HISTOIRE DE FRANCE

 

LIVRE II. — L'ÉPOQUE DE FLEURY ET DE LA SUCCESSION D'AUTRICHE.

CHAPITRE II. — LA COUR, LA FAMILLE ROYALE ET LES PREMIÈRES MAÎTRESSES. LES MINISTRES ET LE ROI.

 

 

I. — LA FAMILLE ROYALE : LE ROI, LA REINE, LE DAUPHIN, MESDAMES ; LES PRINCES[1].

LOUIS XV est impénétrable et indéfinissable, dit D'Argenson ; il a une attitude impassible, ajoute le policier Mouhy. C'est d'abord qu'il est un timide ; on dirait qu'il a un sort sur la langue.

Quelquefois il veut parler et ne peut. Dans ses réponses aux harangues, les mots sortent péniblement ; même aux présentations des dames à la cour, il est muet. Ses maîtresses, les sœurs de Nesles, l'aideront à vaincre le sort ; mais il aimera toujours ceux qui parlent peu ou point et qui ne font pas de bruit. Il sait gré à Mme Amelot, femme du secrétaire d'État, de l'extrême embarras qu'elle ressent en sa présence ; il la fait souper dans les cabinets, ravi de trouver quelqu'un plus timide que lui. Il n'aime pas les nouveaux visages ; la crainte d'en voir lui a fait garder des ministres plus longtemps qu'il n'aurait fallu.

Il a des mouvements d'humeur qui peuvent, si on les contrarie, tourner en accès de fureur. Il a aussi des bizarreries d'hypocondriaque comme son oncle Philippe V d'Espagne Il parle fréquemment de maladies, d'opérations chirurgicales, de mort ; il trouve une sorte de jouissance à demander aux vieillards et aux gens maladifs où ils comptent se faire enterrer. Un jour qu'il passe en voiture avec Mme de Pompadour auprès d'un cimetière, il fait arrêter, et envoie un écuyer voir s'il y a quelque tombe fraîchement remuée. A M. de Fontanieu qui saigne du nez, il dit froidement : Prenez garde, Monsieur, à votre âge, c'est un avant-coureur de l'apoplexie. Quand Mme de Châteauroux tombe malade à Reims, en 1744, il ne parle plus que du tombeau qu'il conviendra de lui élever. Au moment où le corps de Mme de Pompadour est emporté de Versailles, il se met à une fenêtre, tire sa montre et calcule l'heure à laquelle le convoi arrivera à Paris.

Il a des idées et des mots qui déconcertent. Il s'amuse à lire à ses maîtresses les sermons de Bourdaloue. Il aurait écrit à son homme de confiance, Bertin, en 1758 : Ne placez pas sur le Roi ; on dit que ce n'est pas sûr. De Luynes raconte qu'en apprenant la mort de M. de Mailly, mari d'une de ses maîtresses, il alla l'annoncer à la Reine ; comme le pauvre homme ne paraissait jamais à la Cour, la Reine demanda : Quel Mailly ? Le Roi aurait répondu : Le véritable.

Louis XV ne manque jamais de faire sa prière matin et soir, et, chaque jour, il entend la messe. Il a, dit Moufle d'Angerville, un livre d'heures dont il ne lève pas les yeux, et le mouvement de ses lèvres marque qu'il en articule chaque mot. Il assiste à vêpres, au sermon, au salut. Plein de vénération pour les ministres de la religion, il a en horreur les indévots. Il suit les processions, s'agenouille dans la rue sur le passage du viatique ; mais ni la piété ni la crainte de l'enfer ne le préservèrent d'aucune sorte de vices.

Louis XV n'eut qu'une grande qualité, la bravoure. Au siège de Menin, en i744, il s'exposa comme un soldat, et dîna dans la tranchée. L'année suivante, à Fontenoy, la veille de la bataille, il chanta ; quand l'action fut engagée, il se montra sensé et ferme au milieu d'un désarroi qui pouvait tout perdre. En face de l'ennemi on eût dit qu'il se transfigurait. Il fut fier d'être le premier roi de France qui, depuis la bataille de Poitiers, se fût mesuré avec les Anglais.

