnaient l'idée alors nouvelle du progrès indéfini ; enfin, ces ennemis des religions, gardant le don de la foi et de l'enthousiasme, rêvaient d'unir les hommes par les lumières philosophiques comme par une religion nouvelle :

Ô Nature, Souveraine de tous les êtres, écrit Diderot en conclusion au Système de la Nature de d'Holbach, et vous, ses filles adorables, vertu, raison, vérité, soyez à jamais nos seules divinités ; c'est à vous que sont dus l'encens et les hommages de la terre. Montre-nous donc, ô Nature, ce que l'homme doit faire pour obtenir le bonheur que tu lui fais désirer... Inspirez du courage à l'être intelligent ; donnez-lui de l'énergie ; qu'il ose enfin s'aimer, s'estimer, sentir sa dignité ; qu'il ose s'affranchir, qu'il soit heureux et libre, qu'il ne soit jamais l'esclave que de vos lois ; qu'il perfectionne son sort, qu'il chérisse ses semblables ; qu'il jouisse lui-même, qu'il fasse jouir les autres.

Il n'y avait au XVIIIe siècle que deux ordres de connaissances qui fussent constitués en sciences, la théologie et les mathématiques. Les Philosophes empruntèrent leur méthode aux mathématiques, dont les calculs avaient produit de si grandes découvertes, et, tout libres penseurs qu'ils fussent, à la théologie. De certains principes, ils tirèrent des conséquences. La plupart d'entre eux ignoraient l'importance de l'observation et de l'expérience et la puissance des faits. Ils n'avouaient pas qu'il y eût un inconnaissable ; ils croyaient qu'aucun mystère n'est impénétrable à la raison.

Ils attendaient de la raison la découverte d'une science politique et sociale, qui établirait une société juste, fraternelle et heureuse. Ils se faisaient une idée abstraite et par trop simple de l'homme, et leur science sociale concluait trop vite à des applications pratiques ; D'Holbach définissait la raison la connaissance du bonheur et des moyens d'y parvenir. Ils eurent cette illusion que de bonnes lois suffiraient à créer l'idéale société. Diderot disait : Si les lois sont bonnes, les mœurs sont bonnes, et Helvétius : Les vices d'un peuple sont cachés dans sa législation ; c'est là qu'il faut fouiller pour arracher la racine de ses vices ; et, encore : C'est le bon législateur qui fait le bon citoyen. Ce fut leur capitale erreur, avec leur hâte d'aboutir et de conclure, qui a fait qu'aucun d'eux n'a laissé un vrai monument philosophique.

Parmi les Philosophes, un seul a pris une place dans l'histoire de la philosophie proprement dite, l'abbé de Condillac[2], chef de l'école sensualiste. Il était un disciple de Locke, mais qui n'adoptait point toutes les doctrines du martre. Dans son ouvrage le plus connu, le Traité des Sensations, paru en 1754, Condillac suppose une statue douée successivement de tous les sens, et il montre comment les différentes sensations suffisent pour éveiller en elle l'attention, la mémoire, l'abstraction, les passions, etc. Le moi de chaque homme, dit-il, n'est que la collection des sensations qu'il éprouve et de celles que la mémoire lui rappelle ; c'est tout à la fois la conscience de ce qu'il est et le souvenir de ce qu'il a été. Ainsi tout l'esprit s'expliquerait, semble-t-il, par la sensation transformée. Mais Condillac ajoute qu'il y a dans l'homme un principe intellectuel, et que c'est un sujet unique, l'âme, qui sent à l'occasion des mouvements des organes. Il croyait à une morale innée, répudiait les théories trop audacieuses, et ne se mêlait point aux polémiques de son temps. Son système séduisait par sa simplicité, sa logique et sa clarté. Lui-même estimait ces qualités par-dessus toutes les autres. Théoricien du langage, il pensait que les signes non seulement accompagnent les idées, mais servent à les former ; que les dénominations sont la condition des idées abstraites, et, par là, du raisonnement. Il faut donc se faire des idées précises et les fixer par des signes constants. Tout l'art de raisonner, dit-il, se réduit à l'art de bien parler. Il parlait clairement et purement. Devenu précepteur du prince de Parme, Condillac écrivit à l'usage de son élève un Cours d'Études, où l'on trouve des vues nouvelles et justes sur le langage et la littérature. Il distingue, dans les œuvres, la liaison des idées, qui dépend de la raison, laquelle est partout la même, le caractère et le style, différents selon les climats et les nations, et qu'il faut estimer dans la mesure où ils font valoir la liaison des idées. C'est la théorie d'un logicien épris de la raison classique, mais qui sait tenir compte des génies variés des peuples.

Un livre du baron d'Holbach[3], le Système de la Nature, paru en 1770, bien qu'il ne contienne aucune théorie nouvelle, mérite d'être cité comme le résumé le plus complet des idées matérialistes du temps. D'Holbach nie tout mystère : Il n'est et il ne peut rien y avoir hors de l'enceinte qui renferme tous les êtres. — Les illusions spiritualistes sont des erreurs de physique. — Une substance spirituelle qui se meut et qui agit implique contradiction. L'homme moral n'est qu'un aspect de l'homme physique, éphémère, jeté dans l'immensité du monde. A cet être, la société doit des lois où l'intérêt de chacun se confonde avec l'intérêt de tous. Le citoyen ne peut tenir à la patrie, à ses associés, que par le lien du bien-être ; ce lien est-il tranché, il est remis en liberté. La morale ne peut être fondée sur la volonté de Dieu, despote farouche, qui est visiblement le prétexte et la source de tous les maux dont le genre humain est assailli de toutes parts.

Tous les Philosophes n'approuvaient pas ces négations violentes. Mais ils s'unissaient tous pour lutter contre la théologie et contre le clergé. Ils revendiquaient la liberté de penser et d'écrire contre l'Église, pour la défense de laquelle les tribunaux soumettaient à une censure les livres, les brochures, même les préfaces des tragédies, et, si souvent, ordonnaient la brûlure. Ils attaquaient les abus ecclésiastiques, et profitaient du discrédit où était tombée l'Église qui réclamait sans cesse la protection de l'État, et qui oubliait de faire en elle-même les réformes nécessaires.

Diderot et d'Alembert furent d'abord les chefs de cette opposition. Diderot[4], fils d'un coutelier de Langres, fut élevé chez les Jésuites de sa ville natale, et il acheva ses études classiques au collège d'Harcourt à Paris. A la sortie du collège, il se trouva sans ressources, entra chez un procureur, sous prétexte d'étudier le droit, mais ne s'engagea pas dans une profession régulière, afin de se donner entièrement à la littérature. Il apprit les mathématiques, l'anglais, l'italien, composa pour vivre des sermons à tant la pièce, se fit précepteur, travailla pour les libraires et se procura parfois de l'argent par des expédients plus plaisants qu'honorables. Sa curiosité était universelle. Il traduisit des livres anglais, l'Histoire de la Grèce de Stanyan, l'Essai sur le mérite et la vertu de Shaftesbury, un dictionnaire de médecine ; il écrivit un éloge enthousiaste de Richardson, le célèbre romancier, auteur de Clarisse Harlowe, des Réflexions sur Térence, une dissertation sur les Systèmes de musique des Anciens. Mais c'est par des Pensées philosophiques, parues en 1746, qu'il se signala. Il y faisait cette déclaration : Je veux mourir dans la religion de mes pères... mais je ne peux convenir de l'infaillibilité de l'Église que la divinité des Écritures ne me soit prouvée. Il alla bientôt beaucoup plus loin ; la Lettre sur les Aveugles à l'usage de ceux qui voient, parue en 1749, est un manifeste d'athéisme ; dans un livre intitulé De l'interprétation de la nature, publié en 1754, il explique le monde par les transformations de la matière douée d'une force éternelle.

Diderot avait une endurance au travail et une exubérance extraordinaires. Très robuste, taillé en porteur de chaises, avec un grand front, des yeux vifs et des lèvres sensuelles, débraillé dans sa tenue et dans ses propos, violent et bon, dévoué, mais d'un zèle indiscret dans ses amitiés, il répandait infatigablement sa verve, ses enthousiasmes et ses idées dans des conversations, dans des lettres, dans des écrits de toutes sortes, dialogues, contes, dissertations. La tête d'un Langrois, a-t-il dit, est sur ses épaules comme un coq d'église au haut d'un clocher : elle n'est jamais fixe dans un point ; et, si elle revient à celui qu'elle a quitté, ce n'est pas pour s'y arrêter. Il avait une éloquence impétueuse et bavarde, une sensibilité prompte aux larmes et à l'admiration :

Je suis plus affecté des charmes de la vertu que de la difformité du vice. S'il y a dans un ouvrage, dans un caractère, dans un tableau, dans une statue, un bel endroit, c'est là que mes yeux s'arrêtent ; je ne vois que cela ; je ne me souviens que de cela ; le reste est presque oublié. Que deviens-je lorsque tout est beau !

Capable de trouver des pensées profondes, il n'était pas dans sa nature, ni quelquefois dans ses desseins, de les développer avec patience et clarté. Cependant, c'est lui qu'on appelait par excellence le philosophe, moins pour ses ouvrages que pour son génie et pour son rôle et son autorité dans le parti.

Avant tout, il fut l'homme de l'Encyclopédie, œuvre immense, qu'il conçut, dirigea et accomplit. Cette publication ne devait être à l'origine qu'une traduction revue et augmentée de la Cyclopedia or universal dictionary of the arts and science, publiée en 1727, en Angleterre, par Éphraïm Chambers. Les libraires Briasson et Le Breton, après s'être adressés à divers savants, confièrent l'entreprise à Diderot en 1745. Il résolut de faire un répertoire universel des connaissances humaines, qui serait aussi le manifeste d'un grand parti philosophique, et il s'associa d'Alembert pour diriger avec lui cet énorme travail.

Jean Le Rond, dit d'Alembert[5], était le fils naturel du chevalier Destouches et de Mme de Tencin. Abandonné par sa mère, élevé par la femme d'un vitrier, mais pourvu par son père d'une rente de 1 200 livres, il fut instruit au collège Mazarin, étudia le droit, la médecine et surtout les mathématiques. A vingt-trois ans, il fut admis à l'Académie des Sciences. En 1743, il écrivit un Traité de mécanique dont on a dit qu'il renouvelait la science du mouvement. Son livre sur la Cause des Vents, qui lui valut un prix à l'Académie de Berlin, sa Théorie de la précession des équinoxes, son Traité sur la résistance des fluides, ses Recherches sur différents points importants des systèmes du monde, parues en 1754, le mirent au premier rang des savants de son temps.

