HISTOIRE DE FRANCE

 

LIVRE PREMIER. — LA RÉGENCE ET LE MINISTÈRE DU DUC DE BOURBON.

CHAPITRE IV. — LA COUR, LES MŒURS, L'ART ET LA MODE PENDANT LA RÉGENCE[1].

 

 

I. — LA COUR ET LES MŒURS.

UN grand changement s'est produit dans la vie de Cour, au début de la Régence. La Cour a cessé d'habiter Versailles. Pour obéir à l'ordre de Louis XIV mourant, le petit Roi avait été conduit à Vincennes ; puis le Régent fit préparer le palais des Tuileries pour le recevoir. Le 1er janvier 1716, Louis XV s'y installa. Le Régent pensait par là plaire aux Parisiens et aux courtisans ; il croyait aussi qu'en faisant de Paris le siège du Gouvernement il rendrait le travail des administrations plus facile. Plus tard, Dubois jugea au contraire qu'il valait mieux tenir le Gouvernement éloigné du Parlement et des agitations de Paris ; peut-être aussi pensa-t-il devoir éviter à Louis XV, qui grandissait, le spectacle de la vie du Régent. Au mois de juin 1722, le Roi retourna à Versailles.

Durant sept ans, il n'y eut donc, à dire vrai, plus de Cour de France. Le Roi était aux Tuileries, le duc d'Orléans au Palais-Royal, les grands seigneurs chez eux, disséminés dans Paris. Les grands recherchaient les plaisirs communs à tout le monde, le théâtre, les bals, et se plaisaient à la vie de la Ville. Ils étaient comme émancipés ; au même temps, l'organisation des Conseils leur donnait l'illusion qu'ils tenaient plus de place dans l'État.

Le jeune Roi était parfaitement beau. Il a, dit Madame, de grands yeux très noirs et de longs cils qui frisent, un joli teint, une charmante petite bouche, une longue et abondante chevelure, de petites joues rouges, une taille droite et bien prise, une très jolie main, de jolis pieds. Sa démarche est fière. On remarque qu'il met son chapeau comme le feu Roi. Il danse bien. Adroit à tout ce qu'il fait, il commence déjà à tirer des faisans et des perdrix ; il a une grande passion pour le tir.

Ce bel enfant était adoré par tout le royaume. Dans les ruines et les scandales de la Régence, ce fut une consolation que d'espérer en lui. En 172i, après une grave maladie, sa guérison fut fêtée par des feux de joie, des bals en plein air, des banquets, des illuminations et des Te Deum. La foule s'amassa sous ses fenêtres, et l'appela par des acclamations.

Comme presque tous les rois, Louis XV fut mal élevé. Sa gouvernante, Mme de Ventadour, autrefois galante, devenue dévote, obéissait à ses caprices, l'initiait aux pratiques de l'étiquette, et l'habituait à se regarder comme un être à part. Son gouverneur, le vieux Villeroy, frivole et fat, engoué de ses titres et de ses habits, lui enseignait la politesse et les manières de Cour. Vrai type de courtisan, on lui a prêté ce mot : Il faut tenir le pot de chambre aux ministres, tant qu'ils sont en place, et le leur verser sur la tête, quand ils n'y sont plus. Son amour pour le Roi se manifestait d'une façon singulière ; il se donnait l'air de le protéger contre les intentions régicides du Régent. Il assistait à tous les repas de l'enfant, goûtait à tout ce qu'il buvait ou mangeait, et enfermait dans un buffet, dont il avait seul la clef, le pain et l'eau des repas. Un jour que le Régent voulut servir à l'enfant son café à la crème, Villeroy renversa la tasse, comme par mégarde, et en fit apporter une autre[2].

L'éducation intellectuelle de Louis XV fut à peu près nulle. Il avait peu de goût pour l'étude, et on craignait de lui fatiguer l'esprit. Son précepteur, Fleury, personnage insinuant et souple, ambitieux surtout de gagner le cœur du maître, faisait à peu près tout ce qu'il voulait. Quand il venait le trouver, pour lui donner sa leçon de latin, il apportait, dit le marquis d'Argenson, un Quinte-Curce et un jeu de cartes, et le livre demeurait ouvert longtemps à la même page. Pour Louis XV majeur, le Régent et Dubois firent composer des mémoires sur la politique, la guerre et les finances. S'il les a lus, il a dû surtout y goûter la démonstration de la puissance illimitée des rois.