Intelligent et sagace, il aurait fort bien pu gouverner par lui-même. Il en avait manifesté l'intention lors de la disgrâce de Bourbon, en 1726, et il la manifesta de nouveau après la mort de Fleury. Il déclara aux secrétaires d'État qu'il travaillerait avec eux, et ne mettrait personne entre eux et lui. Mais il ne tint pas sa promesse et la France fut gouvernée, comme dit Frédéric II, par des rois subalternes, indépendants les uns des autres, et qui ne se communiquaient pas leurs affaires, les secrétaires d'État.

Le Roi assistait régulièrement au Conseil d'en haut, dont faisaient partie : le duc d'Orléans, qu'on n'y voyait jamais ; le cardinal de Tencin, de qui la sœur était devenue l'Amphitryonne des écrivains et des philosophes ; le duc de Noailles, l'ancien membre du conseil de régence et président du conseil des finances, devenu maréchal de France après la prise de Philipsbourg ; les secrétaires d'État de la Guerre, de la Marine et des Affaires étrangères ; le Contrôleur général Orry[2]. Il n'y avait aucun accord entre ces hommes. Ils se jalousaient. Le cardinal de Tencin avait espéré la succession du cardinal Fleury. Noailles essayait de séduire le Roi en lui prêchant des maximes à la Louis XIV ; il se donnait des airs de premier ministre ; c'était, disait le marquis d'Argenson, un inspecteur importun, qui, n'étant maître de rien, se mêlait de tout. Maurepas cachait maintes qualités sérieuses sous ses airs de frivolité. Comme il avait Paris dans son département de secrétaire d'État et qu'il y exerçait la haute police, il amusait le Roi par des nouvelles, des cancans et des chansons. Il avait des liaisons avec la famille royale et avec les dévots. Les d'Argenson, qui tenaient deux secrétariats d'État, détenaient une grande part d'autorité dans le gouvernement, et l'auraient voulue plus grande encore. Pour faire marcher ensemble ces personnages, il eût fallu la ferme volonté du maître. Louis XV ne se donna pas la peine de cette volonté. Il savait les ambitions et les intrigues de ses ministres ; sans doute, il les méprisait. Chacun continuait donc à ne s'occuper que de ses affaires et de ses intérêts. Le Conseil où ils se réunissaient était un conseil pour rire.

Lorsqu'Amelot, en 1744, se fut démis du secrétariat d'État des Affaires étrangères, le Roi eut la velléité de se réserver la direction des relations extérieures. Il annonça qu'il recevrait lui-même les ambassadeurs et que deux commis rédigeraient les dépêches en son nom. Mais il se lassa vite de ce travail, qui retomba sur le comité. On appelait ainsi un Conseil qui avait été établi au temps du Cardinal pour préparer l'étude des questions. Le comité se réunissait chez le cardinal de Tencin ; Maurepas et Noailles en faisaient partie. D'après le marquis d'Argenson, c'était une pétaudière :

On n'y aurait pas entendu Dieu tonner. Le maréchal de Noailles s'y prenait aux crins avec tout ce qui lui disputait quelque chose ; il frappait des pieds, faisait voler son chapeau par la chambre... Monsieur de Maurepas glapissait et riait de tout, et donnait des épigrammes pour des maximes d'État indubitables. Le cardinal de Tencin recourait à Moréri[3] à chaque notion des plus communes qu'il ignorait, ce qui revenait souvent.

Au reste, le Roi rétablit les choses dans l'état où elles étaient avant la démission d'Amelot. L'année ne s'était pas écoulée quand il donna au marquis d'Argenson le secrétariat des Affaires étrangères.

Louis XV avait l'air de se désintéresser absolument de ses affaires. Mme de Tencin écrivait, en 1743, à propos du Conseil d'en haut :

Ceux qui voudraient s'y occuper sérieusement sont obligés d'y renoncer pour le peu d'intérêt que le Roi a l'air d'y prendre. On dirait qu'il n'est pas du tout question de ses affaires. Il a été accoutumé à envisager celles du royaume comme lui étant personnellement étrangères.

Mme de Tencin se trompait. Le Roi s'intéressait à ses affaires, mais à part lui, en cachette. Une des plus grandes bizarreries de ce personnage étrange, c'est qu'il se donna une police secrète et qu'il eut pour les Affaires étrangères des agents particuliers. Il avait un secret, le secret du Roi. Mais il ne faisait rien des renseignements qui lui parvenaient ; il laissait commettre des erreurs et des fautes qu'il voyait telles. Sans doute il était paralysé par la timidité, par la paresse, et par l'ennui. L'ennui, ont dit les Goncourt, frappe d'impuissance les dons heureux de sa nature ; il réduit son intelligence à l'esprit, et il fait son esprit mordant, sceptique et stérile ; il vieillit, désarme et éteint sa volonté ; il étouffe sa conscience.