D'Alembert avait, dit Grimm[6], les yeux petits mais le regard vif, la bouche grande, un sourire très fin, un air d'amertume, et je ne sais quoi d'impérieux, une habitude d'attention pénétrante, un mouvement inquiet dans les sourcils, un son de voix si clair et si perçant qu'on le soupçonnait beaucoup d'avoir été dispensé par la nature de faire à la philosophie le sacrifice cruel qu'Origène crut lui devoir. Il possédait un fonds inépuisable d'idées et d'anecdotes ; il n'était point de matière qu'il n'eût le secret de rendre intéressante. Par moments, il faisait le polisson en imitant le jeu des acteurs de la Comédie ou de l'Opéra, et en bernant ses confrères de l'Académie. Aussi eut-il un grand succès dans les salons, surtout chez Mlle de Lespinasse.

D'Alembert, qui se contentait d'un revenu de dix sept cents livres de rente, préféra son indépendance aux offres de Catherine et de Frédéric II, qui lui proposaient, l'une, de diriger l'éducation du grand-duc Paul, l'autre, de succéder à Maupertuis comme président de l'Académie de Berlin. Une fois encyclopédiste et philosophe, il devint intolérant et sectaire ; la passion antireligieuse enragea cette âme froide.

Il se chargea d'écrire le Discours préliminaire de l'œuvre. Il y explique l'origine et la succession des connaissances humaines, classe les sciences et les arts, à l'exemple de Bacon, selon qu'ils dépendent surtout d'une des trois principales facultés, la mémoire, la raison, l'imagination. Il trace un tableau des progrès de l'esprit humain depuis l'invention de l'imprimerie et l'émigration en Occident des savants du Bas-Empire. Cette préface excita l'admiration des contemporains, et la mérita comme le mérite tout grand effort de synthèse ; mais le fond en a beaucoup vieilli, et la forme n'est pas pour sauver l'œuvre de l'oubli. D'Alembert est un écrivain lourd et sec, avec de l'emphase.

L'Encyclopédie, dont le travail dura vingt années, comprend dix-sept volumes de texte et onze volumes de planches, quatre volumes de suppléments et deux volumes de tables. C'est naturellement une œuvre disparate. On y relève des disproportions choquantes, des contradictions de détail, des lapsus. Elle s'est inspirée de l'esprit pratique des philosophes anglais, de Bacon et de Locke. Celui-ci avait écrit qu'il n'y a de connaissances vraiment dignes de ce nom que celles qui conduisent à quelque invention nouvelle et utile, qui apprennent à faire quelque chose mieux, plus vite et plus facilement qu'auparavant. Diderot donna la plus grande place à des articles sur les arts et métiers, qu'il révisait lui-même ; c'est la partie la plus originale de l'œuvre. Il fut secondé par le chevalier de Jaucourt, qui à lui seul écrivit environ la moitié de l'Encyclopédie. Il demanda la collaboration de nombreux spécialistes comme Daubenton pour l'histoire naturelle, Barthès et Tronchin pour la médecine, du Marsais et Beauzée pour la grammaire, Marmontel pour la littérature et Rousseau pour la musique. Au reste, tous les grands esprits du temps furent appelés à rédiger des articles.

Dans les articles de doctrine, on évita d'abord les audaces trop manifestes. Diderot et d'Alembert en signèrent eux-mêmes de très orthodoxes, firent appel à des prêtres et confièrent, par exemple, les mots : Ame, Athée et Dieu à l'abbé Yvon, d'ailleurs libéral. Les auteurs usaient d'hypocrisie, lorsqu'ils exposaient avec force, de façon à les bien faire valoir, des thèses qu'ils déclaraient condamner. Cependant, il était impossible de se tromper sur l'esprit général de l'œuvre. Elle est pleine de très vives critiques de toutes les sortes d'abus, et les opinions sensualistes et matérialistes s'y firent jour de plus en plus. Aussi les Encyclopédistes parurent-ils compromettants. Montesquieu déclina l'offre des articles Démocratie et Despotisme ; Buffon, qui donna en 1765 l'article Nature, n'aimait pas les Encyclopédistes ; Voltaire, Duclos, Rousseau, Turgot se séparèrent tour à tour du parti des Cacouacs, athées, cyniques et bruyants.

D'autre part, dès que parut le premier volume, en 1751, les Jansénistes et les Jésuites s'accordèrent pour attaquer des écrivains, destructeurs de toute foi. Il y eut des querelles graves. L'abbé de Prades, que Diderot avait enrôlé parmi ses collaborateurs, soutint en Sorbonne une thèse où, à propos de la chronologie de la Genèse, il paraissait critiquer les miracles. Le président de la thèse et le prieur de la Sorbonne avaient-ils mis leur signature sur le livre sans l'avoir lu, ou ne fut-il jugé suspect qu'à la réflexion ? L'abbé ne fut dénoncé que plusieurs jours après la soutenance. On insinua qu'il assimilait les miracles du Christ aux cures d'Esculape et d'Apollonius de Tyane, et que Diderot lui avait suggéré des propositions scandaleuses. La Sorbonne assemblée condamna l'abbé de Prades sans l'entendre par 82 voix contre 54, et le déclara déchu de ses grades ; l'archevêque de Paris obtint contre lui une lettre de cachet. Pour échapper à un arrêt de prise de corps rendu par le Parlement, l'abbé s'enfuit en Allemagne. Diderot écrivit en sa faveur une Apologie ; mais un arrêt du Conseil, le 7 février 1752, ordonna la destruction des deux volumes parus de l'Encyclopédie, attendu qu'ils enseignaient l'esprit de révolte contre Dieu, corrompaient les mœurs et détruisaient l'autorité royale. Diderot se mit un moment à l'abri par la fuite.

Mais le Gouvernement ne persista pas longtemps dans celte rigueur. Il se mit à pratiquer, entre les deux partis, le jeu de bascule dont il avait si souvent usé à l'égard des Jésuites et des Jansénistes. Un magistrat libéral, Lamoignon de Malesherbes, directeur de la librairie de 1750 à 1763, favorisait presque ouvertement les Philosophes. C'était, d'ailleurs, pour ceux-ci une protection que de paraître un parti redoutable. Ils faisaient leur propagande par des brochures, et le public trouvait admirables tous les écrits que dénonçaient les mandements des évêques. Enfin, la publication fut reprise en novembre 1753, et continua régulièrement jusqu'au tome VII, qui parut en 1757. Dans l'intervalle, d'Alembert avait été reçu à l'Académie Française, et cette élection avait été une victoire des Philosophes sur le parti dévot.

Mais alors l'attentat de Damiens rendit aux dévots leur puissance, et l'on sévit contre les ouvrages séditieux. Le Parlement fit aux écrivains une guerre en règle, où il engloba les imprimeurs, relieurs et colporteurs de livres. C'est alors que fut condamné avec éclat un livre d'Helvétius, intitulé l'Esprit, paru en 1758. Helvétius, ancien fermier général, protecteur généreux des philosophes et des gens de lettres, avait ramassé en quatre dissertations les opinions souvent exposées devant lui par ses amis matérialistes et athées. Son livre avait été publié avec privilège du Roi ; peut-être le censeur chargé de l'examiner ne l'avait-il pas lu. La Sorbonne condamna l'Esprit ; le Conseil du Roi révoqua le privilège ; le Parlement rendit un arrêt de brûlure ; le Pape fulmina un bref. Helvétius se rétracta, puis il s'en alla vivre en Prusse et dans les cours allemandes.

Or, l'avocat général Omer Joly de Fleury avait dénoncé dans ses réquisitoires contre les livres, les progrès des mauvaises doctrines, qui menaçaient l'ordre social autant que la religion, et qui gagnaient toutes les parties de l'État, avec la rapidité d'une maladie contagieuse ; il avait signalé l'existence d'une sorte d'association des Philosophes, obéissant à un mot d'ordre et agissant d'après des plans arrêtés. Le Parlement institua une commission de théologiens et d'avocats chargés d'examiner l'Encyclopédie ; un arrêt du Conseil la supprima de nouveau, le 8 mars 1739.

C'était alors une grosse affaire, où plus d'un million était engagé ; quatre mille souscripteurs avaient versé chacun cent quatorze livres d'avance ; Diderot avait préparé un recueil de plus de trois mille planches. Les intéressés réclamèrent. Les ministres laissèrent subsister le privilège pour les volumes de planches, comme si les planches eussent gardé quelque valeur sans le texte qu'elles devaient illustrer.

D'Alembert, fatigué par les persécutions, s'était retiré, malgré les instances de Diderot, qui assuma la charge de terminer l'œuvre. Grâce à la protection de Mme de Pompadour, de Choiseul et de Malesherbes, l'Encyclopédie s'acheva. Le Gouvernement feignit d'ignorer qu'un ouvrage interdit par lui fût imprimé à Paris. Le dernier volume du texte parut en 1763, et le dernier volume des planches en 1779.

Cette immense entreprise, qui enrichit trois ou quatre libraires, laissa pauvre son principal ouvrier. Diderot écrivait en 1769 : N'est-il pas bien étrange que j'aie travaillé trente ans pour les associés de l'Encyclopédie, que ma vie soit passée, qu'il leur reste deux millions et que je n'aie pas un sol ? A les entendre, je suis trop heureux d'avoir vécu. Du moins, il eut le mérite d'avoir dirigé et terminé l'œuvre qui résumait les connaissances de son siècle et d'avoir groupé autour de lui un grand parti. Il était admiré à l'étranger comme en France : Catherine de Russie l'appela auprès d'elle. L'Encyclopédie n'a pas suffi à l'activité de Diderot. Une partie considérable de son œuvre n'a paru qu'après sa mort, et sa renommée fut accrue par les ouvrages posthumes qui révélèrent toute la variété et la profondeur de son génie : des romans comme le Neveu de Rameau, ses fameux Salons où il créa la critique d'art, et des essais, le Supplément au voyage de Bougainville, le Rêve de d'Alembert écrit en 1769, où sa philosophie de la nature rencontre les hypothèses qui ont plus tard guidé la science : l'unité de toutes les forces, — pesanteur, élasticité, attraction, électricité, — et même le transformisme.

