HISTOIRE DE FRANCE

 

LIVRE II. — L'ÉPOQUE DE FLEURY ET DE LA SUCCESSION D'AUTRICHE.

CHAPITRE PREMIER. — DU MINISTÈRE DE FLEURY (1726-1743)[1].

 

 

I. — LE CARACTÈRE DE FLEURY.

NÉ à Lodève en 1653, fils d'un receveur des décimes et entré dans l'Église pour alléger sa famille, André-Hercule de Fleury se poussa auprès du cardinal de Bonzi, grand aumônier de la Reine Marie-Thérèse, qui le protégea ; en 1679, il devint aumônier de cette princesse, et, en 1683, aumônier du Roi. Fort bel homme, il plut à Louis XIV ; très adroit, il se fit admettre dans les meilleures compagnies et bien voir des dames. En 1698, il devint évêque de Fréjus ; comme cet évêché était situé à deux cents lieues de Versailles, il se disait, évêque de Fréjus, par l'indignation divine.

L'année qui précéda la mort de Louis XIV, il devint, par l'appui des Jésuites, précepteur du futur Louis XV. Il fut pour son élève le complaisant que l'on sait. Lorsqu'il eut fait disgracier le duc de Bourbon,

il persuada à Louis XV qu'il était temps qu'il fît son métier de roi en gouvernant par lui-même. Il lui conseilla de supprimer la fonction de premier ministre et se contenta du titre de ministre d'État, sans se faire assigner un département ministériel. Quatre jours après le renvoi de Bourbon, le 15 juin, Louis XV adressait aux intendants et aux gouverneurs de provinces une circulaire où il annonçait sa décision d'exercer le pouvoir en personne, comme Louis XIV. Il annonçait aussi que l'ancien évêque de Fréjus assisterait toujours aux Conseils. Ce fut par les Conseils, où il fut prépondérant, que Fleury devint le seul maitre du gouvernement.

Au Conseil d'en Haut siégèrent avec lui, comme par le passé, le duc d'Orléans, le maréchal de Villars, le secrétaire d'État de Morville, et deux nouveaux venus, les maréchaux d'Huxelles et de Tallard. Les départements ministériels furent autrement répartis que sous M. le Duc. Le Blanc reparut au secrétariat d'État de la Guerre, où il devait mourir le 19 mai 1728 ; il y fut remplacé alors par d'Angervilliers. Le Contrôle général fut attribué au conseiller d'État Le Pelletier des Forts. Le Garde des Sceaux d'Armenonville, disgracié en août 1727, fut remplacé dans ses fonctions, par le président à mortier Chauvelin, et, au même moment, de Morville le fut dans les siennes par le même Chauvelin. Maurepas, et le comte de Saint-Florentin qui avait succédé à son père La Vrillière en 1725, demeurèrent, en place.

Fleury était au pouvoir depuis deux mois, quand il fut fait cardinal, le 20 août 1726. Il avait soixante-treize ans.

Il eut l'esprit de ne pas garder rancune à la Reine, et ne prit, dans l'intérieur des jeunes souverains, qu'une discrète autorité paternelle. Il fut défiant à l'égard des ministres ses subordonnés, redoutant les lumières supérieures aux siennes, aimant les gens ordinaires, avec qui il se sentait à l'aise, surtout les flatteurs comme le Lieutenant de police Hérault et le Contrôleur général Orry. Il fera disgracier le secrétaire d'État des Affaires étrangères, Chauvelin, dès qu'il le jugera capable de trop plaire au Roi. Il fut tout-puissant ; les courtisans ne manquaient pas son petit coucher. Toute la Cour s'y presse, dit D'Argenson, pour le voir ôter sa culotte, et la plier proprement, passer sa robe de chambre et sa chemise, peigner ses quatre cheveux blancs.

Au reste Fleury prenait le pouvoir à une heure favorable ; la nation fatiguée des secousses que lui avaient données le Système, le Visa, le Cinquantième et les alarmes de la politique étrangère demandait qu'on la laissât tranquille. Or, Fleury désirait remuer le moins possible.

 

II. — L'ADMINISTRATION FINANCIÈRE ET ÉCONOMIQUE ; LE PELLETIER DES FORTS (1736-1730) ET ORRY (1730-1745).

DEUX contrôleurs généraux ont dirigé, pendant le ministère Fleury, l'administration financière et économique, Le Pelletier des Forts et Orry.

Des Forts débuta bien. Une Déclaration du 15 juin 1726 fixa d'une façon définitive la valeur des monnaies. Le prix du marc d'or fut désormais de 740 livres 9 s. 1 d., celui du marc d'argent de 51 l. 3 s. 3 d. ; la livre tournois valut 1 franc 2 centimes de notre monnaie ; et en il fut ainsi jusqu'en 1785. Cette fixité des monnaies fut une des principales causes de la prospérité commerciale française au XVIIIe siècle.

Une Déclaration du 24 juin suivant ordonna que le Cinquantième serait payable exclusivement en argent ; une autre, du 8 octobre, que les revenus ecclésiastiques seraient exempts de toutes impositions, sans exception, ni réserves, quelque événement qui pût arriver. Toutes deux préparaient la suppression du Cinquantième qui fut prononcée le 7 juillet i727. L'impôt devait cesser d'être perçu le 1er janvier suivant. Son impopularité et le peu de ressources qu'il donnait déterminaient Fleury à le supprimer.

On a vu que les Fermes avaient été adjugées à Law en 1718, et que la Compagnie des Indes les avait perçues par des régisseurs.

Après la chute de Law, Du Verney avait décidé de maintenir le système de la régie, dont quarante financiers avaient assuré le fonctionnement. En principe, la régie valait mieux que la ferme ; mais, par défaut de vigilance, les régisseurs laissèrent s'accumuler un arriéré considérable. Il est vrai que la régie n'était possible qu'avec une administration bien organisée, et cette administration n'existait pas sous l'ancien régime. Fleury rétablit la ferme et transforma les régisseurs en fermiers généraux.

Sans suffisamment se renseigner sur les produits que la régie avait tirés des grandes et petites gabelles, des douanes et traites, des impôts sur les boissons, du contrôle et domaine de France, Des Forts, le 19 août 1726, afferma le tout pour la somme de 80 millions. Or, le produit net était monté, en 1725, à environ 92 millions et demi. Mais, par suite du désordre de la comptabilité, ce chiffre n'était pas encore connu. l'Aria du Verney ne le croyait pas supérieur à 87 millions ; le contrôleur général Dodun l'évaluait à 85. Il était inévitable d'ailleurs que l'État, en se déchargeant sur les fermiers des frais et des incertitudes de la perception, subit par là même une perte. Ainsi fut passé le fameux bail Carlier qui fut tant de fois reproché à Fleury. Le sieur Carlier était le prête-nom des adjudicataires. En six ans, le produit brut de toutes ces fermes fut de 504.760.000 livres ; déduction faite des 480 millions de fermage payés à l'État, les fermiers eurent un bénéfice de plus de 24 millions.

Pour recouvrer les taxes arriérées, ce que l'on appelait les restes, un autre bail, le bail Bourgeois, de 461 millions, fut conclu le 10 septembre avec les mêmes fermiers généraux, qui gagnèrent encore, de ce côté, une quarantaine de millions. En 1726 a donc commencé la grande fortune de ces fermiers, qui ne fera que grandir au détriment de l'État, et en contraste avec sa misère. Fleury fut rendu responsable de cet abus. A sa mort, dans un prétendu testament, il disait à Louis XV :

Je recommande à vos bontés

Mes fermiers, vos enfants gâtés ;

J'en ai fait, par leur opulence,

Quarante grands seigneurs de France ;

Il faut, pour les gratifier,

Encore un bail du sieur Cartier.

En même temps, les créanciers de l'État étaient durement traités. Le 19 novembre 1726 fut ordonné un retranchement sur les rentes perpétuelles et viagères ; c'était, suivant la nature des rentes et leur date, une banqueroute d'un tiers, d'une moitié, des trois cinquièmes, parfois même des cinq sixièmes. Le prétexte donné fut que ces rentes provenaient de papiers achetés à vil prix. On espérait réaliser un profit de 27 millions sur les arrérages non payés, un profit de 14 millions sur les arrérages payables à l'avenir. Comme les gages des officiers n'étaient pas menacés et que les rentiers dépouillés n'étaient guère que de petites gens, le Parlement fit des remontrances bénignes ; mais la clameur publique fut assez forte pour que Fleury en fût intimidé. Il rejeta tout le tort sur le Contrôleur général, qui ne toucha pas aux rentes inférieures à trois cents livres. D'autres rentiers surent se faire exempter de la réduction qui, en fin de compte, ne dépassa pas cinq millions et demi de rente.

Quoique très impopulaire, Des Forts demeura Contrôleur général jusqu'en 1730 ; mais alors le bruit courut que, pour spéculer, il s'était fait remettre des titres déposés dans les caisses de la Compagnie des Indes. Sa femme, disait-on, et son beau-frère, le conseiller d'État Lamoignon de Courson, étaient ses complices, et les détournements opérés montaient à 5 ou 6 millions. Une nuit, on afficha ce placard sur sa porte : Maître à rouer, femme à pendre, et commis à pilorier ! Des Forts dut quitter le Contrôle général en mars 1730.

Son successeur, Orry, avait servi dans l'armée, puis était devenu maitre des requêtes et successivement intendant de Perpignan, de Soissons et de Lille. Il s'était bien tiré de ces fonctions, et l'on pensait alors qu'un intendant de province devait faire un meilleur Contrôleur général que les intendants des finances, formalistes et bureaucrates. Orry avait trente-huit ans quand il prit le Contrôle. Grand, lourd, et sans usage du monde, il fit à la Cour l'effet d'un bœuf dans une allée. Quelqu'un lui reprochant d'être inabordable, il répondait : Comment voulez-vous que je ne marque pas d'humeur ? Sur vingt personnes qui me font des demandes, il y en a dix-neuf qui me prennent pour une bête ou pour un fripon ! Il eut le défaut d'être médiocre, sans idées, entêté dans la routine. On peut lui reprocher aussi d'avoir été, malgré ses airs rigides, souple de conduite envers le Roi et les maîtresses, pour lesquelles il n'épargnait pas l'argent. Mais il était probe, exact au travail, et il aimait l'État. Aussi Fleury remerciait-il Dieu de lui avoir réservé un tel homme.

Sous l'administration d'Orry, les fermiers généraux consentirent, pour le renouvellement de leurs baux, des prix plus élevés : pour le  bail de 1726, ils ne devaient payer que 80 millions ; par celui de 1732, ils en payèrent 95[2] ; par celui de 1738, 99.

En matière d'impôts directs, Orry perçut avec rigueur les droits établis avant lui. Il augmenta quelque peu les tailles qui, entre 1730 et 1742, passèrent de 49.036.000 livres à 50.069.000 livres ; il fit rentrer les capitations de la Cour, toujours très en retard, par exemple celle du duc de Villeroy, qui devait quatre années, soit 13 200 livres, et celle du duc de Retz, qui en devait huit, soit 16 800 livres. A partir de 1740, il obtint du Clergé que son don gratuit annuel, jusque-là de 2 millions, fût de 3 millions ½.

Le rétablissement du Dixième fut la grande affaire de son administration. Comme c'était la taxe qui se prêtait le mieux aux dépenses imprévues d'une guerre, la perception en fut ordonnée par une Déclaration du 17 novembre quand la guerre éclata en 1733 ; le dixième fut perçu jusqu'à la fin de 1736 et rétabli au début de la guerre de la succession d'Autriche.

Le principe que le Dixième devait s'étendre à toutes les classes de la société reçut, dans la pratique, les mêmes tempéraments qu'en 1710 : rachat du Clergé par des dons gratuits, abonnement des provinces, des villes, des particuliers. Ne portant pas, comme le Cinquantième, sur les produits bruts, mais seulement sur le revenu, il ne suscita point les mêmes résistances de la part des privilégiés, et rentra beaucoup mieux. En 1733, il produisit une trentaine de millions ; en 1749, 36 millions.

Pour établir la cote de chaque particulier, le Contrôleur général exigea les déclarations des propriétaires, des maires et des syndics, ces derniers parlant au nom des villes ou des paroisses. Pour en vérifier l'exactitude, il les fit comparer aux produits que la dîme d'Église tirait des biens désignés ; il fit délivrer à ses agents les extraits des baux, des contrats de vente, des partages passés chez les notaires. Comme le Contrôleur général pouvait quand même être trompé par des déclarations inexactes, il nomma des directeurs du Dixième, un par généralité. Ces fonctionnaires eurent sous leurs ordres des contrôleurs ambulants qui examinèrent les déclarations sur place. Ils tarifèrent, paroisse par paroisse, le produit moyen, — toutes charges défalquées — de la mesure usuelle de chaque sorte de terre, suivant la qualité. Il leur était facile, en rapprochant ce tarif des déclarations individuelles, de contrôler celles-ci. Quand les estimations étaient contestées par les autorités, ils le mentionnaient sur les déclarations, laissant aux plaignants le loisir d'apporter des arpentements de leurs biens. Ils profitaient de leur passage dans les paroisses pour procéder avec les habitants les plus honorables à la division des terres en catégories : les bonnes, les médiocres, les mauvaises ; ils distinguaient la nature des cultures, céréales, vignes, prés ou bois. Ils pouvaient toujours se faire présenter les contrats de location de chaque sorte de bien. Quoique cette organisation fût fort bien entendue, les difficultés pratiques furent très grandes ; en beaucoup d'endroits, notamment en Guyenne, on dut se borner, pour aller plus vite, à faire du Dixième une simple annexe de la taille ; cet impôt fut ainsi dénaturé.