Presque étranger au gouvernement, Louis XV partageait son temps entre ses plaisirs. Il chassait avec frénésie, courait le cerf au moins trois fois la semaine, le chevreuil et le sanglier entre temps. En 1738, il prit, dit Luynes, cent dix cerfs avec une meute, quatre-vingt-dix-huit avec une autre, et il forma une troisième mente.

Le Roi, dit d'Argenson, fait véritablement un travail de chien pour ses chiens ; dès le commencement de l'année, il arrange tout ce que les animaux feront jusqu'à la fin. Il a cinq ou six équipages de chiens.

Il s'occupait à combiner la force de chasse et de marche des meutes. Il calcule avec le plus grand soin leurs déplacements sur le calendrier et sur la carte.

On prétend, ajoute d'Argenson, que Sa Majesté mènerait les finances et l'ordre de la guerre à bien moins de travail que tout ceci.

Mais on était habitué à voir le Roi ne s'intéresser qu'à ce travail, si un jour il ne chassait pas, on disait : Le Roi ne fait rien aujourd'hui.

De bonne heure il a aimé la table, le vin, et ces parties des rendez-vous de chasse, où de petites tables, montées par une trappe au moyen d'un mécanisme, apportaient les mets et les boissons aux convives qui se passaient de valets. Un jour qu'il se présenta chez la Reine après une de ces orgies, il fut mal reçu par elle.

 La Reine, qui n'était pas belle, avait de la grâce. Un léger accent étranger donnait du charme à sa voix. Très bonne, elle donnait chaque année aux pauvres les 100.000 livres dont elle disposait, et même elle vendait ses bijoux pour payer ses charités. Quand il le fallait, elle prenait le grand air ; mais elle gardait, de la vie modeste qu'elle avait menée naguère, un train bourgeois et mesquin. D'intelligence médiocre, elle faisait des lectures sérieuses qu'elle ne comprenait pas toujours. Elle exagérait les pratiques de la religion. Médiocre musicienne, elle ennuyait Louis XV à jouer du clavecin, de la vielle et de la guitare. Le Roi trouvait ridicules les essais de peinture dont elle avait la candeur de lui faire hommage.

Le couple royal fit assez longtemps bon ménage ; de 1727 à 1737 naquirent dix enfants. Mais cette fécondité fatigua la Reine et la vieillit. Comme elle n'était pas coquette, elle ne se défendit pas ; elle eut l'air d'avoir vingt ans de plus que son mari qui la délaissa. Il fallut alors qu'elle s'habituât au régime des maîtresses, tantôt maltraitée, comme par l'infernale duchesse de Châteauroux, tantôt ménagée, comme par Madame de Pompadour, à propos de laquelle elle dira : Puisqu'il faut absolument que le Roi ait une maîtresse, j'aime mieux celle-là qu'une autre.

Depuis que le Roi la dédaignait, elle était sans crédit à la Cour. Essayait-elle de recommander un officier au secrétaire d'État de la Guerre, celui-ci la renvoyait à Fleury, qui se renfrognait. Si elle se plaignait au Roi, elle s'attirait cette réponse : Que ne m'imitez-vous, Madame ? Jamais je ne demande rien à ces gens-là.

Marie Leczinska se consolait par des plaisirs médiocres. Elle disait, en plaisantant : Que faire quand on s'ennuie ? Il faut bien se donner des indigestions ; c'est toujours là une occupation. Elle faisait de petits soupers avec Mmes de Villars et d'Armagnac. Son dîner, en son particulier, était de vingt-neuf plats, sans compter le fruit, et plus abondant au grand couvert. Elle mangeait avec réflexion ; et le marquis de Flamarens, grand louvetier, qui passait pour le plus fort mangeur de Franco, venait assister à ses repas.