 

II. — LE PATRIARCHE DE FERNEY.

APRÈS l'échec de ses ambitions scientifiques, Voltaire était revenu aux lettres et à la philosophie frondeuse qui lui avaient donné la célébrité. Il avait fait représenter à Lille, en 1741, Mahomet ou le Fanatisme ; Mahomet c'était Tartufe les armes à la main, inventant une religion pour s'asservir les hommes jusqu'à obtenir d'eux le crime. Mais comme Voltaire avait certaines visées et qu'il aspirait à des honneurs politiques, il se garda pendant quelques années de provoquer le scandale par des œuvres trop hardies. Poussé par Richelieu dans la faveur de Mme de Châteauroux, il devint une manière de diplomate, fit le voyage de La Haye, avec mission de brouiller les États généraux et le roi de Prusse, et, en 1743, celui de Potsdam, afin d'amener Frédéric à recommencer la guerre contre l'Autriche. Après la mort de Mme de Châteauroux, il trouve une protectrice plus dévouée encore en Mme de Pompadour, qui le produit à la Cour. Il écrit alors une comédie-ballet, la Princesse de Navarre, et des poèmes officiels, comme la Bataille de Fontenoy, compose le Temple de la Gloire, devient historiographe du Roi, gentilhomme de la Chambre, membre de l'Académie Française en 1746, membre des Académies de Rome, de Saint-Pétersbourg, de Cortone et de Florence. Il est en apparence au sommet de la faveur ; mais il ne plaît pas à Louis XV, qui se méfie de ces gens-là. Toujours menacé, sentant le danger, il va chez le roi Stanislas, à Lunéville ; puis il revient à Paris ; enfin, après la mort de Mme du Châtelet, survenue en 1749, il cède aux appels de Frédéric II, avec lequel il est depuis treize ans en correspondance et en échange d'admiration, et il décide d'aller en Prusse. Mais, à son regret, il ne fut pas chargé de la moindre mission diplomatique. Peut-être le gouvernement eût-il été habile de se l'attacher par les grâces et les honneurs, dont il était avide. Voltaire, déçu, reprenait peu à peu sa liberté de polémiste. Il écrivit ses premiers contes satiriques, Le Monde comme il va, et Zadig (1747).

Il arriva le 10 juillet 1750 à Potsdam, reçut les insignes de chambellan du roi de Prusse, et fut d'abord dans l'enchantement :

Cent cinquante mille soldats victorieux, point de procureurs, opéra, comédie, philosophie, poésie, un héros philosophe et poète, grandeur et grâces, grenadiers et muses, trompettes et violons, repas de Platon, société et liberté ! Qui le croirait ?

Mais, s'il savait donner un tour exquis à la flatterie, il était d'humeur trop vive et trop indiscrète pour faire un bon courtisan. D'ailleurs, il avait la passion d'intriguer et de cabaler. Il publia la Diatribe du docteur Akakia contre Maupertuis, qui présidait l'Académie de Berlin et irrita Frédéric, qui fit brûler ce libelle. Les deux amis se brouillèrent. Voltaire partit, ou plutôt s'enfuit en 1753.

Pendant son séjour en Prusse, il avait achevé en 1751 le Siècle de Louis XIV et commencé l'Abrégé de l'Histoire Universelle, connu plus tard sous le nom d'Essai sur les Mœurs.

Pour le Siècle, Voltaire a utilisé le souvenir de ses relations avec les survivants du grand règne, lu tous les documents qu'il put se procurer, et, par exemple, des mémoires inédits, comme ceux du duc de Saint-Simon et de Louis XIV. Il raconte d'abord l'histoire politique et militaire du règne, puis les anecdotes sur le Roi et la Cour. Viennent ensuite des chapitres sur le gouvernement intérieur, le commerce, l'industrie et les finances ; sur les sciences, les lettres et les arts, qui font, à son avis, du siècle de Louis XIV l'un des quatre grands siècles de la civilisation. A la fin, dans les chapitres sur les affaires ecclésiastiques, il suggère que, même aux époques les plus brillantes de la pensée, la raison a toujours des progrès à faire contre le fanatisme. L'ordre analytique, que Voltaire a préféré à l'ordre chronologique, n'est pas sans inconvénient : mais il met en lumière le dessein de l'historien philosophe : ce n'est point simplement les annales du règne qu'il écrit, c'est plutôt l'histoire de l'esprit humain puisée dans le siècle le plus glorieux à l'esprit humain.

L'Essai sur l'histoire générale et sur les mœurs et l'esprit des nations depuis Charlemagne jusqu'à nos jours, qui parut en 1756, et auquel s'ajouta plus tard une Introduction sur les peuples de l'antiquité, est un ouvrage de vulgarisation ; tous les peuples, et non seulement ceux d'Europe, y ont trouvé une place. Voltaire a inauguré ainsi l'histoire universelle et encyclopédique.

Devant ce chaos d'hommes et de faits, il déclare absurde la conception de la Providence, telle que la présente Bossuet. Le hasard est, à ses yeux, le maitre des événements, et les plus petites causes déterminent le sort des empires. Mais les grands hommes agissent puissamment aussi dans l'histoire. Grâce à cette puissance, on peut croire à un progrès du bien-être et de la raison parmi les hommes. Voltaire trouve dans l'Essai, où il a dépensé beaucoup d'intelligence, d'innombrables prétextes à philosophie voltairienne ; en même temps qu'il s'indigne des sottises et des crimes du passé, il multiplie les allusions au présent. Aussi a-t-il jugé prudent de désavouer par-devant notaires la première édition de l'Essai.

A son retour de Prusse, n'osant pas s'aventurer en France, il erra pendant plus d'un an en Alsace et en Lorraine. Il sentait le besoin de s'assurer un asile : Il faut, disait-il, que des philosophes aient deux ou trois trous sous terre contre les chiens qui courent après eux. Il finit par s'établir en Suisse, où il acheta près de Genève, en 1755, une propriété qu'il appela les Délices. Mais il offensait la foi et l'austérité genevoise ; le Magnifique Conseil du petit État l'invita à supprimer le théâtre privé où il jouait la tragédie. Il acquit alors en France les domaines de Tournay et de Ferney, tout près de la frontière, qu'il pouvait passer à la moindre alerte.

A partir de 1760, il résida d'ordinaire au château de Ferney, entouré d'un personnel nombreux de serviteurs et de secrétaires. Sa nièce, Mme Denis, une petite grosse femme toute ronde... laide et bonne, criant, décidant, politiquant, raisonnant, déraisonnant, mais sans trop de prétentions, qui adorait son oncle et l'amusait, l'aidait à recevoir les visiteurs et les hôtes. La gloire de Voltaire l'avait suivi dans sa retraite, où se succédaient les Parisiens en renom et les étrangers de passage en Suisse, comme le prince de Brunswick, le landgrave de Hesse, le prince de Ligne, des Italiens, des Russes, surtout des Anglais.

En 1760, il atteint soixante-six ans. Dans la figure, encadrée d'une large perruque, les saillies du nez et du menton ressortent d'une façon excessive ; les yeux sont toujours brillants ; le sourire exprime l'habitude de la moquerie. Lui-même a dit : Il est vrai que je ricane beaucoup, cela fait du bien et soutient son homme dans la vieillesse. Il porte une veste de basin, longue jusqu'aux genoux, des bas et des souliers gris de fer ; le dimanche il met quelquefois un habit mordoré, une veste galonnée d'or, des manchettes en dentelles jusqu'au bout des doigts, car avec cela, dit-il, on a l'air noble. Il avait d'ailleurs la vanité de faire le seigneur. Il a gardé son activité merveilleuse ; tout en disant qu'il se meurt, il travaille dix-huit et vingt heures par jour. Il écrivait en 1759 :

Je n'ai point cette raideur d'esprit des vieillards ; je suis flexible comme une anguille et vif comme un lézard, et travaillant toujours comme un écureuil. Dès qu'on me fait apercevoir d'une sottise, j'en mets vite une autre à la place.

Voltaire continue à jouer et à écrire des tragédies : Olympie, le Triumvirat, les Guèbres, les lois de Minos. Il s'occupe aussi des problèmes économiques ; il répare des routes, et en trace de nouvelles, établit des ateliers d'horlogerie, vend ses produits à Constantinople et dans les Pays Barbaresques. Il fabrique de la soie et fait hommage à la duchesse de Choiseul d'une paire de bas :

Ce sont, dit-il, mes vers à soie qui ont travaillé à les fabriquer chez moi ; ce sont les premiers bas qu'on ait faits dans ce pays. Daignez les mettre, Madame, une seule fois ; montrez ensuite vos jambes à qui vous voudrez, et si on n'avoue pas que ma soie est plus forte et plus belle que celle de Provence et d'Italie, je renonce au métier. Donnez-les ensuite à une de vos femmes, ils lui dureront un an.

Il crée un haras, et demande un étalon de race au marquis de Voyer, intendant des écuries du Roi :

Mon sérail est prêt, monsieur, il ne me manque plus que le sultan que vous m'aviez promis. On a tant écrit sur la population que je veux au moins peupler le pays de Gex de chevaux, ne pouvant guère avoir l'honneur de provigner mon espèce.

Il imagine des plans d'admirables fermes modèles ; il développe la prospérité du village de Ferney par l'agriculture et par l'industrie, comme il convient à un bon seigneur. Il s'entend mieux que personne aux placements d'argent ; il aime l'argent et s'enrichit.

Mais il se tient au courant de la vie de Paris ; de Ferney il excite les Encyclopédistes à combattre la superstition qu'il appelle l'Infâme. Il se donne avec ardeur à la philosophie, puisqu'elle est devenue la grande affaire de son temps. Ses idées ne sont nullement originales et ne s'ordonnent pas en système. Adversaire de toutes les religions, qu'il confond injustement dans le même mépris superficiel et grossier, et dont il attribue la naissance et la puissance uniquement à la fourberie des prêtres et à l'imbécillité des peuples, il professe la religion naturelle, et reste fermement déiste. Il croit en un Dieu rémunérateur et vengeur qui impose aux peuples une morale ; à l'origine, c'est Dieu qui a mis dans le cœur de l'homme l'instinct qui nous fait sentir la justice, et qui est la loi naturelle, universelle et fixe comme la raison. Elle apparaît peu à peu aux consciences, et finira par l'emporter sur les préjugés et les vices. Voltaire est au fond optimiste et pratique. Il est vrai que son roman de Candide, publié en 1758, est un manifeste d'ironie contre l'optimisme de Leibniz et contre le triste désordre qui subsiste dans le train de l'univers ; mais le conseil qu'il a donné, à la fin de Candide, de cultiver son jardin, et de ne point se soucier du reste, il ne l'a pas suivi. Son pessimisme n'est pas une opinion métaphysique, — il avait le moins possible de ces sortes d'opinions ; — le sentiment qu'il avait de la faiblesse humaine n'excluait pas la confiance en la vie :

Je vous ai donné des bras pour cultiver la terre (dit la Nature aux hommes), et une petite lueur de raison pour vous conduire ; j'ai mis dans vos cœurs un germe de compassion pour vous aider les uns les autres à supporter la vie. N'étouffez pas ce germe, ne le corrompez pas, apprenez qu'il est divin, et ne substituez pas les misérables penseurs de l'école à la voix de la nature.