Sur le caractère du jeune Roi, les témoignages sont presque tous sévères. Il s'amuse, dit Marais, à faire des malices à toutes sortes de gens, coupant les cravates, les chemises, les habits, arrachant les perruques et les cannes, et donnant quelquefois de bons coups aux jeunes seigneurs qui l'approchent. On raconte qu'il prenait plaisir à égorger des oiseaux ; qu'un jour il tua une biche apprivoisée qui le caressait ; qu'il n'aimait personne. Pourtant il parait avoir eu de l'affection pour Fleury et pour le Régent, dont il pleura la mort. Saint-Simon le dépeint très glorieux, très sensible, très susceptible là-dessus, où rien ne lui échappait, sans le montrer. Au reste, cet enfant, mal élevé, mal instruit, est déjà ennuyé, blasé, indolent. Sous le charme des apparences, il est une personne inquiétante.

Le Régent continue au Palais-Royal la vie qu'il menait à Saint-Cloud, à la fin du dernier règne, une vie épicurienne à la façon des Vendôme. Il a pour société ceux qu'on appelle les roués[3] : Canillac, de grandes manières et spirituel ; D'Effiat, mauvaise langue, fort glorieux, sans âme, dit Saint-Simon, Noce, qui dut sa faveur à un sans-gêne affecté et à une brusquerie qui singeait la franchise ; le président Maison, esprit fort ; Noailles, qui se fait vicieux pour se mettre au ton de la maison ; Brancas, un impie qui se convertira ; De Broglie, raffiné d'impiété, grand maitre en intrigues ; La Fare, Biron, Nancré, Simiane, etc.

Puis les dames : Mme de Parabère, de qui la Palatine dit que son fils l'aimait parce qu'elle buvait comme un trou, et ne lui coûtait pas un cheveu ; Mmes d'Averne, de Phalaris et de Sabran qui furent les rivales de la Parabère. Mme de Tencin prétendit à la même faveur, dit-on ; elle était toute fine et spirituelle, délicate et douce, mais le Régent ne put se faire à ses airs d'ancienne chanoinesse ; elle se jeta dans la littérature, agiota, et tint un salon où l'on défendit la bulle Unigenitus. Mme du Deffand, une des grandes beautés du temps, fit la conquête du Régent au bal de l'Opéra ; elle ne le garda pas longtemps, bien qu'elle eût le ton qu'il aimait dans la conversation, le trait hardi, la riposte prompte et brillante ; elle demeura du moins dans la familiarité du Prince, avec Mmes de Léon et. de Gesvres, de Flavacourt, de Nicolaï, de Sessac, de Brossay, de Verrue, des Portes et de Mouchy.

Parmi ces grandes dames, trottinaient les petites souris, Mlles Uzée, Le Roy, Emilie, et la fameuse Desmares, filles d'Opéra.

La duchesse de Berry ne faisait rien pour démentir les vilains bruits qui couraient sur elle. La Grange-Chancel a écrit contre elle et le Régent des vers atroces, et Saint-Simon, dont la femme fut cependant dame d'honneur de la duchesse, a parlé d'elle comme d'une misérable. Elle était charmante et détraquée, orgueilleuse à vouloir se faire adorer. Un soir, à une représentation d'Œdipe, — l'incestueux Œdipe, — elle remplit l'amphithéâtre de dames, de gentilshommes et de gardes, et se plaça sous un dais avec des airs d'idole. De temps en temps, elle allait s'enfermer chez les Carmélites du faubourg Saint-Jacques, suivait tous les offices, même ceux de nuit, jeûnait et s'abîmait dans la prière ; après quoi, elle allait reprendre sa vie au Luxembourg.

La fête se faisait au Palais-Royal, au Luxembourg, à Asnières, à la Muette, mais surtout au Palais-Royal. Ici, à partir de six heures du soir, s'installaient dans l'antichambre deux de ces laquais herculéens qu'on appelait alors « Mirebalais » ; ils tenaient la porte close aux importuns. Les convives faisaient la cuisine eux-mêmes dans des ustensiles d'argent, ou du moins aidaient les cuisiniers. Mme de Parabère excellait à faire une omelette, et le Régent cuisinait selon des recettes qu'il avait rapportées d'Espagne.

Dans les soupers, on se donnait des noms de guerre. La Fare devenait le Poupart ; Canillac la Caillette triste ; Brancas la Caillette gaie ; de Broglie le Brouillon, Parabère le petit Corbeau noir ; Sabran l'Aloyau ; Mme de Berry la princesse Joufflotte. Les conversations étaient une perpétuelle raillerie, qui ne respectait ni religion, ni morale, ni rien. Mme de Sabran disait : Lors de la création, Dieu fit deux pâtes ; de l'une il tira les hommes, de l'autre les laquais et les princes. Ce grand monde se rendait justice en se méprisant soi-même et en préparant sa ruine.

