HISTOIRE DE FRANCE

 

LIVRE PREMIER. — LA RÉGENCE ET LE MINISTÈRE DU DUC DE BOURBON.

CHAPITRE II. — LE SYSTÈME DE LAW[1].

 

 

I. — LES ANTÉCÉDENTS DE LAW.

LAW tient une place considérable dans l'histoire de la Régence. Il a remué plus d'intérêts et de passions qu'aucun de ses contemporains ; il a passé successivement pour un bienfaiteur de l’humanité et pour un ennemi public.

Fils d'un orfèvre d'Édimbourg, que les opérations de change et d'escompte avaient enrichi, il se disait, par sa mère, allié à la maison ducale d'Argyll. Il avait reçu une éducation distinguée et, tout jeune, montré des aptitudes singulières pour les choses de finances. Il était plus beau, dit Michelet, qu'il n'est séant à un homme de l'être, grand, bien fait, le front haut, le regard très doux, la bouche souriante, la parole séductrice.

A Londres, où il se rendit à la mort de son père, en 1691, il mena la vie de fêtes, eut des intrigues amoureuses, dissipa son bien, tua un homme en duel, fut arrêté, condamné à mort, gracié, ressaisi sur les instances des parents de sa victime, et mis à la Tour d'où il s'évada pour gagner la Hollande en 1695.

Il s'était sans doute intéressé aux débuts de la banque d'Angleterre, qui fut créée à Londres en 1694, tandis qu'il y séjournait. A Amsterdam, il étudia à fond la fameuse banque, vieille d'un siècle déjà, et dont le mécanisme était cependant encore à peu près inconnu en Europe. Il acquit des notions précises sur le capital, les produits, les ressources de cette banque, les comptes que les particuliers avaient avec elle, la distribution de ses fonds, l'ordre qu'elle mettait dans ses registres et ses bureaux, et toute la forme de son administration.

Il se mit à jouer sur tous les effets publics d'Europe, et refit très vite sa fortune. En même temps, d'ailleurs, il pratiquait à la mode du temps d'autres jeux, la Bassette, le Pharaon ; même il fut accusé d'y réussir en trichant.

Continuant d'étudier et d'observer, il acquit, sur les causes et sur la distribution de la richesse, des connaissances très étendues, à un moment où personne ne pensait qu'il y eût là matière à une science. Peu à peu, il se crut appelé à remplir quelque part le rôle d'un réformateur. Il visita Venise, Gênes, Florence, Naples et Rome. H retourna en Écosse en 1700, au moment où l'on essayait de reconstituer à Édimbourg une banque dont les premiers essais n'avaient pas réussi. Il présenta au Parlement d'Écosse un mémoire, les Considérations sur le numéraire et le commerce (1700).

Le point de départ de tout son système est dans cet écrit. C'est l'usage de la monnaie, dit-il, qui a tiré les hommes de la vie barbare, et ce sont les progrès de cet usage qui marquent les étapes de la civilisation. Sans monnaie, il n'y a pas de commerce, et, plus on augmentera la quantité de la monnaie, plus on multipliera les échanges. C'est grâce à leur numéraire que les Hollandais « font le monopole du commerce de transport, même au préjudice des Anglais ». Plus le numéraire se meut rapidement, plus il rend de services, car une même somme, en passant dans la caisse de dix négociants, les enrichit à tour de rôle, et enrichit du même coup la nation ; au lieu que, si elle reste entre les mains d'un seul, elle ne sert à rien. Or la monnaie n'est autre chose que la mesure avec laquelle on évalue les marchandises. L'or étant rare, et l'argent trop lourd pour les grands maniements, on peut leur préférer une monnaie de transport facile, représentant de grosses sommes sous un petit volume, la monnaie de papier. La Hollande et l'Angleterre doivent l'immense développement de leur industrie et de leur commerce à l'abondance de leur monnaie de papier. La supériorité du papier sur l'or et l'argent vient justement de ce qu'il n'a pas de valeur intrinsèque, tandis que les métaux, étant eux-mêmes des marchandises, ne remplissent que par abus le rôle de moyens d'échange.

En conséquence, Law propose au Parlement d'Écosse d'établir une banque territoriale qui préparerait le règne du papier.

Ce Parlement ayant repoussé son projet, il se retourna vers l'Angleterre, qui ne lui fit pas meilleur accueil. Il se remit à voyager, et arriva en France en 1708. Il tailla le Pharaon chez la Duclos, tragédienne en vogue, chez Poisson, rue Dauphine, et à l'hôtel de Gesvres, rue des Poulies. Il n'apportait pas moins de cent mille livres en or, chaque fois qu'il devait tailler ; et, sa main ne pouvant contenir la quantité d'or qu'il voulait masser, il se servait de jetons, dont chacun faisait bon pour dix-huit louis.

Il entra en relations avec le duc d'Orléans, qui aimait les esprits inventifs, et se fit présenter par lui au contrôleur général Desmaretz. Il avait eu déjà des entrevues avec celui-ci quand le lieutenant de police, d'Argenson, l'expulsa comme trop bon joueur.

Law alla porter ses plans à la Savoie et à l'Empereur, qui les dédaignèrent. A la mort de Louis XIV, il pensa pouvoir compter sur la bienveillance du duc d'Orléans, et revint en France. La France, dont le trésor était vide, et qui n'avait encore guère fait l'expérience des banques, était le pays où il avait le plus de chance de réussir. Il était résolu à y essayer une grande nouveauté. A Venise, Barcelone, Gênes, Nuremberg, Amsterdam, Rotterdam, Stockholm, Copenhague, Londres, Édimbourg et Vienne, il y avait des banques, soit de dépôt, qui émettaient des billets au porteur contre dépôt de métaux précieux ; soit de circulation, qui émettaient des billets faisant office de monnaie, sans être représentés exactement par une encaisse équivalente ; la banque Palmstruch, à Stockholm, en émettait pour une somme très supérieure à son encaisse. Tous ces établissements étaient commandités par des particuliers ; c'étaient des compagnies. L'originalité de Law fut d'avoir voulu créer une banque commanditée par l'État. Sa doctrine est exposée dans les Considérations dont il vient d'être parlé, dans deux Mémoires sur les Banques, publiées en 1713, dans quinze Lettres adressées au Régent, trois lettres Sur le nouveau système des finances et un Mémoire sur l'usage des Monnaies publiés en 1720.

En 1716, Law présente le projet d'une banque d'État au Conseil. D'après ce projet, l'État sera le seul dépositaire de l'argent des particuliers, le seul banquier, le seul commerçant de France. Il créera des valeurs à cours légal, mettra le crédit à la portée de tout le monde, suscitera de grandes entreprises, développera partout le travail et la richesse. Il remboursera la dette publique et toutes les charges ; il abolira les impôts, car l'État vivra des bénéfices de la banque, et l'usure disparaîtra ; le décri de l'argent en réduira sans cesse l'intérêt.

Le projet fut repoussé en avril 1716. Une des objections fut que, bon pour les Anglais, chez qui la Monarchie était contrôlée par un Parlement, il serait dangereux en France, où le Gouvernement, par toutes sortes de raisons, serait tenté d'abuser de l'argent déposé dans les caisses. L'opposition était d'ailleurs conduite par le duc de Noailles, qui craignait en Law un rival.

 

II. — LA BANQUE GÉNÉRALE ET LA COMPAGNIE D'OCCIDENT (1716-1719).

LAW descendit à des prétentions plus modestes. Il obtint, le 2 mai 1716, des lettres patentes qui créaient la Banque générale, compagnie financière au capital de 6 millions. Law émettait douze cents actions à 5.000 livres ; il appelait le capital par quart ; chaque quart devait être versé 25 p. 100 en espèces, et 75 p. 100 en billets d'État. Law promettait ainsi de retirer de la circulation pour 4 millions 500.000 livres d'un papier fort décrié, puisque ces billets perdaient environ 75 p. 100, et la Banque raffermissait le crédit avant même de commencer aucune opération. Au reste les actionnaires n'eurent à verser que le premier quart, c'est-à-dire en espèces 375.000 livres, et, en billets d'État, 1.125.000 livres.