H s'élève souvent, comme d'ailleurs la plupart des philosophes de ce temps, au ton religieux. Il semble même vouloir fonder une Église nouvelle, dont la religion sera la vérité. Il a dit un jour :

Dieu bénit notre Église naissante ; les écailles tombent des yeux ; le règne de la vérité est proche.

En politique il souhaite de nombreuses réformes : l'impôt proportionnel et sans privilèges, la réduction des armées, la suppression des droits féodaux, la liberté individuelle, l'éducation du peuple, l'abolition du servage, l'abolition de la vénalité des charges de justice, la suppression de la torture, le divorce, etc. Mais, pas plus qu'un système philosophique, il n'a construit un système politique. Tout comme il est resté déiste, il reste conservateur. Pour un grand territoire, une monarchie modérée lui parait être le meilleur des gouvernements ; mais la monarchie comme elle s'est établie en France lui parait bonne, si elle respecte les lois.

Voltaire n'a pas demandé que l'Église fût séparée de l'État. Il souhaitait que le catholicisme fût réduit à la condition où se trouvait en Angleterre l'anglicanisme, c'est-à-dire une religion dominante et non la religion exclusive. Il faut, disait-il, qu'il soit enfin permis de prier Dieu à sa mode comme de manger à son goût. Il niait qu'un homme eût le droit de dire à un autre : Crois ce que je crois et ce que tu ne veux pas croire, ou tu périras. A conquérir la tolérance, tout philosophe devait travailler selon ses forces.

Plus que personne, il travailla contre l'Église. Polémiste, merveilleux journaliste, il organisait sa propagande. Son commissionnaire Thiériot court chez ceux dont il faut réchauffer le zèle ou gagner l'appui. Damilaville, premier commis des vingtièmes, fait circuler par toute la France sous le cachet du contrôleur général la correspondance et les pamphlets des Philosophes. De 1760 à 1768, il ne se passe guère de jours où Voltaire n'adresse quelque billet à Damilaville.

Il a trouvé la tactique à suivre. Plus de gros ouvrages, disait-il, mais des brochures qu'on lance comme les flèches d'un carquois, sans que personne sache de quelles mains elles partent. Une brochure est vite lue, et court de pays en pays, invisible à la police. Point de métaphysique : Il est à la fois plus sûr et plus agréable de jeter du ridicule et de l'horreur sur les disputes théologiques. Et il tourne en ridicule toute l'histoire sainte, le paradis terrestre, le serpent, les aimables filles de Loth, l'arche de Noé. Ses écrits les plus retentissants furent le Sermon des cinquante et l'Extrait des sentiments de Jean Meslier, curé d'Etrépigny.

Des copies du Sermon circulèrent dès 1760. C'était, dit Barbier, un ouvrage épouvantable.

On suppose... qu'il se tient à Genève une assemblée de cinquante gens de lettres, qui tour à tour font un discours dans cette assemblée, et que celui-ci est de M. de Voltaire... Les deux premiers points sont une critique affreuse de l'Ancien Testament, pour en démontrer la fausseté et l'impiété ; et le troisième est de même contre le Nouveau Testament. Si l'auteur était connu, on ne lui ferait pas faire de voyage autre part qu'à la place de Grève, pour y être brûlé.

L'abbé Meslier, prêtre champenois, austère de mœurs et doux aux pauvres, avait écrit un livre pour demander pardon à ses paroissiens de les avoir toute sa vie trompés en leur prêchant le catholicisme. Il y niait l'existence de Dieu et l'immortalité de Filme ; il y condamnait le gouvernement monarchique et concluait au communisme. Voltaire, qui connaissait le livre depuis trente ans, le trouvait long, ennuyeux, rempli d'opinions détestables. Mais il pensa qu'il en pourrait tirer un excellent catéchisme de Belzébuth. Il y puisa en effet toutes sortes d'arguments contre l'ancienne loi, la doctrine chrétienne et les miracles. Les Philosophes déclarèrent que l'Évangile de Meslier convertirait un jour la terre, et d'Alembert proposa cette épitaphe pour la tombe du curé :

Ci-git un fort honnête homme de prêtre, curé de village, en Champagne, qui, en mourant, a demandé pardon à Dieu d'avoir été chrétien, et qui a prouvé par là que quatre-vingt-dix-neuf moutons et un Champenois ne font pas cent bêtes.

Voltaire multiplia ses flèches sans jamais épuiser son carquois. Raillant et ricanant, il ne craignait pas de se répéter. Il fit paraître les Questions de Zapata, traduites par le sieur Tamponnel, docteur en Sorbonne ; la Canonisation de Saint-Cucufin, frère d'Ascoli, et son apparition au sieur Aveline, bourgeois de Troyes, mise en lumière par le sieur Aveline lui-même ; des contes en prose, l'Ingénu, la Princesse de Babylone ; des contes en vers comme les Trois Empereurs de Chine en Sorbonne, des dialogues, des homélies et des tragédies encore et toujours. Au même temps, il écrivit un Traité sur la tolérance et le Dictionnaire philosophique en huit volumes, qui fut, suivi du Dictionnaire philosophique portatif. Le Dictionnaire est une œuvre de polémique, comme à peu près toutes les œuvres de Voltaire ; les anecdotes grivoises s'y mêlent à des dissertations sérieuses. Voltaire y a versé son érudition, acquise par une immense lecture, mais sujette à de nombreuses erreurs, dont ses adversaires, Nonotte et l'abbé Guénée, remplirent des recueils.

Ainsi le patriarche de Ferney était peu à peu devenu, ce que ne faisait pas prévoir la première moitié de sa vie, le chef des Philosophes, par ses qualités, sa prodigieuse activité, l'éclat de son esprit, le don d'expliquer et de vulgariser les questions dont tout le monde se préoccupait, son généreux et sincère amour de l'humanité, mais aussi par ses défauts, la fâcheuse répugnance à s'attarder aux choses obscures, l'inaptitude à la réflexion profonde, l'incapacité de méditer, la promptitude à la pirouette et au rire.

Voltaire avait le talent d'échapper aux magistrats, à ceux de Genève comme à ceux de France. Il ne signait pas ses opuscules, et désavouait ceux qu'on lui attribuait. Il avertit lui-même, un jour, le Magnifique Conseil de Genève que le libraire Rey, d'Amsterdam, expédiait un lot de dictionnaires philosophiques et autres livres pernicieux, qu'il reniait d'avance ; pendant ce temps, dit-on, un lot plus considérable arrivait chez un autre libraire. Il se couvrait de protecteurs illustres, Richelieu, Bernis, Choiseul. Mais les colporteurs et les lecteurs de ses œuvres interdites n'échappèrent pas toujours à la justice. Lui-même fut deux ou trois fois dans des alarmes qui allèrent jusqu'à l'affolement ; en 1755, quand parut à Bâle une édition de sa Pucelle, un laid et insupportable poème ; en 1764, après le supplice du chevalier de la Barre, sur le bûcher de qui le bourreau brûla le Dictionnaire philosophique ; en 1765, quand l'Assemblée du Clergé condamna in globo les écrits des Philosophes.

Le philosophe redoubla de précautions : il rebâtit l'église de Ferney ; il va à la messe tous les dimanches. En 1768, il fit ses Pâques, et adressa un petit sermon à l'auditoire : communion scandaleuse, qui indigne l'évêque d'Annecy, au point qu'il en porte plainte au Roi. L'année suivante, il feint d'être moribond, se confesse, communie, et fait constater cette manifestation de piété par un notaire. D'Argenson lui écrivait un jour : Monsieur, faites comme moi, soyez jésuite. Voltaire n'avait pas besoin de ce conseil. Il jouait sans scrupules ces vilaines comédies.

Sa plus sûre défense était dans l'opinion publique. Sa popularité grandissait. Sa belle conduite dans les affaires de Calas et de Sirven, dont on trouvera bientôt l'histoire, y avait contribué. Il semblait au-dessus de tous les périls. En 1770, l'Avocat général Séguier, dans un réquisitoire qui fit grand bruit, avouait et déplorait la victoire de la philosophie :

Les philosophes se sont élevés, disait-il, en précepteurs du genre humain. Liberté de penser, voilà leur cri, et ce cri s'est fait entendre d'une extrémité du monde à l'autre. Leur objet était de faire prendre un autre cours aux esprits sur les institutions civiles et religieuses et, la révolution s'est pour ainsi dire opérée.

La même année, Mme Necker ouvrait une souscription pour élever une statue à Voltaire. Dans quelques années, Paris le reverra et lui fera un triomphe.

 

III. — ROUSSEAU.

CEPENDANT un homme qui ne ressemblait pas à Voltaire, qui  ne ressemblait à personne, un homme tout à part, qui avait une foi à lui, des passions et des rêves, poète, orateur, rhéteur, disputait au patriarche de Ferney la gloire de régner sur les times.

Jean-Jacques Rousseau naquit à Genève le 28 juin 1712, d'un horloger sans fortune, Isaac Rousseau, et de Suzanne Bernard, fille d'un ministre protestant. Sa mère mourut en le mettant au monde ; son père lui donna une première éducation bizarre ; avec lui, Jean-Jacques, âgé de sept ans, lisait des romans, sur lesquels le père et le fils s'attendrissaient des nuits entières. Il déclama les anecdotes héroïques de Plutarque, se crut Grec ou Romain, et s'éprit de la liberté. Son tempérament, précocement éveillé, troubla son imagination qui était très vive. Sa sensualité se dépensait en rêves, en audaces sottes et en pratiques honteuses.