A l'exception de la duchesse de Berry, la famille du duc d'Orléans vécut à l'écart[4]. Sa mère, la Princesse Palatine, continua de chasser, d'élever des animaux et d'écrire, juge sévère de toutes les laides choses qu'elle voyait, indulgente à son fils qu'elle adorait. Elle mourut en décembre 1742. La duchesse d'Orléans, belle, vertueuse et molle, ne s'indignait ni même ne paraissait s'étonner de la vie du Régent. On disait du duc de Chartres, leur fils acné, qu'il réunissait les tares que se partageaient les autres Princes du Sang : la bosse du prince de Conti, la voix rauque du duc de Bourbon, la sauvagerie de M. de Charolais. La seconde fille du Régent se fit religieuse ; ce fut l'abbesse de Chelles, qui se donna toute au Jansénisme, à l'art et à la science ; une fois par semaine, le Régent allait entendre les sermons qu'elle lui faisait. Mlle de Valois se compromit avec le duc de Richelieu ; Mlle de Montpensier, mariée au prince des Asturies, et Mlle de Beaujolais, fiancée à don Carlos, fils acné de Philippe V et d'Élisabeth Farnèse, déséquilibrées comme Mme de Berry, étonnèrent l'Espagne par leurs caprices fous et d'énormes scandales.

C'est la Régence qui a inventé les bals de l'Opéra. Un neveu de Turenne, le chevalier de Bouillon, conseilla au Régent d'établir dans ce théâtre un bal public, où l'on entrerait, masqué ou non, à raison de 6 livres par tête. On danserait sur un parquet. Cette bonne idée valut 6.000 livres de pension au donneur d'avis. Les bals commencèrent en 1716. Ils eurent tant de succès qu'il fallut transformer la salle de l'Académie française, au Louvre, en salle de bal, pour dédoubler l'Opéra. Comme l'Opéra communiquait avec le Palais-Royal, le Régent y allait souvent. On raconte qu'un jour il s'y rendit déguisé, avec Dubois, qui, pour mieux assurer l'incognito, lui donnait de grands coups de pied : L'abbé, dit le prince en se retournant, tu me déguises trop. Le Régent avait une petite loge, où il amenait ses roués, dont la gaieté amusait les loges voisines. Un soir, dit Saint-Simon, le duc de Noailles complètement ivre y commit toutes sortes d'indécences.

Le grand monde fréquentait ces bals publics, où il trouvait une société très mêlée. Il aimait d'ailleurs le mélange. Les barrières croulaient, les rangs se confondaient. On vit M. de Bouillon et M. de Lorges souper avec les chanteurs Thévenard et Dumesnil. De grandes dames aimèrent Thévenard et l'acteur Baron.

Comme dans la rue Quincampoix, comme dans les lieux de plaisir, seigneurs et roturiers se rencontrèrent dans les salons.

La vie de salons commence avec la Régence. La duchesse du Maine, avant et après sa captivité, réunit à Sceaux les gens de lettres et d'esprit, parmi lesquels le président Hénault, Voltaire, la marquise du Deffand. On y discute art et littérature, et la duchesse conduit la manœuvre ; son salon s'appelle les galères du bel esprit.

Chez la marquise de Lambert, veuve d'un lieutenant-général des armées du Roi, fréquentaient Fontenelle et La Motte-Houdard, Marivaux, qui débutait dans les lettres, le marquis d'Argenson, Trudaine, le comte de Plélo, la maréchale de Villars, Mme Dacier, l'actrice Adrienne Lecouvreur, qui donnait au théâtre le ton simple et noble, et qui eut un célèbre amour pour le maréchal de Saxe. La maîtresse de la maison était une honnête femme, moraliste sans pédantisme. Son salon, qui rappelait un peu l'hôtel de Rambouillet, — la marquise naquit en 1647, — était un lien académique, où l'on préparait des candidatures.

Le duc de Sully recevait le comte d'Argenson, Plélo, Voltaire, le Président de Lamoignon, l'évêque de Blois, M. de Caumartin, l'abbé de Bussy, la très belle et honnête Mme de Flammarens, Mme de Gontaut, beauté moins sévère. Le duc de Sully s'imprégnait d'esprit en cette compagnie ; il était, disait-on, le flacon qui garde, bien que vide, le parfum de l'eau de senteur qu'il a contenue.