Le Dixième sur les produits du commerce s'appelait le Dixième d'industrie. Comme il était encore plus difficile d'appliquer cet impôt aux commerçants qu'aux propriétaires de terres, Orry se montra à leur égard accommodant. Dans une correspondance qu'il entretint en 1741 et 1742 avec l'intendant de Bordeaux, on voit qu'il ne savait trop sur quoi se baser : Je sens, dit-il, que le peu de certitude que l'on a de la vraie situation des négociants et commissionnaires jettera toujours beaucoup de doute sur ce à quoi on doit les imposer, et il conseille de s'en rapporter à leur état de vivre ou leurs facultés connues ; et, en cas que ni l'un ni l'autre de ces moyens ne pût guider, la cote la plus légère à laquelle ils pourraient être mis serait la même somme pour laquelle ils sont employés sur les rôles de la capitation n. L'intendant parle de s'enquérir de la fortune de chacun ; mais le Contrôleur général lui répond :

Je crains que ces perquisitions n'alarment le commerce ; d'ailleurs vous ne pourriez acquérir de certitude que sur de très bons et très gros marchands et négociants qui se plaindraient toujours, et les médiocres ou les petits marchands échapperaient à vos recherches...

Les difficultés qui se présentent pour acquérir la connaissance des facultés de ceux qui sont sujets à cette imposition sont si insurmontables que je ne puis indiquer un parti général, parce que je pense qu'on n'en peut déterminer aucun que relativement à la position des lieux, au commerce qui s'y fait, et même au génie des habitants.

Orry inclinait donc à transformer le Dixième d'industrie en une contribution proportionnelle à la Capitation ; mais il se contentait de donner à ses subordonnés des indications sur ses vues et leur laissait les mains libres.

A Bordeaux encore, il eut à se prononcer sur les réclamations d'Anglais, Hollandais et Hanséates qui, soit en 1737, soit en 1743, prétendirent se faire exonérer du Dixième d'industrie en leur qualité d'étrangers. Mais ils furent imposés au même titre que tous les marchands et artisans.

Orry dénatura donc en Guyenne le Dixième d'industrie comme il dénaturait le dixième sur les propriétés foncières. Il se borna souvent ir taxer les corporations de marchands ou d'artisans à une somme donnée, en laissant à la corporation elle-même le soin de répartir la taxe à sa guise entre ses membres.

Le Dixième eut le défaut de ménager les négociants, tandis qu'il pesait sur les propriétaires et les cultivateurs. Le Clergé était exempt ; mais, pendant la guerre de Succession d'Autriche, il multiplia les dons gratuits : 12 millions en 1742, 15 en 1745, 11 en 1747, 16 en 1748.

Sans parler des avances remboursables à bref délai, qu'il demanda tantôt aux fermiers généraux, tantôt aux receveurs généraux, Orry contracta un certain nombre d'emprunts. Il revint aux emprunts sous forme d'offices créés ; en 1730, par un édit de juin, il rétablit des offices supprimés à la mort de Louis XIV, et il en tira 34 millions. Il fit revivre la vénalité des offices municipaux en novembre 1733, et il en vendit pour 31 millions. Quatre ans plus tard, il est vrai, les fonctions municipales redevinrent électives ; ceux qui les avaient achetées, ou leurs héritiers, ne devaient être définitivement remboursés qu'en 1777. En 1733, 1737 et 1739, Orry créa des rentes viagères et organisa des loteries royales. En 1738, 1740, 1741 et 1742, il émit des rentes perpétuelles sur les postes. Des créations de rentes et des loteries il aurait tiré environ 100 millions.

Les recettes annuelles, au temps d'Orry, varient entre 230 et 240 millions, avec le produit du Dixième ; entre 199 et 210 millions, sans ce produit. Les dépenses, qu'on ne peut évaluer avec autant de précision, paraissent avoir été légèrement inférieures aux recettes pendant les années de paix.

Ces résultats sont dus en partie à l'esprit d'économie du vieux cardinal. Cette économie, d'ailleurs, a été fort exagérée. On a dit, en le lui reprochant, qu'il avait sacrifié la marine ; le reproche est injuste. Il n'a pas renoncé non plus aux dépenses de luxe, puisque l'entretien des maisons royales passe avec lui de 9 à 14 millions, et ne tombe pas, en temps de guerre, au-dessous de 10 millions. Les pensions données par le Roi descendirent officiellement du chiffre de 19 millions, constaté sous M. le Duc, à celui de 6 millions, mais, au vrai, elles demeurèrent à peu près les mêmes. Il existe un état de comptant où l'on voit comment des personnes en crédit, des ministres en fonction, d'anciens ministres, des magistrats, reçurent, en 1731, sous forme d'indemnités, gratifications, compensations, une somme de 11 millions 477.000 livres. Par exemple, Chauvelin et Orry touchaient chacun 80.500 livres ; D'Aguesseau, 61.000 ; Maurepas, 27.000 ; le procureur général Joly de Fleury, 4.000. S'il y eut des victimes de la réduction des pensions, ce furent les pensionnés les moins appuyés, vraisemblablement les plus dignes d'intérêt.

La prospérité relative des finances à cette époque a pour causes la fixité des monnaies, l'extension du réseau des routes, qui ont rendu les transactions commerciales plus sûres, plus faciles, plus nombreuses, et aussi les progrès du commerce extérieur et de la marine marchande. Il en résulta une plus-value dans le produit des fermes.

Un des actes principaux d'Orry fut l'instruction de 1738 sur la construction et l'entretien des routes et des chemins par la corvée royale. On s'était, avant lui, toujours servi de la corvée pour exécuter des travaux urgents ; mais le régime en était arbitraire et irrégulier. Orry le régularisa.

L'état des routes exigeait, comme on a vu, un grand effort ; elles étaient souvent impraticables aux voitures. En Guyenne, les voyages ne se faisaient guère qu'à cheval. De Bordeaux à Libourne, on allait à cheval jusqu'à la Dordogne ; en hiver, on devait passer par le bec d'Ambez.

Il y avait cinq catégories de routes ou de chemins : les grandes routes conduisant de Paris aux ports de mer et aux frontières ; les routes reliant Paris et les capitales des provinces qui n'étaient pas traversées par les grandes routes ; les grands chemins entre les capitales des provinces et les autres villes ; les chemins royaux entre villes non capitales ; enfin les chemins de traverse. Orry répartit les routes et les chemins en sections et les sections en ateliers.

Chaque atelier est attribué à une paroisse du voisinage, dont il ne doit pas être distant de plus de trois lieues ; la paroisse doit faire les terrassements et transporter les matériaux dans un nombre de jours déterminé. Les groupes de travailleurs arrivent sous la conduite des maires ou syndics, apportant avec eux des vivres et des outils, amenant des charrettes, des chevaux, des bœufs, des vaches et des ânes. On requiert les hommes de seize à soixante ans, mais l'on accepte que les femmes et les enfants remplacent les pères de famille. L'instruction d'Orry ne disant pas combien de jours de travail doit le corvéable, les intendants en décident arbitrairement ; la durée varie de huit à quarante jours par an. La surveillance des ateliers se fait par des sous-ingénieurs ou inspecteurs, munis de grands pouvoirs ; ils jugent sommairement les récalcitrants, les mutins, les défaillants. L'inspecteur des corvées a le droit d'emprisonner les ouvriers mutins ou rebelles, sauf à en référer au subdélégué, qui prononce définitivement la peine encourue. Les sentences sont exécutées par la maréchaussée.

Le grand défaut de la corvée, c'est qu'elle était imposée surtout aux pauvres gens. Outre les privilégiés, nombre de roturiers parvinrent à s'en faire dispenser : les anciens officiers de troupe, les possesseurs d'offices, les collecteurs des tailles, les employés des fermes, les gardes des eaux et forêts, les gardes des haras, les maîtres des postes, les chirurgiens en exercice, les maîtres d'écoles gratuites, les maîtres de forges et de verreries, les ouvriers des papeteries et des pépinières royales et leurs garçons, les bergers et vachers communs des villages, les pères des miliciens tombés au sort, et tous ceux qui disposaient de quelque appui auprès de l'administration. Cette foule d'exemptions rendit la corvée odieuse à ceux qui la subissaient.

D'après une lettre de Trudaine à l'intendant de Rouen, on aurait proposé à Orry de substituer à la corvée un impôt en argent, et il aurait sagement répondu :

J'aime mieux leur demander (aux corvéables) des bras qu'ils ont que de l'argent qu'ils n'ont pas ; si cela se convertit en imposition, le produit viendra au trésor royal ; je serai le premier à trouver des destinations plus pressées à cet argent ; ou les chemins ne se feront pas, ou il faudra revenir aux corvées ; les exemples de ce qui s'est passé, avant et depuis, par rapport aux fonds très modiques qui s'imposent pour les ouvrages d'art et les employés n'autorisent que trop cette crainte.

Toutefois l'instruction de 1738 a donné de bons résultats. Les intendants, dès le début, ont obtenu des corvées un travail d'une valeur de 5 à 6 millions par an. Les Ponts et Chaussées disposaient, d'autre part, de 2.500.000 livres. L'intendant d'Auvergne, Trudaine, a ouvert une route allant des confins du Bourbonnais à ceux du Languedoc, par Riom, Clermont, Brioude ; il l'a reliée à la route de Limoges à Pontgibaud, à la route de Clermont à Lyon par Thiers. Il a fait construire la route de Clermont à Aurillac. L'intendant de Guyenne, Tourny, a tracé, de Libourne à Périgueux, une route destinée à se prolonger vers Limoges et Paris. Les intendants de Touraine, de Picardie, de Caen se sont montrés particulièrement exigeants à l'endroit des corvéables ; en Normandie, la corvée royale a eu pour effet d'empêcher quelque temps l'élevage des chevaux.

Trudaine, en 1743, devint Directeur général des Ponts et Chaussées. Il créa en 1747 l'École des Ponts et Chaussées, pour y former le personnel capable d'entretenir et de compléter le réseau des routes. Durant les trente dernières années du règne de Louis XV, les travaux des routes se multiplièrent au point qu'en 1774 l'ingénieur Perronet évalua le produit de la corvée royale au double de ce qu'il était au temps d'Orry. A la fin de l'Ancien Régime, les routes et les chemins étaient admirés par les étrangers. Si les Français, disait Young, n'ont pas d'agriculture à nous montrer, ils ont de grandes routes.

En matière de commerce et d'industrie, Orry est un colbertiste qui exagère le colbertisme. Il met des droits excessifs sur les objets de fabrication étrangère ou même leur oppose la prohibition pure et simple. Il proscrit les toiles peintes et les étoffes de Chine, des Indes et du Levant ; en 1733, un de ses intendants, Lenain, rend en Poitou une ordonnance de police qui frappe d'amendes énormes quiconque en vend ou en achète. Il prohibe ou soumet à des droits considérables tous les tissus d'Angleterre et de Hollande. H établit des manufactures privilégiées ; par exemple une, de velours de Gênes, à Tours, en 1739 ; une autre, de petites étoffes blanches pour l'exportation, à Argenton, la même année ; une, de papier, à Angoulême en 1740. H fixe par le menu tous les détails de la fabrication, tous les devoirs des patrons et des ouvriers. Les draps de France prenant trop facilement la poussière parce que les laines sont mal dégraissées, défense est faite aux dégraisseurs d'employer la craie et le blanc d'Espagne ; ils ne se serviront que de savon. Pour que les fabricants n'emploient pas des laines tondues avant leur maturité, la date de la tonte des bêtes sera la Saint-Jean pour toute la France. Orry ne revient sur cette décision qu'après que les intendants lui ont objecté que la maturité des laines est variable, suivant le climat ou la race

Les inspecteurs des manufactures se multiplient ; il y en a de généraux pour l'ensemble des manufactures et de spéciaux pour les étoffes de soie et de laine, pour les toiles, les tapisseries, les draps, pour les bouteilles et les carafons ; ces inspecteurs résident à Amiens, Saint-Quentin, Limoges, Marseille, Saint-Gaudens, etc.

L'idéal ministériel était de garantir à chaque corps de métier sa spécialité, d'assurer aux maîtres leurs ouvriers, de fixer les ouvriers auprès des maîtres, de régler tout le travail. Orry intervint, par exemple, à Poitiers pour empêcher les cardeurs et les peigneurs de fabriquer des draps comme les drapiers ; pour répartir en communautés distinctes les teinturiers du grand teint, qui teignaient les laines en couleurs d'un prix élevé, et les teinturiers du petit teint, qui teignaient à bas prix ; pourtant, au grand mécontentement des teinturiers, il autorisa les bonnetiers et les drapiers à teindre les ouvrages de leur fabrication. Pour que les patrons ne se débauchassent pas les ouvriers par des offres d'augmentation de salaire, il interdit aux ouvriers de quitter les maîtres sans cause légitime ; or, ce n'était pas une cause légitime qu'une augmentation de salaire, car, en 1730, le Conseil de Commerce condamna à l'amende des fabricants de draps de Louviers qui avaient augmenté ceux de leurs ouvriers. En 1734, il fut interdit aux ouvriers du Languedoc de se coaliser en vue d'amener la hausse des salaires. Les intendants fixèrent parfois la durée de la journée de travail, comme cela eut lieu à Limoges en 1739, et le taux même des salaires, comme cela se produisit à Sedan en 1750. Tout naturellement, Orry interdit l'émigration aux ouvriers sous les peines les plus sévères[3].