La Banque générale fut dirigée par Law habilement et honnêtement ; la comptabilité y fut rigoureuse ; parmi les collaborateurs de Law était le Lyonnais Barréme. La banque avançait des fonds aux commerçants et escomptait leurs lettres de change ; elle encaissait et payait au lieu et place des particuliers, moyennant un droit de cinq sous par mille écus ; elle émettait des billets payables en écus de Banque, c'est-à-dire en espèces, du poids et du titre qu'avaient les écus le jour de sa création. Elle protégeait les négociants contre les brusques changements des monnaies et contre l'usure. Le privilège dont elle jouissait, pour vingt ans, empêchait qu'aucun établissement semblable lui fit concurrence. A l'origine, elle n'interdisait pas aux négociants à émettre des effets au porteur, sous leur propre signature. Ce fut seulement en 1717, au mois de mai, que, sous prétexte d'intérêt public, un édit prononça cette interdiction.

Un des premiers effets des opérations de la Banque générale fut l'activité donnée à nos échanges avec l'étranger. On ne pouvait rien faire de plus utile que la Banque générale, écrit le duc de Noailles le 7 décembre 1716 ; à peine les meilleures maisons d'Amsterdam pouvaient-elles tirer auparavant deux mille écus par semaine sur la France ; et ces traites pourraient à présent être portées pour la Banque à cent mille écus par semaine. Forbonnais écrit de son côté : Lorsque les étrangers purent compter sur la nature du payement qu'ils avaient à faire, ils consommèrent nos denrées, valeur en Banque ; le change remonta à notre profit et se soutint par les habiles opérations du directeur. Les négociants recommencèrent leurs spéculations ; les manufactures travaillèrent.

Ce grand succès encouragea Law à prendre l'offensive contre le Conseil de finance et à s'acheminer vers la réalisation de son projet primitif.

Ordre fut donné, en octobre 1716, aux receveurs des tailles et autres impôts, de faire leurs envois d'argent sur Paris en billets de la Banque, et d'acquitter à vue les billets qui leur seraient présentés ; et, le 10 avril suivant, à tous comptables de recevoir les billets de la Banque pour le payement des impôts et d'acquitter à vue ces billets en argent et sans escompte. Sous l'apparence d'une simplification dans les recettes d'État, on faisait de la Banque le dépôt de tous les revenus publics. On marchait, dit un contemporain, vers la fortune idéale que Law rêvait pour sa Banque.

Ce ne fut pas toutefois sans rencontrer d'opposition de la part des receveurs, mécontents de perdre le bénéfice de leurs lettres de change sur Paris. La plupart des receveurs, écrivait Noailles, ont eu beaucoup d'éloignement pour l'exécution d'un ordre qui les mettait hors d'état de se servir des deniers de leur maniement et d'en tirer les profits qu'ils étaient accoutumés d'y faire, au grand préjudice du Roi. Les receveurs généraux des fermes à Bordeaux et à Lyon furent destitués.

La Banque générale fonctionnait depuis un peu plus d'un an, quand Law entreprit de diriger, à côté d'elle, une grande compagnie de commerce. Louis XIV avait concédé l'exploitation de la Louisiane au financier Crozat. Celui-ci ayant renoncé à son privilège, le Conseil des finances l'offrit à Law, à la condition qu'il emploierait deux millions à coloniser. Law accepta, et des lettres patentes établissant la compagnie d'Occident parurent à la fin d'août 1717. Le traité pour le commerce des peaux de castor du Canada vint à expirer et Law en obtint le renouvellement pour son compte. Il fut, dès lors, en état d'exploiter presque toute l'Amérique septentrionale, avec un privilège de vingt-cinq ans, qui lui fut concédé le 6 septembre 1717.

La Compagnie d'Occident, que le public appela Compagnie du Mississipi, fut une société au capital de 100 millions représenté par 200.000 actions de 500 livres. Chaque action dut être payée en billets d'État pour la totalité de sa valeur, c'est-à-dire que, pour mettre en train la colonisation de la Louisiane, les créanciers de l'État devinrent actionnaires de la Compagnie. Law, détenteur des billets, en recevait les intérêts, au taux de 4 p. 100, à charge de les distribuer comme dividendes aux actionnaires. Il était seulement stipulé que les intérêts de la première année, soit quatre millions, resteraient à la Compagnie.

Mais, s'il rendait service à l'État en absorbant une nouvelle et plus grosse quantité de son papier décrié, Law plaçait la Compagnie du Mississipi dans une situation très difficile. Coloniser la Louisiane, mettre en valeur son territoire, exploiter ses mines et développer son commerce, ces entreprises eussent exigé du temps et des capitaux considérables. Or Law ne disposait que des quatre millions d'intérêts de la première année. Il chercha d'autres objets d'exploitation d'où il pût tirer bénéfice ; le bail des tabacs venant à expirer, il l'obtint pour neuf ans, le 4 septembre 1718. Il en donnait à l'État 4 millions par an, bien que le traitant auquel il succédait n'en eût payé que 2 millions ; mais la vente du tabac s'étendait ; de grandes plantations se faisaient en Louisiane et il y avait lieu d'espérer un accroissement considérable de ce trafic.

Pour soutenir sa Compagnie, Law compta surtout sur sa Banque. Les actions de la Compagnie déclarées marchandises que chacun pouvait vendre ou acheter passèrent bientôt de mains en mains, et furent l'objet d'une spéculation à outrance[2]. La Banque y gagna, et les deux créations de Law, la Banque générale et la Compagnie d'Occident, se complétant, on commença de voir apparaître le Système.

Il est intéressant de constater que les actions de la Compagnie d'Occident étaient au porteur, tandis que les actions de la Banque générale étaient nominatives. Pour la première fois apparaissaient en France des titres au porteur. Autre fait curieux et nouveau : la Compagnie d'Occident était gouvernée par une Assemblée générale d'actionnaires, convoquée tous les ans, au mois de décembre. Il fallait posséder au moins cinquante actions pour y siéger, et tout détenteur d'un nombre d'actions plus considérable y disposait d'autant de voix qu'il avait de fois cinquante actions. L'administration courante des intérêts communs était confiée à trois directeurs ; le Roi les avait nommés pour la première fois, mais ils devaient, dans la suite, être élus par l'Assemblée générale de trois en trois ans. Law fut un des trois directeurs.

Cependant, de grandes jalousies se manifestèrent contre Law dans le monde financier, surtout dans le Conseil de Finance, où le Garde des sceaux d'Argenson devint un de ses plus redoutables adversaires. La hardiesse de Law faisait craindre d'ailleurs qu'il ne conduisit la France aux abîmes. Des hommes d'affaires de premier ordre, les frères Pâris, se mirent à la tête des opposants et formèrent une compagnie que l'on appela l'Anti-Système. Sous le nom du valet de chambre de D'Argenson, Aymard Lambert, ils s'étaient fait adjuger les Fermes générales, c'est-à-dire le droit d'exploiter pendant six ans la perception des aides, traites et gabelles, la majeure partie des impôts indirects ; ils transférèrent leur droit à une société par actions le 16 septembre 1718.

Au reste, ils se contentaient de copier Law. Leurs actions sont émises à 1000 livres, tandis que celles de la Compagnie d'Occident l'ont été à 500 livres ; il y en a 100.000, au lieu de 200.000 ; mais le capital de l'Anti-Système est exactement de 100 millions comme celui de la Compagnie d'Occident. Les Paris instituent enfin, comme Law, une Assemblée générale d'actionnaires, qui fixe des dividendes et dont font partie les porteurs d'an moins 50 actions.