Le soir, elle allait chez quelque dame du palais, surtout chez les duchesses de Villars et de Luynes, ou bien recevait chez elle. Pauvres réunions, à en croire le comte de Cheverny. Il y venait les dames Validés de la Cour, Mmes de Mazarin, d'Egmont, de Nivernais, le duc de Luynes, le cardinal de Rohan, de vieux courtisans, quelques officiers des gardes du corps, quelques capitaines des gardes, ceux-ci souvent à contrecœur. On jouait le cavagnol de sept à neuf heures. Le lecteur Moncrif débitait des vers ; le président Hénault, des vers aussi et des chansons. Ce petit cercle prit une couleur politique. Là se rencontraient le Dauphin et ses sœurs, les dévots, les Constitutionnaires, et des hommes politiques, comme Maurepas, Tencin et le comte d'Argenson, qui, par leur assiduité chez la mère, se faisaient valoir auprès des enfants.

Des dix enfants de Marie Leczinska survécurent un fils et six filles : le Dauphin Louis, Mesdames Élisabeth et Henriette, sœurs jumelles, Madame Adélaïde, Madame Victoire, Madame Sophie, Madame Louise, que Louis XV appelait Madame Dernière.

La naissance du Dauphin, le 4 septembre 1729, fut accueillie avec enthousiasme. Paris eut des fêtes splendides ; Louis XV vint y entendre un Te Deum, soupa à l'Hôtel de Ville et fit jeter au peuple, en pièces d'or ou d'argent plus de trente mille livres. Samuel Bernard ouvrit sa maison à tout venant et fit couler le vin à flots ; il dépensa de cinquante à soixante mille livres. Pendant huit jours, des bandes d'ouvriers et de harengères partirent pour Versailles, au son des violons, et allèrent s'amasser dans la cour de marbre, pour y crier : Vive le Roi !

Le Dauphin eut pour précepteur un prélat moliniste, Boyer. Il étudia le droit public, la diplomatie, et, choses nouvelles dans l'éducation princière, l'agriculture et la littérature anglaise. Son gouverneur, Châtillon, austère et dévot, encouragea son inclination à la dévotion étroite. Le prince aimait à ce point la musique d'église qu'on lui faisait la réputation de chanter vêpres à la journée. On disait aussi qu'il s'enfermait pour se donner la discipline et réciter son bréviaire.

Il était naturellement l'ennemi — jusqu'à l'horreur — des idées nouvelles et des écrivains qui les répandaient. Il détestait la conduite de son père et témoignait son aversion aux maîtresses. Il se tenait à l'écart autant qu'il pouvait et avait l'air de conspirer.

Le Dauphin épousa, le 23 février 1745, Marie-Thérèse-Antoinette d'Espagne, qui mourut en 1746, après avoir accouché d'une fille ; il se remaria le 10 janvier 1747. Marie-Josèphe de Saxe, la seconde Dauphine, était assez jolie, pas très intelligente, très pieuse, pas très aimable ; elle ne prit pas d'empire sur son mari. Elle fut la mère de Louis XVI, de Louis XVIII et de Charles X.

De Mesdames, la seule qui se maria fut l'aînée, Louise-Élisabeth. Elle épousa en 1739 Don Philippe d'Espagne, qui devint duc de Parme, pauvre seigneur vivant dans un palais délabré ; elle ne l'aima pas et ne fut pas aimée par lui. La seconde, Henriette, eut son roman d'amour. Elle aima le duc de Chartres, fils du duc d'Orléans, mais le Roi ne permit pas qu'elle l'épousât. Quand le jeune prince vint lui annoncer qu'il allait se marier avec Mlle de Conti, elle lui souhaita tout le bonheur possible. On a raconté qu'en apprenant que la duchesse de Chartres se conduisait mal et que le duc était malheureux, elle tomba malade d'un mal dont elle mourut. Mme Adélaïde, la troisième fille, était le contraire d'une mélancolique. A onze ans, elle parlait d'aller en guerre contre les Anglais, de dormir, comme Judith, avec leurs généraux pour les assassiner, et ramener les ennemis vaincus aux pieds de Papa-Roi. Elle était très intelligente, parlait l'italien et l'anglais, étudiait les mathématiques, construisait des horloges. Elle jouait du clavecin, du violon, du cor, de la guimbarde. L'étiquette la gênait, et la fâchait ; elle avait de libres allures, au point qu'elle se compromit avec un garde du corps. Elle se servait, pour qualifier ceux qu'elle n'aimait pas, de mots à ne pas redire. Le Roi l'appelait Mme Torchon. Les trois dernières Mesdames avaient été élevées à l'abbaye de Fontevrault ; Victoire, qui suit partout Adélaïde comme un chien suit son maitre, est nonchalante et molle, et se plan à table, comme la Reine, sa mère ; Sophie regarde de côté comme les lièvres ; est timide, effarouchée, le bruit du tonnerre l'affole ; Louise, toute petite, espiègle, cavalière passionnée, a pourtant des inclinations dévotes, et mourra au Carmel. D'ailleurs, Mesdames sont toutes de pieuses personnes.