Tenir un salon et la table ouverte qui en faisait l'accompagnement était une façon de se distinguer, recherchée même par ceux qui n'avaient pas le moyen d'en faire les frais, comme il est arrivé à certaines victimes du Système. Le prince et la princesse de Léon n'ont que 15.000 francs de rente, mais reçoivent tout Paris. Leur matinée se passe à amuser les créanciers et à fournir des inventions à un cuisinier qui doit faire quelque chose avec rien.

Les principaux rôles dans les salons de la Régence sont tenus par le Président Hénault, Voltaire et Montesquieu.

Hénault, né en 1685, fils de fermier général, président de chambre aux Enquêtes du Parlement de Paris, auteur de tragédies et de comédies médiocres, de poésies légères qui valaient mieux, réussissait dans le monde par des talents divers. Comme dit Voltaire :

Les femmes l’ont pris fort souvent

Pour un ignorant agréable,

Les gens en us pour un savant,

Et le Dieu joufflu de la table

Pour un connaisseur très gourmand.

L'Académie lui donna en 1723 le fauteuil de Dubois. On vit plus tard qu'il était capable de travaux plus sérieux que ceux qui lui avaient valu cet honneur.

Voltaire — de son vrai nom François-Marie Arouet — naquit à Paris en 1694, d'un père notaire, qui avait pour clients les ducs de Saint-Simon et de Richelieu. Chez les Jésuites du Collège Louis-le-Grand, Voltaire fut un très bon élève des pères Porée et Tournemine, et il fit de belles connaissances, parmi lesquelles les deux d'Argenson. H voulut, de bonne heure, se faire une réputation de poète et une place dans la société brillante. Il se fit introduire au Temple, chez les Vendôme, fut reçu chez les Richelieu en Poitou et en Touraine, chez Bolingbroke ; celui-ci, ancien ministre de la reine Anne, exilé après l'avènement de George Ier, s'était réfugié en France. Il était l'ami des plus célèbres écrivains d'Angleterre, contempteur de toutes les traditions religieuses, libre-penseur, athée. Voltaire débuta par de menues poésies. Pour une satire contre la mémoire de Louis XIV, il fut mis à la Bastille. Là il compose quelques chants d'une épopée nationale et philosophique, la Henriade, dont une première édition parut clandestinement en 1723. En 1718, il lut chez la duchesse du Maine Œdipe. Médiocre épopée d'ailleurs que la Henriade, et médiocre tragédie qu'Œdipe ; mais Voltaire les a semées d'allusions politiques et de sentences audacieuses sur la religion et sur les rois. Il commença ainsi à se faire un public. Les amis de Bolingbroke l'applaudirent ; il ira bientôt les visiter en Angleterre.

Charles de Secondat, baron de La Brède et de Montesquieu, naquit près de Bordeaux, en 1689, dans une famille parlementaire. En 1716, il fut président à mortier au Parlement de Bordeaux. Il avait beaucoup de distinction dans le caractère et dans la pensée. Magistrat, la procédure l'intéressait peu, mais il aimait le droit. Toutefois sa principale curiosité pendant sa jeunesse fut pour les sciences. Il lut à l'Académie de Bordeaux des mémoires sur le phénomène de l'écho. Il projeta une histoire physique de la Terre, pour laquelle il demanda, en 1717, par circulaire, le concours de tous les savants. Il appliquait déjà sa méthode de noter les faits scientifiques et de chercher des causes physiques aux mœurs et coutumes des hommes. Mais sans doute il n'avait pas la longue et régulière patience qu'il faut à une carrière de savant. Sa verve et son activité rappelaient un peu Montaigne, son compatriote. Dans le monde où il fréquentait beaucoup, il prit le ton du libertinage élégant qui était alors à la mode, et qui ne répugnait pas à son esprit. Il était observateur très fin et grand liseur.

En 1721, la venue à Paris d'un ambassadeur turc, Méhémet-Effendi, mit les conversations sur les mœurs de l'Orient. Montesquieu imagina deux Persans en voyage, Usbeck et Rica, qui écrivaient à leurs amis demeurés en Perse, pour les entretenir des choses d'Occident, et recevaient d'eux en retour des nouvelles d'Ispahan. Ce furent les Lettres persanes. Des détails sur l'Orient empruntés au voyageur Chardin, des histoires de sérail piquantes et voluptueuses y alternent avec la satire des mœurs occidentales où sont maltraités les courtisans, les nouvellistes parisiens, les érudits, les petits-maîtres, avec des remarques sur l'esprit des différentes nations, sur la décadence de l'Espagne, les réformes du tsar Pierre le Grand, le système de Law, avec des réflexions sur Dieu, sur la tolérance, sur le Pape, vieille idole qu'on encense par habitude, etc. Sous cette ironie brillante, qui a ses moments de gravité, s'annonçait la philosophie du siècle.