L'Anti-Système fit une concurrence terrible à la Compagnie d'Occident. Ses actions assuraient un revenu de 12 à 15 p. 100 ; celles de la Compagnie ne donnaient que les 4 p. 100 provenant du Trésor[3]. Le produit des Fermes était d'ailleurs plus certain que celui d'une colonisation lointaine ; et enfin les Paris groupaient dans un intérêt commun toute l'ancienne maltôte, les fermiers généraux et leur personnel, une foule d'agents, de spéculateurs et d'intéressés. En même temps que la Compagnie d'Occident, ils menaçaient la Banque de Law ; et l'on reconnaissait leur main dans des retraits d'or considérables et précipités.

Law voulut à tout prix se débarrasser de ces opposants et concurrents. Le bail des fermes leur ayant été adjugé pour 48 millions 500.000 livres, il le fit casser en offrant lui-même à l'État 52 millions et il devint ainsi adjudicataire des Fermes, le 27 août 1719. Les actionnaires de la Compagnie dissoute et tous les gens d'affaires qu'elle faisait vivre se jetèrent sur les souscriptions nouvelles émises par Law.

 

III. — LA BANQUE ROYALE (1718-1720). LA COMPAGNIE DES INDES ET SA FUSION AVEC LA BANQUE (1719-1720).

Ace moment Law était parvenu à faire de la Banque générale une Banque Royale. Une déclaration du Roi du 4 décembre 1718 avait ordonné le remboursement des actionnaires de la Banque ; ils furent remboursés en argent des titres acquis par eux avec des billets d'État. Le Roi devint seul propriétaire des actions de la Banque, dont Law fut nommé directeur. Les billets de banque ne furent plus fabriqués qu'en vertu d'arrêts du Conseil ; ils furent libellés payables en écus de banque, ou en livres tournois.

Mais, puisque le Conseil peut décider à son gré de la fabrication des billets, il y a danger que le nombre n'en devienne illimité. D'autre part, les billets pouvant être payés en livres tournois, valeur essentiellement changeante, la monnaie de banque n'est plus fixe, et l'on va entrer en plein agiotage. Le Roi payant en argent des actions payées récemment en billets d'État, c'est-à-dire trois fois plus cher qu'elles n'ont coûté, les Princes, les Grands et le public escomptent la hausse de ces titres et jouent sur eux ; puis, comme les capitaux de la Banque sont employés à l'achat des actions d'une compagnie de commerce, la hausse sur les actions de la Compagnie s'effectue comme sur celles de la Banque.

Paris s'enfiévra et la fièvre gagna la province. On créa des comptoirs ou bureaux de banque, à Lyon, à La Rochelle, à Tours, à Orléans, à Amiens. Mais on eut soin de n'en pas établir dans les villes de Parlements, de peur d'y faire naître des oppositions dangereuses. Les comptoirs ne furent pas des succursales de la Banque Royale ; on n'y ouvrit aucun compte courant, on n'y escompta aucun effet de commerce. On se contentait d'y rembourser des billets ou d'en mettre en circulation.

A peine devenue royale, la Banque emprunta cinquante millions, en émettant des billets, qui devinrent effets royaux ; opération étonnante, si l'on songe que le Trésor aurait eu grand'peine à se procurer un million par édit enregistré au Parlement. Mais déjà Law entre dans la voie dangereuse, où il ne pouvait guère ne pas s'engager, où il ne pouvait pas ne pas se perdre. A partir du le janvier 1719, il fut interdit à Paris, et, à partir du ber mars suivant, dans les villes possédant des comptoirs, d'effectuer aucun paiement en monnaie de billon au-dessus de 6 livres, et en espèces d'argent au-dessus de 100 livres. La Banque Royale voulait rendre les billets de banque plus nécessaires, en forcer la circulation, en multiplier le nombre, avilir ainsi les espèces. Le public ne s'en inquiéta pas d'abord. Les Parisiens, craignant d'être embarrassés de leurs espèces, couraient à la Banque et suppliaient les commis de les leur échanger contre des billets. Un plaisant aurait dit un jour à ces affolés : Eh ! messieurs, ne craignez pas que votre argent vous reste, on vous le prendra tout.

Tandis que la Banque générale n'avait émis que pour 12 millions de billets, la Banque Royale en émit, dès les trois premiers mois, pour 71 millions. Elle va devenir l'instrument d'un gouvernement obéré, et, au lieu de favoriser la production de richesses réelles, par le développement du crédit, elle fabriquera des richesses factices.

La Banque Royale fonctionnait depuis quatre mois, quand Law donna au Système une extension nouvelle. Il se fit céder en mai 1719 les privilèges de la Compagnie des Indes Orientales, des Compagnies de Chine, d'Afrique, de Guinée et de Saint-Domingue. Une fois en possession de leurs marchandises et de leurs navires, il prétendit faire le négoce dans les mers orientales, aux 11es de Madagascar, de Bourbon ou de France, en Chine, en Mongolie, au Japon, dans les murs du Sud et sur les côtes d'Afrique, tout aussi bien que dans le Nouveau-Monde. Investi du monopole de tout le commerce maritime français, il donna à sa Compagnie d'Occident un nom plus compréhensif : il en fit la Compagnie des Indes en mai 1719.

Pour acquitter les dettes qu'il avait endossées des anciennes compagnies, et remettre en état leurs entreprises ruinées, Law créa 50000 actions de 500 livres, qu'il appela actions des Indes. Elles n'auraient dû lui donner que 25 millions, mais il en tira 2 millions M demi en plus, en exigeant de tout acheteur une prime de 10 pour 100, sous le prétexte que les actions de l'Occident dépassaient le pair, et que celles des Indes devaient nécessairement atteindre le même niveau. D'ailleurs il trouva le moyen de faire monter tous ses titres ensemble. Il prévint le public par un arrêt du 20 juin 1719 que, les demandes d'actions des Indes s'élevant à plus de cinquante millions, il n'en serait délivré qu'aux porteurs d'actions d'Occident. Pour obtenir une action des Indes il fallut présenter quatre actions d'Occident, ce qui fit donner à celles-ci le nom de mères, et aux autres celui de filles. Une fois les filles distribuées, la hausse continua : les spéculateurs qui avaient réalisé un premier bénéfice redevinrent acheteurs, dans l'espoir de gagner encore.

Law déploya une habileté extraordinaire à surexciter la fièvre du jeu ; il éblouit les imaginations par la vision de fortunes rapides et prodigieuses. En n'appelant que des versements successifs et faibles, il permit à la masse du public de jouer sur ses fonds, et de former avec son papier des combinaisons à perte de vue[4]. L'acquéreur d'une action des Indes n'était tenu de verser immédiatement que la prime de cinquante francs, et le vingtième du prix de l'action, soit 25 francs. Peu importaient les versements futurs, si en quelques jours l'action doublait ou triplait.

Cependant, il fallait que Law protégeât la caisse de la Banque contre des demandes de remboursement en argent auxquelles elle eût été incapable de répondre. Il fit donc céder à la Compagnie des Indes le privilège de la fabrication des monnaies, le 25 juillet 1719, et devint surintendant des Monnaies. Dès lors, il pourra fixer à son gré l'état légal des espèces, et soutenir son papier, en changeant le poids et le titre des pièces d'or ou d'argent. De trop nombreux précédents d'opérations de ce genre l'y autorisaient.

Ayant promis au Roi 50 millions, pour prix de son privilège monétaire, Law émit 50.000 actions des Monnaies ; mais, comme, au prix de 500 livres, elles n'auraient produit que 25 millions, il exigea des acquéreurs une prime de 500 livres par action, en donnant pour raison que les actions d'Occident et des Indes valaient déjà 1.000 livres. Puis, pour empêcher le public d'établir des différences entre les titres émis, il voulut que l'acquéreur d'une action des Monnaies justifiât de la possession de quatre mères ou actions d'Occident, et d'une fille ou action des Indes. Les actions des Monnaies devinrent ainsi des petites-filles.