Il se trouva en présence d'une grève et d'une insurrection à Lyon.

Il y avait à Lyon trois catégories de personnes appliquées à l'industrie et au commerce des étoffes de soie : les maîtres marchands, les maîtres ouvriers ou maîtres fabricants, les compagnons et apprentis. Les maîtres marchands avaient le droit de fabriquer, mais ne fabriquaient pas eux-mêmes : disposant de gros capitaux, ils achetaient la matière première, passaient des traités avec les maîtres ouvriers, leur fournissaient des dessins et leur faisaient des avances. Certains occupaient jusqu'à cent maîtres ouvriers. Dans la première moitié du XVIIIe siècle, les maîtres marchands n'étaient guère que deux à trois cents. Ils assuraient la vente des produits fabriqués. Les maîtres ouvriers tissaient la soie chez eux, avec des métiers leur appartenant. Ils étaient trois à quatre mille, travaillant les uns pour le compte des maîtres marchands, les autres pour leur propre compte. De trois à quatre mille compagnons et presque autant d'apprentis étaient nourris et logés chez les maîtres ouvriers ; les seuls compagnons étaient payés.

Comme les maitres ouvriers, qui, pour acquérir la maîtrise, devaient payer un droit de trois cents livres, n'avaient d'ordinaire pas d'argent devant eux, ils ne pouvaient que difficilement fabriquer et vendre pour leur compte ; ils étaient à la discrétion des maîtres marchands. En 1737 intervint un règlement qui leur était très favorable. Il supprimait le droit de trois cents livres et permettait à tous, marchands et autres, de fabriquer, et faire fabriquer... soit pour leur usage ou même pour en faire le commerce, toutes les étoffes dont la fabrique était permise... de les vendre, acheter, troquer et échanger, tant en gros qu'en détail. C'était la suppression des lèges des maîtres marchands. Ceux-ci protestèrent auprès du Contrôleur général et obtinrent qu'un nouveau projet fût mis à l'étude. Ce projet fut soumis à une députation de maîtres marchands et de maîtres ouvriers ; ces derniers, qui avaient été désignés par le prévôt des marchands de Lyon, sans l'assentiment des autres maîtres, acceptèrent le projet sans protestation.

Ainsi fut promulgué le règlement du 19 juin 1744 : quiconque voulait fabriquer à son compte devait payer deux cents livres et ne pouvait avoir que deux métiers ; pour avoir le droit de faire fabriquer, il fallait payer huit cents livres. Le règlement fortifiait donc l'aristocratie des entrepreneurs. Il confinait les maîtres ouvriers dans le petit travail et les maigres bénéfices.

Il fut connu à Lyon au début de juillet. Le mécontentement couva durant un mois ; puis les maîtres ouvriers, et, à leur suite, les compagnons s'attroupèrent et s'entendirent pour suspendre tout travail tant que le règlement ne serait pas rapporté. Ils décidèrent d'infliger une amende de douze livres à quiconque ne quitterait pas son métier, et une amende de vingt-quatre livres à quiconque prendrait le métier abandonné par un autre. Le 5 août, le guet ayant arrêté quelques meneurs, on l'assaillit à coups de pierres, et une insurrection éclata. Les chefs réclamèrent du prévôt des marchands la mise en liberté des prisonniers ; le prévôt l'accorda. Le lendemain, l'émeute était maîtresse de la ville. Le prévôt fit publier à son de trompe une ordonnance déclarant que le nouveau règlement serait considéré comme non avenu, et que celui de 1737 serait remis en vigueur. Les désordres n'en continuèrent pas moins. Les émeutiers envahirent la maison de l'intendant pour le contraindre à revêtir de son sceau l'ordonnance du prévôt, et pour s'emparer du sieur de Vaucanson qu'ils savaient être à l'Intendance, et qu'ils détestaient parce qu'il cherchait à transformer le métier à tisser ; ils lui reprochaient encore d'avoir rédigé le règlement de 1744. Vaucanson s'enfuit déguisé en minime et regagna Paris. On se vengea sur un maître marchand de ses amis, dont on pilla la maison.

Les jours suivants, l'émeute s'apaisa. Le 10 août, d'ailleurs, un arrêt du Conseil annulait le règlement de 1744 et restaurait celui de 1737. Mais le Roi envoya le comte de Lautrec à Lyon avec des troupes pour assurer la tranquillité de ses sujets, et, quelques mois après, le 25 février 1745, un nouvel arrêt du Conseil déclara que le règlement de 1744 était rétabli. Lautrec fit afficher que Sa Majesté allait faire justice des instigateurs d'émeutes ; un ouvrier fut condamné à mort et exécuté, deux autres aux galères à perpétuité, deux aux galères à temps, vingt à des peines plus légères.

Sous la haute direction du Contrôleur général, sous la direction réelle du Bureau de Commerce[4], le commerce extérieur se développa durant les vingt années qui suivirent la chute du Système. En créant la Compagnie des Indes, Law avait donné à la marine marchande et aux entreprises coloniales une impulsion extraordinaire. Les Français, pensait Voltaire, doivent à Law, non seulement leur Compagnie des Indes, mais l'intelligence du commerce. Il écrivait en 1738. On entend mieux le commerce en France, depuis vingt ans, qu'on ne l'a connu depuis Pharamond jusqu'à Louis XIV.

En fait, vers 1730, le commerce français occupe en Espagne et au Portugal 200 navires ; en Italie et dans les Échelles du Levant, plus de 700 ; aux Antilles, dans les îles à sucre, près de 600. Le seul port de La Rochelle expédie, pour la traite, à la côte de Guinée, 35 navires. Dans son ensemble, y compris les bateaux destinés au cabotage, à la pêche côtière, à la pêche du hareng, de la morue, de la baleine, la marine marchande française compte, en 1730, 5 364 bâtiments de tout tonnage, montés par 41 900 hommes d'équipage. D'après les tableaux récapitulatifs du commerce extérieur qui furent dressés sous le premier ministère de Necker par le service de la balance du commerce, les échanges de la France qui, en 1716, ne dépassaient pas 80 millions, seraient passés en 1730 à 174 millions, en 1736 à 195 millions, en 1'740 à 293 millions, et en 1743 à 308 mil/ions. De 1116 à 1743, le commerce aurait presque quadruplé.

Le commerce colonial se faisait par l'intermédiaire de compagnies et de ports privilégiés.

La Compagnie des Indes a toujours son siège social à Paris, rue Vivienne. Elle a été réorganisée par divers arrêts ou ordonnances de 1723 à 1731. De son ancienne administration, elle a conservé des directeurs ; mais, de vingt-quatre qu'ils étaient au temps de Law, les directeurs ont été réduits à douze puis à six ; les assemblées d'actionnaires doivent pourvoir aux vacances qui se produisent parmi eux ; mais comme le Roi, qui les a d'abord nommés, n'a pas fixé de limites à leur mandat, ils sont investis de fonctions viagères. Le Roi les soumet au contrôle de trois inspecteurs tirés de son Conseil et de deux syndics élus par les assemblées d'actionnaires. Inspecteurs et syndics doivent posséder chacun cinquante actions des Indes. Les services de la Compagnie se répartissent en six départements dont quatre à Paris, un à Lorient, un à Nantes, ayant chacun à sa tête un directeur. En 1748, le Gouvernement modifiera quelque peu l'administration de la Compagnie ; les inspecteurs prendront le nom de commissaires ; et comme, dans la guerre contre l'Angleterre, le gouvernement aura recours à la bourse des actionnaires, ceux-ci exigeront une plus grande part dans l'administration de leurs intérêts ; ils se feront concéder huit directeurs au lieu de six, et six syndics au lieu de deux. Le Gouvernement continuera d'intervenir dans les affaires de la Compagnie ; ses commissaires assistent aux assemblées d'administration ; le Contrôleur général peut présider ces assemblées.

D'assez bonne heure, la Compagnie des Indes a limité ses entreprises aux colonies et aux régions où elle pensait faire le plus de profit. En 1724, elle a renoncé au privilège du commerce de Saint-Domingue ; en 1730, à celui du commerce de Berbérie, qui fut transféré à une compagnie de Marseille, la Compagnie Auriol ; en 1731, elle abandonnait aussi le commerce de la Louisiane. Elle ne conserve en Amérique que le privilège de la traite du castor. Pour les ports français qu'il plaît au Roi de désigner, le commerce d'Amérique, excepté le Canada, devient donc libre.

Le domaine que se réserve la Compagnie comprend : le comptoir de Québec, les deux concessions du Sénégal et de la Guinée, les établissements des lies Mascareignes, l'île de France et l'île Bourbon, les établissements de l'Inde, les comptoirs de Moka et de Canton

Les organes principaux de l'administration de la Compagnie dans ces divers pays sont des gouverneurs et des conseils. Le gouverneur, appelé aussi directeur, représente la Compagnie, et agit en son nom ; le conseil, assistant le gouverneur, dirige les employés, assure la police, rend la justice et décide de l'emploi des troupes de la Compagnie. Ces troupes sont distinctes de celles du Roi ; la Compagnie les recrute en France, à l'étranger, même dans les colonies. — Il y a des différences entre les colonies : l'Inde, qui est dite gouvernement parfait, a un Gouverneur général et un Conseil supérieur pour l'ensemble de son territoire, des gouverneurs particuliers et des conseils provinciaux pour ses différentes provinces ; les gouvernements imparfaits, d'exploitation moins importante, ont des Gouverneurs généraux et des Conseils supérieurs, mais pas de conseils dans les provinces, seulement des chefs de comptoirs ; telles sont la Louisiane, le Sénégal, la Guinée, la Berbérie. La Compagnie a enfin des comptoirs ou loges, qu'elle administre tantôt par des gouverneurs assistés de conseils, tantôt par des chefs de comptoirs ; ainsi Moka et Canton. En Inde, le gouverneur général de Pondichéry tient sous son autorité les gouverneurs ou directeurs de Chandernagor et de Mahé, de Karikal, de Yanaon, de Surate. Du Conseil supérieur de Pondichéry, relèvent les conseils provinciaux dont les membres sont nommés par le Gouverneur général ; en tant que tribunal le Conseil supérieur juge en appel les causes qu'ont jugées en première instance les conseils provinciaux.

Au Sénégal et en Guinée, la Compagnie des Indes achète des nègres, des cuirs, de la gomme, de la cire, de la poudre d'or, des plumes d'autruche, des dents d'éléphant, de l'ambre gris, de l'indigo. Elle est tenue à fournir par an 3.000 nègres aux fies françaises d'Amérique. Dans les mers orientales elle achète à Mahé le poivre, pour le revendre en Europe, au Bengale ou en Chine. Elle tire de Pondichéry les toiles de coton, blanches ou peintes ; elle rassemble dans les grands magasins de cette ville les objets de commerce des Indes. Elle fait de Chandernagor un des principaux marchés de l'Orient pour les soieries et les produits de Birmanie. En Chine, ses navires chargent du thé, des porcelaines, du bois de sampan, des papiers peints, des éventails, du nankin, de la rhubarbe.

La Compagnie expédie en Inde et en Extrême-Orient des vins, des eaux-de-vie, des draps, des coraux de Berbérie, du fer, du plomb, de la verrerie, toutes sortes de petite quincaillerie.

Elle réalise de plus importants bénéfices sur les produits qu'elle achète en Orient que sur ceux qu'elle y vend. Sur les vins elle gagne, il est vrai, 100 p. 100, sur les coraux, 200 p. 100 ; mais, en général, une cargaison d'Europe ne lui rapporte pas au delà de 50 p. 100, au lieu que ses bénéfices sur les articles orientaux, poivre, laques, mousselines, toiles ou cotons de l'Inde ou de la Chine sont, en moyenne, de 200 p 100. Elle transporte ces marchandises à Lorient, où s'exerce le contrôle des agents des fermes.

La période de prospérité de la Compagnie des Indes est le ministère Fleury. De 1725 à 1743, malgré des charges grandissantes que lui ont imposées l'acquisition de Mahé en 1727, et les frais de l'expédition confiée à La Bourdonnais, son bénéfice annuel passe de 3.089.746 livres à 8.003.290 livres. Ses actions demeurent à des cours élevés, tant que la paix maritime n'est pas troublée. Cotées à 680 livres en 1725, elles atteignent le cours de 1 330 livres en 1730, de 2 085 livres en 1736, de 2 316 livres en 1740.

Tandis que Lorient avait le monopole des opérations de la Compagnie des Indes, les autres ports s'enrichissaient à exploiter l'Amérique. C'étaient : Calais, Dieppe, Le Havre, Rouen, Honfleur, Saint-Malo, Morlaix, Brest, Nantes, La Rochelle, Bordeaux, Bayonne, Cette et Marseille. Ils expédiaient en Louisiane, au Canada, à Cayenne, aux Antilles, des objets manufacturés, des vins, des eaux-de-vie, des vivres, des nègres. Ils en tiraient du sucre, du café, du cacao, de l'indigo, du camphre, du tabac, des cuirs, des bois précieux. De jour en jour, se développait leur esprit d'entreprise. A Bordeaux, vers 1730, tout le monde se mêlait du commerce des Îles. On voyait des cordonniers, des artisans, et jusqu'à des domestiques, devenir armateurs, sans avoir un sou. Le trafic maritime, qui n'avait d'abord été que de douze millions en 1717, devait atteindre, en 1741, cinquante-trois millions. Le port était comme encombré de navires. Il allait se former à Bordeaux des dynasties commerciales, celles des Gradis, des Nayrac, des Bonnaffé.