Isaac Rousseau, forcé de quitter Genève, confia son fils au pasteur Lambercier. Jean-Jacques fut mis en apprentissage chez un greffier, puis chez un graveur ; ses maîtres le dégoûtèrent de ces métiers. Comme il n'avait point de famille, ni d'argent à employer, il suivit sa fantaisie ; à seize ans, il s'enfuit de Genève. Un bon curé lui donna une recommandation pour une jeune dame d'Annecy, Mme de Warens, protestante convertie au catholicisme. Elle avait vingt-huit ans au moment de leur rencontre, un visage pétri de grâces, de beaux yeux bleus pleins de douceur, un teint éblouissant, les cheveux cendrés, auxquels elle donnait un tour négligé qui la rendait très piquante. Elle se mêlait de politique, cherchait la fortune dans des entreprises qui devaient finir par la ruiner. Rousseau l'aima comme une charmante maman. Pour lui plaire, il abjura, comme elle avait fait, le protestantisme.

Il ne se fixa pas d'abord auprès d'elle ; il vagabondait, mais il revenait au bon logis ; elle lui donnait, outre l'hospitalité, des leçons de tenue, de morale et de musique. Puis il repartait pour de nouvelles aventures. Il fut laquais, vola un ruban précieux et accusa du larcin une servante innocente. Il se lia avec des personnages étranges, un prestidigitateur, un archimandrite, se fit professeur de musique et prit un pseudonyme sonore. Il était toujours en route, voyageant à pied le plus souvent ; en 1732 il poussa jusqu'à Paris. Heureux dans la nature, habitué à la pauvreté, tiré du besoin quand il le voulait par sa protectrice, il vivait en dehors des conditions habituelles de la vie.

Quand il eut vingt-deux ans, Mme de Warens lui offrit d'être sa maîtresse. Il la prit sans désir, avec reconnaissance et comme par nécessité ; l'amour vint ensuite ; mais il accepta fort bien un partage de cette singulière maîtresse avec le jardinier Claude Anet, dont il estimait les vertus. Ainsi s'établit entre eux trois, comme il a dit lui-même, une société peut-être sans exemple sur la terre.

Mme de Warens avait loué une petite maison dans la campagne de Chambéry, les Charmettes. Jean-Jacques y passa deux années d'une vie délicieuse, au milieu des fleurs, des bois, de paysages clairs et tranquilles ; il y lut beaucoup, avec l'ambition de tout apprendre, médita et rêva. Mais au retour d'un voyage à Montpellier, délaissé pour un autre amant, il s'éloigna de Mme de Warens. Après avoir été précepteur à Lyon, — tache dont il s'acquitta mal, — il revint à Paris en 1741, pour y tenter la fortune.

Il apportait une méthode de notation de la musique par des chiffres ; mais l'Académie des Sciences la jugea impraticable. Un Jésuite le présenta à quelques femmes de qualité, qui firent de lui le secrétaire de l'ambassadeur de France à Venise. II se brouilla vite avec son chef, et rentra sans argent à Paris. Il composa un opéra que fit jouer en 1744 le fermier général de la Popelinière, les Muses galantes. Chez ce financier, chez Mme d'Épinay, femme séparée d'un autre fermier général, il fit la connaissance des Philosophes, en particulier de Diderot et de Duclos.

Il vivait avec une servante laide et illettrée, Thérèse Le Vasseur. Il eut d'elle cinq enfants, et les abandonna tous aux Enfants-Trouvés. Il fit cette odieuse action sans scrupules, en homme habitué par sa jeunesse errante et pauvre à user des établissements de charité publique. Il se paya de mots, disant qu'il destinait ses enfants à devenir ouvriers ou paysans plutôt qu'aventuriers ou coureurs de fortune. Il se faisait croire qu'il se conduisait en citoyen de la République de Platon.

Rousseau n'aimait pas la vie mondaine ; il était peuple et voulait rester peuple ; mais il se montrait volontiers dans le monde, fier d'y être admis et d'y faire une figure originale par son mépris des convenances et des modes. Il était petit, de teint brun ; des yeux pleins de feu animaient sa physionomie. Sans être beau, son visage intéressait. Souvent l'intimidation arrêtait en lui la parole et contraignait ses manières. Avec les femmes, complimenteur sans être poli ou au moins sans en avoir l'air, il laissait paraître son orgueil et sa mélancolie, et s'attirait à tout le moins leur curiosité. Avec les hommes, des poussées de sa conscience rompaient son silence. Quand ses amis le contredisaient — ils le faisaient quelquefois exprès pour l'exciter — sa conversation, très commune à l'ordinaire, devenait sublime ou folle.

Au reste, il sentait parfaitement que son étrangeté pouvait être un moyen de succès, et il se composa avec soin un personnage :

Je commençai ma réforme par ma parure, je quittai la dorure et les bas blancs, je pris une perruque ronde, je posai l'épée, je vendis ma montre... Ma chambre ne désemplissait pas de gens qui, sous divers prétextes, venaient s'emparer de mon temps. Les femmes employaient mille ruses pour m'avoir à diner. Plus je brusquais les gens, plus ils s'obstinaient. Bientôt il aurait fallu me montrer comme Polichinelle, à tant par personne.

Jean-Jacques détestait l'uniformité de mœurs que la mode établissait en France. Les autres philosophes louaient surtout la politique, la science, la tolérance des Anglais ; lui, il admirait leur caractère, et tout d'abord leur indépendance morale : Les Anglais.... ont conservé avec leur liberté le privilège d'être chacun en particulier tel que la nature l'a formé. Il estimait leurs manières rudes et leurs instincts républicains : C'est, disait-il, la seule nation d'hommes qui reste parmi les troupeaux divers dont la terre est couverte.

Sans doute, ce protestant de Genève avait des accointances morales avec les protestants d'Angleterre. Cette prédisposition intime était fortifiée par ses goûts qui le rapprochaient de l'idéalisme anglais. Il croyait à l'unité du bien et du beau, imaginant de belles matinées où des compagnies brillantes et vertueuses se reposent dans des paysages riants. Il aimait, dans les Saisons de Thomson, l'amour de la nature ; dans l'Essai sur l'Homme, de Pope, l'éloge de la passion. Du Robinson Crusoë de Daniel de Foé, il tira peut-être quelques-unes de ses théories sur l'éducation.

L'homme naturel, l'homme primitif, lui semblait l'être idéal, et le retour à la vie primitive, la condition du bonheur de l'humanité. Avant lui, les missionnaires jésuites du Paraguay avaient écrit des Lettres où ils opposaient les vertus de leurs catéchumènes aux vices des civilisés, et répandu en Europe des préjugés sur la supériorité de l'homme sauvage. Il y avait longtemps, d'ailleurs, que des utopistes imaginaient un état de nature afin de critiquer par comparaison la société de leur temps ; et les historiens, en donnant une peinture trop belle des cités antiques, encourageaient l'admiration et le regret des temps passés. L'idée de Rousseau ne parut donc pas absurde. Au reste, il ne soutenait pas que l'état de nature eût jamais existé dans toute sa perfection, et il n'a point proposé en exemple les mœurs des sauvages. L'idée que la nature a fait l'homme heureux et bon, mais que la société le déprave et le rend misérable convenait à un esprit moral et romanesque. Il souffrait de sa propre corruption ; ne voulant pas en chercher la source dans son cœur, il en trouvait l'explication dans son paradoxe ; mais il ne croyait pas à la possibilité du retour à l'état primitif. Il a dit dans ses Dialogues :

La nature humaine ne rétrograde pas, et jamais on ne remonte vers les temps d'innocence et d'égalité, quand une fois on s'en est éloigné ; c'est encore un des principes sur lesquels il (Rousseau) a le plus insisté. Ainsi son objet ne pouvait être de ramener les peuples nombreux, ni les grands Etats, à leur première simplicité, mais seulement d'arrêter, s'il était possible, le progrès de ceux dont la petitesse et la situation les ont préservés d'une marche aussi rapide vers la perfection de la société, et vers les détériorations de l'espèce. On s'est obstiné à l'accuser de vouloir détruire les sciences, les arts, les théâtres, les académies, et replonger l'univers dans sa première barbarie ; et il a toujours insisté, au contraire, sur la conservation des institutions existantes, soutenant que leur destruction ne ferait qu'ôter les palliatifs en laissant les vices, et substituer le brigandage à la corruption.

Telle est la théorie qu'il imagine pour concilier ses rêves d'un âge d'or, ses récriminations de solitaire qui sent mal ce qu'il doit à la société, avec son bon sens qui le détourne des bouleversements et des révolutions.

Le point de vue auquel Rousseau se place dans ses ouvrages est singulier ; mais il a pris soin de l'expliquer à ses lecteurs. Il ne s'inquiète pas de découvrir la vérité ; il expose seulement des idées, laissant au public éclairé le soin d'en tirer le profit possible. Il écrit, à propos de l'état de nature, dans le Discours sur l'inégalité

Il ne faut pas prendre les recherches dans lesquelles on peut entrer dans ce sujet pour des vérités historiques, mais seulement pour des raisonnements hypothétiques et conditionnels, plus propres à éclairer la nature des choses qu'à en montrer la véritable origine.

Aux objections qu'on pourrait lui faire sur la hardiesse de ses idées impraticables, il a répondu en ces termes :

Proposez ce qui est faisable, ne cesse-t-on de me répéter. C'est comme si l'on me disait : Proposez de faire ce qu'on fait, ou du moins, proposez quelque bien qui s'allie avec le mal existant.

Il revendiquait le droit d'écrire ses pensées comme elles lui venaient :

Je dis exactement ce qui se passe dans mon esprit.

Il n'était pas dupe de ses utopies, mais il n'en faisait pas la critique. Par malheur, la plupart de ses contemporains ne se sont pas plus que lui donné cette peine.

Son premier grand succès fut un Discours sur les sciences et les arts, qu'il publia en 1750, pour répondre à la question que l'Académie de Dijon avait mise au concours : Le progrès des sciences et des arts a-t-il contribué à corrompre ou à épurer les mœurs ?

Rousseau prit parti naturellement contre les arts et les sciences. Il soutint que, nés de la superstition, de la curiosité, du mensonge, ils ont entretenu les vices et les ont multipliés ; qu'ils ont créé le luxe, divisé la société en oisifs et en pauvres, et qu'enfin la civilisation tout entière est corruptrice :

Le luxe nourrit cent pauvres de nos villes, et en fait périr cent mille dans nos campagnes. L'argent qui circule entre les mains des riches et des artistes pour fournir à leurs superfluités, est perdu pour la subsistance du laboureur. Il faut des jus dans nos cuisines : voilà pourquoi tant de malades manquent de bouillon. Il faut des liqueurs sur nos tables : voilà pourquoi le paysan ne boit que de l'eau. Il faut de la poudre à nos perruques : voilà pourquoi tant de paysans n'ont pas de pain.