 

II. — LES ARTS ET LES MODES.

LA transformation des arts, commencée dans les dernières années de Louis XIV, se précipita pendant la Régence. Le grand goût est devenu décidément intolérable. Aux appartements à la Louis XIV, la société de la Régence préfère les boudoirs, les cabinets ; elle ne voulait plus de ces salons solennels dont la hauteur correspondait à deux étages, qui avaient deux rangs de croisées, et dont le plafond était cintré, plus d'immenses galeries ni d'escaliers monumentaux. Dans les hôtels princiers, le salon de réception continue d'être en honneur ; mais, chez les particuliers et même chez les princes, on fait désormais des salons moins vastes, moins élevés de plafond, plus faciles à chauffer, où l'on peut recevoir dans l'intimité ; ce sont des salons d'hiver, des salons de compagnie. Les premiers essais d'une nouvelle distribution des appartements se firent au Palais Bourbon, en 1722. Aux ornements solennels succèdent les décorations de menuiserie, légères et variées ; aux énormes bas-reliefs surmontant les cheminées, des glaces légères et lumineuses.

Meissonier est le grand artiste décorateur de ce moment. Il déteste les lignes droites, les formes régulières, carrées, rondes ou ovales ; il fait bomber les moulures et les corniches et rompt la symétrie des panneaux. Il emploie à profusion les coquilles, les nuages, les plantes, même les feuilles de chou. Cet orfèvre ciseleur, a traité le bois et le marbre aussi bien que les métaux ; ses consoles sont prodigieuses de difficultés vaincues.

La façon nouvelle des appartements appelait un mobilier nouveau ; ici, le grand maître est Cressent, ébéniste, sculpteur et ciseleur. Ses meubles n'ont plus l'aspect sévère de ceux de Boule ; à l'ébène grave il substitue les bois de couleur ; aux incrustations de métal ou d'écaille, des placages de bois de rose ou d'amarante et des ciselures en bronze d'une délicieuse légèreté. Il avait un goût prononcé pour l'ornementation simiesque. Le singe prenait sa revanche du dédain que Louis XIV avait affecté pour les magots, comme il appelait les figures des maîtres flamands.

La Régence vit mourir en 1722 Gillot, ce spirituel peintre, dessinateur et graveur, qui aimait à représenter les décors d'opéra et les scènes de comédie italienne, à faire des culs-de-lampe ou des trophées avec des instruments de musique, des armes et des torches, et à dessiner des tapisseries décorées de feuillages, de guirlandes et d'herbes folles. Watteau, qui fut un moment son élève, l'avait précédé d'un an dans la mort. Le Régent l'avait nommé peintre du Roi, avec le titre de peintre des fêtes galantes. L'artiste qui peignit avec de la lumière portée sur la toile ces paysages admirables par leurs horizons fuyant dans la brume légère, par leurs percées de lumière, la grâce de leurs fontaines, de leurs balustrades, de leurs statues et de leurs grands vases, et qui peupla ce décor idéal, où l'on sent qu'il aurait fait du pur réel s'il eût voulu, de personnages légers comme des ombres, vêtus de soies roses, bleues ou jaunes, caressées par le soleil ; ce peintre des joies du beau monde et du monde des théâtres, était un malade mélancolique.

Il avait, disent les frères de Goncourt, ses biographes, le masque inquiet, maigre et nerveux, le sourcil arqué et fébrile ; l'œil noir, grand, remuant ; le nez long, décharné ; la bouche triste, sèche, aigus de contour, avec, des ailes du nez au coin des lèvres, un grand pli de chair tiraillant la face. Et, d'année en année, il maigrissait, ses longs doigts perdus dans ses amples manchettes ; son habit plissé sur sa poitrine osseuse, vieillard à trente ans ; les yeux enfoncés, la bouche serrée, le visage anguleux, ne gardant que son beau front respecté des longues boucles d'une perruque à la Louis XIV. Watteau avait trente-sept ans quand il mourut en 1721[5].