Le Roi les aimait ; il avait plaisir, quand elles étaient petites, à les voir chez elles. Il leur faisait cent caresses et elles l'adoraient. Comme il se piquait de talents culinaires, il leur portait des ragoûts accommodés de ses mains, pour les manger en famille. La tendresse du Roi pour ses enfants, écrira en 1750 Mme de Pompadour, est incroyable, et ils y répondent de tout leur cœur. Louis XV se détacha de son fils quand il crut le voir devenir le chef d'une opposition ; mais, si le Dauphin tombait malade, le sentiment paternel reprenait vite le dessus. Dès que Mesdames furent des jeunes filles, elles menèrent une vie de représentation. Quand le Roi était à Versailles, elles allaient chez lui tous les jours en habit de Cour pour l'accompagner à la messe. La messe dite, elles revenaient chez elles changer de costume, et attendaient l'heure du dîner où elles devaient encore représenter. Elles reprenaient la robe de Cour, pour se trouver au débotté du Roi et enfin au jeu de la Reine. Une dame de semaine se plaignant à Mine Adélaïde d'être habillée et déshabillée quatre fois par jour, et de n'avoir pas un quart d'heure dont elle pût disposer, la princesse répliqua : Vous en êtes quitte pour vous reposer une semaine ; mais moi, qui fais ce service toute l'année, permettez que je garde ma pitié pour moi-même.

Mesdames étaient, comme leur frère, les ennemies des favorites et les protectrices du parti dévot. Madame Adélaïde était le chef de ce qu'on pourrait appeler le parti de la famille.

Les princes du sang sont demeurés sans crédit durant tout le règne. Les d'Orléans se tiennent à l'écart. Louis, fils du Régent, après avoir perdu sa femme, tombe en mélancolie, se retire à l'abbaye de Sainte-Geneviève et se soumet à de telles austérités qu'il en perd l'esprit ; il meurt en 1752. Son fils, Louis-Philippe, après avoir pria part à quelques campagnes, ira mener à Bagnolet l'existence d'un grand seigneur lettré. Le prince de Condé, M. le duc, achève sa vie dans une espèce d'exil à Chantilly. Le prince de Conti, spéculateur qui s'était signalé au temps du Système par sa cupidité, lieutenant-général en 1736, généralissime des armées de France et d'Espagne en Italie, en 1744, et chargé d'un commandement aux Pays-Bas, en 1746, sera mis à l'écart par lime de Pompadour ; il prendra parti pour les Parlementaires, et Louis XV l'appellera : Mon cousin l'avocat. Le prince de Dombes, fils du duc du Maine, est des plus effacés. Le duc de Penthièvre, fils du comte de Toulouse, devient amiral de France en 1734, grand veneur et gouverneur de Bretagne en 1737 ; il paraîtra aux armées, pour ensuite vivre dans la retraite. Sa fille épousera Louis-Philippe d'Orléans ; elle sera la mère du roi Louis-Philippe Ier.

 

II. — LES PREMIÈRES MAÎTRESSES ; MESDAMES DE MAILLY, DE VINTIMILLE ET DE CHATEAUROUX.

L'ÈRE des maîtresses, qui devaient être à la Cour et dans le gouvernement de bien plus importantes personnes qu'elles n'avaient été au temps de Louis XIV, commença discrètement en 1733 Que le Roi prit une maîtresse, cela ne pouvait être un objet de scandale pour ses sujets. Sur vingt seigneurs de la Cour, dit l'avocat Barbier, il y en a quinze qui ne vivent point avec leurs femmes, et qui ont des maîtresses. Rien n'est même si commun à Paris, entre particuliers ; il est donc ridicule de vouloir que le Roi, qui est bien le maure, soit de pire condition que ses sujets et que tous les rois ses prédécesseurs. Les courtisans entreprirent donc de déniaiser Louis XV.