Le sucre était un des produits les plus rémunérateurs des colonies françaises du Nouveau Monde. Tous les ans, le transport de cette denrée occupait de cinq à six cents navires. Le sucre, dit un mémoire de 1733, donne plus de profit à la France que toutes les mines du Pérou n'en donnent à l'Espagne. Les plantations de cannes se multiplient à Saint-Domingue ; on défriche avec ardeur et l'on espère que la traite des noirs permettra de mettre tout le pays en valeur. D'autre part, nombre de raffineries s'établissent à La Rochelle, à Bordeaux, à Marseille. A Bordeaux, l'industrie du sucre acquiert et conserve durant tout le XVIIIe siècle une importance considérable. Bordeaux fournit pour la plus grande part à la consommation de la France et de l'Europe.

Les cafés ne commencèrent à être importés en quantité d'Amérique en France qu'à partir de 1738. Le caféier avait été introduit à Cayenne en 1722, à la Martinique en 1728. La Compagnie des Indes ayant le monopole de la vente de ce produit, les cafés américains durent être d'abord transportés dans quelques ports désignés, à Marseille, Bordeaux, Bayonne, La Rochelle, Nantes, Saint-Malo, Le Havre, Dunkerque ; ils y entraient dans des entrepôts, et n'en sortaient, pour être exportés à l'étranger, que par permission des commis de la Compagnie des Indes. Sur la consommation française, la Compagnie, d'après un règlement de 1736, percevait un droit de dix livres du cent pesant.

Si grande fut l'extension du commerce colonial et si fort l'accroissement de la flotte marchande, qu'il devint difficile de recruter la marine de guerre, aussi le commerce était-il mal protégé. Les ports se plaignaient, et l'État ne pouvait ou n'osait les protéger contre la concurrence des contrebandiers d'Angleterre ou de Hollande.

Malgré les progrès du commerce et le développement des manufactures, où l'on voit bien que la France n'était pas incapable d'une grande activité économique, la misère demeura grande dans la masse du royaume. L'argent était aux mains des spéculateurs, des fermiers généraux, des banquiers, des courtisans. Les profits du trafic et de l'industrie s'accumulaient dans les grandes villes et dans les ports. Mais les ouvriers n'avaient que de maigres salaires ; s'ils gagnaient 13 ou 14 sous par jour à Abbeville, ils en gagnaient 8 en Poitou ; les femmes étaient payées en Poitou 3 ou 4 sous, les enfants 2 à 3 sous. Au prix où était le pain, même grossier, on se demande comment ils vivaient. Il y eut de terribles années. La disette sévit surtout en 1739 et 1740. Après deux mauvaises récoltes, des pluies ravagèrent tout le centre de la France, depuis le Bordelais jusqu'au Maine et à l'Anjou, depuis l'Angoumois jusqu'au Berry. D'Argenson qui, il est vrai, exagère et toujours pousse au noir, a fait au Roi, en 1739, un affreux tableau de la misère en Touraine. Massillon, la même année, a dépeint à Fleury l'Auvergne dévastée, ses habitants sans meubles, sans lits, sans pain. D'Argenson est allé jusqu'à dire que, de 1738 à 1740, il était mort de misère plus de Français que n'en avaient tué toutes les guerres de Louis XIV.

En mai 1740, le peuple se souleva dans les marchés de Paris. Le 18 septembre, le Roi, passant par le faubourg Saint-Victor, entendait crier : Du pain ! du pain ! Fleury, traversant la ville, fut arrêté quelques jours plus tard par des bandes de femmes qui saisirent ses chevaux à la bride, et hurlèrent qu'elles mouraient de faim. Orry, qui se savait en exécration par tout le royaume, s'alarma, mais ordonna quand même de presser la rentrée des impôts. Le fisc continua ses habituelles rigueurs : pénalités atroces contre les contrebandiers et les faux sauniers ; garnisaires ruineux, imposés aux contribuables récalcitrants ; emprisonnements, ventes de bétail, ventes de meubles, de fenêtres, de portes, de loquets de portes. D'Argenson impute ces barbaries au Contrôleur général qu'il traite de bourreau. Mais le vrai coupable, c'était le régime financier, qui, malgré d'intéressants essais de réforme, demeurait détestable et compromettait la monarchie.

 

III. — LES AFFAIRES RELIGIEUSES : LE JANSÉNISME ET LES PARLEMENTS.

LES querelles de religion, au temps de Fleury, ont une importance exceptionnelle ; les Jansénistes, devenus de plus en plus un parti politique, menacent à la fois le haut clergé, les Jésuites, le Gouvernement lui-même.

Du côté des Jansénistes, se trouvaient des prélats de mœurs pures et de grande charité, Noailles, de Verthamon, évêque de Pamiers, de Bezons, évêque de Carcassonne, Soanen, évêque de Senez. La cause de l'autre camp a été compromise par de Tencin, archevêque d'Embrun, l'ancien homme de confiance de Dubois auprès de qui l'avait poussé sa sœur, qui était de l'entourage du Régent. D'Argenson accuse Tencin d'inceste et de simonie. Sur le fait de simonie, il est vrai qu'en 1722, au Parlement, il fut convaincu d'avoir, par une convention secrète, conservé les revenus d'un bénéfice cédé par lui à une autre personne.

En 1726, l'évêque de Seriez, ayant publié une instruction pastorale où il rétractait son adhésion au corps de doctrine établi en 17201, Tencin le dénonça à l'Assemblée du Clergé. Le Roi autorisa l'archevêque à convoquer un concile provincial à Embrun, pour juger Soanen. L'évêque fit signifier au concile ses récusations contre Tencin le simoniaque. Le concile ne l'en déclara pas moins coupable, en 1727, et le suspendit de ses fonctions. Sur l'appel qu'il fit au futur concile général, Soanen fut exilé, par lettre de cachet, à l'abbaye de la Chaise-Dieu, où il devait mourir en 1740.

Le retentissement de ces événements fut énorme. Tandis que les Constitutionnaires comparaient le concile d'Embrun à l'exposition du Saint-Sacrement — le mot était de Tencin — les Jansénistes le qualifiaient de brigandage. Pour la masse du public, Soanen était un martyr. Douze évêques, dont Noailles, adressèrent au Roi une lettre de protestation. Cinquante avocats de Paris signèrent une consultation concluant à la nullité des opérations du concile. Des estampes montraient Soanen, la tête entourée d'un rayon de gloire, et ses persécuteurs assis sur les genoux des Jésuites. Des satires traitaient le concile de sabbat. Les Nouvelles ecclésiastiques, organe des Jansénistes, défiaient les recherches de la police étant protégées par la complicité universelle. Elles agirent autant sur l'opinion qu'avaient fait naguère les Provinciales, et que feront, en 1762, les Extraits des assertions dangereuses, tirés des livres de la Société de Jésus.

Tout Paris passa au jansénisme : magistrats, professeurs, bourgeois, menu peuple, femmes et petits enfants. On insultait les Constitutionnaires ; on déclamait contre les Papes.

L'archevêque Noailles fit subitement défection, par un mandement où de nouveau il acceptait la Constitution. Son grand âge, l'affaiblissement de ses facultés, les efforts de sa nièce, la maréchale de Gramont, les instances réitérées de Fleury, enfin sa versatilité expliquaient sa conduite. Trente curés protestèrent ; mais des évêques jansénistes et l'Université de Paris suivirent l'exemple de Noailles, persuadés qu'ils allaient ainsi rendre la paix à l'Église. Après qu'il eut perdu ses chefs religieux, le jansénisme ne s'avoua pas vaincu ; il devint presque exclusivement laïque et s'exaspéra. Des Parisiens insultèrent Noailles par ce placard : Cent mille écus à qui retrouvera l'honneur de l'Archevêque ! Noailles étant mort — le 4 avril 1729, — on composa cette épitaphe :

Ci-gît Louis Cahin-Caha

Qui dévotement appela ;

De oui, de non s'entortilla ;

Puis dit ceci, puis dit cela ;

Perdit la tête et s'en alla.

Le nouvel archevêque, de Vintimille, constitutionnaire ardent, fut attaqué violemment. Son goût pour la table lui valut le surnom de Ventremille ; et, comme son prédécesseur s'appelait Antoine, on raconta que saint Antoine, en quittant ce monde, y avait laissé le diocèse à son compagnon. Vintimille interdit environ trois cents prêtres suspects de jansénisme ; ce fut un tollé général. Les curés n'osèrent plus lire ses mandements au prône ; dès qu'on affichait ces mandements, ils étaient couverts de boue. Dans les églises, les prédicateurs étaient interpellés. Sur la porte du collège Louis-le-Grand on colla ce placard : Les comédiens ordinaires du Pape donneront ici les Fourberies d'Ignace et Arlequin-Jésuite.

Le Roi adressa au Parlement de Paris, le 24 mars 1730, une Déclaration où il était enjoint une fois de plus à tous les ecclésiastiques du royaume de recevoir purement et simplement la Constitution Unigenitus.

L'agitation redoubla ; les magistrats enregistrèrent la Déclaration en lit de justice, le 3 avril ; mais, par arrêt, ils ordonnèrent que les curés suspendus par les évêques continueraient leurs fonctions. Ils supprimèrent les mandements de Tencin, et admirent l'appel comme d'abus contre ceux de l'évêque de Laon ; ils citèrent même à leur barre ce prélat, pour un mandement, et le ministère n'évita le scandale qui en pouvait résulter qu'en faisant supprimer le mandement par arrêt du Conseil. Les parlements de province imitèrent celui de Paris ; le Parlement d'Aix en particulier prit parti pour les PP. de l'Oratoire qu'attaquait l'évêque Belzunce en les accusant de jansénisme, et il fit lacérer et brûler un mandement de l'archevêque d'Arles qui contenait des attaques contre la magistrature. Chaque jour quelque incident se produisait. Le Parlement de Paris ayant établi, dans un arrêt du 7 septembre 1731, qu'il n'appartenait pas aux ministres de l'Église de fixer les limites du pouvoir temporel, institué directement par Dieu, et que les canons de l'Église n'étaient des lois qu'à condition d'être approuvés par le Souverain, le Conseil cassa l'arrêt et déclara la Constitution Unigenitus jugement de l'Église universelle. Ordre fut donné au Premier Président Portail d'empêcher toute délibération à ce sujet. De là, colère dans les Chambres et demi-insurrection contre Portail. Fleury manda devant le Roi une députation du Parlement ; Louis XV reçut mal les magistrats ; il leur déclara que tout ce qu'ils avaient fait était nul, leur interdit de discuter des limites de la puissance civile et de la puissance ecclésiastique, et les menaça, s'ils éludaient ses ordres, de les traiter en rebelles. Pour un temps le silence se fit au Palais[5]. Mais quelques prêtres de l'église collégiale de Saint-Benoît, un curé de Gien, et vingt et un curés de Paris ayant été traduits devant l'Official pour avoir refusé de publier un mandement où l'archevêque de Paris condamnait les Nouvelles ecclésiastiques, le Parlement reprit la parole.

Des orateurs s'illustrèrent dans ces débats. L'abbé Pucelle, qui traitait la Constitution sur le ton de Démosthène apostrophant Philippe de Macédoine, devint l'idole de Paris. Au mois de mai 1132, Louis XV, qui se trouvait à Compiègne, fit venir une députation du Parlement ; il dit aux députés : Je vous ai fait savoir ma volonté, et je veux qu'elle soit pleinement exécutée. Je ne veux ni remontrances ni réplique. Vous n'avez que trop mérité mon indignation. Soyez plus soumis et retournez à vos fonctions. Le Premier Président ayant fait mine de parler, Louis XV lui cria : Taisez-vous ! Portail n'osa pas donner au Roi un discours que sa compagnie l'avait chargé de lui remettre avant de se retirer ; mais Pucelle s'avança, plia le genou, et déposa un exemplaire du discours aux pieds du Roi, qui ordonna de déchirer ce papier. De retour à Paris, Pucelle et un autre conseiller, du nom de Titon, furent arrêtés.

Paris prit parti pour les magistrats ; les quolibets et les chansons se multiplièrent. Pour protester contre l'emprisonnement de leurs confrères, les magistrats cessèrent leurs fonctions. Par lettres patentes, le Roi leur ordonna de les reprendre ; ils rentrèrent au Palais, mais aussitôt arrêtèrent qu'un mandement où l'archevêque de Paris parlait de la Constitution comme d'un décret apostolique rendu par l'Église serait déféré au Procureur général.

De nouvelles an stations de magistrats furent opérées et une nouvelle députation appelée à Compiègne. Je vous ai déjà fait connaître mon mécontentement, dit le Roi aux députés ; soyez plus circonspects. Je veux bien encore suspendre les effets de ma colère. Le lendemain, 20 juin, tous les conseillers, sauf trois ou quatre, signèrent les démissions de leurs charges.

Dans ces conjonctures, Orry et Maurepas reprirent, dit-on, l'idée qui s'était déjà présentée dans les Conseils du Roi, et qui devait reparaître à la fin du règne, d'une réforme totale de la magistrature. Toutefois on se contenta de menaces à l'adresse des Parlementaires. Pardonnant une fois de plus, Louis XV leur fit reprendre leurs démissions, les rappela, et se contenta, par la Déclaration du 18 août, d'ordonner qu'à l'avenir tout édit enregistré en sa présence fût mis à exécution le jour même de sa publication. Il fit enregistrer cette déclaration en lit de justice le 3 septembre. Un arrêt du Parlement ayant frappé de nullité cet enregistrement, le ministère exila cent trente-neuf juges ; mais bientôt Fleury rappela les exilés et mit la Déclaration en surséance. Le gouvernement se perdait par cette alternative de rigueur et de faiblesse. Les opposants s'enhardissaient. Un mémoire qui fit grand bruit en 1732, le Judicium Francorum, réédita la grande théorie des Parlementaires, à savoir que le Parlement était aussi ancien que la Couronne, qu'il représentait la Nation même, et que le Roi ne pouvait faire de lois qu'avec son concours. Le Parlement condamna le mémoire par un arrêt du 13 août 1732, mais au fond il pensait comme l'auteur.