L'art du pastel apparut en France sous la Régence. Il ne serait pas impossible de le rattacher à Watteau, qui fit de si élégants dessins à la sanguine ; ou même à Lebrun et à Largillière, à Vivien, Robert de Nanteuil, Daniel Dumoustier ou Lagneau, qui pratiquèrent les crayons de couleur, au temps de Louis XIV, de Louis XIII ou de Henri IV. Mais le véritable pastel fut importé d'Italie en 1720, par la Vénitienne Rosalba Carriera. Il eut tout de suite un grand succès. Les femmes se disputèrent l'honneur d'avoir un portrait fait par la Rosalba, qui fut admise à l'Académie de peinture. La Tour, tout jeune encore, sous la Régence, illustrera cet art nouveau.

La mode, comme l'art, avait commencé de changer dans les dernières années de Louis XIV.

En 1714, les dames, à la Cour, portaient de hautes coiffures échafaudées. Deux Anglaises y parurent avec des coiffures basses, qui firent scandale ; mais le vieux Roi les trouva de son goût, et les Françaises se coiffèrent à l'anglaise ; sur quatre étages de cornettes, elles en supprimèrent trois. De Versailles, la coiffure basse passa à Paris, d'où elle se répandit dans toute la France. Les dames portèrent les cheveux courts, coupés, comme on disait, à trois doigts de la tête ; elles y attachèrent leur cornette avec des épingles très en arrière, se frisèrent en grosses boucles comme les hommes, et mirent dans les cheveux un bijou, une plume ou un petit bonnet à plumes ; coiffure assez simple et légère qu'on nomma coiffure à la culbute. Comme elle ressemblait un peu à celle des hommes, les dames s'adressèrent à des coiffeurs. Le sieur Frison fut lancé par Mme de Prie et le sieur Dagé par Mme de Châteauroux.

Les paniers ou jupes ballonnées apparaissent à Paris en 1718, quatre ans après les coiffures basses, et ce fut la fin des modes solennelles du dernier règne. Peut-être vinrent-ils d'Angleterre ; dès 1711, on portait à Londres des jupons à cerceaux, ressemblant un peu aux vertugades du temps de François Ier ; à Paris, on donna quelque grâce à cette mode bizarre.

Il y eut des paniers à guéridon, en forme d'entonnoir ; des paniers à coupole, arrondis par le haut ; des paniers à bourrelets, évasant le bas de la jupe ; des paniers à gondoles, qui faisaient ressembler les femmes à des porteuses d'eau ; des paniers à coudes, appelés ainsi parce qu'à la hauteur des hanches ils offraient aux coudes comme des points d'appui. Il y eut aussi des paniers jansénistes et des paniers molinistes ; ceux-là, qu'on appelait des considérations, n'étaient que de courts jupons, doublés de crin et piqués ; ceux-ci, de libre allure, donnèrent plus de majesté aux grandes femmes, amincirent les grosses, grossirent les minces ; et ce fut une joie de sortir des fourreaux de l'ancienne mode pour entrer dans ces cercles de baleines légères.

Naturellement cette mode amusa le public. Au théâtre, Arlequin, devenu marchand de paniers, criait à tue-tête : J'ai des bannes, des cerceaux, des volants, des matelas piqués ; j'en ai de solides pour les prudes, de pliants pour les galantes, et de mixtes pour les personnes du tiers état.

Avec les paniers, plus de paquets d'étoffe ramassée sur la croupe, mais des robes très amples et flottantes, un corsage ajusté sur la poitrine, très décolleté, à manches plates, avec de larges parements, des manches en forme d'entonnoir, ou manches en pagode. Ces négligés, qu'on a appelés une indécence parée, mêlaient, dans une confusion piquante, la recherche et l'abandon, le luxe et la simplicité. Les étoffes, — des soies couleur d'eau ou couleur de feu, des gazes, des tissus impalpables de l'Inde, — étaient délicieuses.

Les hommes quittèrent les amples vêtements chargés de dentelles et de rubans et les perruques immenses pour des habits plus serrés, plus simples, des culottes en fourreau de pistolet, des houppelandes à grand collet pendant, des perruques aplaties sur le crâne, avec toupet bas, ou, comme on disait, quatre cheveux par devant. Leur habit, ou justaucorps, portait des deux côtés, à partir d'un bouton cousu sur les hanches, cinq ou six gros plis qu'on rembourrait avec du crin ou du papier. On manifesta, par la couleur des rubans, ses opinions ; en 1715, les rubans blancs, rouges et jaunes, révélaient un janséniste, et les rubans noirs et rouges un constitutionnaire. On appela galons du Système des galons en or faux.