De là, nouvelle poussée sur toutes les valeurs du Système. L'hôtel Mazarin où siège la Compagnie, rue Vivienne, regorge de souscripteurs ; jour et nuit leur phalange serrée s'avance vers le bureau d'échange, comme une colonne compacte, qui brave la faim et la soif. Pour le papier, les Français en sont venus à dédaigner l'or, l'argent, la propriété. Toutes les têtes étaient tournées, dit Saint-Simon, et les étrangers enviaient notre bonheur, et n'oubliaient rien pour y avoir part. Les Anglais eux-mêmes, si habiles, si consommés en banques, en compagnies, en commerce, s'y laissèrent prendre, et s'en repentirent. Achetées 1.000 livres en juillet, les actions en valaient 5.000 en août, 10.000 en octobre ; elles atteignirent ainsi vingt fois leur valeur nominale de 500 francs, quarante fois leur valeur argent. Par une conséquence naturelle, tout le papier du gouvernement se mit à monter ; les billets d'État gagnèrent le pair, et même le dépassèrent.

Cependant, quels produits les actions offraient-elles aux actionnaires ? Dans une assemblée qui se tint en juillet 1719, Law déclara qu'à partir du 1er janvier 1720, il serait distribué aux actionnaires deux dividendes par an de 6 p. 100, soit 12 p. 100 de leur capital, ou 60 livres par action. Or, d'après ses revenus en rentes, ses premiers bénéfices de commerce et ses gains sur la ferme des tabacs, la Compagnie ne pouvait répondre que de 3 p. 100. Il escomptait donc déjà le produit de la fabrication des monnaies, qu'il évaluait à 6 millions, et celui d'opérations commerciales, à peine engagées, au Sénégal, en Louisiane, à Madagascar et aux Indes. Il escomptait surtout les bénéfices considérables qu'il pensait tirer des Fermes générales, qui lui avaient été adjugées par l'arrêt du 27 août 1719. De fait, il ne tarda pas à y introduire d'utiles modifications ; il remit la régie des Fermes à 30 directeurs, de capacité et de moralité reconnues ; il supprima les sous-fermiers, petits tyrans détestés des contribuables, et put espérer ainsi, pour ses actionnaires, un surcroît de revenu.

Law était un perpétuel entrepreneur do nouveautés. Dépositaire de la richesse métallique des Français, mettre de leur commerce, et d'une partie de leurs impôts, il entreprit de rembourser la dette publique. La multiplicité des valeurs en papier faisant baisser le taux de l'intérêt, et les particuliers en profitant pour payer leurs dettes, il crut que l'État pouvait aussi rembourser les siennes, ou plutôt offrir à ses créanciers un placement d'un attrait plus puissant que la rente.

La rente, disait-il, a cette commodité qu'elle ne prend rien, ni sur notre temps, ni sur nos soins. Mais elle a aussi cet inconvénient qu'elle ne saurait augmenter comme les biens d'industrie. Les actions participent de la commodité des rentes et des avantages de l'industrie. Occupés d'affaires, ou plus importantes, ou plus agréables, les rentiers, devenus actionnaires, pourront se reposer du soin de faire valoir leurs fonds sur la Compagnie. Ils jouiront tranquillement du fruit de tout le travail qui se fait dans le royaume, dans le commerce, dans la banque et dans la finance.

C'était un séduisant prospectus, et, tout de suite, Law se mit à l'œuvre.

Il calcule qu'en émettant 240.000 actions nouvelles au prix atteint par celles qu'il a déjà émises, c'est-à-dire 5.000 livres, il peut emprunter i 200 millions, et il doit prêter au Roi cette somme, destinée à éteindre la plus grosse part de la dette publique. II n'exigera des souscripteurs ni mères, ni filles, ni petites-filles, car il est désormais superflu d'exciter l'engouement du public.

Trois émissions sont faites, le 13 septembre, le 28 septembre, le 20 octobre ; mais, au lieu de 240.000 actions, Law en émet 300.000, et il fait régulariser l'opération par un arrêt du Conseil, en donnant cette raison que la dette en rentes et le prix des offices qu'il veut rembourser peuvent être évalués à 1 500 millions. Les actions étaient payables en dix paiements égaux de 500 livres. L'empressement fut prodigieux à se disputer ces titres qui, dans l'opinion générale, conduisaient droit à la fortune.

Law acheva de mettre la main sur l'État. Les receveurs généraux furent supprimés, et leur finance remboursée. L'argent des receveurs des tailles devait être directement versé au Trésor. A ne plus payer aux receveurs généraux la remise des cinq deniers pour livre et l'intérêt de leurs avances, le Roi gagna plusieurs millions.

Il est vrai que les actions atteignaient 10 à 12.000 livres, et comme il devenait impossible de maintenir un dividende raisonnable à un capital aussi élevé, nombre de gens songèrent à réaliser. Mais Law était résolu à ne pas laisser tomber les cours ; il fit acheter, vendre et acheter encore ses propres actions. Puis il fixa arbitrairement l'intérêt des titres. Des 624.000 actions jetées sur le marché, il défalquait celles qui appartenaient à l'État et à la Compagnie, comme ne devant toucher aucun intérêt, soit 200.000 ; il répartit entre les 424.000 autres le revenu de la Compagnie, qu'il estimait à 91 millions, savoir : rente payée par l'État, 48 millions ; bénéfices sur les Fermes générales, 12 millions ; sur les monnaies, 12 millions ; sur le commerce, 12 millions ; sur le tabac, 6 millions ; sur les recettes générales, t million ; et il promit 200 livres à chaque action.

Cela se passait le 30 décembre 1719 ; le 5 janvier 1720, Law fit rétablir pour lui le Contrôle général. Il s'était, à ce dessein, converti du protestantisme au catholicisme. Alors les actions, que l'on désignait toutes, sous le nom de Mississipi, montèrent au prix fabuleux de 15.000 et de 18.000 livres. Law fut, dit Saint-Simon, assiégé chez lui de suppliants et de soupirants qui lui demandaient des actions ; il vit forcer sa porte, entrer par ses fenêtres, tomber dans son cabinet par sa cheminée.

Le 22 février 1720, il réunit la Banque à la Compagnie. Qu'on se représente alors la situation. La Banque est un service financier public ; la Compagnie a le recouvrement des impositions ; elles sont placées l'une et l'autre sous l'autorité et la surveillance du Contrôleur général. La surveillance est évidemment illusoire, et Law est le maître de toute la fortune publique. Personne ne résiste plus ; d'Argenson lui-même se soumet ; les plus grandes dames font la cour à Mme Law ; son fils est admis au ballet du Roi ; sa fille est honorée des attentions du Nonce. Il s'établit en France, comme pour toujours y rester. Il a acquis les hôtels de Mazarin, de Rambouillet, la terre de Guermande en Brie, celles de Roissy, de Domfront, de Saint-Germain, de Mercœur, d'Effiat, de Tancarville. Mais l'immense péril caché sous cette fantasmagorie allait bientôt apparaître à tous les yeux.

 

IV. — LES VIOLENCES DE LAW ET LA FIN DU SYSTÈME.

UNE bourse formée pour la négociation des valeurs se tenait dans la petite rue Quincampoix, proche la rue des Lombards, au centre du quartier le plus commerçant de Paris. De vieille date, la rue Quincampoix était habitée par des banquiers et des Juifs ; au commencement du siècle, elle était devenue le marché des papiers créés pour soutenir la guerre de la Succession d'Espagne. Dès que Law eut émis ses premières actions, elle fut le rendez-vous des acheteurs et des vendeurs. Toutes les maisons, morcelées en bureaux, se louèrent à des prix fous ; il y eut des comptoirs dans les caves, dans de misérables échoppes, jusque sur les toits. Une étrange cohue s'y porta : gentilshommes, robins, bourgeois, gens du peuple, moines et docteurs de Sorbonne, spéculateurs, filles, dupes et fripons, gens de tous pays, Parisiens, Gascons, Dauphinois, Savoyards, Anglais, Hollandais, Allemands s'y heurtèrent, durant des mois, au milieu des cris, des rires et des injures. Pour surveiller ce tumulte, il fallut installer, tous les matins, des pelotons de soldats aux deux bouts de la rue ; pour empêcher des enragés de passer là les nuits, il fallut établir des grilles qui fermaient la rue à neuf heures du soir et ne l'ouvraient qu'à six heures du matin.