A ces dramatiques antithèses, il ajoutait des exemples tirés de l'histoire ancienne ; il rappelait la frugalité des Romains ou des Perses de Cyrus, et prononçait des sentences, souvent justes :

Le goût du faste ne s'associe guère dans les mêmes âmes avec celui de l'honnête. Non, il n'est pas possible que des esprits dégradés par une multitude de soins futiles s'élèvent jamais à rien de grand : et, quand ils en auraient la force, le courage leur manquerait.

Il traitait ces lieux communs avec l'accent de la conviction, et se sentait à son aise dans ces développements nobles, abstraits, sans preuves, sans intention précise.

Le Discours prit par-dessus les nues, écrit Diderot. L'effet produit est expliqué par Garat dans ses Mémoires : Une voix qui n'était pas jeune, et qui était pourtant tout à fait inconnue, s'éleva, non du fond des déserts et des forêts, mais du sein même de ces sociétés, de ces académies et de cette philosophie où tant de lumières... faisaient naître tant d'espérances... et, au nom de la vérité, c'est une accusation qu'elle intente... contre les lettres, les arts, les sciences, et la société même. Le public, qui aimait toutes ces choses, s'étonna d'être ainsi bravé, s'en étonna, mais s'en émut aussi ; à son admiration se joignit une sorte de terreur.

En 1755 pour un nouveau concours ouvert par l'Académie de Dijon, il composa le Discours sur l'origine et les fondements de l'Inégalité parmi les hommes, qui fit moins de bruit que le premier, mais qui l'emportait de beaucoup par la force de la pensée. C'est là que Rousseau a exposé le plus longuement sa légende sur l'état primitif de l'humanité, où l'homme robuste, solitaire, portant dans son cœur la pitié naturelle qui est le germe de toutes les vertus, vivait sans querelles et sans passions. Mais le jour vint où une première iniquité détruisit le bonheur de ces premiers âges :

Le premier qui, ayant enclos un terrain, s'avisa de dire : Ceci est à moi, et trouva des gens assez aveugles pour le croire, fut le vrai fondateur de la société civile.

La culture des terres, qui obligea de les partager, l'échange du fer contre des denrées, l'inégalité des forces, du travail, des besoins, rendirent plus sensibles et firent permanentes les différences entre les hommes. Rousseau voudrait que l'humanité se fût arrêtée à l'état sauvage, lorsque l'agriculture ne faisait que de naître, et que la terre était encore commune. D'ailleurs, il aurait jugé vain l'effort pour rétablir le communisme. Montesquieu aussi a vanté l'égalité absolue et le communisme dans son apologue des Troglodytes, sans que cela tirât pour lui, pratiquement, à conséquence. Mais Rousseau était plus qu'aucun de ses contemporains capable de soulever les passions contre le régime social. Lui, qui avait passé par les plus basses conditions, il était, comme il le dit dans sa Lettre à Mgr Christophe de Beaumont, celui qui gémit sur les misères du peuple et qui les éprouve.

Les autres Philosophes, gens sociables, qui s'accommodaient fort bien du présent après tout, et comptaient sur le progrès pour détruire les abus, furent choqués par les paradoxes de Jean-Jacques.

J'ai reçu, Monsieur, lui écrivait Voltaire, votre nouveau livre contre le genre humain ; je vous en remercie. Vous plairez aux hommes à qui vous dites leurs vérités, mais vous ne les corrigerez pas. On ne peut peindre avec des couleurs plus fortes les horreurs de la société humaine dont notre ignorance et notre faiblesse se promettent tant de douceur. On n'a jamais employé tant d'esprit à vouloir nous rendre bêtes ; il prend envie de marcher à quatre pattes quand on lit votre ouvrage. Cependant, comme il y a plus de soixante ans que j'en ai perdu l'habitude, je sens malheureusement qu'il m'est impossible de la reprendre, et Je laisse celte allure naturelle à ceux qui en sont plus dignes que vous et moi.

Ce fut la première escarmouche entre ces deux hommes ; ils rompirent tout à fait environ trois ans plus tard. Rousseau était retourné à Genève en juin 1754 ; bien accueilli, il y passa l'été. Pour reprendre le titre de citoyen de Genève, il était rentré dans le culte établi dans son pays, c'est-à-dire qu'il s'était refait protestant. L'année suivante, Voltaire, qui était aux Délices, voulut introduire les spectacles à Genève, en dépit des pasteurs. Pour lui venir en aide, d'Alembert écrivit dans l'Encyclopédie l'article GENÈVE, où il souhaita de voir cette ville fonder un théâtre pour s'y former le goût. Rousseau fit paraître alors sa Lettre à d'Alembert sur les Spectacles, critique véhémente du théâtre et de la corruption qu'il produit. Il eut gain de cause auprès des bourgeois de Genève, et se fit de Voltaire un ennemi déclaré.

De retour en France, Jean-Jacques était devenu l'hôte de Mme d'Epinay, qui avait fait disposer pour lui une maison de jardinier, l'Ermitage, à côté de son château de la Chevrette. Il passa là des jours heureux, presque solitaire, dans la forêt de Montmorency. Il jouissait de la nature comme autrefois aux Charmettes, mais avec une tristesse attirante où il se plaisait, et des ravissements pieux. Il fut bientôt agité de sentiments plus violents. Il rencontra la belle-sœur de Mme d'Epinay, Sophie d'Houdetot, conçut pour elle la plus forte passion de sa vie et obtint des rendez-vous qui le jetaient dans un trouble ardent. Elle-même fut émue, mais demeura la fidèle maîtresse de Saint-Lambert. Rousseau estimait ce philosophe poète, et c'est à peine s'il se sentait jaloux de lui. Son amour était un transport qui ne dérangeait point le reste de ses sentiments ; il resta juste, bienveillant et déférent envers son rival.

Mais il finit par se brouiller avec Mme d'Epinay. Elle devait aller à Genève, et souhaitait qu'il y allât avec elle. Rousseau vit dans ce désir une atteinte à son indépendance, et comme Grimm, Diderot et d'Holbach se permirent de le désapprouver, il rompit avec eux et, finalement, avec le parti encyclopédique. Dans le monde des Philosophes, il devint un solitaire.

Il quitta l'Ermitage après le départ de .Mme d'Epinay, le 15 décembre 1757. Alors il loua une maisonnette à Montlouis, près de Montmorency, puis logea dans un petit château que le maréchal et la maréchale de Luxembourg mirent à sa disposition.

Les six années qu'il passa à l'Ermitage et à Montmorency, se promenant, lisant, écrivant, sans presque voir personne, furent les plus fécondes de sa vie. Cependant, il souffrait d'infirmités nombreuses. Une rétention d'urine était pour lui une gêne continuelle. Vers trente ans, il avait été pris de bourdonnements d'oreille qui ne disparurent jamais complètement ; il avait des maux de gorge fréquents ; en 1758, il fut atteint d'une sorte d'enflure dans le bas-ventre. Enfin, s'annonçaient en lui des symptômes de neurasthénie, au sens médical du mot, et sa passion pour Mme d'Houdetot les aggravait.

Cette passion lui inspira le roman de la Nouvelle Héloïse. Julie, jeune fille noble et vertueuse, aime Saint-Preux, son jeune précepteur, et devient sa maîtresse. Plus tard, pour obéir à son père, qui n'a pas voulu la marier à son amant par préjugé nobiliaire, elle épouse M. de Wolmar. Alors, elle sent la grandeur et la sainteté du mariage, et devient la plus sage et la plus fidèle des femmes. Wolmar a tant de confiance en elle, qu'il charge Saint-Preux d'élever leurs enfants. Tous trois soutiennent leur effort de loyauté jusqu'à ce qu'un accident mortel sauve à temps Julie d'une seconde chute. Ce livre est émouvant, tantôt par la peinture de l'amour, tantôt par la beauté du consentement au devoir. Rousseau y est éloquent dans les dissertations sur le duel ou le suicide, poétique et vrai quand il décrit le Léman, le Valais ou les vendanges dans le domaine de Clarens. Les femmes admirèrent Rousseau pour les vertus qu'il donnait à Julie, amante, épouse et mère. Elles louaient à l'heure l'Héloïse et ne la lisaient qu'en pleurant.

En même temps que ce roman, Rousseau avait composé le traité d'éducation le moins pratique, mais le plus abondant en idées justes et fécondes que l'on ait écrit, l'Émile. Son dessein était de montrer qu'une éducation qui ne contraindrait point la nature, c'est-à-dire les dispositions innées qu'altèrent d'ordinaire l'habitude et l'opinion toutes faites, conserverait à l'homme sa bonté originelle et assurerait son bonheur. Il suppose qu'Émile est élevé seul, par un précepteur qui se donne ce soin par goût désintéressé. Émile est riche et noble ; il ne s'agit point de le préparer à quelque profession, mais de faire de lui un homme. Jusqu'à douze ans, il exercera son corps et ses sons ; de douze à quinze ans, capable de réfléchir, il recevra l'instruction ; plus tard, quand son adolescence sera prête pour les graves sentiments, on lui parlera de la religion. Il devra refaire en quelque sorte les expériences de l'humanité ; il attendra, pour s'initier à des connaissances, qu'il en ait senti le besoin ; il commencera d'apprendre l'astronomie parce qu'il lui faudra retrouver son chemin dans la campagne, et la lecture, parce qu'il voudra lire un billet d'invitation. Pendant longtemps, le précepteur n'interviendra que pour disposer les circonstances et préparer la leçon des choses. Émile ne sera jamais puni ; il ne se soumettra jamais passivement à l'enseignement du maitre. Cette méthode a le défaut d'être fort longue et de n'habituer l'enfant à aucune discipline ; mais elle développe l'attention, le jugement et respecte la spontanéité de l'esprit auquel elle donne confiance dans les vérités qu'il acquiert. Émile, ayant éprouvé l'utilité de la science et la vérité de la morale, ne sera point tenté par des doutes sur leur valeur. D'ailleurs, cet idéal d'éducation ne devait pas sembler chimérique à Jean-Jacques, qui s'était formé et instruit par ses aventures et au hasard de la vie ; c'était un peu sa propre expérience qu'il racontait.