Mme de Mailly, fille du marquis de Nesle, femme du comte Louis-Alexandre de Mailly, dame du palais de la Reine, se prêta au jeu. Elle avait trente ans, des yeux noirs et hardis, de l'entrain ; dans les soupers du Roi, elle tenait tête aux hommes le verre en main. Elle ne coûta pas très cher à son amant. Chauvelin lui donna quelque argent pris sur les fonds de son ministère. Après qu'il eût été dis gracié, les libéralités devinrent plus rares. Le vieux cardinal n'avait fait au Roi, à propos de ce premier désordre, que des remontrances assez douces ; mais il entendait bien ne pas financer pour plaire à la dame. Quand Mme de Mailly traitait le Roi, elle empruntait des flambeaux d'argent pour la table et des jetons pour le jeu. On disait qu'elle portait des chemises trouées. Quand elle quittera la Cour, elle aura, au dire de Luynes, pour plus de 600.000 livres de dettes Elle obtint du moins les distinctions qui désignaient au public une favorite. Elle se promena dans les voitures du Roi, lui offrit le pied de cerf au retour des chasses, s'assit à côté de lui dans les soupers des cabinets, eut une place en vue au jeu et à la chapelle. Elle prit même une certaine influence, du jour où sa sœur, Pauline de Nesle, lui eut démontré la nécessité d'avoir un parti à la Cour. Elle fit nommer Belle-Isle ambassadeur extraordinaire et plénipotentiaire à la diète de Francfort et lui obtint une mission auprès des électeurs et des princes d'Empire ; il y eut comme partie liée entre elle et Belle-Isle. Une fois la guerre engagée en Allemagne, le secrétaire d'État de la guerre, Breteuil, fit assez de cas d'elle pour l'instruire au jour le jour des événements, comme il en instruisait Fleury.

Mme de Mailly s'était donné une rivale en la personne de cette sœur Pauline ; elle l'avait présentée le 22 septembre 1738 au Roi, qui s'éprit d'elle, tout en gardant sa première maîtresse. Pauline était une grande fille laide, hardie, spirituelle, qui avait annoncé, dès le couvent, que le Roi l'aimerait et qu'elle gouvernerait la France et l'Europe. Le Roi la maria à un M. du Luc, marquis de Vintimille, petit-neveu de l'archevêque de Paris, la dota de 200.000 livres, et lui donna l'expectative d'une place de dame du palais de la Dauphine, avec 6.000 livres de pension et un logement à Versailles. Elle fut la forte tête de sa famille et la première maîtresse politique. Elle écrivit à Louis XV plus de deux mille lettres en deux ans et forma le projet, que reprendra plus tard la duchesse de Châteauroux, de tirer le Roi de son apathie, et de lui apprendre à vouloir. Elle seconda Belle-Isle dans sa politique antiautrichienne et complota le renvoi du cardinal Fleury, qui la gênait. Mais, après avoir mis au monde un fils, elle mourut, le 9 septembre 1741.

Le Roi fut très ému de cette mort. Il ne mangea ni le soir de la mort, ni le lendemain ; il se laissa entraîner à la chasse, mais sans dire un mot à qui que ce fût. Il semblait, dit le duc de Luynes, que les réflexions de religion amenassent en lui un grand combat. Peu à peu, Mme de Mailly le ressaisit. Pour distraire cet ennuyé, elle s'adjoignit ses trois jeunes sœurs, Mmes de Flavacourt, de Lauraguais et de La Tournelle. Il ne paraît pas que Mme de Flavacourt soit devenue la maîtresse du Roi ; Mme de Lauraguais, au contraire, l'aurait séduit par sa gaîté et ses plaisanteries. Grosse vilaine, courte et vulgaire, dit D'Argenson, elle s'amusait aux ridicules des gens, appelait Saint-Florentin le cochon de lait, Orry le hérisson, le comte d'Argenson le veau qui tette, et Maurepas, le chat qui file. On la crut un moment à la veille d'être maîtresse en titre ; mais cet honneur était réservé à Mme de la Tournelle.

Mme de La Tournelle avait un teint éblouissant, de grands yeux bruns, des lèvres charnues et rouges, une démarche élégante et souple, de la majesté. Confiante en la puissance de sa beauté, elle résolut de devenir la maîtresse du Roi à des conditions qu'elle dicterait. Le duc de Richelieu offrit de la servir ; il composa les lettres d'amour qu'elle et le Roi échangèrent, et il traita de la capitulation de la dame comme il eût fait pour une place de guerre. Elle ne voulait entendre parler ni du petit logement, ni des soupers économiques de Mme de Mailly. Il lui fallait une maison montée, un carrosse à six chevaux, un brevet de duchesse et des rentes considérables. Elle exigea le renvoi de sa sœur. Elle eut tout ce qu'elle voulut ; le 10 novembre 1742, elle parut à l'Opéra, dans la splendeur d'une maîtresse déclarée. Quelques jours auparavant, Mme de Mailly avait été chassée de Versailles.