Quand l'ambassadeur turc, Méhémet-Effendi, vint à Paris en 1720, on lui montra trois habits de Louis XV : un garni de perles et de rubis ; un autre, de perles et de diamants ; le troisième, de très beaux diamants. L'ambassadeur admira deux rangs de perles grosses comme des noix muscades, une perle d'orphelin absolument ronde, fort brillante et non percée, et le fameux diamant le Régent, trouvé au sud de Golconde ; il pesait brut quatre cent dix carats ; la taille avait demandé deux ans, coûté cent vingt-cinq mille livres, et le laissait à cent trente-six carats.

Louis XV, pour recevoir l'ambassadeur, était vêtu d'un habit de velours couleur de feu, chargé de pierreries, qu'on estimait plus de vingt-cinq millions, et qui pesait de trente-cinq à quarante livres ; il avait à son chapeau une agrafe de gros diamants. Le même jour, le Régent portait un justaucorps de velours bleu, tout brodé d'or, avec une grosse agrafe de diamants au chapeau, et les insignes du Saint-Esprit et de la Toison d'Or, enrichis de diamants. Tous les seigneurs étaient superbement vêtus.

 

 

 



[1] SOURCES. Saint-Simon (t. XII, XIII, XVI et XVII), Buvat (t. II), Staal de Launay, Mathieu Marais, Duchesse d'Orléans, déjà cités.

Pour Voltaire et Montesquieu, voir la bibliographie au chapitre III du livre II.

OUVRAGES A CONSULTER. Lemontey, Michelet, Jobez (t. II), Baudrillart (H.), Wiesener, Perey (Le Président Hénault), déjà cités.

Franklin, La vie de Paris sous la Régence, Paris, 1887 (La Vie privée d'autrefois, t. XXI). A. de Gallier, La vie de province au XVIIIe siècle ; les femmes, les mœurs, les usages, Paris, 1877. Goncourt (B. et J. de), La femme au XVIIIe siècle, Paris, 1877. Des mêmes, Portraits intimes du XVIIIe siècle, Paris, 1879. Desnoiresterres, Les cours galantes, Paris 1860-1864, 4 vol. Jullien (Ad.), La comédie à la Cour ; les théâtres de société pendant le dernier siècle. La duchesse du Maine et les grandes nuits de Sceaux, Paris, s. d. Campardon, L'Académie royale de musique au XVIIIe siècle, Paris, 1883. Lescure (de), Les maîtresses du Régent, Paris, 1892. Feuillet de Couches, Les Salons de conversation au XVIIIe siècle, Paris, 1888. Souri, Etudes de psychologie. Portraits du XVIIIe siècle, Paris, 1879. Perey et Maugras, Une femme du monde au XVIIIe siècle. La jeunesse de Mme d'Epinay, Paris, 1882. Giraud, La maréchale de Villars (Séances et travaux de l'Académie des Sciences morales et politiques, t. CXIV, 1880). Sainte-Beuve, Causeries du lundi, t. I, 1851 (Adrienne Lecouvreur). Marquiset, La duchesse de Follary (1697-1782), Paris, 1907. F. Masson, La jeunesse de Mme de Tencin et la Régence (Revue des Deux Mondes, 1er février 1908). Saint-René-Taillandier, Maurice de Saxe, Paris, 1870. Heulhard, La foire Saint-Laurent, son histoire et ses spectacles, Paris, 1878. Levasseur, Histoire des classes ouvrières et de l'industrie en France avant 1789, 2e éd., Paris, 1901-1908, 2 vol. Rimbaud, La visite de Pierre le Grand à Paris (Revue politique et littéraire, t. LII, 1893, 2e sem.). Recueil des instructions données aux ambassadeurs et ministres de France, Russie, p. p. Rambaud, t. VIII-IX. Introduction, Paris, 1890, in-8°.