Les théories parlementaires étaient d'autant plus dangereuses que déjà on commençait à voir que le Roi était incapable de gouverner. L'autorité ne se faisait plus obéir. Les trois quarts du corps de police, dit Barbier, étaient infectés de jansénisme.

Fleury se déconsidérait de plus en plus. Les Jansénistes l'accusaient de conspirer avec Rome contre les libertés de l'Église gallicane ; il avait, disaient-ils, fait plus de mal avec la Constitution que n'aurait pu en faire la famine ou la peste. Les Ultramontains lui reprochaient de ne pas les défendre contre les Parlements qui supprimaient des mandements d'évêques. Ils s'indignèrent qu'on laissât le Parlement d'Aix condamner l'archevêque à Arles pour un mandement, et qu'on exilât ce prélat dans son abbaye de Saint-Valéry-sur-Mer. Ils bravaient la magistrature dans des thèses de Sorbonne où ils élevaient le pouvoir spirituel au-dessus du temporel. Entre les deux partis, Fleury tergiversait. Le désordre était tel qu'on croyait voir revenir le temps de la Ligue.

Tout à coup se produisit un phénomène rare en France, une crise de folie religieuse. Un diacre du nom de Pâris était mort en 1727 avec une réputation de sainteté. On racontait qu'il n'avait point voulu s'élever à la prêtrise, s'en jugeant indigne, et qu'il était resté jusqu'à deux ans sans communier, ne se croyant pas en état de recevoir le sacrement. Il avait toute sa vie partagé aux pauvres son revenu, dix mille francs par an, et il était mort dans une baraque en planches du faubourg Saint-Marceau. Les pauvres gens mirent ses habits et ses meubles en morceaux pour se les partager comme des reliques. Il fut enterré au cimetière de l'église Saint-Médard.

Bientôt on apprit que des malades, en se couchant sur son tombeau, retrouvaient la santé. On publia les noms de malades guéris de toutes sortes de maux, ulcère à la jambe, squire au ventre, cécité consécutive à une petite vérole, surdité, paralysie. Des témoins certifiaient les faits ; on en dressait des procès-verbaux que signaient des médecins et des apothicaires et que des notaires enregistraient. Tout Paris se rua au cimetière Saint-Médard : grands seigneurs, évêques, magistrats, pauvres diables. Comme il s'y passait des scènes étranges, — des hommes et des femmes, une princesse de Conti, un marquis de Légale, un chevalier de Folard, y tombaient dans des convulsions et des épileptiques y écumaient, la police, le 29 janvier 1732, ferma le cimetière.

Mais les miracles continuèrent en cachette, dans des greniers ou des caves. Des convulsionnaires en arrivèrent aux folies furieuses, à la façon de l'Inde ou du Tibet. Des femmes se faisaient donner des coups violents sur le crâne ou dans la poitrine ; on clouait des hommes et des femmes sur des croix et on leur enfonçait des épées dans le flanc. Les suppliciés prophétisaient ; les spectateurs chantaient des hymnes. Entre convulsionnaires, on se donnait le nom de frères et de sœurs. On appelait secours les supplices qu'on s'infligeait. Six cents filles réclamaient le secours et 6.000 frères le leur administraient. Les secouristes se divisaient en sectes : les Figuristes, les Multipliants, les Éliséens. Le frère Augustin fut le chef des Figuristes ; il se couchait sur une table, dans la posture de l'Agneau et se faisait adorer. Les Multipliants s'abouchaient la nuit. Les Éliséens reconnaissaient le prophète Élie dans un pauvre prêtre du nom de Vaillant. Les miracles jansénistes de Saint-Médard rendirent jaloux les Molinistes, qui crurent un moment avoir leur saint en la personne d'un Père Gourdan, à qui la Vierge était apparue ; mais le Père Gourdan n'eut aucun succès.

La Provence, en 1731, fut troublée par l'affaire Cadière. Une jeune mystique de ce nom, pénitente d'un Père Girard, qui la fit entrer dans un couvent à 011ioules, tomba en des extases et se couvrit des stigmates du Christ. Elle faisait des miracles. Un jour, elle accusa le Père de l'avoir séduite. Le Père la poursuivit en justice devant le Parlement d'Aix ; mais les suffrages des juges se partagèrent également, et les parties furent mises hors de cause. Le public prit parti pour ou contre le Jésuite ; le plus grand nombre se prononça contre lui. Les magistrats favorables à Girard furent insultés et menacés dans les rues d'Aix. Des Jésuites furent brûlés en effigie à Toulon ; à Marseille, le populaire essaya d'incendier les maisons des Pères. Paris se passionna aussi ; la Cadière y passa pour une héroïne. On vendit des meubles, des habits, des tabatières, des éventails à la Cadière, et on chanta des chansons contre le Père Girard.

La même année, les Parisiens s'amusaient à voir jouer au théâtre des marionnettes le Malade par complaisance, où était ridiculisé Languet, évêque de Soissons, qui venait de raconter les austérités et les conversations avec Jésus de Marie Alacoque, morte en 1690 au couvent de la Visitation à Paray-le-Monial. Les œufs à la coque s'appelèrent désormais les œufs à la Soissons, et Marie Alacoque, la mère aux œufs. Mais Languet publia, en 1729, la Vie de Sœur Marie Alacoque, et ce livre prépara l'établissement d'un culte nouveau, celui du Sacré-Cœur de Jésus, qui fut autorisé en 1765 par la Cour de Rome. D'autre part, en 1731, la Femme docteur, œuvre d'un Jésuite, imprimée à Paris, à Lyon, à Rennes, à Rouen, à Arras et qu'on joua dans les couvents et dans les séminaires, fit rire aux dépens des doctrines jansénistes sur la grâce. Ainsi toutes les manifestations religieuses étaient tour à tour ridiculisées. L'incrédulité faisait des progrès énormes à la Cour et dans le beau monde. On prêtait au maréchal de Saxe ce propos : Si j'avais l'avantage en me battant contre les Tartares, je leur ferais quartier ; mais si je triomphais d'une armée de théologiens, je les exterminerais. Et ce n'était pas seulement l'aristocratie qui perdait la foi. L'avocat Barbier, bourgeois éclairé, tolérant, mais pas du tout révolutionnaire, écrivait : Plus on creuse la matière, soit sur les prophéties, soit sur les anciens miracles de l'Église, et plus on voit l'obscurité des unes et l'incertitude des autres qui se sont établis dans les temps reculés avec aussi peu de fondement que ce qui se passe aujourd'hui sous nos yeux.

 

IV. — LA POLITIQUE EXTÉRIEURE ET LA GUERRE. SUCCESSION DE POLOGNE ET SUCCESSION D'AUTRICHE (1726-1743)[6].

FLEURY voulut maintenir la paix de l'Europe. Sa politique était de conserver l'alliance avec l'Angleterre et de vivre en bonne intelligence avec l'Espagne et avec l'Autriche. H eut, un des premiers, l'idée de rompre avec la tradition qui faisait de l'Autriche l'ennemie héréditaire de la France.

On peut dire que le Cardinal louvoya entre des menaces de guerre. Le roi d'Espagne espérait toujours la succession de France ; il voulait pour ses fils du second lit les duchés italiens ; il prétendait reprendre Gibraltar à l'Angleterre. L'Empereur résistait à laisser les Espagnols s'établir dans les duchés tant que ceux-ci ne seraient pas vacants. D'autre part, il inquiétait, par sa compagnie d'Ostende et par l'activité commerciale de ses Pays-Bas, l'Angleterre et la Hollande. Le premier ministre d'Angleterre, Robert Walpole, qui était pacifique, et son frère Horace, ambassadeur en France, s'entendaient très bien avec Fleury ; mais l'opinion publique anglaise était passionnée pour les intérêts commerciaux et la grandeur maritime de l'Angleterre,

En février 1727, les Espagnols attaquèrent Gibraltar. Si l'Empereur les avait soutenus, comme ils le lui demandèrent, c'était de nouveau une guerre européenne. La diplomatie française agit partout avec grande prudence. Dès les premiers jours de son ministère, le Cardinal avait fait assurer la Cour de Vienne de ses bonnes intentions, ébauchant ainsi un accord de la France et de l'Autriche. L'Empereur ayant consenti à négocier avec l'Angleterre et la Hollande, la négociation se fit à Paris, où furent signés, le 31 mai 1727, les Préliminaires préparatoires d'un congrès qui devait s'ouvrir en France l'année d'après. Fleury, d'autre part, négociait avec l'Espagne. Secrètement, il promit à Philippe V la succession de France, si le Roi venait à mourir sans laisser de Dauphin. Philippe V, en juin 1727, fit cesser l'investissement de Gibraltar et accéda aux préliminaires de Paris. Le Congrès prévu, où devaient être résolus tous les litiges, se réunit à Soissons l'année d'après.

Mais, de ce congrès, la guerre faillit sortir. L'Empereur se faisait prier pour sacrifier aux Provinces-Unies sa compagnie d'Ostende. En outre, il persistait à ne pas permettre l'établissement immédiat des Espagnols dans les duchés ; de nouveau, la guerre menaça d'éclater entre l'Espagne et l'Autriche. Dans ces conjonctures intervint un homme pressé de jouer un grand rôle, Chauvelin. C'était un savant magistrat du Parlement de Paris, allié aux Le Tellier, ami de grandes familles, mais de vie laborieuse et simple ; au demeurant très ambitieux et qui aspirait à gouverner la France. Il avait fait agir tant d'influences auprès du Régent que les pierres elles-mêmes rappelaient au prince le nom de Chauvelin. Le Régent mort, il avait prévu que le gouvernement de M. le Duc ne serait qu'un feu de paille, et s'était attaché à Fleury. Le Cardinal le fit garde des sceaux et secrétaire d'État des Affaires étrangères. Or Chauvelin avait, sur la politique à suivre, une toute autre opinion que celle de Fleury. Il tenait pour l'alliance avec l'Espagne, pour la guerre avec l’Autriche, ennemie héréditaire, et n'eût pas reculé devant un conflit avec les puissances maritimes. Un parti de Cour avait les mêmes sentiments, qui étaient très dangereux. Chauvelin présenta donc à Fleury le projet, expédié de Madrid en août 1729, d'une alliance entre la France et l'Espagne. L'Espagne s'y faisait promettre l'occupation immédiate de' duchés. Elle ne voulait accorder aux Anglais aucune des satisfactions qu'ils réclamaient pour leur commerce, tant qu'elle ne serait pas rentrée en possession de Gibraltar et de Minorque Accepter ce traité, c'eût été provoquer la coalition de l'Autriche et des puissances maritimes contre la France, comme au temps de la succession d'Espagne. Fleury, qui répugnait à cette folie, aurait dû congédier Chauvelin, ou, tout au moins, lui imposer sa volonté ; mais il n'avait pas l'énergie nécessaire pour concevoir cette résolution et pour s'y tenir. Plus que jamais il louvoya.

Par un traité conclu à Séville, en novembre 1729, entre l'Espagne, la France, l'Angleterre et la Hollande, l'Espagne restitua aux marchands des trois pays les privilèges qu'elle leur avait enlevés pour les donner aux sujets de l'Empereur par le traité de Vienne de 1725 ; en échange, elle fut autorisée à débarquer six mille hommes en Italie pour assurer à Don Carlos, fils acné d'Élisabeth Farnèse, la possession des duchés. Fleury contenta ainsi les partisans de l'alliance espagnole. Mais l'Empereur s'apprête à se défendre en Italie et l'Espagne réclame l'aide de l'Angleterre et de la France. Fleury fait des promesses aux Espagnols, et, en même temps, rassure les Autrichiens. Il perd alors la fonction d'arbitre qu'il a tenue jusque-là. Il avait un moyen de désarmer l'Empereur ; c'était de reconnaître la Pragmatique par laquelle Charles VI voulait assurer son entière succession à sa fille Marie-Thérèse ; mais il ne voulut pas aller si loin ; il n'allait jamais jusqu'au bout des choses. Ce fut l'Angleterre qui décida l'Empereur à la paix. Par le traité de Vienne de mars 1734, elle garantit la Pragmatique ; en échange, elle obtint pour l'Espagne le consentement de l'Empereur à l'occupation des duchés, et, pour elle, l'abolition de la Compagnie d'Ostende.

De toute cette politique, l'Angleterre avait tiré de grands avantages pour son commerce. Elle s'était montrée, de plus en plus, puissance dirigeante. La conduite de Fleury avait été incertaine et molle. Du moins, il contribua plus que personne à épargner à l'Europe une nouvelle grande guerre. Quelques jours après la signature de la paix de Vienne, le dernier des Farnèse étant mort, Don Carlos entra en possession de Parme ; le grand-duc de Toscane le reconnut comme son héritier. L'Espagne avait donc satisfaction. D'autre part, la naissance d'un Dauphin en 1729 avait assuré en France la succession directe ; il n'y eut donc plus de prétentions espagnoles à la Couronne de France. On put croire la paix assurée pour longtemps.