Le Parlement de Paris enregistra les lettres patentes qui faisaient don à Mme de La Tournelle du duché de Châteauroux, d'une valeur de 80.000 livres de rente. Des crieurs distribuèrent ces lettres dans les rues, et le public put lire, au préambule, que la générosité du Roi récompensait les rares vertus de Mme de La Tournelle et son attachement pour la Reine. On s'amusa de cette cascade d'amours dans une même famille :

L'une est presque en oubli, l'autre presque en poussière ;

La troisième est en pied ; la quatrième attend,

Pour faire place à la dernière.

Choisir une famille entière

Est-ce être infidèle ou constant ?

A la mort de Fleury, la duchesse de Châteauroux fut persuadée de jouer un rôle politique par le duc de Richelieu et par son associée : en intrigue, Mme de Tencin. Le duc avait alors quarante-sept ans. Il brillait de l'éclat de son nom, de sa figure, de sa richesse et de sa bravoure. Aucun scrupule d'aucune sorte ne gênait son ambition. Mme de Tencin et Richelieu entreprirent donc de réveiller le Roi de son assoupissement par le moyen de la favorite, qui serait pour eux un instrument de règne. Mme de Châteauroux entra dans leurs vues avec emportement ; le Roi ne l'entendit plus parler que paix et guerre, ministres et parlements, intérêt des peuples et grandeur de l'État. Surpris, il se plaignait : Vous me tuez, Madame ! Elle répondait : Tant mieux, Sire, il faut qu'un roi ressuscite ! Le Roi ressuscita, en effet, mais Mme de Châteauroux n'eut pas à se louer de l'événement.

Le 4 mai 1744, Louis XV partit pour l'armée de Flandre ; la duchesse courut à Lille, où les soldats la chansonnèrent. Les Impériaux étant entrés en Alsace, au mois de juillet 1744, Louis XV partit pour Strasbourg ; Mmes de Châteauroux et de Lauraguais l'accompagnaient ; mais à Metz, il tomba malade, le 4 août, et se trouva presque tout de suite en danger de mort. La France entière en fut bouleversée. On priait, on pleurait dans les églises ; on assiégeait la poste pour avoir des nouvelles ; on se portait au devant des courriers. Le 12 août, le chirurgien La Peyronie déclara que le Roi n'en avait plus pour deux jours et il fallut songer aux derniers sacrements ; mais l'évêque de Soissons, Fitz-James, ne voulut porter le viatique au mourant que si la concubine quittait la ville. La duchesse reçut l'ordre de s'éloigner. Pour lui épargner tes insultes, le gouverneur de Metz la fit monter dans un carrosse à ses armes, stores baissés. A Bar-le-Duc, on l'accabla d'outrages, on lui jeta de la boue ; à La Ferté-sous-Jouarre, elle faillit être assommée.

Louis XV cependant était revenu à la santé ; il avait reçu avec attendrissement la Reine accourue à Metz, et lui avait demandé pardon des humiliations qu'il lui avait fait subir. Quant au Dauphin auquel il avait donné l'ordre de ne pas dépasser Châlons, et qui avait poussé jusqu'à Metz, il le reçut mal, croyant voir dans l'empressement de son fils l'impatience de lui succéder. Il exila le gouverneur du Dauphin, Châtillon, pour avoir trop librement parlé et s'être cru trop tôt maire du palais.

La nouvelle que le Roi était sauvé fut accueillie par des transports de joie dans tout le royaume. A Paris, le courrier qui l'apportait fut entouré, caressé et presque étouffé par le peuple. On baisait ses bottes et son cheval. Des gens qui ne se connaissaient pas, se criaient, du plus loin qu'ils se voyaient : Le Roi est guéri ! Ils se félicitaient et s'embrassaient. Il n'y eut pas une société d'artisans qui ne nt chanter un Te Deum. Paris semblait une enceinte immense pleine de fous. Quand le Roi, au retour, rentra dans sa capitale, et, Ait comme un triomphe d'empereur romain.