SUR LES ARTS. Abecedario de P.-J. Mariette et autres notes inédites de cet amateur sur les arts et les artistes, Paris, 1851-1860. Blanc (Charles), Histoire des peintres de toutes les écoles ; Ecole française, Paris, 1862, 3 vol., t. II. Goncourt (B. et J. de), L'Art au XVIIIe siècle, 3e éd. Paris, 1881-1883, 2 vol. Alexandre (Ars.), Histoire de l’art décoratif, du XVIe siècle à nos jours, Paris, 1892. Du même, Histoire populaire de la peinture : Ecole française, Paris. s. d. (1896). Marcel (Pierre), La peinture française au début du XVIIe siècle (1690-1721), Paris, 1906. Havard, Dictionnaire de l'ameublement et de la décoration, Paris, 1888-1889, 4 vol. Champeaux (de), Le Meuble, Paris, 1885, 2 vol., t. II. Dussieux, Le château de Versailles, Paris, 1881, 2 vol. De Julienne, Abrégé de la vie d'A. Watteau, Paris, 1735. De Caylus, La vie d'A. Watteau peintre de figures et de paysages (Dans les Goncourt, L'art au XVIIIe siècle, t. I). Mantz (Paul), Antoine Watteau, Paris, 1892, Josz (Virgile), Watteau, mœurs du XVIIIe siècle, Paris, 1893, 2e éd. (Société du Mercure de France). Sénilles (Gabriel), Watteau (collec. des Grands Artistes), Paris, s. d. Dergenty (G.), Antoine Watteau (coll. des Artistes célèbres), Paris, 1891. C. Gabillot, Watteau, Pater el Lancret, Paris, 1907. L. de Fourcaud, Antoine Watteau (Revue de l'Art ancien et moderne, mai 1901). Duplessis (Georges), Les Audran (collec. des Artistes célèbres), Paris, 1892. Quicherat, Histoire du costume en France, Paris, 1874.

[2] A la suite d'une altercation qu'il eut avec Dubois, Villeroy fut éloigné de la Cour, le 13 août 1722. C'est alors que le précepteur du Roi, Fleury, qui avait promis au gouverneur de lier sa fortune à la sienne, quitta subitement Versailles et alla coucher à Basville, chez le président de Lamoignon, son ami. Louis XV fut alors si désolé qui on courut chercher Fleury, qui revint aimant.

[3] Le nom de roué parait venir de la vieille expression bon rompu, signifiant bon compagnon. Par manière de raillerie, le Régent aurait donné au mot le sens de bon à rouer ; ses courtisans auraient accepté le sobriquet pour se distinguer de leurs valets qu'ils appelaient pendards, ou bons à pendre.

[4] La famille d'Orléans comprenait alors : Charlotte-Élisabeth de Bavière (la Palatine), seconde femme de Philippe, duc d'Orléans, mort en 1701, et mère du Régent ; née à Heidelberg en 1652, elle mourut à Saint-Cloud le 8 décembre 1722. — Philippe, duc de Chartres, puis duc d'Orléans et Régent, né à Saint-Cloud le 2 août 1674 (mort à Versailles à 8 décembre 1723), avait épousé en 1692 Mlle de Blois, fille légitimée de Louis XIV et de Mme de Montespan. De ce mariage, il avait sept enfants :

I. Louis, né à Versailles le 4 août 1703, mort à Paris le 4 février 1752.

Il. Marie-Louise-Elisabeth, duchesse de Berry (1695-1719).

III. Louise-Adélaïde, abbesse de Chelles.

IV. Charlotte-Aglaé, duchesse de Modène.

V. Louise-Elisabeth (Mlle de Montpensier), reine d'Espagne en 1722.

VI. Philippine-Elisabeth (Mlle de Beaujolais).

VII. Louise-Diane, princesse de Conti.

La famille de Condé (branche Binée), dont il est aussi question ci-dessus, comprenait :

Louis-Henri de Condé, duc de Bourbon, né le 18 août 1692, mort à Chantilly le n janvier 1740, marié en premières noces à Marie-Anne de Bourbon, fille de François-Louis, prince de Conti, n'a pas d'enfants au temps de la Régence.

Charles, comte de Charolais, né à Chantilly le 19 juin 1700 (meurt en 1760).

Louis, comte de Clermont, né le 15 juin 1709, abbé de Saint-Germain-des-Prés (meurt en 1771).

Marie-Anne-Gabrielle-Eléonore, abbesse des Champs, née en 1690.

Louise-Elisabeth, mariée en 1713 à Louis-Armand de Bourbon, prince de Conti. La branche cadette de Condé était représentée par :

Louis-Armand de Bourbon, prince de Conti, né le 1er novembre 1695, marié à Louise-Elisabeth de Bourbon, a eu d'elle un fils, Louis-François, né en 1717, qui mourra en 1775. Lui-même meurt le 4 mai 1727.

[5] Le Musée du Louvre possède son Embarquement pour Cythère, son Gilles, au costume de satin blanc, sa Finette jouant de la mandoline, son Indiffèrent, son Assemblée dans un Parc ; Berlin, Postsdam, Dresde, Madrid, Londres et la Russie ont aussi des Watteau. Au Palais-Royal de Berlin se trouve, en deux morceaux, l'Enseigne de Gersaint, l'avant-dernier tableau du maître.