Mais, le 1er février 1733, mourut Auguste II, l'électeur de Saxe, roi de Pologne. La vacance de ce trône électif ouvrit une crise européenne. Depuis que la France, restant fidèle à son vieux système d'alliance avec la Suède, la Pologne et la Turquie, avait repoussé les avances de la Russie, cette puissance nouvelle s'était alliée avec l'Autriche. Un traité avait été conclu à Vienne en août 1726 ; Autriche et Russie s'étaient promis de s'entendre entre autres choses sur les affaires polonaises. La Pologne était depuis longtemps menacée par ces deux puissants voisins et par un troisième, le roi de Prusse. En attendant que vînt l'heure d'un partage depuis longtemps prévu, l'Autriche et la Russie étaient naturellement résolues à ne point laisser arriver au trône de Pologne un client de la France. Ensemble elles agréèrent la candidature du fils d'Auguste II, Auguste III. Celui -ci avait gagné la sympathie de l'Empereur par l'adhésion qu'il avait donnée à la Pragmatique, adhésion d'autant plus précieuse à l'Autriche qu'il était un des mieux qualifiés pour contester cet acte.

Or, la France avait son candidat, Stanislas Leczinski. Fleury vit bien qu'une intervention de la France dans la Succession de Pologne serait une cause de guerre et de grande guerre ; il aurait voulu éviter ce malheur. Mais la reine de France plaida la cause de son père ; le Roi voulut relever la condition de son beau-père. Toute l'opinion se prononça pour Stanislas. On était humilié que le Roi n'eût épousé qu'une demoiselle ; on voulait que la reine de France fût fille de roi. Fleury se résigna. L'ambassadeur de France en Pologne dépensa des millions pour gagner des suffrages à Stanislas qui, déguisé en marchand, traversa l'Allemagne pour se rendre à Varsovie. La Diète d'élection — 60.000 électeurs à cheval — l'acclama ; le 12 septembre, il fut proclamé roi ; mais quelques milliers de dissidents proclamèrent Auguste douze jours après. Vingt mille Russes entrèrent en Pologne. La Diète d'élection s'était dissoute ; aucune force ne se trouva pour arrêter les Russes. Stanislas fut obligé de se retirer à Danzig.

Alors parla haut en France le parti de la guerre. Il ne pouvait s'en prendre à la Russie lointaine ; il s'en prit à sa complice, l'Autriche. L'homme de la politique antiautrichienne, Chauvelin, escamota la paix au Cardinal ; la guerre fut déclarée à l'Autriche en octobre 1733. Mais il fallait faire quelque chose pour secourir le roi Stanislas. Il ne pouvait être question de faire traverser l'Allemagne par une armée. En transporter une à Danzig eût été une opération très difficile, et qui eût effarouché les puissances maritimes. On décida que 6.000 hommes seulement seraient envoyés par mer à Danzig, en quatre convois. Le premier, de 1.500 hommes, arriva sous le commandement du général de La Motte de La Peyrouse, le 10 mai 1734. La Peyrouse vit les positions des Russes, leurs travaux de siège, l'insuffisance ridicule de ses forces, et revint à Copenhague. La France était représentée dans cette ville par le comte de Plélo. Cet ambassadeur était alors menacé de disgrâce pour avoir écrit le diable du ministère auquel il avait inutilement conseillé une expédition en Pologne par le continent. Il était d'ailleurs un vaillant homme, qui voulut faire un coup d'éclat et mériter une grande récompense ou mourir. Il décida La Peyrouse à retourner à Danzig. La petite troupe, débarquée le 24 mai sous le fort de Weichselmünde, fut abîmée par le feu. Plélo tomba criblé de balles. On raconta qu'il avait été tué par les soldats français, enragés d'aller à une si mauvaise besogne.

Danzig fut bombardée. La tête de Stanislas était mise à prix. Il sortit de la ville au début de juillet, déguisé en matelot, traversa le camp russe et atteignit la frontière d'Allemagne. Il a raconté son évasion ; l'on voit dans son récit quels furent jusqu'au bout son sang-froid, sa bonne humeur et son courage.

La revanche fut prise sur l'Autriche. L'octogénaire Berwick, après avoir occupé la Lorraine, prit Kehl, ouvrit la tranchée devant Philippsbourg, et fut tué par un boulet le 12 juin 1734. Son successeur, d'Asfeld, entra dans la place le 18 juillet.

Pour combattre l'Autriche en Italie, la France avait aisément trouvé deux alliés, le roi de Sardaigne et les Espagnols. Depuis longtemps, le roi de Sardaigne invitait Louis XV à intervenir contre l'Autriche. Par un traité du 46 septembre 1733, il s'engageait à remettre le duché de Savoie aux Français, qui, de leur côté, lui promettaient le Milanais, combinaison à laquelle il avait été déjà pensé et qui devait aboutir en 1859. L'Espagne, par le traité de Madrid, le 25 octobre suivant, obtint l'assurance d'être aidée à conquérir pour Don Carlos, déjà duc de Parme, le royaume des Deux-Siciles. L'octogénaire Villars traversa le mont Cenis, rallia l'armée sarde à Verceil, prit Pavie, Novare, Milan et Pizzighetone. En moins de trois mois, la Lombardie était conquise à l'exception de Mantoue ; le Roi de Sardaigne prit le titre de duc de Milan. Après la mort de Villars, survenue le 7 juillet 1734, de Coigny et de Broglie gagnèrent les batailles de Parme, le 29 juin, et de Guastalla, le 19 septembre. La Cour de Madrid ordonna à son général, le duc de Montemar, de conduire Don Carlos à Naples. Les Autrichiens vaincus à Bitonto ne purent défendre Naples, et l'Infant s'y établit.

Chauvelin, se souvenant de Richelieu et de Mazarin, voulait ruiner l'Autriche dans la Péninsule en y organisant une sorte de confédération d'États clients de la France Le vieux cardinal s'inquiétait et se désolait ; c'était chose comique de l'entendre se plaindre. Mais Chauvelin rencontra un adversaire, le roi de Sardaigne. Charles-Emmanuel craignit qu'une fois les Autrichiens rejetés dans le Tyrol, les Espagnols restassent trop puissants en face de lui. Il multiplia les preuves de sa mauvaise volonté. Et l'Empereur donna à Fleury le moyen de prendre sa revanche sur Chauvelin, en escamotant à celui-ci la guerre. Il offrait au Cardinal de négocier seul à seul et en secret. Il parlait de la rivalité des Bourbons et des Habsbourg comme d'un conflit suranné. Un agent français, De La Baune, partit pour Vienne, où il s'aboucha avec les ministres Zinsendorf et Bartenstein. Des préliminaires de paix furent établis le 3 octobre 1733. L'Autriche abandonnait les Deux-Siciles à l'Infant ; Tortone et Novare, avec les fiefs impériaux de Langhe en Montferrat au roi de Sardaigne ; elle cédait à Stanislas Leczinski les duchés de Bar et de Lorraine qui, après la mort de Stanislas, devaient revenir à la France ; le duc François de Lorraine, fiancé à Marie-Thérèse d'Autriche, devait être indemnisé avec la Toscane dont le duc allait mourir sans postérité. L'Autriche recouvrerait la Lombardie sauf les territoires cédés à Charles-Emmanuel. La France reconnaissait la Pragmatique Sanction.

C'étaient là des conditions très acceptables pour la France ; mais le cabinet de Vienne essaya de revenir sur les préliminaires, surtout sur le mode de cession de la Lorraine. Le Cardinal, honteux de lui mal résister, invita Chauvelin à négocier à sa place en janvier 1736. Chauvelin disputa plus d'un an, et n'eut raison de l'Autriche qu'en la menaçant de garder Kehl et Philippsbourg. Le duc de Lorraine signa enfin, le 15 février 1737, l'acte portant cession de son duché. Stanislas Leczinski avait déjà abdiqué la couronne de Pologne ; le roi de Sardaigne avait souscrit aux préliminaires ; l'Espagne avait récriminé, mais s'était résignée. Le traité de Vienne, ratifiant les préliminaires, fut signé le 18 novembre 1738. C'était un grand succès pour la maison de Bourbon, qui s'établissait en Italie avec Don Carlos, roi des Deux-Siciles, et pour le royaume de France qui acquérait la Lorraine. Depuis longtemps la France convoitait la Lorraine. Désormais l'Alsace était reliée à la Champagne, et nos provinces de l'Est formaient une masse compacte.

La disgrâce de Chauvelin avait suivi de quelques jours la signature de la cession de la Lorraine par son duc. Chauvelin persistait dans sa politique antiautrichienne ; il avait sa diplomatie à lui, opposée à celle du cardinal. Il intriguait à la Cour où il avait les sympathies des compagnons de chasse de Louis XV, les familiers des cabinets, les Marmousets, D'Épernon, De Gesvres, De La Trémoille. La Cour se partageait en deux camps, celui du Cardinal, celui de Chauvelin. Les ennemis de Chauvelin insinuaient qu'il encourageait la rébellion des Jansénistes et des Parlementaires, qu'il avait entretenu une correspondance secrète avec l'Espagne et faisait des profits illicites sur les appointements de ses subalternes et sur les cadeaux destinés aux étrangers. La vraie raison de sa disgrâce fut le juste mécontentement du cardinal contre un ministre qui le trahissait. Le 20 février 1737, une lettre de cachet exila Chauvelin à Bourges.

Le nouveau secrétaire d'État des Affaires étrangères, Amelot de Chaillou, ancien intendant des finances, une créature de Maurepas, avait quarante-huit ans. Il ne risquait pas de porter ombrage à Fleury. Petit et bègue, timide et méticuleux, il fut pour le Cardinal un commis. Avec quelque culture littéraire, et des notions sur les finances, il ne savait rien de la diplomatie. Le commis Pecquet aurait pu le mettre au courant, mais fut incarcéré à la Bastille, comme ami de Chauvelin. On fit revenir de Vienne un autre commis, le Sr du Theil, pour diriger Amelot et lui apprendre, disaient de mauvais plaisants, à distinguer la mer du Nord de celle du Sud.

Pourtant, pendant le ministère d'Amelot, la diplomatie française remporta de grands succès en Orient. Le mérite en revint à M. de Villeneuve, ambassadeur de France à Constantinople. Après qu'elle eut annulé l'influence française en Pologne par l'exclusion de Leczinski, la Russie poursuivant le plan de conquêtes dont Pierre-le-Grand lui avait légué l'ambition, s'en était prise aux Turcs, qui avaient d'ailleurs fait passer des secours aux partisans de Stanislas. Elle avait envoyé une armée devant Azow et annonçait l'intention de réclamer le droit de navigation dans la mer Noire ; elle avait persuadé à l'Autriche d'entrer en ligne avec elle. Amoindrie en Italie et en Allemagne, l'Autriche espérait trouver des compensations en Orient ; elle offrit sa médiation aux Turcs qui ne virent pas d'abord qu'elle agissait en raison d'un plan concerté avec la Russie. La France s'inquiéta ; depuis les Capitulations conclues en 1533 par l'ambassadeur de François Ier, La Forest, la Turquie était pour elle une espèce de colonie où elle exportait ses produits, et dont Marseille tirait sa prospérité. La concurrence anglaise et hollandaise l'y avait troublée au XVIIe siècle, mais elle y avait repris la prépondérance. Elle ne pouvait laisser les Russes mettre des navires sur la mer Noire et s'emparer ainsi du commerce de l'Orient ; en outre elle avait intérêt à maintenir l'intégrité du vieil allié, l'empire ottoman. Villeneuve devint le conseiller très écouté du Sultan, après que l'Autriche eut envahi la Valachie, pays tributaire de la Porte.

Comme les Russes avaient occupé Azow, ce fut surtout aux Autrichiens que la Turquie eut affaire, en Bosnie, en Serbie, en Haute Bulgarie. Dans les campagnes de 1737 et 1738, ses troupes opposèrent une résistance qui surprit l'Europe. En 1739, le Grand-Vizir attaqua même Belgrade, le boulevard de la Hongrie. L'Empereur envoya un plénipotentiaire au camp turc. Villeneuve, qui s'y trouvait, joua naturellement le rôle de médiateur. Il seconda si bien nos alliés que l'Autriche leur céda la Serbie, la Valachie, Orsova, et même Belgrade. Le retour de l'ambassadeur de France à Constantinople fut une espèce de triomphe.

Le succès des Turcs aida la France à reconstituer la ligue des États secondaires du Nord et de l'Orient. Le 19 juillet 1740, la Suède, par l'intermédiaire de Villeneuve, conclut un traité avec la Porte. Le roi de Pologne parut même vouloir se rapprocher de la France.

Le vieux Cardinal avait alors en Europe la réputation d'un habile et heureux homme d'État. Le roi de Prusse Frédéric II pense qu'il a relevé et guéri la France, et il loue la pénétration et la prévoyance des ministres français. Après les traités de Vienne et de Belgrade, Louis XV semblait le maître et l'arbitre de l'Europe, comme disait Barbier. Désormais il était possible de se soustraire à l'amitié de l'Angleterre, qui, utile au temps de la Régence, avait toujours été onéreuse, et d'enlever aux Anglais la balance des affaires de l’Europe. La politique coloniale et maritime de l'Angleterre était de plus en plus agressive. Les Anglais abusaient du vaisseau de permission, que l'Espagne leur avait concédé, pour inonder de leur contrebande les colonies espagnoles. Comme l'Espagne essayait de s'y opposer, les marchands anglais demandèrent au Parlement de l'obliger à renoncer au droit de visite. Le pacifique Walpole, pour garder le ministère, obéit à leurs injonctions. L'Espagne ayant refusé de céder son droit, l'Angleterre lui déclara la guerre en octobre 1739. Au bout de quelques mois, les Anglais irrités que la guerre de course ne décidât rien et ruinât leur commerce, mirent à la mer un armement considérable à destination de l'Amérique espagnole. Du Ferrol partirent aussitôt douze vaisseaux espagnols, mais comme c'était une force insuffisante pour tenir les Anglais en respect, le gouvernement français, à la fin d'août 1740, expédia de Toulon en Amérique une escadre de douze vaisseaux, et de Brest, le 1er septembre, quatorze vaisseaux et cinq frégates. Il publiait en même temps un manifeste où il disait que sa démonstration ne pouvait être considérée comme une déclaration de guerre. Les Anglais furent un moment intimidés. Des tempêtes qui survinrent dans les mers d'Amérique firent ajourner d'ailleurs toute opération.