Cependant Mme de Châteauroux sut bientôt que le Roi était inconsolable de l'avoir perdue. Elle acheta une maison de campagne à Puteaux, où elle le revit ; elle exigea une rentrée en grâce éclatante. Mais, le 8 décembre 1744, elle mourut ; ses partisans crurent qu'elle avait été empoisonnée et soupçonnèrent, sans raison, Maurepas, que l'on savait jaloux du crédit des maîtresses et engagé dans le parti de la famille. Mais la place de maîtresse du Roi ne devait pas demeurer longtemps vacante ; la marquise de Pompadour va succéder à la duchesse de Châteauroux.

 

 

 



[1] SOURCES. D'Argenson (t. I, II, IV, V, VI, VII, VIII), Barbier (t. II et III), Luynes (Duc de), (t. I, III, IV, V, VI, VII, VIII, IX, XI et XX), Correspondance de Louis XV et de maréchal de Noailles ; Moufle d'Angerville (t. II) ; Voltaire (Précis de règne). Hénault, Choiseul, déjà cités.

Sénac de Meilhan, Le gouvernement, les mœurs et les conditions en France avant la Révolution, Paris, 1862. Dufort, comte de Cheverny, Mémoires, Paris, 1886. 2 vol., t. I. Journal inédit du lieutenant général de police Feydeau de Murville (1744), p. p. P. d'Estrée (pseudonyme de Quentin), Paris, 1897 ; Lettres inédites du roi Stanislas, duc de Lorraine et de Bar, à Marie Leczinska (1754-1768), p. p. Pierre Boyé, Paris, 1901. Monbarrey (Prince de), Mémoires autographes, Paris, 1826-1827, 3 vol.

OUVRAGES A CONSULTER. Lacretelle (t. III), Michelet, Jobez (t. III), de Carné (La monarchie française au XVIIIe siècle), Aubertin, Bonhomme (Louis XV et sa famille), de Nolhac (Louis XV et Marie Leczinska), Masson (Mme de Tencin), de Goncourt (La duchesse de Châteauroux), Perey (Le président Hénault), Marquise des Réaulx, Stryenski (Le Gendre de Louis XV) ; Dussieux (Le château de Versailles), déjà cités. Taine, Les Origines de la France contemporaine, t. I : L'Ancien Régime, Paris, 1877 ; de Broc, La France sous l'Ancien régime, Paris, 1887-1889, 2 vol. Witt (Cornélis de), La Société française et la Société anglaise au XVIIIe siècle, Paris, 1864. Boutaric, Étude sur le caractère et la politique personnelle de Louis XV, en tête de : Correspondance secrète inédite de Louis XV... avec le comte de Broglie, Tercier, etc., Paris, 1866, 2 vol. P. d'Estrée, Un journaliste policier : le chevalier de Mouhy (Revue d'histoire littéraire de la France, t. IV, 15 avril 1897). Barthélemy (E. de), Mesdames de France, filles de Louis XV, Paris, 1870. Broglie (Emmanuel de), Le fils de Louis XV ; Louis, dauphin de France (1759-1765), Paris, 1877. De Grandmaison (C.), Mme Louise de France, Paris, 1906. Lion, Le Président Hénault, Paris, 1903. De Nolhac, Le voyage de Metz ; chronique de la Cour de France, 1744 (Revue politique et littéraire, 3 et 10 novembre 1900). Strylenski, La mère des trois derniers Bourbons, Marie-Josèphe de Saxe et la Cour de Louis XV, Paris, 1902.

[2] Au secrétariat de la Guerre, Breteuil a succédé à Angervilliers en 1740, et le comte d'Argenson à Breteuil en 1748, Maurepas a gardé le secrétariat de la Marine, et Amelot celui des Affaires étrangères, où il sera remplacé par le marquis d'Argenson en 1744. — Ni le chancelier d'Aguesseau, qui avait repris les sceaux après le disgrâce de Chauvelin, ni Saint-Florentin, secrétaire d'Etat des affaires de la religion réformée, n'avait entrée au Conseil d'en haut.

[3] Le Dictionnaire historique de Moréri avait été publié pour la première fois en 1673, en un vol. in-f°. Il avait été ensuite corrigé et accru dans des éditions successives ; celle de 1732 avait 6 vol. in-f°. La dernière, celle de 1759, est en 10 vol. in-f°. Elle est encore très utile aujourd'hui.