Ce nouveau livre eut comme l'Héloïse un succès très vif. Les femmes que Rousseau y exhortait à nourrir elles-mêmes leurs enfants se prirent d'enthousiasme pour leurs devoirs de mères. Tenant le livre en main, elles donnaient le sein aux nouveau-nés ; l'on en vit qui allaitaient en plein théâtre, aux applaudissements du public. De jeunes nobles apprirent comme Émile des métiers manuels.

Mais l'Émile inquiéta les Philosophes par un de ses épisodes, la Profession de foi du vicaire savoyard, qui est en réalité celle de Jean-Jacques. Le vicaire se déclare ému par la sainteté de l'Évangile. Il proteste contre l'esprit raisonneur et philosophique qui attache à la vie, effémine, avilit les âmes, concentre toutes les passions dans la bassesse de l'intérêt particulier, esprit plus funeste que le fanatisme même. C'était la condamnation des Encyclopédistes, qui ne savaient que penser de cette apologie du sentiment religieux : Je vois Rousseau tourner autour d'une capucinière, où il se fourrera quelqu'un de ces matins, écrivait Diderot. Mais, dans ce même livre, Jean-Jacques niait la révélation, les miracles et le privilège divin du christianisme. Il écrivait :

Je crois toutes les religions bonnes quand on y sert Dieu convenablement. Le culte essentiel est celui du cœur.

Averti que le Parlement allait procéder contre lui en toute rigueur à cause de ses impiétés, décrété de prise de corps, il s'enfuit, la nuit du 8 au 9 juin 1762. Tout le monde se déclarait contre lui. De plus en plus, il était solitaire.

Quelques semaines avant l'Émile, il avait publié le Contrat social. La doctrine en est que la société résulte d'un pacte assurant la protection mutuelle de ses membres, à condition d'une aliénation totale de chaque associé avec tous ses droits à toute la communauté ; chacun met en commun sa personne et toute sa puissance sous la suprême direction de la volonté générale ; il devient partie indivisible du tout. Comme il n'y a pas un associé sur lequel on n'acquière le même droit qu'on lui cède sur soi, on gagne l'équivalent de tout ce qu'on perd et plus de force pour conserver ce qu'on a.

Il suit de là que tout gouvernement fondé par la force est illégitime. C'est la volonté générale qui est le souverain. Les législateurs ne font qu'éclairer ce souverain ; les gouvernants ne sont que ses délégués, qui reçoivent commission d'exercer la puissance exécutive, parce qu'elle ne consiste qu'en actes particuliers. Le gouvernement le plus parfait serait la démocratie ; mais il n'est applicable que dans les états très petits, où les citoyens se connaissent et peuvent se rassembler ; d'ailleurs c'est le plus sujet aux agitations intestines. Il faut que le souverain choisisse la forme de gouvernement qui convient le mieux à chaque pays. Une aristocratie, mais élective, est peut-être la meilleure de ces formes. En tout cas, il importe que rien ne rompe l'unité sociale. La religion a trop souvent créé un pouvoir religieux rival du pouvoir civil ; ou bien, comme le christianisme pur, elle inspire aux citoyens le détachement et la résignation : Les vrais chrétiens sont faits pour être esclaves ; ils le savent et ne s'en émeuvent guère ; cette courte vie e trop peu de prix à leurs yeux.

L'État a le droit d'imposer à ses membres une religion qui les oblige à se montrer bons citoyens :

Il y a une profession de foi purement civile dont il appartient aux souverains de fixer les articles, non pas précisément comme dogmes de religion, mais comme sentiments de sociabilité sans lesquels il est impossible d'être bon citoyen ni sujet fidèle.

Ainsi s'explique la conclusion draconienne :

Que ai quelqu'un, après avoir reconnu publiquement ces mêmes dogmes, se conduit comme ne les croyant pas, qu'il soit puni de mort ; il a commis le plus grand des crimes, il a menti devant les lois.

Telles sont les théories principales du Contrat social. Rousseau a voulu donner à son livre une apparence de déduction rigoureuse, à la Spinoza ; mais le Contrat n'est pas une abstraction pure. L'auteur pensait à la république de Genève, sa patrie. Et puis, il subissait l'influence de ses lectures ; l'expérience politique lui manquant pour remplir tout son ouvrage de ses propres faits et gestes, comme il en avait coutume, il se ressouvient de l'Esprit des Lois et de l'histoire romaine ; il parle en concitoyen des législateurs antiques. Il faut remarquer aussi que l'idée de la souveraineté du peuple se trouve fréquemment dans les auteurs protestants ; elle est déjà dans Jurieu ; on la trouve encore dans Burlamaqui, dont les Principes de droit politique, parus en 1751, offrent de grandes ressemblances avec le Contrat social.

Cependant, Jean-Jacques, après qu'il s'était enfui de Montmorency, avait recommencé sa vie errante. Il aurait voulu se retirer à Genève ; mais le Contrat et l'Emile y furent interdits. Il s'établit à Motiers-Travers, dans le comté de Neuchâtel, où il passa trois ans.

Ce fut un temps de polémiques et de querelles ; il répondit à l'archevêque de Paris, qui avait lancé contre lui un mandement, par la Lettre à Mgr Christophe de Beaumont, où il fit la déclaration publique de son retour à l'Église protestante :

Je suis chrétien, et sincèrement chrétien, selon la doctrine de l'Evangile. Je suis chrétien, non comme un disciple des prêtres, mais comme un disciple de Jésus-Christ. La forme du culte est la police des religions, et c'est au souverain qu'il appartient de régler la police de son pays.

Il communiait selon le rite calviniste ; mais le Conseil de Genève lui tenait rigueur. Le procureur général Tronchin publia contre lui des Lettres écrites de la Campagne ; il répondit par les Lettres écrites de la Montagne, où il se fit le défenseur des principes de la Réformation contre les pasteurs, et démontra que le gouvernement de Genève était illégitimement aux mains d'une aristocratie. Toute la Suisse s'agitait ; Voltaire diffamait Jean-Jacques ; les pasteurs voulaient l'excommunier ; celui de Motiers, Montmolin, excita contre lui les paysans, qui un jour assaillirent sa maison à coups de pierres. Jean-Jacques s'enfuit le lendemain, 7 septembre 1765. La petite Ile Saint-Pierre, dans le lac de Bienne, lui servit d'asile pendant six semaines ; il y vécut selon son idéal, seul et rêvant.

En janvier 1766, il se laissa persuader de suivre David Hume en Angleterre, et habita la campagne, logé au château de Wootton, chez un ami de Hume. Mais son humeur ombrageuse dégénérait en folie de la persécution. Il crut qu'on tramait des complots autour de lui, prit, Hume en horreur et s'enfuit secrètement de Wootton en 1767. Revenu en France, il habita successivement Lyon, Grenoble, et enfin, à partir de 1770, Paris, qu'il ne quitta que pour aller mourir chez le marquis de Girardin, l'un de ses admirateurs, à Ermenonville, en juillet 1778.

Il avait passé ses dernières années dans une chambre modeste et claire de la rue Plâtrière, soigné par Thérèse, copiant de la musique, calmé, herborisant et se promenant avec Bernardin de Saint-Pierre, son ami et son disciple. Ses admirateurs le consultaient sur leur conduite : il leur donnait les conseils les plus modérés, comme s'il eût réservé pour lui seul ses paradoxes. Il entreprit l'analyse et l'apologie de sa vie, et il écrivit les Confessions et les Dialogues, ou Rousseau juge de Jean-Jacques. De plus en plus, le délire de la persécution se révélait. Cependant, il portait en lui la ressource de l'innocence et de la résignation, et il éprouvait encore au spectacle de la campagne un mélange d'impression douce et triste qui lui rappelait ses rêveries en Savoie ou dans l’île Saint-Pierre. Son dernier ouvrage, les Rêveries d'un promeneur solitaire, contient des récits d'une poésie tantôt lyrique, tantôt familière.

Ses Confessions ne parurent qu'après sa mort. Mais il les avait fait connaître par des lectures faites dans l'hiver de 1770-1771 et par des extraits. Elles sont le chef-d'œuvre de Rousseau. Il y a raconté sa vie, sans doute avec quelques inexactitudes de détail, quelques mirages du souvenir, et, tout en confessant ses fautes et ses tares, avec une partialité naturelle en sa faveur ; mais il a merveilleusement analysé son propre caractère, et donné le modèle de l'histoire d'une âme : Je veux montrer à mes semblables, a-t-il dit, un homme dans toute la vérité de la nature ; et cet homme, ce sera moi.

La nature de Jean-Jacques est très complexe. Il est né citoyen d'une république ; sans famille et pauvre, il a été élevé hors cadres, dans l'aventure ; de là viennent en partie ses idées sur la politique et la société. Il est né protestant, de là cette préoccupation de lui-même et cette attention aux péchés intimes, ce trouble moral et cette religiosité ; de là aussi, peut-être, comme on l'a dit, cette conception d'une primitive vie heureuse, qui ressemble à celle du Paradis perdu. Il est né plus sensible que personne, en ce temps de la sensibilité, et ses propres misères l'ont fait compatissant aux misères d'autrui. Quant à la sensibilité morale, a-t-il dit en parlant de lui-même, je n'ai connu aucun homme qui en fût autant subjugué. Et puis, il est un malade, tourmenté de maux divers, hypocondriaque ; et par moments, ce qui explique les bizarreries de sa conduite et de sa pensée, il touche à la folie.

Doué d'imagination et de raison oratoire, il savait communiquer aux âmes ses émotions les plus douces et aussi les remuer par la force plébéienne de ses indignations, et par sa foi dans la bonté humaine, et par sa vertueuse et véhémente éloquence. Rousseau n'a rien découvert, mais tout enflammé, dit Mme de Staël. Il fit une impression prodigieuse par la nouveauté et la magie de son style. La claire prose du temps était abstraite, pauvre de mots et de figures. Rousseau eut l'abondance, le mouvement, le don des images et des traits, une propriété de termes qui va parfois jusqu'à la vulgarité voulue et, enfin, l'harmonie et le nombre. Son éloquence sent souvent l'effort. On y trouve tantôt une emphase étudiée, tantôt une sorte de rudesse et d'âpreté affectée, mais énergique ; mais elle est naturelle dans les descriptions, et dans l'expression des sentiments intimes. Rousseau ne s'évertue pas à faire de la peinture au moyen des mots ; mais il découvre devant son lecteur des paysages de montagnes, de lacs et de forêts. Pour noter les nuances de ses ravissements et de ses tristesses, il emploie un subtil et riche vocabulaire, qui servira plus tard à Benjamin Constant, à Balzac, à Sainte-Beuve romancier et critique, à George Sand. Mais il garde toujours une simplicité virile, dont l'accent n'est pas encore celui de la mélancolie romantique.