A peu de temps de là, en octobre 1740, mourut l'empereur Charles VI, et la question fut de savoir ce qu'il adviendrait de sa Pragmatique. Par cet acte, il avait réglé que la succession des royaumes et principautés de la maison d'Autriche reviendrait à sa fille Marie-Thérèse, et non à ses nièces, les filles de l'Empereur Joseph, à qui elle aurait dû appartenir en vertu de dispositions prises par son père Léopold Ier. Charles avait fait renoncer ses deux nièces à leurs droits, lorsqu'elles épousèrent l'une le prince électoral de Saxe, et l'autre le prince électoral de Bavière. Il avait fait accepter la Pragmatique par les états des différents pays de la monarchie, puis par toutes les puissances européennes. Mais, sitôt qu'il fut mort, les maris de ses nièces, Auguste, devenu électeur de Saxe et roi de Pologne, et Charles-Albert, devenu électeur de Bavière, réclamèrent la succession entière. D'autre part, le roi de Sardaigne demanda le Milanais ; le roi d'Espagne, comme représentant les droits de la branche ainée d'Autriche, la Hongrie et la Bohème, qu'il offrait d'ailleurs d'échanger contre le Milanais ; et le roi de Prusse Frédéric II, des duchés silésiens, en se fondant sur un contrat conclu l'an 1537.

Le cardinal aurait mieux aimé s'en tenir à l'engagement qu'il avait pris de respecter la Pragmatique. Il n'admit pas les prétentions de l'électeur de Bavière à la succession autrichienne. Le seul profit qu'il eût voulu tirer de la circonstance, c'eut été de distraire de la succession la couronne impériale, que convoitait le gendre de Charles VI, François de Lorraine, pour la faire donner au Bavarois. Cela même lui paraissait dangereux ; il y renonça. Mais il ne prit pas une attitude nette ; il ne sut ni tenir simplement sa parole, ni faire acheter à Marie-Thérèse l'appui ou la neutralité de la France. Et il croyait devoir payer de bonnes paroles les divers candidats à la succession, pour ne mécontenter personne. Il joua un jeu subtil de petits papiers.

Or, les esprits en France étaient férus de la vieille passion contre l'Autriche. L'occasion semblait trop belle d'anéantir l'ennemie de François Ier, de Henri IV, de Louis XIII et de Louis XIV. A la Cour, tout un parti de noblesse désœuvrée réclama la guerre. Le comte de Belle-Isle en fut le chef. Petit-fils de Fouquet, Belle-Isle avait été tenu à l'écart du vivant de Louis XIV ; en crédit auprès du Régent, il était tombé en disgrâce au temps de Mme de Prie ; il avait retrouvé la faveur par la protection d'une tante, la duchesse de Lévis, amie de Fleury. Son frère, le chevalier de Belle-Isle, lui donnait des idées et mettait de la suite dans sa conduite. Le comte avait, à cinquante-six ans, la fougue d'un jeune homme. Ce grand maigre, très alerte, de manières nobles, beau parleur, groupait autour de lui toute une armée de clients ; il passait pour une manière de grand homme.

Fleury s'émut de la vivacité des attaques dirigées contre lui par Belle-Isle et ses amis. Lui qui continuait à croire qu'il n'y avait qu'un parti à prendre, celui de rester tranquilles, il commença à laisser entendre que les engagements pris au sujet de la Pragmatique étaient conditionnels, que la France respecterait les droits de tous, mais qu'elle était libre d'agir selon ses intérêts. Il reprit l'idée de pousser le Bavarois à l'Empire. Selon son habitude de vouloir contenter tout le monde, il envoya Belle-Isle représenter la France à la Diète de Francfort, où allait se faire l'élection. Sans doute il n'était pas fâché d'éloigner de la Cour le bruyant personnage.

Belle-Isle fit à Francfort en 1741 une entrée triomphale. Devant lui marchaient douze chevaux, tenus en main, douze voitures à quatre chevaux avec des couvertures de velours vert portant l'écusson de ses armes en bosse, et des bâtons de maréchal de France entrelacés de guirlandes d'or ; cent cinquante valets de pied en livrée verte, avec culotte et veste écarlate, nœuds d'argent à l'épaule, chapeaux galonnés surmontés de plumets verts des pages ; vingt-quatre seigneurs formant l'ambassade ; le chevalier de Belle-Isle ; De Blondel, envoyé de France à la Cour électorale de Mayence ; le chevalier d'Harcourt. Belle-Isle montait un cheval superbe, au harnais étincelant d'or et de pierreries. Il ne fut bientôt question à Francfort que des réceptions de l'ambassadeur de France, de l'argent qu'il faisait jeter au peuple, de ses laquais, de ses pages, courriers, secrétaires, des cent personnes attachées à sa cuisine et au service de sa table. Pour fêter la Saint-Louis, Belle-Isle dépensa en trois jours plus de 60000 livres ; en un an, il devait dissiper plus d'un million.

Cependant Frédéric II, prêt avant tout le monde, avait envahi la Silésie en décembre 1740 ; au printemps d'après, il entra dans Breslau. Belle-Isle alla l'y trouver ; il avait pouvoir de traiter avec lui ; mais Fleury, qui se défiait de ce jeune fanfaron de Frédéric, avait limité ce pouvoir. Belle-Isle devait assurer le Roi du prix qu'on attachait à son amitié et obtenir qu'il donnât sa voix à l'électeur de Bavière. Il n'était question ni d'alliance formelle ni de plan de campagne. Ces instructions étaient conformes à un projet de traité qui avait été envoyé de Franco à Frédéric après le départ de Belle-Isle. Il n'y avait pas été dit mot d'une participation de la France à la guerre. Mais Frédéric n'était pas homme à se contenter de si peu. Aussi représenta-t-il qu'il ne s'engagerait pas à la légère ; il était inquiet du côté de la Russie, dont les ministres étaient alors dévoués à l'Autriche, et il craignait tous ses voisins, Danemark, Hanovre, Saxe. Il reprochait à la France de ne s'être pas encore déclarée, ni même préparée à la guerre, de faire dépendre ses préparatifs militaires de la conclusion d'un traité, alors qu'il fallait faire l'inverse. Il parla de s'entendre avec Vienne, et il fit à une ligue avec la France des conditions telles que Belle-Isle quitta Breslau le 2 mai, sans avoir rien conclu. Frédéric hésitait encore sur le parti à prendre. Il négociait avec les Anglais en même temps qu'avec les Français, appelant les premiers les têtes les plus épaisses, et les seconds les gens les plus orgueilleux de l'Europe. Quand il vit qu'il n'y avait rien à faire du côté des Anglais, il se décida pour une alliance avec la France et renoua avec Belle-Isle. Un traité fut signé le 4 juin. Les conditions principales étaient que la France soutiendrait par ses armes l'électeur de Bavière, de façon qu'il pût tenir tête à l'Autriche ; qu'elle garantirait au roi de Prusse la possession de la Basse-Silésie et de Breslau. Frédéric renonçait aux vieilles prétentions de sa maison sur l'héritage de Berg et de Juliers en faveur de la maison palatine de Sulzbach, cliente de la France. Il promettait de voter pour l'électeur de Bavière.

Quand ce traité arriva à Versailles, il y eut grande émotion. Belle-Isle réclamait par lettres pressantes l'entrée en campagne. La cour de France n'était pas si pressée. Elle ne voulait pour le moment que fournir de l'argent aux Bavarois et envoyer des troupes prendre des quartiers d'hiver en Bavière et en Autriche, plus un corps sur la Moselle. Fleury, qui s'était laissé peu à peu engager, entendait faire le moins possible. Alors Belle-Isle, qui avait promis à Frédéric la mise en marche de trois grandes armées, vint à Versailles sans autorisation. Le 11 juillet, fut tenu un Conseil qui dura neuf heures ; on dit que Belle-Isle parla six heures à lui seul. Deux autres jours encore, on délibéra. Belle-Isle travailla avec le Roi, avec Fleury, avec le nouveau secrétaire d'État de la guerre, Breteuil. Il imposa son avis. On décida que 30.000 hommes seraient envoyés en Westphalie, pour inquiéter et contenir l'électeur de Hanovre, roi d'Angleterre, et 40.000 hommes en Bavière. La première armée serait commandée par Maillebois et la seconde par Belle-Isle. Les troupes se mirent en marche à la mi-juillet.

Marie-Thérèse, à ce moment, n'a que des ennemis. Elle a affaire à l'électeur de Saxe et au roi de Sardaigne qui n'ont pas renoncé à faire valoir leurs droits sur sa succession ; au roi de Prusse ; à l'Espagne et à la Bavière qui se sont coalisées avec la France par traité conclu le 18 mai 1741 à Nymphenbourg, près de Munich. Le roi d'Espagne fait valoir sa qualité de seul représentant de la descendance masculine de Charles-Quint ; il espère bien obtenir encore d'autres établissements en Italie pour ses enfants. Enfin la France est devenue la principale ennemie de Marie-Thérèse.

A la diète de Presbourg, où Marie-Thérèse prit le manteau et la couronne de saint Étienne, le 25 juin 1741, les magnats de Hongrie l'accueillirent mal d'abord, ne songèrent qu'à réclamer leurs privilèges, et ne lui permirent pas d'associer son mari François de Lorraine à la royauté hongroise. Les délibérations de la diète durèrent plusieurs mois. Mais deux armées françaises marchant contre l'Autriche, et l'Angleterre demeurant indécise, Marie-Thérèse proposa aux Hongrois la levée en masse, qui fut votée d'enthousiasme en septembre 1741.

Un grand secours vint d'Angleterre à l'Autriche. Les Anglais craignirent que l'Allemagne, sous un empereur bavarois, ne fût à la discrétion de la France. L'étroite union de la France et de l'Espagne semblait faire revenir le temps de la succession d'Espagne. D'ailleurs l'Angleterre souhaitait une guerre générale qui lui permit de s'emparer des colonies espagnoles et surtout des colonies françaises. Le traité d'Utrecht avait enlevé à la France Terre-Neuve et l'Acadie, mais lui avait laissé l'fie du Cap-Breton, près de Terre-Neuve, et le Saint-Laurent. Le Saint-Laurent, l'Ohio, le Mississipi étaient des voies par où les colons français du Nord pouvaient communiquer avec ceux de la Louisiane. Mais les colons anglais convoitaient le cap Breton, rival de Terre-Neuve, et voulaient prendre position entre le Canada et la Louisiane. Les sympathies de Walpole pour la France lui étaient reprochées par l'opinion anglaise, comme une espèce de trahison. Aussi, après avoir promis à Fleury de demeurer neutre, il intervint en faveur de Marie-Thérèse, qu'il réconcilia avec le roi de Sardaigne, le 1er février 1742. Cependant, comme il paraissait ne vouloir faire la guerre qu'à demi, il fut renversé le 11 février. L'Angleterre allait fournir à l'Autriche des subsides, une armée, et combattre bientôt la France et l'Espagne.

Commandant de l'armée de Bavière, Belle-Isle, au lieu de marcher sur Vienne, pénétra en Bohême, après avoir laissé à Lintz un corps détaché, pour garder la Haute-Autriche. Il prit Prague, où l'électeur de Bavière fut couronné roi, mais le maréchal tomba malade et quitta l'armée. Il commit la faute d'y conserver des intelligences, et de vouloir la diriger, de Francfort où il était retourné ; ce qui troubla la discipline, et mécontenta son successeur, De Broglie. Les troupes demeurées sur le Danube furent bloquées par les Autrichiens, dans Lintz, qui capitula le 23 janvier 1742. C'était de mauvais augure pour l'électeur de Bavière, qui fut élu empereur à Francfort le 24 janvier et prit le nom de Charles VII.

Cependant le roi de Prusse suivait ses voies particulières. Au lieu d'entrer en campagne pour soutenir les Français dans leurs opérations, il avait conclu avec Marie-Thérèse la convention secrète de Klein-Schnellendorf, le 9 octobre 1741, qui lui donnait la Basse-Silésie pour prix de la cessation des hostilités. Mais, craignant que Marie-Thérèse ne se relevât trop vite, ce qui eût mis sa conquête en péril, il envahit la Moravie, la Bohème, et battit Charles de Lorraine à Czaslau, le 10 mai 1742. On eut en France l'illusion de croire qu'il allait devenir un allié efficace. Il injuriait la reine de Hongrie, encourageait Belle-Isle et de Broglie. C'était pour dissimuler ses négociations avec l'Autriche ; sa victoire elle-même n'était qu'une phase de ses négociations. A Breslau, le 11 juin 1742, Marie-Thérèse lui céda la Silésie haute et basse et la principauté de Glatz. De ses alliés, qui si mal conduisaient leurs affaires, il n'avait eu cure. La France demeura engagée dans l'Empire pour la vaine gloire d'y soutenir l'apparence d'empereur qu'était l'électeur de Bavière.DE BAVIÈRE

La situation militaire devint très mauvaise en Bohême. De Broglie s'y empara d'Egra, le 20 avril 1742 ; mais les populations étaient autour de lui si hostiles que ses soldats ne pouvaient s'aventurer hors de son camp. Toute l'armée française finit par être cernée dans Prague.