Ce fut dans ce marché de la rue Quincampoix qu'opéra l'inévitable et terrible ennemi de Law, le réaliseur. Des princes du sang donnèrent l'exemple. Le prince de Conti amena des fourgons à l'hôtel Mazarin, donna tout son papier et emporta i4 millions d'espèces. Le duc de Bourbon prit, à son tour, dit-on, plus de 20 millions d'espèces. Une panique se déclara. La spéculation se mit à la baisse.

Alors Law fit la guerre aux adversaires du papier, les métaux précieux. Par arrêt du 27 février 1720, il fut défendu aux particuliers de garder chez eux plus de 500 livres en or ou en argent sous peine de confiscation et d'amende. On ordonna des visites domiciliaires et encouragea les dénonciations. L'argent déposé chez les notaires ou dans les caisses publiques, comme la Caisse des Consignations, fut saisi et remplacé par du papier. En vertu de la Déclaration du, 18 février 1720, les orfèvres ne purent vendre aucun ouvrage d'or excédant le poids d'une once, ni aucune pièce d'argenterie pour la table ; ils furent réduits à ne plus fabriquer que des croix pour archevêques, évêques, abbés ou abbesses, et pour chevaliers des ordres du Roi, des chaînes d'or ,pour les montres, et des vases sacrés. Comme le dit Saint-Simon, l'Etat entreprit cette chose surprenante de persuader aux Français que depuis Abraham, qui paya comptant la sépulture de Sarah, on était resté dans l'illusion et l'erreur la plus grossière sur la monnaie et les métaux dont on la fait. Beaucoup de gens obéirent, firent porter leur numéraire à la Banque ; mais un plus grand nombre exporta le sien ou le cacha, et la circulation métallique diminua dans d'énormes proportions.

Engagé dans une lutte contre l'impossible, Law en arriva à vouloir imposer aux actions un prix déterminé, et le fixa à 9.000 livres, le 5 mars 1720. Il annonça qu'un bureau serait ouvert à la Banque pour changer à volonté une action contre neuf mille livres de billets, ou neuf mille livres de billets contre une action. Ayant assuré par ses édits la valeur des billets, il estimait fixer le sort des actions en les liant aux billets ; mais il ne fit que discréditer les billets comme les actions.

Pour sauver le billet, il continua sa campagne contre la monnaie métallique. Sous le prétexte de faire baisser le prix des denrées, de soutenir le crédit, de faciliter la circulation, d'augmenter le commerce, une Déclaration du 11 mars annonça que la monnaie d'or cesserait d'avoir cours le 1er mai, et la monnaie d'argent à la fin de l'année. Mais il était insensé de prétendre donner une valeur immuable à l'action, plus insensé encore de vouloir ramener la confiance au papier-monnaie par la proscription du numéraire ; c'est avec raison que l'on a comparé ces efforts désespérés de Law aux mouvements convulsifs d'un homme qui se noie.

Law ferma la rue Quincampoix le 22 mars, comme si les spéculateurs devaient, sur son ordre, cesser de spéculer. Acheteurs et vendeurs, après s'être assemblés d'abord rue Vivienne, aux alentours de la Banque, pour négocier leur papier jusque sous le sabre des archers, prirent l'habitude de se réunir place des Victoires. Law se résigna à ne plus les inquiéter. On établit des tentes pour l'agiotage, d'autres pour les jeux de cartes et les loteries de bijoux, d'autres pour les repas et les rafraîchissements, d'autres pour des marchands de meubles. Le monde élégant se donna rendez-vous place des Victoires, pour jouer ou s'amuser à regarder. Comme le Chancelier, dont l'hôtel était place des Victoires, se trouvait incommodé par le tapage, un grand seigneur, le prince de Carignan, propriétaire de l'hôtel de Soissons situé là où s'élève aujourd'hui la Bourse du Commerce, fit rendre une ordonnance par laquelle, sous prétexte d'assurer la police de l'agiotage, furent interdites toutes les opérations de bourse faites ailleurs que dans les jardins de cet hôtel. Le prince établit 7 à 800 petites baraques, propres et peintes, dit Barbier, ayant chacune une porte et une fenêtre, avec un numéro au-dessus de la porte ; il les loua à des banquiers, changeurs, spéculateurs, qui en firent des bureaux ; le tout devait lui rapporter, parait-il, 500.000 livres par an. Mais il ne devait pas longtemps toucher ce joli denier[5].

Law gardait encore des espérances. Il entreprit de coloniser de force la Louisiane. La Compagnie des Indes répandit à profusion des réclames, où elle décrivait des montagnes remplies de métaux précieux, des sauvages prêts à troquer des lingots d'or et d'argent contre de vulgaires marchandises d'Europe, des femmes Natchez travaillant la soie, des roches d'émeraude découvertes dans l'Arkansas. Law chercha des colons en Suisse, en Allemagne, en Italie, fonda avec ceux qu'il trouva 40 villages à raison de 20 familles par village, et concéda à chaque famille 280 arpents de terre. En France, il trouva quelques volontaires ; mais il procéda surtout par enrôlements forcés de vagabonds ramassés dans les rues de Paris, ou de malfaiteurs tirés des prisons. Il les mariait avec des filles ; de ces malheureuses, il y en eut qui se firent tuer plutôt que de s'embarquer. Puis les hôpitaux fournirent des enfants trouvés des deux sexes. On vit partir, pour Rouen ou La Rochelle, les filles sur des charrettes, les garçons à pied et enchaînés deux à deux. Des curés donnèrent la liste des fainéants de leurs paroisses aux archers recruteurs. Le lieutenant de police mit la main sur les compagnons et apprentis qui ne présentaient pas un certificat hebdomadaire délivré par les jurés des communautés d'artisans ou par les maîtres des métiers, constatant qu'ils étaient employés. On prit à certaines familles un garçon sur trois, et jusqu'à deux filles sur trois, de pauvres petites filles de neuf à dix ans, pour les expédier à la Louisiane. En 1720 furent instituées deux compagnies spéciales de recruteurs de colonisation, que le public appelait, à cause de la bandoulière où ils suspendaient leur mousqueton, les Bandouliers du Mississipi. On rapporte que, moyennant quelque argent donné à ces misérables, il fut possible de faire arrêter et expédier au loin un ennemi. Ces horreurs soulevèrent l'indignation publique.

Mais les signes de la fin se succédaient. Un arrêt du 21 mai 1720 ramena subitement le prix des actions à 8.000 livres, et annonça que, du ter juillet au ler décembre, elles seraient réduites à 5.000 livres à raison de cinq cents livres par mois. Les billets devaient perdre, en même temps, la moitié de leur valeur nominale. A ces nouvelles, le Parlement fit des remontrances ; le public s'exaspéra ; les vitres de l'hôtel Mazarin furent brisées à coups de pierres. Pris de peur, et redoutant une sédition, le Régent fit demander à Law sa démission de Contrôleur général. C'était le 29 mai. Deux jours après, sur l'intervention du duc de Bourbon et des amis de Law, qui redoutaient de voir les actions et les billets baisser plus vite sans lui qu'avec lui, le Régent revint sur la décision qu'il avait prise ; et Law reprit le pouvoir, non plus, il est vrai, avec le titre de Contrôleur général, mais avec ceux de Conseiller d'État d'épée, d'Intendant général du Commerce, de Directeur de la Banque. Le 3 juin, il faisait dresser par la Compagnie le bilan de la situation ; il révoquait la défense de garder chez soi plus de cinq cents livres de numéraire, renonçait à réduire progressivement les actions, essayait de diminuer le nombre des billets. La baisse continuait toujours.