C'est Rousseau pourtant qui a été le promoteur du romantisme. Il a conseillé aux hommes de fuir la société, de se réfugier dans le sein de la nature, de chercher l'indépendance dans la solitude, de s'y exalter par la rêverie et par l'adoration. Il a donné aux romanciers et, aux poètes l'exemple de remplir leurs ouvrages d'eux-mêmes, et de substituer à la raison impersonnelle des classiques l'étude passionnée des sentiments individuels Gœthe a fait à Strasbourg des extraits de Rousseau, avant d'exprimer les souffrances du jeune Werther, auxquelles ressembleront celles du René de Chateaubriand. Bernardin de Saint-Pierre a noté en compagnie de Jean-Jacques des colorations du ciel, et reçu de lui la doctrine de la Providence, et Bernardin inspirera Chateaubriand dans Le Génie du Christianisme, et il commencera, par ses paysages des tropiques et des lies lointaines, la littérature exotique qu'illustrera l'auteur d'Atala. Enfin, les écrivains étrangers, surtout ceux de l'Allemagne, se font les imitateurs de Jean-Jacques et, grâce à lui, les différentes littératures nationales, pénétrées d'un même esprit, formeront peu à peu une littérature européenne.

Jean-Jacques Rousseau, détesté de quelques-uns de ceux qui le connaissaient personnellement et qui voyaient de près ses défauts et ses misères, fut aimé à la passion par la foule de ses contemporains. Ses écrits étaient attendus avec une impatience extraordinaire et lus avec une émotion fébrile. Évidemment ce public était prédisposé à l'entendre et à le comprendre. On avait besoin d'autre chose que de moqueries, de rires et de sarcasmes. Des âmes échappées des religions aspiraient à un nouveau Credo qui donnât une nouvelle direction à la vie ; la prédication de Jean-Jacques leur sembla d'un prophète et d'un saint. Il fut l'homme nécessaire à l'humanité. Sa mort laissa des inconsolables : Ô Rousseau, s'écria Madame de Staël, qu'il eût été doux de te rattacher à la vie ! Mais sa prédication deviendra, après sa mort, plus puissante ; en lui, plus qu'en tout autre, la Révolution saluera un précepteur du genre humain. Les orateurs le prendront pour modèle de leur éloquence échauffée d'apostrophes et de prosopopées ; le Contrat social, que Marat commentera sur les places publiques à la veille defi89, sera l'Évangile des révolutionnaires proprement dits ; Robespierre prendra dans Rousseau l'idée de la religion de l'Être suprême. Ces disciples tireront des idées et des sentiments du maitre des conséquences qu'il aurait désavouées certainement. Le maitre avait dit ce qui se passait dans sa tête, en dédaignant de s'en tenir au faisable ; c'était son droit d'écrivain philosophe ; les disciples, en voulant imposer à la réalité concrète des conceptions pures et des rêves commettront de terribles erreurs. Mais il fallait bien que quelqu'un opposât à des institutions, à des idées, à des sentiments, à des mœurs, que tout le monde avouait caducs, les droits permanents de la personne humaine et de l'humanité. L'avoir fait avec cette passion, avec cette sincérité, cette éloquence de génie, c'est la gloire particulière de l'homme qui a voulu être celui qui gémit sur les misères du peuple, et qui les éprouve.

 

 

 



[1] SOURCES. D'Argenson (t. VII), Barbier (t. III et IV). Mme du Deffand, Dufort de Cheverny, Mme d'Epinay, Grimm, Hénault, déjà cités. D'Alembert, Œuvres et Correspondance inédite, p. p. Henry, Paris, 1886. Encyclopédie ; Discours préliminaire (t. I, Paris, 1751). Diderot, Œuvres complètes, Paris, 1975-1877, 20 vol. Bachaumont, Mémoires secrets pour servir à l'histoire de la république des lettres depuis 1765 jusqu'à nos jours, Londres, 1777-1789, 36 vol. (les sept premiers volumes). Rousseau, Œuvres (éd. de 1926) et notamment Art. sur l'économie politique ; Disc. sur les sciences et les arts ; Disc. sur l'inégalité (t. II) ; Lettre sur les spectacles (t. II) ; l'Emile (t. III, IV, V) ; le Contrat social (t. VI) ; Lettre à Christ. de Beaumont et Lettres de la montagne (t. VII) ; La nouvelle Héloïse (t. VIII, IX et X) ; Les Confessions (t. XV, XVI et XVII). Voltaire, Œuvres, et notamment Correspondance, éd. Garnier ; les Quand ; les Car ; le Plaidoyer pour Ramponeau ; l'Extrait des sentiments de Jean Mortier ; le Sermon des Cinquante (t. XL, éd. Beuchot) ; le Traité de la tolérance (t. XLI) ; les Guèbres (t. IX) ; l'Histoire du Parlement (t. XXII) ; le Dictionnaire philosophique (t. XXVI à XXXII) ; l'Essai sur les mœurs, éd. Beuchot ; Le Siècle de Louis XIV, éd. Rébellion et Marion, Paris, 1892. Longchamp et Wagnière, Mémoires sur Voltaire et ses ouvrages, 2 vol., Paris, 1825. Lettres de Mmes de Grafigny, d'Epinay, Suard.... (sur leur séjour auprès de Voltaire), publ. par Asse, Paris, 1876. Mlle de Lespinasse, Lettres, p. p. Asse, Paris, 1876 ; et Lettres inédites, p. p. Henry, Paris, 1867. Condillac, Œuvres complètes, 21 vol., Paris, 1821-1822. D'Holbach, Système de la Nature, Paris, 1770, 2 vol. Palissot, Œuvres, 4 vol., 1788. L'Année littéraire, publ. par Fréron, à partir de 1754. Lettres de quelques Juifs... à M. de Voltaire, par l'abbé Guénée, 1769.

OUVRAGES A CONSULTER. Aubertin, Texte, Rocquain, Lanson, Faguet, Desnoiresterres, Lion, Bertrand, déjà cités. — Brunel, Les Philosophes et l'Académie française, Paris, 1884. Broche, Une époque (Montesquieu, Rousseau, Locke), Paris, 1905. Roustan, Les Philosophes et la Société française au XVIIIe siècle, Paris, 1906 (abondante bibliographie pp. 439-449).

Lanson, Voltaire, Paris, 1906 (indications bibliographiques). Champion, Voltaire, critiques, Paris, 1892. Brunetière, Etudes critiques, 3e et 4e séries (Voltaire et Rousseau). Paris, 1887. Maugras, Querelles de philosophes, Voltaire et Rousseau, Paris, 1886.

Beaudoin, La vie et les œuvres de J.J. Rousseau, 2 vol., Paris, 1991 (avec bibliographie). Chuquet, J.-J. Rousseau, Paris, 1893 (Collection des Grands Écrivains français). Brédif, Du caractère intellectuel et moral de J.-J. Rousseau, Paris, 1906. E. Rod, L'Affaire J.-J. Rousseau, Paris, 1906. J. Lemaitre, J.-J. Rousseau, Paris, 1907. Mornet, Le sentiment de la nature, de J.-J. Rousseau à Bernardin de Saint-Pierre, Paris, 1907. Ducros, Rousseau (1712-1757), Paris, 1908. Macdonald, La légende de J.-J. Rousseau, trad. française par Roth, Paris, 1909. Voir aussi les Annales de la Société J.-J. Rousseau, publiées à Genève à partir de 1905.

Rosenkrantz, Diderot's Leben und Werke, Leipzig, 1888. Ducros, Diderot, Paris, 1894. J. Morley, Diderot and the Enryclopadists, Londres, 1888. 2 vol. Bertrand, D'Alembert, Paris, 1889. Ducros, Les Encyclopédistes, Paris, 1900. Perey et Maugras, Une femme du monde au XVIIIe siècle (Mme d'Epinay), Paris, 1883. Asse, Mlle de Lespinasse et la marquise de Deffand, Paris, 1877. Hatin, Histoire politique et littéraire de la presse, 8 vol., Paris, 1859. Lichtenberger, Le socialisme au XVIIIe siècle, Paris, 1905. Cruppi, Un avocat journaliste au XVIIIe siècle, Linguet, Paris, 1895.

[2] Condillac (Étienne Bonnot, abbé de) est né en 1714 et mort en 1760.

[3] D'Holbach est né en 1723, et mort en 1789.

[4] Diderot est né en 1713, et mort en 1784.

[5] D'Alembert est né en 1718, et mort en 1783.

[6] Frédéric-Melchior Grimm, né à Ratisbonne en 1728, mort à Gotha en 1807. Il vint en France comme précepteur des enfants du comte de Schomberg. Présenté par J.J. Rousseau dans le monde des lettres, il devint l'ami de Diderot et l'amant de Mme d'Epinay, et se brouilla comme eux avec Rousseau en 1757. Il se fit connaître comme critique musical, partisan de la musique italienne contre la musique française, et publia en 1758 le Petit Prophète de Bœhmischbrode. La même année, il succéda à l'abbé Raynal dans la rédaction d'une Correspondance destinée à la duchesse de Saxe-Gotha et à d'autres princes allemands, puis à l'impératrice Catherine, et aux rois de Suède et de Pologne. Grimm renseignait les souverains étrangers sur la vie parisienne, mœurs, modes, scandales, politique, livres nouveaux ; il sut les Intéresser et les rendre favorables aux idées encyclopédiques. Diderot et Mme d'Epinay furent souvent ses collaborateurs ; Meister le remplaça en 1773. La Correspondance, qui était connue dans le public par des fragments, ne fut publiée qu'en 1822. Grimm est un critique très bien informé, et l'un des étrangers établis en France qui ont le mieux saisi l'esprit français, et parlé notre langue avec le plus d'élégance.

Il termina sa vie dans les honneurs : à la cour de Catherine en 1774 ; choisi par la diète de Francfort comme ministre plénipotentiaire à la cour de Versailles en 1778, créé baron du Saint-Empire. Il dut quitter Paris en 1790, et reçut de Catherine les fonctions de ministre de Russie près le cercle de la Basse-Saxe.