Belle-Isle était retourné en Bohême, grandement diminué par les revers, dont l'opinion le rendait responsable. Il était presque tombé en disgrâce. Le ministère avait mis toutes les troupes sous le commandement de De Broglie, Belle-Isle demeurant auprès de lui à titre de conseiller.

Pour aider la retraite de l'armée de Bohême, ordre fut donné à Maillebois d'aller au-devant d'elle avec l'armée de Westphalie. Maillebois s'avança sur le haut Eger, mais ne voyant pas que Broglie et Belle-Isle eussent l'idée de marcher vers lui, il se replia vers la Bavière.

Maillebois fut disgracié ; de Broglie reçut l'ordre d'aller le remplacer à la tête de l'armée, et Belle-Isle celui de sortir en hâte de Prague, et d'évacuer la Bohème. La retraite de Prague fait honneur à Belle-Isle, qui la conduisit, mais par-dessus tout à l'endurance des soldats. Une nuit d'hiver, 11.000 hommes d'infanterie, 3.000 cavaliers, 300 voitures et 6000 mulets sortirent, échappèrent à l'ennemi, et, avec une rapidité surprenante, marchèrent vers Egra, qu'ils atteignirent en cinq jours, malgré neige et verglas. La petite troupe décimée, ayant perdu ses transports, mais gardé ses canons, rentra en France. Chevert, demeuré dans Prague avec 4.000 hommes épuisés de privations, menaçait les Autrichiens de mettre le feu aux quatre coins de la ville. Il ne pouvait plus tenir ; ses hommes avaient dévoré les chevaux, les chiens, les chats et jusqu'aux rats. Le 2 janvier 1743, il obtint de sortir avec tous les honneurs de la guerre.

 

V. — LA MORT DE FLEURY.

QUAND Belle-Isle ramena en France les restes de son armée, le Cardinal venait de mourir, le 29 janvier 1743. Il était nonagénaire. Depuis quatre ou cinq ans, on le disait tantôt mourant, tantôt à la veille de se retirer volontairement. Mais plus il se sentait envié et menacé, plus il s'attachait à sa place. Les courtisans prédisaient sa chute et nommaient son successeur, Tencin ou Maurepas, Chauvelin ou Belle-Isle. Un moment, on put croire que Louis XV allait se débarrasser du vieillard, sans le disgracier. Le Saint-Siège devint vacant, par la mort de Clément XII, en 1740, et Fleury parut avoir toute chance d'être élu pape. Louis XV projetait déjà, disait-on, de le conduire à Marseille et de l'y embarquer ; mais le conclave fit choix d'un Italien, Prosper Lambertini, qui prit le nom de Benoît XIV.

Deux ans avant sa mort, Fleury fut très menacé par une maîtresse du Roi, Pauline de Nesle. Elle l'empêchait, dit d'Argenson, de voir Louis XV plus d'un quart d'heure par semaine. Belle-Isle, qui était alors tout-puissant, la secondait. Tout un parti se formait pour faire entrer au Conseil, comme ministres d'État ou ministres sans département, des amis des ultramontains et du clan dévot des Noailles, le cardinal de Tencin et le comte d'Argenson. Ils y entrèrent le 25 août 1742. Fleury, combattu par presque tous ses collègues, était soutenu seulement par Amelot, un incapable, par Orry, un tyran. Cagneux comme un cheval usé, il se maintenait malgré tout. Il surveillait la cabale adverse, caressait ses ennemis, surtout le valet de chambre du Roi, Bachelier, qu'il soupçonnait de vouloir faire rappeler Chauvelin. Il avait, dit le marquis d'Argenson, des ruses de vieux singe. Jusqu'à son dernier souille, il voulut gouverner et gouverna.

 

 

 



[1] SOURCES. D'Argenson (t. I et III) ; Barbier (t. I et II) ; Hénault, Moufle d'Angerville (t. I et II), déjà cités Luynes (De), Mémoires sur la Cour de Louis XV (1736-1768), publ. par L. Dussieux et E. Soullé, Paris, 1860, 17 vol. in-8° (t. IV, V et VIII). Lettres du lieutenant général de police de Marville au ministre Maurepas (1742-1747), p. p. A. de Boislisle, Paris, 1896. Archives nationales F. II : Tableaux récapitulatifs du commerce extérieur dressés par le service de la balance du commerce sous le ministère de Necker.

OUVRAGES A CONSULTER. Michelet, Jobez (t. II et III), de Luçay, Aubertin, Rocquain, Bailly, Clamageran, Houques-Fontrade. Vignon (Administration des voies publiques), de Lavergne, Anmallié (Comtesse d’), Perey (Président Hénault), déjà cités. Montyon (De), Particularités et observations sur les ministres des finances de France les plus célèbres de 1600 à 1791, Paris, 1882. Dictionnaire encyclopédique du Commerce, Paris, 1769, 3 vol. Thirion, La vie privée des financiers au XVIIIe siècle, Paris. 2896. Levasseur, La population française, Paris, 1869, 3 vol., t. I. Riollay, Études économiques sur le XVIIIe siècle ; le pacte de famine, Paris, 1885. Boissonnade, Essai sur l'organisation du travail en Poitou, depuis le XIe siècle jusqu'à la Révolution, Paris, 1900, 2 vol. Boyé (P.), Les travaux publics et le régime des Corvées en Lorraine au XVIIIe siècle, Paris et Nancy, 1900 (Extrait des Annales de l'Est). Le Taconnoux (J.), Le régime de la Corvée en Bretagne au XVIIIe siècle (Extrait des Annales de Bretagne). Funck Brentano (Frantz), Mandrin, capitaine général des Contrebandiers de France, d'après des documents nouveaux, Paris, 1908 (Première partie : Les fermes générales) Bonnassieux (P.), Les Grandes Compagnies de Commerce. Étude pour servir à l'étude de la colonisation, Paris, 1892. Weber (Henry), La Compagnie française des Indes (1804-1875), Paris, 1904. Masson (Paul), Histoire des établissements français et de Commerce barbaresque, 1560-1593 (Algérie, Tunisie, Tripolitaine. Maroc), Paris, 1903. Lacour Gayet, La Marine militaire de la France sous le règne de Louis XV, Paris, 1902. Arnould, De la balance, du commerce et des relations commerciales extérieures de la France dans toutes les parties du globe, particulièrement à la fin du règne de Louis XIV et au moment de la Révolution, Paris, l'An IIIe de la République. Jullian (Camille), Histoire de Bordeaux depuis les origines jusqu'en 1795, Bordeaux, 1895. Malvexin (Th.), Histoire du Commerce de Bordeaux depuis les origines jusqu'à nos jours, Bordeaux, 11392, 3 vol. Julliany (Jules), Essai sur le Commerce de Marseille, Marseille, Paris, 1843, 3 vol. Gamma (Emile), Le Commerce Rochelais au XVIIe siècle, d'après les documents composant les anciennes archives de la Chambre de Commerce de la Rochelle, Paris, 1888-1900, 5 vol. De Carné, La monarchie française au XVIIIe siècle, Paris, 1869. Sicard (l'abbé), L'ancien Clergé de France, Paris, t. I (Les évêques avant la Révolution). Cabosse, Essais historiques sur le Parlement de Provence, Paris, 1888, 3 vol., t. III. Desnoiresterres, La comédie satirique au siècle, Paris, 1885. De Goncourt, La duchesse de Châteauroux et ses sœurs, Paris. Bonhomme, Louis XV et sa famille, d'après des lettres et des documents inédits, Paris, 1872.

[2] Les 4 millions produits par les droits sur les quais, halles et marchés de Paris avaient été distraits de la Ferme en 1730.

[3] Pour l'agriculture aussi, le régime réglementaire est maintenu. La circulation dan blés est soumise à des autorisations. La culture de la vigne n'est pas libre : un cultivateur ne peut pas planter une vigne sans la permission de l'Intendant, auquel il doit prouver que sa terre n'est pas propre à une autre culture. L'évêque de Poitiers ayant d'assied. en 1732 l'autorisation de planter des vignes dans sa terre de Dissais, Orry le lui refusa.

[4] Un règlement du 29 mai 1730 a institué le Conseil royal du Commerce. Il devait se réunir tous les quinze jours. Il se composait du Roi, du duc d'Orléans, du Garde des Sceaux, des secrétaires d'Etat des Affaires étrangères et de la narine, du Contrôleur général et de quelques conseillers d'Etat. Les secrétaires d'Etat et le Contrôleur général devaient y faire le rapport sur les matières d'industrie et de commerce concernant leur département. Ce Conseil ne se réunit que très rarement, et eut peu d'action sur le commerce. Le Bureau de Commerce, au contraire, établi par un arrêt du 22 juin 1722, fonctionna régulièrement et rendit des services. Il comprenait des conseillers d'Etat choisis parant ceux qui avaient le plus d'expérience au fait du commerce et les intendants de Commerce. Il était placé sous l'autorité du Contrôleur général. Le Contrôleur général Le Pèletier des Forts avait été président du Bureau. L'ancien intendant des finances Fagon lui succéda, et Orry fit de lui une espèce de directeur du Commerce ; les intendants de commerce correspondaient avec Orry tantôt directement, tantôt par l'intermédiaire de Fagon. Quand Fagon mourut, en mai 1744, ce fut Machault, le futur Contrôleur général, qui devint président du Bureau de Commerce (V. sur cette administration : A. Girard, La réorganisation de la Compagnie des Indes, dans la Rev. mod., nov.-déc. 1908).

[5] C'est alors que fut fermé, avec de grandes précautions militaires, le cimetière Saint-Médard, le 29 janvier 1732, dont il sera question plus loin, p. 115.

[6] SOURCES. Recueil historique d'actes, négociations et traités, par M Rousset déjà cité. Recueil des Instructions données aux ambassadeurs et ministres de France, Autriche, p. p. Sorel, Paris, 1894 (Introduction) ; — Bavière. p. p. Lebon, 1889 (Introduction) ; — Naples et Parme, p. p. J. Reinach (introduction) ; — Pologne, p. p. L. Farges, 2 vol. (Introduction), 1893, — Espagne p. p. A. Morel-Fatio et H. Léonardon, Paris 1894-1899, 3 vol. Correspondance de Louis XV et du Maréchal de Noailles, p. p. C. Roussel, Paris, 1885, 2 vol. in-8. Frédéric II, Histoire de mon temps, t. II et III des Œuvres, Berlin, 1846 et suiv. Du même, Politische Correspondens, Berlin, 1878 et suiv. Mémoires des négociations du marquis de Valori, ambassadeur de France à la Cour de Berlin, Paris, 1820, 2 vol. Choiseul (Duc de), Mémoires, Paris, 1904.

OUVRAGES A CONSULTER. Flassan, Cose, déjà cités. Himly, Histoire de la formation territoriale des Etats de l'Europe Centrale, Paris, 1878, 2 vol. Léger, Histoire de l'Autriche-Hongrie, Paris, 1879. Arneth (d'), Geschichte Maria Theresia's, Vienne, 1868-1879, 10 vol., t. I à III. Die Kriege Friedrichs des Grossen. Hrsgg. vom Grossen Generalstabe, Abteilung für Kriegs gerchichte, Berlin, 1890 et suiv. Œsterreichischer Erbfolgekrieg (publication des Archives de la Guerre d'Autriche), Vienne, 1896 et suiv., t. V, 1901, p. p. Porges et Edlen von Rebrach. Droysen, Geschichte der preassischen Politik, Berlin, 1855-1881, 5 vol. Koser, Kœnig Friedrich der Grosse, éd., Stuttgart, 1904, 2 v. Dubois (P.), Frédéric le Grand d'après sa correspondance politique, Paris, 1902, Broglie (Duc de), Frédéric II et Marie-Thérèse, Paris, 1883, 2 vol. Du même, Frédéric II et Louis XV, Paris, 1885, 2 vol. Haussonville (d'), Histoire de la réunion de la Lorraine à la France, Paris, 1860, 4 vol., t. IV. Lavisse, Le Grand Frédéric avant l'avènement, Paris, 1893. Fournier, Origines de la pragmatique sanction de Charles VI (Hist. Z., t. XXXVIII, 1877). Wolf, La Pragmatique Sanction, Paris, 1849. Broglie (A. de), Le cardinal Fleury et la Pragmatique Sanction (Rev. Hist., t. XX). Rathery, Le comte de Plélo, Paris, 1876. Réaulx (Marquise de), Le roi Stanislas et Marie Leczinska, Paris, 1895. P. Boyé, Le père d'une reine de France, Stanislas Leczinski (Revue de Paris, 1er novembre 1900). H. Sage, Dom Philippe de Bourbon, Infant de Parme (1720-1764), Paris, 1904. Stryieneki, Le gendre de Louis XV : Dom Philippe, Infant d'Espagne et Duc de Parme, Paris, 1904. Vandal, Une ambassade française en Orient sous Louis XV ; la mission du marquis de Villeneuve (1728-1741), Paris, 1887. Major Z., La guerre de la succession d'Autriche. 1° La Campagne de Silésie, Paris, 1901 — 2° La Campagne de 1741-1743, Paris, 1904. Capitaine Sautai, Les Préliminaires de la guerre de la succession d'Autriche, Paris, 1907.