La foule des porteurs de billets s'entassait aux portes de la Banque afin de changer des billets de 100 livres contre dix billets de 10 livres, que des commissaires remboursaient en espèces, deux fois la semaine, le mercredi et le samedi, jours de marché. Pour aborder la caisse de la Banque, on entrait dans l'hôtel Mazarin du côté de la rue Vivienne ; on traversait un jardin, on passait par une enfilade de sept à huit toises, entre le mur et une barricade de bois. Les ouvriers robustes, pour prendre un rang meilleur, se mettaient sur la barricade, et, de là, se lançaient à corps perdu sur les épaules de la foule. Les faibles tombaient, étaient foulés, écrasés. Le 3 juin 1720, il y eut, à la Banque, deux hommes et deux femmes étouffés, et des épées tirées du 16 au 17, quinze personnes étouffées ; le 3 juillet, trois femmes et deux hommes ; ce jour-là les portes de l'hôtel étant attaquées à coups de pierres, des soldats en sortirent, la baïonnette au bout du fusil, et plusieurs personnes furent encore tuées ou blessées. Un arrêt autorisa la Banque à ne plus payer en argent que 10 livres à une même personne ; alors les demandes se multiplièrent ; la rue Vivienne se remplit, le 17 juillet, d'environ 15.000 individus ; avant cinq heures, on y compta quinze personnes étouffées. La foule, sur des brancards, porta les cadavres devant le Palais-Royal, au Louvre, et devant la maison de Law, dont toutes les vitres furent brisées. Quelques heures plus tard, Law, assailli dans son carrosse, ne fut sauvé que par la vitesse de ses chevaux. Duclos s'étonne, avec raison, que le Régent et Law, détestés comme ils l'étaient, n'aient pas alors péri tragiquement.

En même temps sévissait la hausse des denrées qui prêtaient au jeu de l'accaparement. Le pain, les légumes, la viande, la volaille, la chandelle, le beurre, la cire et le café étaient hors de prix. Le pain se vendit 4 sous et même 5 sous la livre ; le beurre, 25 sous ; le café, 50 sous ; la viande, 15 sous ; une poule, 3 livres. Et tous ces prix doivent être, semble-t-il, quadruplés pour correspondre à ceux de nos jours. Law fit acheter et débiter des bœufs, afin d'évaluer le prix de revient, et il taxa en conséquence les bouchers de Paris ; il autorisa ceux de la campagne à apporter leurs viandes aux halles ; mais l'approvisionnement se fit mal, parce que les marchands ne voulurent plus être payés en billets.

en fallut bien venir à la banqueroute. Law tenta, d'accord avec le Gouvernement, de la réaliser en la dissimulant. Il fit présenter au Parlement un arrêt du Conseil qui retirait de la circulation 1.200 millions de billets, en établissant pour les négociants un compte en banque de 600 millions, et en astreignant la Compagnie des Indes à racheter 600 millions de billets, sur promesse d'une garantie perpétuelle de ses privilèges. Le Parlement refusa l'enregistrement, et fut exilé à Pontoise, le 21 juillet 1720. L'arrêt n'en fut pas moins publié et mis à exécution ; mais le compte en banque ne s'éleva pas au-dessus de 200 millions, et la Compagnie ne put placer les actions qu'elle prétendait émettre pour retirer des billets. D'autres combinaisons échouèrent.

Law se retira alors dans sa terre de Guermando. Le 10 octobre, le Gouvernement fit annoncer au public que la fabrication des billets dépassait infiniment ce qu'avaient autorisé les arrêts du Conseil, et que les billets cesseraient d'être reçus en payement, à partir du 1er novembre. Law demanda des passeports, et, dans une chaise de poste de Mme de Prie, partit pour Bruxelles. Quand il passa à Valenciennes, l'intendant de Maubeuge, fils de D'Argenson, l'arrêta et fit demander à Paris ce qu'il devait faire. Ordre lui fut donné de laisser aller le fugitif qui franchit la frontière en décembre 1720.

Cet aventurier n'avait du moins pas songé à s'enrichir. Sa probité fut révélée aux yeux de ses ennemis, quand ils eurent en mains les écritures de la Compagnie des Indes. Il avait apporté en France 1.600.000 livres ; il s'enfuit avec quelques louis.

V. — LES RÉSULTATS DU SYSTÈME.

RESTE à relever les résultats du Système, et à en exposer la liquidation.

Law a initié la France à la pratique des spéculations de bourse, où les Anglais et les Hollandais étaient déjà experts. Sa Banque générale a rendu de grands services, mais il ne l'a pas inventée, elle n'était qu'une imitation des banques de Londres et d'Amsterdam. Sans le Système, la France aurait pu acquérir peu à peu les institutions de crédit dont jouissaient les étrangers ; au lieu qu'après la ruine du Système le nom de Banque est demeuré, chez elle, pendant longtemps, un objet d'épouvante. L'erreur de Law est qu'il a cru pouvoir imposer ses vues sur le crédit et les causes de la production des richesses par la force d'un gouvernement absolu, tandis que, dans une institution de crédit, les transactions doivent être libres, et les comptes publiquement discutés. Il a pensé que le Régent avait tout intérêt à bien diriger la banque d'État, et les profusions du Régent l'ont en partie ruinée. Il n'existait en France aucun corps qui pût modérer les excès du pouvoir, et Saint-Simon a ainsi jugé du Système : Tout bon, dit-il, que pût être cet établissement dans une république, ou dans une monarchie telle que l'Angleterre, dont les finances se gouvernent absolument par ceux-là seuls qui n'en fournissent qu'autant et comme il leur plaît ; mais dans un État léger, changeant, plus qu'absolu, tel qu'est la France, la solidité y manquait nécessairement, par conséquent la confiance.

Si désastreux qu'aient été, à la fin, les résultats de son système, Law en créant une richesse plus mobile, a rendu service à l'agriculture, à l'industrie et au commerce. Il a favorisé l'écoulement des produits et provoqué sur tous la hausse des prix. Les cultivateurs endettés ont pu se libérer plus facilement, et leurs bénéfices les ont encouragés à mettre de nouvelles terres en culture. La Banque a ranimé l'industrie par son crédit ; de tous côtés, les fabriques sont devenues plus actives. Les agioteurs millionnaires ont contribué par leurs profusions à la prospérité du commerce de luxe. Les magasins de la rue Saint-Honoré qui approvisionnaient la France et l'étranger d'étoffes riches furent très prospères.

Malgré les apparences, Law tendait au régime de la liberté commerciale. S'il fit de l'État un commerçant, ce ne fut pas par hostilité contre le commerce libre, ce fut pour procurer de plus gros bénéfices à ses actionnaires. Il autorisa, par l'arrêt du 28 octobre 1719, le libre commerce des blés à l'intérieur. Il supprima les droits qui gênaient l'introduction des soies en France, différents droits sur les boissons, les huiles et savons, et aussi des offices établis aux quais et marchés de Paris ; il diminua les droits sur la houille d'Angleterre. Aux Antilles, il établit le régime de la vente libre des sucres ; les îles prospérèrent ; la Martinique, qui ne possédait, au début du siècle, que 15.000 nègres, en employa après lui, au temps de Fleury, jusqu'à 72000. Enfin les entreprises de la Louisiane ne furent pas stériles. La Compagnie des Indes n'importait guère, en 1716, que 6 millions de marchandises ; dès 1720, ses importations montèrent à 12 millions, et ses exportations à 9. En 1719, sa flotte passa de 16 à 30 vaisseaux.

La prospérité du port de Lorient commence en ce temps-là. Né sous Richelieu, Lorient n'était, au temps de Colbert, qu'une bourgade. Law en fit le centre de son commerce maritime. Des magasins, des ateliers, des édifices y furent construits. En 1730, Lorient aura 14.000 habitants et comptera parmi nos principales places de commerce.

Les travaux publics reçurent en même temps, dans toute la France, une impulsion nouvelle. On a vu déjà l'œuvre des Ponts et Chaussées dans les provinces. A Paris, le quai du Louvre et la place dd Palais-Royal s'élargissent ; les rues de Bourgogne, de Babylone et des Brodeurs sont prolongées-, on pose les fondations d'un nouvel Hôtel des Monnaies.

Mais, d'autre part, le Système amena une laide crise morale. Ce fut pour beaucoup de consciences une épreuve trop forte que de voir la richesse courant les rues et s'offrant à tout le monde. On a calculé qu'un million de familles s'engagèrent dans les affaires du Système. Des valets s'enrichirent subitement ; des cochers descendirent du siège dans la voiture ; des cuisiniers devinrent maîtres de maison. Dans la foule qui s'étouffait aux guichets, n'importe qui bousculait les gentilshommes. C'était l'égalité dans la cohue. Il fallait, pour passer avant les autres, être au moins prince, comme Bourbon et Conti, qui s'enrichirent scandaleusement de la ruine des petits. Des filles nobles épousèrent des gens sans aveu ; une La Vallière par exemple, un sieur Panier, enrichi de la veille. Des gentilshommes se vendirent à des Mississipiens, en promettant d'épouser leurs filles. Un comte d'Evreux reçut 2 millions pour se fiancer à une enfant de onze ans, fille d'un ancien laquais ; un marquis d'Oise, au prix de 20.000 francs de rente, prit l'engagement d'épouser la fille d'un sieur André, bien qu'elle n'eût encore que deux ans ; après le mariage, on devait lui compter quatre millions de dot.

L'hiver de 1720 est resté longtemps célèbre à Paris, pour l'éclat des vêtements, la prodigalité des tissus d'argent et, d'or, des velours, des étoffes brodées, des dentelles, et surtout des bijoux, des perles et des diamants étalés dans les réceptions, les théâtres et les promenades publiques. Malgré l'arrêt somptuaire du 4 février 1720, qui interdisait de porter des diamants, perles ou pierres précieuses, un grand nombre de personnes de tous états employaient à en acheter une part considérable de leur fortune. Dans les maisons riches, l'or et l'argent remplacèrent le cuivre et l'étain. On cisela des vases de nuit en or.

Ce fut un temps de grandes mangeries. Jamais la consommation de viande n'avait été si considérable à Paris ; en une semaine on y mangeait plus de 800 bœufs, quatre fois autant de moutons et de veaux, et, en plus, la volaille et le gibier. Pendant le carême de 1720, la consommation de la viande atteignit des proportions inouïes. Le clergé fulmina contre la violation des préceptes d'abstinence ; le lieutenant de police fit des ordonnances pour forcer la population à faire maigre ; et les tribunaux en vinrent à prononcer la peine des galères contre des soldats qui transportaient en fraude les victuailles interdites. Tandis qu'avant la Régence, au dire de Duclos, on ne rencontrait de cuisiniers que dans les plus riches maisons, et que plus de la moitié de la magistrature ne se servait que de cuisinières, les cuisiniers pullulèrent. Toutes les habitudes furent bouleversées :

Quantité de services, de fonctions, dit encore Duclos, jadis réservés aux femmes, sont exercés par des hommes, ce qui enlève à la campagne la plus belle jeunesse, augmente dans la ville le nombre des fainéants et des filles que la misère livre à la débauche.

Et l'écrivain conclut :

Si Henri III disait, de Paris, capo troppo grosso, que dirait-il, aujourd'hui que cette capitale est le vampire du royaume ?

Dans cette folie générale, la criminalité augmenta d'une manière effrayante. De grands seigneurs se firent accapareurs, escrocs et voleurs. Un petit-fils du prince de Ligne, descendant des Montmorency, parent du Régent, le comte de Horn, et le comte de Mill, un Piémontais, tuèrent de onze coups de baïonnette, dans un cabaret de la rue Quincampoix, un malheureux Mississipien pour lui voler son portefeuille. Bien que toute la noblesse des Pays-Bas intercédât pour le comte de Horn, il fut roué vif, en place de Grève.

Il se commet une douzaine de meurtres durant le mois de mars 1720 on assassine une femme pour lui voler 300.000 livres ; on la coupe en morceaux qui, mis en sac, sont abandonnés dans un carrosse de louage. On coupe en morceaux le valet de chambre du comte de Buscs. En avril, dans une seule semaine, sept corps d'hommes et de femmes assassinés et jetés à la rivière sont retrouvés à Saint-Cloud. En décembre, un Joseph Lévi assassine un de ses coreligionnaires pour voler 4 millions en espèces et en pierreries ; il tue aussi la femme de sa victime, et lui coupe le doigt qui portait un diamant.

Il est impossible de comprendre un des caractères du mir siècle, qui fut l'irrespect, si l'on ne sait pas qu'il s'ouvre, après les ruines et désastres de la fin de Louis XIV, par ces désordres de la Régence.

Des placards et des caricatures circulèrent, où les plus grands noms de France étaient marqués d'une flétrissure méritée. Quand les agioteurs s'établirent à la place Vendôme, on écrivit et afficha que c'était le camp de Condé : M. le Duc y était généralissime, et le duc d'Estrées général ; le duc de Guiche commandait les troupes auxiliaires ; le duc de Chaulnes était lieutenant général ; le duc d'Antin intendant ; le duc de La Force, trésorier ; le marquis de Lassé, grand prévôt ; le prince de Léon, greffier ; l'abbé de Coëtlogon, aumônier ; et Law, médecin empirique. De grandes dames étaient vivandières à la suite des régiments : Mme de Verrue, du régiment de Lassé ; Mme de Prie, du régiment de Condé ; Mme de Locmarin, du régiment de Lambert ; Mme de Parabère, du régiment d'Orléans ; Mme de Sabran, du régiment de Livry ; Mmes de Monasterel, de Gié, de Nesle, de, Polignac et de Saint-Pierre n'avaient pas d'attaches précises, et pour cause.

Le théâtre aussi s'amusa. Dans les Aventures de la rue Quincampoix, un procureur trouvait moyen de voler son voleur, et une femme faisait passer un billet d'enterrement pour une action des Indes. Dans Cartouche ou les voleurs, dont le succès fut considérable, on reconnut le duc d'Antin, qui spécula sur les étoffes ; le maréchal d'Estrées, qui fit main basse sur le café et le chocolat ; et le duc de La Force, qui tint des magasins secrets dans le couvent des Vieux-Augustins, et les remplit, dit-on, de suif et de graisse.

 

VI. — LA LIQUIDATION PAR LE VISA (1731-1723).

LA liquidation financière du Système se fit malhonnêtement. Il sembla tout naturel de faire rendre gorge aux Mississipiens. Le Gouvernement décida de soumettre à un Visa tous les détenteurs d'effets provenant du Système, et même les détenteurs de contrats de rente. H interdit à tout Français de sortir de France avant deux mois.

Le Gouvernement oubliait qu'il avait usé et abusé de la Banque et de la Compagnie des Indes. Depuis que la Banque était devenue Banque royale et que la Compagnie avait pris à son compte 1 500 millions de dettes de l'État, il y avait entre elles et l'État une solidarité étroite. L'État avait ouvert des bureaux d'achat pour les actions, et poussé la somme des billets émis de 1.200 millions à plus de 2 milliards 700 millions. Cependant le nouveau contrôleur général, Le Pelletier de La Houssaye, rejeta toute la responsabilité sur la Compagnie, qui avait demandé à se charger de l'administration de la Banque, et le 24 janvier 1721 les actionnaires furent condamnés par le Conseil de Régence à subir les conséquences de fautes dont on savait fort bien qu'ils n'étaient pas coupables.

En vertu d'arrêts du 26 janvier, des commissaires furent nommés pour assurer une répartition équitable des dettes de la Banque entre les actionnaires de la Compagnie, et distinguer, parmi eux, les hommes de bonne foi des agioteurs. Les commissaires furent pour la plupart des ennemis de Law et de la Compagnie. A leur tête se plaça l'ancien chef de l'Anti-Système, Pâris du Verney. Dépouillée de tous ses privilèges, la Compagnie dut leur remettre un état détaillé de ses dettes, de ses créances et de ses émissions d'actions, et les particuliers durent leur présenter toutes actions, tous billets, quittances ou contrats demeurés en leur possession. Une armée de 2000 commis fonctionna sous leurs ordres au Louvre, divisée en 54 bureaux.

Les commissaires trouvèrent la Banque en très bon ordre, les comptes à jour, les résultats clairs, même dans les affaires les plus compliquées. Cet ordre même facilita leur travail. Le 30 juin 1721, ils arrêtèrent les registres, et prirent leurs résolutions. Le Conseil déclarant que le Roi ne pouvait donner, par an, plus de 40 millions à ses créanciers, et que la Compagnie ne pouvait payer les dividendes que de 50.000 actions, ils décidèrent de ramener les dettes de l'État et de la Compagnie à la somme dont l'un et l'autre pouvaient disposer.

En vue de la banqueroute ainsi préparée, les créanciers de l'État ou de la Compagnie furent répartis en cinq catégories : en première ligne ceux qui avaient acheté des actions avec des récépissés du Trésor, ou accepté des billets de banque et des rentes, en échange de valeurs émises par l'État ; — ceux-là, étant des actionnaires forcés, ne devaient rien perdre ; en seconde ligne ceux qui avaient reçu de particuliers des billets ou des actions, à titre de remboursement ; ils perdirent un sixième de leur capital. Les trois dernières catégories subirent une diminution progressive ; la cinquième perdit les dix-neuf vingtièmes de ce qui lui était dû : elle comprenait la masse des gens qui ne pouvaient justifier de l'origine de leurs biens, et qui furent suspectés de les devoir à la spéculation pure.

En somme, l'opération du Visa aboutissait à une taxe sur des catégories de personnes. Ces catégories furent arbitrairement établies. Pâris du Verney se garda bien de toucher à M. le Duc, héritier probable de la Régence, et aux agioteurs de haute marque, comme Conti ou d'Antin. Parmi les grands seigneurs, le procès ne fut fait qu'au duc de La Force, qui avait spéculé par des prête-noms, et fut admonesté par le Parlement. Mais 185 personnes furent désignées, par un arrêt du Conseil du 29 juillet 1722, pour subir, sous forme de capitation extraordinaire, une taxe de 187 millions. C'étaient des gens de rien, devenus tout à coup trop riches, des sangsues gorgées de richesses.

Au reste l'opération du Visa fut incomplète. Des accapareurs d'espèces firent passer à l'étranger ce qu'ils possédaient ; ils y passèrent eux-mêmes. D'autres s'abstinrent de rien présenter à la vérification, aimant mieux perdre leurs titres que d'encourir une taxation arbitraire. Sur les 3 ou 4 milliards que représentaient, dit-on, les effets en circulation, il ne vint au Visa que 2 milliards 222 millions, qui furent présentés par 511.000 chefs de famille. Les commissaires les réduisirent à une valeur totale de 1 milliard 700 millions ; en sorte que l'État fit une banqueroute de 522 millions, dont le poids retomba sur ces familles.

La Compagnie des Indes dut aussi faire sa banqueroute. De 125.000 actions soumises au Visa, 69.000 furent annulées, et les 56.000 qui subsistèrent furent attribuées aux catégories d'actionnaires qu'il plut à du Verney de déterminer.

Le Gouvernement se radoucit alors à l'égard de la Compagnie. Comme il lui devait une rente de 3 millions pour les 100 millions de billets d'État qu'elle avait retirés de la circulation, lors de l'émission de ses premières actions, il s'acquitta de sa dette en lui attribuant la ferme du domaine d'Occident, c'est-à-dire de l'impôt de 3 pour 100 levé sur les marchandises venues d'Amérique, qui pouvait rapporter 1 million, et celle des tabacs qui valait 6 millions par an. Tout compte fait, la taxe sur les millionnaires, la réduction de la valeur des contrats, et la diminution du nombre des actions, produisaient à l'État un gain d'environ 848 millions. Il se chargea d'ailleurs du payement des dettes subsistantes, c'est-à-dire d'un intérêt de 47 millions par an, 31 millions en rente perpétuelle à 2 ½ pour 100, et 16 millions en rente viagère à 4 pour 100.

Le dernier épisode du Système et du Visa fut un autodafé. Dans une cage de fer de 18 pieds de long sur 8 pieds de large, on entassa des billets de banque, des actions, des actes de notaires, des contrats et des registres de liquidation ; on brûla tout publiquement, et ainsi disparurent les preuves détaillées des violences commises dans le Visa.

Le Régent aurait pu sortir d'embarras, après la chute du Système, sans recourir à la banqueroute et à la spoliation. Une convention pouvait intervenir entre la Banque, la Compagnie des Indes et leurs créanciers ; l'État aurait reconnu la Banque ; il aurait garanti les chiffres fixés par elle. Mais il était dans les traditions de dénouer violemment les crises financières. La Monarchie, qui n'a jamais su se donner des finances régulières, pour satisfaire à tous ses besoins, s'était habituée à vivre d'expédients et de banqueroutes.

 

 

 



[1] SOURCES. Isambert, Buvat, Saint-Simon, Law, déjà cités.

Du Hautchamp, Histoire du système des Finances sous la minorité de Louis XV, pendant les années 1719 et 1720, La Haye, 1739, 6 vol. Du même : Histoire générale et particulière du Visa, La Haye, 1748, 4 vol. in-12°. Barbier (Avocat), Chronique de la Régence et du règne de Louis XV ou Journal, Paris, 1857, 8 vol., et édit. p. p. de La Villegille dans la Soc. de l'hist. de France, 1849-1856, 4 vol. Duclos, Œuvres complètes, Paris, 1821, 9 vol., t. III (Mémoires secrets sur le règne de Louis XIV, la Régence et le règne de Louis XV). Moufle d'Angerville, Vie privée de Louis XV, Londres, 1788, 4 vol., t. I.

OUVRAGES A CONSULTER. Lemontey, Lacretelle, Jobez, Michelet, Bailly, Clamageran, Courtois, Vuitry, et surtout Levasseur, déjà cités.

Cochut, Law, son système et son époque (1716-1720), Paris, 1863. Thiers (Ad.), Histoire de Law et de son système, Paris, 1858 (art. de l'Encyclopédie progressive, 1826). Clément, Portraits historiques (Jean Law), déjà cité. Daire, Notice historique (Économistes du XVIIIe siècle). Janzé (Mme de), Les financiers d'autrefois, Paris, 1886. Du Fresne de Francheville, Histoire de la compagnie des Indes (t. III de l'Histoire générale et particulière des finances. 1738-1740, 3 vol.). Bonnassieux, Les grandes compagnies de commerce, Paris, 1892. Weber (Henry), La compagnie française des Indes, Paris, 1905. Sainte-Beuve, Nouveaux Lundis, t. IX (Journal de Mathieu Marais).

[2] Pour relever la valeur des actions de la Cie d'Occident, Law imagina d'en acheter un certain nombre livrable dans six mois ; et il donna de fortes primes aux vendeurs. Ces primes étaient des espèces d'arrhes, remises au vendeur comme le bénéfice d'un marché qu'il contractait, et l'assurance de l'engagement, pris par l'acheteur, de payer les actions qu'on devait lui livrer. Dès lors on se mit à faire des marchés de cette nature, et cela donna plus d'activité aux affaires de la Compagnie.

[3] Il s'agit de l'Intérêt des billets d'Etat, convertis en rente 4 p. 100 et reçus en payement lors de l'émission des actions de la Compagnie d'Occident.

[4] Une des combinaisons les plus usitées fut le prêt sur titres. Beaucoup de porteurs d'actions les déposèrent à la Banque, en gage d'emprunts, qu'ils contractaient en billets pour acquérir de nouveaux titres. Rien ne contribua tant à multiplier outre mesure les émissions de billets, auxquelles Law, désireux de pousser indéfiniment à la hausse de l'action, ne se prêtait que trop facilement.

[5] Dès lors, il ne fut plus permis de négocier des papiers publics, si ce n'est par l'entremise d'agents de change dont les offices, par arrêt du 30 août, avaient été transformés en commissions. Il n'y eut plus de bourse légale ni de bourse tolérée. Pour passer leurs marchés, les agents de change étaient obligés de se donner rendez-vous à leurs bureaux.